The Project Gutenberg EBook of La Terre, by Emile Zola Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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LES ROUGON-MACQUART HISTOIRE NATURELLE ET SOCIALE D'UNE FAMILLE SOUS LE SECOND EMPIRE LA TERRE Par EMILE ZOLA LA TERRE PREMIERE PARTIE I Jean, ce matin-la, un semoir de toile bleue noue sur le ventre, en tenait la poche ouverte de la main gauche, et de la droite, tous les trois pas, il y prenait une poignee de ble, que d'un geste, a la volee, il jetait. Ses gros souliers trouaient et emportaient la terre grasse, dans le balancement cadence de son corps; tandis que, a chaque jet, au milieu de la semence blonde toujours volante, on voyait luire les deux galons rouges d'une veste d'ordonnance, qu'il achevait d'user. Seul, en avant, il marchait, l'air grandi; et, derriere, pour enfouir le grain, une herse roulait lentement, attelee de deux chevaux, qu'un charretier poussait a longs coups de fouet reguliers, claquant au-dessus de leurs oreilles. La parcelle de terre, d'une cinquantaine d'ares a peine, au lieu dit des Cornailles, etait si peu importante, que M. Hourdequin, le maitre de la Borderie, n'avait pas voulu y envoyer le semoir mecanique, occupe ailleurs. Jean, qui remontait la piece du midi au nord, avait justement devant lui, a deux kilometres, les batiments de la ferme. Arrive au bout du sillon, il leva les yeux, regarda sans voir, en soufflant une minute. C'etaient des murs bas, une tache brune de vieilles ardoises, perdue au seuil de la Beauce, dont la plaine, vers Chartres, s'etendait. Sous le ciel vaste, un ciel couvert de la fin d'octobre, dix lieues de cultures etalaient en cette saison les terres nues, jaunes et fortes, des grands carres de labour, qui alternaient avec les nappes vertes des luzernes et des trefles; et cela sans un coteau, sans un arbre, a perte de vue, se confondant, s'abaissant, derriere la ligne d'horizon, nette et ronde comme sur une mer. Du cote de l'ouest, un petit bois bordait seul le ciel d'une bande roussie. Au milieu, une route, la route de Chateaudun a Orleans, d'une blancheur de craie, s'en allait toute droite pendant-quatre lieues, deroulant, le defile geometrique des poteaux du telegraphe. Et rien autre, que trois ou quatre moulins de bois, sur leur pied de charpente, les ailes immobiles. Des villages faisaient des ilots de pierre, un clocher au loin emergeait d'un pli de terrain, sans qu'on vit l'eglise, dans les molles ondulations de cette terre du ble. Mais Jean se retourna, et il repartit, du nord au midi, avec son balancement, la main gauche tenant le semoir, la droite fouettant l'air d'un vol continu de semence. Maintenant, il avait devant lui, tout proche, coupant la plaine ainsi qu'un fosse, l'etroit vallon de l'Aigre, apres lequel recommencait la Beauce, immense, jusqu'a Orleans. On ne devinait les prairies et les ombrages qu'a une ligne de grands peupliers, dont les cimes jaunies depassaient le trou, pareilles, au ras des bords, a de courts buissons. Du petit village de Rognes, bati sur la pente, quelques toitures seules etaient en vue, au pied de l'eglise, qui dressait en haut son clocher de pierres grises, habite par des familles de corbeaux tres vieilles. Et, du cote de l'est, au dela de la vallee du Loir, ou se cachait a deux lieues Cloyes, le chef-lieu du canton, se profilaient, les lointains coteaux du Perche, violatres sous le jour ardoise. On se trouvait la dans l'ancien Dunois, devenu aujourd'hui l'arrondissement de Chateaudun, entre le Perche et la Beauce, et a la lisiere meme de celle-ci, a cet endroit ou les terres moins fertiles lui font donner le nom de Beauce pouilleuse. Lorsque Jean fut au bout du champ, il s'arreta encore, jeta un coup d'oeil en bas, le long du ruisseau de l'Aigre, vif et clair a travers les herbages, et que suivait la route de Cloyes, sillonnee ce samedi-la par les carrioles des paysans allant au marche. Puis, il remonta. Et toujours, et du meme pas, avec le meme geste, il allait au nord, il revenait au midi, enveloppe dans la poussiere vivante du grain; pendant que, derriere, la herse, sous les claquements du fouet, enterrait les germes, du meme train doux et comme reflechi. De longues pluies venaient de retarder les semailles d'automne; on avait encore fume en aout, et les labours etaient prets depuis longtemps, profonds, nettoyes des herbes salissantes, bons a redonner du ble, apres le trefle et l'avoine de l'assolement triennal. Aussi la peur des gelees prochaines, menacantes a la suite de ces deluges, faisait-elle se hater les cultivateurs. Le temps s'etait mis brusquement au froid, un temps couleur de suie, sans un souffle de vent, d'une lumiere egale et morne sur cet ocean de terre immobile. De toutes parts, on semait: il y avait un autre semeur a gauche, a trois cents metres, un autre plus loin, vers la droite; et d'autres, d'autres encore s'enfoncaient en face, dans la perspective fuyante des terrains plats. C'etaient de petites silhouettes noires, de simples traits de plus en plus minces, qui se perdaient a des lieues. Mais tous avaient le geste, l'envolee de la semence, que l'on devinait comme une onde de vie autour d'eux. La plaine en prenait un frisson, jusque dans les lointains noyes, ou les semeurs epars ne se voyaient plus. Jean descendait pour la derniere fois, lorsqu'il apercut, venant de Rognes, une grande vache rousse et blanche, qu'une jeune fille, presque une enfant, conduisait a la corde. La petite paysanne et la bete suivaient le sentier qui longeait le vallon, au bord du plateau; et, le dos tourne, il avait acheve l'emblave en remontant, lorsqu'un bruit de course, au milieu de cris etrangles, lui fit de nouveau lever la tete, comme il denouait son semoir pour partir. C'etait la vache emportee, galopant dans une luzerniere, suivie de la fille qui s'epuisait a la retenir. Il craignit un malheur, il cria: --Lache-la donc! Elle n'en faisait rien, elle haletait, injuriait sa vache, d'une voix de colere et d'epouvante. --La Coliche! veux-tu bien, la Coliche!... Ah! sale bete!... Ah! sacree rosse! Jusque-la, courant et sautant de toute la longueur de ses petites jambes, elle avait pu la suivre. Mais elle buta, tomba une premiere fois, se releva pour retomber plus loin; et, des lors, la bete s'affolant, elle fut trainee. Maintenant, elle hurlait. Son corps, dans la luzerne, laissait un sillage. --Lache-la donc, nom de Dieu! continuait a crier Jean. Lache-la donc! Et il criait cela machinalement, par terreur; car il courait lui aussi, en comprenant enfin: la corde devait s'etre nouee autour du poignet, serree davantage a chaque nouvel effort. Heureusement, il coupa au travers d'un labour, arriva d'un tel galop devant la vache, que celle-ci, effrayee, stupide, s'arreta net. Deja, il denouait la corde, il asseyait la fille dans l'herbe. --Tu n'as rien de casse? Mais elle ne s'etait pas meme evanouie. Elle se mit debout, se tata, releva ses jupes jusqu'aux cuisses, tranquillement, pour voir ses genoux qui la brulaient, si essoufflee encore, qu'elle ne pouvait parler. --Vous voyez, c'est la, ca me pince... Tout de meme, je remue, il n'y a rien... Oh! j'ai eu peur! Sur le chemin, j'etais en bouillie! Et, examinant son poignet force, cercle de rouge, elle le mouilla de salive, y colla ses levres, en ajoutant avec un grand soupir, soulagee, remise: --Elle n'est pas mechante, la Coliche. Seulement, depuis ce matin, elle nous fait rager, parce qu'elle est en chaleur... Je la mene au taureau, a la Borderie. --A la Borderie, repeta Jean. Ca se trouve bien, j'y retourne, je t'accompagne. Il continuait a la tutoyer, la traitant en gamine, tellement elle etait fine encore pour ses quatorze ans. Elle, le menton leve, regardait d'un air serieux ce gros garcon chatain, aux cheveux ras, a la face pleine et reguliere, dont les vingt-neuf ans faisaient pour elle un vieil homme. --Oh! je vous connais, vous etes Caporal, le menuisier qui est reste comme valet chez M. Hourdequin. A ce surnom, que les paysans lui avaient donne, le jeune homme eut un sourire; et il la contemplait a son tour, surpris de la trouver presque femme deja, avec sa petite gorge dure qui se formait, sa face allongee aux yeux noirs tres profonds, aux levres epaisses, d'une chair fraiche et rose de fruit murissant. Vetue d'une jupe grise et d'un caraco de laine noire, la tete coiffee d'un bonnet rond, elle avait la peau tres brune, halee et doree de soleil. --Mais tu es la cadette au pere Mouche! s'ecria-t-il. Je ne t'avais pas reconnue... N'est-ce pas? ta soeur etait la bonne amie de Buteau, le printemps dernier, quand il travaillait avec moi a la Borderie? Elle repondit simplement: --Oui, moi, je suis Francoise... C'est ma soeur Lise qui est allee avec le cousin Buteau, et qui est grosse de six mois, a cette heure... Il a file, il est du cote d'Orgeres, a la ferme de la Chamade. --C'est bien ca, conclut Jean. Je les ai vus ensemble. Et ils resterent un instant muets, face a face, lui riant de ce qu'il avait surpris un soir les deux amoureux derriere une meule, elle mouillant toujours son poignet meurtri, comme si l'humidite de ses levres en eut calme la cuisson; pendant que, dans un champ voisin, la vache, tranquille, arrachait des touffes de luzerne. Le charretier et la herse s'en etaient alles, faisant un detour pour gagner la route. On entendait le croassement de deux corbeaux, qui tournoyaient d'un vol continu autour du clocher. Les trois coups de l'angelus tinterent dans l'air mort. --Comment! deja midi! s'ecria Jean. Depechons-nous. Puis, apercevant la Coliche, dans le champ: --Eh! ta vache fait du degat. Si on la voyait... Attends, bougresse, je vas te regaler! --Non, laissez, dit Francoise, qui l'arreta. C'est a nous, cette piece. La garce, c'est chez nous qu'elle m'a culbutee!... Tout le bord est a la famille, jusqu'a Rognes. Nous autres, nous allons d'ici la-bas; puis, a cote, c'est a mon oncle Fouan; puis, apres, c'est a ma tante, la Grande. En designant les parcelles du geste, elle avait ramene la vache dans le sentier. Et ce fut seulement alors, quand elle la tint de nouveau par la corde, qu'elle songea a remercier le jeune homme. --N'empeche que je vous dois une fameuse chandelle! Vous savez, merci, merci bien de tout mon coeur! Ils s'etaient mis a marcher, ils suivaient le chemin etroit qui longeait le vallon, avant de s'enfoncer dans les terres. La derniere sonnerie de l'angelus venait de s'envoler, les corbeaux seuls croassaient toujours. Et, derriere la vache tirant sur la corde, ni l'un ni l'autre ne causaient plus, retombes dans ce silence des paysans qui font des lieues cote a cote, sans echanger un mot. A leur droite, ils eurent un regard pour un semoir mecanique, dont les chevaux tournerent pres d'eux; le charretier leur cria: "Bonjour!" et ils repondirent: "Bonjour!" du meme ton grave. En bas, a leur gauche, le long de la route de Cloyes, des carrioles continuaient de filer, le marche n'ouvrant qu'a une heure. Elles etaient secouees durement sur leurs deux roues, pareilles a des insectes sauteurs, si rapetissees au loin, qu'on distinguait l'unique point blanc du bonnet des femmes. --Voila mon oncle Fouan avec ma tante Rose, la-bas, qui s'en vont chez le notaire, dit Francoise, les yeux sur une voiture grande comme une coque de noix, fuyant a plus de deux kilometres. Elle avait ce coup d'oeil de matelot, cette vue longue des gens de pleine, exercee aux details, capable de reconnaitre un homme ou une bete, dans la petite tache remuante de leur silhouette. --Ah! oui, on m'a conte, reprit Jean. Alors, c'est decide, le vieux partage son bien entre sa fille et ses deux fils? --C'est decide, ils ont tous rendez-vous aujourd'hui chez monsieur Baillehache. Elle regardait toujours fuir la carriole. --Nous autres, nous nous en fichons, ca ne nous rendra ni plus gras ni plus maigres... Seulement, il y a Buteau. Ma soeur pense qu'il l'epousera peut-etre, quand il aura sa part. Jean se mit a rire. --Ce sacre Buteau, nous etions camarades... Ah! ca ne lui coute guere, de mentir aux filles! Il lui en faut quand meme, il les prend a coups de poing, lorsqu'elles ne veulent pas par gentillesse. --Bien sur que c'est un cochon! declara Francoise d'un air convaincu. On ne fait pas a une cousine la cochonnerie de la planter la, le ventre gros. Mais, brusquement, saisie de colere: --Attends, la Coliche! je vas te faire danser!... La voila qui recommence, elle est enragee, cette bete, quand ca la tient! D'une violente secousse, elle avait ramene la vache. A cet endroit, le chemin quittait le bord du plateau. La carriole disparut, tandis que tous deux continuerent de marcher en plaine, n'ayant plus en face, a droite et a gauche, que le deroulement sans fin des cultures. Entre les labours et les prairies artificielles, le sentier s'en allait a plat, sans un buisson, aboutissant a la ferme, qu'on aurait cru pouvoir toucher de la main, et qui reculait, sous le ciel de cendre. Ils etaient retombes dans leur silence, ils n'ouvrirent plus la bouche, comme envahis par la gravite reflechie de cette Beauce, si triste et si feconde. Lorsqu'ils arriverent, la grande cour carree de la Borderie, fermee de trois cotes par les batiments des etables, des bergeries et des granges, etait deserte. Mais, tout de suite, sur le seuil de la cuisine, parut une jeune femme, petite, l'air effronte et joli. --Quoi donc, Jean, on ne mange pas, ce matin? --J'y vais, madame Jacqueline. Depuis que la fille a Cognet, le cantonnier de Rognes, la Cognette comme on la nommait, quand elle lavait la vaisselle de la ferme a douze ans, etait montee aux honneurs de servante-maitresse, elle se faisait traiter en dame, despotiquement... --Ah! c'est toi, Francoise, reprit-elle. Tu viens pour le taureau... Eh bien! tu attendras. Le vacher est a Cloyes, avec monsieur Hourdequin. Mais il va revenir, il devrait etre ici. Et, comme Jean se decidait a entrer dans la cuisine, elle le prit par la taille, se frottant a lui d'un air de rire, sans s'inquieter d'etre vue, en amoureuse gourmande qui ne se contentait pas du maitre. Francoise, restee seule, attendit patiemment, assise sur un banc de pierre, devant la fosse a fumier, qui tenait un tiers de la cour. Elle regardait sans pensee une bande de poules, piquant du bec et se chauffant les pattes sur cette large couche basse, que le refroidissement de l'air faisait fumer, d'une petite vapeur bleue. Au bout d'une demi-heure, lorsque Jean reparut, achevant une tartine de beurre, elle n'avait pas bouge. Il s'assit pres d'elle, et comme la vache s'agitait, se battait de sa queue en meuglant, il finit par dire: --C'est ennuyeux que le vacher ne rentre pas. La jeune fille haussa les epaules. Rien ne la pressait. Puis, apres un nouveau silence: --Alors, Caporal, c'est Jean tout court qu'on vous nomme? --Mais non, Jean Macquart. --Et vous n'etes pas de nos pays? --Non, je suis Provencal, de Plassans, une ville, la-bas. Elle avait leve les yeux pour l'examiner, surprise qu'on put etre de si loin. --Apres Solferino, continua-t-il, il y a dix-huit mois, je suis revenu d'Italie avec mon conge, et c'est un camarade qui m'a amene par ici... Alors, voila, mon ancien metier de menuisier ne m'allait plus, des histoires m'ont fait rester a la ferme. --Ah! dit-elle simplement, sans le quitter de ses grands yeux noirs. Mais, a ce moment, la Coliche prolongea son meuglement desespere de desir; et un souffle rauque vint de la vacherie, dont la porte etait fermee. --Tiens! cria Jean, ce bougre de Cesar l'a entendue!... Ecoute, il cause-la dedans... Oh! il connait son affaire, on ne peut en faire entrer une dans la cour, sans qu'il la sente et qu'il sache ce qu'on lui veut... Puis, s'interrompant: --Dis donc, le vacher a du rester avec monsieur Hourdequin... Si tu voulais, je t'amenerais le taureau. Nous ferions bien ca, a nous deux. --Oui, c'est une idee, dit Francoise, qui se leva. Il ouvrait la porte de la vacherie, lorsqu'il demanda encore: --Et ta bete, faut-il l'attacher? --L'attacher, non, non! pas la peine!... Elle est bien prete, elle ne bougera seulement point. La porte ouverte, on apercut, sur deux rangs, aux deux cotes de l'allee centrale, les trente vaches de la ferme, les unes couchees dans la litiere, les autres broyant les betteraves de leur auge; et, de l'angle ou il se trouvait, l'un des taureaux, un hollandais noir tache de blanc, allongeait la tete, dans l'attente de sa besogne. Des qu'il fut detache, Cesar, lentement, sortit. Mais tout de suite il s'arreta, comme surpris par le grand air et le grand jour; et il resta une minute immobile, raidi sur les pieds, la queue nerveusement balancee, le cou enfle, le mufle tendu et flairant. La Coliche, sans bouger, tournait vers lui ses gros yeux fixes, en meuglant plus bas. Alors, il s'avanca, se colla contre elle, posa la tete sur la croupe, d'une courte et rude pression; sa langue pendait, il ecarta la queue, lecha jusqu'aux cuisses; tandis que, le laissant faire, elle ne remuait toujours pas, la peau seulement plissee d'un frisson. Jean et Francoise, gravement, les mains ballantes, attendaient. Et, quand il fut pret, Cesar monta sur la Coliche, d'un saut brusque, avec une lourdeur puissante qui ebranla le sol. Elle n'avait pas plie, il la serrait aux flancs de ses deux jambes. Mais elle, une cotentine de grande taille, etait si haute, si large pour lui, de race moins forte, qu'il n'arrivait pas. Il le sentit, voulut se remonter, inutilement. --Il est trop petiot, dit Francoise. --Oui, un peu, dit Jean. Ca ne fait rien, il entrera tout de meme. Elle hocha la tete; et, Cesar tatonnant encore, s'epuisant, elle se decida. --Non, faut l'aider... S'il entre mal, ce sera perdu, elle ne retiendra pas. D'un air calme et attentif, comme pour une besogne serieuse, elle s'etait avancee. Le soin qu'elle y mettait foncait le noir de ses yeux, entr'ouvrait ses levres rouges, dans sa face immobile. Elle dut lever le bras d'un grand geste, elle saisit a pleine main le membre du taureau, qu'elle redressa. Et lui, quand il se sentit au bord, ramasse dans sa force, il penetra d'un seul tour de reins, a fond. Puis, il ressortit. C'etait fait: le coup de plantoir qui enfonce une graine. Solide, avec la fertilite impassible de la terre qu'on ensemence, la vache avait recu, sans un mouvement, ce jet fecondant du male. Elle n'avait meme pas fremi dans la secousse. Lui, deja, etait retombe, ebranlant de nouveau le sol. Francoise, ayant retire sa main, restait le bras en l'air. Elle finit par le baisser, en disant: --Ca y est. --Et raide! repondit Jean d'un air de conviction, ou se melait un contentement de bon ouvrier pour l'ouvrage vite et bien fait. Il ne songeait pas a lacher une de ces gaillardises, dont les garcons de la ferme s'egayaient avec les filles qui amenaient ainsi leurs vaches. Cette gamine semblait trouver ca tellement simple et necessaire, qu'il n'y avait vraiment pas de quoi rire, honnetement. C'etait la nature. Mais, depuis un instant, Jacqueline se tenait de nouveau sur la porte; et, avec un roucoulement de gorge qui lui etait familier, elle lanca gaiement: --Eh! la main partout! c'est donc que ton amoureux n'a pas d'oeil, a ce bout-la! Jean ayant eclate d'un gros rire, Francoise subitement devint toute rouge. Confuse, pour cacher sa gene, tandis que Cesar rentrait de lui-meme a l'etable, et que la Coliche broutait un pied d'avoine pousse dans la fosse a fumier, elle fouilla ses poches, finit par sortir son mouchoir, en denoua la corne, ou elle avait serre les quarante sous de la saillie. --Tenez! v'la l'argent! dit-elle. Bien le bonsoir! Elle partit avec sa vache, et Jean, qui reprenait son semoir, la suivit, en disant a Jacqueline qu'il allait au champ du Poteau, selon les ordres que M. Hourdequin avait donnes pour la journee. --Bon! repondit-elle. La herse doit y etre. Puis, comme le garcon rejoignait la petite paysanne, et qu'ils s'eloignaient a la file, dans l'etroit sentier, elle leur cria encore, de sa voix chaude et farceuse: --Pas de danger, hein? si vous vous perdez ensemble: la petite connait le bon chemin. Derriere eux, la cour de la ferme redevint deserte. Ni l'un ni l'autre n'avaient ri, cette fois. Ils marchaient lentement, avec le seul bruit de leurs souliers butant contre les pierres. Lui, ne voyait d'elle que sa nuque enfantine, ou frisaient de petits cheveux noirs, sous le bonnet rond. Enfin, au bout d'une cinquantaine de pas: --Elle a tort d'attraper les autres sur les hommes, dit Francoise posement. J'aurais pu lui repondre... Et, se tournant vers le jeune homme, le devisageant d'un air de malice: --C'est vrai, n'est-ce pas? qu'elle en fait porter a monsieur Hourdequin, comme si elle etait sa femme deja... Vous en savez peut-etre bien quelque chose, vous? Il se troubla, il prit une mine sotte. --Dame! elle fait ce qu'il lui plait, ca la regarde. Francoise, le dos tourne, s'etait remise en marche. --Ca, c'est vrai... Je plaisante, parce que vous pourriez etre quasiment mon pere, et que ca ne tire pas a consequence... Mais, voyez-vous, depuis que Buteau a fait sa cochonnerie a ma soeur, j'ai bien jure que je me couperais plutot les quatre membres que d'avoir un amoureux. Jean hocha la tete, et ils ne parlerent plus. Le petit champ du Poteau se trouvait au bout du sentier, a moitie chemin de Rognes. Quand il y fut, le garcon s'arreta. La herse l'attendait, un sac de semence etait decharge dans un sillon. Il y remplit son semoir, en disant: --Adieu, alors! --Adieu! repondit Francoise. Encore merci! Mais il fut pris d'une crainte, il se redressa et cria: --Dis donc, si la Coliche recommencait... Veux-tu que je t'accompagne jusque chez toi? Elle etait deja loin, elle se retourna, jeta de sa voix calme et forte, au travers du grand silence de la campagne: --Non! non! inutile, plus de danger! elle a le sac plein! Jean, le semoir noue sur le ventre, s'etait mis a descendre la piece de labour, avec le geste continu, l'envolee du grain; et il levait les yeux, il regardait Francoise decroitre parmi les cultures, toute petite derriere sa vache indolente, qui balancait son grand corps. Lorsqu'il remonta, il cessa de la voir; mais, au retour, il la retrouva, rapetissee encore, si mince, qu'elle ressemblait a une fleur de pissenlit, avec sa taille fine et son bonnet blanc. Trois fois de la sorte, elle diminua; puis, il la chercha, elle avait du tourner, devant l'eglise. Deux heures sonnerent, le ciel restait gris, sourd et glace; et des pelletees de cendre fine paraissaient y avoir enseveli le soleil pour de longs mois, jusqu'au printemps. Dans cette tristesse, une tache plus claire palissait les nuages, vers Orleans, comme si, de ce cote, le soleil eut resplendi quelque part, a des lieues. C'etait sur cette echancrure bleme que se detachait le clocher de Rognes, tandis que le village devalait, cache dans le pli invisible du vallon de l'Aigre. Mais, vers Chartres, au nord, la ligne plate de l'horizon gardait sa nettete de trait d'encre coupant un lavis, entre l'uniformite terreuse du vaste ciel et le deroulement sans bornes de la Beauce. Depuis le dejeuner, le nombre des semeurs semblait y avoir grandi. Maintenant, chaque parcelle de la petite culture avait le sien, ils se multipliaient, pullulaient comme de noires fourmis laborieuses, mises en l'air par quelque gros travail, s'acharnant sur une besogne demesuree, geante a cote de leur petitesse; et l'on distinguait pourtant, meme chez les plus lointains, le geste obstine, toujours le meme, cet entetement d'insectes en lutte avec l'immensite du sol, victorieux a la fin de l'etendue et de la vie. Jusqu'a la nuit tombee, Jean sema. Apres le champ du Poteau, ce fut celui des Rigoles et celui des Quatre-Chemins. Il allait, il venait, a longs pas rythmes dans les labours; et le ble de son semoir s'epuisait, la semence derriere lui fecondait la terre. II La maison de maitre Baillehache, notaire a Cloyes, etait situee rue Grouaise, a gauche, en allant a Chateaudun: une petite maison blanche d'un seul etage, au coin de laquelle etait fixee la corde de l'unique reverbere qui eclairait cette large rue pavee, deserte en semaine, animee le samedi du flot des paysans venant au marche. De loin, on voyait luire les deux panonceaux, sur la ligne crayeuse des constructions basses; et, derriere, un etroit jardin descendait jusqu'au Loir. Ce samedi-la, dans la piece qui servait d'etude et qui donnait sur la rue, a droite du vestibule, le petit clerc, un gamin de quinze ans, chetif et pale, avait releve l'un des rideaux de mousseline, pour voir passer le monde. Les deux autres clercs, un vieux, ventru et tres sale, un plus jeune, decharne, ravage de bile, ecrivaient sur une double table de sapin noirci, qui composait tout le mobilier, avec sept ou huit chaises et un poele de fonte, qu'on allumait seulement en decembre, meme lorsqu'il neigeait a la Toussaint. Les casiers dont les murs etaient garnis, les cartons verdatres, casses aux angles, debordant de dossiers jaunes, empoisonnaient la piece d'une odeur d'encre gatee et de vieux papiers manges de poussiere. Et, cependant, assis cote a cote, deux paysans, l'homme et la femme, attendaient, dans une immobilite et une patience pleines de respect. Tant de papiers, et surtout ces messieurs ecrivant si vite, ces plumes craquant a la fois, les rendaient graves, en remuant en eux des idees d'argent et de proces. La femme, agee de trente-quatre ans, tres brune, de figure agreable, gatee par un grand nez, avait croise ses mains seches de travailleuse sur son caraco de drap noir, borde de velours; et, de ses yeux vifs, elle fouillait les coins, avec l'evidente reverie de tous les titres de biens qui dormaient la; tandis que l'homme, de cinq ans plus age, roux et placide, en pantalon noir et en longue blouse de toile bleue, toute neuve, tenait sur ses genoux son chapeau de feutre rond, sans que l'ombre d'une pensee animat sa large face de terre cuite, rasee soigneusement, trouee de deux gros yeux bleu-faience, d'une fixite de boeuf au repos. Mais une porte s'ouvrit, maitre Baillehache, qui venait de dejeuner en compagnie de son beau-frere, le fermier Hourdequin, parut tres rouge, frais encore pour ses cinquante-cinq ans, avec ses levres epaisses, ses paupieres bridees, dont les rides faisaient rire continuellement son regard. Il portait un binocle et avait le continuel geste maniaque de tirer les longs poils grisonnants de ses favoris. --Ah! c'est vous, Delhomme, dit-il. Le pere Fouan s'est donc decide au partage? Ce fut la femme qui repondit. --Mais oui, monsieur Baillehache... Nous avons tous rendez-vous, pour tomber d'accord et pour que vous nous disiez comment on fait. --Bon, bon, Fanny, on va voir... Il n'est qu'une heure a peine, il faut attendre les autres. Et le notaire causa un instant encore, demandant le prix du ble en baisse depuis deux mois, temoignant a Delhomme la consideration amicale due a un cultivateur qui possedait une vingtaine d'hectares, un serviteur et trois vaches. Puis, il rentra dans son cabinet. Les clercs n'avaient pas leve la tete, exagerant les craquements de leurs plumes; et, de nouveau, les Delhomme attendirent, immobiles. C'etait une chanceuse, cette Fanny, d'avoir ete epousee par un amoureux honnete et riche, sans meme etre enceinte, elle qui, pour sa part, n'esperait du pere Fouan que trois hectares environ. Son mari, du reste, ne se repentait pas, car il n'aurait pu trouver une menagere plus intelligente ni plus active, au point qu'il se laissait conduire en toutes choses, d'esprit borne, mais si calme, si droit, que souvent, a Rognes, on le prenait pour arbitre. A ce moment, le petit clerc, qui regardait dans la rue, etouffa un rire entre ses doigts, en murmurant a son voisin, le vieux, ventru et tres sale: --Oh! Jesus-Christ! Vivement, Fanny s'etait penchee a l'oreille de son homme. --Tu sais, laisse-moi faire... J'aime bien papa et maman, mais je ne veux pas qu'ils nous volent; et mefions-nous de Buteau et de cette canaille d'Hyacinthe. Elle parlait de ses deux freres, elle avait vu par la fenetre arriver l'aine, cet Hyacinthe que tout le pays connaissait sous le surnom de Jesus-Christ: un paresseux et un ivrogne, qui, a son retour du service, apres avoir fait les campagnes d'Afrique, s'etait mis a battre les champs, refusant tout travail regulier, vivant de braconnage et de maraude, comme s'il eut ranconne encore un peuple tremblant de Bedouins. Un grand gaillard entra, dans toute la force musculeuse de ses quarante ans, les cheveux boucles, la barbe en pointe, longue et inculte, avec une face de Christ ravage, un Christ soulard, violeur de filles et detrousseur de grandes routes. Depuis le matin a Cloyes, il etait gris deja, le pantalon boueux, la blouse ignoble de taches, une casquette en loques renversee sur la nuque; et il fumait un cigare d'un sou, humide et noir, qui empestait. Cependant, au fond de ses beaux yeux noyes, il y avait de la goguenardise pas mechante, le coeur ouvert d'une bonne crapule. --Alors, le pere et la mere ne sont pas encore la? demanda-t-il. Et, comme le clerc maigre, jauni de bile, lui repondait rageusement d'un signe de tete negatif, il resta un instant le regard au mur, tandis que son cigare fumait tout seul dans sa main. Il n'avait pas eu un coup d'oeil pour sa soeur et son beau-frere, qui, eux-memes, ne paraissaient pas l'avoir vu entrer. Puis, sans ajouter un mot, il sortit, il alla attendre sur le trottoir. --Oh! Jesus-Christ! oh! Jesus-Christ! repeta en faux bourdon le petit clerc, le nez vers la rue, l'air de plus en plus amuse du sobriquet qui eveillait en lui des histoires droles. Mais cinq minutes a peine se passerent, les Fouan arriverent enfin, deux vieux aux mouvements ralentis et prudents. Le pere, jadis tres robuste, age de soixante-dix ans aujourd'hui, s'etait desseche et rapetisse dans un travail si dur, dans une passion de la terre si apre, que son corps se courbait, comme pour retourner a cette terre, violemment desiree et possedee. Pourtant, sauf les jambes, il etait gaillard encore, bien tenu, ses petits favoris blancs, en pattes de lievre correctes, avec le long nez de la famille qui aiguisait sa face maigre, aux plans de cuir coupes de grands plis. Et, dans son ombre, ne le quittant pas d'une semelle; la mere, plus petite, semblait etre restee grasse, le ventre gros d'un commencement d'hydropisie, le visage couleur d'avoine, troue d'yeux ronds, d'une bouche ronde, qu'une infinite de rides serraient ainsi que des bourses d'avare. Stupide, reduite dans le menage a un role de bete docile et laborieuse, elle avait toujours tremble devant l'autorite despotique de son mari. --Ah! c'est donc vous! s'ecria Fanny, qui se leva. Delhomme avait egalement quitte sa chaise. Et, derriere les vieux, Jesus-Christ venait de reparaitre, se dandinant, sans une parole. Il ecrasa le bout de son cigare pour l'eteindre, puis fourra le fumeron empeste dans une poche de sa blouse. --Alors, nous y sommes, dit Fouan. Il ne manque que Buteau... Jamais a l'heure, jamais comme les autres, ce bougre-la! --Je l'ai vu au marche, declara Jesus-Christ d'une voix enrouee par l'eau-de-vie. Il va venir. Buteau, le cadet, age de vingt-sept ans, devait ce surnom a sa mauvaise tete, continuellement en revolte, s'obstinant dans des idees a lui, qui n'etaient celles de personne. Meme gamin, il n'avait pu s'entendre avec ses parents; et, plus tard, apres avoir tire un bon numero, il s'etait sauve de chez eux, pour se louer, d'abord a la Borderie, ensuite a la Chamade. Mais, comme le pere continuait de gronder, il entra, vif et gai. Chez lui, le grand nez des Fouan s'etait aplati, tandis que le bas de la figure, les maxillaires s'avancaient en machoires puissantes de carnassier. Les tempes fuyaient, tout le haut de la tete se resserrait et, derriere le rire gaillard de ses yeux gris, il y avait deja de la ruse et de la violence. Il tenait de son pere le desir brutal, l'entetement dans la possession, aggraves par l'avarice etroite de la mere. A chaque querelle, lorsque les deux vieux l'accablaient de reproches, il leur repondait: "Fallait pas me faire comme ca!" --Dites donc, il y a cinq lieues de la Chamade a Cloyes, repondit-il aux grognements. Et puis, quoi? j'arrive en meme temps que vous... Est-ce qu'on va encore me tomber sur le dos? Maintenant, tous se disputaient, criaient de leurs voix percantes et hautes, habituees au plein vent, debattaient leurs affaires, absolument comme s'ils se fussent trouves chez eux. Les clercs, incommodes, leur jetaient des regards obliques, lorsque le notaire vint au bruit, ouvrant de nouveau la porte de son cabinet. --Vous y etes tous? Allons, entrez! Ce cabinet donnait sur le jardin, la mince bande de terre qui descendait jusqu'au Loir, dont on apercevait, au loin, les peupliers sans feuilles. Ornant la cheminee, il y avait une pendule de marbre noir, entre des paquets de dossiers; et rien autre que le bureau d'acajou, un cartonnier et des chaises. Tout de suite, M. Baillehache s'etait installe a ce bureau, comme a un tribunal; tandis que les paysans, entres a la queue, hesitaient, louchaient en regardant les sieges, avec l'embarras de savoir ou et comment ils devaient s'asseoir. --Voyons, asseyez-vous! Alors, pousses par les autres, Fouan et Rose se trouverent au premier rang, sur deux chaises; Fanny et Delhomme se mirent derriere, egalement cote a cote; pendant que Buteau s'isolait dans un coin, contre le mur, et qu'Hyacinthe, seul, restait debout, devant la fenetre, dont il bouchait le jour de ses larges epaules. Mais le notaire, impatiente, l'interpella familierement. --Asseyez-vous donc, Jesus-Christ! Et il dut entamer l'affaire le premier. --Ainsi, pere Fouan, vous vous etes decide a partager vos biens de votre vivant entre vos deux fils et votre fille? Le vieux ne repondit point, les autres demeurerent immobiles, un grand silence se fit. D'ailleurs, le notaire, habitue a ces lenteurs, ne se hatait pas, lui non plus. Sa charge etait dans la famille depuis deux cent cinquante ans; les Baillehache de pere en fils s'etaient succede a Cloyes, d'antique sang beauceron, prenant de leur clientele paysanne la pesanteur reflechie, la circonspection sournoise qui noient de longs silences et de paroles inutiles le moindre debat. Il avait ouvert un canif, il se rognait les ongles. --N'est-ce pas? il faut croire que vous vous etes decide, repeta-t-il enfin, les yeux fixes sur le vieux. Celui-ci se tourna, eut un regard sur tous, avant de dire, en cherchant les mots: --Oui, ca se peut bien, monsieur Baillehache... Je vous en avais parle a la moisson, vous m'aviez dit d'y penser davantage; et j'y ai pense encore, et je vois qu'il va falloir tout de meme en venir la. Il expliqua pourquoi, en phrases interrompues, coupees de continuelles incidentes. Mais ce qu'il ne disait pas, ce qui sortait de l'emotion refoulee dans sa gorge, c'etait la tristesse infinie, la rancune sourde, le dechirement de tout son corps, a se separer de ces biens si chaudement convoites avant la mort de son pere, cultives plus tard avec un acharnement de rut, augmentes ensuite lopins a lopins, au prix de la plus sordide avarice. Telle parcelle representait des mois de pain et de fromage, des hivers sans feu, des etes de travaux brulants, sans autre soutien que quelques gorgees d'eau. Il avait aime la terre en femme qui tue et pour qui on assassine. Ni epouse, ni enfants, ni personne, rien d'humain: la terre! Et voila qu'il avait vieilli, qu'il devait ceder cette maitresse a ses fils, comme son pere la lui avait cedee a lui-meme, enrage de son impuissance. --Voyez-vous, monsieur Baillehache, il faut se faire une raison, les jambes ne vont plus, les bras ne sont guere meilleurs, et, dame! la terre en souffre... Ca aurait encore pu marcher, si l'on s'etait entendu avec les enfants... Il jeta un coup d'oeil sur Buteau et sur Jesus-Christ, qui ne bougerent pas, les yeux au loin, comme a cent lieues de ce qu'il disait. --Mais, quoi? voulez-vous que je prenne du monde, des etrangers qui pilleront chez nous? Non, les serviteurs, ca coute trop cher, ca mange le gain, au jour d'aujourd'hui... Moi, je ne peux donc plus. Cette saison, tenez! des dix-neuf setiers que je possede, eh bien! j'ai eu a peine la force d'en cultiver le quart, juste de quoi manger, du ble pour nous et de l'herbe pour les deux vaches... Alors, ca me fend le coeur, de voir cette bonne terre qui se gate. Oui, j'aime mieux tout lacher que d'assister a ce massacre. Sa voix s'etrangla, il eut un grand geste de douleur et de resignation. Pres de lui, sa femme, soumise, ecrasee par plus d'un demi-siecle d'obeissance et de travail, ecoutait. --L'autre jour, continua-t-il, en faisant ses fromages, Rose est tombee le nez dedans. Moi, ca me casse, rien que de venir en carriole au marche... Et puis, la terre, on ne l'emporte pas avec soi, quand on s'en va. Faut la rendre, faut la rendre... Enfin, nous avons assez travaille, nous voulons crever tranquilles... N'est-ce pas, Rose? --C'est ca meme, comme le bon Dieu nous voit! dit la vieille. Un nouveau silence regna, tres long. Le notaire achevait de se couper les ongles. Il finit par remettre le canif sur son bureau, en disant: --Oui, ce sont des raisons raisonnables, on est souvent force de se resoudre a la donation... Je dois ajouter qu'elle offre une economie aux familles, car les droits d'heritage sont plus forts que ceux de la demission de biens... Buteau, dans son affectation d'indifference, ne put retenir ce cri: --Alors, c'est vrai, monsieur Baillehache? --Mais sans doute. Vous allez y gagner quelques centaines de francs. Les autres s'agiterent, le visage de Delhomme lui-meme s'eclaira, tandis que le pere et la mere partageaient aussi cette satisfaction. C'etait entendu, l'affaire etait faite, du moment que ca coutait moins. --Il me reste a vous presenter les observations d'usage, ajouta le notaire. Beaucoup de bons esprits blament la demission de biens, qu'ils regardent comme immorale, car ils l'accusent de detruire les liens de famille... On pourrait, en effet, citer des faits deplorables, les enfants se conduisent des fois tres mal, lorsque les parents se sont depouilles... Les deux fils et la fille l'ecoutaient, la bouche ouverte, avec des battements de paupieres et un fremissement des joues. --Que papa garde tout, s'il a ces idees! interrompit sechement Fanny, tres susceptible. --Nous avons toujours ete dans le devoir, dit Buteau. --Et ce n'est pas le travail qui nous fait peur, declara Jesus-Christ. D'un geste, M. Baillehache les calma. --Laissez-moi donc finir! Je sais que vous etes de bons enfants, des travailleurs honnetes; et, avec vous, il n'y a certainement pas de danger que vos parents se repentent un jour. Il n'y mettait aucune ironie, il repetait la phrase amicale que vingt-cinq ans d'habitude professionnelle arrondissaient sur ses levres. Mais la mere, bien qu'elle n'eut pas semble comprendre, promenait ses yeux brides, de sa fille a ses deux fils. Elle les avait eleves tous les trois, sans tendresse, dans une froideur de menagere qui reproche aux petits de trop manger sur ce qu'elle epargne. Le cadet, elle lui gardait rancune de ce qu'il s'etait sauve de la maison, lorsqu'il gagnait enfin; la fille, elle n'avait jamais pu s'accorder avec elle, blessee de se heurter a son propre sang, a une gaillarde active, chez qui l'intelligence du pere s'etait tournee en orgueil; et son regard ne s'adoucissait qu'en s'arretant sur l'aine, ce chenapan qui n'avait rien d'elle ni de son mari, cette mauvaise herbe poussee on ne savait d'ou, et que peut-etre pour cela elle excusait et preferait. Fouan, lui aussi, avait regarde ses enfants, l'un apres l'autre, avec le sourd malaise de ce qu'ils feraient de son bien. La paresse de l'ivrogne l'angoissait moins encore que la convoitise jouisseuse des deux autres. Il hocha sa tete tremblante: a quoi bon se manger le sang, puisqu'il le fallait! --Maintenant que le partage est resolu, reprit le notaire, il s'agit de regler les conditions. Etes-vous d'accord sur la rente a servir? Du coup, tous redevinrent immobiles et muets. Les visages tannes avaient pris une expression rigide, la gravite impenetrable de diplomates abordant l'estimation d'un empire. Puis, ils se taterent d'un coup d'oeil, mais personne encore ne parla. Ce fut le pere qui, de nouveau, expliqua les choses. --Non, monsieur Baillehache, nous n'en avons pas cause, nous avons attendu d'etre tous ensemble, ici... Mais c'est bien simple, n'est-ce pas? J'ai dix-neuf setiers, ou neuf hectares et demi, comme on dit a cette heure. Alors, si je louais, ca ferait donc neuf cent cinquante francs, a cent francs l'hectare... Buteau, le moins patient, sauta sur sa chaise. --Comment! a cent francs l'hectare! est-ce que vous vous foutez de nous, papa? Et une premiere discussion s'engagea sur les chiffres. Il y avait un setier de vigne: ca, oui, on l'aurait loue cinquante francs. Mais est-ce qu'on aurait jamais trouve ce prix pour les douze setiers de terres de labour, et surtout pour les six setiers de prairies naturelles, ces pres du bord de l'Aigre, dont le foin ne valait rien? Les terres de labour elles-memes n'etaient guere bonnes, un bout principalement, celui qui longeait le plateau, car la couche arable s'amincissait a mesure qu'on approchait du vallon. --Voyons, papa, dit Fanny d'un air de reproche, il ne faut pas nous fiche dedans. --Ca vaut cent francs l'hectare, repetait le vieux avec obstination en se donnant des claques sur la cuisse. Demain, je louerai a cent francs, si je veux... Et qu'est-ce que ca vaut donc, pour vous autres? Dites un peu voir ce que ca vaut? --Ca vaut soixante francs, dit Buteau. Fouan, hors de lui, maintenait son prix, entrait dans un eloge outre de sa terre, une si bonne terre, qui donnait du ble toute seule, lorsque Delhomme, silencieux jusque-la, declara avec son grand accent d'honnetete: --Ca vaut quatre-vingts francs, pas un sou de plus, pas un sou de moins. Tout de suite, le vieux se calma. --Bon! mettons quatre-vingts; je veux bien faire un sacrifice pour mes enfants. Mais Rose, qui l'avait tire par un coin de sa blouse, lacha un seul mot, la revolte de sa ladrerie: --Non, non! Jesus-Christ s'etait desinteresse. La terre ne lui tenait plus au coeur, depuis ses cinq ans d'Afrique. Il ne brulait que d'un desir, avoir sa part, pour battre monnaie. Aussi continuait-il a se dandiner d'un air goguenard et superieur. --J'ai dit quatre-vingts, criait Fouan, c'est quatre-vingts! Je n'ai jamais eu qu'une parole: devant Dieu, je le jure! Neuf hectares et demi, voyons, ca fait sept cent soixante francs, en chiffres ronds huit cents... Eh bien! la pension sera de huit cents francs, c'est juste! Violemment, Buteau eclata de rire, pendant que Fanny protestait d'un branle de la tete, comme stupefiee. Et M. Baillehache, qui, depuis la discussion, regardait dans son jardin, les yeux vagues, revint a ses clients, sembla les ecouter en se tirant les favoris de son geste maniaque, assoupi par la digestion du fin dejeuner qu'il avait fait. Cette fois, pourtant, le vieux avait raison: c'etait juste. Mais les enfants, echauffes, emportes par la passion de conclure le marche au plus bas prix possible, se montraient terribles, marchandaient, juraient, avec la mauvaise foi des paysans qui achetent un cochon. --Huit cents francs! ricanait Buteau. C'est donc que vous allez vivre comme des bourgeois?... Ah bien! huit cents francs, on mangerait quatre! dites tout de suite que c'est pour vous crever d'indigestion! Fouan ne se fachait pas encore. Il trouvait le marchandage naturel, il faisait simplement face a ce dechainement prevu, allume lui aussi, allant carrement jusqu'au bout de ses exigences. --Et ce n'est pas tout, minute!... Nous gardons jusqu'a notre mort la maison et le jardin, bien entendu... Puis, comme nous ne recolterons plus rien, que nous n'aurons plus les deux vaches, nous voulons par an une piece de vin, cent fagots, et par semaine dix litres de lait, une douzaine d'oeufs et trois fromages. --Oh! papa! gemit douloureusement Fanny atterree, oh! papa! Buteau, lui, ne discutait plus. Il s'etait leve d'un bond, il marchait avec des gestes brusques; meme il avait enfonce sa casquette, pour partir. Jesus-Christ venait egalement de quitter sa chaise, inquiet a l'idee que toutes ces histoires pouvaient faire manquer le partage. Seul, Delhomme restait impassible, un doigt contre son nez, dans une attitude de profonde reflexion et de gros ennui. Alors, M. Baillehache sentit la necessite de hater un peu les choses. Il secoua son assoupissement, et en fouillant ses favoris d'une main plus active: --Vous savez, mes amis, que le vin, les fagots, ainsi que les fromages et les oeufs, sont dans les usages. Mais il fut interrompu par une volee de phrases aigres. --Des oeufs avec des poulets dedans, peut-etre! --Est-ce que nous buvons notre vin? nous le vendons! --Ne rien foutre et se chauffer, c'est commode, lorsque vos enfants s'esquintent! Le notaire, qui en avait entendu bien d'autres, continua avec flegme: --Tout ca, ce n'est pas a dire... Saperlotte! Jesus-Christ, asseyez-vous donc! Vous bouchez le jour, c'est agacant!... Et voila qui est entendu, n'est-ce pas, vous tous? Vous donnerez les redevances en nature, parce que vous vous feriez montrer au doigt... Il n'y a donc que le chiffre de la rente a debattre... Delhomme, enfin, fit signe qu'il avait a parler. Chacun venait de reprendre sa place, il dit lentement, au milieu de l'attention generale: --Pardon, ca semble juste, ce que demande le pere. On pourrait lui servir huit cents francs, puisque c'est huit cents francs qu'il louerait son bien... Seulement, nous ne comptons pas ainsi, nous autres. Il ne nous loue pas la terre, il nous la donne, et le calcul est de savoir ce que lui et la mere ont besoin pour vivre... Oui, pas davantage, ce qu'ils ont besoin pour vivre. --En effet, appuya le notaire, c'est ordinairement la base que l'on prend. Et une autre querelle s'eternisa. La vie des deux vieux fut fouillee, etalee, discutee besoin par besoin. On pesa le pain, les legumes, la viande; on estima les vetements, rognant sur la toile et sur la laine; on descendit meme aux petites douceurs, au tabac a fumer du pere, dont les deux sous quotidiens, apres des recriminations interminables, furent fixes a un sou. Lorsqu'on ne travaillait plus, il fallait savoir se reduire. Est-ce que la mere, elle aussi, ne pouvait se passer de cafe noir? C'etait comme leur chien, un vieux chien de douze ans qui mangeait gros, sans utilite: il y avait beau temps qu'on aurait du lui allonger un coup de fusil. Quand le calcul se trouva termine, on le recommenca, on chercha ce qu'on allait supprimer encore, deux chemises, six mouchoirs par an, un centime sur ce qu'on avait mis par jour pour le sucre. Et, en taillant et retaillant, en epuisant les economies infimes, on arriva de la sorte a un chiffre de cinq cent cinquante et quelques francs, ce qui laissa les enfants agites, hors d'eux, car ils s'entetaient a ne pas depasser cinq cents francs tout ronds. Cependant, Fanny se lassait. Elle n'etait pas mauvaise fille, plus pitoyable que les hommes, n'ayant point encore le coeur et la peau durcis par la rude existence au grand air. Aussi parlait-elle d'en finir, resignee a des concessions. Jesus-Christ, de son cote, haussait les epaules, tres large sur l'argent, envahi meme d'un attendrissement d'ivrogne, pret a offrir un appoint sur sa part, qu'il n'aurait, du reste, jamais paye. --Voyons, demanda la fille, ca va-t-il pour cinq cent cinquante? --Mais oui, mais oui! repondit-il. Faut bien qu'ils nocent un peu, les vieux! La mere eut pour son aine un regard souriant et mouille d'affection, tandis que le pere continuait la lutte avec le cadet. Il n'avait cede que pas a pas, bataillant a chaque reduction, s'entetant sur certains chiffres. Mais, sous l'opiniatrete froide qu'il montrait, une colere grandissait en lui, devant l'enragement de cette chair, qui etait la sienne, a s'engraisser de sa chair, a lui sucer le sang, vivant encore. Il oubliait qu'il avait mange son pere ainsi. Ses mains s'etaient mises a trembler, il gronda: --Ah! fichue graine! dire qu'on a eleve ca et que ca vous retire le pain de la bouche!... J'en suis degoute, ma parole! j'aimerais mieux pourrir deja dans la terre... Alors, il n'y a pas moyen que vous soyez gentils, vous ne voulez donner que cinq cent cinquante? Il consentait, lorsque sa femme, de nouveau, le tira par sa blouse, en lui soufflant: --Non, non! --Ce n'est pas tout ca, dit Buteau apres une hesitation, et l'argent de vos economies?... Si vous avez de l'argent, n'est-ce pas? vous n'allez pas, bien sur, accepter le notre. Il regardait son pere fixement, ayant reserve ce coup pour la fin. Le vieux etait devenu tres pale. --Quel argent? demanda-t-il? --Mais l'argent place, l'argent dont vous cachez les titres. Buteau, qui soupconnait seulement le magot, voulait se faire une certitude. Certain soir, il avait cru voir son pere prendre, derriere une glace, un petit rouleau de papiers. Le lendemain et les jours suivants, il s'etait mis aux aguets; mais rien n'avait reparu, il ne restait que le trou vide. Fouan, de bleme qu'il etait, devint subitement tres rouge, sous le flot de sa colere qui eclatait enfin. Il se leva, cria avec un furieux geste: --Ah ca! nom de Dieu! vous fouillez dans mes poches, maintenant! Je n'ai pas un sou, pas un liard de place. Vous avez trop coute pour ca, mauvais bougres!... Mais est-ce que ca vous regarderait, est-ce que je ne suis pas le maitre, le pere? Il semblait grandir, dans ce reveil de son autorite. Pendant des annees, tous, la femme et les enfants, avaient tremble sous lui, sous ce despotisme rude du chef de la famille paysanne. On se trompait, si on le croyait fini. --Oh! papa, voulut ricaner Buteau. --Tais-toi, nom de Dieu! continua le vieux, la main toujours en l'air, tais-toi, ou je cogne! Le cadet begaya, se fit tout petit sur sa chaise. Il avait senti le vent de la gifle, il etait repris des peurs de son enfance, levant le coude pour se garer. --Et toi, Hyacinthe, n'aie pas l'air de rire! et toi, Fanny, baisse les yeux!... Aussi vrai que le soleil nous eclaire, je vas vous faire danser, moi! Il etait seul debout et menacant. La mere tremblait, comme si elle eut craint les torgnoles egarees. Les enfants ne bougeaient plus, ne soufflaient plus, soumis, domptes. --Vous entendez ca, je veux que la rente soit de six cents francs... Autrement, je vends ma terre, je la mets en viager. Oui, pour manger tout, pour que vous n'ayez pas un radis apres moi... Les donnez-vous, les six cents francs? --Mais, papa, murmura Fanny, nous donnerons ce que vous demanderez. --Six cents francs, c'est bien, dit Delhomme. --Moi, declara Jesus-Christ, je veux ce qu'on veut. Buteau, les dents serrees de rancune, parut consentir par son silence. Et Fouan les dominait toujours, promenant ses durs regards de maitre obei. Il finit par se rasseoir, en disant: --Alors, ca va, nous sommes d'accord. M. Baillehache, sans s'emouvoir, repris de sommeil, avait attendu la fin de la querelle. Il rouvrit les yeux, il conclut paisiblement: --Puisque vous etes d'accord, en voila assez... Maintenant que je connais les conditions, je vais dresser l'acte... De votre cote, faites arpenter, divisez et dites a l'arpenteur de m'envoyer une note contenant la designation des lots. Lorsque vous les aurez tires au sort, nous n'aurons plus qu'a inscrire, apres chaque nom, le numero tire, et nous signerons. Il avait quitte son fauteuil pour les congedier. Mais ils ne bougerent pas encore, hesitant, reflechissant. Est-ce que c'etait bien tout? n'oubliaient-ils rien, n'avaient-ils pas fait une mauvaise affaire, sur laquelle il etait peut-etre temps de revenir? Trois heures sonnerent, il y avait pres de deux heures qu'ils etaient la. --Allez-vous-en, leur dit enfin le notaire. D'autres attendent. Ils durent se decider, il les poussa dans l'etude, ou, en effet, des paysans, immobiles, raidis sur les chaises, patientaient, tandis que le petit clerc suivait par la fenetre une bataille de chiens, et que les deux autres, maussades, faisaient toujours craquer leurs plumes sur du papier timbre. Dehors, la famille demeura un moment plantee au milieu de la rue. --Si vous voulez, dit le pere, l'arpentage sera pour apres-demain, lundi. Ils accepterent d'un signe de tete, ils descendirent la rue Grouaise, a quelques pas les uns des autres. Puis, le vieux Fouan et Rose ayant tourne dans la rue du Temple, vers l'eglise, Fanny et Delhomme s'eloignerent par la rue Grande. Buteau s'etait arrete sur la place Saint-Lubin, a se demander si le pere avait ou n'avait pas de l'argent cache. Et Jesus-Christ, reste seul, apres avoir rallume son bout de cigare, entra, en se dandinant, au cafe du _Bon Laboureur_. III La maison des Fouan etait la premiere de Rognes, au bord de la route de Cloyes a Bazoches-le-Doyen, qui traverse le village. Et, le lundi, le vieux en sortait des le jour, a sept heures, pour se rendre au rendez-vous donne devant l'eglise, lorsqu'il apercut, sur la porte voisine, sa soeur, la Grande, deja levee, malgre ses quatre-vingts ans. Ces Fouan avaient pousse et grandi la, depuis des siecles, comme une vegetation entetee et vivace. Anciens serfs des Rognes-Bouqueval, dont il ne restait aucun vestige, a peine les quelques pierres enterrees d'un chateau detruit, ils avaient du etre affranchis sous Philippe le Bel; et, des lors, ils etaient devenus proprietaires, un arpent, deux peut-etre, achetes au seigneur dans l'embarras, payes de sueur et de sang dix fois leur prix. Puis, avait commence la longue lutte, une lutte de quatre cents ans, pour defendre et arrondir ce bien, dans un acharnement de passion que les peres leguaient aux fils: lopins perdus et rachetes, propriete derisoire sans cesse remise en question, heritages ecrases de tels impots qu'ils semblaient fondre, prairies et pieces de labour peu a peu elargies pourtant, par ce besoin de posseder, d'une tenacite lentement victorieuse. Des generations y succomberent, de longues vies d'hommes engraisserent le sol; mais, lorsque la Revolution de 89 vint consacrer ses droits, le Fouan d'alors, Joseph-Casimir, possedait vingt et un arpents, conquis en quatre siecles sur l'ancien domaine seigneurial. En 93, ce Joseph-Casimir avait vingt-sept ans; et, le jour ou ce qu'il restait du domaine fut declare bien national et vendu par lots aux encheres, il brula d'en acquerir quelques hectares. Les Rognes-Bouqueval, ruines, endettes, apres avoir laisse crouler la derniere tour du chateau, abandonnaient depuis longtemps a leurs creanciers les fermages de la Borderie, dont les trois quarts des cultures demeuraient en jacheres. Il y avait surtout, a cote d'une de ses parcelles, une grande piece que le paysan convoitait avec le furieux desir de sa race. Mais les recoltes etaient mauvaises, il possedait a peine, dans un vieux pot, derriere son four, cent ecus d'economies; et, d'autre part, si la pensee lui etait un moment venue d'emprunter a un preteur de Cloyes, une prudence inquiete l'en avait detourne: ces biens de nobles lui faisaient peur; qui savait si on ne les reprendrait pas, plus tard? De sorte que, partage entre son desir et sa mefiance, il eut le creve-coeur de voir, aux encheres, la Borderie achetee le cinquieme de sa valeur, piece a piece, par un bourgeois de Chateaudun, Isidore Hourdequin, ancien employe des gabelles. Joseph-Casimir Fouan, vieilli, avait partage ses vingt et un arpents, sept pour chacun, entre son ainee, Marianne, et ses deux fils, Louis et Michel; une fille cadette, Laure, elevee dans la couture, placee a Chateaudun, fut dedommagee en argent. Mais les mariages rompirent cette egalite. Tandis que Marianne Fouan, dite la Grande, epousait un voisin, Antoine Pechard, qui avait dix-huit arpents environ, Michel Fouan, dit Mouche, s'embarrassait d'une amoureuse, a laquelle son pere ne devait laisser que deux arpents de vigne. De son cote, Louis Fouan, marie a Rose Maliverne, heritiere de douze arpents, avait reuni de la sorte les neuf hectares et demi, qu'il allait, a son tour, diviser entre ses trois enfants. Dans la famille, la Grande etait respectee et crainte, non pour sa vieillesse, mais pour sa fortune. Encore tres droite, tres haute, maigre et dure, avec de gros os, elle avait la tete decharnee d'un oiseau de proie, sur un long cou fletri, couleur de sang. Le nez de la famille, chez elle, se recourbait en bec terrible; des yeux ronds et fixes, plus un cheveu, sous le foulard jaune qu'elle portait, et au contraire toutes ses dents, des machoires a vivre de cailloux. Elle marchait le baton leve, ne sortait jamais sans sa canne d'epine, dont elle se servait uniquement pour taper sur les betes et le monde. Restee veuve de bonne heure avec une fille, elle l'avait chassee, parce que la gueuse s'etait obstinee a epouser contre son gre un garcon pauvre, Vincent Bouteroue; et, meme, maintenant que cette fille et son mari etaient morts de misere, en lui leguant une petite-fille et un petit-fils, Palmyre et Hilarion, ages deja, l'une de trente-deux ans, l'autre de vingt-quatre, elle n'avait pas pardonne, elle les laissait crever la faim, sans vouloir qu'on lui rappelat leur existence. Depuis la mort de son homme, elle dirigeait en personne la culture de ses terres, avait trois vaches, un cochon et un valet, qu'elle nourrissait a l'auge commune, obeie par tous dans un aplatissement de terreur. Fouan, en la voyant sur sa porte, s'etait approche, par egard. Elle etait son ainee de dix ans, il avait pour sa durete, son avarice, son entetement a posseder et a vivre, la deference et l'admiration du village tout entier. --Justement, la Grande, je voulais t'annoncer la chose, dit-il. Je me suis decide, je vais la-haut pour le partage. Elle ne repondit pas, serra son baton, qu'elle brandissait. --L'autre soir, j'ai encore voulu te demander conseil; mais j'ai cogne, personne n'a repondu. Alors, elle eclata de sa voix aigre. --Imbecile!... Je te l'ai donne, conseil! Faut etre bete et lache pour renoncer a son bien, tant qu'on est debout. On m'aurait saignee, moi, que j'aurais dit non sous le couteau... Voir aux autres ce qui est a soi, se mettre a la porte pour ces gueux d'enfants, ah! non, ah! non! --Mais, objecta Fouan, quand on ne peut plus cultiver, quand la terre souffre... --Eh bien, elle souffre! Plutot que d'en lacher un setier, j'irais tous les matins y regarder pousser les chardons! Elle se redressait, de son air sauvage de vieux vautour deplume. Puis, le tapant de sa canne sur l'epaule, comme pour mieux faire entrer en lui ses paroles: --Ecoute, retiens ca... Quand tu n'auras plus rien et qu'ils auront tout, tes enfants te pousseront au ruisseau, tu finiras avec une besace, ainsi qu'un va-nu-pieds... Et ne t'avise pas alors de frapper chez moi, car je t'ai assez prevenu, tant pis!... Veux-tu savoir ce que je ferai, hein veux-tu? Il attendait, sans revolte, avec sa soumission de cadet; et elle rentra, elle referma violemment la porte derriere elle, en criant: --Je ferai ca... Creve dehors! Fouan, un instant, resta immobile devant celle porte close. Puis, il eut un geste de decision resignee, il gravit le sentier qui menait a la place de l'Eglise. La, justement, se trouvait l'antique maison patrimoniale des Fouan, que son frere Michel, dit Mouche, avait eue jadis dans le partage; tandis que la maison habitee par lui, en bas, sur la route, venait de sa femme Rose. Mouche, veuf depuis longtemps, vivait seul avec ses deux filles, Lise et Francoise, dans une aigreur de malchanceux, encore humilie de son mariage pauvre, accusant son frere et sa soeur, apres quarante ans, de l'avoir vole, lors du tirage des lots; et il racontait sans fin l'histoire, le lot le plus mauvais qu'on lui avait laisse au fond du chapeau, ce qui semblait etre devenu vrai a la longue, car il se montrait si raisonneur et si mou au travail, que sa part, entre ses mains, avait perdu de moitie. L'homme fait la terre, comme on dit en Beauce. Ce matin-la, Mouche etait egalement sur sa porte, en train de guetter, lorsque, son frere deboucha, au coin de la place. Ce partage le passionnait, en remuant ses vieilles rancunes, bien qu'il n'eut rien a en attendre. Mais, pour affecter une indifference complete, lui aussi tourna le dos et ferma la porte, a la volee. Tout de suite, Fouan avait apercu Delhomme et Jesus-Christ, qui attendaient, a vingt metres l'un de l'autre. Il aborda le premier, le second s'approcha. Tous trois, sans se parler, se mirent a fouiller des yeux le sentier qui longeait le bord du plateau. --Le v'la, dit enfin Jesus-Christ. C'etait Grosbois, l'arpenteur jure, un paysan de Magnolles, petit village voisin. Sa science de l'ecriture et de la lecture l'avait perdu. Appele d'Orgeres a Beaugency pour l'arpentage des terres, il laissait sa femme conduire son propre bien, prenant dans ses continuelles courses de telles habitudes d'ivrognerie, qu'il ne dessoulait plus. Tres gros, tres gaillard pour ses cinquante ans, il avait une large face rouge, toute fleurie de bourgeons violatres; et, malgre l'heure matinale, il etait, ce jour-la, abominablement gris, d'une noce faite la veille chez des vignerons de Montigny, a la suite d'un partage entre heritiers. Mais cela n'importait pas, plus il etait ivre, et plus il voyait clair: jamais une erreur de mesure, jamais une addition fausse! On l'ecoutait et on l'honorait, car il avait une reputation de grande malignite. --Hein? nous y sommes, dit-il. Allons-y! Un gamin de douze ans, sale et depenaille, le suivait, portant la chaine sous un bras, le pied et les jalons sur une epaule, et balancant, de la main restee libre, l'equerre, dans un vieil etui de carton creve. Tous se mirent en marche, sans attendre Buteau, qu'ils venaient de reconnaitre, debout et immobile devant une piece, la plus grande de l'heritage, au lieu dit des Cornailles. Cette piece, de deux hectares environ, etait justement voisine du champ ou la Coliche avait traine Francoise, quelques jours auparavant. Et, Buteau, trouvant inutile d'aller plus loin, s'etait arrete la, absorbe. Quand les autres arriverent, ils le virent qui se baissait, qui prenait dans sa main une poignee de terre, puis qui la laissait couler lentement, comme pour la peser et la flairer. --Voila, reprit Grosbois, en sortant de sa poche un carnet graisseux, j'ai leve deja un petit plan exact de chaque parcelle, ainsi que vous me l'aviez demande, pere Fouan. A cette heure, il s'agit de diviser le tout en trois lots; et ca, mes enfants, nous allons le faire ensemble... Hein? dites-moi un peu comment vous entendez la chose. Le jour avait grandi, un vent glace poussait dans le ciel pale des vols continus de gros nuages; et la Beauce, flagellee, s'etendait, d'une tristesse morne. Aucun d'eux, du reste, ne semblait sentir ce souffle du large, gonflant les blouses, menacant d'emporter les chapeaux. Les cinq, endimanches pour la gravite de la circonstance, ne parlaient plus. Au bord de ce champ, au milieu de l'etendue sans bornes, ils avaient la face reveuse et figee, la songerie des matelots, qui vivent seuls, par les grands espaces. Cette Beauce plate, fertile, d'une culture aisee, mais demandant un effort continu, a fait le Beauceron froid et reflechi, n'ayant d'autre passion que la terre. --Faut tout partager en trois, finit par dire Buteau. Grosbois hocha la tete, et une discussion s'engagea. Lui, acquis au progres par ses rapports avec les grandes fermes, se permettait parfois de contrecarrer ses clients de la petite propriete, en se declarant contre le morcellement a outrance. Est-ce que les deplacements et les charrois ne devenaient pas ruineux, avec des lopins larges comme des mouchoirs? est-ce que c'etait une culture, ces jardinets ou l'on ne pouvait ameliorer les assolements, ni employer les machines? Non, la seule chose raisonnable etait de s'entendre, de ne pas decouper un champ ainsi qu'une galette, un vrai meurtre! Si l'un se contentait des terres de labour, l'autre s'arrangeait des prairies: enfin, on arrivait a egaliser les lots, et le sort decidait. Buteau, dont la jeunesse riait volontiers encore, le prit sur un ton de farce. --Et si je n'ai que du pre, moi, qu'est-ce que je mangerai? de l'herbe alors!... Non, non, je veux de tout, du foin pour la vache et le cheval, du ble et de la vigne pour moi. Fouan qui ecoutait approuva d'un signe. De pere en fils, on avait partage ainsi; et les acquisitions, les mariages venaient ensuite arrondir de nouveau les pieces. Riche de ses vingt-cinq hectares, Delhomme avait des idees plus larges; mais il se montrait conciliant, il n'etait venu, au nom de sa femme, que pour n'etre pas vole sur les mesures. Et, quant a Jesus-Christ, il avait lache les autres, a la poursuite d'un vol d'alouettes, des cailloux plein les mains. Lorsqu'une d'elles, contrariee par le vent, restait deux secondes en l'air, immobile, les ailes fremissantes, il l'abattait avec une adresse de sauvage. Trois tomberent, il les mit saignantes dans sa poche. --Allons, assez cause, coupe-nous ca en trois! dit gaiement Buteau, tutoyant l'arpenteur; et pas en six, car tu m'as l'air, ce matin, de voir a la fois Chartres et Orleans! Grosbois, vexe, se redressa, tres digne. --Mon petit, tache d'etre aussi soul que moi et d'ouvrir l'oeil... Quel est le malin qui veut prendre ma place a l'equerre? Personne n'osant relever le defi, il triompha, il appela rudement le gamin que la chasse au caillou de Jesus-Christ stupefiait d'admiration; et l'equerre etait deja installee sur son pied, on plantait des jalons, lorsque la facon de diviser la piece souleva une nouvelle dispute. L'arpenteur, appuye par Fouan et Delhomme, voulait la partager en trois bandes paralleles au vallon de l'Aigre; tandis que Buteau exigeait que les bandes fussent prises perpendiculairement a ce vallon, sous le pretexte que la couche arable s'amincissait de plus en plus, en allant vers la pente. De cette maniere, chacun aurait sa part du mauvais bout; au lieu que, dans l'autre cas, le troisieme lot serait tout entier de qualite inferieure. Mais Fouan se fachait, jurait que le fond etait partout le meme, rappelait que l'ancien partage entre lui, Mouche et la Grande, avait eu lieu dans le sens qu'il indiquait; et la preuve, c'etait que les deux hectares de Mouche borderaient ce troisieme lot. Delhomme, de son cote, fit une remarque decisive: en admettant meme que le lot fut moins bon, le proprietaire en serait avantage, le jour ou l'on ouvrirait le chemin qui devait longer le champ, a cet endroit. --Ah! oui, cria Buteau, le fameux chemin direct de Rognes a Chateaudun, par la Borderie! En voila un que vous attendrez longtemps! Puis, comme, malgre son insistance, on passait outre, il protesta, les dents serrees. Jesus-Christ lui-meme s'etait rapproche, tous s'absorberent, a regarder Grosbois tracer les lignes de partage; et ils le surveillaient d'un oeil aigu, comme s'ils l'avaient soupconne de vouloir tricher d'un centimetre, en faveur d'une des parts. Trois fois, Delhomme vint mettre son oeil a la fente de l'equerre, pour etre bien sur que le fil coupait nettement le jalon. Jesus-Christ jurait contre le sacre galopin, parce qu'il tendait mal la chaine. Mais Buteau surtout suivait l'operation pas a pas, comptant les metres, refaisant les calculs, a sa maniere, les levres tremblantes. Et, dans ce desir de la possession, dans la joie qu'il eprouvait de mordre enfin a la terre, grandissaient l'amertume, la sourde rage de ne pas tout garder. C'etait si beau, cette piece, ces deux hectares d'un seul tenant! Il avait exige la division, pour que personne ne l'eut, puisqu'il ne pouvait l'avoir, lui; et ce massacre, maintenant, le desesperait. Fouan, les bras ballants, avait regarde depecer son bien, sans une parole. --C'est fait, dit Grosbois. Allez, celle-ci ou celles-la, on n'y trouverait pas une livre de plus! Il y avait encore, sur le plateau, quatre hectares de terre de labour, mais divises en une dizaine de pieces, ayant chacune moins d'un arpent; meme une parcelle ne comptait que douze ares, et l'arpenteur ayant demande en ricanant s'il fallait aussi la detailler, la discussion recommenca. Buteau avait eu son geste instinctif, se baissant, prenant une poignee de terre, qu'il approchait de son visage, comme pour la gouter. Puis, d'un froncement beat du nez, il sembla la declarer la meilleure de toutes; et, l'ayant laisse couler doucement de ses doigts, il dit que c'etait bien, si on lui abandonnait la parcelle; autrement, il exigeait la division. Delhomme et Jesus-Christ, agaces, refuserent, voulurent egalement leur part. Oui, oui! quatre ares a chacun, il n'y avait que ca de juste. Et l'on partagea toutes les pieces, ils furent certains de la sorte qu'un des trois ne pouvait avoir de quelque chose dont les deux autres n'avaient point. --Allons a la vigne, dit Fouan. Mais, comme on revenait vers l'eglise, il jeta un dernier regard vers la plaine immense, il s'arreta un instant aux batiments lointains de la Borderie. Puis, dans un cri de regret inconsolable, faisant allusion a l'occasion manquee des biens nationaux, autrefois: --Ah! si le pere avait voulu, c'est tout ca, Grosbois, que vous auriez a mesurer! Les deux fils et le gendre se retournerent d'un mouvement brusque, et il y eut une nouvelle halte, un lent coup d'oeil sur les deux cents hectares de la ferme, epars devant eux. --Bah! grogna sourdement Buteau, en se remettant a marcher, ca nous fait une belle jambe, cette histoire! Est-ce qu'il ne faut pas que les bourgeois nous mangent toujours! Dix heures sonnaient. Ils presserent le pas, car le vent avait faibli, un gros nuage noir venait de lacher une premiere averse. Les quelques vignes de Rognes se trouvaient au dela de l'eglise, sur le coteau qui descendait jusqu'a l'Aigre. Jadis, le chateau se dressait a cette place, avec son parc; et il n'y avait guere plus d'un demi-siecle que les paysans, encourages par le succes des vignobles de Montigny, pres de Cloyes, s'etaient avises de planter en vignes ce coteau, que son exposition au midi et sa pente raide designaient. Le vin en fut pauvre, mais d'une aigreur agreable, rappelant les petits vins de l'Orleanais. Du reste, chaque habitant en recoltait a peine quelques pieces; le plus riche, Delhomme, possedait six arpents de vignes; et la culture du pays etait toute aux cereales et aux plantes fourrageres. Ils tournerent derriere l'eglise, filerent le long de l'ancien presbytere; puis, ils descendirent parmi les plants etroits, decoupes en damier. Comme ils traversaient un terrain rocheux, couvert d'arbustes, une voix aigue, montant d'un trou, cria: --Pere, v'la la pluie, je sors mes oies! C'etait la Trouille, la fille a Jesus-Christ, une gamine de douze ans, maigre et nerveuse comme une branche de houx, aux cheveux blonds embroussailles. Sa bouche grande se tordait a gauche, ses yeux verts avaient une fixite hardie, si bien qu'on l'aurait prise pour un garcon, vetue, en guise de robe, d'une vieille blouse a son pere, serree autour de la taille par une ficelle. Et, si tout le monde l'appelait la Trouille, quoiqu'elle portat le beau nom d'Olympe, cela venait de ce que Jesus-Christ, qui gueulait contre elle du matin au soir, ne pouvait lui adresser la parole, sans ajouter: "Attends, attends! je vas te regaler, sale trouille!" Il avait eu ce sauvageon d'une rouleuse de routes, ramassee sur le revers d'un fosse, a la suite d'une foire, et qu'il avait installee dans son trou, au grand scandale de Rognes. Pendant pres de trois ans, le menage s'etait massacre; puis, un soir de moisson, la gueuse s'en etait allee comme elle etait venue, emmenee par un autre homme. L'enfant, a peine sevree, avait pousse dru, en mauvaise herbe; et, depuis qu'elle marchait, elle faisait la soupe a son pere, qu'elle redoutait et adorait. Mais sa passion etait ses oies. D'abord, elle n'en avait eu que deux, un male et une femelle, voles tout petits, derriere la haie d'une ferme. Puis, grace a des soins maternels, le troupeau s'etait multiplie, et elle possedait vingt betes a cette heure, qu'elle nourrissait de maraude. Quand la Trouille parut, avec son museau effronte de chevre, chassant devant elle les oies a coup de baguette, Jesus-Christ s'emporta. --Tu sais, rentre pour la soupe, ou gare!... Et puis, sale trouille, veux-tu bien fermer la maison, a cause des voleurs! Buteau ricana, Delhomme et les autres ne purent egalement s'empecher de rire, tant cette idee de Jesus-Christ vole leur sembla drole. Il fallait voir la maison, une ancienne cave, trois murs retrouves en terre, un vrai terrier a renard, entre des ecroulements de cailloux, sous un bouquet de vieux tilleuls. C'etait tout ce qu'il restait du chateau; et, quand le braconnier, a la suite d'une querelle avec son pere, s'etait refugie dans ce coin rocheux qui appartenait a la commune, il avait du construire en pierres seches, pour fermer la cave, une quatrieme muraille, ou il avait laisse deux ouvertures, une fenetre et la porte. Des ronces retombaient, un grand eglantier masquait la fenetre. Dans le pays, on appelait ca le Chateau. Une nouvelle ondee creva. Heureusement, l'arpent de vignes se trouvait voisin, et la division en trois lots fut rondement menee, sans provoquer de contestation. Il n'y avait plus a partager que trois hectares de pre, en bas, au bord de l'Aigre; mais, a ce moment, la pluie devint si forte, un tel deluge tomba, que l'arpenteur, en passant devant la grille d'une propriete, proposa d'entrer. --Hein! si l'on s'abritait une minute chez M. Charles? Fouan s'etait arrete, hesitant, plein de respect pour son beau-frere et sa soeur, qui, apres fortune faite, vivaient retires, dans cette propriete de bourgeois. --Non, non, murmura-t-il, ils dejeunent a midi, ca les derangerait. Mais M. Charles apparut en haut du perron, sous la marquise, interesse par l'averse; et, les ayant reconnus, il les appela. --Entrez, entrez donc! Puis, comme tous ruisselaient, il leur cria de faire le tour et d'aller dans la cuisine, ou il les rejoignit. C'etait un bel homme de soixante-cinq ans, rase, aux lourdes paupieres sur des yeux eteints, a la face digne et jaune de magistrat retire. Vetu de molleton gros bleu, il avait des chaussons fourres et une calotte ecclesiastique, qu'il portait dignement, en gaillard dont la vie s'etait passee dans des fonctions delicates, remplies avec autorite. Lorsque Laure Fouan, alors couturiere a Chateaudun, avait epouse Charles Badeuil, celui-ci tenait un petit cafe rue d'Angouleme. De la, le jeune menage, ambitieux, travaille d'un desir de fortune prompte, etait parti pour Chartres. Mais, d'abord, rien ne leur y avait reussi, tout periclitait entre leurs mains; ils tenterent vainement d'un autre cabaret, d'un restaurant, meme d'un commerce de poissons sales; et ils desesperaient d'avoir jamais deux sous a eux, lorsque M. Charles, de caractere tres entreprenant, eut l'idee d'acheter une des maisons publiques de la rue aux Juifs, tombee en deconfiture, par suite de personnel defectueux et de salete notoire. D'un coup d'oeil, il avait juge la situation, les besoins de Chartres, la lacune a combler dans un chef-lieu qui manquait d'un etablissement honorable, ou la securite et le confort fussent a la hauteur du progres moderne. Des la seconde annee, en effet, le 19, restaure, orne de rideau et de glaces, pourvu d'un personnel choisi avec gout, se fit si avantageusement connaitre, qu'il fallut porter a six le nombre des femmes. Messieurs les officiers, messieurs les fonctionnaires, enfin toute la societe n'alla plus autre part. Et ce succes se maintint, grace au bras d'acier de M. Charles, a son administration paternelle et forte; tandis que Mme Charles se montrait d'une activite extraordinaire, l'oeil ouvert partout, ne laissant rien se perdre, tout en sachant tolerer, quand il le fallait, les petits vols des clients riches. En moins de vingt-cinq annees, les Badeuil economiserent trois cent mille francs; et ils songerent alors a contenter le reve de leur vie, une vieillesse idyllique en pleine nature, avec des arbres, des fleurs, des oiseaux. Mais ce qui les retint deux ans encore, ce fut de ne pas trouver d'acheteur pour le 19, au prix eleve qu'ils l'estimaient. N'etait-ce pas a dechirer le coeur, un etablissement fait du meilleur d'eux-memes, qui rapportait plus gros qu'une ferme, et qu'il fallait abandonner entre des mains inconnues, ou il degenererait peut-etre? Des son arrivee a Chartres, M. Charles avait eu une fille, Estelle, qu'il mit chez les soeurs de la Visitation, a Chateaudun, lorsqu'il s'installa rue aux Juifs. C'etait un pensionnat devot, d'une moralite rigide, dans lequel il laissa la jeune fille jusqu'a dix-huit ans, pour raffiner sur son innocence, l'envoyant passer ses vacances au loin, ignorante du metier qui l'enrichissait. Et il ne l'en retira que le jour ou il la maria a un jeune employe de l'octroi, Hector Vaucogne, un joli garcon qui gatait de belles qualites par une extraordinaire paresse. Et elle touchait a la trentaine deja, elle avait une fillette de sept ans, Elodie, lorsque, instruite a la fin, en apprenant que son pere voulait ceder son commerce, elle vint d'elle-meme lui demander la preference. Pourquoi l'affaire serait-elle sortie de la famille, puisqu'elle etait si sure et si belle? Tout fut regle, les Vaucogne reprirent l'etablissement, et les Badeuil, des le premier mois, eurent la satisfaction attendrie de constater que leur fille, elevee pourtant dans d'autres idees, se revelait comme une maitresse de maison superieure, ce qui compensait heureusement la mollesse de leur gendre, depourvue de sens administratif. Eux s'etaient retires depuis cinq ans a Rognes, d'ou ils veillaient sur leur petite-fille Elodie, qu'on avait mise a son tour au pensionnat de Chateaudun, chez les soeurs de la Visitation, pour y etre elevee religieusement, selon les principes les plus stricts de la morale. Lorsque M. Charles entra dans la cuisine, ou une jeune bonne battait une omelette, en surveillant une poelee d'alouettes sautees au beurre, tous, meme le vieux Fouan et Delhomme, se decouvrirent et parurent extremement flattes de serrer la main qu'il leur tendait. --Ah! bon sang! dit Grosbois pour lui etre agreable, quelle charmante propriete vous avez la, monsieur Charles!... Et quand on pense que vous avez paye ca rien du tout! Oui, oui, vous etes un malin, un vrai! L'autre se rengorgea. --Une occasion, une trouvaille, ca nous a plu, et puis Mme Charles tenait absolument a finir ses jours dans son pays natal... Moi, devant les choses du coeur, je me suis toujours incline. Roseblanche, comme on nommait la propriete, etait la folie d'un bourgeois de Cloyes, qui venait d'y depenser pres de cinquante mille francs, lorsqu'une apoplexie l'y avait foudroye, avant que les peintures fussent seches. La maison, tres coquette, posee a mi-cote, etait entouree d'un jardin de trois hectares, qui descendait jusqu'a l'Aigre. Au fond de ce trou perdu, a la lisiere de la triste Beauce, pas un acheteur ne s'etait presente, et M. Charles l'avait eue pour vingt mille francs. Il y contentait beatement tous ses gouts, des truites et des anguilles superbes, pechees dans la riviere, des collections de rosiers et d'oeillets cultivees avec amour, des oiseaux enfin, une grande voliere pleine des especes chanteuses de nos bois, que personne autre que lui ne soignait. Le menage, vieilli et tendre, mangeait la ses douze mille francs de rente, dans un bonheur absolu, qu'il regardait comme la recompense legitime de ses trente annees de travail. --N'est-ce pas? ajouta M. Charles, on sait au moins qui nous sommes, ici. --Sans doute, on vous connait, repondit l'arpenteur. Votre argent parle pour vous. Et tous les autres approuverent. --Bien sur, bien sur. Alors, M. Charles dit a la servante de donner des verres. Il descendit lui-meme chercher deux bouteilles de vin a la cave. Tous, le nez tourne vers la poele ou se rissolaient les alouettes, flairaient la bonne odeur. Et ils burent gravement, se gargariserent. --Ah! fichtre! il n'est pas du pays, celui-la!... Fameux! --Encore un coup... A votre sante! --A votre sante! Comme ils reposaient leurs verres, Mme. Charles parut, une dame de soixante-deux ans, a l'air respectable, aux bandeaux d'un blanc de neige, qui avait le masque epais et a gros nez des Fouan, mais d'une paleur rosee, d'une paix et d'une douceur de cloitre, une chair de vieille religieuse ayant vecu a l'ombre. Et, se serrant contre elle, sa petite-fille Elodie, en vacance a Rognes pour deux jours, la suivait, dans son effarement de timidite gauche. Mangee de chlorose, trop grande pour ses douze ans, elle avait la laideur molle et bouffie, les cheveux rares et decolores de son sang pauvre, si comprimee, d'ailleurs, par son education de vierge innocente, qu'elle en etait imbecile. --Tiens! vous etes la? dit Mme. Charles en serrant les mains de son frere et de ses neveux, d'une main lente et digne, pour marquer les distances. Et, se retournant, sans plus s'occuper de ces hommes: --Entrez, entrez, monsieur Patoir... La bete est ici. C'etait le veterinaire de Cloyes, un petit gros, sanguin, violet, avec une tete de troupier et des moustaches fortes. Il venait d'arriver dans son cabriolet boueux, sous l'averse battante. --Ce pauvre mignon, continuait-elle, en tirant du four tiede une corbeille ou agonisait un vieux chat, ce pauvre mignon a ete pris hier d'un tremblement, et c'est alors que je vous ai ecrit... Ah! il n'est pas jeune, il a pres de quinze ans... Oui, nous l'avons eu dix ans, a Chartres; et, l'annee derniere, ma fille a du s'en debarrasser, je l'ai amene ici, parce qu'il s'oubliait dans tous les coins de la boutique. La boutique, c'etait pour Elodie, a laquelle on racontait que ses parents tenaient un commerce de confiserie, si bouscules d'affaires qu'ils ne pouvaient l'y recevoir. Du reste, les paysans ne sourirent meme pas, car le mot courait a Rognes, on y disait que "la ferme aux Hourdequin, ca ne valait pas la boutique a M. Charles". Et, les yeux ronds, ils regardaient le vieux chat jaune, maigri, pele, lamentable, le vieux chat qui avait ronronne dans tous les lits de la rue aux Juifs, le chat caresse, chatouille par les mains grasses de cinq ou six generations de femmes. Pendant si longtemps, il s'etait dorlote en chat favori, familier du salon et des chambres closes, lechant les restes de pommade, buvant l'eau des verres de toilette, assistant aux choses en muet reveur, voyant tout de ses prunelles amincies dans leurs cercles d'or! --Monsieur Patoir, je vous en prie, conclut Mme Charles, guerissez-le. Le veterinaire ecarquillait les yeux, avec un froncement du nez et de la bouche, tout un remuement de son museau de dogue bonhomme et brutal. Et il cria: --Comment! c'est pour ca que vous m'avez derange?... Bien sur que je vas vous le guerir! Attachez-lui une pierre au cou et foutez-le a l'eau! Elodie eclata en larmes, Mme Charles suffoquait d'indignation. --Mais il pue, votre minet! Est-ce qu'on garde une pareille horreur pour donner le cholera a une maison?... Foutez-le a l'eau! Pourtant, devant la colere de la vieille dame, il finit par s'asseoir a la table, ou il redigea une ordonnance en grognant. --Ca, c'est vrai, si ca vous amuse d'etre empestee... Moi, pourvu qu'on me paye, qu'est-ce que ca me fiche?... Tenez! vous lui introduirez ca dans la gueule par cuillerees, d'heure en heure, et voila une drogue pour deux lavements, l'un ce soir, l'autre demain. Depuis un instant, M. Charles s'impatientait, desole de voir les alouettes noircir, tandis que la bonne, lasse de battre l'omelette, attendait, les bras ballants. Aussi donna-t-il vivement a Patoir les six francs de la consultation, en poussant les autres a vider leurs verres. --Il faut dejeuner... Hein? au plaisir de vous revoir! La pluie ne tombe plus. Ils sortirent d'un air de regret, et le veterinaire, qui montait dans sa vieille guimbarde disloquee, repeta: --Un chat qui ne vaut pas la corde pour le foutre a l'eau!... Enfin, quand on est riche! --De l'argent a putains, ca se depense comme ca se gagne, ricana Jesus-Christ. Mais tous, meme Buteau qu'une envie sourde avait pali, protesterent d'un branle de la tete; et Delhomme, l'homme sage, declara: --N'empeche qu'on n'est ni un feignant, ni une bete, lorsqu'on a su mettre de cote douze mille livres de rente. Le veterinaire avait fouette son cheval, les autres descendirent vers l'Aigre, par les sentiers changes en torrents. Ils arrivaient aux trois hectares de pres qu'il s'agissait de partager, quand la pluie recommenca, d'une violence de deluge. Mais, cette fois, ils s'enteterent, mourant de faim, voulant en finir. Une seule contestation les attarda, a propos du troisieme lot, qui manquait d'arbres, tandis qu'un petit bois se trouvait divise entre les deux autres. Tout, cependant, parut regle et accepte. L'arpenteur leur promit de remettre des notes au notaire, pour qu'il put dresser l'acte; et l'on convint de renvoyer au dimanche suivant le tirage des lots, qui aurait lieu chez le pere, a dix heures. Comme on rentrait dans Rognes, Jesus-Christ jura brusquement. --Attends! attends! sale trouille, je vas te regaler! Au bord du chemin herbu, la Trouille, sans hate, promenait ses oies, sous le roulement de l'averse. En tete du troupeau trempe et ravi, le jars marchait; et, lorsqu'il tournait a droite son grand bec jaune, tous les grands becs jaunes allaient a droite. Mais la gamine s'effraya, monta en galopant pour la soupe, suivie par la bande des longs cous, qui se tendaient derriere le cou tendu du jars. IV Justement, le dimanche suivant tombait le premier novembre, jour de la Toussaint; et neuf heures allaient sonner, lorsque l'abbe Godard, le cure de Bazoches-le-Doyen, charge de desservir l'ancienne paroisse de Rognes, deboucha en haut de la pente qui descendait au petit pont de l'Aigre. Rognes, plus important autrefois, reduit a une population de trois cents habitants a peine, n'avait pas de cure depuis des annees et ne paraissait pas se soucier d'en avoir un, au point que le conseil municipal avait loge le garde champetre dans la cure, a moitie detruite. Chaque dimanche, l'abbe Godard faisait donc a pied les trois kilometres qui separaient Bazoches-le-Doyen de Rognes. Gros et court, la nuque rouge, le cou si enfle que la tete s'en trouvait rejetee en arriere, il se forcait a cet exercice, par hygiene. Mais, ce dimanche-la, comme il se sentait en retard, il soufflait terriblement, la bouche grande ouverte dans sa face apoplectique, ou la graisse avait noye le petit nez camard et les petits yeux gris; et, sous le ciel livide charge de neige, malgre le froid precoce qui succedait aux averses de la semaine, il balancait son tricorne, la tete nue, embroussaillee d'epais cheveux roux grisonnants. La route devalait a pic, et la rive gauche de l'Aigre, avant le pont de pierre, n'etait batie que de quelques maisons, une sorte de faubourg que l'abbe traversa de son allure de tempete. Il n'eut pas meme un regard, ni en amont, ni en aval, pour la riviere lente et limpide, dont les courbes se deroulaient parmi les prairies, au milieu des bouquets de saules et de peupliers. Mais, sur la rive droite, commencait le village, une double file de facades bordant la route, tandis que d'autres escaladaient le coteau, plantees au hasard; et, tout de suite apres le pont, se trouvaient la mairie et l'ecole, une ancienne grange surelevee d'un etage, badigeonnee a la chaux. Un instant, l'abbe hesita, allongea la tete dans le vestibule vide. Puis, il se tourna, il parut fouiller d'un coup d'oeil deux cabarets, en face: l'un, avec une devanture propre, garnie de bocaux, surmontee d'une petite enseigne de bois jaune, ou se lisait en lettres vertes: _Macqueron_, _epicier_; l'autre, a la porte simplement ornee d'une branche de houx, etalant en noir, sur le mur grossierement crepi, ces mots: _Tabac, chez Lengaigne_. Et, entre les deux, il se decidait a prendre une ruelle escarpee, un raidillon qui menait droit devant l'eglise, lorsque la vue d'un vieux paysan l'arreta. --Ah! c'est vous, pere Fouan... Je suis presse, je desirais aller vous voir... Que faisons-nous, dites? Il n'est pas possible que votre fils Buteau laisse Lise dans sa position, avec ce ventre qui grossit et qui creve les yeux... Elle est fille de la Vierge, c'est une honte, une honte! Le vieux l'ecoutait, d'un air de deference polie. --Dame! monsieur le cure, que voulez-vous que j'y fasse, si Buteau s'obstine?... Et puis, le garcon a tout de meme de la raison, ce n'est guere a son age qu'on se marie, avec rien. --Mais il y a un enfant! --Bien sur... Seulement, il n'est pas encore fait, cet enfant. Est-ce qu'on sait?... Tout juste, c'est ca qui n'encourage guere, un enfant, quand on n'a pas de quoi lui coller une chemise sur le corps! Il disait ces choses sagement, en vieillard qui connait la vie. Puis, de la meme voix mesuree, il ajouta: --D'ailleurs, ca va s'arranger peut-etre... Oui, je partage mon bien, on tirera les lots tout a l'heure, apres la messe... Alors, quand il aura sa part, Buteau verra, j'espere, a epouser sa cousine. --Bon! dit le pretre. Ca suffit, je compte sur vous, pere Fouan. Mais une volee de cloche lui coupa la parole, et il demanda, effare: --C'est le second coup, n'est-ce pas? --Non, monsieur le cure, c'est le troisieme. --Ah! bon sang! voila encore cet animal de Becu qui sonne sans m'attendre! Il jurait, il monta violemment le sentier. En haut, il faillit avoir une attaque, la gorge grondante comme un soufflet de forge. La cloche continuait, tandis que les corbeaux qu'elle avait deranges volaient en croassant a la pointe du clocher, une fleche du XVe siecle, qui attestait l'ancienne importance de Rognes. Devant la porte grande ouverte, un groupe de paysans attendaient, parmi lesquels le cabaretier Lengaigne, libre penseur, fumait sa pipe; et plus loin, contre le mur du cimetiere, le maire, le fermier Hourdequin, un bel homme, de traits energiques, causait avec son adjoint, l'epicier Macqueron. Lorsque le pretre eut passe, saluant, tous le suivirent, sauf Lengaigne, qui affecta de tourner le dos, en sucant sa pipe. Dans l'eglise, a droite du porche, un homme, pendu a une corde, tirait toujours. --Assez, Becu! dit l'abbe Godard, hors de lui. Je vous ai ordonne vingt fois de m'attendre, avant de sonner le troisieme. Le garde champetre, qui etait sonneur, retomba sur les pieds, effare d'avoir desobei. C'etait un petit homme de cinquante ans, une tete carree et tannee de vieux militaire, a moustaches et a barbiche grises, le cou raidi, comme etrangle continuellement par des cols trop etroits. Tres ivre deja, il resta au port d'arme, sans se permettre une excuse. D'ailleurs, le pretre traversait la nef, en jetant un coup d'oeil sur les bancs. Il y avait peu de monde. A gauche, il ne vit encore que Delhomme, venu comme conseiller municipal. A droite, du cote des femmes, elles etaient au plus une douzaine: il reconnut Coelina Macqueron, seche, nerveuse et insolente; Flore Lengaigne, une grosse mere, geignarde, molle et douce; la Becu, longue, noiraude, tres sale. Mais ce qui acheva de le courroucer, ce fut la tenue des filles de la Vierge, au premier banc. Francoise etait la, entre deux de ses amies, la fille aux Macqueron, Berthe, une jolie brune, elevee en demoiselle a Cloyes, et la fille aux Lengaigne, Suzanne, une blonde, laide, effrontee, que ses parents allaient mettre en apprentissage chez une couturiere de Chateaudun. Toutes trois riaient d'une facon inconvenante. Et, a cote, la pauvre Lise, grasse et ronde, la mine gaie, etalait le scandale de son ventre, en face de l'autel. Enfin, l'abbe Godard entrait dans la sacristie, lorsqu'il tomba sur Delphin et sur Nenesse, qui jouaient a se pousser, en preparant les burettes. Le premier, le fils a Becu, age de onze ans, etait un gaillard hale et solide deja, aimant la terre, lachant l'ecole pour le labour; tandis qu'Ernest, l'aine des Delhomme, un blond mince et faineant, du meme age, avait toujours un miroir au fond de sa poche. --Eh bien, polissons! cria le pretre. Est-ce que vous vous croyez dans une etable? Et, se tournant vers un grand jeune homme maigre, dont la face bleme se herissait de quelques poils jaunes, et qui rangeait des livres sur la planche d'une armoire: --Vraiment, monsieur Lequeu, vous pourriez les faire tenir tranquilles, quand je ne suis pas la! C'etait le maitre d'ecole, un fils de paysan, qui avait suce la haine de sa classe avec l'instruction. Il violentait ses eleves, les traitait de brutes et cachait des idees avancees, sous sa raideur correcte a l'egard du cure et du maire. Il chantait bien au lutrin, il prenait meme soin des livres sacres; mais il avait formellement refuse de sonner la cloche, malgre l'usage, une telle besogne etant indigne d'un homme libre. --Je n'ai pas la police de l'eglise, repondit-il sechement. Ah! chez moi, ce que je les giflerais! Et, comme, sans repondre, l'abbe passait precipitamment l'aube et l'etole, il continua: --Une messe basse, n'est-ce pas? --Sans doute, et vite!... Il faut que je sois a Bazoches avant dix heures et demie, pour la grand'messe. Lequeu, qui avait pris un vieux missel dans l'armoire, la referma et alla poser le livre sur l'autel. --Depechons, depechons, repetait le cure, en pressant Delphin et Nenesse. Suant et soufflant, le calice en main, il rentra dans l'eglise, il commenca la messe, que les deux gamins servaient, avec des regards en dessous de sournois farceurs. C'etait une eglise d'une seule nef, a voute ronde, lambrissee de chene, qui tombait en ruines, par suite de l'entetement du conseil municipal a refuser tout credit: les eaux de pluie filtraient au travers des ardoises cassees de la toiture, on voyait de grandes taches indiquant la pourriture avancee du bois; et, dans le choeur, ferme d'une grille, une couleur verdatre, en l'air, salissait la fresque de l'abside, coupait en deux la figure d'un Pere Eternel, que des Anges adoraient. Lorsque le pretre se tourna vers les fideles, les bras ouverts, il s'apaisa un peu, en voyant que du monde etait venu, le maire, l'adjoint, des conseillers municipaux, le vieux Fouan, Clou, le marechal ferrant qui jouait du trombone aux messes chantees. L'air digne, Lequeu etait reste au premier rang. Becu, soul a tomber, gardait dans le fond une raideur de pieu. Et, du cote des femmes surtout, les bancs se garnissaient, Fanny, Rose, la Grande, d'autres encore; si bien que les filles de la Vierge avaient du se serrer, exemplaires maintenant, le nez dans leurs paroissiens. Mais ce qui flatta le cure, ce fut d'apercevoir M. et Mme Charles avec leur petite-fille Elodie, monsieur en redingote de drap noir, madame en robe de soie verte, tous les deux graves et cossus, donnant le bon exemple. Cependant, il depechait sa messe, mangeait le latin, bousculait le rite. Au prone, sans monter en chaire, assis sur une chaise, au milieu du choeur, il anonna, se perdit, renonca a se retrouver: l'eloquence etait son cote faible, les mots ne venaient pas, il poussait des heu! heu! sans jamais pouvoir finir ses phrases; ce qui expliquait pourquoi monseigneur l'oubliait depuis vingt-cinq ans, dans la petite cure de Bazoches-le-Doyen. Et le reste fut bacle, les sonneries de l'elevation tinterent comme des signaux electriques pris de folie, il renvoya son monde d'un "Ite, missa est" en coup de fouet. L'eglise s'etait a peine videe, que l'abbe Godard reparaissait, le tricorne pose de travers, dans sa hate. Devant la porte, un groupe de femmes stationnait, Coelina, Flore, la Becu, tres blessees d'avoir ete ainsi menees au galop. Il les meprisait donc, qu'il ne leur en donnait pas davantage, un jour de grande fete? --Dites, monsieur le cure, demanda Coelina de sa voix aigre, en l'arretant, vous nous en voulez, que vous nous expediez comme un vrai paquet de guenilles? --Ah! dame! repondit-il, les miens m'attendent... Je ne puis pas etre a Bazoches et a Rognes... Ayez un cure a vous, si vous desirez des grand'messes. C'etait l'eternelle querelle entre Rognes et l'abbe, les habitants exigeant des egards, lui s'en tenant a son devoir strict, pour une commune qui refusait de reparer l'eglise, et ou, d'ailleurs, de perpetuels scandales le decourageaient. Il continua, en designant les filles de la Vierge, qui partaient ensemble: --Et puis, est-ce que c'est propre, des ceremonies avec des jeunesses sans aucun respect pour les commandements de Dieu? --Vous ne dites pas ca pour ma fille, j'espere? demanda Coelina, les dents serrees. --Ni pour la mienne, bien sur? ajouta Flore. Alors, il s'emporta, excede. --Je le dis pour qui je dois le dire... Ca creve les yeux. Voyez-vous ca avec des robes blanches! Je n'ai pas une procession ici, sans qu'il y en ait une d'enceinte... Non, non, vous lasseriez le bon Dieu lui-meme! Il les quitta, et la Becu, restee muette, dut mettre la paix entre les deux meres, qui, excitees, se jetaient leurs filles a la tete; mais elle la mettait avec des insinuations si fielleuses, que la querelle s'aggrava. Berthe, ah! oui, on verrait comment elle tournerait, avec ses corsages de velours et son piano! Et Suzanne, fameuse idee de l'envoyer chez la couturiere de Chateaudun, pour qu'elle fit la culbute? L'abbe Godard, libre enfin, s'elancait, lorsqu'il se trouva en face des Charles. Son visage s'epanouit d'un large sourire aimable, il lanca un grand coup de tricorne. Monsieur, majestueux salua, madame fit sa belle reverence. Mais il etait dit que le cure ne partirait point, car il n'etait pas au bout de la place, qu'une nouvelle rencontre l'arreta. C'etait une grande femme d'une trentaine d'annees, qui en paraissait bien cinquante, les cheveux rares, la face plate, molle, jaune de son; et, cassee, epuisee par des travaux trop rudes, elle chancelait sous un fagot de menu bois. --Palmyre, demanda-t-il, pourquoi n'etes-vous pas venue a la messe, un jour de Toussaint? C'est tres mal. Elle eut un gemissement. --Sans doute, monsieur le cure, mais comment faire?... Mon frere a froid, nous gelons chez nous. Alors, je suis allee ramasser ca, le long des haies. --La Grande est donc toujours aussi dure? --Ah bien! elle creverait plutot que de nous jeter un pain ou une buche. Et, de sa voix dolente, elle repeta leur histoire, comment leur grand'mere les chassait, comment elle avait du se loger avec son frere dans une ancienne ecurie abandonnee. Ce pauvre Hilarion, bancal, la bouche tordue par un bec-de-lievre, etait sans malice, malgre ses vingt-quatre ans, si bete, que personne ne voulait le faire travailler. Elle travaillait donc pour lui, a se tuer, elle avait pour cet infirme des soins passionnes, une tendresse vaillante de mere. En l'ecoutant, la face epaisse et suante de l'abbe Godard se transfigurait d'une bonte exquise, ses petits yeux coleres s'embellissaient de charite, sa bouche grande prenait une grace douloureuse. Le terrible grognon, toujours emporte dans un vent de violence, avait la passion des miserables, leur donnait tout, son argent, son linge, ses habits, a ce point qu'on aurait pas trouve, en Beauce, un pretre ayant une soutane plus rouge et plus reprisee. Il se fouilla d'un air inquiet, il glissa a Palmyre une piece de cent sous. --Tenez! cachez ca, je n'en ai pas pour les autres... Et il faudra que je parle encore a la Grande, puisqu'elle est si mauvaise. Cette fois, il se sauva. Heureusement, comme il suffoquait, en remontant la cote, de l'autre cote de l'Aigre, le boucher de Bazoches-le-Doyen, qui rentrait, le prit dans sa carriole; et il disparut au ras de la plaine, secoue, avec la silhouette dansante de son tricorne, sur le ciel livide. Pendant ce temps, la place de l'Eglise s'etait videe, Fouan et Rose venaient de redescendre chez eux, ou Grosbois se trouvait deja. Un peu avant dix heures, Delhomme et Jesus-Christ arriverent a leur tour; mais on attendit en vain Buteau jusqu'a midi, jamais ce sacre original ne pouvait etre exact. Sans doute il s'etait arrete en chemin, a dejeuner quelque part. On voulut passer outre; puis, la sourde peur qu'il inspirait, avec sa mauvaise tete, fit decider qu'on tirerait les lots apres le dejeuner, vers deux heures seulement. Grosbois, qui accepta des Fouan un morceau de lard et un verre de vin, acheva la bouteille, en entama une autre, retombe dans son etat d'ivresse habituel. A deux heures, toujours pas de Buteau. Alors, Jesus-Christ, dans le besoin de godaille qui alanguissait le village, par ce dimanche de fete, vint passer devant chez Macqueron, en allongeant le cou; et cela reussit, la porte fut brusquement ouverte, Becu se montra et cria: --Arrive, mauvaise troupe, que je te paye un canon! Il s'etait raidi encore, de plus en plus digne a mesure qu'il se grisait. Une fraternite d'ancien militaire ivrogne, une tendresse secrete le portait vers le braconnier; mais il evitait de le reconnaitre quand il etait en fonction, sa plaque au bras, toujours sur le point de le prendre en flagrant delit, combattu entre son devoir et son coeur. Au cabaret, des qu'il etait soul, il le regalait en frere. --Un ecarte, hein, veux-tu? Et, nom de Dieu? si les Bedouins nous embetent, nous leur couperons les oreilles! Ils s'installerent a une table, jouerent aux cartes en criant fort, tandis que les litres, un a un, se succedaient. Macqueron, dans un coin, tasse, avec sa grosse face moustachue, tournait ses pouces. Depuis qu'il avait gagne des rentes, en speculant sur les petits vins de Montigny, il etait tombe a la paresse, chassant, pechant, faisant le bourgeois; et il restait tres sale, vetu de loques, pendant que sa fille Berthe trimballait autour de lui des robes de soie. Si sa femme l'avait ecoute, ils auraient ferme boutique, et l'epicerie, et le cabaret, car il devenait vaniteux, avec de sourdes ambitions, inconscientes encore; mais elle etait d'une aprete feroce au lucre, et lui-meme, tout en ne s'occupant de rien, la laissait continuer a verser des canons, pour ennuyer son voisin Lengaigne, qui tenait le bureau de tabac et donnait aussi a boire. C'etait une rivalite ancienne, jamais eteinte, toujours pres de flamber. Cependant, il y avait des semaines ou l'on vivait en paix; et, justement, Lengaigne entra avec son fils Victor, un grand garcon gauche, qui devait bientot tirer au sort. Lui, tres long, l'air fige, ayant une petite tete de chouette sur de larges epaules osseuses, cultivait ses terres, pendant que sa femme pesait le tabac et descendait a la cave. Ce qui lui donnait une importance, c'etait qu'il rasait le village et coupait les cheveux, un metier rapporte du regiment, qu'il exercait chez lui, au milieu des consommateurs, ou encore a domicile, a la volonte des clients. --Eh bien! cette barbe, est-ce pour aujourd'hui, compere? demanda-t-il, des la porte. --Tiens, c'est vrai, je t'ai dit de venir, s'ecria Macqueron. Ma foi, tout de suite, si ca te plait. Il decrocha un vieux plat a barbe, prit un savon et de l'eau tiede, pendant que l'autre tirait de sa poche un rasoir grand comme un coutelas, qu'il se mit a repasser sur un cuir fixe a l'etui. Mais une voix glapissante vint de l'epicerie voisine. --Dites donc, criait Coelina, est-ce que vous allez faire vos saletes sur les tables?... Ah! non, je ne veux pas, chez moi, qu'on trouve du poil dans les verres! C'etait une attaque a la proprete du cabaret voisin, ou l'on mangeait plus de cheveux qu'on ne buvait de vrai vin, disait-elle. --Vends ton sel et ton poivre, et fiche-nous la paix, repondit Macqueron, vexe de cette algarade devant le monde. Jesus-Christ et Becu ricanerent. Mouchee, la bourgeoise! Et ils lui commanderent un nouveau litre, qu'elle apporta, furieuse, sans une parole. Ils battaient les cartes, ils les jetaient sur la table violemment, comme pour s'assommer. Atout, atout et atout! Lengaigne avait deja frotte son client de savon, et le tenait par le nez, lorsque Lequeu, le maitre d'ecole, poussa la porte. --Bonsoir, la compagnie! Il resta debout et muet devant le poele, a se chauffer les reins, pendant que le jeune Victor, derriere les joueurs, s'absorbait dans la vue de leur jeu. --A propos, reprit Macqueron, en profitant d'une minute ou Lengaigne lui essuyait sur l'epaule les baves de son rasoir, M. Hourdequin, tout a l'heure, avant la messe, m'a encore parle du chemin... Faudrait se decider pourtant. Il s'agissait du fameux chemin direct de Rognes a Chateaudun, qui devait raccourcir la distance d'environ deux lieues, car les voitures etaient forcees de passer par Cloyes. Naturellement, la ferme avait grand interet a cette voie nouvelle, et le maire, pour entrainer le conseil municipal, comptait beaucoup sur son adjoint, interesse lui aussi a une prompte solution. Il etait, en effet, question de relier le chemin a la route du bas, ce qui faciliterait aux voitures l'acces de l'eglise, ou l'on ne grimpait que par des sentiers de chevre. Or, le trace projete suivait simplement la ruelle etranglee entre les deux cabarets, l'elargissait en menageant la pente; et les terrains de l'epicier, des lors en bordure, ayant un acces facile, allaient decupler de valeur. --Oui, continua-t-il, il parait que le gouvernement, pour nous aider, attend que nous votions quelque chose... N'est-ce pas, tu en es? Lengaigne, qui etait conseiller municipal, mais qui n'avait pas meme un bout de jardin derriere sa maison, repondit: --Moi, je m'en fous! Qu'est-ce que ca me fiche, ton chemin? Et, en s'attaquant a l'autre joue, dont il grattait le cuir comme avec une rape, il tomba sur la ferme. Ah! ces bourgeois d'aujourd'hui, c'etait pis encore que les seigneurs d'autrefois: oui, ils avaient tout garde, dans le partage, et ils ne faisaient des lois que pour eux, ils ne vivaient que de la misere du pauvre monde! Les autres l'ecoutaient, genes et heureux au fond de ce qu'il osait dire, la haine seculaire, indomptable, du paysan contre les possesseurs du sol. --Ca va bien qu'on est entre soi, murmura Macqueron, en lancant un regard inquiet vers le maitre d'ecole. Moi, je suis pour le gouvernement... Ainsi, notre depute, M. de Chedeville, qui est, dit-on, l'ami de l'empereur... Du coup, Lengaigne agita furieusement son rasoir. --Encore un joli bougre, celui-la!... Est-ce qu'un richard comme lui, qui possede plus de cinq cents hectares du cote d'Orgeres, ne devrait pas vous en faire cadeau, de votre chemin, au lieu de vouloir tirer des sous a la commune?... Salle rosse! Mais l'epicier, terrifie cette fois, protesta. --Non, non, il est bien honnete et pas fier... Sans lui, tu n'aurais pas eu ton bureau de tabac. Qu'est-ce que tu dirais, s'il te le reprenait? Brusquement calme, Lengaigne se remit a lui gratter le menton. Il etait alle trop loin, il enrageait: sa femme avait raison de dire que ses idees lui joueraient un vilain tour. Et l'on entendit alors une querelle qui eclatait entre Becu et Jesus-Christ. Le premier avait l'ivresse mauvaise, batailleuse, tandis que l'autre, au contraire, de terrible chenapan qu'il etait a jeun, s'attendrissait davantage a chaque verre de vin, devenait d'une douceur et d'une bonhomie d'apotre soulard. A cela, il fallait ajouter leur difference radicale d'opinions: le braconnier, republicain, un rouge comme on disait, qui se vantait d'avoir, a Cloyes, en 48, fait danser le rigodon aux bourgeoises; le garde champetre, d'un bonapartisme farouche, adorant l'empereur, qu'il pretendait connaitre. --Je te jure que si! Nous avions mange ensemble une salade de harengs sales. Et alors il m'a dit: Pas un mot, je suis l'empereur... Je l'ai bien reconnu, a cause de son portrait sur les pieces de cent sous. --Possible! Une canaille tout de meme, qui bat sa femme et qui n'a jamais aime sa mere! --Tais-toi, nom de Dieu! ou je te casse la gueule! Il fallut enlever des mains de Becu le litre qu'il brandissait, tandis que Jesus-Christ, les yeux mouilles, attendait le coup, dans une resignation souriante. Et ils se remirent a jouer, fraternellement. Atout, atout et atout! Macqueron, que l'indifference affectee du maitre d'ecole troublait, finit par lui demander: --Et vous, monsieur Lequeu, qu'est-ce que vous en dites? Lequeu, qui chauffait ses longues mains blemes contre le tuyau du poele, eut un sourire aigre d'homme superieur que sa position force au silence. --Moi, je n'en dis rien, ca ne me regarde pas. Alors, Macqueron alla plonger sa face dans une terrine d'eau, et tout en reniflant, en s'essuyant: --Eh bien? ecoutez ca, je veux faire quelque chose... Oui, nom de Dieu! si l'on vote la route, je donne mon terrain pour rien. Cette declaration stupefia les autres. Jesus-Christ et Becu eux-memes, malgre leur ivresse, leverent la tete. Il y eut un silence, on le regardait comme s'il fut devenu brusquement fou; et lui, fouette par l'effet produit, les mains tremblantes pourtant de l'engagement qu'il prenait, ajouta: --Il y en aura bien un demi-arpent... Cochon qui s'en dedit! C'est jure! Lengaigne s'en alla avec son fils Victor, exaspere et malade de cette largesse du voisin: la terre ne lui coutait guere, il avait assez vole le monde! Macqueron, malgre le froid, decrocha son fusil, sortit voir s'il rencontrerait un lapin, apercu la veille au bout de sa vigne. Il ne resta que Lequeu, qui passait la ses dimanches, sans rien boire, et que les deux joueurs, acharnes, le nez dans les cartes. Des heures s'ecoulerent, d'autres paysans vinrent et repartirent. Vers cinq heures, une main brutale poussa la porte, et Buteau parut, suivi de Jean. Des qu'il apercut Jesus-Christ, il cria: --J'aurais parie vingt sous. Est-ce que tu te fous du peuple? Nous t'attendons. Mais l'ivrogne, bavant et s'egayant, repondit: --Eh! sacre farceur, c'est moi qui t'attends... Depuis ce matin, tu nous fais droguer. Buteau s'etait arrete a la Borderie, ou Jacqueline, que des quinze ans il culbutait sur le foin, l'avait retenu a manger des roties avec Jean. Le fermier Hourdequin etant alle dejeuner a Cloyes, au sortir de la messe, on avait noce tres tard, et les deux garcons arrivaient seulement, ne se quittant plus. Cependant, Becu gueulait qu'il payait les cinq litres, mais que c'etait une partie a continuer; tandis que Jesus-Christ, apres s'etre decolle peniblement de sa chaise, suivait son frere, les yeux noyes de douceur. --Attends la, dit Buteau a Jean, et dans une demi-heure, viens me rejoindre... Tu sais que tu dines avec moi chez le pere. Chez les Fouan, lorsque les deux freres furent entres dans la salle, on se trouva au grand complet. Le pere debout, baissait le nez. La mere, assise pres de la table qui occupait le milieu, tricotait de ses mains machinales. En face d'elle, Grosbois avait tant bu et mange, qu'il s'etait assoupi, les yeux a demi ouverts; tandis que, plus loin, sur deux chaises basses, Fanny et Delhomme attendaient patiemment. Et, choses rares dans cette piece enfumee, aux vieux meubles pauvres, aux quelques ustensiles manges par les nettoyages, une feuille de papier blanc, un encrier et une plume etaient poses sur la table, a cote du chapeau de l'arpenteur, un chapeau noir tourne au roux, monumental, qu'il trimballait depuis dix ans, sous la pluie et le soleil. La nuit tombait, l'etroite fenetre donnait une derniere lueur boueuse, dans laquelle le chapeau prenait une importance extraordinaire, avec ses bords plats et sa forme d'urne. Mais Grosbois, toujours a son affaire, malgre son ivresse, se reveilla, begayant: --Nous y sommes... Je vous disais que l'acte est pret. J'ai passe hier chez M. Baillehache, il me l'a fait voir. Seulement, les numeros des lots sent restes en blanc, a la suite de vos noms... Nous allons donc tirer ca, et le notaire n'aura plus qu'a les inscrire, pour que vous puissiez, samedi, signer l'acte chez lui. Il se secoua, haussa la voix. --Voyons, je vas preparer les billets. D'un mouvement brusque, les enfants se rapprocherent, sans chercher a cacher leur defiance. Ils le surveillaient, etudiaient ses moindres gestes, comme ceux d'un faiseur de tours, capable d'escamoter les parts. D'abord, de ses gros doigts tremblants d'alcoolique, il avait coupe la feuille de papier en trois; puis, maintenant, sur chaque morceau, il ecrivait un chiffre, 1, 2, 3, tres appuye, enorme; et, par-dessus ses epaules, tous suivaient la plume, le pere et la mere eux-memes hochaient la tete, satisfaits de constater qu'il n'y avait pas de tricherie possible. Les billets furent plies lentement et jetes dans le chapeau. Un silence regna, solennel. Au bout de deux grandes minutes, Grosbois dit: --Faut vous decider pourtant... Qui est-ce qui commence? Personne ne bougea. La nuit augmentait, le chapeau semblait grandir dans cette ombre. --Par rang d'ages, voulez-vous? proposa l'arpenteur. A toi, Jesus-Christ, qui est l'aine. Jesus-Christ, bon enfant, s'avanca; mais il perdit l'equilibre, faillit s'etaler. Il avait enfonce le poing dans le chapeau, d'un effort violent, comme pour en retirer un quartier de roche. Lorsqu'il tint le billet, il dut s'approcher de la fenetre. --Deux! cria-t-il, en trouvant sans doute ce chiffre particulierement drole, car il suffoqua de rire. --A toi, Fanny! appela Grosbois. Quand Fanny eut la main au fond, elle ne se pressa point. Elle fouillait, remuait les billets, les pesait l'un apres l'autre. --C'est defendu de choisir, dit rageusement Buteau, que la passion etranglait, et qui avait blemi au numero tire par son frere. --Tiens! pourquoi donc? repondit-elle. Je ne regarde pas, je peux bien tater. --Va, murmura le pere, ca se vaut, il n'y en a pas plus lourd dans l'un que dans l'autre. Elle se decida enfin, courut devant la fenetre. --Un! --Eh bien! c'est Buteau qui a le trois, repris Fouan. Tire-le, mon garcon. Dans la nuit croissante, on n'avait pu voir se decomposer le visage du cadet. Sa voix eclata de colere. --Jamais de la vie! --Comment? --Si vous croyez que j'accepte, ah! non!... Le troisieme lot, n'est-ce pas? le mauvais! Je vous l'ai assez dit, que je voulais partager autrement. Non! non! vous vous foutriez de moi!... Et puis, est-ce que je ne vois pas clair dans vos manigances? est-ce que ce n'etait pas au plus jeune a tirer le premier?... Non! non! je ne tire pas, puisqu'on triche! Le pere et la mere le regardaient se demener, taper des pieds et des poings. --Mon pauvre enfant, tu deviens fou, dit Rose. --Oh! maman, je sais bien que vous ne m'avez jamais aime. Vous me decolleriez la peau du corps pour la donner a mon frere... A vous tous, vous me mangeriez... Fouan l'interrompit durement. --Assez de betises, hein!... Veux-tu tirer? --Je veux qu'on recommence. Mais il y eut une protestation generale. Jesus-Christ et Fanny serraient leurs billets, comme si l'on tentait de les leur arracher. Delhomme declarait que le tirage avait eu lieu honnetement, et Grosbois, tres blesse, parlait de s'en aller, si l'on suspectait sa bonne foi. --Alors, je veux que papa ajoute a ma part mille francs sur l'argent de sa cachette. Le vieux, un moment etourdi, begaya. Puis, il se redressa, s'avanca, terrible. --Qu'est-ce que tu dis? Tu y tiens donc a me faire assassiner, mauvais bougre! On demolirait la maison, qu'on ne trouverait pas un liard... Prends le billet, nom de Dieu! ou tu n'auras rien! Buteau, le front dur d'obstination, ne recula pas devant le poing leve de son pere. --Non! Le silence retomba, embarrasse. Maintenant, l'enorme chapeau genait, barrant les choses, avec cet unique billet au fond, que personne ne voulait toucher. L'arpenteur, pour en finir, conseilla au vieux de le tirer lui-meme. Et le vieux, gravement, le tira, alla le lire devant la fenetre, comme s'il ne l'eut pas connu. --Trois!... Tu as le troisieme lot, entends-tu? L'acte est pret, bien sur que M. Baillehache n'y changera rien, car ce qui est fait n'est pas a refaire... Et, puisque tu couches ici, je te donne la nuit pour reflechir... Allons, c'est fini, n'en causons plus. Buteau, noye de tenebres, ne repondit pas. Les autres approuverent bruyamment, tandis que la mere se decidait a allumer une chandelle, pour mettre le couvert. Et, a cette minute, Jean qui venait rejoindre son camarade, apercut deux ombres enlacees, guettant de la route, deserte et noire, ce qu'on faisait chez les Fouan. Dans le ciel d'ardoise, des flocons de neige commencaient a voler, d'une legerete de plume. --Oh! monsieur Jean, dit une voix douce, vous nous avez fait peur! Alors, il reconnut Francoise, encapuchonnee, avec sa face longue, aux levres fortes. Elle se serrait contre sa soeur Lise, la tenait d'un bras a la taille. Les deux soeurs s'adoraient, on les rencontrait toujours de la sorte, au cou l'une de l'autre. Lise, plus grande, l'air agreable, malgre ses gros traits et la bouffissure commencante de toute sa ronde personne, restait rejouie dans son malheur. --Vous espionnez donc? demanda-t-il gaiement. --Dame! repondit-elle, ca m'interesse, ce qui se passe la-dedans... Savoir si ca va decider Buteau! Francoise, d'un geste de caresse, avait emprisonne de son autre bras le ventre enfle de sa soeur. --S'il est permis, le cochon!... Quand il aura la terre, peut-etre qu'il voudra une fille plus riche. Mais Jean leur donna bon espoir: le partage devait etre termine, on arrangerait le reste. Puis, lorsqu'il leur apprit qu'il mangeait chez les vieux. Francoise dit encore: --Ah bien! nous vous reverrons tout a l'heure, nous irons a la veillee. Il les regarda se perdre dans la nuit. La neige tombait plus epaisse, leurs vetements confondus se liseraient d'un fin duvet blanc. V Des sept heures, apres le diner, les Fouan, Buteau et Jean etaient alles, dans l'etable, rejoindre les deux vaches, que Rose devait vendre. Ces betes, attachees au fond, devant l'auge, chauffaient la piece de l'exhalaison forte de leur corps et de leur litiere; tandis que la cuisine, avec les trois maigres tisons du diner, se trouvait deja glacee par les gelees precoces de novembre. Aussi, l'hiver, veillait-on la, sur la terre battue, bien a l'aise, au chaud, sans autre derangement que d'y transporter une petite table ronde et une douzaine de vieilles chaises. Chaque voisin apportait la chandelle a son tour; de grandes ombres dansaient le long des murailles nues, noires de poussiere, jusqu'aux toiles d'araignee des charpentes; et l'on avait dans le dos les souffles tiedes des vaches, qui, couchees, ruminaient. La Grande arriva la premiere, avec un tricot. Elle n'apportait jamais de chandelle, abusant de son grand age, si redoutee, que son frere n'osait la rappeler aux usages. Tout de suite, elle prit la bonne place, attira le chandelier, le garda pour elle seule, a cause de ses mauvais yeux. Elle avait pose contre sa chaise la canne qui ne la quittait jamais. Des parcelles scintillantes de neige fondaient sur les poils rudes qui herissaient sa tete d'oiseau decharne. --Ca tombe? demanda Rose. --Ca tombe, repondit-elle de sa voix breve. Et elle se mit a son tricot, elle serra ses levres minces, avare de paroles, apres avoir jete sur Jean et sur Buteau un regard percant. Les autres, derriere elle, parurent: d'abord, Fanny qui s'etait fait accompagner par son fils Nenesse, Delhomme ne venant jamais aux veillees; et, presque aussitot, Lise et Francoise, qui secouerent en riant la neige dont elles etaient couvertes. Mais la vue de Buteau fit rougir legerement la premiere. Lui, tranquillement, la regardait. --Ca va bien, Lise, depuis qu'on ne s'est vu? --Pas mal, merci. --Allons, tant mieux! Palmyre, pendant ce temps, s'etait furtivement glissee par la porte entr'ouverte; et elle s'amincissait, elle se placait le plus loin possible de sa grand'mere, la terrible Grande, lorsqu'un tapage, sur la route, la fit se redresser. C'etaient des begaiements de fureur, des larmes, des rires et des huees. --Ah! les gredins d'enfants, ils sont encore apres lui! cria-t-elle. D'un bond, elle avait rouvert la porte; et brusquement hardie, avec des grondements de lionne, elle delivra son frere Hilarion des farces de la Trouille, de Delphin de Nenesse. Ce dernier venait de rejoindre les deux autres qui hurlaient aux trousses de l'infirme. Essouffle, ahuri, Hilarion entra en se dehanchant sur ses jambes torses. Son bec-de-lievre le faisait saliver, il begayait sans pouvoir expliquer les choses, l'air caduc pour ses vingt-quatre ans, d'une hideur bestiale de cretin. Il etait devenu tres mechant, enrage de ce qu'il ne pouvait attraper a la course et calotter les gamins qui le poursuivaient. Cette fois encore, c'etait lui qui avait recu une volee de boules de neige. --Oh! est-il menteur! dit la Trouille, d'un grand air innocent. Il m'a mordue au pouce, tenez! Du coup, Hilarion, les mots en travers de la gorge, faillit s'etrangler; tandis que Palmyre le calmait, lui essuyait le visage avec son mouchoir, en l'appelant son mignon. --En voila assez, hein! finit par dire Fouan. Toi, tu devrais bien l'empecher de te suivre. Assois-le au moins, qu'il se tienne tranquille!... Et vous, marmaille, silence! On va vous prendre par les oreilles et vous reconduire chez vos parents. Mais, comme l'infirme continuait a begayer, voulant avoir raison, la Grande, dont les yeux flamberent, saisit sa canne et en assena un coup si rude sur la table, que tous le monde sauta. Palmyre et Hilarion, saisis de terreur, s'affaisserent, ne bougerent plus. Et la veillee commenca. Les femmes, autour de l'unique chandelle, tricotaient, filaient, travaillaient a des ouvrages, qu'elles ne regardaient meme pas. Les hommes, en arriere, fumaient lentement avec de rares paroles, pendant que, dans un coin, les enfants se poussaient et se pincaient en etouffant leurs rires. Parfois, on disait des contes: celui du Cochon noir, qui gardait un tresor, une clef rouge a la gueule; ou encore celui de la bete d'Orleans, qui avait la face d'un homme, des ailes de chauve-souris, des cheveux jusqu'a terre, deux cornes, deux queues, l'une pour prendre, l'autre pour tuer; et ce monstre avait mange un voyageur rouennais, dont il n'etait reste que le chapeau et les bottes. D'autres fois, on entamait les histoires sans fin sur les loups, les loups voraces, qui, pendant des siecles, ont devaste la Beauce. Anciennement, lorsque la Beauce, aujourd'hui, nue et pelee, gardait de ses forets premieres quelques bouquets d'arbres, des bandes innombrables de loups, poussees par la faim, sortaient l'hiver pour se jeter sur les troupeaux. Des femmes, des enfants etaient devores. Et les vieux du pays se rappelaient que, pendant les grandes neiges, les loups venaient dans les villes: a Cloyes, on les entendait hurler sur la place Saint-Georges; a Rognes, ils soufflaient sous les portes mal closes des etables et des bergeries. Puis, les memes anecdotes se succedaient; le meunier, surpris par cinq grands loups, qui les mit en fuite en enflammant une allumette; la petite fille qu'une louve accompagna au galop pendant deux lieues, et qui fut mangee seulement a sa porte, lorsqu'elle tomba; d'autres, d'autres encore, des legendes de loups-garous, d'hommes changes en betes, sautant sur les epaules des passants attardes, les forcant a courir, jusqu'a la mort. Mais, autour de la maigre chandelle, ce qui glacait les filles de la veillee, ce qui, a la sortie, les faisait se sauver, eperdues, fouillant l'ombre, c'etaient les crimes des Chauffeurs, de la fameuse bande d'Orgeres, dont apres soixante ans la contree frissonnait. Ils etaient des centaines, tous rouleurs de routes, mendiants, deserteurs, faux colporteurs, des hommes, des enfants, des femmes, qui vivaient de vols, de meurtres et de debauches. Ils descendaient des troupes armees et disciplinees de l'ancien brigandage, mettant a profit les troubles de la Revolution, faisant en regle le siege des maisons isolees, ou ils entraient "a la bombe", en enfoncant les portes a l'aide de beliers. Des la nuit venue, comme les loups, ils sortaient de la foret de Dourdan, des broussailles de la Conie, des repaires boises ou ils se cachaient; et la terreur tombait avec l'ombre, sur les fermes de la Beauce, d'Etampes a Chateaudun, de Chartres a Orleans. Parmi leurs atrocites legendaires, celle qui revenait le plus souvent a Rognes, etait le pillage de la ferme de Millouard, distante de quelques lieues seulement, dans le canton d'Orgeres. Le Beau-Francois, le chef celebre, le successeur de Fleur-d'Epine, cette nuit-la, avait avec lui le Rouge-d'Auneau, son lieutenant, le Grand-Dragon, Breton-le-cul-sec, Lonjumeau, Sans-Pouce, cinquante autres, tous le visage noirci. D'abord, ils jeterent dans la cave les gens de la ferme, les servantes, les charretiers, le berger, a coups de baionnette; ensuite, ils "chaufferent" le fermier, le pere Fousset, qu'ils avaient garde seul. Quand ils lui eurent allonge les pieds au-dessus des braises de la cheminee, ils allumerent avec des brandes de paille sa barbe et tout le poil de son corps; puis, ils revinrent aux pieds, qu'ils tailladerent de la pointe d'un couteau, pour que la flamme penetrat mieux. Enfin, le vieux s'etant decide a dire ou etait son argent ils le lacherent, ils emporterent un butin considerable. Fousset, qui avait eu la force de se trainer jusqu'a une maison voisine, ne mourut que plus tard. Et, invariablement, le recit se terminait par le proces et l'execution, a Chartres, de la bande des Chauffeurs, que le Borgne-de-Jouy avait vendue: un proces monstre, dont l'instruction demanda dix-huit mois, et pendant lequel soixante-quatre des prevenus moururent en prison d'une peste determinee par leur ordure; un proces qui defera a la cour d'assises cent quinze accuses dont trente-trois contumaces, qui fit poser au jury sept mille huit cents questions, qui aboutit a vingt-trois condamnations a mort. La nuit de l'execution, en se partageant les depouilles des supplicies, sous l'echafaud rouge de sang, les bourreaux de Chartres et de Dreux se battirent. Fouan, a propos d'un assassinat qui s'etait commis du cote de Janville, raconta donc une fois de plus les abominations de la ferme de Millouard; et il en etait a la complainte composee en prison par le Rouge-d'Auneau lui-meme, lorsque des bruits etranges sur la route, des pas, des poussees, des jurons, epouvanterent les femmes. Palissantes, elles tendaient l'oreille, avec la terreur de voir un flot d'hommes noirs entrer "a la bombe". Bravement, Buteau alla ouvrir la porte. --Qui va la? Et l'on apercut Becu et Jesus-Christ, qui, a la suite d'une querelle avec Macqueron, venaient de quitter le cabaret, en emportant les cartes et une chandelle, pour aller finir la partie ailleurs. Ils etaient si souls, et l'on avait eu si peur, qu'on se mit a rire. --Entrez tout de meme, et soyez sages, dit Rose en souriant a son grand chenapan de fils. Vos enfants sont ici, vous les emmenerez. Jesus-Christ et Becu s'assirent par terre, pres des vaches, mirent la chandelle entre eux, et continuerent: atout, atout, et atout! Mais la conversation avait tourne, on parlait des garcons du pays qui devaient tirer au sort, Victor Lengaigne et trois autres. Les femmes etaient devenues graves, une tristesse ralentissait les paroles. --Ce n'est pas drole, reprit Rose, non, non, pas drole, pour personne! --Ah! la guerre, murmura Fouan, elle en fait, du mal! C'est la mort de la culture... Oui, quand les garcons partent, les meilleurs bras s'en vont, on le voit bien a la besogne; et, quand ils reviennent, dame? ils sont changes, ils n'ont plus le coeur a la charrue... Vaudrait mieux le cholera que la guerre! Fanny s'arreta de tricoter. --Moi, declara-t-elle, je ne veux pas que Nenesse parte... M. Baillehache nous a explique une machine, comme qui dirait une loterie: on se reunit a plusieurs, chacun verse entre ses mains une somme, et ceux qui tombent au sort sont rachetes. --Faut etre riche pour ca, dit sechement la Grande. Mais Becu, entre deux levees, avait attrape un mot au vol. --La guerre, ah! bon sang! c'est ca qui fait les hommes!... Lorsqu'on n'y est pas alle, on ne peut pas savoir. Il n'y a que ca, se foutre des coups... Hein? la-bas, chez les moricauds. Et il cligna l'oeil gauche, tandis que Jesus-Christ ricanait d'un air d'intelligence. Tous deux avaient fait les campagnes d'Afrique, le garde champetre des les premiers temps de la conquete, l'autre plus tard, lors des revoltes dernieres. Aussi, malgre la difference des epoques, avaient-ils des souvenirs communs, des oreilles de Bedouins coupees et enfilees en chapelets, des Bedouines a la peau frottee d'huile, pincees derriere les haies et tamponnees dans tous les trous. Jesus-Christ surtout repetait une histoire qui enflait de rires enormes les ventres des paysans: une grande cavale de femme, jaune comme un citron, qu'on avait fait courir toute nue, avec une pipe dans le derriere. --Nom de Dieu, reprit Becu en s'adressant a Fanny, vous voulez donc que Nenesse reste une fille?... Ce que je vais vous coller Delphin au regiment, moi! Les enfants avaient cesse de jouer, Delphin levait sa tete ronde et solide de petit gars sentant deja la terre. --Non! declara-t-il carrement, d'un air tetu. --Hein? qu'est-ce que tu dis? je vais t'apprendre le courage, mauvais Francais! --Je ne veux pas partir, je veux rester chez nous. Le garde champetre levait la main, lorsque Buteau l'arreta. --Laissez-le donc tranquille, cet enfant!... Il a raison. Est-ce qu'on a besoin de lui? Il y en a d'autres... Avec ca qu'on vient au monde pour lacher son coin, pour aller se faire casser la gueule, a cause d'un tas d'histoires dont on se fiche. Moi, je n'ai pas quitte le pays, je ne m'en porte pas plus mal. En effet, il avait tire un bon numero, il etait un vrai terrien, attache au sol, ne connaissant qu'Orleans et Chartres, n'ayant rien vu, au dela du plat horizon de la Beauce. Et il semblait en tirer un orgueil, d'avoir ainsi pousse dans sa terre, avec l'entetement borne et vivace d'un arbre. Il s'etait mis debout, les femmes le regardaient. --Quand ils rentrent du service, ils sont tous si maigres! osa murmurer Lise. --Et vous, Caporal, demanda la vieille Rose, vous etes alle loin? Jean fumait sans une parole, en garcon reflechi qui preferait ecouter. Il ota lentement sa pipe. --Oui, assez loin comme ca... Pas en Crimee, pourtant. Je devais partir quand on a pris Sebastopol... Mais, plus tard, en Italie... --Et qu'est-ce que c'est, l'Italie? La question parut le surprendre, il hesita, fouilla ses souvenirs. --Mais l'Italie, c'est comme chez nous. Il y a de la culture, il y a des bois avec des rivieres... Partout, c'est la meme chose. --Alors, vous vous etes battu? --Ah! oui, battu pour sur! Il s'etait remis a sucer sa pipe, il ne se pressait pas; et Francoise, qui avait leve les yeux, restait la bouche entr'ouverte, a attendre une histoire. Toutes, d'ailleurs, s'interessaient, la Grande elle-meme allongea un nouveau coup de canne sur la table, pour faire taire Hilarion qui geignait, la Trouille ayant invente le petit jeu de lui enfoncer une epingle dans le bras, sournoisement. A Solferino, ca chauffait dur, et il pleuvait cependant, oh! il pleuvait... Je n'avais pas un fil de sec, l'eau m'entrait par le dos et coulait dans mes souliers... Ca, on peut le dire sans mensonge, nous avons ete mouilles! On attendait toujours, mais il n'ajouta rien, il n'avait vu que ca de la bataille. Au bout d'une minute de silence, il reprit de son air raisonnable: --Mon Dieu! la guerre, ce n'est pas si difficile qu'on le croit... On tombe au sort, n'est-ce pas? on est bien oblige de faire son devoir. Moi, j'ai lache le service, parce que j'aime mieux autre chose. Seulement, ca peut encore avoir du bon, pour celui que son metier degoute et qui rage, quand l'ennemi vient nous emmerder en France. --Une sale chose, tout de meme! conclut le pere Fouan. Chacun devrait defendre son chez soi, et pas plus. De nouveau, le silence regna. Il faisait tres chaud, une chaleur humide et vivante, accentuee par la forte odeur de la litiere. Une des deux vaches, qui s'etait mise debout, fientait; et l'on entendit le bruit doux et rythmique des bouses etalees. De la nuit des charpentes, descendait le cri-cri melancolique d'un grillon; tandis que, le long des murailles, les doigts rapides des femmes, activant les aiguilles de leur tricot, semblaient faire courir des pattes d'araignees geantes, au milieu de tout ce noir. Mais Palmyre, ayant pris les mouchettes pour moucher la chandelle, la moucha si bas qu'elle l'eteignit. Ce furent des clameurs, les filles riaient, les enfants enfoncaient l'epingle dans une fesse d'Hilarion; et les choses se seraient gatees, si la chandelle de Jesus-Christ et de Becu, somnolents sur leurs cartes, n'avait servi a rallumer l'autre, malgre sa meche longue, elargie en un champignon rouge. Saisie de sa maladresse, Palmyre tremblait comme une gamine qui craint de recevoir le fouet. --Voyons, dit Fouan, qui est-ce qui va nous lire ca, pour finir la veillee?... Caporal, vous devez tres bien lire l'imprime, vous. Il etait alle chercher un petit livre graisseux, un de ces livres de propagande bonapartiste, dont l'empire avait inonde les campagnes. Celui-ci, tombe la de la balle d'un colporteur, etait une attaque violente contre l'ancien regime, une histoire dramatisee du paysan, avant et apres la Revolution, sous ce titre de complainte: _Les Malheurs et le Triomphe de Jacques Bonhomme_. Jean avait pris le livre, et tout de suite, sans se faire prier, il se mit a lire, d'une voix blanche et anonnante d'ecolier qui ne tient pas compte de la ponctuation. Religieusement, on l'ecouta. D'abord, il etait question des Gaulois libres, reduits en esclavage par les Romains, puis conquis par les Francs, qui, des esclaves, firent des serfs, en etablissant la feodalite. Et le long martyre commencait, le martyre de Jacques Bonhomme, de l'ouvrier de la terre, exploite, extermine, a travers les siecles. Pendant que le peuple des villes se revoltait, fondant la commune, obtenant le droit de bourgeoisie, le paysan isole, depossede de tout et de lui-meme, n'arrivait que plus tard a s'affranchir, a acheter de son argent la liberte d'etre un homme; et quelle liberte illusoire, le proprietaire accable, garrotte par des impots de sang et de ruine, la propriete sans cesse remise en question, grevee de tant de charges, qu'elle ne lui laissait guere que des cailloux a manger! Alors, un affreux denombrement commencait, celui des droits qui frappaient le miserable. Personne n'en pouvait dresser la liste exacte et complete, ils pullulaient, ils soufflaient a la fois du roi, de l'eveque et du seigneur. Trois carnassiers devorants sur le meme corps: le roi avait le cens et la taille, l'eveque avait la dime, le seigneur imposait tout, battait monnaie avec tout. Plus rien n'appartenait au paysan, ni la terre, ni l'eau, ni le feu, ni meme l'air qu'il respirait. Il lui fallait payer, payer toujours, pour sa vie, pour sa mort, pour ses contrats, ses troupeaux, son commerce, ses plaisirs. Il payait pour detourner sur son fonds l'eau pluviale des fosses, il payait pour la poussiere des chemins que les pieds de ses moutons faisaient voler, l'ete, aux grandes secheresses. Celui qui ne pouvait payer, donnait son corps et son temps, taillable et corveable a merci, oblige de labourer, moissonner, faucher, faconner la vigne, curer les fosses du chateau, faire et entretenir les routes. Et les redevances en nature; et les banalites; le moulin, le four, le pressoir, ou restait le quart des recoltes; et le droit de guet et de garde qui subsista en argent, meme apres la demolition des donjons; et le droit de gite, de prise et pourvoirie, qui, sur le passage du roi ou du seigneur, devalisait les chaumieres, enlevait les paillasses et les couvertures, chassait l'habitant de chez lui, quitte a ce qu'on arrachat les portes et les fenetres, s'il ne deguerpissait pas assez vite. Mais l'impot execre, celui dont le souvenir grondait encore au fond des hameaux, c'etait la gabelle odieuse, les greniers a sel, les familles tarifees a une quantite de sel qu'elles devaient quand meme acheter au roi, toute cette perception inique dont l'arbitraire ameuta et ensanglanta la France. --Mon Pere, interrompit Fouan, a vu le sel a dix-huit sous la livre... Ah! les temps etaient durs! Jesus-Christ rigolait dans sa barbe. Il voulut insister sur les droits polissons, auxquels le petit livre se contentait de faire une allusion pudique. --Et le droit de cuissage, dites donc? Ma parole! le seigneur fourrait la cuisse dans le lit de la mariee, et la premiere nuit il lui fourrait... On le fit taire, les filles, Lise elle-meme avec son gros ventre, etaient devenues toutes rouges; tandis que la Trouille et les deux galopins, le nez tombe par terre, se collaient leur poing dans la bouche, pour ne pas eclater. Hilarion, beant, ne perdait pas un mot, comme s'il eut compris. Jean continua. Maintenant, il en etait a la justice, a cette triple justice du roi, de l'eveque et du seigneur, qui ecartelait le pauvre monde suant sur la glebe. Il y avait le droit coutumier, il y avait le droit ecrit, et par-dessus tout il y avait le bon plaisir, la raison du plus fort. Aucune garantie, aucun recours, la toute-puissance de l'epee. Meme aux siecles suivants, lorsque l'equite protesta, on acheta les charges, la justice fut vendue. Et c'etait pis pour le recrutement des armees, pour cet impot du sang, qui, longtemps, ne frappa que les petits des campagnes: ils fuyaient dans les bois, on les ramenait enchaines, a coups de crosse, on les enrolait comme on les aurait conduits au bagne. L'acces des grades leur etait defendu. Un cadet de famille trafiquait d'un regiment ainsi que d'une marchandise a lui qu'il avait payee, mettait les grades inferieurs aux encheres, poussait le reste de son betail humain a la tuerie. Puis, venaient enfin les droits de chasse, ces droits de pigeonnier et de garenne, qui, de nos jours, meme abolis, ont laisse un ferment de haine au coeur des paysans. La chasse, c'est l'enragement hereditaire, c'est l'antique prerogative feodale qui autorisait le seigneur a chasser partout et qui faisait punir de mort le vilain ayant l'audace de chasser chez lui; c'est la bete libre, l'oiseau libre, encages sous le grand ciel pour le plaisir d'un seul; ce sont les champs parques en capitaineries, que le gibier ravageait, sans qu'il fut permis aux proprietaires d'abattre un moineau. --Ca se comprend, murmura Becu, qui parlait de tirer les braconniers comme des lapins. Mais Jesus-Christ avait dresse l'oreille, a cette question de la chasse, et il sifflota d'un air goguenard. Le gibier etait a qui savait le tuer. --Ah! mon Dieu! dit Rose simplement, en poussant un grand soupir. Tous avaient ainsi le coeur gros, cette lecture leur pesait peu a peu aux epaules, du poids penible d'une histoire de revenants. Ils ne comprenaient pas toujours, cela redoublait leur malaise. Puisque ca s'etait passe comme ca, dans le temps, peut-etre bien que ca pouvait revenir. --"Va, pauvre Jacques Bonhomme, se remit a anonner Jean de sa voix d'ecolier, donne ta sueur, donne ton sang, tu n'es pas au bout de tes peines..." Le calvaire du paysan, en effet, se deroulait. Il avait souffert de tout, des hommes, des elements et de lui-meme. Sous la feodalite, lorsque les nobles allaient a la proie, il etait chasse, traque, emporte dans le butin. Chaque guerre privee de seigneur a seigneur le ruinait, quand elle ne l'assassinait pas: on brulait sa chaumiere, on rasait son champ. Plus tard etaient venues les grandes compagnies, le pire des fleaux qui ont desole nos campagnes, ces bandes d'aventuriers a la solde de qui les payait, tantot pour, tantot contre la France, marquant leur passage par le fer et le feu, laissant derriere elles la terre nue. Si les villes tenaient, grace a leurs murailles, les villages etaient balayes dans cette folie du meurtre, qui alors soufflait d'un bout a l'autre d'un siecle. Il y a eu des siecles rouges, des siecles ou nos plats pays, comme on disait, n'ont cesse de clamer de douleur, les femmes violees, les enfants ecrases, les hommes pendus. Puis, lorsque la guerre faisait treve, les maltotiers du roi suffisaient au continuel tourment du pauvre monde; car le nombre et le poids des impots n'etaient rien, a cote de la perception fantasque et brutale, la taille et la gabelle mises a ferme, les taxes reparties au petit bonheur de l'injustice, exigees par des troupes armees qui faisaient rentrer l'argent du fisc comme on leve une contribution de guerre; si bien que presque rien de cet argent n'arrivait aux caisses de l'Etat, vole en route, diminue a chacune des mains pillardes ou il passait. Ensuite, la famine s'en melait. L'imbecile tyrannie des lois immobilisant le commerce, empechant la libre vente des grains, determinait tous les dix ans d'effrayantes disettes, sous des annees de soleil trop chaud ou de trop longues pluies, qui semblaient des punitions de Dieu. Un orage gonflant les rivieres, un printemps sans eau, le moindre nuage, le moindre rayon compromettant les recoltes, emportaient des milliers d'hommes: coups terribles du mal de la faim, rencherissement brusque de toutes choses, epouvantables miseres, pendant lesquelles les gens broutaient l'herbe des fosses, ainsi que des betes. Et, fatalement, apres les guerres, apres les disettes, des epidemies se declaraient, tuaient ceux que l'epee et la famine avaient epargnes. C'etait une pourriture sans cesse renaissante de l'ignorance et de la malproprete, la peste noire, la Grand'Mort, dont on voit le squelette geant dominer les temps anciens, rasant de sa faux le peuple triste et bleme des campagnes. Alors, quand il souffrait trop, Jacques Bonhomme se revoltait. Il avait derriere lui des siecles de peur et de resignation, les epaules, durcies aux coups, le coeur si ecrase qu'il ne sentait pas sa bassesse. On pouvait le frapper longtemps, l'affamer, lui voler tout, sans qu'il sortit de sa prudence, de cet abetissement ou il roulait des choses confuses, ignorees de lui-meme; et cela jusqu'a une derniere injustice, une souffrance derniere, qui le faisait tout d'un coup sauter a la gorge de ses maitres, comme un animal domestique, trop battu et enrage. Toujours, de siecle en siecle, la meme exasperation eclate, la jacquerie arme les laboureurs de leurs fourches et de leurs faux, quand il ne leur reste qu'a mourir. Ils ont ete les Bagaudes chretiens de la Gaule, les Pastoureaux du temps des Croisades, plus tard les Croquants et les Nus-pieds, courant sus aux nobles et aux soldats du roi. Apres quatre cents ans, le cri de douleur et de colere des Jacques, passant encore a travers les champs devastes, va faire trembler les maitres, au fond des chateaux. S'ils se fachaient une fois de plus, eux qui sont le nombre, s'ils reclamaient enfin leur part de jouissance? Et la vision ancienne galope, de grands diables demi-nus, en guenilles, fous de brutalite et de desirs, ruinant, exterminant, comme on les a ruines et extermines, violant a leur tour les femmes des autres! --"Calme tes coleres, homme des champs, poursuivait Jean de son air doux et applique, car l'heure de ton triomphe sonnera bientot au cadran de l'histoire..." Buteau avait eu son haussement brusque d'epaules: belle affaire de se revolter! oui, pour que les gendarmes vous ramassent! Tous, d'ailleurs, depuis que le petit livre contait les rebellions de leurs ancetres, ecoutaient les yeux baisses, sans hasarder un geste, pris de mefiance, bien qu'ils fussent entre eux. C'etaient des choses dont on ne devait pas causer tout haut, personne n'avait besoin de savoir ce qu'ils pensaient la-dessus. Jesus-Christ ayant voulu interrompre, pour crier qu'il tordrait le cou de plusieurs, a la prochaine, Becu declara violemment que tous les republicains etaient des cochons; et il fallut que Fouan leur imposa silence, solennel, d'une gravite triste, en vieil homme qui en connait long, mais qui ne veut rien dire. La Grande, tandis que les autres femmes semblaient s'interesser de plus pres a leur tricot, lacha cette sentence: "Ce qu'on a, on le garde", sans que cela parut se rapporter a la lecture. Seule, Francoise, son ouvrage tombe sur les genoux, regardait Caporal, etonnee de ce qu'il lisait sans faute et si longtemps. --Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! repeta Rose en soupirant plus fort. Mais le ton du livre changeait, il devenait lyrique, et des phrases celebraient la Revolution. C'etait la que Jacques Bonhomme triomphait, dans l'apotheose de 89. Apres la prise de la Bastille, pendant que les paysans brulaient les chateaux, la nuit du 4 aout avait legalise les conquetes des siecles, en reconnaissant la liberte humaine et l'egalite civile. "En une nuit, le laboureur etait devenu l'egal du seigneur qui, en vertu de parchemins, buvait sa sueur et devorait le fruit de ses veilles." Abolition de la qualite de serf, de tous les privileges de la noblesse, des justices ecclesiastiques et seigneuriales; rachat en argent des anciens droits, egalite des impots; admission de tous les citoyens a tous les emplois civils et militaires. Et la liste continuait, les maux de cette vie semblaient disparaitre un a un, c'etait l'hosanna d'un nouvel age d'or s'ouvrant pour le laboureur, qu'une page entiere flagornait, en l'appelant le roi et le nourricier du monde. Lui seul importait, il fallait s'agenouiller devant la sainte charrue. Puis, les horreurs de 93 etaient stigmatisees en termes, brulants, et le livre entamait un eloge outre de Napoleon, l'enfant de la Revolution, qui avait su "la tirer des ornieres de la licence, pour faire le bonheur des campagnes". --Ca, c'est vrai! lanca Becu, pendant que Jean tournait la derniere page. --Oui, c'est vrai, dit le pere Fouan. Il y a eu du bon temps tout de meme, dans ma jeunesse... Moi qui vous parle, j'ai vu Napoleon une fois, a Chartres. J'avais vingt ans... On etait libre, on avait la terre, ca semblait si bon! Je me souviens que mon pere, un jour, disait qu'il semait des sous et qu'il recoltait des ecus... Puis, on a eu Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe. Ca marchait toujours, on mangeait, on ne pouvait pas se plaindre... Et voici Napoleon III, aujourd'hui, et ca n'allait pas encore trop mal jusqu'a l'annee derniere... Seulement.... Il voulut garder le reste, mais les mots lui echappaient. --Seulement, qu'est-ce que ca nous a foutu, leur liberte et leur egalite, a Rose et a moi?... Est-ce que nous en sommes plus gras, apres nous etre esquintes pendant cinquante ans? Alors, en quelques mots lents et penibles, il resuma inconsciemment toute cette histoire: la terre si longtemps cultivee pour le seigneur, sous le baton et dans la nudite de l'esclave, qui n'a rien a lui, pas meme sa peau; la terre, fecondee de son effort, passionnement aimee et desiree pendant cette intimite chaude de chaque heure, comme la femme d'un autre que l'on soigne, que l'on etreint et que l'on ne peut posseder; la terre, apres des siecles de ce tourment de concupiscence, obtenue enfin, conquise, devenue sa chose, sa jouissance, l'unique source de sa vie. Et ce desir seculaire, cette possession sans cesse reculee, expliquait son amour pour son champ, sa passion de la terre, du plus de terre possible, de la motte grasse, qu'on touche, qu'on pese au creux de la main. Combien pourtant elle etait indifferente et ingrate, la terre! On avait beau l'adorer, elle ne s'echauffait pas, ne produisait pas un grain de plus. De trop fortes pluies pourrissaient les semences, des coups de grele hachaient le ble en herbe, un vent de foudre versait les tiges, deux mois de secheresse maigrissaient les epis; et c'etaient encore les insectes qui rongent, les froids qui tuent, des maladies sur le betail, des lepres de mauvaises plantes mangeant le sol: tout devenait une cause de ruine, la lutte restait quotidienne, au hasard de l'ignorance, en continuelle alerte. Certes, lui ne s'etait pas epargne, tapant des deux poings, furieux de voir que le travail ne suffisait pas. Il y avait desseche les muscles de son corps, il s'etait donne tout entier a la terre, qui, apres l'avoir a peine nourri, le laissait miserable, inassouvi, honteux d'impuissance senile, et passait aux bras d'un autre male, sans pitie meme pour ses pauvres os, qu'elle attendait. --Et voila! et voila! continuait le pere. On est jeune, on se decarcasse; et, quand on est parvenu bien difficilement a joindre les deux bouts, on est vieux, il faut partir... N'est-ce pas, Rose? La mere hocha sa tete tremblante. Ah! oui, bon sang! elle avait travaille, elle aussi, plus qu'un homme bien sur! Levee avant les autres, faisant la soupe, balayant, recurant, les reins casses par mille soins, les vaches, le cochon, le petrin, toujours couchee la derniere! Pour n'en etre pas crevee, il fallait qu'elle fut solide. Et c'etait sa seule recompense, d'avoir vecu: on n'amassait que des rides, bien heureux encore, lorsque, apres avoir coupe les liards en quatre, s'etre couche sans lumiere et contente de pain et d'eau, on gardait de quoi ne pas mourir de faim, dans ses vieux jours. --Tout de meme, reprit Fouan, il ne faut pas nous plaindre. Je me suis laisse conter qu'il y a des pays ou la terre donne un mal de chien. Ainsi, dans le Perche, ils n'ont que des cailloux... En Beauce, elle est douce encore, elle ne demande qu'un bon travail suivi... Seulement ca se gate. Elle devient pour sur moins fertile, des champs ou l'on recoltait vingt hectolitres, n'en rapportent aujourd'hui que quinze... Et le prix de l'hectolitre diminue depuis un an, on raconte qu'il arrive du ble de chez les sauvages, c'est quelque chose de mauvais qui commence, une crise, comme ils disent... Est-ce que le malheur est jamais fini? Ca ne met pas de viande dans la marmite, n'est-ce pas? leur suffrage universel. Le foncier nous casse les epaules, on nous prend toujours nos enfants pour la guerre... Allez, on a beau faire des revolutions, c'est bonnet blanc, blanc bonnet, et le paysan reste le paysan. Jean, qui etait methodique, attendait, pour achever sa lecture. Le silence etant retombe, il lut doucement: --"Heureux laboureur, ne quitte pas le village pour la ville, ou il te faudrait tout acheter, le lait, la viande et les legumes, ou tu depenserais toujours au dela du necessaire, a cause des occasions. N'as-tu pas au village de l'air et du soleil, un travail sain, des plaisirs honnetes? La vie des champs n'a point son egale, tu possedes le vrai bonheur, loin des lambris dores; et la preuve, c'est que les ouvriers des villes viennent se regaler a la campagne, de meme que les bourgeois n'ont qu'un reve, se retirer pres de toi, cueillir des fleurs, manger des fruits aux arbres, faire des cabrioles sur le gazon. Dis-toi bien, Jacques Bonhomme, que l'argent est une chimere. Si tu as la paix du coeur, ta fortune est faite." Sa voix s'etait alteree, il dut contenir une emotion de gros garcon tendre, grandi dans les villes, et dont les idees de felicite champetre remuaient l'ame. Les autres resterent mornes, les femmes pliees sur leurs aiguilles, les hommes tasses, la face durcie. Est-ce que le livre se moquait d'eux? L'argent seul etait bon, et ils crevaient de misere. Puis, comme ce silence, lourd de souffrance et de rancune, le genait, le jeune homme se permit une reflexion sage. --Tout de meme, ca irait mieux peut-etre avec l'instruction... Si l'on etait si malheureux autrefois, c'etait qu'on ne savait pas. Aujourd'hui, on sait un peu, et ca va moins mal assurement. Alors, il faudrait savoir tout a fait, avoir des ecoles pour apprendre a cultiver... Mais Fouan l'interrompit violemment, en vieillard obstine dans la routine. --Fichez-nous donc la paix, avec votre science! Plus on en sait, moins ca marche, puisque je vous dis qu'il y a cinquante ans la terre rapportait davantage! Ca la fache qu'on la tourmente, elle ne donne jamais que ce qu'elle veut, la matine! Et voyez si M. Hourdequin n'a pas mange de l'argent gros comme lui, a se fourrer dans les inventions nouvelles... Non, non, c'est foutu, le paysan reste le paysan! Dix heures sonnaient, et a ce mot qui concluait avec la rudesse d'un coup de hache, Rose alla chercher un pot de chataignes, qu'elle avait laisse dans les cendres chaudes de la cuisine, le regal oblige du soir de la Toussaint. Meme elle rapporta deux litres de vin blanc, pour que la fete fut complete. Des lors, on oublia les histoires, la gaiete monta, les ongles et les dents travaillerent a tirer de leurs cosses les chataignes bouillies, fumantes encore. La Grande avait englouti tout de suite sa part dans sa poche, parce qu'elle mangeait moins vite. Becu et Jesus-Christ les avalaient sans les eplucher, en se les lancant de loin au fond de la bouche, tandis que Palmyre, enhardie, mettait a les nettoyer un soin extreme, puis en gavait Hilarion, comme une volaille. Quant aux enfants, ils "faisaient du boudin". La Trouille piquait la chataigne avec une dent, puis la pressait pour en tirer un jet mince, que Delphin et Nenesse lechaient ensuite. C'etait tres bon. Lise et Francoise se deciderent a en faire aussi. On moucha la chandelle une derniere fois, on trinqua a la bonne amitie de tous les assistants. La chaleur avait augmente, une vapeur rousse montait du purin de la litiere, le grillon chantait plus fort, dans les grandes ombres mouvantes des poutres; et, pour que les vaches fussent du regal, on leur donnait les cosses, qu'elles broyaient d'un gros bruit regulier et doux. A la demie de dix heures, le depart commenca. D'abord, ce fut Fanny qui emmena Nenesse. Puis, Jesus-Christ et Becu sortirent en se querellant, repris d'ivresse dans le froid du dehors; et l'on entendit la Trouille et Delphin, chacun soutenant son pere, le poussant, le remettant dans le droit chemin, comme une bete retive qui ne connait plus l'ecurie. A chaque battement de la porte, un souffle glacial venait de la route, blanche de neige. Mais la Grande ne se pressait point, nouait son mouchoir autour de son cou, enfilait ses mitaines. Elle n'eut pas un regard pour Palmyre et Hilarion, qui s'echapperent peureusement, secoues d'un frisson, sous leurs guenilles. Enfin, elle s'en alla, elle rentra chez elle, a cote, avec le coup sourd du battant violemment referme. Et il ne resta que Francoise et Lise. --Dites donc, Caporal, demanda Fouan, vous les accompagnerez en retournant a la ferme, n'est-ce pas? C'est votre chemin. Jean accepta d'un signe, pendant que les deux filles se couvraient la tete de leur fichu. Buteau s'etait leve, et il marchait d'un bout a l'autre de l'etable, la face dure, d'un pas inquiet et songeur. Il n'avait plus parle depuis la lecture, comme possede par ce que le livre disait, ces histoires de la terre si rudement conquise. Pourquoi ne pas l'avoir toute? un partage lui devenait insupportable. Et c'etaient d'autres choses encore, des choses confuses, qui se battaient dans son crane epais, de la colere, de l'orgueil, l'entetement de ne pas revenir sur ce qu'il avait dit, le desir exaspere du male voulant et ne voulant pas, dans la crainte d'etre dupe. Brusquement, il se decida. --Je monte me coucher, adieu! --Comment ca, adieu? --Oui, je repartirai pour la Chamade avant le jour... Adieu, si je ne vous revois pas. Le pere et la mere, cote a cote, s'etaient plantes devant lui. --Eh bien! et ta part, demanda Fouan, l'acceptes-tu? Buteau marcha jusqu'a la porte; puis, se retournant: --Non! Tout le corps du vieux paysan trembla. Il se grandit, il eut un dernier eclat de l'antique autorite. --C'est bon, tu es un mauvais fils... Je vas donner leurs parts a ton frere et a ta soeur, et je leur louerai la tienne, et quand je mourrai, je m'arrangerai pour qu'ils la gardent... Tu n'auras rien, va-t'en! Buteau ne broncha pas, dans son attitude raidie. Alors, Rose, a son tour, essaya de l'attendrir. --Mais on t'aime autant que les autres, imbecile!... Tu boudes contre ton ventre. Accepte! --Non! Et il disparut, il monta se coucher. Dehors, Lise et Francoise, encore saisies de cette scene, firent quelques pas en silence. Elles s'etaient reprises a la taille, elles se confondaient, toutes noires, dans le bleuissement nocturne de la neige. Mais Jean qui les suivait, egalement silencieux, les entendit bientot pleurer. Il voulut leur rendre courage. --Voyons, il reflechira, il dira oui demain. --Ah! vous ne le connaissez pas, s'ecria Lise. Il se ferait plutot hacher que de ceder... Non, non, c'est fini! Puis d'une voix desesperee: --Qu'est-ce que je vais donc en faire de son enfant? --Dame! faut bien qu'il sorte, murmura Francoise. Cela les fit rire. Mais elles etaient trop tristes, elles se remirent a pleurer. Lorsque Jean les eut laissees a leur porte, il continua sa route, a travers la plaine. La neige avait cesse, le ciel etait redevenu vif et clair, crible d'etoiles, un grand ciel de gelee, d'ou tombait un jour bleu, d'une limpidite de cristal; et la Beauce, a l'infini se deroulait, toute blanche, plate et immobile comme une mer de glace. Pas un souffle ne venait de l'horizon lointain, il n'entendait que la cadence de ses gros souliers sur le sol durci. C'etait un calme profond, la paix souveraine du froid. Tout ce qu'il avait lu lui tournait dans la tete, il ota sa casquette pour se rafraichir, souffrant derriere les oreilles, ayant besoin de ne plus penser a rien. L'idee de cette fille enceinte et de sa soeur le fatiguait aussi. Ses gros souliers sonnaient toujours. Une etoile filante se detacha, sillonna le ciel d'un vol de flamme, silencieuse. La-bas, la ferme de la Borderie disparaissait, renflant a peine d'une legere bosse la nappe blanche; et, des que Jean se fut engage dans le sentier de traverse, il se rappela le champ qu'il avait ensemence a cette place, quelques jours plus tot: il regarda vers la gauche, il le reconnut, sous le suaire qui le couvrait. La couche etait mince, d'une legerete et d'une purete d'hermine, dessinant les aretes des sillons, laissant deviner les membres engourdis de la terre. Comme les semences devaient dormir! quel bon repos dans ces flancs glaces, jusqu'au tiede matin, ou le soleil du printemps les reveillerait a la vie! DEUXIEME PARTIE I Il etait quatre heures, le jour se levait a peine, un jour rose des premiers matins de mai. Sous le ciel palissant, les batiments de la Borderie sommeillaient encore, a demi sombres, trois longs batiments aux trois bords de la vaste cour carree, la bergerie au fond, les granges a droite, la vacherie, l'ecurie et la maison d'habitation a gauche. Fermant le quatrieme cote, la porte charretiere etait close, verrouillee d'une barre de fer. Et, sur la fosse a fumier, seul un grand coq jaune sonnait le reveil, de sa note eclatante de clairon. Un second coq repondit, puis un troisieme. L'appel se repeta, s'eloigna de ferme en ferme, d'un bout a l'autre de la Beauce. Cette nuit-la, comme presque toutes les nuits, Hourdequin etait venu retrouver Jacqueline dans sa chambre, la petite chambre de servante qu'il lui avait laisse embellir d'un papier a fleurs, de rideaux de percale et de meubles d'acajou. Malgre son pouvoir grandissant, elle s'etait heurtee a de violents refus, chaque fois qu'elle avait tente d'occuper, avec lui, la chambre de sa defunte femme, la chambre conjugale, qu'il defendait par un dernier respect. Elle en restait tres blessee, elle comprenait bien qu'elle ne serait pas la vraie maitresse, tant qu'elle ne coucherait pas dans le vieux lit de chene, drape de cotonnade rouge. Au petit jour, Jacqueline s'eveilla, et elle demeurait sur le dos, les paupieres grandes ouvertes, tandis que, pres d'elle, le fermier ronflait encore. Ses yeux noirs revaient dans cette chaleur excitante du lit, un frisson gonfla sa nudite de jolie fille mince. Pourtant, elle hesitait; puis, elle se decida, enjamba doucement son maitre, la chemise retroussee, si legere et si souple, qu'il ne la sentit point; et, sans bruit, les mains fievreuses de son brusque desir, elle passa un jupon. Mais elle heurta une chaise, il ouvrit les yeux a son tour. --Tiens! tu t'habilles... Ou vas-tu? --J'ai peur pour le pain, je vais voir. Hourdequin se rendormit, begayant, etonne du pretexte, la tete en sourd travail dans l'accablement du sommeil. Quelle drole d'idee! le pain n'avait pas besoin d'elle, a cette heure. Et il se reveilla en sursaut, sous la pointe aigue d'un soupcon. Ne la voyant plus la, etourdi, il promenait son regard vague autour de cette chambre de bonne, ou etaient ses pantoufles, sa pipe, son rasoir. Encore quelque coup de chaleur de cette gueuse pour un valet! Il lui fallut deux minutes avant de se reprendre, il revit toute son histoire. Son pere, Isidore Hourdequin, etait le descendant d'une ancienne famille de paysans de Cloyes, affinee et montee a la bourgeoisie, au XVIe siecle. Tous avaient eu des emplois dans la gabelle: un, grenetier a Chartres; un autre, controleur a Chateaudun; et Isidore, orphelin de bonne heure, possedait une soixantaine de mille francs, lorsque, a vingt-six ans, prive de sa place par la Revolution, il eut l'idee de faire fortune avec les vols de ces brigands de republicains, qui mettaient en vente les biens nationaux. Il connaissait admirablement la contree, il flaira, calcula, paya trente mille francs, a peine le cinquieme de leur valeur reelle, les cent cinquante hectares de la Borderie, tout ce qu'il restait de l'ancien domaine des Rognes-Bouqueval. Pas un paysan n'avait ose risquer ses ecus; seuls, des bourgeois, des robins et des financiers tirerent profit de la mesure revolutionnaire. D'ailleurs, c'etait simplement une speculation, car Isidore comptait bien ne pas s'embarrasser d'une ferme, la revendre a son prix des la fin des troubles, quintupler ainsi son argent. Mais le Directoire arriva, et la depreciation de la propriete continuait: il ne put vendre avec le benefice reve. Sa terre le tenait, il en devint le prisonnier, a ce point que, tetu, ne voulant rien lacher d'elle, il eut l'idee de la faire valoir lui-meme, esperant y realiser enfin la fortune. Vers cette epoque, il epousa la fille d'un fermier voisin, qui lui apporta cinquante hectares; des lors, il en eut deux cents, et ce fut ainsi que ce bourgeois, sorti depuis trois siecles de la souche paysanne, retourna a la culture, mais a la grande culture, a l'aristocratie du sol, qui remplacait l'ancienne toute-puissance feodale. Alexandre Hourdequin, son fils unique, etait ne en 1804. Il avait commence d'execrables etudes au college de Chateaudun. La terre le passionnait, il prefera revenir aider son pere, decevant un nouveau reve de ce dernier, qui, devant la fortune lente, aurait voulu vendre tout et lancer son fils dans quelque profession liberale. Le jeune homme avait vingt-sept ans, lorsque, le pere mort, il devint le maitre de la Borderie. Il etait pour les methodes nouvelles; son premier soin, en se mariant, fut de chercher, non du bien, mais de l'argent, car, selon lui, il fallait s'en prendre au manque de capital, si la ferme vegetait; et il trouva la dot desiree, une somme de cinquante mille francs, que lui apporta une soeur du notaire Baillehache, une demoiselle mure, son ainee de cinq ans, extremement laide, mais douce. Alors, commenca, entre lui et ses deux cents hectares, une longue lutte, d'abord prudente, peu a peu enfievree par les mecomptes, lutte de chaque saison, de chaque jour, qui, sans l'enrichir, lui avait permis de mener une vie large de gros homme sanguin, decide a ne jamais rester sur ses appetits. Depuis quelques annees, les choses se gataient encore. Sa femme lui avait donne deux enfants: un garcon, qui s'etait engage par haine de la culture, et qui venait d'etre fait capitaine, apres Solferino; une fille delicate et charmante, sa grande tendresse, l'heritiere de la Borderie, puisque son fils ingrat courait les aventures. D'abord, en pleine moisson, il perdit sa femme. L'automne suivant, sa fille mourait. Ce fut un coup terrible. Le capitaine ne se montrait meme plus une fois par an, le pere se trouva brusquement seul, l'avenir ferme, sans l'encouragement desormais de travailler pour sa race. Mais, si la blessure saignait au fond, il resta debout, violent et autoritaire. Devant les paysans qui ricanaient de ses machines, qui souhaitaient la ruine de ce bourgeois assez audacieux pour tater de leur metier, il s'obstina. Et que faire, d'ailleurs? Il etait de plus en plus etroitement le prisonnier de sa terre: le travail accumule, le capital engage l'enfermaient chaque jour davantage, sans autre issue possible desormais que d'en sortir par un desastre. Hourdequin, carre des epaules, avec sa large face haute en couleur, n'ayant garde que des mains petites de son affinement bourgeois, avait toujours ete un male despotique pour ses servantes. Meme du temps de sa femme, toutes etaient prises; et cela naturellement, sans autre consequence, comme une chose due. Si les filles de paysans pauvres qui vont en couture, se sauvent parfois, pas une de celles qui s'engagent dans les fermes, n'evite l'homme, les valets ou le maitre. Mme Hourdequin vivait encore, lorsque Jacqueline entra a la Borderie, par charite: le pere Cognet, un vieil ivrogne, la rouait de coups, et elle etait si dessechee, si minable, qu'on lui voyait les os du corps, au travers de ses guenilles. Avec ca, d'une telle laideur, croyait-on, que les gamins la huaient. On ne lui aurait pas donne quinze ans, bien qu'elle en eut alors pres de dix-huit. Elle aidait la servante, on l'employait a de basses besognes, a la vaisselle, au travail de la cour, au nettoyage des betes, ce qui achevait de la crotter, salie a plaisir. Pourtant, apres la mort de la fermiere, elle parut se decrasser un peu. Tous les valets la culbutaient dans la paille; pas un homme ne venait a la ferme, sans lui passer sur le ventre; et, un jour qu'elle l'accompagnait a la cave, le maitre, dedaigneux jusque-la, voulut aussi gouter de ce laideron mal tenu; mais elle se defendit furieusement, l'egratigna, le mordit, si bien qu'il fut oblige de la lacher. Des lors, sa fortune etait faite. Elle resista pendant six mois, se donna ensuite par petits coins de peau nue. De la cour, elle etait sautee a la cuisine, servante en titre; puis, elle engagea une gamine pour l'aider; puis, tout a fait dame, elle eut une bonne qui la servit. Maintenant, de l'ancien petit torchon, s'etait degagee une fille tres brune, l'air fin et joli, qui avait la gorge dure, les membres elastiques et forts des fausses maigres. Elle se montrait d'une coquetterie depensiere, se trempait de parfums, tout en gardant un fond de malproprete. Les gens de Rognes, les cultivateurs des environs, n'en demeuraient pas moins etonnes de l'aventure: etait-ce Dieu possible qu'un richard se fut entiche d'une mauviette pareille, pas belle, pas grasse, de la Cognette enfin, la fille a Cognet, a ce soulard qu'on voyait depuis vingt ans casser les cailloux sur les routes! Ah! un fier beau-pere! une fameuse catin! Et les paysans ne comprenaient meme pas que cette catin etait leur vengeance, la revanche du village contre la ferme, du miserable ouvrier de la glebe contre le bourgeois enrichi, devenu gros proprietaire. Hourdequin, dans la crise de ses cinquante-cinq ans, s'acoquinait, la chair prise, ayant le besoin physique de Jacqueline, comme on a le besoin du pain et de l'eau. Quand elle voulait etre bien gentille, elle l'enlacait d'une caresse de chatte, elle le gorgeait d'un devergondage sans scrupule, sans degout, tel que les filles ne l'osent pas; et, pour une de ces heures, il s'humiliait, il la suppliait de rester, apres des querelles, des revoltes terribles de volonte, dans lesquelles il menacait de la flanquer dehors, a grands coups de botte. La veille encore, il l'avait giflee, a la suite d'une scene qu'elle lui faisait, pour coucher dans le lit ou etait morte sa femme; et, toute la nuit, elle s'etait refusee, lui allongeant des tapes, des qu'il s'approchait; car, si elle continuait a se donner le regal des garcons de la ferme, elle le rationnait, lui, le fouettait d'abstinences, afin d'augmenter son pouvoir. Aussi, ce matin-la, dans cette chambre moite, dans ce lit defait ou il la respirait encore, fut-il repris de colere et de desir. Depuis longtemps, il flairait ses continuelles trahisons. Il se leva d'un saut, il dit a voix haute: --Ah! bougresse, si je te pince! Vivement, il s'habilla et descendit. Jacqueline avait file a travers la maison muette, eclairee a peine par la pointe de l'aube. Comme elle traversait la cour, elle eut un mouvement de recul, en apercevant le berger, le vieux Soulas, deja debout. Mais son envie la tenait si fort, qu'elle passa outre. Tant pis! Elle evita l'ecurie de quinze chevaux, ou couchaient quatre des charretiers de la ferme, alla au fond, dans la soupente qui servait de lit a Jean: de la paille, une couverture, pas meme de draps. Et, l'embrassant tout endormi, lui fermant la bouche d'un baiser, frissonnante, essoufflee, a voix tres basse: --C'est moi, grosse bete. Aie pas peur... Vite, vite, depechons! Mais il s'effraya, il ne voulut jamais, a cette place, dans son lit, crainte d'une surprise. L'echelle du fenil etait pres de la, ils grimperent, laisserent la trappe ouverte, se culbuterent au milieu du foin. --Oh! grosse bete, grosse bete! repetait Jacqueline pamee, avec son roucoulement de gorge, qui semblait lui monter des flancs. Il y avait pres de deux ans que Jean Macquart se trouvait a la ferme. En sortant du service, il etait tombe a Bazoches-le-Doyen, avec un camarade, menuisier comme lui, et il avait repris du travail chez le pere de ce dernier, petit entrepreneur de village, qui occupait deux ou trois ouvriers; mais il ne se sentait plus le coeur a la besogne, les sept annees de service l'avaient rouille, devoye, degoute de la scie et du rabot, a ce point qu'il semblait un autre homme. Jadis, a Plassans, il tapait dur sur le bois, sans facilite pour apprendre, sachant tout juste lire, ecrire et compter, tres reflechi pourtant, tres laborieux, ayant la volonte de se creer une situation independante, en dehors de sa terrible famille. Le vieux Macquart le tenait dans une dependance de fille, lui soufflait sous le nez ses maitresses, allait chaque samedi, a la porte de son atelier, lui voler sa paie. Aussi, lorsque les coups et la fatigue eurent tue sa mere, suivit-il l'exemple de sa soeur Gervaise, qui venait de filer a Paris, avec un amant: il se sauva de son cote, pour ne pas nourrir son faineant de pere. Et, maintenant, il ne se reconnaissait plus, non qu'il fut devenu paresseux a son tour, mais le regiment lui avait elargi la tete: la politique, par exemple, qui l'ennuyait autrefois, le preoccupait aujourd'hui, le faisait raisonner sur l'egalite et la fraternite. Puis, c'etaient des habitudes de flane, les factions rudes et oisives, la vie somnolente des casernes, la bousculade sauvage de la guerre. Alors, les outils tombaient de ses mains, il songeait a sa campagne d'Italie, et un grand besoin de repos l'engourdissait, l'envie de s'allonger et de s'oublier dans l'herbe. Un matin, son patron vint l'installer a la Borderie, pour des reparations. Il y avait un bon mois de travail, des chambres a parqueter, des portes, des fenetres a consolider un peu partout. Lui, heureux, traina la besogne six semaines. Sur ces entrefaites, son patron mourut, et le fils, qui s'etait marie, alla s'etablir dans le pays de sa femme. Demeure a la Borderie, ou l'on decouvrait toujours des bois pourris a remplacer, le menuisier y fit des journees pour son compte; puis, comme la moisson commencait, il donna un coup de main, resta six semaines encore; de sorte que, le voyant si bien mordre a la culture, le fermier finit par le garder tout a fait. En moins d'un an, l'ancien ouvrier devint un bon valet de ferme, charriant, labourant, semant, fauchant, dans cette paix de la terre, ou il esperait contenter enfin son besoin de calme. C'etait donc fini de scier et de raboter! Et il paraissait ne pour les champs, avec sa lenteur sage, son amour du travail regle, ce temperament de boeuf de labour qu'il tenait de sa mere. Il fut ravi d'abord, il gouta la campagne que les paysans ne voient pas, il la gouta a travers des restes de lectures sentimentales, des idees de simplicite, de vertu, de bonheur parfait, telles qu'on les trouve dans les petits contes moraux pour les enfants. A vrai dire, une autre cause le faisait se plaire a la ferme. Au temps ou il raccommodait les portes, la Cognette etait venue s'etaler dans ses copeaux. Ce fut elle reellement qui le debaucha, seduite par les membres forts de ce gros garcon, dont la face reguliere et massive annoncait un male solide. Lui, ceda, puis recommenca, craignant de passer pour un imbecile, d'ailleurs tourmente a son tour du besoin de cette vicieuse, qui savait comment on excite les hommes. Au fond, son honnetete native protestait. C'etait mal, d'aller avec la bonne amie de M. Hourdequin, auquel il gardait de la reconnaissance. Sans doute il se donnait des raisons: elle n'etait pas la femme du maitre, elle lui servait de trainee; et, puisqu'elle le trompait dans tous les coins, autant valait-il en avoir le plaisir que de le laisser aux autres. Mais ces excuses n'empechaient pas son malaise de croitre, a mesure qu'il voyait le fermier s'eprendre davantage. Certainement, ca finirait par du vilain. Dans le foin, Jean et Jacqueline etouffaient leur souffle, lorsque lui, l'oreille restee au guet, entendit craquer le bois de l'echelle. D'un bond, il fut debout; et, au risque de se tuer, il se laissa tomber par le trou qui servait a jeter le fourrage. La tete de Hourdequin, justement apparaissait de l'autre cote, au ras de la trappe. Il vit du meme regard l'ombre de l'homme, qui fuyait, et le ventre de la femme, encore vautree, les jambes ouvertes. Une telle fureur le poussa, qu'il n'eut pas l'idee de descendre pour reconnaitre le galant, et que, d'une gifle a tuer un boeuf, il rejeta par terre Jacqueline, qui se relevait sur les genoux. --Ah! putain! Elle hurla, elle nia l'evidence dans un cri de rage. --Ce n'est pas vrai! Il se retenait de defoncer a coups de talon ce ventre qu'il avait vu, cette nudite etalee de bete en folie. --Je l'ai vu!... Dis que c'est vrai, ou je te creve! --Non, non, non, pas vrai! Puis, quand elle se fut enfin remise sur les pieds, la jupe rabattue, elle devint insolente, provocante, decidee a jouer sa toute-puissance. --Et, d'ailleurs, qu'est-ce que ca te fiche? Est-ce que je suis ta femme?... Puisque tu ne veux pas que je couche dans ton lit, je suis bien libre de coucher ou ca me plait. Elle eut son roucoulement de colombe, comme une moquerie lascive. --Allons, ote-toi de la, que je descende... Je m'en irai ce soir. --Tout de suite! --Non, ce soir... Attends donc de reflechir. Il resta fremissant, hors de lui, ne sachant sur qui faire tomber sa colere. S'il n'avait deja plus le courage de la jeter immediatement a la rue, avec quelle joie il aurait flanque le galant dehors! Mais ou le prendre maintenant? Il etait monte droit au fenil, guide par les portes ouvertes, sans regarder dans les lits; et lorsqu'il fut redescendu, les quatre charretier de l'ecurie s'habillaient, ainsi que Jean, au fond de sa soupente. Lequel des cinq? aussi bien celui-ci que celui-la, et les cinq a la file peut-etre. Il esperait cependant que l'homme se trahirait, il donna ses ordres pour la matinee, n'envoya personne aux champs, ne sortit pas lui-meme, serrant les poings, tournant dans la ferme, avec des regards obliques et l'envie d'assommer quelqu'un. Apres le dejeuner de sept heures, cette revue irritee du maitre fit trembler la maison. Il y avait, a la Borderie, les cinq charretiers pour cinq charrues, trois batteurs, deux vachers ou hommes de cour, un berger et un petit porcher, en tout douze serviteurs, sans compter la servante. D'abord, dans la cuisine, il apostropha cette derniere, parce qu'elle n'avait pas remis au plafond les pelles du four. Ensuite, il roda dans les deux granges, celle pour l'avoine, celle pour le ble, immense celle-ci, haute comme une eglise, avec des portes de cinq metres, et il y chercha querelle aux batteurs, dont les fleaux, disait-il, hachaient trop la paille. De la, il traversa la vacherie, enrageant de trouver les trente vaches en bon etat, l'allee centrale lavee, les auges propres. Il ne savait a quel propos tomber sur les vachers, lorsque, dehors, en donnant un coup d'oeil aux citernes, dont ils avaient aussi l'entretien, il s'apercut qu'un tuyau de descente etait bouche par des nids de pierrots. Ainsi que dans toutes les fermes de la Beauce, on recueillait precieusement les eaux de pluie des toitures, a l'aide d'un systeme complique de gouttieres. Et il demanda brutalement si l'on allait laisser les moineaux le faire crever de soif. Mais ce fut enfin sur les charretiers que l'orage eclata. Bien que les quinze chevaux de l'ecurie eussent de la litiere fraiche, il commenca par crier que c'etait degoutant de les abandonner dans une pourriture pareille. Puis, honteux de son injustice, exaspere davantage, comme il visitait, aux quatre coins des batiments, les quatre hangars ou l'on serrait les outils, il fut ravi de voir une charrue dont les mancherons etaient brises. Alors, il tempeta. Est-ce que ces cinq bougres s'amusaient expres a casser son materiel? Il leur foutrait leur compte a tous les cinq, oui! a tous les cinq, pour ne pas faire de jaloux! Pendant qu'ils les injuriait, ses yeux de flamme fouillaient leur peau, attendaient une paleur, un frisson, qui denoncat le traitre. Aucun ne bougea, et il les quitta avec un grand geste desole. En terminant son inspection par la bergerie, Hourdequin eut l'idee d'interroger le berger Soulas. Ce vieux de soixante-cinq ans etait a la ferme depuis un demi-siecle, et il n'y avait rien amasse, mange par sa femme, ivrognesse et catin, qu'il venait enfin d'avoir la joie de porter en terre. Il tremblait que son age ne le fit congedier bientot. Peut-etre que le maitre l'aiderait; mais est-ce qu'on savait si les maitres ne mourraient pas les premiers? est-ce qu'ils donnaient jamais de quoi pour le tabac et la goutte? D'ailleurs, il s'etait fait une ennemie de Jacqueline, qu'il execrait, d'une haine d'ancien serviteur jaloux, revolte par la fortune rapide de cette derniere venue. Quand elle le commandait, a cette heure, l'idee qu'il l'avait vue en guenilles, dans le crottin, le jetait hors de lui. Elle l'aurait certainement renvoye, si elle s'en etait senti la puissance; et cela le rendait prudent, il voulait garder sa place, il evitait tout conflit, bien qu'il se crut certain de l'appui du maitre. La bergerie, au fond de la cour, occupait tout le batiment, une galerie de quatre-vingts metres, ou les huit cents moutons de la ferme n'etaient separes que par des claies: ici, les meres, en divers groupes; la, les agneaux; plus loin, les beliers. A deux mois, on chatrait les males, qu'on elevait pour la vente; tandis qu'on gardait les femelles, afin de renouveler le troupeau des meres, dont on vendait chaque annee les plus vieilles; et les beliers couvraient les jeunes, a des epoques fixes, des dishleys croises de merinos, superbe avec leur air stupide et doux, leur tete lourde au grand nez arrondi d'homme a passions. Quand on entrait dans la bergerie, une odeur forte suffoquait, l'exhalaison ammoniacale de la litiere, de l'ancienne paille sur laquelle on remettait de la paille fraiche pendant trois mois. Le long des murs, des cremailleres permettaient de hausser les rateliers, a mesure que la couche de fumier montait. Il y avait de l'air pourtant, de larges fenetres, et le plancher du fenil, au-dessus, etait fait de madriers mobiles, qu'on enlevait en partie, lorsque diminuait la provision des fourrages. On disait, du reste, que cette chaleur vivante, cette couche en fermentation, molle et chaude, etait necessaire a la belle venue des moutons. Hourdequin, comme il poussait une des portes, apercut Jacqueline qui s'echappait par une autre. Elle aussi avait songe a Soulas, inquiete, certaine d'avoir ete guettee, avec Jean; mais le vieux etait reste impassible, sans paraitre comprendre pourquoi elle se faisait aimable, contre sa coutume. Et la vue de la jeune femme, sortant de la bergerie, ou elle n'allait jamais, enfievra l'incertitude du fermier. --Eh bien! pere Soulas, demanda-t-il, rien de nouveau, ce matin? Le berger, tres grand, tres maigre, avec un visage long, coupe de plis, comme taille a la serpe dans un noeud de chene, repondit lentement: --Non, monsieur Hourdequin, rien du tout, sauf que les tondeurs arrivent et vont tantot se mettre a la besogne. Le maitre causa un instant, pour n'avoir pas l'air de l'interroger. Les moutons, qu'on nourrissait la, depuis les premieres gelees de la Toussaint, allaient bientot sortir, vers le milieu de mai, des qu'on pourrait les conduire dans les trefles. Les vaches, elles, n'etaient guere menees en pature qu'apres la moisson. Cette Beauce si seche, depourvue d'herbages naturels, donnait de bonne viande cependant; et c'etait routine et paresse, si l'elevage du boeuf s'y trouvait inconnu. Meme chaque ferme n'engraissait que cinq ou six porcs, pour sa consommation. De sa main brulante, Hourdequin flattait les brebis qui etaient accourues, la tete levee, avec leurs yeux doux et clairs; tandis que le flot des agneaux, enfermes plus loin, se pressait en belant contre les claies. --Et alors, pere Soulas, vous n'avez rien vu ce matin? redemanda-t-il en le regardant droit dans les yeux. Le vieux avait vu, mais a quoi bon parler? Sa defunte, la garce et la soularde, lui avait appris le vice des femmes et la betise des hommes. Peut-etre bien que la Cognette, meme vendue, resterait la plus forte, et alors ce serait sur lui qu'on tomberait, pour se debarrasser d'un temoin genant. --Rien vu, rien vu du tout! repeta-t-il les yeux ternes, la face immobile. Lorsque Hourdequin retraversa la cour, il remarqua que Jacqueline y etait demeuree, nerveuse, l'oreille tendue, avec la crainte de ce qui se disait dans la bergerie. Elle affectait de s'occuper de ses volailles, les six cents betes, poules, canards, pigeons, qui voletaient, cancanaient, grattaient la fosse a fumier, au milieu d'un continuel vacarme; et meme, le petit porcher ayant renverse un seau d'eau blanche qu'il portait aux cochons, elle se detendit un peu les nerfs en le giflant. Mais un coup d'oeil jete sur le fermier la rassura: il ne savait rien, le vieux s'etait mordu la langue. Son insolence en fut accrue. Aussi, au dejeuner de midi, se montra-t-elle d'une gaiete provocante. Les gros travaux n'etaient pas commences, on ne faisait encore que quatre repas, l'emiettee de lait a sept heures, la rotie a midi, le pain et le fromage a quatre heures, la soupe et le lard a huit. On mangeait dans la cuisine, une vaste piece, ou s'allongeait une table, flanquee de deux bancs. Le progres n'y etait represente, que par un fourneau de fonte, qui occupait un coin de l'atre immense. Au fond, s'ouvrait la bouche noire du four; et les casseroles luisaient, d'antiques ustensiles s'alignaient en bon ordre, le long des murs enfumes. Comme la servante, une grosse fille laide, avait cuit le matin, une bonne odeur de pain chaud montait de la huche, laissee ouverte. --Alors, vous avez l'estomac bouche, aujourd'hui? demanda hardiment Jacqueline a Hourdequin, qui rentrait le dernier. Depuis la mort de sa femme et de sa fille, pour ne pas manger tout seul, il s'asseyait a la table de ses serviteurs, ainsi qu'au vieux temps; et il se mettait a un bout, sur une chaise, tandis que la servante-maitresse faisait de meme, a l'autre bout. On etait quatorze, la bonne servait. Quand le fermier se fut assis, sans repondre, la Cognette parla de soigner la rotie. C'etaient des tranches de pain grillees, cassees ensuite dans une soupiere, puis arrosees de vin, qu'on sucrait avec de la ripopee, l'ancien mot qui designe la melasse en Beauce. Et elle en redemanda une cuilleree, elle affectait de vouloir gater les hommes, elle lachait des plaisanteries qui les faisaient eclater de gros rires. Chacune de ses phrases etait a double entente, rappelait qu'elle partait le soir: on se prenait, on se quittait, et qui n'en aurait jamais plus, regretterait de ne pas avoir trempe une derniere fois son doigt dans la sauce. Le berger mangeait de son air hebete, pendant que le maitre, silencieux, semblait lui aussi ne pas comprendre. Jean, pour ne pas se trahir, etait oblige de rire avec les autres, malgre son ennui; car il ne se trouvait guere honnete dans tout ca. Apres le dejeuner, Hourdequin donna ses ordres pour l'apres-midi. Il n'y avait, dehors, que quelques petits travaux a terminer: on roulait les avoines, on finissait le labour des jacheres, en attendant de commencer la fauchaison des luzernes et des trefles. Aussi garda-t-il deux hommes, Jean et un autre, qui nettoyerent le fenil. Et lui-meme, accable maintenant, les oreilles bourdonnantes sous la reaction sanguine, tres malheureux, se mit a tourner, sans savoir a quelle occupation tuer son chagrin. Les tondeurs s'etaient installes sous un des hangars, dans un angle de la cour. Il alla se planter devant eux, les regarda. Ils etaient cinq, des gaillards efflanques et jaunes, accroupis, avec leurs grands ciseaux d'acier luisant. Le berger, qui apportait les brebis, les quatre pieds lies, pareilles a des outres, les rangeait sur la terre battue du hangar, ou elles ne pouvaient plus que lever la tete, en belant. Et, lorsqu'un des tondeurs en saisissait une, elle se taisait, s'abandonnait, ballonnee par l'epaisseur de sa fourrure, que le suint et la poussiere cuirassaient d'une croute noire. Puis, sous la pointe rapide des ciseaux, la bete sortait de la toison comme une main nue d'un gant sombre, toute rose et fraiche, dans la neige doree de la laine interieure. Serree entre les genoux d'un grand sec, une mere, posee sur le dos, les cuisses ecartees, la tete relevee et droite, etalait son ventre, qui avait la blancheur cachee, la peau frissonnante d'une personne qu'on deshabille. Les tondeurs gagnaient trois sous par bete, et un bon ouvrier pouvait en tondre vingt a la journee. Hourdequin, absorbe, songeait que la laine etait tombee a huit sous la livre; et il fallait se depecher de la vendre, pour qu'elle ne sechat pas trop, ce qui lui enlevait de son poids. L'annee precedente, le sang de rate avait decime les troupeaux de la Beauce. Tout marchait de mal en pis, c'etait la ruine, la faillite de la terre, depuis que la baisse des grains s'accentuait de mois en mois. Et, ressaisi par ses preoccupations d'agriculteur, etouffant dans la cour, il quitta la ferme, il s'en alla donner un coup d'oeil a ses champs. Toujours, ses querelles avec la Cognette finissaient ainsi: apres avoir tempete et serre les poings, il cedait la place, oppresse d'une souffrance que soulageait seule la vue de son ble et de ses avoines, roulant leur verdure a l'infini. Ah! cette terre, comme il avait fini par l'aimer! et d'une passion ou il n'entrait pas que l'apre avarice du paysan, d'une passion sentimentale, intellectuelle presque, car il la sentait la mere commune, qui lui avait donne sa vie, sa substance, et ou il retournerait. D'abord, tout jeune, eleve en elle, sa haine du college, son desir de bruler ses livres n'etaient venus que de son habitude de la liberte, des belles galopades a travers les labours, des griseries de grand air, aux quatre vents de la plaine. Plus tard, quand il avait succede a son pere, il l'avait aimee en amoureux, son amour s'etait muri, comme s'il l'eut prise des lors en legitime mariage, pour la feconder. Et cette tendresse ne faisait que grandir, a mesure qu'il lui donnait son temps, son argent, sa vie entiere, ainsi qu'a une femme bonne et fertile, dont il excusait les caprices, meme les trahisons. Il s'emportait bien des fois, lorsqu'elle se montrait mauvaise, lorsque, trop seche ou trop humide, elle mangeait les semences, sans rendre des moissons; puis, il doutait, il en arrivait a s'accuser de male impuissant ou maladroit: la faute en devait etre a lui, s'il ne lui avait pas fait un enfant. C'etait depuis cette epoque que les nouvelles methodes le hantaient, le lancaient dans les innovations, avec le regret d'avoir ete un cancre au college, et de n'avoir pas suivi les cours d'une de ces ecoles de culture, dont son pere et lui se moquaient. Que de tentatives inutiles, d'experiences manquees, et les machines que ses serviteurs detraquaient, et les engrais chimiques que fraudait le commerce! Il y avait englouti sa fortune, la Borderie lui rapportait a peine de quoi manger du pain, en attendant que la crise agricole l'achevat! N'importe! il resterait le prisonnier de sa terre, il y enterrerait ses os, apres l'avoir gardee pour femme, jusqu'au bout. Ce jour-la, des qu'il fut dehors, il se rappela son fils, le capitaine. A eux deux, ils auraient fait de si bonne besogne? Mais il ecarta le souvenir de cet imbecile qui preferait trainer un sabre. Il n'avait plus d'enfant, il finirait solitaire. Puis, l'idee lui vint de ses voisins, les Coquart surtout, des proprietaires qui cultivaient eux-memes leur ferme de Saint-Juste, le pere, la mere, trois fils et deux filles, et qui ne reussissaient guere mieux. A la Chamade, Robiquet, le fermier, a bout de bail, ne fumait plus, laissait le bien se detruire. C'etait ainsi, il y avait du mal partout, il fallait se tuer de travail, et ne pas se plaindre. Peu a peu, d'ailleurs, une douceur bercante montait des grandes pieces vertes qu'il longeait. De legeres pluies, en avril, avaient donne une belle poussee aux fourrages. Les trefles incarnats le ravirent, il oublia le reste. Maintenant, il coupait, par les labours, pour jeter un coup d'oeil sur la besogne de ses deux charretiers: la terre collait a ses pieds, il la sentait grasse, fertile, comme si elle eut voulu le retenir d'une etreinte; et elle le reprenait tout entier, il retrouvait la virilite de ses trente ans, la force et la joie. Est-ce qu'il y avait d'autres femmes qu'elle? est-ce que ca comptait, les Cognette, celle-ci ou celle-la, l'assiette ou l'on mange tous, dont il faut bien se contenter, quand elle est suffisamment propre? Une excuse si concluante a son besoin lache de cette gueuse acheva de l'egayer. Il marcha trois heures, il plaisanta avec une fille, justement la servante des Coquart, qui revenait de Cloyes sur un ane, en montrant ses jambes. Lorsque Hourdequin rentra a la Borderie, il apercut Jacqueline dans la cour qui disait adieu aux chats de la ferme. Il y en avait toujours une bande, douze, quinze, vingt, on ne savait pas au juste; car les chattes faisaient leur portee dans des trous de paille inconnus, et reparaissaient avec des queues de cinq ou six petits. Ensuite, elle s'approcha des niches d'Empereur et de Massacre, les deux chiens du berger; mais ils grognerent, ils l'execraient. Le diner, malgre les adieux aux betes, se passa comme tous les jours. Le maitre mangeait, causait, de son air habituel. Puis, la journee terminee, il ne fut question du depart de personne. Tous allerent dormir, l'ombre enveloppa la ferme silencieuse. Et, cette nuit meme, Jacqueline coucha dans la chambre de feu Mme Hourdequin. C'etait la belle chambre, avec son grand lit, au fond de l'alcove tendue de rouge. Il y avait la une armoire, un gueridon, un fauteuil Voltaire; et, dominant un petit bureau d'acajou, les medailles obtenues par le fermier aux comices agricoles, luisaient, encadrees et sous verre. Lorsque la Cognette, en chemise, monta dans le lit conjugal, elle s'y etala, y ecarta les bras et les cuisses, pour le tenir tout entier, riant de son rire de tourterelle. Jean, le lendemain, comme elle lui sautait aux epaules, la repoussa. Du moment que ca devenait serieux, ca n'etait pas propre, decidement, et il ne voulait plus. II A quelques jours de la, un soir, Jean revenait a pied de Cloyes, lorsque, deux kilometres avant Rognes, l'allure d'une carriole de paysan qui rentrait devant lui, l'etonna. Elle semblait vide, personne n'etait plus sur le banc, et le cheval, abandonne, retournait a son ecurie d'une allure flaneuse, en bete qui connaissait son chemin. Aussi le jeune homme l'eut-il vite rattrape. Il l'arreta, se haussa pour regarder dans la voiture: un homme etait au fond, un vieillard de soixante ans, gros, court, tombe a la renverse, et la face si rouge, qu'elle paraissait noire. La surprise de Jean fut telle, qu'il se mit a parler tout haut. --Eh! l'homme!... Est-ce qu'il dort? est-ce qu'il a bu?... Tiens! c'est le vieux Mouche, le pere aux deux de la-bas!... Je crois, nom de Dieu! qu'il est claque! Ah! bien! en voila, une affaire! Mais, foudroye par une attaque d'apoplexie, Mouche respirait encore, d'un petit souffle penible. Jean, alors, apres l'avoir allonge, la tete haute, s'assit sur le banc et fouetta le cheval, ramenant le moribond au grand trot, de peur qu'il ne lui passat entre les mains. Quand il deboucha sur la place de l'Eglise, justement il apercut Francoise, debout devant sa porte. La vue de ce garcon dans leur voiture, conduisant leur cheval, la stupefiait. --Quoi donc? demanda-t-elle. --C'est ton pere qui ne va pas bien. --Ou ca? --La, regarde? Elle monta sur la roue, regarda. Un instant, elle resta stupide, sans avoir l'air de comprendre, devant ce masque violatre dont une moitie s'etait convulsee, comme tiree violemment de bas en haut. La nuit tombait, un grand nuage fauve qui jaunissait le ciel, eclairait le mourant d'un reflet d'incendie. Puis, tout d'un coup, elle eclata en sanglots, elle se sauva, elle disparut, pour prevenir sa soeur. --Lise! Lise!... Ah! mon Dieu! Reste seul, Jean hesita. On ne pouvait pourtant pas laisser le vieux au fond de la carriole. Le sol de la maison se creusait de trois marches, du cote de la place; et une descente dans ce trou sombre lui semblait mal commode. Ensuite, il s'avisa que, du cote de la route, a gauche, une autre porte ouvrait sur la cour, de plain-pied. Cette cour, assez vaste, etait close d'une haie vive; l'eau rousse d'une mare en occupait les deux tiers; et un demi-arpent de potager et de fruitier la terminait. Alors, il lacha le cheval, qui, de lui-meme, rentra et s'arreta devant son ecurie, pres de l'etable, ou etaient les deux vaches. Mais, au milieu de cris et de larmes, Francoise et Lise accouraient. Cette derniere, accouchee depuis quatre mois, surprise pendant qu'elle faisait teter le petit, l'avait garde au bras, dans son effarement; et il hurlait, lui aussi. Francoise remonta sur une roue, Lise grimpa sur l'autre, leurs lamentations devinrent dechirantes; tandis que le pere Mouche, au fond, soufflait toujours de son sifflement penible. --Papa, reponds, dis?... Qu'est-ce que t'as, dis donc? qu'est-ce que t'as, mon Dieu!... C'est donc dans la tete, que tu ne peux seulement rien dire?... Papa, papa, dis, reponds! --Descendez, vaut mieux le tirer de la, fit remarquer Jean avec sagesse. Elles ne l'aidaient point, elles s'exclamaient plus fort. Heureusement, une voisine, la Frimat, attiree par le bruit, se montra enfin. C'etait une grande vieille seche, osseuse, qui depuis deux ans soignait son mari paralytique, et qui le faisait vivre en cultivant elle-meme, avec une obstination de bete de somme, l'unique arpent qu'ils possedaient. Elle ne se troubla pas, sembla juger l'aventure naturelle; et, comme un homme, elle donna un coup de main. Jean empoigna Mouche par les epaules, le tira, jusqu'a ce que la Frimat put le saisir par les jambes. Puis, ils l'emporterent, l'entrerent dans la maison. --Ou est-ce qu'on le met? demanda la vieille. Les deux filles, qui suivaient, la tete perdue, ne savaient pas. Leur pere habitait, en haut, une petite chambre, prise sur le grenier; et il n'etait guere possible de le monter. En bas, apres la cuisine, il y avait la grande chambre a deux lits, qu'il leur avait cedee. Dans la cuisine, il faisait nuit noire, le jeune homme et la vieille femme attendaient, les bras casses, n'osant avancer davantage, de peur de culbuter contre un meuble. --Voyons, faudrait se decider, pourtant! Francoise, enfin, alluma une chandelle. Et, a ce moment, entra la Becu, la femme du garde champetre, avertie par son flair sans doute, par cette force secrete, qui, en une minute, porte une nouvelle d'un bout a l'autre d'un village. --Hein! qu'a-t-il, le pauvre cher homme?... Ah! je vois, le sang lui a tourne dans le corps... Vite, asseyez-le sur une chaise. Mais la Frimat fut d'un avis contraire. Est-ce qu'on asseyait un homme qui ne pouvait se tenir! Le mieux etait de l'allonger sur le lit d'une de ses filles. Et la discussion s'aigrissait, lorsque parut Fanny avec Nenesse: elle avait appris la chose en achetant du vermicelle chez Macqueron, elle venait voir, remuee, a cause de ses cousines. --Peut-etre bien, declara-t-elle, qu'il faut l'asseoir, pour que le sang coule. Alors, Mouche fut tasse sur une chaise, pres de la table, ou brulait la chandelle. Son menton tomba sur sa poitrine, ses bras et ses jambes pendirent. L'oeil gauche s'etait ouvert, dans le tiraillement de cette moitie de la face, et le coin de la bouche tordue sifflait plus fort. Il y eut un silence, la mort envahissait la piece humide, au sol de terre battue, aux murs lepreux, a la grande cheminee noire. Jean attendait toujours, gene, tandis que les deux filles et les trois femmes, les mains ballantes, consideraient le vieux. --J'irai bien encore chercher le medecin, hasarda le jeune homme. La Becu hocha la tete, aucune des autres ne repondit: si ca ne devait rien etre, pourquoi depenser l'argent d'une visite? et si c'etait la fin, est-ce que le medecin y ferait quelque chose? --Ce qui est bon, c'est le vulneraire, dit la Frimat. --Moi, murmura Fanny, j'ai de l'eau-de-vie camphree. --C'est bon aussi, declara la Becu. Lise et Francoise, hebetees maintenant, ecoutaient, ne se decidaient a rien, l'une bercant Jules, son petit, l'autre les mains embarrassees d'une tasse pleine d'eau, que le pere n'avait pas voulu boire. Et Fanny, voyant ca, bouscula Nenesse, absorbe devant la grimace du mourant. --Tu vas courir chez nous et tu diras qu'on te donne la petite bouteille d'eau-de-vie camphree, qui est a gauche, dans l'armoire... Tu entends? dans l'armoire, a gauche... Et passe chez grand-pere Fouan, passe chez ta tante, la Grande, dis-leur que l'oncle Mouche est tres mal... Cours, cours vite! Quand le gamin eut disparu d'un bond, les femmes continuerent de disserter sur le cas. La Becu connaissait un monsieur qu'on avait sauve, en lui chatouillant la plante des pieds pendant trois heures. La Frimat, s'etant souvenue qu'il lui restait du tilleul, sur les deux sous achetes l'autre hiver pour son homme, alla le chercher; et elle revenait avec le petit sac, Lise allumait du feu, apres avoir passe son enfant a Francoise, lorsque Nenesse reparut. --Grand-pere Fouan etait couche... La Grande a dit comme ca que, si l'oncle Mouche n'avait pas tant bu, il n'aurait pas si mal au coeur... Mais Fanny examinait la bouteille qu'il lui remettait, et elle s'ecria: --Imbecile, je t'avais dit a gauche!... Tu m'apportes l'eau de Cologne. --C'est bon aussi, repeta la Becu. On fit prendre de force au vieux une tasse de tilleul, en introduisant la cuiller entre ses dents serrees. Puis, on lui frictionna la tete avec l'eau de Cologne. Et il n'allait pas mieux, c'etait desesperant. Sa face avait encore noirci, on fut oblige de le remonter sur la chaise, car il s'effondrait, il menacait de s'aplatir par terre. --Oh! murmura Nenesse, retourne sur la porte, je ne sais pas ce qu'il va pleuvoir... Le ciel est d'une drole de couleur. --Oui, dit Jean, j'ai vu grandir un vilain nuage. Et, comme ramene a sa premiere idee: --N'empeche, j'irai bien encore chercher le medecin, si l'on veut. Lise et Francoise se regardaient, anxieuses. Enfin, la seconde se decida, avec la generosite de son jeune age. --Oui, oui, Caporal, allez a Cloyes chercher M. Finet... Il ne sera pas dit que nous n'aurons pas fait ce que nous devons faire. Le cheval, au milieu de la bousculade, n'avait pas meme ete detele, et Jean n'eut qu'a sauter dans la carriole. On entendit le bruit de ferraille, la fuite cahotee des roues. La Frimat, alors, parla du cure; mais les autres, d'un geste, dirent qu'on se donnait deja assez de mal. Et Nenesse ayant propose de faire a pied les trois kilometres de Bazoches-le-Doyen, sa mere se facha: bien sur qu'elle ne le laisserait pas galoper par une nuit si menacante, sous cet affreux ciel couleur de rouille. D'ailleurs, puisque le vieux n'entendait ni ne repondait, autant aurait-il valu deranger le cure pour une borne. Dix heures sonnerent au coucou de bois peint. Ce fut une surprise: dire qu'on etait la depuis plus de deux heures, sans avancer en besogne! Et pas une ne parlait de lacher pied, retenue par le spectacle, voulant voir jusqu'au bout. Un pain de dix livres etait sur la huche, avec un couteau. D'abord, les filles, dechirees de faim malgre leur angoisse, se couperent machinalement des tartines, qu'elles mangeaient toutes seches, sans savoir; puis, les trois femmes les imiterent, le pain diminua, il y en avait continuellement une qui taillait et qui croutonnait. On n'avait pas allume d'autre chandelle, on negligeait meme de moucher celle qui brulait; et ce n'etait pas gai, cette cuisine sombre et nue de paysan pauvre, avec le rale d'agonie de ce corps tasse pres de la table. Tout d'un coup, une demi-heure apres le depart de Jean, Mouche culbuta et s'etala par terre. Il ne soufflait plus, il etait mort. --Qu'est-ce que je disais? on a voulu aller chercher le medecin! fit remarquer la Becu d'une voix aigre. Francoise et Lise eclaterent de nouveau en larmes. D'un elan instinctif, elles s'etaient jetees au cou l'une de l'autre, dans leur adoration de soeurs tendres. Et elles repetaient, en paroles entrecoupees: --Mon Dieu! nous ne sommes plus que nous deux... C'est fini, il n'y a plus que nous deux... Qu'est-ce que nous allons devenir! mon Dieu? Mais on ne pouvait laisser le mort par terre. En un tour de main, la Frimat et la Becu firent l'indispensable. Comme elles n'osaient transporter le corps, elles retirerent le matelas d'un lit, elles l'apporterent et y allongerent Mouche, en le recouvrant d'un drap, jusqu'au menton. Pendant ce temps, Fanny, ayant allume les chandelles de deux autres chandeliers, les posait sur le sol, en guise de cierges, a droite et a gauche de la tete. C'etait bien, pour le moment: sauf que l'oeil gauche, referme trois fois d'un coup de pouce, s'obstinait a se rouvrir, et semblait regarder le monde, dans cette face decomposee et violatre, qui tranchait sur la blancheur de la toile. Lise avait fini par coucher Jules, la veillee commenca. A deux reprises, Fanny et la Becu dirent qu'elles partaient, puisque la Frimat offrait de passer la nuit avec les petites; et elles ne partaient point, elles continuaient de causer a voix basse, en jetant des regards obliques sur le mort; tandis que Nenesse, qui s'etait empare de la bouteille d'eau de Cologne, l'achevait, s'en inondait les mains et les cheveux. Minuit sonna, la Becu haussa la voix. --Et M. Finet, je vous demande un peu! On a le temps de mourir avec lui... Plus de deux heures, pour le ramener de Cloyes! La porte sur la cour etait restee ouverte, un grand souffle entra, eteignit les lumieres, a droite et a gauche du mort. Cela les terrifia toutes, et comme elles rallumaient les chandelles, le souffle de tempete revint, plus terrible, tandis qu'un hurlement prolonge montait, grandissait, des profondeurs noires de la campagne. On aurait dit le galop d'une armee devastatrice qui approchait, au craquement des branches, au gemissement des champs eventres. Elles avaient couru sur le seuil, elles virent une nuee de cuivre voler et se tordre dans le ciel livide. Et, soudain, il y eut un crepitement de mousqueterie, une pluie de balles s'abattait, cinglantes, rebondissantes, a leurs pieds. Alors, un cri leur echappa, un cri de ruine et de misere. --La grele! la grele! Saisies, revoltees et blemes sous le fleau, elles regardaient. Cela dura dix minutes a peine. Il n'y avait pas de coups de tonnerre; mais de grands eclairs bleuatres, incessants, semblaient courir au ras du sol, en larges sillons de phosphore; et la nuit n'etait plus si sombre, les grelons l'eclairaient de rayures pales, innombrables, comme s'il fut tombe des jets de verre. Le bruit devenait assourdissant, une mitraillade, un train lance a toute vapeur sur un pont de metal, roulant sans fin. Le vent soufflait en furie, les balles obliques sabraient tout, s'amassaient, couvraient le sol d'une couche blanche. --La grele, mon Dieu!... Ah! quel malheur!... Voyez donc! de vrais oeufs de poule! Elles n'osaient se hasarder dans la cour, pour en ramasser. La violence de l'ouragan augmentait encore, toutes les vitres de la ferme furent brisees; et la force acquise etait telle, qu'un grelon alla casser une cruche, pendant que d'autres roulaient jusqu'au matelas du mort. --Il n'en irait pas cinq a la livre, dit la Becu, qui les soupesait. Fanny et la Frimat eurent un geste desespere. --Tout est fichu, un massacre! C'etait fini. On entendit le galop du desastre s'eloigner rapidement, et un silence de sepulcre tomba. Le ciel, derriere la nuee, etait devenu d'un noir d'encre. Une pluie fine serree, ruisselait sans bruit. On ne distinguait, sur le sol, que la couche epaisse des grelons, une nappe blanchissante, qui avait comme une lumiere propre, la paleur de millions de veilleuses, a l'infini. Nenesse, s'etant lance au dehors, revint avec un veritable glacon, de la grosseur de son poing, irregulier, dentele; et la Frimat, qui ne tenait plus en place, ne put resister davantage au besoin d'aller voir. --Je vas chercher ma lanterne, faut que je sache le degat. Fanny se maitrisa quelques minutes encore. Elle continuait ses doleances. Ah! quel travail! ca en faisait du ravage, dans les legumes et dans les arbres a fruits! Les bles, les avoines, les seigles, n'etaient pas assez hauts, pour avoir beaucoup souffert. Mais les vignes, ah! les vignes! Et, sur la porte, elle fouillait des yeux la nuit epaisse, impenetrable, elle tremblait d'une fievre d'incertitude, cherchant a estimer le mal, l'exagerant, croyant voir la campagne mitraillee, perdant le sang par ses blessures. --Hein? mes petites, finit-elle par dire, je vous emprunte une lanterne, je cours jusqu'a nos vignes. Elle alluma l'une des deux lanternes, elle disparut avec Nenesse. La Becu, qui n'avait pas de terre, au fond, s'en moquait. Elle poussait des soupirs, implorait le ciel, par une habitude de mollesse geignarde. La curiosite, pourtant, la ramenait sans cesse vers la porte, et un vif interet l'y planta toute droite, lorsqu'elle remarqua que le village s'etoilait de points lumineux. Par une echappee de la cour, entre l'etable et un hangar, l'oeil plongeait sur Rognes entier. Sans doute, le coup de grele avait reveille les paysans, chacun etait pris de la meme impatience d'aller voir son champ, trop anxieux pour attendre le jour. Aussi les lanternes sortaient-elles une a une, se multipliaient, couraient et dansaient. Et la Becu, connaissant la place des maisons, arrivait a mettre un nom sur chaque lanterne. --Tiens! ca s'allume chez la Grande, et voila que ca sort de chez les Fouan, et la-bas c'est Macqueron, et a cote c'est Lengaigne... Bon Dieu! le pauvre monde, ca fend le coeur... Ah! tant pis, j'y vais! Lise et Francoise demeurerent seules, devant le corps de leur pere. Le ruissellement de la pluie continuait, de petits souffles mouilles rasaient le sol, faisaient couler les chandelles. Il aurait fallu fermer la porte, mais ni l'une ni l'autre n'y pensaient, prises elles aussi et secouees par le drame du dehors, malgre le deuil de la maison. Ca ne suffisait donc, pas, d'avoir la mort chez soi? Le bon Dieu cassait tout, on ne savait seulement point s'il vous restait un morceau de pain a manger. --Pauvre pere, murmura Francoise, se serait-il fait du mauvais sang!... Vaut mieux qu'il ne voie pas ca. Et, comme sa soeur prenait la seconde lanterne: --Ou vas-tu? --Je songe aux pois et aux haricots... Je reviens tout de suite. Sous l'averse, Lise traversa la cour, passa dans le potager. Il n'y avait plus que Francoise pres du vieux. Encore se tenait-elle sur le seuil, tres emotionnee par le va-et-vient de la lanterne. Elle crut entendre des plaintes, des larmes. Son coeur se brisait. --Hein? quoi? cria-t-elle. Qu'est-ce qu'il y a? Aucune voix ne repondait, la lanterne allait et venait plus vite, comme affolee. --Les haricots sont rases, dis?... Et les pois, ont-ils du mal?... Mon Dieu! et les fruits, et les salades? Mais une exclamation de douleur qui lui arrivait distinctement la decida. Elle ramassa ses jupes, courut dans l'averse rejoindre sa soeur. Et le mort, abandonne, demeura dans la cuisine vide, tout raide sous son drap, entre les deux meches fumeuses et tristes. L'oeil gauche, obstinement ouvert, regardait les vieilles solives du plafond. Ah! quel ravage desolait ce coin de terre! quelle lamentation montait du desastre, entrevu aux lueurs vacillantes des lanternes! Lise et Francoise promenaient la leur, si trempee de pluie, que les vitres eclairaient a peine; et elles l'approchaient des planches, elles distinguaient confusement, dans le cercle etroit de lumiere, les haricots et les pois rases au pied, les salades tranchees, hachees, sans qu'on put songer seulement a en utiliser les feuilles. Mais les arbres surtout avaient souffert: les menues branches, les fruits en etaient coupes comme avec des couteaux; les troncs eux-memes, meurtris, perdaient leur seve par les trous de l'ecorce. Et plus loin, dans les vignes, c'etait pis, les lanternes pullulaient, sautaient, s'enrageaient, au milieu de gemissements et de jurons. Les ceps semblaient fauches, les grappes en fleur jonchaient le sol, avec des debris, de bois et de pampres; non seulement la recolte de l'annee etait perdue, mais les souches, depouillees, allaient vegeter et mourir. Personne ne sentait la pluie, un chien hurlait a la mort, des femmes eclataient en larmes, comme au bord d'une fosse. Macqueron et Lengaigne; malgre leur rivalite, s'eclairaient mutuellement, passaient de l'un chez l'autre, en poussant des nom de Dieu! a mesure que defilaient les ruines, cette vision courte et blafarde, reprise derriere eux par l'ombre. Bien qu'il n'eut plus de terres, le vieux Fouan voulait voir, se fachant. Peu a peu, tous s'emportaient: etait-ce possible de perdre, en un quart d'heure, le fruit d'un an de travail? Qu'avaient-ils fait pour etre punis de la sorte? Ni securite, ni justice, des fleaux sans raison, des caprices qui tuaient le monde. Brusquement, la Grande, furibonde, ramassa des cailloux, les lanca en l'air pour crever le ciel, qu'on ne distinguait pas. Et elle gueulait: --Sacre cochon, la-haut! Tu ne peux donc pas nous foutre la paix? Sur le matelas, dans la cuisine, Mouche, abandonne, regardait le plafond de son oeil fixe, lorsque deux voitures s'arreterent devant la porte. Jean ramenait enfin M. Finet, apres l'avoir attendu pres de trois heures, chez lui; et il revenait dans la carriole, tandis que le docteur avait pris son cabriolet. Ce dernier, grand et maigre, la face jaunie par des ambitions mortes, entra rudement. Au fond, il execrait cette clientele paysanne, qu'il accusait de sa mediocrite. --Quoi, personne?... Ca va donc mieux? Puis, apercevant le corps: --Non, trop tard!... Je vous le disais bien, je ne voulais pas venir. C'est toujours la meme histoire, ils m'appellent quand ils sont morts. Ce derangement inutile, au milieu de la nuit, l'irritait; et, comme Lise et Francoise rentraient justement, il acheva de s'exasperer, lorsqu'il apprit qu'elles avaient attendu deux heures avant de l'envoyer chercher. --C'est vous qui l'avez tue, parbleu!... Est-ce idiot? de l'eau de Cologne et du tilleul pour une apoplexie!... Avec ca, personne pres de lui. Bien sur qu'il n'est pas en train de se sauver... --Mais, monsieur, balbutia Lise, en larmes, c'est a cause de la grele. M. Finet, interesse, se calma. Tiens! il etait donc tombe de la grele? A force de vivre avec les paysans, il avait fini par avoir leurs passions. Jean s'etait approche, lui aussi; et tous deux s'etonnaient, se recriaient, car ils n'avaient pas recu un grelon, en venant de Cloyes. Ceux-ci epargnes, ceux-la saccages, et a quelques kilometres de distance: vrai! quelle deveine de se trouver du mauvais cote! Puis, comme Fanny rapportait la lanterne et que la Becu et la Frimat la suivaient, toutes les trois eplorees, ne tarissant pas en details sur les abominations qu'elles avaient vues, le docteur, gravement, declara: --C'est un malheur, un grand malheur... Il n'y a pas de plus grand malheur pour les campagnes... Un bruit sourd, une sorte de bouillonnement l'interrompit. Cela venait du mort, oublie entre les deux chandelles. Tous se turent, les femmes se signerent. III Un mois se passa. Le vieux Fouan, nomme tuteur de Francoise, qui entrait dans sa quinzieme annee, les decida, elle et sa soeur Lise, son ainee de dix ans, a louer leurs terres au cousin Delhomme, sauf un bout de pre, pour qu'elles fussent convenablement cultivees et entretenues. Maintenant que les deux filles restaient seules, sans pere ni frere a la maison, il leur aurait fallu prendre un serviteur, ce qui etait ruineux, a cause du prix croissant de la main-d'oeuvre. Delhomme, d'ailleurs, leur rendait la un simple service, s'engageant a rompre le bail des que le mariage de l'une des deux necessiterait le partage entre elles de la succession. Cependant, Lise et Francoise, apres avoir egalement cede au cousin leur cheval, devenu inutile, garderent les deux vaches, la Coliche et Blanchette, ainsi que l'ane, Gedeon. Elles gardaient de meme leur demi-arpent de potager, que l'ainee se reservait d'entretenir, tandis que la cadette prendrait soin des betes. Certes, il y avait encore la du travail; mais elles ne se portaient pas mal, Dieu merci! elles en verraient bien la fin. Les premieres semaines furent tres dures, car il s'agissait de reparer les degats de la grele, de becher, de replanter des legumes; et ce fut la ce qui poussa Jean a leur donner un coup de main. Une liaison se faisait entre lui et elles deux depuis qu'il avait ramene leur pere moribond. Le lendemain de l'enterrement, il vint demander de leurs nouvelles. Puis, il revint causer, peu a peu familier et obligeant, si bien qu'une apres-midi il ota la beche des poings de Lise, pour achever de retourner un carre. Des lors, en ami, il leur consacra les heures que ne lui prenaient pas ses travaux a la ferme. Il etait de la maison, de cette vieille maison patrimoniale des Fouan, batie par un ancetre il y avait trois siecles, et que la famille honorait d'une sorte de culte. Lorsque Mouche, de son vivant, se plaignait d'avoir eu le mauvais lot dans le partage et accusait de vol sa soeur et son frere, ceux-ci repondaient: "Et la maison! est-ce qu'il n'a pas la maison?" Pauvre maison en loques, tassee, lezardee et branlante, raccommodee partout de bouts de planches et de platras! Elle avait du etre construite en moellons et en terre; plus tard, on en refit deux murs au mortier; enfin, vers le commencement du siecle, on se resigna a en remplacer le chaume par une toiture de petites ardoises, aujourd'hui pourries. C'etait ainsi qu'elle avait dure et qu'elle tenait encore, enfoncee d'un metre, comme on les creusait toutes au temps jadis, sans doute pour avoir plus chaud. Cela offrait l'inconvenient que, par les gros orages, l'eau l'envahissait; et l'on avait beau balayer le sol battu de cette cave, il restait toujours de la boue dans les coins. Mais elle etait surtout malicieusement plantee, tournant le dos au nord, a la Beauce immense, d'ou soufflaient les terribles vents de l'hiver; de ce cote, dans la cuisine, ne s'ouvrait qu'une lucarne etroite, barricadee d'un volet, au ras du chemin; tandis que, sur l'autre face, celle du midi, se trouvaient la porte et les fenetres. On aurait dit une de ces masures de pecheur, au bord de l'Ocean, dont pas une fente ne regarde le flot. A force de la pousser, les vents de la Beauce l'avaient fait pencher en avant: elle pliait, elle etait comme ces tres vieilles femmes dont les reins se cassent. Et Jean, bientot, en connut les moindres trous. Il aida a nettoyer la chambre du defunt, l'encoignure prise sur le grenier, simplement separee par une cloison de planches, et dans laquelle il n'y avait qu'un ancien coffre, plein de paille, servant de lit, une chaise et une table. En bas, il ne depassait point la cuisine, il evitait de suivre les deux soeurs dans leur chambre, dont la porte, toujours battante, laissait voir l'alcove a deux lits, la grande armoire de noyer, une table ronde sculptee, superbe, sans doute une epave du chateau, volee autrefois. Il existait une autre piece derriere celle-la, si humide, que le pere avait prefere coucher en haut: on regrettait meme d'y serrer les pommes de terre, car elles y germaient tout de suite. Mais c'etait dans la cuisine qu'on vivait, dans cette vaste salle enfumee ou, depuis trois siecles, se succedaient les generations des Fouan. Elle sentait les longs labeurs, les maigres pitances, l'effort continu d'une race qui etait arrivee tout juste a ne pas crever de faim, en se tuant de besogne, sans avoir jamais un sou de plus en decembre qu'en janvier. Une porte, ouvrant de plain-pied sur l'etable, mettait les vaches de compagnie avec le monde; et, quand cette porte se trouvait fermee, on pouvait les surveiller encore par une vitre enchassee dans le mur. Ensuite, il y avait l'ecurie, ou Gedeon restait seul, puis un hangar et un bucher; de sorte qu'on n'avait pas a sortir, on filait partout. Dehors, la pluie entretenait la mare, qui etait la seule eau pour les betes et l'arrosage. Chaque matin, il fallait descendre a la fontaine, en bas, sur la route, chercher l'eau de la table. Jean se plaisait la, sans se demander ce qui l'y ramenait. Lise, gaie, avec toute sa personne ronde, etait d'un bon accueil. Pourtant, ses vingt-cinq ans la vieillissaient deja, elle devenait laide, surtout depuis ses couches. Mais elle avait de gros bras solides, elle apportait a la besogne un tel coeur, tapant, criant, riant, qu'elle rejouissait la vue. Jean la traitait en femme, ne la tutoyait pas, tandis qu'il continuait, au contraire, a tutoyer Francoise, dont les quinze ans faisaient pour lui une gamine. Celle-ci, que le grand air et les durs travaux n'avaient pas eu le temps a enlaidir, gardait son joli visage long, au petit front tetu, aux yeux noirs et muets, a la bouche epaisse, ombree d'un duvet precoce; et, toute gamine qu'on la croyait, elle etait femme aussi, il n'aurait pas fallu, comme disait sa soeur, la chatouiller de trop pres, pour lui faire un enfant. Lise l'avait elevee, leur mere etant morte: de la venait leur grande tendresse, active et bruyante de la part de l'ainee, passionnee et contenue chez la cadette. Cette petite Francoise avait le renom d'une fameuse tete. L'injustice l'exasperait. Quand elle avait dit: "Ca c'est a moi, ca c'est a toi," elle n'en aurait pas demordu sous le couteau; et, en dehors du reste, si elle adorait Lise, c'etait dans l'idee qu'elle lui devait bien cette adoration. D'ailleurs, elle se montrait raisonnable, tres sage, sans vilaines pensees, seulement tourmentee par ce sang hatif, ce qui la rendait molle, un peu gourmande et paresseuse. Un jour, elle en vint, elle aussi, a tutoyer Jean, en ami tres age et bonhomme, qui la faisait jouer, qui la taquinait parfois, mentant expres, soutenant des choses injustes, pour s'amuser a la voir s'etrangler de colere. Un dimanche, par une apres-midi deja brulante de juin, Lise travaillait, dans le potager, a sarcler des pois; et elle avait pose sous un prunier Jules, qui s'y etait endormi. Le soleil la chauffait d'aplomb, elle soufflait, pliee en deux, arrachant les herbes, lorsqu'une voix s'eleva derriere la haie. --Quoi donc? on ne se repose pas, meme le dimanche! Elle avait reconnu la voix, elle se redressa, les bras rouges, la face congestionnee, rieuse quand meme. --Dame! pas plus le dimanche qu'en semaine, la besogne ne se fait pas toute seule! C'etait Jean. Il longea la haie, entra par la cour. --Laissez donc ca, je vas l'expedier, moi, votre travail! Mais elle refusa, elle avait bientot fini; puis, si elle ne faisait pas ca, elle ferait autre chose: est-ce qu'on pouvait flaner? Elle avait beau se lever des quatre heures, et le soir coudre encore a la chandelle, jamais elle n'en voyait le bout. Lui, pour ne point la contrarier, s'etait mis a l'ombre du prunier voisin, en ayant soin de ne pas s'asseoir sur Jules. Il la regardait, pliee de nouveau, les fesses hautes, tirant sa jupe qui remontait et decouvrait ses grosses jambes, tandis que, la gorge a terre, elle manoeuvrait les bras, sans craindre le coup de sang, dont le flot lui gonflait le cou. --Ca va bien, dit-il, que vous etes rudement construite! Elle en montrait quelque orgueil, elle eut un rire de complaisance. Et il riait, lui aussi, l'admirant d'un air convaincu, la trouvant forte et brave comme un garcon. Aucun desir malhonnete ne lui venait de cette croupe en l'air, de ces mollets tendus, de cette femme a quatre pattes, suante, odorante ainsi qu'une bete en folie. Il songeait simplement qu'avec des membres pareils on en abattait, de la besogne! Bien sur que, dans un menage, une femme de cette batisse-la valait son homme. Sans doute, une association d'idees se fit en lui, et il lacha involontairement une nouvelle, qu'il s'etait promis de garder secrete. --J'ai vu Buteau, avant-hier. Lise, lentement, se mit debout. Mais elle n'eut pas le temps de l'interroger. Francoise, qui avait reconnu la voix de Jean, et qui arrivait de sa laiterie, au fond de l'etable, les bras nus et blancs de lait, s'emporta. --Tu l'as vu... Ah! le cochon! C'etait une antipathie croissante, elle ne pouvait plus entendre nommer le cousin, sans etre soulevee par une de ses revoltes d'honnetete, comme si elle avait eu a venger un dommage personnel. --Certainement que c'est un cochon, declara Lise avec calme; mais ca n'avance a rien de le dire, a cette heure. Elle avait pose les poings sur ses hanches, elle demanda serieusement: --Alors, qu'est-ce qu'il raconte, Buteau? --Mais rien, repondit Jean embarrasse, mecontent d'avoir eu la langue trop longue. Nous avons parle de ses affaires, a cause de ce que son pere dit partout qu'il le desheritera; et lui dit qu'il a le temps d'attendre, que le vieux est solide, qu'il s'en fout, d'ailleurs. --Est-ce qu'il sait que Jesus-Christ et Fanny ont signe l'acte tout de meme et que chacun est entre en possession de sa part? --Oui, il le sait, et il sait aussi que le pere Fouan a loue a son gendre Delhomme la part dont lui, Buteau, n'a pas voulu; il sait que M. Baillehache a ete furieux, a ce point qu'il a jure de ne plus jamais laisser tirer les lots avant d'avoir fait signer les papiers... Oui, oui, il sait que tout est fini. --Ah! et il ne dit rien? --Non, il ne dit rien. Lise, silencieusement, se courba, marcha un instant, arrachant les herbes, ne montrant plus d'elle que la rondeur enflee de son derriere; puis, elle tourna le cou, elle ajouta, la tete en bas: --Voulez-vous savoir, Caporal? eh bien! ca y est, je peux garder Jules pour compte. Jean qui, jusque-la, lui donnait des esperances, hocha le menton. --Ma foi! je crois que vous etes dans le vrai. Et il jeta un regard sur Jules qu'il avait oublie. Le mioche, serre dans son maillot, dormait toujours, avec sa petite face immobile, noyee de lumiere. C'etait ca l'embetant, ce gamin! Autrement, pourquoi n'aurait-il pas epouse Lise, puisqu'elle se trouvait libre? Cette idee lui venait la, tout d'un coup, a la regarder au travail. Peut-etre bien qu'il l'aimait, que le plaisir de la voir l'attirait seul dans la maison. Il en restait surpris pourtant, ne l'ayant pas desiree, n'ayant meme jamais joue avec elle, comme il jouait avec Francoise, par exemple. Et, justement, en levant la tete, il apercut celle-ci, demeuree toute droite et furieuse au soleil, les yeux si luisants de passion, si droles, qu'il en fut egaye, dans le trouble de sa decouverte. Mais un bruit de trompette, un etrange turlututu d'appel se fit entendre; et Lise, quittant ses pois, s'ecria: --Tiens! Lambourdieu!... J'ai une capeline a lui commander. De l'autre cote de la haie, sur le chemin, apparut un petit homme court, trompettant et precedant une grande voiture longue, que trainait un cheval gris. C'etait Lambourdieu, un gros boutiquier de Cloyes, qui avait peu a peu joint a son commerce de nouveautes la bonneterie, la mercerie, la cordonnerie, meme la quincaillerie, tout un bazar qu'il promenait de village en village, dans un rayon de cinq ou six lieues. Les paysans finissaient par lui tout acheter, depuis leurs casseroles jusqu'a leurs habits de noce. Sa voiture s'ouvrait et se rabattait, developpant des files de tiroirs, un etalage de vrai magasin. Lorsque Lambourdieu eut recu la commande de la capeline, il ajouta: --Et, en attendant, vous ne voulez pas de beaux foulards? Il tirait d'un carton, il faisait claquer au soleil des foulards rouges a palmes d'or, eclatants. --Hein? trois francs, c'est pour rien!... Cent sous les deux! Lise et Francoise, qui les avaient pris par-dessus la haie d'aubepine, ou sechaient des couches de Jules, les maniaient, les convoitaient. Mais elles etaient raisonnables, elles n'en avaient pas besoin: a quoi bon depenser? Et elles les rendaient, lorsque Jean se decida tout d'un coup a vouloir epouser Lise, malgre le petit. Alors, pour brusquer les choses, il lui cria: --Non, non, gardez-le, je vous l'offre!... Ah! vous me feriez de la peine, c'est de bonne amitie, bien sur! Il n'avait rien dit a Francoise, et comme celle-ci tendait toujours au marchand son foulard, il la remarqua, il eut au coeur un elancement de chagrin, en croyant la voir palir, la bouche souffrante. --Mais toi aussi, bete! garde-le... Je le veux, tu ne vas pas faire ta mauvaise tete! Les deux soeurs, combattues, se defendaient et riaient. Deja, Lambourdieu avait allonge la main par-dessus la haie pour empocher les cent sous. Et il repartit, le cheval derriere lui demarra la longue voiture, la fanfare rauque de la trompette se perdit au detour du chemin. Tout de suite, Jean avait eu l'idee de pousser ses affaires aupres de Lise, en se declarant. Une aventure l'en empecha. L'ecurie etait sans doute mal fermee, soudain l'on apercut l'ane, Gedeon, au milieu du potager, tondant gaillardement un plant de carottes. Du reste, cet ane, un gros ane, vigoureux, de couleur rousse, la grande croix grise sur l'echine, etait un animal farceur, plein de malignite: il soulevait tres bien les loquets avec sa bouche, il entrait chercher du pain dans la cuisine; et, a la facon dont il remuait ses longues oreilles, quand on lui reprochait ses vices, on sentait qu'il comprenait. Des qu'il se vit decouvert, il prit un air indifferent et bonhomme; ensuite, menace de la voix, chasse du geste, il fila; mais, au lieu de retourner dans la cour, il trotta par les allees, jusqu'au fond du jardin. Alors, ce fut une vraie poursuite, et, lorsque Francoise l'eut enfin saisi, il se ramassa, rentra le cou et les jambes dans son corps, pour peser plus lourd et avancer moins vite. Rien n'y faisait, ni les coups de pied, ni les douceurs. Il fallut que Jean s'en melat, le bousculat par derriere de ses bras d'homme; car, depuis qu'il etait commande par deux femmes, Gedeon avait concu d'elles le plus complet mepris. Jules s'etait reveille au bruit et hurlait. L'occasion etait perdue, le jeune homme dut partir ce jour-la, sans avoir parle. Huit jours se passerent, une grande timidite avait envahi Jean, qui, a cette heure, n'osait plus. Ce n'etait pas que l'affaire lui semblat mauvaise: a la reflexion, il en avait, au contraire, mieux senti les avantages. D'un cote et de l'autre, on n'aurait qu'a y gagner. Si lui ne possedait rien, elle avait l'embarras de son mioche: cela egalisait les parts; et il ne mettait la aucun vilain calcul, il raisonnait autant pour son bonheur, a elle, que pour le sien. Puis, le mariage, en le forcant a quitter la ferme, le debarrasserait de Jacqueline, qu'il revoyait par lachete du plaisir. Donc, il etait bien resolu, et il attendait l'occasion de se declarer, cherchant les mots qu'il dirait, en garcon que meme le regiment avait laisse capon avec les femmes. Un jour, enfin, Jean, vers quatre heures, s'echappa de la ferme, resolu a parler. Cette heure etait celle ou Francoise menait ses vaches a la pature du soir, et il l'avait choisie pour etre seul avec Lise. Mais un contretemps le consterna d'abord: la Frimat, installee en voisine obligeante, aidait justement la jeune femme a couler la lessive, dans la cuisine. La veille, les deux soeurs avaient essange le linge. Depuis le matin, l'eau de cendre, que parfumaient des racines d'iris, bouillait dans un chaudron, accroche a la cremaillere, au-dessus d'un feu clair de peuplier. Et, les bras nus, la jupe retroussee, Lise, armee d'un pot de terre jaune, puisait de cette eau, arrosait le linge dont le cuvier etait rempli: au fond les draps, puis les torchons, les chemises, et par-dessus des draps encore. La Frimat ne servait donc pas a grand'chose; mais elle causait, en se contentant, toutes les cinq minutes, d'enlever et de vider dans le chaudron le seau, qui, sous le baquet, recevait l'egoutture continue de la lessive. Jean patienta, esperant qu'elle s'en irait. Elle ne partait pas, parlait de son pauvre homme, le paralytique, qui ne remuait plus qu'une main. C'etait une grande affliction. Jamais ils n'avaient ete riches; seulement, lorsque lui travaillait encore, il louait des terres qu'il faisait valoir; tandis que, maintenant, elle avait bien de la peine a cultiver toute seule l'arpent qui leur appartenait; et elle s'ereintait, ramassait le crottin des routes pour le fumer, n'ayant pas de bestiaux, soignait ses salades, ses haricots, ses pois, pied a pied, arrosait jusqu'a ses trois pruniers et ses deux abricotiers, finissait par tirer un profit considerable de cet arpent, si bien que, chaque samedi, elle s'en allait au marche de Cloyes, pliant sous la charge de deux paniers enormes, sans compter les gros legumes, qu'un voisin lui emportait dans sa carriole. Rarement elle en revenait sans deux ou trois pieces de cent sous, surtout a la saison des fruits. Mais sa continuelle doleance etait le manque de fumier: ni le crottin, ni les balayages des quelques lapins et des quelques poules qu'elle elevait ne lui donnaient assez. Elle en etait venue a se servir de tout ce que son vieux et elle faisaient, de cet engrais humain si meprise, qui souleve le degout, meme dans les campagnes. On l'avait su, on l'en plaisantait, on l'appelait la mere Caca, et ce surnom lui nuisait, au marche. Des bourgeoises s'etaient detournees de ses carottes et de ses choux superbes, avec des nausees de repugnance. Malgre sa grande douceur, cela la jetait hors d'elle. --Voyons, dites-moi, vous, Caporal, est-ce raisonnable?... Est-ce qu'il n'est pas permis d'employer tout ce que le bon Dieu nous a mis dans la main? Et puis, avec ca que les crottes des betes sont plus propres!... Non, c'est de la jalousie, ils m'en veulent, a Rognes, parce que le legume pousse plus fort chez moi... Dites, Caporal, est-ce que ca vous degoute, vous? Jean, embarrasse, repondit: --Dame! ca ne me ragoute pas beaucoup... On n'est pas habitue a ca, ce n'est peut-etre bien qu'une idee. Cette franchise desola la vieille femme. Elle qui n'etait pas cancaniere, ne put retenir son amertume. --C'est bon, ils vous ont deja tourne contre moi... Ah! si vous saviez comme ils sont mechants, si vous vous doutiez de ce qu'ils disent de vous! Et elle lacha les commerages de Rognes sur le jeune homme. D'abord, on l'y avait execre, parce qu'il etait ouvrier, qu'il sciait et rabotait du bois, au lieu de labourer la terre. Ensuite, quand il s'etait mis a la charrue, on l'avait accuse de venir manger le pain des autres, dans un pays qui n'etait pas le sien. Est-ce qu'on savait d'ou il sortait? N'avait-il point fait quelque mauvais coup, chez lui, qu'il n'osait seulement pas y retourner? Et l'on espionnait ses rapports avec la Cognette, on disait qu'a eux deux, un beau soir, ils donneraient un bouillon de onze heures au pere Hourdequin, pour le voler. --Oh! les canailles! murmura Jean, bleme d'indignation. Lise, qui puisait un pot de lessive bouillante dans le chaudron, se mit a rire, a ce nom de la Cognette, qu'elle-meme prononcait parfois, histoire de le plaisanter. --Et, puisque j'ai commence, vaut mieux aller jusqu'au bout, poursuivit la Frimat. Eh bien! il n'y a pas d'horreur qu'on ne raconte, depuis que vous venez ici... La semaine derniere, n'est-ce pas? vous avez fait cadeau a l'une et a l'autre de foulards, qu'on leur a vus dimanche, a la messe... C'est trop sale, ils affirment que vous couchez avec les deux! Du coup, tremblant, mais resolu, Jean se leva et dit: --Ecoutez, la mere, je vas repondre devant vous, ca ne m'embarrasse pas... Oui, je vas demander a Lise si elle veut que je l'epouse... Vous entendez, Lise? je vous demande, et si vous dites oui, vous me rendrez bien content. Justement, elle vidait son pot dans le cuvier. Mais elle ne se pressa pas, acheva d'arroser soigneusement le linge; puis, les bras nus et moites de vapeur, devenue grave, elle le regarda en face. --Alors, c'est serieux? --Tres serieux. Elle n'en paraissait point surprise. C'etait une chose naturelle. Seulement, elle ne disait ni oui ni non, elle avait surement une idee qui la genait. --Faudrait pas dire non, a cause de la Cognette, reprit-il, parce que la Cognette... Elle l'interrompit d'un geste, elle savait bien que ca ne tirait pas a consequence, la gaudriole a la ferme. --Il y a encore que je n'ai absolument que ma peau a vous apporter, tandis que vous possedez cette maison et de la terre. De nouveau, elle fit un geste pour dire que, dans sa position, avec un enfant, elle pensait comme lui que les choses se compensaient. --Non, non, ce n'est pas tout ca, declara-t-elle enfin. Seulement, c'est Buteau... --Puisqu'il ne veut pas. --Bien sur, et l'amitie n'y est plus, car il s'est trop mal conduit... Mais, tout de meme, il faut consulter Buteau. Jean reflechit une grande minute. Puis, sagement: --Comme vous voudrez... Ca se doit, par rapport a l'enfant. Et la Frimat, qui, gravement, elle aussi, vidait le seau d'egoutture dans le chaudron, croyait devoir approuver la demarche, tout en se montrant favorable a Jean, un honnete garcon, celui-la, pas tetu, pas brutal, lorsqu'on entendit, au dehors, Francoise rentrer avec les deux vaches. --Dis donc, Lise, cria-t-elle, viens donc voir... La Coliche s'est abime le pied. Tous sortirent, et Lise, a la vue de la bete qui boitait, le pied gauche de devant meurtri, ensanglante, eut une brusque colere, un de ces eclats bourrus dont elle bousculait sa soeur, quand celle-ci etait petite et qu'elle se mettait en faute. --Encore une de tes negligences, hein?... Tu te seras endormie dans l'herbe, comme l'autre fois. --Mais non, je t'assure... Je ne sais pas ce qu'elle a pu faire. Je l'avais attachee au piquet, elle se sera pris le pied dans sa corde. --Tais-toi donc, menteuse!... Tu me la tueras un jour, ma vache! Les yeux noirs de Francoise s'allumerent. Elle etait tres pale, elle begaya, revoltee: --Ta vache, ta vache... Tu pourrais bien dire notre vache. --Comment, notre vache? une vache a toi, gamine! --Oui, la moitie de tout ce qui est ici est a moi, j'ai le droit d'en prendre et d'en abimer la moitie, si ca m'amuse! Et les deux soeurs, face a face, se devisagerent, menacantes, ennemies. Dans leur longue tendresse, c'etait la premiere querelle douloureuse, sous ce coup de fouet du tien et du mien, l'une irritee de la rebellion de sa cadette, l'autre obstinee et violente devant l'injustice. L'ainee ceda, rentra dans la cuisine pour ne pas gifler la petite. Et, lorsque celle-ci, apres avoir mis ses vaches a l'etable, reparut et vint a la huche se couper une tranche de pain, il se fit un silence. Lise, pourtant, s'etait calmee. La vue de sa soeur, raidie et boudeuse, l'ennuyait maintenant. Elle lui parla la premiere, elle voulut en finir par une nouvelle imprevue. --Tu ne sais pas? Jean veut que je l'epouse, il me demande. Francoise, qui mangeait debout, devant la fenetre, resta indifferente, ne se tourna meme pas. --Qu'est-ce que ca me fiche? --Ca te fiche, que tu l'aurais pour beau-frere, et que je desire savoir s'il te plairait. Elle haussa les epaules. --Me plaire, a quoi bon? lui ou Buteau, du moment que je ne couche pas avec!... Seulement, voulez-vous que je vous dise? tout ca n'est guere propre. Et elle sortit achever son pain dans la cour. Jean, pris de malaise, affecta de rire, comme a la boutade d'une enfant gatee; tandis que la Frimat, declarait que, dans sa jeunesse, on aurait fouette une galopine comme ca, jusqu'au sang. Quant a Lise, serieuse, elle demeura un instant muette, de nouveau toute a sa lessive. Puis, elle conclut. --Eh bien! nous en restons la, Caporal... Je ne vous dis pas non, je ne vous dis pas oui... Voici les foins, je verrai notre monde, je questionnerai, je saurai a quoi m'en tenir. Et nous deciderons quelque chose... Ca va-t-il? --Ca va! Il tendit la main, il secoua la sienne, qu'elle lui tendait. De toute sa personne, trempee de buee chaude, s'exhalait une odeur de bonne menagere, une odeur de cendre parfumee d'iris. IV Depuis la veille, Jean conduisait la faucheuse mecanique, dans les quelques arpents de pre qui dependaient de la Borderie, au bord de l'Aigre. De l'aube a la nuit, on avait entendu le claquement regulier des lames; et, ce matin-la, il finissait, les derniers andains tombaient, s'alignaient derriere les roues, en une couche de tiges fines, d'un vert tendre. La ferme n'ayant pas de machine a faner, on lui avait laisse engager deux faneuses, Palmyre, qui se tuait de travail, et Francoise, qui s'etait fait embaucher par caprice, amusee de cette besogne. Toutes deux, venues des cinq heures, avaient, de leurs longues fourches, etale les mulons, l'herbe a demi sechee et mise en tas la veille au soir, pour la proteger de la rosee nocturne. Le soleil s'etait leve dans un ciel ardent et pur, qu'une brise rafraichissait. Un vrai temps pour faire de bon foin. Apres le dejeuner, lorsque Jean revint avec ses faneuses, le foin du premier arpent fauche etait fait. Il le toucha, le sentit sec et craquant. --Dites donc, cria-t-il, nous allons le retourner encore, et ce soir nous commencons les meules. Francoise, en robe de toile grise, avait noue sur sa tete un mouchoir bleu, dont un cote battait sa nuque, tandis que les deux coins flottaient librement sur ses joues, lui protegeant le visage de l'eclat du soleil. Et, d'un balancement de sa fourche, elle prenait l'herbe, la jetait dans le vent, qui en emportait comme une poussiere blonde. Les brins volaient, une odeur s'en degageait, penetrante et forte, l'odeur des herbes coupees, des fleurs fanees. Elle avait tres chaud, en s'avancant au milieu de cet envolement continu, qui l'egayait. --Ah! ma petite, dit Palmyre, de sa voix dolente, on voit bien que tu es jeune... Demain, tu sentiras tes bras. Mais elles n'etaient point seules, tout Rognes fauchait et fanait, dans les pres, autour d'elles. Avant le jour, Delhomme se trouvait la, car l'herbe, trempee de rosee, est tendre a couper, comme du pain mollet, tandis qu'elle durcit, a mesure que le soleil la chauffe; et on l'entendait bien, resistante et sifflante a cette heure sous la faux, dont la volee allait et revenait, continuellement, au bout de ses bras nus. Plus pres, touchant l'herbage de la ferme, il y avait deux parcelles, l'une appartenant a Macqueron, l'autre a Lengaigne. Dans la premiere, Berthe, vetue en demoiselle d'une robe a volants, coiffee d'un chapeau de paille, avait suivi les faneuses, par distraction; mais, lasse deja, elle restait appuyee sur sa fourche, a l'ombre d'un saule. Dans l'autre, Victor, qui fauchait pour son pere, venait de s'asseoir et, son enclume entre les genoux, battait sa faux. Depuis cinq minutes, au milieu du grand silence frissonnant de l'air on ne distinguait plus que ce martelement obstine, les petits coups presses du marteau sur le fer. Justement, Francoise arriva pres de Berthe. --Hein? t'en as assez! --Un peu, ca commence... Quand on n'en a pas l'habitude! Elles causerent, elles parlerent de Suzanne, la soeur a Victor, que les Lengaigne avaient mise dans un atelier de couture, a Chateaudun, et qui, au bout de six mois, s'etait envolee a Chartres, pour faire la vie. On la disait sauvee avec un clerc de notaire, toutes les filles de Rognes en chuchotaient, revaient des details. Faire la vie, c'etaient des orgies de sirop de groseille et d'eau de Seltz, au milieu d'une debandade d'hommes, des douzaines vous passant a la file sur le corps, dans des arriere-boutiques de marchands de vins. --Oui, ma chere, c'est comme ca... Ah! elle en prend! Francoise, plus jeune, ouvrait des yeux stupefies. --En voila un amusement! dit-elle enfin. Mais, si elle ne revient pas, les Lengaigne vont donc etre seuls, puisque Victor est tombe au sort. Berthe, qui epousait la haine de son pere, haussa les epaules: il s'en fichait bien, Lengaigne! il n'avait qu'un regret, celui que la petite ne fut pas restee a se faire culbuter chez lui, pour achalander son bureau de tabac. Est-ce qu'un vieux de quarante ans, un oncle a elle, ne l'avait pas eue deja, avant qu'elle partit a Chateaudun, un jour qu'ils epluchaient ensemble des carottes? Et, baissant la voix, Berthe, dit avec les mots, comment ca s'etait passe. Francoise, pliee en deux, riait a s'etouffer, tant ca lui semblait drole. --Oh! la, la, est-ce bete qu'on se fasse des machines pareilles! Elle se remit a sa besogne, elle s'eloigna, soulevant des fourchees d'herbe, les secouant dans le soleil. On entendait toujours le bruit persistant du marteau, qui tapait le fer. Et, quelques minutes plus tard, comme elle s'etait rapprochee du jeune homme assis, elle lui adressa la parole. --Alors, tu vas partir soldat? --Oh! en octobre... J'ai le temps, ce n'est pas presse. Elle resistait a l'envie de le questionner sur sa soeur, elle en causa malgre elle. --Est-ce vrai, ce qu'on raconte, que Suzanne est a Chartres? Mais lui, plein d'indifference, repondit: --Parait... Si ca l'amuse! Tout de suite, il reprit, en voyant au loin poindre Lequeu, le maitre d'ecole, qui semblait arriver par hasard, en flanant: --Tiens! en v'la un pour la fille a Macqueron... Qu'est-ce que je disais? Il s'arrete, il lui fourre son nez dans les cheveux... Va, va, sale tete de pierrot, tu peux la renifler, tu n'en auras que l'odeur! Francoise s'etait remise a rire, et Victor tombait maintenant sur Berthe, par haine de famille. Sans doute, le maitre d'ecole ne valait pas cher, un rageur qui giflait les enfants, un sournois dont personne ne connaissait l'opinion, capable de se faire le chien couchant de la fille pour avoir les ecus du pere. Mais Berthe, elle non plus, n'etait guere catholique, malgre ses grands airs de demoiselle elevee en ville. Oui, elle avait beau porter des jupes a volants, des corsages de velours, et se grossir le derriere avec des serviettes, le par-dessous n'en etait pas meilleur, au contraire, car elle en savait long, on en apprenait davantage en s'eduquant a la pension de Cloyes, qu'en restant chez soi a garder les vaches. Pas de danger que celle-la se laissat de sitot coller un enfant: elle aimait mieux se detruire toute seule la sante! --Comment ca? demanda Francoise, qui ne comprenait point. Il eut un geste, elle devint serieuse, et dit sans gene: --C'est donc ca qu'elle vous lache toujours des saletes et qu'elle se pousse sur vous! Victor s'etait remis a battre son fer. Dans le bruit, il rigola, tapant entre chaque phrase. --Puis, tu sais, N'en-a-pas... --Hein? --Berthe, pardi!... N'en-a-pas, c'est le petit nom que les garcons lui donnent, a cause qu'il ne lui en a pas pousse. --De quoi? --Des cheveux partout... Elle a ca comme une gamine, aussi lisse que la main! --Allons donc, menteur! --Quand je te dis! --Tu l'as vue, toi? --Non, pas moi, d'autres. --Qui, d'autres? --Ah! des garcons qui l'ont jure a des garcons que je connais. --Et ou l'ont-ils vue? comment? --Dame! comme on voit, quand on a le nez sur la chose, ou quand on la moucharde par une fente. Est-ce que je sais?... S'ils n'ont pas couche avec, il y a des moments et des endroits ou l'on se trousse, pas vrai? --Bien sur que s'ils sont alles la guetter! --Enfin, n'importe! parait que c'est d'un bete, que c'est d'un laid, tout nu! comme qui dirait le plus vilain de ces vilains petits moigneaux sans plumes, qui ouvrent le bec, dans les nids, oh! mais vilain, vilain, a en degobiller dessus! Francoise, du coup, fut secouee d'un nouvel acces de gaiete, tellement l'idee de ce moigneau sans plumes lui paraissait farce. Et elle ne se calma, elle ne continua a faner, que lorsqu'elle apercut sur la route sa soeur Lise, qui descendait dans le pre. Celle-ci, s'etant approchee de Jean, expliqua qu'elle se rendait chez son oncle, a cause de Buteau. Depuis trois jours, cette demarche etait convenue entre eux, et elle promit de repasser, pour lui dire la reponse. Quand elle s'eloigna, Victor tapait toujours, Francoise, Palmyre et les autres femmes, dans l'eblouissement du grand ciel clair, jetaient les herbes, encore et encore; tandis que Lequeu, tres obligeant, donnait une lecon a Berthe, piquant la fourche, l'elevant et la baissant, avec la raideur d'un soldat a l'exercice. Au loin, les faucheurs s'avancaient sans un arret, d'un meme mouvement rythmique, le torse balance sur les reins, la faux lancee et ramenee, continuellement. Une minute, Delhomme s'arreta, se tint debout, tres grand au milieu des autres. Dans son goujet, la corne de vache pleine d'eau, pendue a sa ceinture, il avait pris la pierre noire, et il affilait sa faux, d'un long geste rapide. Puis, son echine de nouveau se cassa, on entendit le fer aiguise mordre le pre d'un sifflement plus vif. Lise etait arrivee devant la maison des Fouan. D'abord, elle craignit qu'il n'y eut personne, tant le logis semblait mort. Rose s'etait debarrassee de ces deux vaches, le vieux venait de vendre son cheval, il n'y avait plus ni betes, ni travail, ni rien qui grouillat dans le vide des batiments et de la cour. Pourtant, la porte ceda; et Lise, en entrant dans la salle muette et noire, malgre les gaietes du dehors, y trouva le pere Fouan debout, en train d'achever un morceau de pain et de fromage, tandis que sa femme, assise, inoccupee, le regardait. --Bien le bonjour, ma tante... Et ca va comme vous voulez? --Mais oui, repondit la vieille dont le visage s'eclaira, heureuse de cette visite. Maintenant qu'on est des bourgeois, on n'a qu'a prendre du bon temps, du matin au soir. Lise voulut aussi etre aimable pour son oncle. --Et l'appetit marche, a ce que je vois? --Oh! dit-il, ce n'est pas que j'aie faim... Seulement de manger un morceau ca occupe toujours, ca fait couler la journee. Il avait un air si morne, que Rose repartit en exclamation sur leur bonheur de ne plus travailler. Vrai! ils avaient bien gagne ca, ce n'etait pas trop tot, de voir trimer les autres, en jouissant de ses rentes. Se lever tard, tourner ses pouces, se moquer du chaud et du froid, n'avoir pas un souci, ah! ca les changeait rudement, ils etaient dans le paradis pour sur. Lui-meme, reveille, s'excitait comme elle, rencherissait. Et, sous cette joie forcee, sous la fievre de ce qu'ils disaient, on sentait l'ennui profond, le supplice de l'oisivete torturant ces deux vieux, depuis que leurs bras, tout d'un coup inertes, se detraquaient dans le repos, pareils a d'antiques machines jetees aux ferrailles. Enfin, Lise risqua le motif de sa visite. --Mon oncle, on m'a conte que l'autre jour, vous aviez rencontre Buteau... --Buteau est un jean-foutre! cria Fouan, subitement furieux, et sans lui donner le temps d'achever. Est-ce que, s'il ne s'obstinait pas, comme un ane rouge, j'aurais eu cette histoire avec Fanny? C'etait le premier froissement entre lui et ses enfants, qu'il cachait, et dont l'amertume venait de lui echapper. En confiant la part de Buteau a Delhomme, il avait pretendu la louer quatre-vingts francs l'hectare, tandis que Delhomme entendait servir simplement une pension double, deux cents francs pour sa part et deux cents pour l'autre. Cela etait juste, le vieux enrageait d'avoir eu tort. --Quelle histoire? demanda Lise. Est-ce que les Delhomme ne vous payent pas? --Oh! si, repondit Rose. Tous les trois mois, a midi sonnant, l'argent est la, sur la table... Seulement, il y a des facons de payer, n'est-ce pas? et le pere, qui est susceptible, voudrait au moins de la politesse... Fanny vient chez nous de l'air dont elle irait chez l'huissier, comme si on la volait. --Oui, ajouta le vieux, ils payent et c'est tout. Moi, je trouve que ce n'est point assez. Faudrait des egards... Est-ce que ca les acquitte, leur argent? Nous voila des creanciers, pas plus... Et encore on a tort de se plaindre. S'ils payaient tous! Il s'interrompit, un silence embarrasse regna. Cette allusion a Jesus-Christ, qui ne leur avait pas donne un sou, buvant sa part qu'il hypothequait morceau a morceau, desolait la mere, toujours portee a defendre le chenapan, le cheri de son coeur. Elle trembla de voir etaler cette autre plaie, elle se hata de reprendre: --Ne te mange donc pas les sangs pour des betises!... Puisque nous sommes heureux, qu'est-ce que ca te fiche, le reste? Quand on a assez, on a assez. Jamais elle ne lui avait tenu tete ainsi. Il la regarda fixement. --Tu parles trop, la vieille!... Je veux bien etre heureux, mais faut pas qu'on m'embete! Et elle redevint toute petite, tassee et oisive sur sa chaise, pendant qu'il achevait son pain, en roulant longuement la derniere bouchee, pour faire durer la recreation. La salle triste s'endormait. --Alors, put continuer Lise, je desirerais donc savoir ce que Buteau compte faire, par rapport a moi et a son enfant... Je ne l'ai guere tourmente, il est temps que ca se decide. Les deux vieux ne soufflaient plus mot. Elle interrogea directement le pere. --Puisque vous l'avez vu, il a du vous parler de moi... Qu'est-ce qu'il en dit? --Rien, il ne m'en a seulement point ouvert la bouche... Et il n'y a rien a en dire, ma foi! Le cure m'assomme pour que j'arrange ca, comme si c'etait arrangeable, tant que le garcon refusera sa part! Lise, pleine d'incertitude, reflechissait. --Vous croyez qu'il l'acceptera un jour? --Ca se peut encore. --Et vous pensez qu'il m'epouserait? --Il y a des chances. --Vous me conseillez donc d'attendre? --Dame! c'est selon tes forces, chacun fait comme il sent. Elle se tut, ne voulant pas parler de la proposition de Jean, ne sachant de quelle facon obtenir une reponse definitive. Puis, elle tenta un dernier effort. --Vous comprenez, j'en suis malade, a la fin, de ne pas savoir a quoi m'en tenir. Il me faut un oui ou un non... Vous, mon oncle, si vous alliez demander a Buteau, je vous en prie! Fouan haussa les epaules. --D'abord, jamais je ne reparlerai a ce jean-foutre... Et puis, ma fille, que t'es serine! pourquoi lui faire dire non, a ce tetu, qui dira toujours non ensuite? Laisse-lui donc la liberte de dire oui, un jour, si c'est son interet! --Bien sur! conclut simplement Rose, redevenue l'echo de son homme. Et Lise ne put tirer d'eux rien de plus net. Elle les laissa, elle referma la porte sur la salle, retombee a son engourdissement; et la maison, de nouveau, parut vide. Dans les pres, au bord de l'Aigre, Jean et ses deux faneuses avaient commence la premiere meule. C'etait Francoise qui la montait. An centre, posee sur un mulon, elle disposait et rangeait en cercle les fourchees de foin que lui apportaient le jeune homme et Palmyre. Et, peu a peu, cela grandissait, se haussait, elle toujours au milieu, se remettant des bottes sous les pieds, dans le creux ou elle se trouvait, a mesure que le mur, autour d'elle, lui gagnait les genoux. La meule prenait tournure. Deja, elle etait a deux metres; Palmyre et Jean devaient tendre leurs fourches; et la besogne n'allait pas sans de grands rires, a cause de la joie du plein air et des betises qu'on se criait, dans la bonne odeur du foin. Francoise surtout, son mouchoir glisse du chignon, sa tete nue au soleil, les cheveux envoles, embroussailles d'herbe, s'egayait comme une bienheureuse, sur ce tas mouvant, ou elle baignait jusqu'aux cuisses. Ses bras nus enfoncaient, chaque paquet jete d'en bas la couvrait d'une pluie de brindilles, elle disparaissait, feignait de naufrager dans les remous. --Oh! la, la, ca me pique! --Ou donc? --Sous ma cotte, la-haut. --C'est une araignee, tiens bon, serre les jambes! Et de rire plus fort, de lacher de vilains mots qui les faisaient se tordre. Delhomme, au loin, s'en inquieta, tourna an instant la tete, sans cesser de lancer et de ramener sa faux. Ah! cette gamine, elle devait en faire, du bon travail, a jouer ainsi! Maintenant, on gatait les filles, elles ne travaillaient que pour l'amusement. Et il continua, couchant l'andain a coups presses, laissant derriere lui le creux de son sillage. Le soleil baissait a l'horizon, les faucheurs elargissaient encore leurs trouees. Victor, qui ne battait plus son fer, ne se hatait guere pourtant; et, comme la Trouille passait avec ses oies, il s'echappa sournoisement, il fila la retrouver, a l'abri d'une ligne epaisse de saules, bordant la riviere. --Bon? cria Jean, il retourne affuter. La remouleuse est la qui l'attend. Francoise eclata de nouveau, a cette allusion. --Il est trop vieux pour elle. --Trop vieux!... Ecoute donc, s'ils n'affutent pas ensemble! Et, d'un sifflement des levres, il imitait le bruit de la pierre mangeant le fil d'une lame, si bien que Palmyre elle-meme, se tenant le ventre comme si une colique l'eut tortillee, dit: --Qu'est-ce qu'il a aujourd'hui, ce Jean? est-il farce! Les fourchees d'herbe etaient jetees toujours plus haut, et la meule montait. On plaisanta Lequeu et Berthe, qui avaient fini par s'asseoir. Peut-etre bien que N'en-a-pas se faisait chatouiller a distance, avec une paille; et puis, le maitre d'ecole pouvait enfourner, ce n'etait pas pour lui que cuirait la galette. --Est-il sale! repeta Palmyre, qui ne savait pas rire et qui etouffait. Alors, Jean la taquina. --Avec ca que vous etes arrivee a l'age de trente-deux ans, sans avoir vu la feuille a l'envers! --Moi, jamais! --Comment! pas un garcon ne vous l'a pris? Vous n'avez pas d'amoureux? --Non, non. Elle etait devenue toute pale, tres serieuse, avec sa longue face de misere, fletrie deja, hebetee a force de travail, ou il n'y avait plus que des yeux de bonne chienne, d'un devouement clair et profond. Peut-etre revivait-elle sa vie dolente, sans une amitie, sans un amour, une existence de bete de somme menee a coups de fouet, morte de sommeil, le soir, a l'ecurie; et elle s'etait arretee, debout, les poings sur sa fourche, les regards au loin, dans cette campagne qu'elle n'avait meme jamais vue. Il y eut un silence. Francoise ecoutait, immobile en haut de la meule, tandis que Jean, qui soufflait lui aussi, continuait a goguenarder, hesitant a dire l'affaire qu'il avait aux levres. Puis, il se decida, il lacha tout. --C'est donc des menteries, ce qu'on raconte, que vous couchez avec votre frere? De bleme qu'il etait, le visage de Palmyre s'empourpra d'un flot de sang qui lui rendit sa jeunesse. Elle begayait, surprise, irritee, ne trouvant pas le dementi qu'elle aurait voulu. --Oh! les mechants... si l'on peut croire... Et Francoise et Jean, repris de gaiete bruyante, parlaient a la fois, la pressaient, la bouleversaient. Dame! dans l'etable en ruines ou ils logeaient, elle et son frere, il n'y avait guere moyen de remuer, sans tomber l'un sur l'autre. Leurs paillasses se touchaient par terre, bien sur qu'ils se trompaient, la nuit. --Voyons, c'est vrai, dis que c'est vrai... D'ailleurs, on le sait. Toute droite, Palmyre, ahurie, s'emporta douloureusement. --Et quand ce serait vrai, qu'est-ce que ca vous fiche?... Le pauvre petit n'a deja pas tant de plaisir. Je suis sa soeur, je pourrais bien etre sa femme, puisque toutes les filles le rebutent. Deux larmes coulerent sur ses joues a cet aveu, dans le dechirement de sa maternite pour l'infirme, qui allait jusqu'a l'inceste. Apres lui avoir gagne du pain, elle pouvait encore, le soir, lui donner ca, ce que les autres lui refusaient, un regal qui ne leur coutait rien; et, au fond de leur intelligence obscure d'etres pres de la terre, de parias dont l'amour n'avait point voulu, ils n'auraient su dire comment la chose s'etait faite: une approche instinctive sans consentement reflechi, lui tourmente et bestial, elle passive et bonne a tout, cedant ensuite l'un et l'autre au plaisir d'avoir plus chaud, dans cette masure ou ils grelottaient. --Elle a raison, qu'est-ce que ca nous fiche? reprit Jean de son air bonhomme, touche de la voir si bouleversee. Ca les regarde, ca ne fait du tort a personne. D'ailleurs, une autre histoire les occupa. Jesus-Christ venait de descendre du Chateau, l'ancienne cave qu'il habitait au milieu des broussailles, a mi-cote; et, du haut de la route, il appelait la Trouille a pleins poumons, jurant, gueulant que sa garce de fille avait encore disparu depuis deux heures, sans s'inquieter de la soupe du soir. --Ta fille, lui cria Jean, elle est sous les saules, a regarder la lune avec Victor. Jesus-Christ leva ses deux poings au ciel. --Nom de Dieu de bougresse qui me deshonore!... Je vas chercher mon fouet. Et il remonta en courant. C'etait un grand fouet de roulier, qu'il avait accroche derriere sa porte, a gauche, pour ces occasions. Mais la Trouille avait du entendre. Il y eut, sous les feuilles, un long froissement, un bruit de fuite; et, deux minutes plus tard, Victor reparut, d'un pas nonchalant. Il examina sa faux, il se remit enfin a la besogne. Et, comme Jean, de loin, lui demandait s'il avait la colique, il repondit: --Juste! La meule allait etre finie, haute de quatre metres, solide, arrondie en forme de ruche. Palmyre, de ses longs bras maigres, lanca les dernieres bottes, et Francoise, debout a la pointe, apparut alors grandie sur le ciel pale, dans la clarte fauve du soleil couchant. Elle etait tout essoufflee, toute vibrante de son effort, trempee de sueur, les cheveux colles a la peau, et si defaite, que son corsage baillait sur sa petite gorge dure, et que sa jupe, aux agrafes arrachees, glissait de ses hanches. --Oh! la, que c'est haut!... La tete me tourne. Et elle riait avec un frisson, hesitante, n'osant plus descendre, avancant un pied qu'elle retirait vite. --Non, c'est trop haut. Va querir une echelle. --Mais, bete! dit Jean, assieds-toi donc, laisse-toi glisser! --Non, non, j'ai peur, je ne peux pas! Alors, ce furent des cris, des exhortations, des plaisanteries grasses. Pas sur le ventre, ca le ferait enfler! Sur le derriere, a moins qu'elle n'y eut des engelures! Et lui, en bas, s'excitait, les regards leves vers cette fille dont il apercevait les jambes, peu a peu exaspere de la voir si haut, hors de sa portee, pris inconsciemment d'un besoin de male, la rattraper et la tenir. --Quand je te dis que tu ne te rompras rien!... Deboule, tu tomberas dans mes bras. --Non, non! Il s'etait place devant la meule, il elargissait les bras, lui offrait sa poitrine, pour qu'elle se jetat. Et, lorsque, se decidant, fermant les yeux, elle se laissa aller, sa chute fut si prompte, sur la pente glissante du foin, qu'elle le culbuta, en lui enfourchant les cotes de ses deux cuisses. Par terre, les cottes troussees, elle etranglait de rire, elle begayait qu'elle ne s'etait pas fait de mal. Mais, a la sentir brulante et suante contre sa face, il l'avait empoignee. Cette odeur acre de fille, ce parfum violent de foin fouette de grand air, le grisaient, raidissaient tous ses muscles, dans une rage brusque de desir. Puis, c'etait autre chose encore, une passion ignoree pour cette enfant, et qui crevait d'un coup, une tendresse de coeur et de chair, venue de loin, grandie avec leurs jeux et leurs gros rires, aboutissant a cette envie de l'avoir, la, dans l'herbe. --Oh! Jean, assez! tu me casses! Elle riait toujours, croyant qu'il jouait. Et lui, ayant rencontre les yeux ronds de Palmyre, tressaillit et se releva, grelottant, de l'air eperdu d'un ivrogne que la vue d'un trou beant degrise. Quoi donc? ce n'etait pas Lise qu'il voulait, c'etait cette gamine! Jamais l'idee de la peau de Lise contre la sienne, ne lui avait seulement fait battre le coeur; tandis que tout son sang l'etouffait, a la seule pensee d'embrasser Francoise. Maintenant, il savait pourquoi il se plaisait tant a rendre visite et a etre utile aux deux soeurs. Mais l'enfant etait si jeune! il en restait desespere et honteux. Justement, Lise revenait de chez les Fouan. En chemin, elle avait reflechi. Elle aurait mieux aime Buteau, parce que, tout de meme, il etait le pere de son petit. Les vieux avaient raison, pourquoi se bousculer? Le jour ou Buteau dirait non, il y aurait toujours la Jean qui dirait oui. Elle aborda ce dernier, et tout de suite: --Pas de reponse, l'oncle ne sait rien... Attendons. Effare, fremissant encore, Jean la regardait, sans comprendre. Puis, il se souvint: le mariage, le mioche, le consentement de Buteau, toute cette affaire qu'il considerait, deux heures plus tot, comme avantageuse pour elle et pour lui. Il se hata de dire: --Oui, oui, attendons, ca vaut mieux. La nuit tombait, une etoile brillait deja au fond du ciel couleur de violette. On ne distinguait, sous le crepuscule croissant, que les rondeurs vagues des premieres meules, qui bossuaient l'etendue rase des prairies. Mais les odeurs de la terre chaude s'exhalaient plus fortes, dans le calme de l'air, et les bruits s'entendaient davantage, prolonges, d'une limpidite musicale. C'etaient des voix d'hommes et de femmes, des rires mourants, l'ebrouement d'une bete, le heurt d'un outil; tandis que, s'entetant sur un coin de pre, les faucheurs allaient toujours, sans relache; et le sifflement des faux montait encore, large, regulier, de cette besogne qu'on ne voyait plus. V Deux ans s'etaient passes, dans cette vie active et monotone des campagnes; et Rognes avait vecu, avec le retour fatal des saisons, le train eternel des choses, les memes travaux, les memes sommeils. Il y avait en bas, sur la route, a l'encoignure de l'ecole, une fontaine d'eau vive, ou toutes les femmes descendaient prendre leur eau de table, les maisons n'ayant que des mares, pour le betail et l'arrosage. A six heures, le soir, c'etait la que se tenait la gazette du pays; les moindres evenements y trouvaient un echo, on s'y livrait a des commentaires sans fin sur ceux-ci qui avaient mange de la viande, sur la fille a ceux-la, grosse depuis la Chandeleur; et, pendant les deux annees, les memes commerages avaient evolue avec les saisons, revenant et se repetant, toujours des enfants faits trop tot, des hommes souls, des femmes battues, beaucoup de besogne pour beaucoup de misere. Il etait arrive tant de choses et rien du tout! Les Fouan, dont la demission de biens avait passionne, vivotaient, si assoupis, qu'on les oubliait. L'affaire en etait demeuree la, Buteau s'obstinait, et il n'epousait toujours pas l'ainee des Mouche, qui elevait son mioche. C'etait comme Jean, qu'on avait accuse de coucher avec Lise: peut-etre bien qu'il n'y couchait pas; mais, alors, pourquoi continuait-il a frequenter la maison des deux soeurs? Ca semblait louche. Et l'heure de la fontaine aurait langui, certains jours, sans la rivalite de Coelina Macqueron et de Flore Lengaigne, que la Becu jetait l'une sur l'autre, sous le pretexte de les reconcilier. Puis, en plein calme, venaient d'eclater deux gros evenements, les prochaines elections et la question du fameux chemin de Rognes a Chateaudun, qui soufflerent un terrible vent de commerages. Les cruches pleines restaient en ligne, les femmes ne s'en allaient plus. On faillit se battre, un samedi soir. Or, justement, le lendemain, M. de Chedeville, depute sortant, dejeunait a la Borderie, chez Hourdequin. Il faisait sa tournee electorale et il menageait ce dernier, tres puissant sur les paysans du canton, bien qu'il fut certain d'etre reelu, grace a son titre de candidat officiel. Il etait alle une fois a Compiegne, tout le pays l'appelait "l'ami de l'empereur", et cela suffisait: on le nommait, comme s'il eut couche chaque soir aux Tuileries. Ce M. de Chedeville, un ancien beau, la fleur du regne de Louis-Philippe, gardait au fond du coeur des tendresses orleanistes. Il s'etait ruine avec les femmes, il ne possedait plus que sa ferme de la Chamade, du cote d'Orgeres, ou il ne mettait les pieds qu'en temps d'election, mecontent du reste des fermages qui baissaient, pris sur le tard de l'idee pratique de refaire sa fortune dans les affaires. Grand, elegant encore, le buste sangle et les cheveux teints, ils se rangeait, malgre ses yeux de braise au passage du dernier des jupons; et il preparait, disait-il, des discours importants sur les questions agricoles. La veille, Hourdequin avait eu une violente querelle avec Jacqueline, qui voulait etre du dejeuner. --Ton depute, ton depute! est-ce que tu crois que je le mangerais?... Alors, tu as honte de moi? Mais il tint bon, il n'y eut que deux couverts, et elle boudait, malgre l'air galant de M. de Chedeville, qui, l'ayant apercue, avait compris, et tournait sans cesse les yeux vers la cuisine, ou elle etait allee se renfermer dans sa dignite. Le dejeuner tirait a sa fin, une truite de l'Aigre apres une omelette, et des pigeons rotis. --Ce qui nous tue, dit M. de Chedeville, c'est cette liberte commerciale, dont l'empereur s'est engoue. Sans doute, les choses ont bien marche a la suite des traites de 1861, on a crie au miracle. Mais, aujourd'hui, les veritables effets se font sentir, voyez comme tous les prix s'avilissent. Moi, je suis pour la protection, il faut qu'on nous defende contre l'etranger. Hourdequin, renverse sur sa chaise, ne mangeant plus, les yeux vagues, parla lentement. --Le ble, qui est a dix-huit francs l'hectolitre, en coute seize a produire. S'il baisse encore, c'est la ruine... Et chaque annee, dit-on, l'Amerique augmente ses exportations de cereales. On nous menace d'une vraie inondation du marche. Que deviendrons-nous, alors?... Tenez! moi, j'ai toujours ete pour le progres, pour la science, pour la liberte. Eh bien! me voila ebranle, parole d'honneur! Oui, ma foi! nous ne pouvons crever de faim, qu'on nous protege! Il se remit a son aile de pigeon, il continua: --Vous savez que votre concurrent, M. Rochefontaine, le proprietaire des Ateliers de construction de Chateaudun, est un libre-echangiste enrage? Et ils causerent un instant de cet industriel, qui occupait douze cents ouvriers; un grand garcon intelligent et actif, tres riche d'ailleurs, tout pret a servir l'empire, mais si blesse de n'avoir pu obtenir l'appui du prefet, qu'il s'etait obstine a se poser en candidat independant. Il n'avait aucune chance, les electeurs des campagnes le traitaient en ennemi public, du moment ou il n'etait pas du cote du manche. --Parbleu! reprit M. de Chedeville, lui ne demande qu'une chose, c'est que le pain soit a bas prix, pour payer ses ouvriers moins cher. Le fermier, qui allait se verser un verre de bordeaux, reposa la bouteille sur la table. --Voila le terrible! cria-t-il. D'un cote, nous autres, les paysans, qui avons besoin de vendre nos grains a un prix remunerateur. De l'autre, l'industrie, qui pousse a la baisse, pour diminuer les salaires. C'est la guerre acharnee, et comment finira-t-elle, dites-moi? En effet, c'etait l'effrayant probleme d'aujourd'hui, l'antagonisme dont craque le corps social. La question depassait de beaucoup les aptitudes de l'ancien beau, qui se contenta de hocher la tete, en faisant un geste evasif. Hourdequin, ayant empli son verre, le vida d'un trait. --Ca ne peut pas finir... Si le paysan vend bien son ble, l'ouvrier meurt de faim; si l'ouvrier mange, c'est le paysan qui creve... Alors, quoi? je ne sais pas, devorons-nous les uns les autres! Puis, les deux coudes sur la table, lance, il se soulagea violemment; et son secret mepris pour ce proprietaire qui ne cultivait pas, qui ignorait tout de la terre dont il vivait, se sentait a une certaine vibration ironique de sa voix. --Vous m'avez demande des faits pour vos discours... Eh bien! d'abord, c'est votre faute, si la Chamade perd, Robiquet, le fermier que vous avez la, s'abandonne, parce que son bail est a bout, et qu'il soupconne votre intention de l'augmenter. On ne vous voit jamais, on se moque de vous et l'on vous vole, rien de plus naturel... Ensuite, il y a, a votre ruine, une raison plus simple: c'est que nous nous ruinons tous, c'est que la Beauce s'epuise, oui! la fertile Beauce, la nourrice, la mere! Il continua. Par exemple, dans sa jeunesse, le Perche, de l'autre cote du Loir, etait un pays pauvre, de maigre culture, presque sans ble, dont les habitants venaient se louer pour la moisson, a Cloyes, a Chateaudun, a Bonneval; et, aujourd'hui, grace a la hausse constante de la main-d'oeuvre, voila le Perche qui prosperait, qui bientot l'emporterait sur la Beauce; sans compter qu'il s'enrichissait avec l'elevage, les marches de Mondoubleau, de Saint-Calais et de Courtalain fournissaient le plat pays de chevaux, de boeufs et de cochons. La Beauce, elle, ne vivait que sur ses moutons. Deux ans plus tot, lorsque le sang de rate les avait decimes, elle avait traverse une crise terrible, a ce point que, si le fleau eut continue, elle en serait morte. Et il entama sa lutte a lui, son histoire, ses trente annees de bataille avec la terre, dont il sortait plus pauvre. Toujours les capitaux lui avaient manque, il n'avait pu amender certains champs comme il l'aurait voulu, seul le marnage etait peu couteux, et personne autre que lui ne s'en preoccupait. Meme histoire pour les fumiers, on n'employait que le fumier de ferme, qui etait insuffisant: tous ses voisins se moquaient, a le voir essayer des engrais chimiques, dont la mauvaise qualite, du reste, donnait souvent raison aux rieurs. Malgre ses idees sur les assolements, il avait du adopter celui du pays, l'assolement triennal, sans jacheres, depuis que les prairies artificielles et la culture des plantes sarclees se repandaient. Une seule machine, la machine a battre, commencait a etre acceptee. C'etait l'engourdissement mortel, inevitable, de la routine; et si lui, progressiste, intelligent, se laissait envahir, qu'etait-ce donc pour les petits proprietaires, tetes dures, hostiles aux nouveautes? Un paysan serait mort de faim, plutot que de ramasser dans son champ une poignee de terre et de la porter a l'analyse d'un chimiste, qui lui aurait dit ce qu'elle avait de trop ou de pas assez, la fumure qu'elle demandait, la culture appelee a y reussir. Depuis des siecles, le paysan prenait au sol, sans jamais songer a lui rendre, ne connaissant que le fumier de ses deux vaches et de son cheval, dont il etait avare; puis, le reste allait au petit bonheur, la semence jetee dans n'importe quel terrain, germant au hasard, et le ciel injurie si elle ne germait pas. Le jour ou, instruit enfin, il se deciderait a une culture rationnelle et scientifique, la production doublerait. Mais, jusque-la, ignorant, tetu, sans un sou d'avance, il tuerait la terre. Et c'etait ainsi que la Beauce, l'antique grenier de la France, la Beauce plate et sans eau, qui n'avait que son ble, se mourait peu a peu d'epuisement, lasse d'etre saignee aux quatre veines et de nourrir un peuple imbecile. --Ah! tout fout le camp! cria-t-il avec brutalite. Oui, nos fils verront ca, la faillite de la terre... Savez-vous bien que nos paysans, qui jadis amassaient sou a sou l'achat d'un lopin, convoite des annees, achetent aujourd'hui des valeurs financieres, de l'espagnol, du portugais, meme du mexicain? Et ils ne risqueraient pas cent francs pour amender un hectare! Ils n'ont plus confiance, les peres tournent dans leur routine comme des betes fourbues, les filles et les garcons n'ont que le reve de lacher les vaches, de se decrasser du labour pour filer a la ville... Mais le pis est que l'instruction, vous savez! la fameuse instruction qui devait sauver tout, active cette emigration, cette depopulation des campagnes, en donnant aux enfants une vanite sotte et le gout du faux bien-etre... A Rognes, tenez! ils ont un instituteur, ce Lequeu, un gaillard echappe a la charrue, devore de rancune contre la terre qu'il a failli cultiver. Eh bien! comment voulez-vous qu'il fasse aimer leur condition a ses eleves, lorsque tous les jours il les traite de sauvages, de brutes, et les renvoie au fumier paternel, avec le mepris d'un lettre?... Le remede, mon Dieu! le remede, ce serait assurement d'avoir d'autres ecoles, un enseignement pratique, des cours gradues d'agriculture... Voila, monsieur le depute, un fait que je vous signale. Insistez la-dessus, le salut est peut-etre dans ces ecoles, s'il en est temps encore. M. de Chedeville, distrait, plein de malaise sous cette masse violente de documents, se hata de repondre: --Sans doute, sans doute. Et, comme la servante apportait le dessert, un fromage gras et des fruits, en laissant grande ouverte la porte de la cuisine, il apercut le joli profil de Jacqueline, il se pencha, cligna les yeux, s'agita pour attirer l'attention de l'aimable personne; puis, il reprit de sa voix flutee d'ancien conquerant: --Mais vous ne me parlez pas de la petite propriete? Il exprimait les idees courantes: la petite propriete creee en 89, favorisee par le code, appelee a regenerer l'agriculture; enfin, tout le monde proprietaire, chacun mettant son intelligence et sa force a cultiver sa parcelle. --Laissez-moi donc tranquille! declara Hourdequin. D'abord, la petite propriete existait avant 89, et dans une proportion presque aussi grande. Ensuite, il y a beaucoup a dire sur le morcellement, du bien et du mal. De nouveau, les coudes sur la table, mangeant des cerises dont il crachait les noyaux, il entra dans les details. En Beauce, la petite propriete, l'heritage en dessous de vingt hectares, etait de quatre-vingts pour cent. Depuis quelque temps, presque tous les journaliers, ceux qui se louaient dans les fermes, achetaient des parcelles, des lots de grands domaines demembres, qu'ils cultivaient a leur temps perdu. Cela, certes, etait excellent, car l'ouvrier se trouvait des lors attache a la terre. Et l'on pouvait ajouter, en faveur de la petite propriete, qu'elle faisait des hommes plus dignes, plus fiers, plus instruits. Enfin, elle produisait proportionnellement davantage, et de qualite meilleure, le proprietaire donnant tout son effort. Mais que d'inconvenients d'autre part! D'abord, cette superiorite etait due a un travail excessif, le pere, la mere, les enfants se tuant a la tache. Ensuite, le morcellement, en multipliant les transports, deteriorait les chemins, augmentait les frais de production, sans parler du temps perdu. Quant a l'emploi des machines, il paraissait impossible, pour les trop petites parcelles, qui avaient encore le defaut de necessiter l'assolement triennal, dont la science proscrirait certainement l'usage, car il etait illogique de demander deux cereales de suite, l'avoine et le ble. Bref, le morcellement a outrance semblait si bien devenir un danger, qu'apres l'avoir favorise legalement, au lendemain de la Revolution, dans la crainte de la reconstitution des grands domaines, on en etait a faciliter les echanges, en les degrevant. --Ecoutez, continua-t-il, la lutte s'etablit et s'aggrave entre la grande propriete et la petite... Les uns, comme moi, sont pour la grande, parce qu'elle parait aller dans le sens meme de la science et du progres, avec l'emploi de plus en plus large des machines, avec le roulement des gros capitaux... Les autres, au contraire, ne croient qu'a l'effort individuel et preconisent la petite, revent de je ne sais quelle culture en raccourci, chacun produisant son fumier lui-meme et soignant son quart d'arpent, triant ses semences une a une, leur donnant la terre qu'elles demandent, elevant ensuite chaque plante a part, sous cloche... Laquelle des deux l'emportera? Du diable si je m'en doute! Je sais bien, comme je vous le disais, que, tous les ans, de grandes fermes ruinees se demembrent autour de moi, aux mains de bandes noires, et que la petite propriete gagne certainement du terrain. Je connais, en outre, a Rognes, un exemple tres curieux, une vieille femme qui tire de moins d'un arpent pour elle et son homme, un vrai bien-etre, meme des douceurs: oui, la mere Caca, comme ils l'ont surnommee, parce qu'elle ne recule pas a vider son pot et celui de son vieux dans ses legumes, selon la methode des Chinois, parait-il. Mais ce n'est guere la que du jardinage, je ne vois pas les cereales poussant par planches, comme les navets; et si, pour se suffire, le paysan doit produire de tout, que deviendraient donc nos Beaucerons, avec leur ble unique, dans notre Beauce decoupee en damier?... Enfin, qui vivra verra bien a qui sera l'avenir, de la grande ou de la petite... Il s'interrompit, criant: --Et ce cafe, est-ce pour aujourd'hui? Puis, en allumant sa pipe, il conclut: --A moins qu'on ne les tue l'une et l'autre, tout de suite, et c'est ce qu'on est en train de faire... Dites-vous, monsieur le depute, que l'agriculture agonise, qu'elle est morte, si l'on ne vient pas a son secours. Tout l'ecrase, les impots, la concurrence etrangere, la hausse continue de la main-d'oeuvre, l'evolution de l'argent qui va vers l'industrie et vers les valeurs financieres. Ah! certes, on n'est pas avare de promesses, chacun les prodigue, les prefets, les ministres, l'empereur. Et puis, la route poudroie, rien n'arrive... Voulez-vous la stricte verite? Aujourd'hui, un cultivateur qui tient le coup, mange son argent ou celui des autres. Moi, j'ai quelques sous en reserve, ca va bien. Mais que j'en connais qui empruntent a six, lorsque leur terre ne donne pas seulement le trois! La culbute est fatalement au bout. Un paysan qui emprunte est un homme fichu; il doit y laisser jusqu'a sa chemise. L'autre semaine encore, on a expulse un de mes voisins, le pere, la mere et quatre enfants jetes a la rue, apres que les hommes de loi ont eu mange le betail, la terre et la maison... Pourtant, voici des annees qu'on nous promet la creation d'un credit agricole a des taux raisonnables. Oui! va-t'en voir s'ils viennent!... Et ca degoute meme les bons travailleurs, ils en arrivent a se tater, avant de faire un enfant a leurs femmes. Merci! une bouche de plus, un meurt-la-faim qui serait desespere de naitre! Quand il n'y a pas de pain pour tous, on ne fait plus d'enfants, et la nation creve! M. de Chedeville, decidement deconforte, risqua un sourire inquiet, en murmurant: --Vous ne voyez pas les choses en beau. --C'est vrai, il y a des jours ou je flanquerais tout en l'air, repondit gaiement Hourdequin. Aussi voila trente ans que les embetements durent!... Je ne sais pas pourquoi je me suis entete, j'aurais du bazarder la ferme et faire autre chose. L'habitude sans doute, et puis l'espoir que ca changera, et puis la passion, pourquoi ne pas le dire? Cette bougresse de terre, quand elle vous empoigne, elle ne vous lache plus... Tenez! regardez sur ce meuble, c'est bete peut-etre, mais je suis console; lorsque je vois ca. De sa main tendue, il designait une coupe en argent, protegee contre les mouches par une mousseline, le prix d'honneur remporte dans un comice agricole. Ces comices, ou il triomphait, etaient l'aiguillon de sa vanite, une des causes de son obstination. Malgre l'evidente lassitude de son convive, il s'attardait a boire son cafe; et il versait du cognac dans sa tasse pour la troisieme fois, lorsque, ayant tire sa montre, il se leva en sursaut. --Fichtre! deux heures, et moi qui ai une seance du conseil municipal!... Oui, il s'agit d'un chemin. Nous consentons bien a en payer la moitie, mais nous voudrions obtenir une subvention de l'Etat, pour le reste. M. de Chedeville avait quitte sa chaise, heureux, delivre. --Dites donc, je puis vous etre utile, je vais vous l'obtenir, votre subvention... Voulez-vous que je vous conduise a Rognes dans mon cabriolet, puisque vous etes presse? --Parfait! Et Hourdequin sortit pour faire atteler la voiture, qui etait restee au milieu de la cour. Quand il rentra, il ne trouva plus le depute, il finit par l'apercevoir dans la cuisine. Celui-ci avait pousse la porte, et il se tenait la souriant, devant Jacqueline epanouie, a la complimenter de si pres que leurs faces se touchaient presque: tous deux s'etaient flaires, s'etaient compris, et se le disaient, d'un clair regard. Lorsque M. de Chedeville fut remonte dans son cabriolet, la Cognette retint un moment Hourdequin, pour lui souffler a l'oreille: --Hein? il est plus gentil que toi, il ne trouve pas que je suis bonne a cacher, lui? En chemin, pendant que la voiture roulait entre les pieces de ble, le fermier revint a la terre, a son eternel souci. Il offrait maintenant des notes ecrites, des chiffres, car lui, depuis quelques annees, tenait une comptabilite. Dans la Beauce, ils n'etaient pas trois a en faire autant, et les petits proprietaires, les paysans haussaient les epaules, ne comprenaient meme pas. Pourtant, la comptabilite seule etablissait la situation, indiquait ceux des produits qui etaient a profit, ceux qui etaient a perte; en outre, elle donnait le prix de revient et par consequent de vente. Chez lui, chaque valet, chaque bete, chaque culture, chaque outil meme, avait sa page, ses deux colonnes, le _Doit_ et l'_Avoir_, si bien que, continuellement, il se trouvait renseigne sur le resultat de ses operations, bon ou mauvais. --Au moins, dit-il avec son gros rire, je sais comment je me ruine. Mais il s'interrompit, pour jurer entre ses dents. Depuis quelques minutes, a mesure que le cabriolet avancait, il tachait de se rendre compte d'une scene, au loin, sur le bord de la route. Malgre le dimanche, il avait envoye la, pour faner une coupe de luzerne qui pressait, une faneuse mecanique d'un nouveau systeme, achetee recemment. Et le valet, ne se mefiant pas, ne reconnaissant pas son maitre, dans cette voiture inconnue, continuait a plaisanter la mecanique, avec trois paysans qu'il avait arretes au passage. --Hein! disait-il, en voila, un sabot!... Et ca casse l'herbe, ca l'empoisonne. Ma parole! il y a trois moutons deja qui en sont morts. Les paysans ricanaient, examinaient la faneuse comme une bete farce et mechante. Un d'eux declara: --Tout ca, c'est des inventions du diable contre le pauvre monde... Qu'est-ce qu'elles feront, nos femmes, si l'on se passe d'elles, aux foins? --Ah bien! ce qu'ils s'en foutent, les maitres? reprit le valet, en allongeant un coup de pied a la machine. Hue donc, carcasse! Hourdequin avait entendu. Il sortit violemment le buste hors de la voiture, il cria: --Retourne a la ferme, Zephyrin, et fais-toi regler ton compte! Le valet demeura stupide, les trois paysans s'en allerent avec des rires d'insulte, des moqueries, lachees tres haut. --Voila! dit Hourdequin, en se laissant retomber sur la banquette. Vous avez vu... On dirait que nos outils perfectionnes leur brulent les mains... Ils me traitent de bourgeois, ils donnent a ma ferme moins de travail que dans les autres, sous pretexte que j'ai de quoi payer cher; et ils sont soutenus par les fermiers, mes voisins, qui m'accusent d'apprendre dans le pays a mal travailler, furieux de ce que, disent-ils, ils ne trouveront bientot plus du monde pour faire leur ouvrage comme au bon temps. Le cabriolet entrait dans Rognes par la route de Bazoches-le-Doyen, lorsque le depute apercut l'abbe Godard qui sortait de chez Macqueron, ou il avait dejeune ce dimanche-la, apres sa messe. Le souci de sa reelection le reprit, il demanda: --Et l'esprit religieux, dans nos campagnes? --Oh! de la pratique, rien au fond! repondit negligemment Hourdequin. Il fit arreter devant le cabaret de Macqueron, reste sur la porte avec l'abbe; et il presenta son adjoint, vetu d'un vieux paletot graisseux. Mais Coelina, tres propre dans sa robe d'indienne, accourait, poussait en avant sa fille Berthe, la gloire de la famille, habillee en demoiselle, d'une toilette de soie a petites raies mauves. Pendant ce temps, le village, qui semblait mort, comme emparesse par ce beau dimanche, se reveillait sous la surprise de cette visite extraordinaire. Des paysans sortaient un a un, des enfants se risquaient derriere les jupes des meres. Chez Lengaigne surtout, il y avait un remue-menage, lui allongeant la tete, son rasoir a la main, sa femme Flore s'arretant de peser quatre sous de tabac pour coller sa face aux vitres, tous les deux ulceres, enrages de voir que ces messieurs descendaient a la porte de leur rival. Et, peu a peu, les gens se rapprochaient, des groupes se formaient, Rognes savait deja d'un bout a l'autre l'evenement considerable. --Monsieur le depute, repetait Macqueron tres rouge et embarrasse, c'est vraiment un honneur... Mais M. de Chedeville ne l'ecoutait pas, ravi de la jolie mine de Berthe, dont les yeux clairs, aux legers cercles bleuatres, le regardaient hardiment. Sa mere disait son age, racontait ou elle avait fait ses etudes, et elle-meme, souriante, saluante, invita le monsieur a entrer, s'il daignait. --Comment donc, ma chere enfant! s'ecria-t-il. Pendant ce temps, l'abbe Godard, qui s'etait empare de Hourdequin, le suppliait une fois de plus de decider le conseil municipal a voter des fonds, pour que Rognes eut enfin un cure a demeure. Il y revenait tous les six mois, il donnait ses raisons: sa fatigue, ses continuelles querelles avec le village, sans compter l'interet du culte. --Ne me dites pas non! ajouta-t-il vivement en voyant le fermier faire un geste evasif. Parlez-en toujours, j'attends la reponse. Et, au moment ou M. de Chedeville allait suivre Berthe, il se precipita, il l'arreta, de son air tetu et bonhomme. --Pardon, monsieur le depute. La pauvre eglise, ici, est dans un tel etat!... Je veux vous la montrer, il faut que vous m'obteniez des reparations. Moi, on ne m'ecoute point... Venez, venez, je vous en prie. Tres ennuye, l'ancien beau resistait, lorsque Hourdequin, apprenant de Macqueron que plusieurs des conseillers municipaux etaient a la mairie, ou ils l'attendaient depuis une demi-heure, dit en homme sans gene: --C'est ca, allez donc voir l'eglise... Vous tuerez le temps jusqu'a ce que j'aie fini, et vous me ramenerez chez moi. M. de Chedeville dut suivre l'abbe. Les groupes avaient grossi, plusieurs se mirent en marche, derriere ses talons. On s'enhardissait, tous songeaient a lui demander quelque chose. Lorsque Hourdequin et Macqueron furent montes, en face, dans la salle de la mairie, ils y trouverent trois conseillers, Delhomme et deux autres. La salle, une vaste piece passee a la chaux, n'avait d'autres meubles qu'une longue table de bois blanc et douze chaises de paille; entre les deux fenetres, ouvrant sur la route, etait scellee une armoire, dans laquelle on gardait les archives, melees a des documents administratifs depareilles; et, autour des murs, sur des planches, s'empilaient des sceaux de toile a incendie, le don d'un bourgeois qu'on ne savait ou caser, et qui restait encombrant et inutile, car l'on n'avait pas de pompe. --Messieurs, dit poliment Hourdequin, je vous demande pardon, j'avais a dejeuner M. de Chedeville. Aucun ne broncha, on ne sut s'ils acceptaient cette excuse. Ils avaient vu par la fenetre arriver le depute, et l'election prochaine les remuait; mais ca ne valait rien de parler trop vite. --Diable! declara le fermier, si nous ne sommes que cinq, nous ne pourrons prendre aucune decision. Heureusement Lengaigne entra. D'abord il avait resolu de ne pas aller au conseil, la question du chemin ne l'interessant pas; et il esperait meme que son absence entraverait le vote. Puis, la venue de M. de Chedeville le torturant de curiosite, il s'etait decide a monter, pour savoir. --Bon! nous voila six, nous pourrons voter, s'ecria le maire. Et Lequeu, qui servait de secretaire, ayant paru d'un air rogue et maussade, le registre des deliberations sous le bras, rien ne s'opposa plus a ce qu'on ouvrit la seance. Mais Delhomme s'etait mis a causer bas avec son voisin, Clou, le marechal ferrant, un grand, sec et noir. Comme on les ecoutait, ils se turent. Pourtant, on avait saisi un nom, celui du candidat independant, M. Rochefontaine; et tous alors, apres s'etre tates, tomberent d'un mot, d'un ricanement, d'une simple grimace, sur ce candidat qu'on ne connaissait seulement point. Ils etaient pour le bon ordre, le maintien des choses, l'obeissance aux autorites qui assuraient la vente. Est-ce que ce monsieur-la se croyait plus fort que le gouvernement? est-ce qu'il ferait remonter le ble a trente francs l'hectolitre? C'etait un fier aplomb, d'envoyer des prospectus, de promettre plus de beurre que de pain, lorsqu'on ne tenait a rien ni a personne. Ils en arrivaient a le traiter en aventurier, en malhonnete homme, battant les villages, histoire de voler leurs votes comme il aurait vole leurs sous. Hourdequin, qui aurait pu leur expliquer que M. Rochefontaine, libre echangiste, etait, au fond dans les idees de l'empereur, laissait volontairement Macqueron etaler son zele bonapartiste et Delhomme se prononcer avec son bon sens d'homme borne; tandis que Lengaigne, a qui sa situation de buraliste fermait la bouche, ravalait, en grognant dans un coin, ses vagues idees republicaines. Bien que M. de Chedeville n'eut pas ete nomme une seule fois, tout ce qu'on disait le designait, etait comme un aplatissement devant son titre de candidat officiel. --Voyons, messieurs, reprit le maire, si nous commencions. Il s'etait assis devant la table, sur son fauteuil de president, une chaise a dossier plus large, munie de bras. Seul, l'adjoint prit place a cote de lui. Les quatre conseillers resterent deux debout, deux appuyes au rebord d'une fenetre. Mais Lequeu avait remis au maire une feuille de papier; et il lui parlait a l'oreille; puis, il sortit dignement. --Messieurs, dit Hourdequin, voici une lettre que nous adresse le maitre d'ecole. Lecture en fut donnee. C'etait une demande d'augmentation, basee sur l'activite qu'il deployait, trente francs de plus par an. Toutes les mines s'etaient rembrunies, ils se montraient avares de l'argent de la commune, comme si chacun d'eux avait eu a le sortir de sa poche, surtout pour l'ecole. Il n'y eut pas meme de discussion, on refusa net. --Bon! nous lui dirons d'attendre. Il est trop presse, ce jeune homme... Et, maintenant, abordons notre affaire du chemin. --Pardon, monsieur le maire, interrompit Macqueron, je voudrais dire un mot a propos de la cure... Hourdequin, surpris, comprit alors pourquoi l'abbe Godard avait dejeune chez le cabaretier. Quelle ambition poussait donc a celui-ci, qu'il se mettait ainsi en avant? D'ailleurs, sa proposition subit le sort de la demande du maitre d'ecole. Il eut beau faire valoir qu'on etait assez riche pour se payer un cure a soi, que ce n'etait vraiment guere honorable de se contenter des restes de Bazoches-le-Doyen: tous haussaient les epaules, demandaient si la messe en serait meilleure. Non, non! il faudrait reparer le presbytere, un cure a soi couterait trop cher; et une demi-heure de l'autre, par dimanche, suffisait. Le maire, blesse de l'initiative de son adjoint, conclut: --Il n'y a pas lieu, le conseil a deja juge... Et maintenant a notre chemin, il faut en finir... Delhomme, ayez donc l'obligeance d'appeler M. Lequeu. Est-ce qu'il croit, cet animal, que nous allons deliberer sur sa lettre jusqu'a ce soir? Lequeu, qui attendait dans l'escalier, entra d'un air grave; et, comme on ne lui fit pas connaitre le sort de sa demande, il demeura pince, inquiet, gonfle de sourdes insultes: ah! ces paysans, quelle sale race! Il dut prendre dans l'armoire le plan du chemin et venir le deplier sur la table. Le conseil le connaissait bien, ce plan. Depuis des annees, il trainait la. Mais ils ne s'en rapprocherent pas moins tous, ils s'accouderent, songerent une fois de plus. Le maire enumerait les avantages, pour Rognes: une pente douce permettant aux voitures de monter a l'eglise; puis, deux lieues epargnees, sur la route actuelle de Chateaudun qui passait par Cloyes; et la commune n'aurait que trois kilometres a sa charge, leurs voisins de Blanville ayant vote deja l'autre troncon, jusqu'au raccordement avec la grand'route de Chateaudun a Orleans. On l'ecoutait, les yeux restaient cloues sur le papier, sans qu'une bouche s'ouvrit. Ce qui avait empeche le projet d'aboutir, c'etait avant tout la question des expropriations. Chacun y voyait une fortune, s'inquietait de savoir si une piece a lui etait touchee, s'il vendrait de sa terre cent francs la perche a la commune. Et, s'il n'avait pas de champ entame, pourquoi donc aurait-il vote l'enrichissement des autres? Il se moquait bien de la pente plus douce, de la route plus courte! Son cheval tirerait davantage, donc! Aussi Hourdequin n'avait-il pas besoin de les faire causer, pour connaitre leur opinion. Lui ne desirait si vivement ce chemin que parce qu'il passait devant la ferme et desservait plusieurs de ses pieces. De meme, Macqueron et Delhomme, dont les terrains allaient se trouver en bordure, poussaient au vote. Cela faisait trois; mais ni Clou, ni l'autre conseiller, n'avaient interet dans la question; et, quant a Lengaigne, il etait violemment oppose au projet, n'ayant rien a y gagner d'abord, desespere ensuite que son rival, l'adjoint, y gagnat quelque chose. Si Clou et l'autre, douteux, votaient mal, on serait trois contre trois. Hourdequin devint inquiet. Enfin, la discussion commenca. --A quoi ca sert? a quoi ca sert? repetait Lengaigne. Puisqu'on a deja une route! C'est bien le plaisir de depenser de l'argent, d'en prendre dans la poche de Jean pour le mettre dans la poche de Pierre... Encore, toi, tu as promis de faire cadeau de ton terrain. C'etait une sournoiserie a l'adresse de Macqueron. Mais celui-ci, qui regrettait amerement son acces de liberalite, mentit avec carrure. --Moi, je n'ai rien promis... Qui t'a dit ca? --Qui? mais toi, nom de Dieu!... Et devant du monde! Tiens! monsieur Lequeu etait la, il peut parler... N'est-ce pas, monsieur Lequeu? Le maitre d'ecole, que l'attente de son sort enrageait, eut un geste de brutal dedain. Est-ce que ca le regardait, leurs saletes d'histoires! --Alors, vrai! continua Lengaigne, s'il n'y a plus d'honnetete sur terre, autant vivre dans les bois!... Non, non! je n'en veux pas de votre chemin! Un joli vol! Voyant les choses se gater, le maire se hata d'intervenir. --Tout ca, ce sont des bavardages. Nous n'avons pas a entrer dans les querelles particulieres... C'est l'interet public, l'interet commun, qui doit nous guider. --Bien sur, declara sagement Delhomme. La route nouvelle rendra de grands services a toute la commune... Seulement, il faudrait savoir. Le prefet nous dit toujours: "Votez une somme, nous verrons apres ce que le gouvernement pourra faire pour vous." Et, s'il ne faisait rien, a quoi bon perdre notre temps a voter? Du coup, Hourdequin crut devoir lancer la grosse nouvelle, qu'il tenait en reserve. --A ce propos, messieurs, je vous annonce que M. de Chedeville s'engage a obtenir du gouvernement une subvention de la moitie des depenses... Vous savez qu'il est l'ami de l'empereur. Il n'aura qu'a lui parler de nous, au dessert. Lengaigne lui-meme en fut ebranle, tous les visages avaient pris une expression beate, comme si le saint-sacrement passait. Et la reelection du depute se trouvait assuree en tous cas: l'ami de l'empereur etait le bon, celui qui etait a la source des places et de l'argent, l'homme connu, honorable, puissant, le maitre! Il n'y eut d'ailleurs que des hochements de tete. Ces choses allaient de soi, pourquoi les dire? Pourtant, Hourdequin restait soucieux de l'attitude muette de Clou. Il se leva, jeta un regard dehors; et, ayant apercu le garde champetre, il ordonna d'aller chercher le pere Loiseau et de l'amener, mort ou vif. Ce Loiseau etait un vieux paysan sourd, oncle de Macqueron, qui l'avait fait nommer membre du conseil, ou il ne venait jamais, parce que, disait-il, ca lui cassait la tete. Son fils travaillait a la borderie, il etait a l'entiere devotion du maire. Aussi, des qu'il parut, effare, celui-ci se contenta de lui crier, au fond d'une oreille, que c'etait pour la route. Deja, chacun ecrivait gauchement son bulletin, le nez sur le papier, les bras elargis, afin qu'on ne put lire. Puis, on proceda au vote de la moitie des depenses, dans une petite boite de bois blanc, pareille a un tronc d'eglise. La majorite fut superbe, il y eut six voix pour, une seule contre, celle de Lengaigne. Cet animal de Clou avait bien vote. Et la seance fut levee, apres que chacun eut signe, sur le registre, la deliberation, que le maitre d'ecole avait preparee a l'avance, en laissant en blanc le resultat du vote. Tous s'en allaient pesamment, sans un salut, sans un serrement de main, debandes dans l'escalier. --Ah! j'oubliais, dit Hourdequin a Lequeu, qui attendait toujours, votre demande d'augmentation est repoussee... Le conseil trouve qu'on depense deja trop pour l'ecole. --Tas de brutes! cria le jeune homme, vert de bile, quand il fut seul. Allez donc vivre avec vos cochons! La seance avait dure deux heures, et Hourdequin retrouva devant la mairie M. de Chedeville, qui revenait seulement de sa tournee dans le village. D'abord, le cure ne lui avait pas fait grace d'une des miseres de l'eglise? le toit creve, les vitraux casses, les murs nus. Puis, comme il s'echappait enfin de la sacristie, qui avait besoin d'etre repeinte, les habitants, tout a fait enhardis, se l'etaient dispute, chacun l'emmenant, ayant une reclamation a presenter, une faveur a obtenir. L'un l'avait traine a la mare commune, qu'on ne curait plus par manque d'argent; l'autre voulait un lavoir couvert au bord de l'Aigre, a une place qu'il indiquait; un troisieme reclamait l'elargissement de la route devant sa porte, pour que sa voiture put tourner; jusqu'a une vieille femme, qui, apres avoir pousse le depute chez elle, lui montra ses jambes enflees, en lui demandant si, a Paris, il ne connaissait point un remede. Effare, essouffle, il souriait, faisait le debonnaire, promettait toujours. Ah! un brave homme, pas fier avec le pauvre monde! --Eh bien! partons-nous? demanda Hourdequin. On m'attend a la ferme. Mais, justement, Coelina et sa fille Berthe accouraient de nouveau sur leur porte, en suppliant M. de Chedeville d'entrer un instant; et celui-ci n'aurait pas mieux demande, respirant enfin, soulage de retrouver les jolis yeux clairs et meurtris de la jeune personne. --Non, non! reprit le fermier, nous n'avons pas le temps, une autre fois! Et il le forca, etourdi, a remonter dans le cabriolet; pendant que, sur une interrogation du cure reste la, il repondait que le conseil avait laisse en l'etat la question de la paroisse. Le cocher fouetta son cheval, la voiture fila, au milieu du village familier et ravi. Seul, furieux, l'abbe refit a pied ses trois kilometres, de Rognes a Bazoches-le-Doyen. Quinze jours plus lard, M. de Chedeville etait nomme a une grande majorite; et, des la fin d'aout, il avait tenu sa promesse, la subvention etait accordee a la commune, pour l'ouverture de la nouvelle route. Les travaux commencerent tout de suite. Le soir du premier coup de pioche, Coelina, maigre et noire, etait a la fontaine, a ecouter la Becu, qui, longue, les mains nouees sous son tablier, parlait sans fin. Depuis une semaine, la fontaine se trouvait revolutionnee par cette grosse affaire du chemin: on ne parlait que de l'argent accorde aux uns, que de la rage medisante des autres. Et la Becu, chaque jour, tenait Coelina au courant de ce que disait Flore Lengaigne; non, pour les facher, bien sur; mais, au contraire, pour les faire s'expliquer, parce que c'etait la meilleure facon de s'entendre. Des femmes s'oubliaient, droites, les bras ballants, leurs cruches pleines a leurs pieds. --Alors donc, elle a dit comme ca que c'etait arrange entre l'adjoint et le maire, histoire de voler sur les terrains. Et elle a encore dit que votre homme avait deux paroles... A ce moment Flore sortait de chez elle, sa cruche a la main. Quand elle fut la, grosse, molle, Coelina, qui eclatait tout de suite en paroles sales, les poings sur les hanches, dans son honnetete reche, se mit a l'arranger de la belle facon, lui jetant au nez sa garce de fille, l'accusant elle-meme de se faire culbuter par les pratiques; et l'autre, trainant ses savates, pleurarde, se contentait de repeter: --En v'la une salope! en v'la une salope! La Becu se precipita entre elles, voulut les forcer a s'embrasser, ce qui faillit les faire se prendre au chignon. Puis, elle lanca une nouvelle: --Dites donc, a propos, vous savez que les filles Mouche vont toucher cinq cents francs. --Pas possible! Et, du coup, la querelle fut oubliee, toutes se rapprocherent, au milieu des cruches eparses. Parfaitement! le chemin, aux Cornailles, la-haut, longeait le champ des filles Mouche, qu'il rognait de deux cent cinquante metres: a quarante sous le metre, ca faisait bien cinq cents francs; et le terrain, en bordure, acquerait en outre une plus-value. C'etait une chance. --Mais alors, dit Flore, voila Lise devenue un vrai parti, avec son mioche... Ce grand serin de Caporal a eu du nez tout de meme de s'obstiner. --A moins, ajouta Coelina, que Buteau ne reprenne la place... Sa part gagne aussi joliment, a cette route. La Becu se retourna, en les poussant du coude. --Chut! taisez-vous! C'etait Lise, qui arrivait gaiement en balancant sa cruche. Et le defile recommenca devant la fontaine. VI Lise et Francoise, s'etant debarrassees de Blanchette, trop grasse et qui ne velait plus, avaient resolu, ce samedi-la, d'aller au marche de Cloyes acheter une autre vache. Jean offrit de les y conduire, dans une carriole de la ferme. Il s'etait rendu libre pour l'apres-midi, et le maitre l'avait autorise a prendre la voiture, ayant egard aux bruits d'accordailles qui couraient, entre le garcon et l'ainee des Mouche. En effet, le mariage etait decide; du moins, Jean avait promis de faire une demarche pres de Buteau, la semaine suivante, pour lui poser la question. L'un des deux, il fallait en finir. On partit donc vers une heure, lui sur le devant avec Lise, Francoise seule sur la seconde banquette. De temps a autre, il se tournait et souriait a celle-ci, dont les genoux, dans ses reins, le chauffaient. C'etait grand dommage qu'elle eut quinze ans de moins que lui; et, s'il se resignait a epouser l'ainee, apres bien des reflexions et des ajournements, ca devait etre, tout au fond, dans l'idee de vivre en parent pres de la cadette. Puis, on se laisse aller, on fait tant de chose en ne sachant pas pourquoi, lorsqu'on s'est dit un jour qu'on les ferait! A l'entree de Cloyes, il mit la mecanique, lanca le cheval sur la pente raide du cimetiere; et, comme il debouchait au carrefour de la rue Grande et de la rue Grouaise, pour remiser a l'auberge du _Bon Laboureur_, il designa brusquement le dos d'un homme, qui enfilait cette derniere rue. --Tiens! on croirait Buteau. --C'est lui, declara Lise. Sans doute qu'il va chez M. Baillehache... Est-ce qu'il accepterait sa part? Jean fit claquer son fouet en riant. --On ne sait pas, il est si malin! Buteau n'avait pas semble les voir, bien qu'il les eut reconnus de loin. Il marchait, l'echine ronde; et tous deux le regarderent s'eloigner, en songeant, sans le dire, qu'on allait pouvoir s'expliquer. Dans la cour du _Bon Laboureur_, Francoise, restee muette, descendit la premiere, par une roue de la carriole. Cette cour etait deja pleine de voitures detelees, posees sur leurs brancards, tandis qu'un bourdonnement d'activite agitait les vieux batiments de l'auberge. --Alors, nous y allons? demanda Jean, quand il revint de l'ecurie, ou il avait accompagne son cheval. --Bien sur, tout de suite. Pourtant, dehors, au lieu de gagner directement, par la rue du Temple, le marche des bestiaux, qui se tenait sur la place Saint-Georges, le garcon et les deux filles s'arreterent, flanerent le long de la rue Grande, parmi les marchandes de legumes et de fruits, installees aux deux bords. Lui, coiffe d'une casquette de soie, avait une grande blouse bleue, sur un pantalon de drap noir; elles egalement endimanchees, les cheveux serres dans leurs petits bonnets ronds, portaient des robes semblables, un corsage de lainage sombre sur une jupe gris-fer, que coupait un grand tablier de cotonnade a minces raies roses; et ils ne se donnaient pas le bras, ils marchaient a la file, les mains ballantes, au milieu des coudoiements de la foule. C'etait une bousculade de servantes, de bourgeoises, devant les paysannes accroupies, qui, venues chacune avec un ou deux paniers, les avaient simplement poses et ouverts par terre. Ils reconnurent la Frimat, les poignets casses, ayant de tout dans ses deux paniers debordants, des salades, des haricots, des prunes, meme trois lapins en vie. Un vieux, a cote, venait de decharger une carriole de pommes de terre, qu'il vendait au boisseau. Deux femmes, la mere et la fille, celle-ci, Norine, rouleuse et celebre, etalaient sur une table boiteuse de la morue, des harengs sales, des harengs saurs, un vidage de fonds de baril dont la saumure forte piquait a la gorge. Et la rue Grande, si deserte en semaine, malgre ses beaux magasins, sa pharmacie, sa quincaillerie, surtout ses Nouveautes parisiennes, le bazar de Lambourdieu, n'etait plus assez large chaque samedi, les boutiques combles, la chaussee barree par l'envahissement des marchandes. Lise et Francoise, suivies de Jean, pousserent de la sorte jusqu'au marche a la volaille, qui etait rue Beaudonniere. La, des fermes avaient envoye de vastes paniers a claire-voie, ou chantaient des coqs et d'ou sortaient des cous effares de canards. Des poulets morts et plumes, s'alignaient dans des caisses, par lits profonds. Puis, c'etaient encore des paysannes, chacune apportant ses quatre ou cinq livres de beurre, ses quelques douzaines d'oeufs, ses fromages, les grands maigres, les petits gras, les affines, gris de cendre. Plusieurs etaient venues avec deux couples de poules liees par les pattes. Des dames marchandaient, un gros arrivage d'oeufs attroupait du monde devant une auberge, _Au Rendez-vous des Poulaillers_. Justement, parmi les hommes qui dechargeaient les oeufs, se trouvait Palmyre; car, le samedi, lorsque le travail manquait a Rognes, elle se louait a Cloyes, portant des fardeaux a se rompre les reins. --En voila une qui gagne son pain! fit remarquer Jean. La foule augmentait toujours. Il arrivait encore des voitures par la route de Mondoubleau. Elles defilaient au petit trot sur le pont. A droite et a gauche, le Loir se deroulait, avec ses courbes molles, coulant au ras des prairies, borde a gauche des jardins de la ville, dont les lilas et les faux-ebeniers laissaient pendre leurs branches dans l'eau. En amont, il y avait un moulin a tan, au tic-tac sonore, et un grand moulin a ble, un vaste batiment que les souffleurs, sur les toits, blanchissaient d'un vol continu de farine. --Eh bien! reprit Jean, y allons-nous? --Oui, oui. Et ils revinrent par la rue Grande, ils s'arreterent sur la place Saint-Lubin, en face de la mairie, ou etait le marche au ble. Lengaigne, qui avait apporte quatre sacs, se tenait la, debout, les mains dans les poches, au milieu d'un cercle de paysans, silencieux et le nez bas, Hourdequin causait, avec des gestes de colere. On avait espere une hausse; mais le prix de dix-huit francs flechissait lui-meme, on craignait pour la fin une baisse de vingt-cinq centimes. Macqueron passa, ayant a son bras sa fille Berthe, lui en paletot mal degraisse, elle en robe de mousseline, une botte de roses et de muguets sur son chapeau. Comme Lise et Francoise, apres avoir tourne par la rue du Temple, longeaient l'eglise Saint-Georges, contre laquelle s'installaient les marchands forains, de la mercerie et de la quincaillerie, des deballages d'etoffes, elles eurent une exclamation. --Oh! tante Rose! En effet, c'etait la vieille Fouan, que sa fille Fanny, venue a la place de Delhomme, pour livrer de l'avoine, avait amenee avec elle dans sa voiture, histoire simplement de la distraire. Toutes les deux attendaient, plantees devant l'echoppe roulante d'un remouleur, a qui la vieille avait donne ses ciseaux. Depuis trente ans, il les repassait. --Tiens! c'est vous autres! Fanny, s'etant retournee et ayant apercu Jean, ajouta: --Alors, vous etes en promenade? Mais, quand elles surent que les cousines allaient acheter une vache, pour remplacer Blanchette, elles s'interesserent, elles les accompagnerent, l'avoine d'ailleurs etant livree. Le garcon, mis a l'ecart, marcha derriere les quatre femmes, espacees et de front: et l'on deboucha de la sorte sur la place Saint-Georges. Cette place, un vaste carre, s'etendait derriere le chevet de l'eglise, qui, de son vieux clocher de pierre, avec son horloge, la dominait. Des allees de tilleuls touffus en fermaient les quatre faces, dont deux etaient defendues par des chaines scellees a des bornes, et dont les deux autres se trouvaient garnies de longues barres de bois, auxquelles on attachait les bestiaux. De ce cote de la place, donnant sur des jardins, l'herbe poussait, on se serait cru dans un pre; tandis que le cote oppose, longe par deux routes, borde de cabarets, _A Saint-Georges_, _A la Racine_, _Aux bons Moissonneurs_, etait pietine, durci, blanchi d'une poussiere, que des souffles de vent envolaient. Lise et Francoise, accompagnees des autres, eurent de la peine a traverser le carre central, ou stationnait la foule. Parmi la masse des blouses, confuse et de tous les bleus, depuis le bleu dur de la toile neuve, jusqu'au bleu pale des toiles deteintes par vingt lavages, on ne voyait que les taches rondes et blanches des petits bonnets. Quelques dames promenaient la soie miroitante de leurs ombrelles. Il y avait des rires, des cris brusques, qui se perdaient dans le grand murmure vivant, que parfois coupaient des hennissements de chevaux et des meuglements de vaches. Un ane, violemment, se mit a braire. --Par ici, dit Lise en tournant la tete. Les chevaux etaient au fond, attaches a la barre, la robe nue et fremissante, n'ayant qu'une corde nouee au cou et a la queue. Sur la gauche, les vaches restaient presque toutes libres, tenues simplement en main par les vendeurs, qui les changeaient de place pour les mieux montrer. Des groupes s'arretaient, les regardaient; et la, on ne riait pas, on ne parlait guere. Immediatement, les quatre femmes tomberent en contemplation devant une vache blanche et noire, une cotentine, qu'un menage, l'homme et la femme, venait vendre: elle, en avant, tres brune, l'air tetu, tenant la bete; lui, derriere, immobile et ferme. Ce fut un examen recueilli, profond, de cinq minutes; mais elles n'echangerent ni une parole, ni un coup d'oeil; et elles s'en allerent, elles se planterent de meme, en face d'une seconde vache, a vingt pas de la. Celle-ci, enorme, toute noire, etait offerte par une jeune fille, presque une enfant, l'air joli avec sa baguette de coudrier. Puis, il y eut encore sept ou huit stations, aussi longues, aussi muettes, d'un bout a l'autre de la ligne des betes a vendre. Et, enfin, les quatre femmes retournerent devant la premiere vache, ou, de nouveau, elles s'absorberent. Cette fois, seulement, ce fut plus serieux. Elles s'etaient rangees sur une seule ligne, elles fouillaient la cotentine sous la peau, d'un regard aigu et fixe. Du reste, la vendeuse elle aussi ne disait rien, les yeux ailleurs, comme si elle ne les avait pas vues revenir la et s'aligner. Pourtant, Fanny se pencha, lacha un mot tout bas a Lise. La vieille Fouan et Francoise se communiquerent de meme une remarque, a l'oreille. Puis, elles retomberent dans leur silence et leur immobilite, l'examen continua. --Combien? demanda tout d'un coup Lise. --Quarante pistoles, repondit la paysanne. Elles feignirent d'etre mises en fuite; et, comme elles cherchaient Jean, elles eurent la surprise de le trouver derriere elles avec Buteau, causant tous les deux en vieux amis. Buteau, venu de la Chamade pour acheter un petit cochon, etait la, en train d'en marchander un. Les cochons, dans un parc volant, au cul de la voiture qui les avait apportes, se mordaient et criaient, a faire saigner les oreilles. --En veux-tu vingt francs? demanda Buteau au vendeur. --Non, trente! --Et zut! couche avec! Et, gaillard, tres gai, il vint vers les femmes, riant d'aise aux visages de sa mere, de sa soeur et de ses deux cousines, absolument comme s'il les eut quittees la veille. Du reste, elles-memes garderent leur placidite, sans paraitre se rappeler les deux ans de querelle et de brouille. Seule, la mere, a qui l'on avait appris la premiere rencontre, rue Grouaise, le regardait de ses yeux brides, cherchant a lire pourquoi il etait alle chez le notaire. Mais ca ne se voyait pas. Ni l'un ni l'autre n'en ouvrirent la bouche. --Alors, cousine, reprit-il, c'est donc que tu achetes une vache?... Jean m'a conte ca... Et, tenez! il y en a une la, oh! la plus solide du marche, une vraie bete! --Il designait precisement la cotentine blanche et noire. --Quarante pistoles, merci! murmura Francoise. --Quarante pistoles pour toi, petiote! dit-il en lui allongeant une tape dans le dos, histoire de plaisanter. Mais elle se facha, elle lui rendit sa tape, d'un air furieux de rancune. --Fiche-moi la paix, hein! Je ne joue pas avec les hommes. --Il s'en egaya plus fort, il se tourna vers Lise, qui restait serieuse, un peu pale. --Et toi, veux-tu que je m'en mele? Je parie que je l'ai a trente pistoles... Paries-tu cent sous? --Oui, je veux bien... Si ca te plait d'essayer... Rose et Fanny approuvaient de la tete, car elles savaient le garcon feroce au marche, tetu, insolent, menteur, voleur, a vendre les choses trois fois leur prix et a se faire donner tout pour rien. Les femmes le laisserent donc s'avancer avec Jean, tandis qu'elles s'attardaient en arriere, afin qu'il n'eut pas l'air d'etre avec elles. La foule augmentait du cote des bestiaux, les groupes quittaient le centre ensoleille de la place, pour se porter sous les allees. Il y avait la un va-et-vient continu, le bleu des blouses se foncait a l'ombre des tilleuls, des taches mouvantes de feuilles verdissaient les visages colores. Du reste, personne n'achetait encore, pas une vente n'avait eu lieu, bien que le marche fut ouvert depuis une heure. On se recueillait, on se tatait. Mais, au-dessus des tetes, dans le vent tiede, un tumulte passa. C'etait deux chevaux, attaches cote a cote, qui se dressaient et se mordaient, avec des hennissements furieux et le raclement de leurs sabots sur le pave. On eut peur, des femmes s'enfuirent; pendant que, accompagnes de jurons, de grands coups de fouet qui claquaient comme des coups de feu, ramenaient le calme. Et, a terre, dans le vide laisse par la panique, une bande de pigeons s'abattit, marchant vite, piquant l'avoine du crottin. --Eh bien! la mere, qu'est-ce que vous la vendez donc? demanda Buteau a la paysanne. Celle-ci, qui avait vu le manege, repeta tranquillement: --Quarante pistoles. D'abord, il prit la chose en farce, il plaisanta, s'adressa a l'homme, toujours a l'ecart et muet. --Dis, vieux! ta bourgeoise est avec, a ce prix-la? Mais, tout en goguenardant, il examinait de pres la vache, la trouvait telle qu'il la faut pour etre une bonne laitiere, la tete seche, aux cornes fines et aux grands yeux, le ventre un peu fort sillonne de grosses veines, les membres plutot greles, la queue mince, plantee tres haut. Il se baissa, s'assura de la longueur des pis, de l'elasticite des trayons, places carrement et bien perces. Puis, appuye d'une main sur la bete, il entama le marche, en tatant d'un air machinal les os de la croupe. --Quarante pistoles, hein? c'est pour rire... Voulez-vous trente pistoles? Et sa main s'assurait de la force et de la bonne disposition des os. Elle descendit ensuite, se coula entre les cuisses, a cet endroit ou la peau nue, d'une belle couleur safranee, annoncait en lait abondant. --Trente pistoles, ca va-t-il? --Non, quarante, repondit la paysanne. Il tourna le dos, il revint, et elle se decida a causer. --C'est une bonne bete, allez, tout a fait. Elle aura deux ans a la Trinite et elle velera dans quinze jours... Pour sur qu'elle ferait bien votre affaire. --Trente pistoles, repeta-t-il. Alors, comme il s'eloignait, elle jeta un coup d'oeil a son mari, elle cria: --Tenez! c'est pour m'en aller... Voulez-vous a trente-cinq, tout de suite? Il s'etait arrete, il depreciait la vache. Ca n'etait pas bati, ca manquait de reins, enfin un animal qui avait souffert et qu'on nourrirait deux ans a perte. Ensuite, il pretendit qu'elle etait blessee au pied, ce qui n'etait pas vrai. Il mentait pour mentir, avec une mauvaise foi etalee, dans l'espoir de facher et d'etourdir la vendeuse. Mais elle haussait les epaules. --Trente pistoles. --Non, trente-cinq. Elle le laissa partir. Il rejoignit les femmes, il leur dit que ca mordait, qu'il fallait en marchander une autre. Et le groupe alla se planter devant la grande vache noire, qu'une jolie fille tenait a la corde. Celle-ci n'etait justement que de trois cents francs. Il parut ne pas la trouver trop cher, s'extasia, et brusquement retourna vers la premiere. --Alors, c'est dit, je vais porter mon argent ailleurs? --Dame! s'il y avait possibilite, mais il n'y a pas possibilite... Faut y mettre plus de courage, de votre part. Et, se penchant, prenant le pis a pleine main: --Voyez donc ca comme c'est mignon! Il n'en convint pas, il dit encore: --Trente pistoles. --Non, trente-cinq. Du coup, tout sembla rompu. Buteau avait pris le bras de Jean, pour bien marquer qu'il lachait l'affaire. Les femmes les rejoignirent, emotionnees, trouvant, elles, que la vache valait les trois cent cinquante francs. Francoise, surtout, a qui elle plaisait, parlait de conclure a ce prix. Mais Buteau s'irrita: est-ce qu'on se laissait voler de la sorte? Et pendant pres d'une heure, il tint bon, au milieu de l'anxiete des cousines, qui fremissaient, chaque fois qu'un acheteur s'arretait devant la bete. Lui, non plus, ne la quittait pas du coin de l'oeil; mais c'etait le jeu, il fallait avoir l'estomac solide. Personne, a coup sur, n'allait sortir son argent si vite: on verrait bien s'il y avait un imbecile pour la payer plus de trois cents francs. Et, en effet, l'argent ne paraissait toujours pas, quoique le marche tirat a sa fin. Sur la route, maintenant, on essayait des chevaux. Un, tout blanc, courait, excite par le cri guttural d'un homme, qui tenait la corde et qui galopait pres de lui; tandis que Patoir, le veterinaire, bouffi et rouge, plante avec l'acheteur au coin de la place, les deux mains dans les poches, regardait et conseillait, a voix haute. Les cabarets bourdonnaient d'un continuel flot de buveurs, entrant, sortant, rentrant, dans les debats interminables des marchandages. C'etait le plein de la bousculade et du vacarme, a ne plus s'entendre: un veau, separe de sa mere, beuglait sans fin; des chiens, parmi la foule, des griffons noirs, de grands barbets jaunes, se sauvaient en hurlant, une patte ecrasee; puis, dans des silences brusques, on n'entendait plus qu'un vol de corbeaux, deranges par le bruit, tournoyant, croassant a la pointe du clocher. Et, dominant la senteur chaude du betail, une violente odeur de corne roussie, une peste sortait d'une marechalerie voisine, ou les paysans profitaient du marche pour faire ferrer leurs betes. --Hein? trente! repeta Buteau sans se lasser, en se rapprochant de la paysanne. --Non, trente-cinq! Alors, comme un autre acheteur etait la, marchandant lui aussi, il saisit la vache aux machoires, les lui ouvrit de force, pour voir les dents. Puis, il les lacha, avec une grimace. Justement, la bete s'etait mise a, fienter, les bouses tombaient molles; et il les suivit des yeux, sa grimace s'accentuait. L'acheteur, un grand palot, impressionne, s'en alla. --Je n'en veux plus, dit Buteau. Elle a un sang tourne. Cette fois, la vendeuse commit la faute de s'emporter; et c'etait ce qu'il voulait, elle le traita salement, il repondit par un flot d'ordures. On s'attroupait, on riait. Derriere la femme, le mari ne bougeait toujours point. Il finit par la toucher du coude, et brusquement elle cria: --La prenez-vous a trente-deux pistoles? --Non, trente! Il s'en allait de nouveau, elle le rappela d'une voix etranglee. --Eh bien, sacre bougre, emmenez-la!... Mais, nom de Dieu! si c'etait a refaire, j'aimerais mieux vous foutre ma main sur la figure! Elle etait hors d'elle, tremblante de fureur. Lui riait bruyamment, ajoutait des galanteries, offrait de coucher, pour le reste. Tout de suite, Lise s'etait rapprochee. Elle tira la paysanne a l'ecart, lui donna ses trois cents francs, derriere un tronc d'arbre. Deja Francoise tenait la vache, mais il fallut que Jean poussa la bete par derriere, car elle refusait de demarrer. On pietinait depuis deux heures, Rose et Fanny avaient attendu le denouement, muettes, sans lassitude. Enfin, comme on partait, on chercha Buteau disparu, on le retrouva qui tapait sur le ventre du marchand de cochons. Il venait d'avoir son petit cochon a vingt francs; et, pour payer, il compta d'abord son argent dans sa poche, il ne sortit que juste la somme, la recompta dans son poing a demi ferme. Ce fut tout une affaire ensuite, quand il voulut fourrer le cochon au fond d'un sac, qu'il avait apporte sous sa blouse. La toile mure creva, les pattes de l'animal passerent, ainsi que le groin. Et il le chargea de la sorte sur son epaule, il l'emporta grouillant, reniflant, poussant des cris atroces. --Dis donc, Lise, et mes cent sous? reclama-t-il. J'ai gagne. Elle les lui donna, pour rire, croyant qu'il ne les prendrait point. Mais il les prit tres bien, les fit disparaitre. Tous, lentement, se dirigerent vers le Bon Laboureur. C'etait la fin du marche. L'argent luisait au soleil, sonnait sur les tables des marchands de vin. A la derniere minute, tout se baclait. Dans l'angle de la place Saint-Georges, il ne restait que les quelques betes non vendues. Peu a peu, la foule avait reflue du cote de la rue Grande, ou les marchandes de fruits et de legumes debarrassaient la chaussee, remportaient leurs paniers vides. De meme, il n'y avait plus rien place de la Volaille, que de la paille et de la plume. Et deja des carrioles partaient, on attelait dans les auberges, on denouait les guides des chevaux attaches aux anneaux des trottoirs. Vers toutes les routes, de toutes parts, des roues fuyaient, des blouses bleues se gonflaient au vent, dans les secousses du pave. Lengaigne passa ainsi, au trot de son petit cheval noir, apres avoir utilise son derangement, en achetant une faux. Macqueron et sa fille Berthe s'attardaient encore dans les boutiques. Quant a la Frimat, elle retournait a pied, et chargee comme au depart, car elle rapportait ses paniers pleins de crottin ramasse en route. Chez le pharmacien de la rue Grande, parmi les dorures, Palmyre, ereintee et debout, attendait qu'on lui preparat une potion pour son frere, malade depuis une semaine: quelque sale drogue qui lui mangeait vingt sous, sur les quarante si durement gagnes. Mais ce qui fit hater le pas flaneur des filles Mouche et de leur societe, ce fut d'apercevoir Jesus-Christ, tres soul, tenant la largeur de la rue. On croyait savoir qu'il avait emprunte, ce jour-la, en hypothequant sa derniere piece de terre. Il riait tout seul, des pieces de cent sous tintaient dans ses grandes poches. Comme on arrivait enfin au Bon Laboureur, Buteau dit simplement, d'un air gaillard: --Alors, vous partez?... Ecoute donc, Lise, si tu restais avec ta soeur, pour que nous mangions un morceau? Elle fut surprise, et comme elle se tournait vers Jean, il ajouta: --Jean aussi peut rester, ca me fera plaisir. Rose et Fanny echangerent un coup d'oeil. Certainement, le garcon avait son idee. Sa figure ne contait toujours rien. N'importe! il ne fallait pas gener les choses. --C'est ca, dit Fanny, restez... Moi, je vais filer avec la mere. On nous attend. Francoise, qui n'avait pas lache la vache, declara sechement: --Moi aussi, je m'en vais. Et elle s'enteta. Elle s'agacait a l'auberge, elle voulait emmener sa bete tout de suite. On dut ceder, tellement elle devenait desagreable. Des qu'on eut attele, la vache fut attachee derriere la voiture, et les trois femmes monterent. A cette minute seulement, Rose, qui attendait une confession de son fils, s'enhardit a lui demander: --Tu ne fais rien dire a ton pere? --Non, rien, repondit Buteau. Elle le regardait dans les yeux, elle insista. --C'est donc qu'il n'y a pas de nouveau? --S'il y a du nouveau, vous le saurez quand il sera bon a savoir. Fanny toucha son cheval, qui partit au pas, tandis que la vache, derriere, se laissait tirer, allongeant le cou. Et Lise demeura seule, entre Buteau et Jean. Des six heures, tous les trois s'attablerent dans une salle de l'auberge, ouverte sur le cafe. Buteau, sans qu'on sut s'il regalait, etait alle a la cuisine commander une omelette et un lapin. Lise, pendant ce temps, avait pousse Jean a s'expliquer, pour en finir et s'eviter une course. Mais on achevait l'omelette, on en etait a la gibelotte, que le garcon, gene, n'en avait encore rien fait. D'ailleurs, l'autre, non plus, ne semblait guere songer a tout ca. Il mangeait dur, riait la bouche elargie, allongeait par-dessous la table des coups de genoux a la cousine et au camarade, en bonne amitie. Puis, l'on causa plus serieusement, il fut question de Rognes, du nouveau chemin; et, si pas un mot ne fut prononce de l'indemnite de cinq cents francs, de la plus-value des terrains, cela pesa des lors au fond de tout ce qu'ils disaient. Buteau revint a des farces, trinqua; tandis que, visiblement, dans ses yeux gris, passait l'idee de la bonne affaire, ce troisieme lot devenu avantageux, cette ancienne a epouser, dont le champ, a cote du sien, avait presque double de valeur. --Nom de Dieu! cria-t-il, est-ce que nous ne prenons pas du cafe? --Trois cafes! demanda Jean. Et une heure se passa a siroter, a vider le carafon d'eau-de-vie, sans que Buteau se declarat. Il s'avancait, se reculait, trainait en longueur, comme s'il eut encore marchande la vache. C'etait fait au fond, mais fallait voir tout de meme. Brusquement, il se tourna vers Lise, il lui dit: --Pourquoi n'as-tu pas amene l'enfant? Elle se mit a rire, comprenant que ca y etait, cette fois; et elle lui allongea une tape, elle se contenta de repondre, heureuse, indulgente: --Ah! cette rosse de Buteau! Ce fut tout. Lui aussi rigolait. Le mariage etait resolu. Jean, embarrasse jusque-la, s'egaya avec eux, d'un air de soulagement. Meme il parla enfin, il dit tout. --Tu sais que tu fais bien de revenir, j'allais prendre ta place. --Oui, on m'a conte ca... Oh! j'etais tranquille, vous m'auriez prevenu peut-etre! --Eh! sur... D'autant que ca vaut mieux avec toi, a cause du gamin. C'est ce que nous avons toujours dit, n'est-ce pas, Lise? --Toujours, c'est la vraie verite! Un attendrissement noyait leurs faces a tous trois; ils fraternisaient, Jean surtout, sans jalousie, etonne de pousser a ce mariage; et il fit apporter de la biere, Buteau ayant crie que, nom de Dieu! on boirait bien encore quelque chose. Les coudes sur la table, Lise entre eux, ils causaient maintenant des dernieres pluies, qui avaient verse les bles. Mais, dans la salle du cafe, a cote d'eux, Jesus-Christ, attable avec un vieux paysan, soul comme lui, faisait un vacarme intolerable. Tous, du reste, en blouse, buvant, fumant, crachant, dans la vapeur rousse des lampes, ne pouvaient parler sans crier; et sa voix dominait encore les autres cuivree, assourdissante. Il jouait a "la chouine", une querelle venait d'eclater sur un dernier coup de cartes, entre lui et son compagnon, qui maintenait son gain d'un air de tranquille obstination. Pourtant, il paraissait avoir tort. Cela n'en finissait plus. Jesus-Christ, furieux, en arrivait a gueuler si haut, que le patron intervint. Alors, il se leva, circula de table en table, avec un acharnement d'ivrogne, promenant ses cartes, pour soumettre le coup aux autres consommateurs. Il assommait tout le monde. Et il se remit a crier, il revint vers le vieux, qui, fort de son mauvais droit, restait stoique sous les injures. --Lache! feignant! sors donc un peu, que je te demolisse! Puis, brusquement, Jesus-Christ reprit sa chaise en face de l'autre; et, calme: --Moi, je sais un jeu... Faut parier, hein! veux-tu? Il avait sorti une poignee de pieces de cent sous, quinze a vingt, et il les planta en une seule pile devant lui. --V'la ce que c'est... Mets-en autant. Le vieux, interesse, sortit sa bourse sans une parole, dressa une pile egale. --Alors, moi, j'en prends une a ton tas, et regarde! Il saisit la piece, se la posa gravement sur la langue comme une hostie, puis, d'un coup de gosier, l'avala. --A ton tour, prends a mon tas... Et celui qui en mange le plus a l'autre, les garde. V'la le jeu! Les yeux ecarquilles, le vieux accepta, fit disparaitre une premiere piece avec peine. Seulement, Jesus-Christ, tout en criant qu'il n'y avait pas besoin de se presser, gobait les ecus comme des pruneaux. Au cinquieme, il y eut une rumeur dans le cafe, un cercle se fit, petrifie d'admiration. Ah! le bougre, quelle gargamelle, pour se coller ainsi de la monnaie dans le gesier! Le vieux avalait sa quatrieme piece, lorsqu'il se renversa, la face violette, etouffant, ralant; et, un moment, on le crut mort. Jesus-Christ s'etait leve, tres a l'aise, l'air goguenard: il en avait pour son compte dix dans l'estomac, c'etait toujours trente francs de gain qu'il emportait. Buteau, inquiet, craignant d'etre compromis, si le vieux ne s'en tirait pas, avait quitte la table; et, comme il regardait les murs d'un oeil vague, sans parler de payer, bien que l'invitation vint de lui, Jean regla la note. Cela acheva de rendre le gaillard tres bon enfant. Dans la cour, apres avoir attele, il prit le camarade aux epaules. --Tu sais, je veux que t'en sois. La noce sera pour dans trois semaines... J'ai passe chez le notaire, j'ai signe l'acte, tous les papiers seront prets. Et, faisant monter Lise dans sa voiture: --Allons, houp! que je te ramene!... Je passerai par Rognes, ca ne m'allongera guere. Jean revint seul dans sa voiture. Il trouvait ca naturel, il les suivit. Cloyes dormait, retombe a sa paix morte, eclaire par les etoiles jaunes des reverberes; et, de la cohue du marche, on n'entendait plus; que le pas attarde et trebuchant d'un paysan ivre. Puis, la route s'etendit toute noire. Il finit pourtant par apercevoir l'autre voiture, celle qui emportait le menage. Ca valait mieux, c'etait tres bien. Et il sifflait fortement, rafraichi par la nuit, libre et envahi d'une allegresse. VII On etait de nouveau a l'epoque de la fenaison, par un ciel bleu et tres chaud, que des brises rafraichissaient; et l'on avait fixe le mariage au jour de la Saint-Jean, qui tombait cette annee-la un samedi. Les Fouan avaient bien recommande a Buteau de commencer les invitations par la Grande, l'ainee de la famille. Elle exigeait des egards, en reine riche et redoutee. Aussi Buteau, un soir, s'en alla-t-il avec Lise, tous les deux endimanches, la prier d'assister a la noce, a la ceremonie, puis au repas, qui devait avoir lieu chez la mariee. La Grande tricotait, seule dans sa cuisine; et, sans ralentir le jeu des aiguilles, elle les regarda fixement, elle les laissa s'expliquer, redire a trois reprises les memes phrases. Enfin, de sa voix aigue: --A la noce, ah! non, bien sur!... Qu'est-ce que j'irais faire, a la noce?... C'est bon pour ceux qui s'amusent. Ils avaient vu sa face de parchemin se colorer, a l'idee de cette bombance qui ne lui couterait rien; ils etaient certains qu'elle accepterait; mais l'usage voulait qu'on la priat beaucoup. --Ma tante, la, vrai! ca ne peut pas se passer sans vous. --Non, non, ce n'est point fait pour moi. Est-ce que j'ai le temps, est-ce que j'ai de quoi me mettre? C'est toujours de la depense... On vit bien sans aller a la noce. Ils durent repeter dix fois l'invitation, et elle finit par dire d'un air maussade: --C'est bon, puisque c'est force, j'irai. Mais faut que ce soit vous pour que je me derange. Alors, en voyant qu'ils ne partaient pas, un combat se livra en elle, car d'habitude, dans cette circonstance, on offrait un verre de vin. Elle se decida, descendit a la cave, bien qu'il y eut la une bouteille entamee. C'etait qu'elle avait, pour ces occasions, un reste de vin tourne, qu'elle ne pouvait boire, tant il etait aigre, et qu'elle appelait du chasse-cousin. Elle emplit deux verres, elle regarda son neveu et sa niece d'un oeil si rond, qu'ils durent les vider sans une grimace, pour ne pas la blesser. Ils la quitterent, la gorge en feu. Ce meme soir, Buteau et Lise se rendirent a Roseblanche, chez les Charles. Mais, la, ils tomberent au-milieu d'une aventure tragique. M. Charles etait dans son jardin, tres agite. Sans doute une violente emotion venait de le saisir, au moment ou il nettoyait un rosier grimpant, car il tenait son secateur a la main, et l'echelle etait encore contre le mur. Il se contraignit pourtant, il les fit entrer au salon, ou Elodie brodait de son air modeste. --Ah! vous vous mariez dans huit jours. C'est tres bien, mes enfants... Mais nous ne pourrons etre des votres, Mme Charles est a Chartres, elle y restera une quinzaine. Il souleva ses paupieres lourdes, pour jeter un regard vers la jeune fille. --Oui, dans les moments de presse, aux grandes foires, Mme Charles va donner la-bas un coup de main a sa fille... Vous savez, le commerce est le commerce, il y a des jours ou l'on s'ecrase, dans la boutique. Estelle a beau avoir pris le courant, sa mere lui est bien utile, d'autant plus que, decidement, notre gendre Vaucogne n'en fait guere... Et puis, Mme Charles est heureuse de revoir la maison. Que voulez-vous? nous y avons laisse trente ans de notre vie, ca compte! Il s'attendrissait, ses yeux se mouillaient, vagues, fixes la-bas, dans le passe. Et c'etait vrai, sa femme avait souvent la nostalgie de la petite maison de la rue aux Juifs, du fond de sa retraite bourgeoise, si douillette; si cossue, pleine de fleurs, d'oiseaux et de soleil. En fermant les paupieres, elle retrouvait le vieux Chartres, devalant sur le coteau, de la place de la Cathedrale aux bords de l'Eure. Elle arrivait, elle enfilait la rue de la Pie, la rue Porte-Cendreuse; puis, rue des Ecuyers, pour couper au plus court, elle descendait le Tertre du Pied-Plat; et, de la derniere marche, le 19, faisant le coin de la rue aux Juifs et de la rue de la Planche-aux-Carpes, lui apparaissait, avec sa facade blanche, ses persiennes vertes, toujours closes. Les deux rues etaient miserables, elle en avait vu pendant trente ans les taudis et la population sordides, le ruisseau central charriant des eaux noires. Mais que de semaines, que de mois vecus chez elle, a l'ombre, sans meme passer le seuil! Elle restait fiere des divans et des glaces du salon, de la literie et de l'acajou des chambres, de tout ce luxe, de cette severite dans le confortable, leur creation, leur oeuvre, a laquelle ils devaient la fortune. Une defaillance melancolique la prenait au souvenir de certains coins intimes, au parfum persistant des eaux de toilette, a cette odeur speciale de la maison entiere, qu'elle avait gardee dans la peau comme un regret. Aussi attendait-elle les epoques de gros travail, et elle partait rajeunie, joyeuse, apres avoir recu de sa petite-fille deux gros baisers, qu'elle promettait de transmettre a la mere, des le soir, dans la confiserie. --Ah! c'est contrariant, c'est contrariant! repetait Buteau, vraiment vexe a l'idee qu'il n'aurait pas les Charles. Mais si la cousine ecrivait a notre tante de revenir? Elodie, qui allait sur ses quinze ans, leva sa face de vierge bouffie et chlorotique, aux cheveux rares, de sang si pauvre, que le grand air de la campagne semblait l'anemier encore. --Oh! non, murmura-t-elle, grand'mere m'a bien dit qu'elle en avait pour plus de deux semaines, avec les bonbons. Meme qu'elle doit m'en apporter un sac, si je suis sage. C'etait un mensonge pieux. On lui apportait, a chaque voyage, des dragees qu'elle croyait fabriquees chez ses parents. --Eh bien! proposa enfin Lise, venez sans elle, mon oncle, venez avec la petite. Mais M. Charles n'ecoutait plus, retombe dans son agitation. Il se rapprochait de la fenetre, semblait guetter quelqu'un, renfoncait dans sa gorge une colere pres de jaillir. Et, ne pouvant se contenir davantage, il renvoya la jeune fille d'un mot. --Va jouer un instant, ma cherie. Puis, quand elle s'en fut allee, habituee a sortir ainsi, des que les grandes personnes causaient, il se planta au milieu de la piece, croisa les bras, dans une indignation qui faisait trembler sa face correcte, grasse et jaune de magistrat retire. --Croyez-vous ca! avez-vous jamais vu une abomination pareille!... J'etais a nettoyer mon rosier, je monte sur le dernier echelon, je me penche de l'autre cote, machinalement, et qu'est-ce que j'apercois?... Honorine, oui, ma bonne Honorine, avec un homme, l'un sur l'autre, les jambes a l'air, en train de faire leurs saletes... Ah! les cochons, les cochons! au pied de mon mur! Il suffoquait, il se mit a marcher, avec des gestes nobles de malediction. --Je l'attends pour la flanquer a la porte, la gueuse, la miserable!... Nous n'en pouvons pas garder une. On nous les engrosse toutes. Au bout de six mois, c'est regle, elles deviennent impossibles dans une famille honnete, avec leurs ventres... Et celle-ci, que je trouve a la besogne, et d'un coeur! Decidement, c'est la fin du monde, la debauche n'a plus de bornes! Buteau et Lise, ahuris, partagerent son indignation par deference. --Sur, ce n'est pas propre, oh! non, pas propre! Mais, de nouveau, il s'arretait devant eux. --Et vous imaginez-vous Elodie montant a cette echelle, decouvrant ca? Elle, si innocente, qui ne sait rien de rien, dont nous surveillons jusqu'aux pensees!... Ca fait trembler, parole d'honneur!... Quel coup, si Mme Charles etait ici! Justement, a cette minute, comme il jetait un regard par la fenetre, il apercut l'enfant, cedant a une curiosite, le pied sur le premier echelon. Il se precipita, il lui cria d'une voix etranglee d'angoisse, comme s'il l'avait vue au bord d'un gouffre. --Elodie! Elodie! descends, eloigne-toi, pour l'amour de Dieu! Ses jambes se cassaient, il se laissa tomber dans un fauteuil, en continuant a se lamenter sur le devergondage des bonnes. Est-ce qu'il n'en avait pas surpris une, au fond du poulailler, montrant a la petite comment les poules avaient le derriere fait! C'etait deja assez de tracas, dehors, d'avoir a lui epargner les grossieretes des paysans et le cynisme des animaux: il perdait courage, s'il devait trouver, dans sa maison, un foyer constant d'immoralite. --La voici qui rentre, dit-il brusquement. Vous allez voir. Il sonna, et il recut Honorine, assis, severement, ayant par un effort recouvre son calme digne. --Mademoiselle, faites votre malle, et partez tout de suite. Je vous payerai vos huit jours. La bonne, chetive, maigrichonne, l'air pauvre et honteux, voulut s'expliquer, bredouiller des excuses. --Inutile, tout ce que je puis faire, c'est de ne pas vous livrer aux autorites pour attentat aux moeurs. Alors, elle se revolta. --Dites, c'est donc qu'on a oublie de payer la passe! Il se leva tout droit, tres grand, et la chassa d'un geste souverain, le doigt tendu vers la porte. Puis, quand elle fut partie, il se soulagea brutalement. --A-t-on idee de cette putain qui deshonorait ma maison! Sur, c'en est une, ah! une vraie! repeterent complaisamment Lise et Buteau. Et ce dernier reprit: --N'est-ce pas, c'est convenu, mon oncle, vous viendrez avec la petite? M. Charles demeurait fremissant. Il etait alle se regarder dans la glace, d'un mouvement inquiet; et il revenait, satisfait de lui. --Ou donc? Ah! oui, a votre mariage... C'est tres bien ca, mes enfants, de vous marier... Comptez sur moi, j'irai; mais je ne vous promets pas d'amener Elodie, parce que, vous savez, a une noce, on en lache... Hein? la garce, vous l'ai-je flanquee dehors! C'est qu'il ne faut pas que les femmes m'embetent!... Au revoir, comptez sur moi. Les Delhomme, chez qui Buteau et Lise se rendirent ensuite, accepterent, apres les refus et les insistances d'usage. Il ne restait de la famille que Jesus-Christ a inviter. Mais, vraiment, il devenait insupportable, brouille avec tous, inventant les plus sales affaires pour deconsiderer les siens; et l'on se decida a l'ecarter, en tremblant qu'il ne s'en vengeat par quelque abomination. Rognes etait dans l'attente, ce fut un evenement que ce mariage differe si longtemps. Hourdequin, le maire, se derangea; mais, prie d'assister au repas du soir, il dut s'excuser, force justement, ce jour-la, d'aller coucher a Chartres pour un proces; et il promit que Mme Jacqueline viendrait, puisqu'on lui faisait aussi la politesse de l'inviter. On avait songe un instant a convier l'abbe Godard, afin d'avoir du monde bien. Seulement, des les premiers mots, le cure s'emporta, parce qu'on fixait la ceremonie au jour de la Saint-Jean. Il avait une grand'messe, une fondation, a Bazoches-le-Doyen: comment voulait-on qu'il fut a Rognes le matin? Alors, les femmes, Lise, Rose, Fanny, s'enteterent; elles ne parlerent pas d'invitation, il finit par ceder; et il vint a midi, si furieux, qu'il leur lacha leur messe dans un coup de colere, ce dont elles resterent blessees profondement. D'ailleurs, apres des discussions, on avait resolu que la noce se ferait tres simple, en famille, a cause de la situation de la mariee, avec son petit de trois ans bientot. Pourtant, on etait alle chez le patissier de Cloyes commander une tourte et le dessert, en se resignant a mettre dans ce dessert toute la depense, pour montrer qu'on savait faire sauter les ecus, lorsque l'occasion s'en presentait: il y aurait, comme a la noce de l'ainee des Coquart, les fermiers de Saint-Juste, un gateau monte, deux cremes, quatre assiettes de sucreries et de petits fours. A la maison, on aurait une soupe grasse, des andouilles, quatre poulets sautes, quatre lapins en gibelotte, du boeuf et du veau roti. Et cela pour une quinzaine de personnes, on ne savait pas encore le nombre exact. S'il en restait le soir, on le finirait le lendemain. Le ciel, un peu couvert le matin, s'etait eclairci, et le jour s'achevait dans une tiedeur et une limpidite heureuses. On avait dresse le couvert au milieu de la vaste cuisine, en face de l'atre et du fourneau, ou rotissaient les viandes, ou bouillaient les sauces. Les feux chauffaient tellement la piece, qu'on laissait larges ouvertes les deux fenetres et la porte, par lesquelles entrait la bonne odeur penetrante des foins, fraichement coupes. Depuis la veille, les filles Mouche se faisaient aider par Rose et Fanny. A trois heures, il y eut une emotion, lorsque parut la voiture du patissier, qui mettait aux portes les femmes du village. Tout de suite, on disposa le dessert sur la table pour le voir. Et justement, la Grande arrivait, en avance: elle s'assit, serra sa canne entre ses genoux, ne quitta plus le manger de ses yeux durs. S'il etait permis de tant depenser! Elle n'avait rien pris, le matin, pour en avaler davantage, le soir. Les hommes, Buteau, Jean qui lui avait servi de temoin, le vieux Fouan, Delhomme accompagne de son fils Nenesse, tous en redingote et en pantalon noirs, avec de hauts chapeaux de soie, qu'ils ne quittaient pas, jouaient au bouchon, dans la cour. M. Charles arriva, seul, ayant reconduit la veille Elodie a son pensionnat de Chateaudun; et, sans y prendre part, il s'interessa au jeu, il emit des reflexions judicieuses. Mais, a six heures, lorsque tout se trouva pret, il fallut attendre Jacqueline. Les femmes baissaient leurs jupes, qu'elles avaient retroussees avec des epingles, pour ne pas les salir devant le fourneau. Lise etait en bleu, Francoise en rose, des soies d'un ton dur, demodees, que Lambourdieu leur avaient vendues le double de leur valeur, en les leur donnant comme la derniere nouveaute de Paris. La mere Fouan avait sorti la robe de popeline violette qu'elle promenait depuis quarante ans dans les noces du pays, et Fanny, vetue de vert, portait tous ses bijoux, sa chaine et sa montre, une broche, des bagues, des boucles d'oreilles. A chaque minute, une des femmes sortait sur la route, courait jusqu'au coin de l'eglise, pour voir si la dame de la ferme n'arrivait pas. Les viandes brulaient, la soupe grasse, qu'on avait eu le tort de servir, refroidissait dans les assiettes. Enfin, il y eut un cri. --La voila! la voila! Et le cabriolet parut. Jacqueline en sauta lestement. Elle etait charmante, ayant eu le gout, en jolie fille, de s'habiller de simple cretonne, blanche a pois rouge; et pas un bijou, la chair nue, rien que des brillants aux oreilles, un cadeau de Hourdequin, qui avait revolutionne les fermes d'alentour. Mais on fut surpris qu'elle ne renvoyat pas le valet qui l'avait amenee, apres qu'on l'eut aide a remiser la voiture. C'etait un nomme Tron, une sorte de geant, la peau blanche, le poil roux, a l'air enfantin. Il venait du Perche, il etait a la Borderie depuis une quinzaine comme garcon de cour. --Tron reste, vous savez, dit-elle gaiment. Il me ramenera. En Beauce, on n'aime guere les Percherons, qu'on accuse de faussete et de sournoiserie. On se regardait: c'etait donc un nouveau a la Cognette, cette grande bete-la? Buteau, tres gentil, tres farceur, depuis le matin, repondit: --Bien sur qu'il reste! Ca suffit qu'il soit avec vous. Lise ayant dit de commencer, on se mit a mit a table, dans une bousculade, avec des eclats de voix. Il manquait trois chaises, on courut chercher deux tabourets depailles, sur lesquels on placa une planche. Deja les cuillers tapaient ferme au fond des assiettes. La soupe etait froide, couverte d'yeux de graisse qui se figeaient. Ca ne faisait rien, le vieux Fouan exprima cette idee qu'elle allait se rechauffer dans leur ventre, ce qui souleva une tempete de rires. Alors, ce fut un massacre, un engloutissement: les poulets, les lapins, les viandes defilerent, disparurent, au milieu d'un terrible bruit de machoires. Tres sobres chez eux, ils se crevaient d'indigestion chez les autres. La Grande ne parlait pas pour manger davantage, allant son train, d'un broiement continu; et c'etait effrayant, ce qu'engouffrait ce corps sec et plat d'octogenaire, sans meme enfler. Il etait convenu que, par convenance, Francoise et Fanny s'occuperaient du service, pour que la mariee ne se levat pas; mais celle-ci ne pouvait se tenir, quittait sa chaise a chaque minute, se retroussait les manches, tres attentionnee a vider une sauce ou a debrocher un roti. Bientot, du reste, la table entiere s'en mela, toujours quelqu'un etait debout, se coupant du pain, tachant de rattraper un plat. Buteau, qui s'etait charge du vin, ne suffisait plus; il avait bien eu, pour ne pas perdre son temps a boucher et a deboucher des bouteilles, le soin de mettre simplement un tonneau en perce; seulement, on ne le laissait pas manger, il devint necessaire que Jean le relayat, en emplissant a son tour les litres. Delhomme, carrement assis, declarait de son air sage qu'il fallait du liquide, si l'on ne voulait pas etouffer. Lorsqu'on apporta la tourte, large comme une roue de charrue, il y eut un recueillement, les godiveaux impressionnaient; et M. Charles poussa la politesse jusqu'a jurer sur son honneur qu'il n'en avait jamais vu de plus belle a Chartres. Du coup, le pere Fouan, tres en train, en lacha une autre. --Dites donc, si on se collait ca sur la fesse, ca y guerirait les crevasses! La table se tordit, Jacqueline surtout, qui eu eut les larmes aux yeux. Elle begayait, elle ajoutait des choses qui se perdaient dans ses rires. Les maries etaient places face a face, Buteau entre sa mere et la Grande, Lise entre le pere Fouan et M. Charles; et les autres convives se trouvaient a leur plaisir, Jacqueline a cote de Tron, qui la couvait de ses yeux doux et stupides, Jean pres de Francoise, separe d'elle seulement par le petit Jules, sur lequel tous deux avaient promis de veiller; mais, des la tourte, une forte indigestion se declara, il fallut que la mariee allat coucher l'enfant. Ce fut ainsi que Jean et Francoise acheverent de diner cote a cote. Elle etait tres remuante, toute rouge du grand feu de l'atre, brisee de fatigue et surexcitee pourtant. Lui, empresse, voulait se lever pour elle; mais elle s'echappait, elle tenait en outre tete a Buteau, qui, tres taquin lorsqu'il etait gentil, l'attaquait depuis le commencement du repas. Il la pincait au passage, elle lui allongeait une tape, furieuse; puis, elle se relevait sous un pretexte, comme attiree, pour etre pincee encore et le battre. Elle se plaignait d'avoir les hanches bleues. --Reste donc la! repetait Jean. --Ah! non, criait-elle, faut pas qu'il croie etre mon homme aussi, parce qu'il est celui de Lise. A la nuit noire, on avait allume six chandelles. Depuis trois heures, on mangeait, lorsque enfin, vers dix heures, on tomba sur le dessert. Des lors, on but du cafe, non pas une tasse, deux tasses, mais du cafe a plein bol, tout le temps. Les plaisanteries s'accentuaient: le cafe, ca donnait du nerf, c'etait excellent pour les hommes qui dormaient trop; et, chaque fois qu'un des convives maries en avalait une gorgee, on se tenait les cotes. --Bien sur que tu as raison d'en boire, dit Fanny a Delhomme, tres rieuse, jetee hors de sa reserve habituelle. Il rougit, allegua posement pour excuse son trop de travail, pendant que leur fils Nenesse, la bouche grande ouverte, riait, au milieu de l'explosion de cris et de claques sur les cuisses, produite par cette confidence conjugale. D'ailleurs, le gamin avait tant mange, qu'il en eclatait dans sa peau. Il disparut, on ne le retrouva qu'au depart, couche avec les deux vaches. La Grande fut encore celle qui tint le plus longtemps. A minuit, elle s'acharnait sur les petits fours, avec le desespoir muet de ne pouvoir les finir. On avait torche les jattes des cremes, balaye les miettes du gateau monte. Et, dans l'abandon de l'ivresse croissante, les agrafes des corsages defaites, les boucles des pantalons lachees, on changeait de place, on causait par petits groupes autour de la table, grasse de sauce, maculee de vin. Des essais de chansons n'avaient pas abouti, seule la vieille Rose, la face noyee, continuait a fredonner une polissonnerie de l'autre siecle, un refrain de sa jeunesse, dont sa tete branlante marquait la mesure. On etait aussi trop peu pour danser, les hommes preferaient vider les litres d'eau-de-vie, en fumant leurs pipes, qu'ils tapaient sur la nappe, pour en faire tomber les culots. Dans un coin, Fanny et Delhomme supputaient a un sou pres, devant Jean et Tron, quelle allait etre la situation pecuniaire des maries et quelles seraient leurs esperances: cela dura interminablement, chaque centimetre carre de terre etait estime, ils connaissaient toutes les fortunes de Rognes, jusqu'aux sommes representees par le linge. A l'autre bout, Jacqueline s'etait emparee de M. Charles, qu'elle contemplait avec un sourire invincible, ses jolis yeux pervers allumes de curiosite. Elle le questionnait. --Alors, c'est drole, Chartres? il y a du plaisir a y prendre? Et lui repondait par un eloge du "tour de ville", la ligne de promenades plantees de vieux arbres, qui font a Chartres, une ceinture d'ombrages. En bas surtout, le long de l'Eure, les boulevards etaient tres frais, en ete. Puis, il y avait la cathedrale, il s'etendait sur la cathedrale, en homme bien renseigne et respectueux de la religion. Oui, un des plus beaux monuments, devenu trop vaste pour cette epoque de mauvais chretiens, presque toujours vide, au milieu de sa place deserte, que seules des ombres de devotes traversaient en semaine; et, cette tristesse de grande ruine, il l'avait sentie, un dimanche qu'il y etait entre, en passant, au moment des vepres: on y grelottait, on n'y voyait pas clair, a cause des vitraux, si bien qu'il avait du s'habituer au noir, avant de distinguer deux pensionnats de petites filles, perdues la comme une poignee de fourmis, chantant d'une voix aigue de fifre, sous les voutes. Ah! vraiment, ca serrait le coeur, qu'on abandonnat ainsi les eglises pour les cabarets! Jacqueline, etonnee, continuait a le regarder fixement, avec son sourire. Elle finit par murmurer: --Mais, dites donc, les femmes, a Chartres... Il comprit, devint tres grave, s'epancha pourtant, dans l'expansion de la soulerie generale. Elle, tres rose, frissonnante de petits rires, se poussait contre lui, comme pour entrer dans ce mystere d'un galop d'hommes, tous les soirs. Mais ce n'etait pas ce qu'elle croyait, il lui en contait le dur travail, car il avait le vin melancolique et paternel. Puis, il s'anima, lorsqu'elle lui eut dit qu'elle s'etait amusee a passer, pour voir, devant la maison de Chateaudun, au coin de la rue Davignon et de la rue Loiseau, une petite maison delabree, aux persiennes closes et a demi pourries. Derriere, dans un jardin mal tenu, une grosse boule de verre etame refletait la facade; tandis que, devant la lucarne du comble, change en pigeonnier, des pigeons volaient, roucoulant au soleil. Ce jour-la, des enfants jouaient sur la marche de la porte, et l'on entendait les commandements, par-dessus le mur de la caserne de cavalerie voisine. Lui, l'interrompait, s'emportait. Oui, oui! il connaissait l'endroit, deux femmes degoutantes et ereintees, pas meme des glaces en bas. C'etaient ces bouges qui deshonoraient le metier. --Mais que voulez-vous faire dans une sous-prefecture? dit-il enfin, calme, cedant a une philosophie tolerante d'homme superieur. Il etait une heure du matin, on parla d'aller se coucher. Lorsqu'on avait eu un enfant ensemble, inutile, n'est-ce pas? d'y mettre des facons, pour se fourrer sous la couverture. C'etait comme les farces, le poil a gratter, le lit deboulonne, les joujoux qui aboient quand on les presse, tout ca, avec eux, n'aurait guere ete que de la moutarde apres diner. Le mieux etait de boire encore un coup et de se dire bonsoir. A ce moment, Lise et Fanny pousserent un cri. Par la fenetre ouverte, de l'ordure venait d'etre jetee a pleine main, une volee de merde ramassee au pied de la haie; et les robes de ces dames se trouvaient perdues, eclaboussees du haut en bas. Quel etait le cochon qui avait fait ca? On courut, on regarda sur la place, sur la route, derriere le mur. Personne. D'ailleurs, tous furent d'accord: c'etait Jesus-Christ qui se vengeait de n'avoir pas ete invite. Les Fouan et les Delhomme partirent, M. Charles aussi. La Grande faisait le tour de la table, cherchant s'il ne restait rien; et elle se decida, apres avoir dit a Jean que les Buteau creveraient sur la paille. Dans le chemin, pendant que les autres, tres ivres, culbutaient parmi les cailloux, on entendit son pas ferme et dur s'eloigner, avec les petits coups reguliers de sa canne? Tron ayant attele le cabriolet, pour Mme Jacqueline, celle-ci, sur le marchepied, se retourna. --Est-ce que vous rentrez avec nous, Jean?... Non, n'est-ce pas? Le garcon, qui s'appretait a monter, se ravisa, heureux de la laisser au camarade. Il la regarda se serrer contre le grand corps de son nouveau galant, il ne put s'empecher de rire, quand la voiture eut disparu. Lui, rentrerait a pied, et il vint s'asseoir un instant sur le banc de pierre, dans la cour, pres de Francoise, qui s'etait mise la, etourdie de chaleur et de lassitude, en attendant que le monde fut parti. Les Buteau etaient deja dans leur chambre, elle avait promis de fermer tout, avant de se coucher elle-meme. --Ah! qu'il fait bon la! soupira-t-elle, apres cinq grandes minutes de silence. Et le silence recommenca, d'une paix souveraine. La nuit etait criblee d'etoiles, fraiche, delicieuse. L'odeur des foins s'exhalait, montait si fort des prairies de l'Aigre, qu'elle embaumait l'air comme un parfum de fleur sauvage. --Oui, il fait bon, repeta enfin Jean. Ca remet le coeur. Elle ne repondit pas, et il s'apercut qu'elle dormait. Elle glissait, elle s'appuyait contre son epaule. Alors, il demeura, une heure encore, songeant a des choses confuses. De mauvaises pensees l'envahirent, puis se dissiperent. Elle etait trop jeune, il lui semblait qu'en attendant, elle seule vieillirait et se rapprocherait de lui. --Dis donc, Francoise, faut se coucher. On prendrait du mal. Elle se reveilla en sursaut. --Tiens! c'est vrai, on sera mieux dans son lit... Au revoir, Jean. --Au revoir, Francoise. TROISIEME PARTIE I Enfin, Buteau la tenait donc, sa part, cette terre si ardemment convoitee, qu'il avait refusee pendant plus de deux ans et demi, dans une rage faite de desir, de rancune et d'obstination! Lui-meme ne savait plus pourquoi il s'etait ainsi entete, brulant au fond de signer l'acte, craignant d'etre dupe, ne pouvant se consoler de n'avoir pas tout l'heritage, les dix-neuf arpents, aujourd'hui mutiles et epars. Depuis qu'il avait accepte, c'etait une grande passion satisfaite, la joie brutale de la possession; et une chose la doublait, cette joie, l'idee que sa soeur et son frere etaient voles, que son lot valait davantage, a present que le nouveau chemin bordait sa piece. Il ne les rencontrait plus sans ricaner, en malin, disant avec des clins d'yeux: --Tout de meme, je les ai fichus dedans! Et ce n'etait point tout. Il triomphait encore de son mariage, si longtemps differe, des deux hectares que lui avait apportes Lise, touchant sa piece, car la pensee du partage necessaire entre les deux soeurs ne lui venait pas; ou, du moins, il le repoussait a une epoque tellement lointaine qu'il esperait trouver d'ici la une facon de s'y soustraire. Il avait, en comptant la part de Francoise, huit arpents de labour, quatre de pre, environ deux et demi de vigne; et il les garderait, on lui arracherait plutot un membre; jamais surtout il ne lacherait la parcelle des Cornailles, au bord du chemin, laquelle, maintenant, mesurait pres de trois hectares. Ni sa soeur ni son frere n'en avait une pareille; il en parlait les joues enflees, crevant d'orgueil. Un an se passa, et cette premiere annee de possession fut pour Buteau une jouissance. A aucune epoque, quand il s'etait loue chez les autres, il n'avait fouille la terre d'un labour si profond: elle etait a lui, il voulait la penetrer, la feconder jusqu'au ventre. Le soir, il rentrait epuise, avec sa charrue dont le soc luisait comme de l'argent. En mars, il hersa ses bles, en avril, ses avoines, multipliant les soins, se donnant tout entier. Lorsque les pieces ne demandaient plus de travail, il y retournait pour les voir, en amoureux. Il en faisait le tour, se baissait et prenait, de son geste accoutume, une poignee, une motte grasse, qu'il aimait a ecraser, a laisser couler entre ses doigts, heureux surtout s'il ne la sentait ni trop seche ni trop humide, flairant bon le pain qui pousse. Ainsi, la Beauce, devant lui, deroula sa verdure, de novembre a juillet, depuis le moment ou les pointes vertes se montrent jusqu'a celui ou les hautes tiges jaunissent. Sans sortir de sa maison, il la desirait sous ses yeux, il avait debarricade la fenetre de la cuisine, celle de derriere, qui donnait sur la plaine; et il se plantait la, il voyait dix lieues de pays, la nappe immense, elargie, toute nue, sous la rondeur du ciel. Pas un arbre, rien que les poteaux telegraphiques de la route de Chateaudun a Orleans, filant droit, a perte de vue. D'abord, dans les grands carres de terre brune, au ras du sol, il n'y eut qu'une ombre verdatre, a peine sensible. Puis, ce vert tendre s'accentua, des pans de velours vert, d'un ton presque uniforme. Puis, les brins monterent et s'epaissirent, chaque plante prit sa nuance, il distingua de loin le vert jaune du ble, le vert bleu de l'avoine, le vert gris du seigle, des pieces a l'infini, etalees dans tous les sens, parmi les plaques rouges des trefles incarnat. C'etait l'epoque ou la Beauce est belle de sa jeunesse, ainsi vetue de printemps, unie et fraiche a l'oeil, en sa monotonie. Les tiges grandirent encore, et ce fut la mer, la mer des cereales, roulante, profonde, sans bornes. Le matin, par les beaux temps, un brouillard rose s'envolait. A mesure que montait le soleil, dans l'air limpide, une brise soufflait par grandes haleines regulieres, creusant les champs d'une houle, qui partait de l'horizon, se prolongeait, allait mourir a l'autre bout. Un vacillement palissait les teintes, des moires de vieil or couraient le long des bles, les avoines bleuissaient, tandis que les seigles fremissants avaient des reflets violatres. Continuellement, une ondulation succedait a une autre, l'eternel flux battait sous le vent du large. Quand le soir tombait, des facades lointaines, vivement eclairees, etaient comme des voiles blanches, des clochers emergeant plantaient des mats, derriere des plis de terrain. Il faisait froid, les tenebres elargissaient cette sensation humide et murmurante de pleine mer, un bois lointain s'evanouissait, pareil a la tache perdue d'un continent. Buteau, par les mauvais temps, la regarda aussi, cette Beauce ouverte a ses pieds, de meme que le pecheur regarde de sa falaise la mer demontee, ou la tempete lui vole son pain. Il y vit un violent orage, une nuee noire qui la plomba d'un reflet livide, des eclairs rouges brulant a la pointe des herbes, dans des eclats de foudre. Il y vit une trombe d'eau venir de plus de six lieues, d'abord un mince nuage fauve, tordu comme une corde, puis une masse hurlante accourant d'un galop de monstre puis, derriere, l'eventrement des recoltes, un sillage de trois kilometres de largeur, tout pietine, brise, rase. Ses pieces n'avaient pas souffert, il plaignait le desastre des autres avec des ricanements de joie intime. Et, a mesure que le ble montait, son plaisir grandissait. Deja, l'ilot gris d'un village avait disparu a l'horizon, derriere le niveau croissant des verdures. Il ne restait que les toitures de la Borderie, qui, a leur tour, furent submergees. Un moulin, avec ses ailes, demeura seul, ainsi qu'une epave. Partout du ble, la mer de ble envahissante, debordante, couvrant la terre de son immensite verte. --Ah! nom de Dieu! disait-il chaque soir en se mettant a table, si l'ete n'est pas trop sec, nous aurons du pain toujours! Chez les Buteau, on s'etait installe. Les epoux avaient pris la grande chambre du bas, et Francoise se contentait, au-dessus d'eux, de l'ancienne petite chambre du pere Mouche, lavee, meublee d'un lit de sangle, d'une vieille commode, d'une table et de deux chaises. Elle s'occupait des vaches, menait sa vie d'autrefois. Pourtant, dans cette paix, une cause de mauvaise entente dormait, la question du partage entre les deux soeurs, laissee en suspens. Au lendemain du mariage de l'ainee, le vieux Fouan, qui etait tuteur de la cadette, avait insiste pour que ce partage eut lieu, afin d'eviter tout ennui plus tard. Mais Buteau s'etait recrie. A quoi bon? Francoise etait trop jeune, elle n'avait pas besoin de sa terre. Est-ce qu'il y avait rien de change? elle vivait chez sa soeur comme auparavant, on la nourrissait, on l'habillait; enfin, elle ne pouvait pas se plaindre, bien sur. A toutes ces raisons, le vieux hochait la tete: on ne savait jamais ce qui arrivait, le mieux etait de se mettre en regle; et la jeune fille elle-meme insistait, voulait connaitre sa part, quitte a la laisser ensuite aux soins de son beau-frere. Celui-ci, cependant, l'avait emporte par sa brusquerie bon enfant, obstine et goguenard. On n'en parlait plus, il etalait partout la joie de vivre ainsi, gentiment, en famille. --Faut de la bonne entente, je ne connais que ca! En effet, au bout des premiers dix mois, il n'y avait pas encore eu de querelle entre les deux soeurs, ni dans le menage, lorsque les choses, lentement, se gaterent. Cela commenca par de mechantes humeurs. On se boudait, on en vint aux mots durs; et, dessous, le ferment du tien et du mien, continuant son ravage, gatait peu a peu l'amitie. Certainement, Lise et Francoise ne s'adoraient plus de leur grande tendresse d'autrefois. Personne, maintenant, ne les rencontrait, les bras a la taille, enveloppees du meme chale, se promenant dans la nuit tombante. On les avait comme separees, une froideur grandissait entre elles. Depuis qu'un homme etait la, il semblait a Francoise qu'on lui prenait sa soeur. Elle qui, auparavant, partageait tout avec Lise, ne partageait pas cet homme; et il etait ainsi devenu la chose etrangere, l'obstacle, qui lui barrait le coeur ou elle vivait seule. Elle s'en allait sans embrasser son ainee, quand Buteau l'embrassait, blessee, comme si quelqu'un avait bu dans son verre. En matiere de propriete, elle gardait ses idees d'enfant, elle apportait une passion extraordinaire: ca, c'est a moi, ca, c'est a toi; et, puisque sa soeur etait desormais a un autre, elle la laissait, mais elle voulait ce qui etait a elle, la moitie de la terre et de la maison. Dans cette colere de Francoise, il y avait une autre cause, qu'elle-meme n'aurait pu dire. Jusque-la, glacee par le veuvage du pere Mouche, la maison, ou l'on ne s'aimait pas, n'avait eu pour elle aucun souffle troublant. Et voila qu'un male l'habitait, un male brutal, habitue a trousser les filles au fond des fosses, et dont les rigolades secouaient les cloisons, haletaient a travers les fentes des boiseries. Elle savait tout, instruite par les betes, elle en etait degoutee et exasperee. Dans la journee, elle preferait sortir pour les laisser faire leur cochonnerie a l'aise. Le soir, s'ils commencaient a rire en quittant la table, elle leur criait d'attendre au moins qu'elle eut fini la vaisselle. Et elle gagnait sa chambre, fermant les portes violemment, begayant des insultes: Salops! salops! entre ses dents serrees. Malgre tout, elle croyait entendre encore ce qui se passait en bas. La tete enfoncee dans l'oreiller, le drap tire jusqu'aux yeux, elle brulait de fievre, l'ouie et la vue hantees d'hallucinations, souffrant des revoltes de sa puberte. Le pis etait que Buteau, en la voyant si occupee de ca, la plaisantait, par farce. Eh bien? quoi donc? qu'est-ce qu'elle dirait, quand il lui faudrait y passer? Lise, aussi, riait, ne trouvant la aucun mal. Et lui, alors, expliquait son idee sur la bagatelle: puisque le bon Dieu avait donne a chacun ce plaisir qui ne coutait rien, il etait permis de s'en payer tant qu'on pouvait, jusqu'aux oreilles; mais pas d'enfant, ah! pour ca, non! n'en fallait plus! On en faisait toujours trop, lorsqu'on n'etait pas marie, par betise. Ainsi Jules, une fichue surprise tout de meme, qu'il avait bien du accepter. Mais, lorsqu'on etait marie, on devenait serieux, il se serait plutot coupe comme un chat, que d'en recommencer un autre. Merci! pour qu'il y eut une bouche encore a la maison, ou le pain, deja, filait si raide! Aussi ouvrait-il l'oeil; se surveillant avec sa femme, si grasse, la matine, qu'elle goberait la chose du coup, disait-il, en ajoutant pour rire qu'il labourait dur et ne semait pas. Du ble, oh! du ble, tant que le ventre enfle de la terre pouvait en lacher! mais des mioches, c'etait fini, jamais! Et, au milieu de ces continuels details, de ces accouplements qu'elle frolait et qu'elle sentait, le trouble de Francoise allait grandissant. On pretendait que son caractere changeait: elle etait prise, en effet, d'humeurs inexplicables, avec des sautes continuelles, gaie, puis triste, puis bourrue et mauvaise. Le matin, elle suivait Buteau d'un regard noir, lorsque, sans se gener, il traversait la cuisine, a moitie nu. Des querelles avaient eclate entre elle et sa soeur pour des vetilles, pour une tasse qu'elle venait de casser: est-ce qu'elle n'etait pas a elle aussi, cette tasse, la moitie au moins? est-ce qu'elle ne pouvait pas casser la moitie de tout, si ca lui plaisait? Sur ces questions de propriete, les disputes tournaient a l'aigu, laissaient des rancunes de plusieurs jours. Vers cette epoque, Buteau ceda lui-meme a une humeur execrable. La terre souffrait d'une terrible secheresse, pas une goutte d'eau n'etait tombee depuis six semaines; et il rentrait les poings serres, malade de voir les recoltes compromises, les seigles chetifs, les avoines maigres, les bles grilles avant d'etre en grains. Il en souffrait positivement, comme les bles eux-memes, l'estomac retreci, les membres noues de crampes, rapetisse, desseche de malaise et de colere. Aussi, un matin, pour la premiere fois, s'empoigna-t-il avec Francoise. Il faisait chaud, il etait reste la chemise ouverte, la culotte deboutonnee, pres de lui tomber des fesses, apres s'etre lave au puits; et, comme il s'asseyait pour manger sa soupe, Francoise, qui le servait, tourna un instant derriere lui. Enfin, elle eclata, toute rouge. --Dis, rentre ta chemise, c'est degoutant. Il etait mal plante, il s'emporta. --Nom de Dieu! as-tu fini de m'eplucher?... Ne regarde pas, si ca t'offusque... Tas donc bien envie d'en tater, morveuse, que t'es toujours la-dessus? Elle rougit encore, elle begaya, tandis que Lise avait le tort d'ajouter: --Il a raison, tu nous embetes a la fin... Va-t'en, si l'on n'est plus libre chez soi. --C'est ca, je m'en irai, dit rageusement Francoise, qui sortit en faisant claquer la porte. Mais, le lendemain, Buteau etait redevenu gentil, conciliant et goguenard. Dans la nuit, le ciel s'etait couvert, il tombait depuis douze heures une pluie fine, tiede, penetrante, une de ces pluies d'ete qui ravivent la campagne; et il avait ouvert la fenetre, sur la plaine, il etait la des l'aube, a regarder cette eau, radieux, les mains dans les poches, repetant: --Nous v'la bourgeois, puisque le bon Dieu travaille pour nous... Ah! sacre tonnerre! des journees passees comme ca, a faire le feignant, ca vaut mieux que les journees ou l'on s'esquinte sans profit. Lente, douce, interminable, la pluie ruisselait toujours; et il entendait la Beauce boire, cette Beauce sans rivieres et sans sources, si alteree. C'etait un grand murmure, un bruit de gorge universel, ou il y avait du bien-etre. Tout absorbait, se trempait, tout reverdissait dans l'averse. Le ble reprenait une sante de jeunesse, ferme et droit, portant haut l'epi, qui allait se gonfler, enorme, crevant de farine. Et lui, comme la terre, comme le ble, buvait par tous ses pores, detendu, rafraichi, gueri, revenant se planter devant la fenetre, pour crier: --Allez, allez donc!... C'est des pieces de cent sous qui tombent! Brusquement, il entendit quelqu'un ouvrir la porte, il se tourna, et il eut la surprise de reconnaitre le vieux Fouan. --Tiens! le pere!... Vous venez donc de la chasse aux grenouilles? Le vieux, apres s'etre battu avec un grand parapluie bleu, entra, en laissant ses sabots sur le seuil. --Fameux coup d'arrosoir, dit-il simplement. Fallait ca. Depuis un an que le partage etait definitivement consomme, signe, enregistre, il n'avait plus qu'une occupation, celle d'aller revoir ses anciennes pieces. On le rencontrait toujours rodant autour d'elles, s'interessant, triste ou gai selon l'etat des recoltes, gueulant contre ses enfants, parce que ce n'etait plus ca, que c'etait leur faute, si rien ne marchait. Cette pluie le ragaillardissait, lui aussi. --Et alors, reprit Buteau, vous entrez nous voir, en passant? Francoise, muette jusque-la, s'avanca et dit d'une voix nette: --Non, c'est moi qui ai prie mon oncle de venir. Lise, debout devant la table, en train d'ecosser des pois, lacha la besogne, attendit, les bras ballants, le visage subitement dur. Buteau, qui avait d'abord ferme les poings, reprenait son air de rire, resolu a ne pas se facher. --Oui, expliqua lentement le vieux, la petite a cause avec moi, hier... Vous voyez si j'avais raison de vouloir regler les affaires tout de suite. Chacun sa part, on ne se brouille pas pour ca: au contraire, ca empeche les disputes... Et, a cette heure, faut bien en finir. C'est son droit, n'est-ce pas? d'etre fixee sur ce qui lui revient. Moi, je serai reprehensible... Alors donc, nous allons dire un jour et nous irons tous ensemble chez M. Baillehache. Mais Lise ne put se contenir davantage. --Pourquoi ne nous envoie-t-elle pas les gendarmes? On dirait qu'on la vole, bon sang!... Est-ce que je raconte dehors, moi, qu'elle est un vrai baton merdeux, a ne pas savoir par quel bout la prendre? Francoise allait repondre sur ce ton, lorsque Buteau, qui l'avait saisie par derriere, comme pour jouer, s'ecria: --En v'la des betises!... On s'asticote, mais on s'aime tout de meme, pas vrai? Ca serait propre de ne pas etre d'accord entre soeurs. La jeune fille s'etait degagee d'une secousse, et la querelle allait reprendre, lorsqu'il eut une exclamation joyeuse, en voyant la porte s'ouvrir de nouveau. --Jean!... Ah! quelle soupe! un vrai caniche! En effet, Jean, venu au pas de course de la ferme, comme cela lui arrivait souvent, n'avait jete qu'un sac sur ses epaules, pour se proteger; et il etait trempe, ruisselant, fumant, riant lui-meme en bon garcon. Pendant qu'il se secouait, Buteau, retourne devant la fenetre, s'epanouissait de plus en plus, devant la pluie entetee. --Oh! ca tombe, ca tombe, c'est une benediction!... Non, vrai! c'est rigolo, tant ca tombe! Puis, revenant: --Tu arrives bien, toi. Ces deux-la se mangeaient... Francoise veut qu'on partage, pour nous quitter. --Comment? cette gamine! cria Jean, saisi. Son desir etait devenu une passion violente, cachee; et il n'avait d'autre satisfaction que de la voir dans cette maison, ou il etait recu en ami. Vingt fois deja, il l'aurait demandee en mariage, s'il ne s'etait pas trouve si vieux pour elle si jeune: il avait beau attendre, les quinze annees de difference ne se comblaient pas. Personne ne semblait se douter qu'il put songer a elle, ni elle-meme, ni sa soeur, ni son beau-frere. Aussi etait-ce pour cela que ce dernier l'accueillait si cordialement, sans peur des suites. --Gamine, ah! c'est le vrai mot, dit-il avec un haussement paternel des epaules. Mais Francoise, raidie, les yeux a terre, s'entetait. --Je veux ma part. --Ce serait le plus sage, murmura le vieux Fouan. Alors, Jean la prit doucement par les poignets, l'attira contre ses genoux; et il la gardait ainsi, les mains fremissantes de lui sentir la peau, il lui parlait de sa bonne voix, qui s'alterait, a mesure qu'il la suppliait de rester. Ou irait-elle? chez des etrangers, en condition a Cloyes ou a Chateaudun? Est-ce qu'elle n'etait pas mieux, dans cette maison ou elle avait grandi, au milieu de gens qui l'aimaient? Elle l'ecoutait, et elle s'attendrissait a son tour; car, si elle ne pensait guere a voir en lui un amoureux, elle lui obeissait volontiers d'habitude, beaucoup par amitie et un peu par crainte, le trouvant tres serieux. --Je veux ma part, repeta-t-elle, ebranlee; seulement, je ne dis pas que je m'en irai. --Eh! bete, intervint Buteau, qu'est-ce que tu en ficheras, de ta part, si tu restes? Tu as tout, comme ta soeur, comme moi: pourquoi en veux-tu la moitie?... Non, c'est a crever de rire!... Ecoutes-bien. Le jour ou tu te marieras, on fera le partage. Les yeux de Jean, fixes sur elle, vacillerent, comme si son coeur eut defailli. --Tu entends? le jour de ton mariage. Elle ne repondait pas, oppressee. Et, maintenant, ma petite Francoise, va embrasser ta soeur. Ca vaudra mieux. Lise n'etait pas mauvaise encore, dans sa gaiete bourdonnante de commere grasse; et elle pleura, lorsque Francoise se pendit a son cou. Buteau, enchante d'avoir ajourne l'affaire, cria que, nom de Dieu! on allait boire un coup. Il apporta cinq verres, deboucha une bouteille, retourna en chercher une seconde. La face tannee du vieux Fouan s'etait coloree, tandis qu'il expliquait que, lui, etait pour le devoir. Tous burent, les femmes ainsi que les hommes, a la sante de chacun et de la compagnie. --C'est bon, le vin! cria Buteau en reposant rudement son verre, eh bien! vous direz ce que vous voudrez, mais ca ne vaut pas cette eau qui tombe... Regardez-moi ca, en v'la encore, en v'la toujours! ah! c'est riche! Et tous, en tas devant la fenetre, epanouis, dans une sorte d'extase religieuse, regardaient ruisseler la pluie tiede, lente, sans fin, comme s'ils avaient vu, sous cette eau bienfaisante, pousser les grands bles verts. II Un jour de cet ete, la vieille Rose, qui avait eu des faiblesses, et dont les jambes n'allaient plus, fit venir sa petite-niece Palmyre, pour laver la maison, Fouan etait sorti roder a son habitude, autour des cultures; et, pendant que la miserable, sur les genoux, trempee d'eau, s'epuisait a frotter, l'autre la suivait pas a pas, toutes les deux remachant les memes histoires. D'abord, il fut question du malheur de Palmyre, que son frere Hilarion battait maintenant. Oui, cet innocent, cet infirme etait devenu mauvais; et, comme il ne connaissait pas sa force, avec ses poings capables de broyer des pierres, elle craignait toujours d'etre tuee, quand il l'empoignait. Mais elle ne voulait pas qu'on s'en melat, elle renvoyait le monde, arrivant a l'apaiser, dans l'infinie tendresse qu'elle gardait pour lui. L'autre semaine, il y avait eu un scandale dont tout Rognes causait encore, une telle batterie, que les voisins etaient accourus et l'avaient trouve se livrant sur elle a des abominations. --Dis, ma fille, demanda Rose pour provoquer ses confidences, c'est donc qu'il voulait te forcer, le brutal. Palmyre, cessant de frotter, accroupie dans ses guenilles ruisselantes, se facha, sans repondre. --Est-ce que ca les regardait, les autres? est-ce qu'ils avaient besoin d'entrer espionner chez nous?... Nous ne volons personne. --Dame! reprit la vieille, pourtant si vous couchez ensemble, comme on le raconte, c'est tres mal. Un instant, la malheureuse resta muette, la face souffrante, les yeux vagues au loin; puis, cassee de nouveau en deux, elle begaya, en coupant chaque phrase du va-et-vient de ses bras maigres. --Ah! tres mal, est-ce qu'on sait?... Le cure m'a fait demander, pour me dire que nous irions en enfer. Pas le pauvre cheri toujours... Un innocent, monsieur le cure, ai-je repondu, un garcon qui n'en sait pas plus long qu'un petit de trois semaines; et qui serait mort si je ne l'avais pas nourri, et qui n'a guere eu de bonheur d'etre ce qu'il est!... A moi, n'est-ce pas? c'est mon affaire. Le jour ou il m'etranglera, dans un des coups de rage qui le prennent a cette heure, je verrai bien si le bon Dieu veut me pardonner. Rose, qui savait la verite depuis longtemps, voyant qu'elle n'apprendrait aucun detail nouveau, conclut d'un air sage: --Quand les choses sont d'une maniere, elles ne sont pas d'une autre... N'importe, ce n'est pas une vie que tu t'es faite, ma fille. Et elle se lamenta sur ce que tout le monde avait son malheur. Ainsi, elle et son homme, en enduraient-ils des miseres, depuis qu'ils avaient eu le bon coeur de se depouiller pour leurs enfants! Des lors, elle ne s'arreta plus. C'etait son eternel sujet de plaintes. --Mon Dieu! les egards, on finit tout de meme par s'en passer. Lorsque les enfants sont cochons, ils sont cochons... S'ils payaient la rente seulement... Elle expliqua, pour la vingtieme fois, que Delhomme seul apportait ses trimestres de cinquante francs, oh! a la minute. Buteau, lui, toujours en retard, tachait de liarder: ainsi, bien que la date fut echue depuis dix jours, elle l'attendait encore, il avait promis de venir s'acquitter, le soir meme. Quant a Jesus-Christ, c'etait plus simple, il ne donnait rien, on ne voyait jamais la couleur de son argent. Et, juste ce matin-la, est-ce qu'il n'avait pas eu le toupet d'envoyer la Trouille, qui s'etait mise a pleurnicher et a demander un emprunt de cent sous, pour faire du bouillon a son pere, malade? Ah! on la connaissait, sa maladie: un fameux trou sous le nez! Aussi l'avait-on bien recue, cette gueuse, en la chargeant de dire a son pere que, si, le soir, il n'apportait pas ses cinquante francs, comme son frere Buteau, on lui enverrait l'huissier. --Histoire de l'effrayer, car le pauvre garcon, tout de meme, n'est pas mechant, ajouta Rose, qui s'attendrissait deja, dans sa preference pour son aine. A la nuit tombante, Fouan etant rentre diner, elle recommenca a table, pendant qu'il mangeait, la tete basse, muet. Etait-ce Dieu possible, cela, que de leur six cents francs ils eussent seulement les deux cents francs de Delhomme, a peine cent francs de Buteau, rien du tout de Jesus-Christ, ce qui faisait juste la moitie de la rente! Et les bougres avaient signe chez le notaire, c'etait ecrit, depose a la justice! Ils s'en fichaient bien, de la justice! Palmyre qui, dans l'obscurite, achevait d'essuyer le carreau de la cuisine, repondait la meme phrase a chaque plainte, comme un refrain de misere. --Ah! sur, chacun a son mal, on en creve! Rose se decidait enfin a allumer, lorsque la Grande entra, avec son tricot. Dans ses longs jours, il n'y avait point de veillee; mais, pour ne pas meme user un bout de chandelle, elle venait passer chez son frere l'heure de nuit, avant d'aller se coucher a tatons. Tout de suite, elle s'installa, et Palmyre, qui avait encore a recurer des pots et des casseroles, ne souffla plus, saisie de voir sa grand'mere. --Si tu as besoin d'eau chaude, ma fille, reprit Rose, entame un fagot. Elle se contint un instant, s'efforca de parler d'autre chose; car, devant la Grande, les Fouan evitaient de se plaindre, sachant qu'ils lui faisaient plaisir, quand ils regrettaient tout haut de s'etre depouilles. Mais la passion l'emporta. --Et va, tu peux mettre le fagot entier, si on appelle ca un fagot. Des brindilles de bois mort, des rognures de haies!... Faut vraiment que Fanny ratisse son bucher, pour nous envoyer de la pourriture pareille. Fouan, reste a la table, devant un verre plein, sortit alors du silence ou il semblait vouloir s'enfermer. Il s'emporta. --As-tu fini, nom de Dieu! avec ton fagot? C'est de la salete, nous le savons!... Qu'est-ce que je dirai donc, moi, de cette cochonnerie de piquette que Delhomme me donne pour du vin? Il eleva le verre, le regarda a la chandelle. --Hein? qu'a-t-il bien pu foutre la-dedans? Ce n'est pas meme de la rincure de tonneau... Et il est honnete, celui-la! Les deux autres nous laisseraient crever de soif, sans aller nous chercher une bouteille d'eau a la riviere. Enfin, il se decida a boire son vin d'un coup. Mais il cracha violemment. --Ah! la poison! c'est peut-etre bien pour me faire claquer tout de suite. Des ce moment, Fouan et Rose s'abandonnerent a leur rancune, sans plus rien menager. Leurs coeurs ulceres se soulageaient, ils alternaient les litanies de leurs recriminations, chacun a son tour disait son grief. Ainsi, les dix litres de lait par semaine: d'abord, ils n'en recevaient pas six; et puis, s'il ne passait point entre les mains de monsieur le cure, ce lait-la, n'empeche qu'il devait etre bon chretien. C'etait comme pour les oeufs, certainement qu'on les commandait expres aux poules, car on n'en aurait pas trouve d'aussi petits sur tout le marche de Cloyes: oui, une vraie curiosite, et donnes de si mauvais coeur, qu'ils avaient le temps de se gater en route. Quant aux fromages, ah! les fromages! Rose se tordait de coliques, chaque fois qu'elle en mangeait. Elle courut en chercher un, elle voulut absolument que Palmyre y goutat. Hein? etait-ce une horreur? ca ne criait-il pas vengeance? Ils devaient y ajouter de la farine, peut-etre bien du platre. Mais deja Fouan se lamentait d'en etre reduit a ne plus pouvoir fumer qu'un sou de tabac par jour; et, aussitot, elle regretta son cafe noir qu'il lui avait fallu supprimer; et tous les deux a la fois, ensuite, les accuserent de la mort de leur vieux chien infirme, qu'ils s'etaient decides a noyer la veille, parce qu'il coutait trop pour eux, maintenant. --Je leur ai tout donne, cria le vieux, et les bougres se foutent de moi!... Ah! ca nous tuera, tant nous rageons a nous voir dans cette misere! Ils s'arreterent enfin, et la Grande, qui n'avait pas desserre les levres, les regarda l'un apres l'autre, de ses yeux ronds d'oiseau mauvais. --C'est bien fait! dit-elle. Mais, juste a ce moment, Buteau entra. Palmyre, ayant termine son travail, en profita pour s'echapper, avec les quinze sous que Rose venait de lui mettre dans la main. Et Buteau, debout au milieu de la piece, se tint immobile, dans ce silence prudent du paysan qui ne veut jamais parler le premier. Deux minutes s'ecoulerent. Le pere fut force d'entamer les choses. --Alors, tu te decides, c'est heureux.... Depuis dix jours, tu te fais bien attendre. L'autre se dandinait. --Quand on peut, on peut. Chacun sait comment son pain cuit. --Possible, mais a ce compte-la, si ca durait, pendant que tu en mangerais, du pain, nous creverions, nous autres.... Tu as signe, tu dois payer au jour et a l'heure. En voyant son pere se facher, Buteau plaisanta. --Dites donc, si j'arrive trop tard, je m'en retourne.... Ce n'est donc pas deja tres gentil, de payer? Il y en a qui s'en passent. Cette allusion a Jesus-Christ inquieta Rose, qui se permit de tirer la veste de son homme. Il retint un geste de colere, il reprit: --C'est bon, donne tes cinquante francs, j'ai prepare le recu. Sans se presser, Buteau se fouilla. Il avait eu, sur la Grande, un coup d'oeil de contrariete, l'air gene par sa presence. Elle en abandonnait son tricot, elle regardait de ses prunelles fixes, dans l'attente de voir l'argent. Le pere et la mere, eux aussi, s'etaient rapproches, ne quittant plus la main du garcon. Et, sous ces trois paires d'yeux, largement ouverts, il se resigna a sortir une premiere piece de cent sous. --Une, dit-il, en la posant sur la table. Les autres suivirent, avec une lenteur croissante. Il continuait a les compter tout haut, d'une voix qui faiblissait. Apres la cinquieme il s'arreta, dut faire de profondes recherches pour en trouver une encore, puis cria d'une voix raffermie, tres forte: --Et six! Les Fouan attendaient toujours, mais rien ne vint plus. --Comment, six? finit par dire le pere. C'est dix qu'il en faut.... Est-ce que tu te fiches de nous? Le trimestre dernier, quarante francs, et celui-ci trente! Tout de suite, Buteau prit une voix geignarde. Ah! rien n'allait. Le ble avait encore baisse, les avoines etaient chetives. Jusqu'a son cheval, dont le ventre enflait, si bien qu'il avait du faire venir deux fois le veterinaire. Enfin, c'etait la ruine, il ne savait comment joindre les deux bouts. --Ca ne me regarde pas, repetait furieusement le vieux. Donne les cinquante francs, ou je t'envoie en justice. Cependant, il s'apaisa, a l'idee de n'accepter les six pieces qu'en acompte; et il parla de refaire son recu. --Alors, tu me donneras les vingt francs la semaine prochaine.... Je vas mettre ca sur le papier. Mais deja, d'une main prompte, Buteau avait repris l'argent sur la table. --Non, non! pas de ca!... Je veux etre quitte. Laissez le recu, ou je file.... Ah bien! vrai! ca ne vaudrait pas la peine de me depouiller, si je vous devais encore. Et ce fut terrible, le pere et le fils s'obstinerent, repetant sans se lasser les memes mots, l'un exaspere de n'avoir pas empoche l'argent tout de suite, l'autre le serrant dans son poing, resolu a ne plus le lacher que donnant donnant. Une seconde fois, la mere dut tirer son homme par la veste, et il ceda de nouveau. --Tiens! sacre voleur, le voila, le papier! Je devrais te le coller d'une gifle sur la gueule... Donne l'argent. L'echange eut lieu, de poing a poing; et Buteau, la scene jouee, se mit a rire. Il s'en alla, gentil, satisfait, en souhaitant bien le bonsoir a la compagnie. Fouan s'etait assis devant la table, l'air epuise. Alors, la Grande, avant de reprendre son tricot, haussa les epaules, lui jeta violemment ces deux mots: --Foutue bete! Il y eut un silence, et la porte fut rouverte, Jesus-Christ entra. Averti par la Trouille que son frere payait le soir, il le guettait de la route, il avait attendu sa sortie, pour se presenter a son tour. Le visage doux, il etait simplement attendri d'un reste d'ivresse de la veille. Des le seuil, ses yeux allerent droit aux six pieces de cent sous, que Fouan avait eu l'imprudence de remettre sur la table. --Ah! c'est Hyacinthe! cria Rose, heureuse de le voir. --Oui, c'est moi.... Bonne sante a tous! Et il s'avanca, sans quitter de l'oeil les pieces blanches, luisantes comme des lunes, a la chandelle. Le pere, qui avait tourne la tete, suivit son regard, apercut l'argent, dans un sursaut d'inquietude. Vivement, il posa dessus une assiette, pour le cacher. Trop tard! --Foutue bete! pensa-t-il, irrite de sa negligence. La Grande a raison. Puis, tout haut, brutal: --Tu fais bien de venir nous payer, car, aussi vrai que cette chandelle nous eclaire, je t'envoyais l'huissier demain. --Oui, la Trouille m'a dit ca, gemit Jesus-Christ tres humble, et je me suis derange, parce que, n'est-ce pas? vous ne pouvez vouloir ma mort... Payer, bon Dieu! avec quoi payer, quand on n'a pas du pain a sa suffisance?.... Nous avons tout vendu, oh! je ne blague pas, venez voir vous-meme, si vous croyez que je blague. Plus de draps aux lits, plus de meubles, plus rien... Et, avec ca je suis malade... Un ricanement d'incredulite l'interrompit. Il continua sans entendre: --Peut-etre que ca ne parait guere, mais n'empeche que j'ai quelque chose de mauvais dans le sac. Je tousse, je sens que je m'en vas... Encore, quand on a du bouillon! Mais quand on a pas du bouillon, on claque, hein? c'est la verite.... Bien sur que je vous payerais, si j'avais de l'argent. Dites-moi ou il y en a, que je vous en donne, et que je commence par me mettre un pot-au-feu. V'la quinze jours que je n'ai pas vu de viande. Rose commencait a s'emouvoir, tandis que Fouan se fachait davantage. --T'as tout bu, feignant, propre a rien, tant pis pour toi! De si belles terres, qui etaient dans la famille depuis des ans et des ans, tu les as mises en gage! Oui, il y a des mois que, toi et ta garce de fille, vous faites la noce, et si c'est fini, a cette heure, crevez donc! Jesus-Christ n'hesita plus, il sanglota. --Ce n'est pas d'un pere, ce que vous dites. Faut etre denature pour renier son enfant... Moi, j'ai bon coeur, c'est ce qui causera ma perte... Si vous n'aviez pas d'argent! mais puisque vous en avez, est-ce que ca se refuse, une aumone a un fils?.... J'irai mendier chez les autres, ce sera du propre, ah! oui, du propre! Et, a chaque phrase, lachee au milieu de ses larmes, il jetait sur l'assiette un regard oblique qui faisait trembler le vieux. Puis, feignant d'etouffer, il ne poussa plus que des cris assourdissants d'homme qu'on egorge. Rose, bouleversee, gagnee par les sanglots, joignit les mains, pour supplier Fouan. --Voyons, mon homme... Mais ce dernier, se debattant, refusant encore, l'interrompit. --Non non, il se fout de nous.... Veux-tu te taire, animal? Est-ce qu'il y a du bon sens a gueuler ainsi? Les voisins vont venir, tu nous rends tous malades. Cela ne fit que redoubler les clameurs de l'ivrogne, qui beugla: --Je ne vous ai pas dit... L'huissier vient demain saisir chez moi. Oui, pour un billet que j'ai signe a Lambourdieu... Je ne suis qu'un cochon, je vous deshonore, faut que j'en finisse. Ah! cochon! tout ce que je merite, c'est de boire un coup dans l'Aigre, jusqu'a plus soif... Si seulement j'avais trente francs... Fouan, excede, vaincu par cette scene, tressaillit, a ce chiffre de trente francs. Il ecarta l'assiette. A quoi bon? puisque le bougre les voyait et les comptait a travers la faience. --Tu veux tout, est-ce raisonnable, nom de Dieu!... Tiens! tu nous assommes, prends-en la moitie, et file, qu'on ne te revoie pas! Jesus-Christ, gueri soudain, parut se consulter, puis declara: --Quinze francs, non, c'est trop court, ca ne peut pas faire l'affaire. Mettons-en vingt, et je vous lache. Ensuite, lorsqu'il tint les quatre pieces de cent sous, il les egaya tous, en leur racontant le tour qu'il avait joue a Becu, de fausses lignes de fond, placees dans la partie reservee de l'Aigre, de telle maniere que le garde champetre etait tombe a l'eau, en voulant les retirer. Et il s'en alla enfin, apres s'etre fait offrir un verre du mauvais vin de Delhomme, qu'il traita de sale canaille, pour oser donner a un pere cette drogue-la. --Tout de meme, il est gentil, dit Rose, lorsqu'il eut referme la porte. La Grande s'etait mise debout, pliant son tricot, pres de partir. Elle regarda sa belle-soeur, puis son frere, fixement; et elle sortit a son tour, apres leur avoir crie, dans une colere longtemps contenue: --Pas un sou, foutues betes! ne me demandez pas un sou, jamais! jamais! Dehors, elle rencontra Buteau, qui revenait de chez Macqueron, etonne d'y avoir vu entrer Jesus-Christ, tres gai, la poche sonnante d'ecus. Il avait soupconne vaguement l'histoire. --Eh! oui, cette grande canaille emporte ton argent. Ah! ce qu'il va se gargariser avec, en se fichant de toi! Buteau, hors de lui, tapa des deux poings dans la porte des Fouan. Si on ne la lui avait pas ouverte, il l'aurait enfoncee. Les deux vieux se couchaient deja, la mere avait retire son bonnet et sa robe, en jupon, ses cheveux gris tombes sur les tempes. Et, quand ils se furent decides a rouvrir, il se jeta entre eux, criant d'une voix etranglee: --Mon argent! mon argent! Ils eurent peur, ils s'ecarterent, etourdis, ne comprenant pas encore. --Est-ce que vous croyez que je m'extermine pour ma rosse de frere? Il ne foutrait rien, et c'est moi qui le gobergerais!... Ah! non, ah! non! Fouan voulut nier, mais l'autre lui coupa brutalement la parole. --Hein! quoi? voila que vous mentez, a cette heure!... Je vous dis qu'il a mon argent. Je l'ai senti, je l'ai entendu sonner dans sa poche, a ce gueux! Mon argent que j'ai sue, mon argent qu'il va boire!... Si ce n'est pas vrai, montrez-le-moi donc. Oui, si vous les avez encore, montrez-moi les pieces... Je les connais, je saurai bien. Montrez-moi les pieces. Et il s'enteta, il repeta a vingt reprises cette phrase dont il fouettait sa colere. Il en arriva a donner des coups de poing sur la table, exigeant les pieces, la, tout de suite, jurant qu'il ne les reprendrait pas, voulant simplement les voir. Puis, comme les vieux tremblants balbutiaient, il eclata de fureur. --Il les a, c'est clair!... Du tonnerre de Dieu si je vous rapporte un sou! Pour vous autres, on pouvait se saigner; mais pour entretenir cette crapule, ah! j'aimerais mieux me couper les bras! Pourtant, le pere, lui aussi, finissait par se facher. --En v'la assez, n'est-ce pas? Est-ce que ca te regarde, nos affaires? Il est a moi, ton argent, j'en peux bien faire ce qu'il me plait. --Qu'est-ce que vous dites? reprit Buteau, en s'avancant sur lui, bleme, les poings serres. Vous voulez donc que je lache tout... Eh bien! je trouve que c'est trop salop, oui! salop, de tirer des sous a vos enfants, lorsque vous avez pour sur de quoi vivre... Oh! vous aurez beau dire non! Le magot est par la, je le sais. Saisi, le vieux se demenait, la voix cassee, les bras faibles, ne retrouvant plus son autorite d'autrefois, pour le chasser. --Non, non, il n'y a pas un liard... Vas-tu foutre le camp! --Si je cherchais! si je cherchais! repetait Buteau qui deja ouvrait les tiroirs et tapait dans les murs. Alors, Rose, terrifiee, craignant une bataille entre le pere et le fils, se pendit a une epaule de ce dernier, en begayant: --Malheureux, tu veux donc nous tuer? Brusquement, il se retourna vers elle, la saisit par les poignets, lui cria dans la face, sans voir sa pauvre tete grise, usee et lasse: --Vous, c'est votre faute! C'est vous qui avez donne l'argent a Hyacinthe... Vous ne m'avez jamais aime, vous etes une vieille coquine! Et il la poussa, d'une secousse si rude, qu'elle s'en alla, defaillante, tomber assise contre le mur. Elle avait jete une plainte sourde. Il la regarda un instant, pliee la comme une loque; puis, il partit d'un air fou, il fit claquer la porte, en jurant: --Nom de Dieu de nom de Dieu! Le lendemain, Rose ne put quitter le lit. On appela le docteur Finet, qui revint trois fois sans la soulager. A la troisieme visite, l'ayant trouvee a l'agonie, il prit Fouan a part, il demanda comme un service d'ecrire tout de suite et de laisser le permis d'inhumer: cela lui eviterait une course, il usait de cet expedient, pour les hameaux lointains. Cependant, elle dura trente-six heures encore. Lui, aux questions, avait repondu que c'etait la vieillesse et le travail, qu'il fallait bien s'en aller, quand le corps etait fini. Mais, dans Rognes, ou l'on savait l'histoire, tous disaient que c'etait un sang tourne. Il y eut beaucoup de monde a l'enterrement, Buteau et le reste de la famille s'y conduisirent tres bien. Et, lorsqu'on eut rebouche le trou, au cimetiere, le vieux Fouan rentra seul dans la maison, ou ils avaient vecu et souffert a deux, pendant cinquante ans. Il mangea debout un morceau de pain et de fromage. Puis, il roda au travers des batiments et du jardin vides, ne sachant a quoi tuer son chagrin. Il n'avait plus rien a faire, il sortit pour monter sur le plateau, a ses anciennes pieces, voir si le ble poussait. III Pendant tout une annee, Fouan vecut de la sorte, silencieux dans la maison deserte. On l'y trouvait sans cesse sur les jambes, allant, venant, les mains tremblantes, et ne faisant rien. Il restait des heures devant les auges moisies de l'etable, retournait se planter a la porte de la grange vide, comme cloue la par une songerie profonde. Le jardin l'occupait un peu; mais il s'affaiblissait, il se courbait davantage vers la terre, qui semblait le rappeler a elle; et, deux fois, on l'avait secouru, le nez tombe dans ses plants de salades. Depuis les vingt francs donnes a Jesus-Christ, Delhomme payait seul la rente, car Buteau s'entetait a ne plus verser un sou, declarant qu'il aimait mieux aller en justice, que de voir son argent filer dans la poche de sa canaille de frere. Ce dernier, en effet, arrachait encore de temps a autre une aumone forcee a son pere, que ses scenes de larmes aneantissaient. Ce fut alors que Delhomme, devant cet abandon du vieux, exploite, malade de solitude, eut l'idee de le prendre. Pourquoi ne vendrait-il pas la maison et n'habiterait-il pas chez sa fille? Il n'y manquerait de rien, on n'aurait plus les deux cents francs de rente a lui payer. Le lendemain, Buteau, ayant appris cette offre, accourut, en fit une semblable, avec tout un etalage de ses devoirs de fils. De l'argent pour le gacher, non! mais du moment qu'il s'agissait de son pere tout seul, celui-ci pouvait venir, il mangerait et dormirait, a l'aise. Au fond, sa pensee dut etre que sa soeur n'attirait le vieux que dans le calcul de mettre la main sur le magot soupconne. Lui-meme pourtant commencait a douter de l'existence de cet argent, flaire en vain. Et il etait tres partage, il offrait son toit par orgueil, en comptant bien que le pere refuserait, en souffrant a l'idee qu'il accepterait peut-etre l'hospitalite des Delhomme. Du reste, Fouan montra une grande repugnance, presque de la peur, pour la premiere comme pour la seconde des deux propositions. Non! non! valait mieux son pain sec chez soi que du roti chez les autres: c'etait moins amer. Il avait vecu la, il mourrait la. Les choses allerent ainsi jusqu'a la mi-juillet, a la Saint-Henri, qui etait la fete patronale de Rognes. Un bal forain, couvert de toile, s'installait d'ordinaire dans les pres de l'Aigre; et il y avait, sur la route, en face de la mairie, trois baraques, un tir, un camelot vendant de tout, jusqu'a des rubans, et un jeu de tournevire, ou l'on gagnait des sucres d'orge. Or, ce jour-la, M. Baillehache, qui dejeunait a la Borderie, etant descendu causer avec Delhomme, celui-ci le pria de l'accompagner chez le pere Fouan, pour lui faire entendre raison. Depuis la mort de Rose, le notaire conseillait egalement au vieillard de se retirer pres de sa fille et de vendre la maison inutile, trop grande a cette heure. Elle valait bien trois mille francs, il offrait meme d'en garder l'argent et de lui en payer la rente, par petites sommes, au fur et a mesure de ses menus besoins. Ils trouverent le vieux dans son effarement habituel, pietinant au hasard, hebete devant un tas de bois, qu'il voulait scier, sans en avoir la force. Ce matin-la, ses pauvres mains tremblaient plus encore que de coutume, car il avait eu, la veille, a subir une rude attaque de Jesus-Christ, qui, pour lui faire vingt francs, en vue de la fete du lendemain, etait venu jouer le grand jeu, beuglant a le rendre fou, se trainant par terre, menacant de se percer le coeur d'un coutelas, apporte expres dans sa manche. Et il avait donne les vingt francs, il l'avoua tout de suite au notaire, d'un air d'angoisse. --Dites, est-ce que vous feriez autrement, vous? Moi, je ne peux plus, je ne peux plus! Alors, M. Baillehache profita de la circonstance. --Ce n'est pas tenable, vous y laisserez la peau. A votre age il est imprudent de vivre seul; et, si vous ne voulez pas etre mange, il faut ecouter votre fille, vendre et aller chez elle. --Ah! c'est aussi votre conseil, murmura Fouan. Il jetait un regard oblique sur Delhomme, qui affectait de ne pas intervenir. Mais, quand celui-ci remarqua ce regard de defiance, il parla. --Vous savez, pere, je ne dis rien, parce que vous croyez peut-etre que j'ai interet a vous prendre.... Fichtre, non! ce sera un rude derangement.... Seulement, n'est-ce pas? ca me fache, de voir que vous vous arrangez si mal, quand vous pourriez etre si a l'aise. --Bon, bon, repondit le vieux, faut y reflechir encore.... Le jour ou ca se decidera, je saurai bien le dire. Et ni son gendre, ni le notaire, ne purent en tirer davantage. Il se plaignait qu'on le bousculat, son autorite, peu a peu morte se refugiait dans cette obstination de vieil homme, meme contraire a son bien-etre. En dehors de sa vague epouvante a l'idee de n'avoir plus de maison, lui qui souffrait deja tant de n'avoir plus de terres, il disait non, parce que tous voulaient lui faire dire oui. Ces bougres-la avaient donc a y gagner? Il dirait oui, quand ca lui plairait. La veille, Jesus-Christ, enchante, ayant eu la faiblesse de montrer a la Trouille les quatre pieces de cent sous, ne s'etait endormi qu'en les tenant dans son poing ferme; car la garce, la derniere fois, lui en avait effarouche une sous son traversin, en profitant de ce qu'il etait rentre gris, pour pretendre qu'il devait l'avoir perdue. A son reveil, il eut une terreur, son poing avait lache les pieces, dans le sommeil; mais il les retrouva sous ses fesses, toutes chaudes, et cela le secoua d'une joie enorme, salivant deja a la pensee de les casser chez Lengaigne: c'etait la fete, cochon qui reviendrait chez soi avec de la monnaie! Vainement, pendant la matinee, la Trouille le cajola pour qu'il lui en donnat une, une toute petite, disait-elle. Il la repoussait, il ne fut meme pas reconnaissant des oeufs voles qu'elle lui servit en omelette. Non! ca ne suffisait pas d'aimer bien son pere, l'argent etait fait pour les hommes. Alors, elle s'habilla de rage, mit sa robe de popeline bleue, un cadeau des temps de bombance, en disant qu'elle aussi allait s'amuser. Et elle n'etait pas a vingt metres de la porte, qu'elle se retourna, criant: --Pere, pere! regarde! La main levee, elle montrait, au bout de ses doigts minces, une belle piece de cent sous qui luisait comme un soleil. Il se crut vole, il se fouilla, palissant. Mais les vingt francs etaient bien dans sa poche, la gueuse avait du faire du commerce avec ses oies; et le tour lui sembla drole, il eut un ricanement paternel, en la laissant se sauver. Jesus-Christ n'etait severe que sur un point, la morale. Aussi, une demi-heure plus tard, entra-t-il dans une grande colere. Il s'en allait a son tour, il fermait sa porte, lorsqu'un paysan endimanche, qui passait en bas, sur la route, le hela. --Jesus-Christ! ohe, Jesus-Christ! --Quoi? --C'est ta fille qu'est sur le dos. --Et puis? --Et puis, y a un homme dessus. --Ou ca donc? --La, dans le fosse, au coin de la piece a Guillaume. Alors, il leva ses deux poings au ciel, furieusement. --Bon! merci! je prends mon fouet!... Ah! nom de Dieu de salope qui me deshonore! Il etait rentre chez lui, pour decrocher, derriere la porte, a gauche, le grand fouet de roulier dont il ne se servait que dans ces occasions; et il partit, le fouet sous le bras, se courbant, filant le long des buissons, comme a la chasse, afin de tomber sur les amoureux sans etre vu. Mais, lorsqu'il deboucha, au detour de la route, Nenesse qui faisait le guet, du haut d'un tas de pierres, l'apercut. C'etait Delphin qui etait sur la Trouille, et chacun son tour d'ailleurs, l'un en sentinelle avancee, lorsque l'autre rigolait. --Mefiance! cria Nenesse, v'la Jesus-Christ! Il avait vu le fouet, il detala comme un lievre, a travers champs. Dans le fosse herbu, la Trouille, d'une secousse avait jete Delphin de cote. Ah! fichu sort, son pere! Et elle eut pourtant la presence d'esprit de donner au gamin la piece de cent sous. --Cache-la dans ta chemise, tu me la rendras.... Vite, tire-toi des pieds, nom d'un chien! Jesus-Christ arrivait en ouragan, ebranlant la terre de son galop, faisant tournoyer son grand fouet, dont les claquements sonnaient ainsi que des coups de feu. --Ah, salope! ah, catin! tu vas la danser! Dans sa rage, lorsqu'il eut reconnu le fils au garde champetre, il le manqua, pendant que celui-ci, mal reculotte, s'enfuyait a quatre pattes parmi les ronces. Elle, empetree, la jupe en l'air, ne pouvait nier. D'un coup, qui cingla les cuisses, il la mit debout, la tira hors du fosse. Et la chasse commenca. --Tiens, fille de putain!... Tiens, vois si ca va te le boucher! La Trouille, sans une parole, habituee a ces courses, galopait avec des sauts de chevre. L'ordinaire tactique de son pere etait de la ramener ainsi a la maison, ou il l'enfermait. Aussi essayait-elle de s'echapper vers la plaine, esperant le lasser. Cette fois, elle faillit reussir, grace a une rencontre. Depuis un instant, M. Charles et Elodie, qu'il menait a la fete, etaient la, arretes, plantes au milieu de la route. Ils avaient tout vu, la petite les yeux ecarquilles de stupefaction innocente, lui rouge de honte, crevant d'indignation bourgeoise. Et le pis encore fut que cette Trouille impudique, en le reconnaissant, voulut se mettre sous sa protection. Il la repoussa, mais le fouet arrivait; et pour l'eviter, elle tourna autour de son oncle et de sa cousine, tandis que son pere, avec des jurons et des mots de caserne, lui reprochait sa conduite, tournant lui aussi, claquant a la volee, de toute la vigueur de son bras. M. Charles, emprisonne dans ce cercle abominable, etourdi, ahuri, dut se resigner a enfoncer la face d'Elodie dans son gilet. Et il perdait la tete a ce point, qu'il devint lui-meme tres grossier. --Mais, sale trou, veux-tu bien nous lacher! Mais qui est-ce qui m'a foutu cette famille, dans ce bordel de pays! Delogee, la Trouille sentit qu'elle etait perdue. Un coup de fouet, qui l'enveloppa aux aisselles, la fit virer comme une toupie; un autre la culbuta, en lui arrachant une meche de cheveux. Des lors, ramenee dans le bon chemin, elle n'eut plus que l'idee de rentrer au terrier, le plus vivement possible. Elle sauta les haies, franchit les fosses, coupa a travers les vignes, sans craindre de s'empaler au milieu des echalas. Mais ses petites jambes ne pouvaient lutter, les coups pleuvaient sur ses epaules rondes, sur ses reins encore fremissants, sur toute cette chair de fillette precoce, qui s'en moquait d'ailleurs, qui finissait par trouver ca drole, d'etre chatouillee si fort. Ce fut en riant d'un rire nerveux qu'elle rentra d'un bond et qu'elle se refugia dans un coin, ou le grand fouet ne l'atteignait plus. --Donne tes cent sous, dit le pere. C'est pour te punir. Elle jura qu'elle les avait perdus en courant. Mais il ricana d'incredulite, et il la fouilla. Comme il ne trouvait rien, il s'emporta de nouveau. --Hein? tu les as donnes a ton galant... Nom de Dieu de bete! qui leur fout du plaisir et qui les paye! Et il s'en alla, hors de lui, en l'enfermant, en criant qu'elle resterait la toute seule jusqu'au lendemain, car il comptait ne pas rentrer. La Trouille, derriere son dos, se visita le corps, zebre seulement de de deux ou trois bleus, se recoiffa, se rhabilla. Ensuite, tranquillement, elle defit la serrure, travail pour lequel elle avait acquis une extreme adresse; puis, elle decampa, sans meme prendre le soin de refermer la porte: ah bien! les voleurs seraient joliment voles, s'il en venait! Elle savait ou retrouver Nenesse et Delphin, dans un petit bois, au bord de l'Aigre. En effet, ils l'y attendaient; et ce fut le tour de son cousin Nenesse. Lui, avait trois francs, l'autre, six sous. Lorsque Delphin lui eut rendu sa piece, elle decida en bonne fille qu'on mangerait le tout ensemble. Ils revinrent vers la fete, elle leur fit tirer des macarons, apres s'etre achete un gros noeud de satin rouge, qu'elle se piqua dans les cheveux. Cependant, Jesus-Christ arrivait chez Lengaigne, quand il rencontra Becu, qui avait sa plaque astiquee sur une blouse neuve. Il l'apostropha violemment. --Dis donc, toi, si c'est comme ca que tu fais ta tournee!... Sais-tu ou je l'ai trouve, ton Delphin? --Ou ca? --Sur ma fille... Je vas ecrire au prefet, pour qu'il te casse, pere de cochon, cochon toi-meme! Du coup, Becu se facha. --Ta fille, je ne vois que ses jambes en l'air... Ah! elle a debauche Delphin. Du tonnerre de Dieu si je ne la fais pas emballer par les gendarmes! --Essaye donc, brigand! Les deux hommes, nez a nez, se mangeaient. Et, brusquement, il y eut une detente, leur fureur tomba. --Faut s'expliquer, entrons boire un verre, dit Jesus-Christ. --Pas le sou, dit Becu. Alors, l'autre, tres gai, sortit une premiere piece de cinq francs, la fit sauter, se la planta dans l'oeil. --Hein? cassons-la, pere la Joie!... Entre donc, vieille tripe! C'est mon tour, tu payes assez souvent. Ils entrerent chez Lengaigne, ricanant d'aise, se poussant d'une grande tape affectueuse. Cette annee-la, Lengaigne avait eu une idee: comme le proprietaire du bal forain refusait de venir monter sa baraque, degoute de n'avoir pas fait ses frais, l'annee precedente, le cabaretier s'etait lance a installer un bal dans sa grange, contigue a la boutique, et dont la porte charretiere ouvrait sur la route; meme il avait perce la cloison, les deux salles communiquaient maintenant. Et cette idee lui attirait la clientele du village entier, son rival Macqueron enrageait, en face, de n'avoir personne. --Deux litres tout de suite, chacun le sien! gueula Jesus-Christ. Mais, comme Flore le servait, effaree, radieuse de tant de monde, il s'apercut qu'il avait coupe la lecture d'une lettre que Lengaigne faisait a voix haute, debout au milieu d'un groupe de paysans. Interroge, celui-ci repondit avec importance que c'etait une lettre de son fils Victor, ecrite du regiment. --Ah! ah! le gaillard! dit Becu interesse. Et qu'est-ce qu'il raconte? Faut nous recommencer ca. Lengaigne alors recommenca sa lecture. --"Mes chers parents, c'est pour vous dire que nous voici a Lille en Flandre, depuis un mois moins sept jours. Le pays n'est pas mauvais, si ce n'est que le vin est cher, car on doit y mettre jusqu'a seize sous le litre...." Et la lettre, dans ses quatre pages d'ecriture appliquee, ne contenait guere autre chose. Le meme detail revenait a l'infini, en phrases qui s'allongeaient. Tous, du reste, se recriaient chaque fois sur le prix du vin: il y avait des pays comme ca, fichue garnison! Aux dernieres lignes, percait une tentative de carotte, douze francs demandes pour remplacer une paire de souliers perdus. --Ah! ah! le gaillard! repeta le garde champetre. Le v'la un homme, nom de Dieu! Apres les deux litres, Jesus-Christ en demanda deux autres, du vin bouche, a vingt sous; il payait a mesure, pour etonner, cognant son argent sur la table, revolutionnant le cabaret; et, quand la premiere piece de cinq francs fut bue, il en tira une seconde, se la vissa de nouveau dans l'oeil, cria que lorsqu'il n'y en avait plus, il y en avait encore. L'apres-midi s'ecoula de la sorte, dans la bousculade des buveurs qui entraient et qui sortaient, au milieu de la soulerie montante. Tous, si mornes et si reflechis en semaine, gueulaient, tapaient des poings, crachaient violemment. Un grand maigre eut l'idee de se faire raser, et Lengaigne, tout de suite, l'assit parmi les autres, lui gratta le cuir si rudement, qu'on entendait le rasoir sur la couenne, comme s'il avait echaude un cochon. Un deuxieme prit la place, ce fut une rigolade. Et les langues allaient leur train, on daubait sur le Macqueron, qui n'osait plus sortir. Est-ce que ce n'etait pas sa faute, a cet adjoint manque, si le bal avait refuse de venir? On s'arrange. Mais bien sur qu'il aimait mieux voter des routes, pour se faire payer trois fois leur valeur des terrains qu'il donnait. Cette allusion souleva une tempete de rires. La grosse Flore, dont ce jour-la devait rester le triomphe, courait a la porte eclater d'une gaiete insultante, chaque fois qu'elle voyait passer, derriere les vitres d'en face, le visage verdi de Coelina. --Des cigares! madame Lengaigne, commanda Jesus-Christ d'une voix tonnante. Des chers! des dix centimes! Comme la nuit etait tombee, et qu'on allumait les lampes a petrole, la Becu entra, venant chercher son homme. Mais une terrible partie de cartes s'etait engagee. --Arrives-tu, dis? Il est plus de huit heures. Faut manger a la fin. Il la regarda fixement, d'un air majestueux d'ivrogne. --Va te faire foutre! Alors, Jesus-Christ deborda. --Madame Becu, je vous invite... Hein? nous allons nous coller un gueuleton a nous trois... Vous entendez, la patronne! tout ce que vous avez de mieux, du jambon, du lapin, du dessert... Et n'ayez pas peur. Approchez voir un peu... Attention! Il feignit de se fouiller longuement. Puis, tout d'un coup, il sortit sa troisieme piece, qu'il tint en l'air. --Coucou, ah! la voila! On se tordit, un gros faillit s'en etrangler. Ce bougre de Jesus-Christ etait tout de meme bien rigolo! Et il y en avait qui faisaient la farce de le tater du haut en bas, comme s'il avait eu des ecus dans la viande, pour en sortir ainsi jusqu'a plus soif. --Dites donc, la Becu, repeta-t-il a dix reprises, en mangeant, si Becu veut, nous couchons ensemble... Ca va-t-il? Elle etait tres sale, ne sachant pas, disait-elle, qu'elle resterait a la fete; et elle riait, chafouine, noire, d'une maigreur rouillee de vieille aiguille; tandis que le gaillard, sans tarder, lui empoignait les cuisses a nu sous la table. Le mari, ivre-mort, bavait, ricanait, gueulait que la garce n'en aurait pas trop de deux. Dix heures sonnaient, le bal commenca. Par la porte de communication, on voyait flamber les quatre lampes, que des fils de fer attachaient aux poutres. Clou, le marechal ferrant, etait la, avec son trombone, ainsi que le neveu d'un cordier de Bazoches-le-Doyen, qui jouait du violon. L'entree etait libre, on payait deux sous chaque danse. La terre battue de la grange venait d'etre arrosee, a cause de la poussiere. Quand les instruments se taisaient, on entendait, au dehors, les detonations du tir, seches et regulieres. Et la route, si sombre d'habitude, etait incendiee par les reflecteurs des deux autres baraques, le bimbelotier etincelant de dorures, le jeu de tournevire, orne de glaces et tendu de rouge comme une chapelle. --Tiens! v'la fifille! cria Jesus-Christ, les yeux mouilles. C'etait la Trouille, en effet, qui faisait son entree au bal, suivie de Delphin et de Nenesse; et le pere ne semblait pas surpris de la voir la, bien qu'il l'eut enfermee. Outre le noeud rouge qui eclatait dans ses cheveux, elle avait au cou un epais collier en faux corail, des perles de cire a cacheter, saignantes sur sa peau brune. Tous trois, du reste, las de roder devant les baraques, etaient hebetes et empoisses d'une indigestion de sucreries. Delphin, en blouse, avait la tete nue, une tete ronde et inculte de petit sauvage, ne se plaisant qu'au grand air. Nenesse, tourmente deja d'un besoin d'elegance citadine, etait vetu d'un complet achete chez Lambourdieu, un de ces etroits fourreaux cousus a la grosse dans la basse confection de Paris; et il portait un chapeau melon, en haine de son village, qu'il meprisait. --Fifille! appela Jesus-Christ. Fifille, viens me gouter ca... Hein? c'est du fameux! Il la fit boire dans son verre, tandis que la Becu demandait severement a Delphin: --Qu'est-ce que t'as fait de ta casquette? --Je l'ai perdue. --Perdue!... Avance ici que je te gifle! Mais Becu intervint, ricanant et flatte au souvenir des gaillardises precoces de son fils. --Lache-le donc! le v'la qui pousse... Alors, vermines, vous fricassez ensemble?... Ah! le bougre, ah! le bougre! --Allez jouer, conclut paternellement Jesus-Christ. Et soyez sages. --Ils sont souls comme des cochons, dit Nenesse d'un air degoute, en rentrant dans le bal. La Trouille se mit a rire. --Tiens! j'te crois! j'y comptais bien... C'est pour ca qu'ils sont gentils. Le bal s'animait, on n'entendait que le trombone de Clou, petardant et etouffant le jeu grele du petit violon. La terre battue, trop arrosee, faisait boue sous les lourdes semelles; et bientot, de toutes les cottes remuees, des vestes et des corsages que mouillaient, aux aisselles, de larges taches de sueur, il monta une violente odeur de bouc, qu'accentuait l'acrete filante des lampes. Mais, entre deux quadrilles, une chose emotionna, l'entree de Berthe, la fille aux Macqueron, vetue d'une toilette de foulard, pareille a celles que les demoiselles du percepteur portaient a Cloyes, le jour de la Saint-Lubin. Quoi donc? ses parents lui avaient-ils permis de venir? ou bien, derriere leur dos, s'etait-elle echappee? Et l'on remarqua qu'elle dansait uniquement avec le fils d'un charron, que son pere lui avait defendu de voir, a cause d'une haine de famille. On en plaisantait: parait que ca ne l'amusait plus, de se detruire la sante toute seule! Jesus-Christ, depuis un instant, bien qu'il fut tres gris, s'etait avise de la sale tete de Lequeu, plante a la porte de communication, regardant Berthe sauter aux bras de son galant. Et il ne put se tenir. --Dites, monsieur Lequeu, vous ne la faites pas danser, votre amoureuse? --Qui ca, mon amoureuse? demanda le maitre d'ecole, la face verdie d'un flot de bile. --Mais les jolis yeux culottes, la-bas! Lequeu, furieux d'avoir ete devine, tourna le dos, resta la, immobile, dans un de ces silences d'homme superieur, ou il s'enfermait par prudence et dedain. Et, Lengaigne s'etant avance, Jesus-Christ le harponna. Hein? lui avait-il lache son affaire, a ce chieur d'encre! On lui en donnerait, des filles riches! Ce n'etait point que N'en-a-pas fut si chic, car elle n'avait des cheveux que sur la tete; et, tres allume, il affirma la chose comme s'il l'avait vue. Ca se disait de Cloyes a Chateaudun, les garcon en rigolaient. Pas un poil, parole d'honneur! la place aussi nue qu'un menton de cure. Tous alors, stupefies du phenomene, se hausserent pour contempler Berthe, en la suivant avec une legere grimace de repugnance, chaque fois que la danse la ramenait, tres blanche, dans le vol de ses jupes. --Vieux filou, reprit Jesus-Christ, qui se mit a tutoyer Lengaigne, ce n'est pas comme ta fille, elle en a! Celui-ci repondit, d'un air de vanite: --Ah! pour sur! Suzanne, maintenant, etait a Paris, dans la haute, disait-on. Il se montrait discret, parlait d'une belle place. Mais des paysans entraient toujours, et un fermier lui ayant demande des nouvelles de Victor, il sortit de nouveau la lettre. "Mes chers parents, c'est pour vous dire que nous voici a Lille en Flandre..." On l'ecoutait, des gens qui l'avaient deja entendue cinq ou six fois, se rapprochaient. Il y avait bien seize sous le litre? oui, seize sous! --Fichu pays! repeta Becu. A ce moment, Jean parut. Il alla tout de suite donner un coup d'oeil dans le bal, comme s'il y cherchait quelqu'un. Puis, il revint, desappointe, inquiet. Depuis deux mois, il n'osait plus faire de si frequentes visites chez Buteau, car il le sentait froid, presque hostile. Sans doute, il avait mal cache ce qu'il eprouvait pour Francoise, cette amitie croissante qui l'enfievrait a cette heure, et le camarade s'en etait apercu. Ca devait lui deplaire, deranger des calculs. --Bonsoir, dit Jean en s'approchant d'une table, ou Fouan et Delhomme buvaient une bouteille de biere. --Voulez-vous faire comme nous, Caporal? offrit poliment Delhomme. Jean accepta; et, quand il eut trinque: --C'est drole que Buteau ne soit pas venu. --Justement, le voici! dit Fouan. En effet, Buteau entrait, mais seul. Lentement, il fit le tour du cabaret, donna des poignees de main; puis, arrive devant la table de son pere et de son beau-frere, il resta debout, refusant de s'asseoir, ne voulant rien prendre. --Lise et Francoise ne dansent donc pas? finit par demander Jean, dont la voix tremblait. Buteau le regarda fixement, de ses petits yeux durs. --Francoise est couchee, ca vaut mieux pour les jeunesses. Mais une scene, pres d'eux, coupa court, en les interessant. Jesus-Christ s'empoignait avec Flore. Il demandait un litre de rhum pour faire un brulot, et elle refusait de l'apporter. --Non, plus rien, vous etes assez soul. --Hein? qu'est-ce qu'elle chante?... Est-ce que tu crois, bougresse, que je ne te payerai pas? Je t'achete ta baraque, veux-tu?... Tiens! je n'ai qu'a me moucher, regarde! Il avait cache dans son poing sa quatrieme piece de cent sous, il se pinca le nez entre deux doigts, souffla fortement, et eut l'air d'en tirer la piece, qu'il promena ensuite comme un ostensoir. V'la ce que je mouche, quand je suis enrhume! Une acclamation ebranla les murs, et Flore, subjuguee, apporta le litre de rhum et du sucre. Il fallut encore un saladier. Ce bougre de Jesus-Christ tint alors la salle entiere, en remuant le punch, les coudes hauts, sa face rouge allumee par les flammes, qui achevaient de surchauffer l'air, le brouillard opaque des lampes et des pipes. Mais Buteau, que la vue de l'argent avait exaspere, eclata tout d'un coup. --Grand cochon, tu n'as pas honte de boire ainsi l'argent que tu voles a notre pere! L'autre le prit a la rigolade. --Ah! tu causes, Cadet!... C'est donc que tu es a jeun, pour dire des couillonnades pareilles! --Je dis que tu es un salop, que tu finiras au bagne... D'abord, c'est toi qui as fait mourir notre mere de chagrin... L'ivrogne tapa sa cuiller, dechaina une tempete de feu dans le saladier, en etouffant de rire. --Bon, bon, va toujours... C'est moi pour sur, si ce n'est pas toi. --Et je dis encore que des mangeurs de ton espece, ca ne merite pas que le ble pousse... Quand on pense que notre terre, oui! toute cette terre que nos vieux ont eu tant de peine a nous laisser, tu l'as engagee, fichue a d'autres!... Sale canaille, qu'as-tu fait de la terre? Du coup, Jesus-Christ s'anima. Son punch s'eteignait, il se carra, se renversa sur sa chaise, en voyant que tous les buveurs se taisaient et ecoutaient, pour juger. --La terre, gueula-t-il, mais elle se fout de toi, la terre! tu es son esclave, elle te prend ton plaisir, tes forces, ta vie, imbecile! et elle ne te fait seulement pas riche!... Tandis que moi, qui la meprise, les bras croises, qui me contente de lui allonger des coups de botte, eh bien! moi, tu vois, je suis rentier, je m'arrose!... Ah! bougre de jeanjean! Les paysans rirent encore, pendant que Buteau, surpris par la rudesse de cette attaque, se contentait de begayer: --Propre a rien! gacheur de besogne, qui ne travaille pas et qui s'en vante! --La terre, en voila une blague! continua Jesus-Christ, lance. Vrai! tu es rouille, si tu en es toujours a cette blague-la... Est-ce que ca existe, la terre? elle est a moi, elle est a toi, elle n'est a personne. Est-ce qu'elle n'etait pas au vieux? et n'a-t-il pas du la couper pour nous la donner? et toi, ne la couperas-tu pas, pour tes petits?... Alors quoi? Ca va, ca vient, ca augmente, ca diminue, ca diminue surtout; car te voila un gros monsieur, avec tes six arpents, lorsque le pere en avait dix-neuf... Moi, ca m'a degoute, c'etait trop petit, j'ai bouffe tout. Et puis, j'aime les placements solides, et la terre, vois-tu, Cadet, ca craque! Je ne foutrais pas un liard dessus, ca sent la sale affaire, une fichue catastrophe qui va vous tous nettoyer... La banqueroute! tous des jobards! Un silence de mort se faisait peu a peu dans le cabaret. Personne ne riait plus, les faces inquietes des paysans se tournaient vers ce grand diable, qui lachait dans l'ivresse le pele-mele baroque de ses opinions, les idees de l'ancien troupier d'Afrique, du rouleur de villes, du politique de marchands de vin. Ce qui surnageait, c'etait l'homme de 48, le communiste humanitaire, reste a genoux devant 89. --Liberte, egalite, fraternite! Faut en revenir a la revolution! On nous a voles dans le partage, les bourgeois ont tout pris, et, nom de Dieu! on les forcera bien a rendre... Est-ce qu'un homme n'en vaut pas un autre? est-ce que c'est juste, par exemple, toute la terre a ce jean-foutre de la Borderie, et rien a moi?... Je veux mes droits, je veux ma part, tout le monde aura sa part. Becu, trop ivre pour defendre l'autorite, approuvait, sans comprendre. Mais il eut une lueur de bon sens, il fit des restrictions. --Ca oui, ca oui... Pourtant, le roi est le roi. Ce qui est a moi, n'est pas toi. Un murmure d'approbation courut, et Buteau prit sa revanche. --N'ecoutez donc pas, il est bon a tuer! Les rires recommencerent, et Jesus-Christ perdit toute mesure, se mit debout, en tapant des poings. --Attends-moi donc a la prochaine... Oui, j'irai causer avec toi, sacre lache! Tu fais le crane aujourd'hui, parce que tu es avec le maire, avec l'adjoint, avec ton depute de quatre sous! Hein? tu lui leches les bottes, a celui-la, tu es assez bete pour croire qu'il est le plus fort et qu'il t'aide a vendre ton ble. Eh bien! moi, qui n'ai rien a vendre, je vous ai tous dans le cul, toi, le maire, l'adjoint, le depute et les gendarmes!... Demain, ce sera notre tour d'etre les plus forts, et il n'y aura pas que moi, il y aura tous les pauvres bougres qui en ont assez de claquer de faim, et il y aura vous autres, oui! vous autres, quand vous serez las de nourrir les bourgeois, sans avoir seulement du pain a manger!.... Rases, les proprietaires! on leur cassera la gueule, la terre sera a qui la prendra. Tu entends, Cadet! ta terre, je la prends, je chie dessus! --Viens-y donc, je te creve d'un coup de fusil, comme un chien! cria Buteau, si hors de lui, qu'il s'en alla en faisant claquer la porte. Deja Lequeu, apres avoir ecoute d'un air ferme, etait parti, en fonctionnaire qui ne pouvait se compromettre plus longtemps. Fouan et Delhomme, le nez dans leur chope, ne soufflaient mot, honteux, sachant que, s'ils intervenaient, l'ivrogne crierait davantage. Aux tables voisines, les paysans finissaient par se facher: comment? leurs biens n'etaient pas a eux, on viendrait les leur prendre? et ils grondaient, ils allaient tomber sur "le partageux", le jeter dehors a coups de poing, lorsque Jean se leva. Il ne l'avait pas quitte du regard, ne perdant pas une de ses paroles, la face serieuse, comme s'il eut cherche ce qu'il y avait de juste, dans ces choses qui le revoltaient. --Jesus-Christ, declara-t-il tranquillement, vous feriez mieux de vous taire.... Ce n'est pas a dire, tout ca, et si vous avez raison par hasard, vous n'etes guere malin, car vous vous donnez tort. Ce garcon si froid, cette remarque si sage, calmerent subitement Jesus-Christ. Il retomba sur sa chaise, en declarant qu'il s'en foutait, apres tout. Et il recommenca ses farces: il embrassa la Becu, dont le mari dormait sur la table, assomme; il acheva le punch, en buvant au saladier. Les rires avaient repris, dans la fumee epaisse. Au fond de la grange, on dansait toujours, Clou enflait les accompagnements de son trombone, dont le tonnerre etouffait le chant grele du petit violon. La sueur coulait des corps, ajoutait son acrete a la puanteur filante des lampes. On ne voyait plus que le noeud rouge de la Trouille, qui tournait aux bras de Nenesse et de Delphin, a tour de role. Berthe, elle aussi, etait encore la, fidele a son galant, ne dansant qu'avec lui. Dans un coin, des jeunes gens qu'elle avait econduits ricanaient: dame! si ce godiche ne tenait pas a ce qu'elle en eut, elle avait raison de le garder, car on en connaissait d'autres qui, malgre son argent, auraient, bien sur, attendu qu'il lui en poussat pour voir a l'epouser. --Allons dormir, dit Fouan a Jean et a Delhomme. Puis, dehors, lorsque Jean les eut quittes, le vieux marcha en silence, ayant l'air de ruminer les choses qu'il venait d'entendre; et, brusquement, comme si ces choses l'avaient decide, il se tourna vers son gendre. --Je vas vendre la cambuse, et j'irai vivre chez vous. C'est fait.... Adieu! Lentement, il rentra seul. Mais son coeur etait gros, ses pieds butaient sur la route noire, une tristesse affreuse le faisait chanceler, ainsi qu'un homme ivre. Deja il n'avait plus de terre, et bientot il n'aurait plus de maison. Il lui semblait qu'on sciait les vieilles poutres, qu'on enlevait les ardoises au-dessus de sa tete. Desormais, il n'avait pas meme une pierre ou s'abriter. Il errait par les campagnes comme un pauvre, nuit et jour, continuellement; et, quand il pleuvrait, la pluie froide, la pluie sans fin tomberait sur lui. IV Le grand soleil d'aout montait des cinq heures a l'horizon, et la Beauce deroulait ses bles murs, sous le ciel de flamme. Depuis les dernieres averses de l'ete, la nappe verte, toujours grandissante, avait peu a peu jauni. C'etait maintenant une mer blonde, incendiee, qui semblait refleter le flamboiement de l'air, une mer roulant sa houle de feu, au moindre souffle. Rien que du ble, sans qu'on apercut ni une maison ni un arbre, l'infini du ble! Parfois, dans la chaleur, un calme de plomb endormait les epis, une odeur de fecondite fumait et s'exhalait de la terre. Les couches s'achevaient, on sentait la semence gonflee jaillir de la matrice commune en grains tiedes et lourds. Et, devant cette plaine, cette moisson geante, une inquietude venait, celle que l'homme n'en vit jamais le bout, avec son corps d'insecte, si petit dans cette immensite. A la Borderie, Hourdequin, depuis une semaine, ayant termine les seigles, attaquait les bles. L'annee d'auparavant, sa moissonneuse mecanique s'etait detraquee; et, desespere du mauvais vouloir de ses serviteurs, arrivant a douter lui-meme de l'efficacite des machines, il avait du se precautionner d'une equipe de moissonneurs, des l'Ascension. Selon l'usage, il les avait loues dans le Perche, a Mondoubleau: le capitaine, un grand sec, cinq autres faucheurs, six ramasseuses, quatre femmes et deux jeunes filles. Une charrette venait de les amener a Cloyes, ou la voiture de la ferme etait allee les prendre. Tout ce monde couchait dans la bergerie, vide a cette epoque, pele-mele sur de la paille, les filles, les femmes, les hommes, demi-nus, a cause de la grosse chaleur. C'etait le temps ou Jacqueline avait le plus de tracas. Le lever et le coucher du jour decidaient du travail: on secouait ses puces des trois heures du matin, on retournait a la paille vers dix heures du soir. Et il fallait bien qu'elle fut debout la premiere, pour la soupe de quatre heures, de meme qu'elle se couchait la derniere, quand elle avait servi le gros repas de neuf heures, le lard, le boeuf, les choux. Entre ces deux repas, il y en avait trois autres, le pain et le fromage du dejeuner, la seconde soupe de midi, l'emiettee au lait du gouter: en tout, cinq, des repas copieux, arroses de cidre et de vin, car les moissonneurs, qui travaillent dur, sont exigeants. Mais elle riait, comme fouettee, elle avait des muscles d'acier, dans sa souplesse de chatte; et cette resistance a la fatigue etait d'autant plus surprenante qu'elle tuait alors d'amour Tron, cette grande brute de vacher, dont la chair tendre de colosse lui donnait des fringales. Elle en avait fait son chien, elle l'emmenait dans les granges, dans le fenil, dans la bergerie, maintenant que le berger, dont elle craignait l'espionnage, couchait dehors, avec ses moutons. C'etait, la nuit surtout, des ripailles de male, dont elle sortait elastique et fine, bourdonnante d'activite. Hourdequin ne voyait rien, ne savait rien. Il etait dans sa fievre de moisson, une fievre speciale, la grande crise annuelle de sa passion de la terre, tout un tremblement interieur, la tete en feu, le coeur battant, la chair secouee, devant les epis murs qui tombaient. Les nuits etaient si brulantes, cette annee-la, que Jean, parfois, ne pouvait les passer dans la soupente ou il couchait, pres de l'ecurie. Il sortait, il preferait s'allonger, tout vetu, sur le pave de la cour. Et ce n'etait pas seulement la chaleur vivante et intolerable des chevaux, l'exhalaison de la litiere qui le chassaient; c'etait l'insomnie, la continuelle image de Francoise, l'idee fixe qu'elle venait, qu'il la prenait, qu'il la mangeait d'une etreinte. Maintenant que Jacqueline, occupee ailleurs, le laissait tranquille, son amitie pour cette gamine tournait a une rage de desir. Vingt fois, dans cette souffrance du demi-sommeil, il s'etait jure qu'il irait le lendemain et qu'il l'aurait; puis, des son lever, lorsqu'il avait trempe sa tete dans un seau d'eau froide, il trouvait ca degoutant, il etait trop vieux pour elle; et le supplice recommencait la nuit suivante. Quand les moissonneurs furent la, il reconnut parmi eux une femme, mariee avec un des faucheurs, et qu'il avait culbutee, deux ans auparavant, jeune fille encore. Un soir, son tourment fut tel, que, se glissant dans la bergerie, il vint la tirer par les pieds, entre le mari et un frere, qui ronflaient la bouche ouverte. Elle ceda, sans defense. Ce fut une gloutonnerie muette, dans les tenebres embrasees, sur le sol battu qui, malgre le rateau, avait garde, de l'hivernage des moutons, une odeur ammoniacale si aigue que les yeux en pleuraient. Et, depuis vingt jours, il revenait toutes les nuits. Des la seconde semaine du mois d'aout, la besogne s'avanca. Les faucheurs etaient partis des pieces du nord, descendant vers celles qui bordaient la vallee de l'Aigre; et, gerbe a gerbe, la nappe immense tombait, chaque coup de faux mordait, emportait une entaille ronde, Les insectes greles, noyes dans ce travail geant, en sortaient victorieux. Derriere leur marche lente, en ligne, la terre rase reparaissait, les chaumes durs, au travers desquels pietinaient les ramasseuses, la taille cassee. C'etait l'epoque ou la grande solitude triste de la Beauce s'egayait le plus, peuplee de monde, animee d'un continuel mouvement de travailleurs, de charrettes et de chevaux. A perte de vue, des equipes manoeuvraient du meme train oblique, du meme balancement des bras, les unes si voisines, qu'on entendait le sifflement du fer, les autres en trainees noires, ainsi que des fourmis, jusqu'au bord du ciel. Et, en tous sens, des trouees s'ouvraient, comme dans une etoffe mangee, cedant de partout. La Beauce, lambeau a lambeau, au milieu de cette activite de fourmiliere, perdait son manteau de richesse, cette unique parure de son ete, qui la laissait d'un coup desolee et nue. Les derniers jours, la chaleur fut accablante, un jour surtout que Jean charriait des gerbes, pres du champ des Buteau, dans une piece de la ferme, ou l'on devait elever une grande meule, haute de huit metres, forte de trois mille bottes. Les chaumes se fendaient de secheresse, et sur les bles encore debout, immobiles, l'air brulait: on aurait dit qu'ils flambaient eux-memes d'une flamme visible, dans la vibration du soleil. Et pas une fraicheur de feuillage, rien que l'ombre courte des hommes, a terre. Depuis le matin, sous ce feu du ciel, Jean en sueur chargeait, dechargeait sa voiture, sans une parole, avec un seul coup d'oeil, a chaque voyage, vers la piece ou, derriere Buteau qui fauchait, Francoise ramassait, courbee en deux. Buteau avait du louer Palmyre, pour aider. Francoise ne suffisait pas, et il n'avait point a compter sur Lise, qui etait enceinte de huit mois. Cette grossesse l'exasperait. Lui qui prenait tant de precautions! comment ce bougre d'enfant se trouvait-il la? Il bousculait sa femme, l'accusait de l'avoir fait expres, geignait pendant des heures, comme si un pauvre, un animal errant se fut introduit chez lui, pour manger tout; et, apres huit mois, il en etait a ne pouvoir regarder le ventre de Lise sans l'insulter: foutu ventre! plus bete qu'une oie! la ruine de la maison! Le matin, elle etait venue ramasser; mais il l'avait renvoyee, furieux de sa lourdeur maladroite. Elle devait revenir et apporter le gouter de quatre heures. --Nom de Dieu! dit Buteau, qui s'entetait a finir un bout du champ, j'ai le dos cuit, et ma langue est un vrai copeau. Il se redressa, les pieds nus dans de gros souliers, vetu seulement d'une chemise et d'une cotte de toile, la chemise ouverte, a moitie hors de la cotte, laissant voir jusqu'au nombril les poils suants de la poitrine. --Faut que je boive encore! Et il alla prendre sous sa veste un litre de cidre, qu'il avait abrite la. Puis, quand il eut avale deux gorgees de cette boisson tiede, il songea a la petite. --Tu n'as pas soif? --Si. Francoise prit la bouteille, but longuement, sans degout; et, tandis qu'elle se renversait, les reins plies, la gorge tendue, crevant l'etoffe mince, il la regarda. Elle aussi ruisselait, dans sa robe d'indienne a moitie defaite, le corsage degrafe du haut, montrant la chair blanche. Sous le mouchoir bleu dont elle avait couvert sa tete et sa nuque, ses yeux semblaient tres grands, au milieu de son visage muet, ardent de chaleur. Sans ajouter une parole, il se remit a la besogne, roulant sur ses hanches, abattant l'andain a chaque coup de faux, dans le grincement du fer qui cadencait sa marche; et elle, de nouveau ployee, le suivait, la main droite armee de sa faucille, dont elle se servait pour ramasser parmi les chardons sa brassee d'epis, qu'elle posait ensuite en javelle, regulierement, tous les trois pas. Quand il se relevait, le temps de s'essuyer le front d'un revers de main, et qu'il la voyait trop en arriere, les fesses hautes, la tete au ras du sol, dans cette posture de femelle qui s'offre, sa langue paraissait se secher davantage, il criait d'une voix rauque: --Feignante! faudrait voir a ne pas enfiler des perles! Palmyre, dans le champ voisin, ou depuis trois jours la paille des javelles avait seche, etait en train de lier des gerbes; et, elle, il ne la surveillait pas; car, ce qui ne se fait guere, il l'avait mise au cent de gerbes, sous le pretexte qu'elle n'etait plus forte, trop vieille deja, usee, et qu'il serait en perte s'il lui donnait trente sous, comme aux femmes jeunes. Meme elle avait du le supplier, il ne s'etait decide a la prendre qu'en la volant, de l'air resigne d'un chretien qui consent a une bonne oeuvre. La miserable soulevait trois, quatre javelles, tant que ses bras maigres pouvaient en contenir; puis avec un lien tout pret, elle nouait sa gerbe fortement. Ce liage, cette besogne si dure que les hommes d'habitude se reservent, l'epuisait, la poitrine ecrasee des continuelles charges, les bras casses d'avoir a etreindre de telles masses et de tirer sur les liens de paille. Elle avait apporte le matin une bouteille, qu'elle allait remplir, d'heure en heure, a une mare voisine, croupie et empestee, buvant goulument, malgre la diarrhee qui l'achevait depuis les chaleurs, dans le delabrement de son continuel exces de travail. Mais le bleu du ciel avait pali, d'une paleur de voute chauffee a blanc; et, du soleil attise, il tombait des braises. C'etait, apres le dejeuner, l'heure lourde, accablante de la sieste. Deja, Delhomme et son equipe, occupes, pres de la, a mettre des gerbes en ruche, quatre en bas, une en haut, pour le toit, avaient disparu, tous couches au fond de quelque pli de terrain. Un instant encore, on apercut debout le vieux Fouan, qui vivait chez son gendre, depuis quinze jours qu'il avait vendu sa maison; mais, a son tour, il dut s'etendre, on ne le vit plus. Et il ne resta dans l'horizon vide, sur les fonds braisillants des chaumes, au loin que la silhouette seche de la Grande, examinant une haute meule que son monde avait commencee, au milieu du petit peuple a moitie defait des ruches. Elle semblait un arbre durci par l'age, n'ayant plus rien a craindre du soleil, toute droite, sans une goutte de sueur, terrible et indignee contre ces gens qui dormaient. --Ah! zut! j'ai la peau qui pete, dit Buteau. Et, se tournant vers Francoise: --Dormons, hein? Il chercha du regard un peu d'ombre, n'en trouva pas. Le soleil, d'aplomb, tapait partout, sans qu'un buisson fut la pour les abriter. Enfin, il remarqua qu'au bout du champ, dans une sorte de petit fosse, le ble encore debout projetait une raie brune. --Eh! Palmyre, cria-t-il, fais-tu comme nous? Elle etait a cinquante pas, elle repondit d'une voix eteinte, qui arrivait pareille a un souffle: --Non, non, pas le temps. Il n'y eut plus qu'elle qui travaillat, dans la plaine embrasee. Si elle ne rapportait point ses trente sous, le soir, Hilarion la battrait; car non seulement il la tuait de ses appetits de brute, il la volait aussi a present pour se griser d'eau-de-vie. Mais ses forces dernieres la trahissaient. Son corps plat, sans gorge ni fesses, rabote comme une planche par le travail, craquait, pres de se rompre, a chaque nouvelle gerbe ramassee et liee. Et, le visage couleur de cendre, mange ainsi qu'un vieux sou, vieille de soixante ans a trente-cinq, elle achevait de laisser boire sa vie au brulant soleil, dans cet effort desespere de la bete de somme, qui va choir et mourir. Cote a cote, Buteau et Francoise s'etaient couches. Ils fumaient de sueur, maintenant qu'ils ne bougeaient plus, silencieux, les yeux clos. Tout de suite, un sommeil de plomb les accabla, ils dormirent une heure; et la sueur ne cessait pas, coulait de leurs membres, sous cet air immobile et pesant de fournaise. Lorsque Francoise rouvrit les yeux, elle vit Buteau, tourne sur le flanc, qui la regardait d'un regard jaune. Elle referma les paupieres, feignit de se rendormir. Sans qu'il lui eut encore rien dit, elle sentait bien qu'il voulait d'elle, depuis qu'il l'avait vue pousser et qu'elle etait une vraie femme. Cette idee la bouleversait: oserait-il, le cochon, que toutes les nuits elle entendait s'en donner avec sa soeur? Jamais ce rut hennissant de cheval ne l'avait irritee a ce point. Oserait-il? et elle l'attendait, le desirant sans le savoir, decidee, s'il la touchait, a l'etrangler. Brusquement, comme elle serrait les yeux, Buteau l'empoigna. --Cochon! cochon! begaya-t-elle en le repoussant. Lui, ricanait d'un air fou, repetait tout bas: --Bete! laisse-toi faire!... Je te dis qu'ils dorment, personne ne regarde. A ce moment, la tete bleme et agonisante de Palmyre apparut au-dessus des bles, se tournant au bruit. Mais elle ne comptait pas, celle-la, pas plus qu'une vache qui aurait allonge son mufle. Et, en effet, elle se remit a ses gerbes, indifferente. On entendit de nouveau le craquement de ses reins, a chaque effort. --Bete! goutes-y donc! Lise n'en saura rien. Au nom de sa soeur, Francoise qui faiblissait, vaincue, se raidit davantage. Et, des lors, elle ne ceda pas, tapant des deux poings, ruant de ses deux jambes nues, qu'il avait deja decouvertes jusqu'aux hanches. Est-ce qu'il etait a elle, cet homme? est-ce qu'elle voulait les restes d'une autre? --Va donc avec ma soeur, cochon! creve-la, si ca l'amuse! fais-lui un enfant tous les soirs! Buteau, sous les coups, commencait a se facher, grondait, croyait qu'elle avait seulement peur des suites. --Foutue bete! quand je te jure que je m'oterai, que je ne t'en ferai pas, d'enfant! D'un coup de pied, elle l'atteignit au bas-ventre, et il dut la lacher, il la poussa si brutalement, qu'elle etouffa un cri de douleur. Il etait temps que le jeu finit, car Buteau, lorsqu'il se mit debout, apercut Lise qui revenait, apportant le gouter. Il marcha a sa rencontre, la retint, pour permettre a Francoise de rabattre ses jupes. L'idee qu'elle allait tout dire, lui donnait le regret de ne pas l'avoir assommee d'un coup de talon. Mais elle ne parla pas, elle se contenta de s'asseoir au milieu des javelles, l'air tetu et insolent. Et, comme il recommencait a faucher, elle resta la, oisive, en princesse. --Quoi donc? lui demanda Lise, allongee aussi, lasse de sa course, tu ne travailles pas? --Non, ca m'embete! repondit-elle rageusement. Alors, Buteau, n'osant la secouer, tomba sur sa femme. Qu'est-ce qu'elle foutait encore la, etendue comme une truie, a chauffer son ventre au soleil? Ah! quelque chose de propre, une fameuse courge a faire murir! Elle s'egaya de ce mot, ayant garde sa gaiete de grasse commere: c'etait peut-etre bien vrai que ca le murissait, que ca le poussait, le petiot; et, sous le ciel de flamme, elle arrondissait ce ventre enorme, qui semblait la bosse d'un germe, soulevee de la terre feconde. Mais, lui, ne riait pas. Il la fit se redresser brutalement, il voulut qu'elle essayat de l'aider. Genee par cette masse qui lui tombait sur les cuisses, elle dut s'agenouiller, elle ramassa les epis d'un mouvement oblique, soufflante et monstrueuse, le ventre deplace, rejete dans le flanc droit. --Puisque tu ne fiches rien, dit-elle a sa soeur, rentre au moins a la maison... Tu feras la soupe. Francoise, sans une parole, s'eloigna. Dans la chaleur encore etouffante la Beauce avait repris son activite, les petits points noirs des equipes reparaissaient, grouillants, a l'infini. Delhomme achevait ses ruches avec ses deux serviteurs; tandis que la Grande regardait monter sa meule, appuyee sur sa canne, toute prete a l'envoyer par la figure des paresseux. Fouan alla y donner un coup d'oeil, revint s'absorber devant la besogne de son gendre, erra ensuite de son pas alourdi de vieillard qui se souvient et qui regrette. Et Francoise, la tete bourdonnante, mal remise de la secousse, suivait le chemin neuf, lorsqu'une voix l'appela. --Par ici! viens donc! C'etait Jean, a demi cache derriere les gerbes, que, depuis le matin, il charriait des pieces voisines. Il venait de decharger sa voiture, les deux chevaux attendaient immobiles au soleil. On ne devait se mettre a la grande meule que le lendemain, et il avait simplement fait des tas, trois sortes de murs entre lesquels se trouvait comme une chambre, un trou de paille profond et discret. --Viens donc! c'est moi! Machinalement, Francoise obeit a cet appel. Elle n'eut pas meme la defiance de regarder en arriere. Si elle s'etait tournee, elle aurait apercu Buteau qui se haussait, surpris de lui voir quitter la route. Jean plaisanta d'abord. --Tu es bien fiere, que tu passes sans dire bonjour aux amis! --Dame! repondit-elle, tu te caches, on ne te voit pas. Alors, il se plaignit du mauvais accueil qu'on lui faisait maintenant chez les Buteau, Mais elle n'avait pas la tete a cela, elle se taisait, elle ne lachait que des paroles breves. D'elle-meme, elle s'etait laissee tomber sur la paille, au fond du trou, comme brisee de fatigue. Une seule chose l'emplissait, etait restee dans sa chair, materielle, aigue: l'attaque de cet homme au bord du champ, la-bas, ses mains chaudes dont elle se sentait encore, l'etau aux cuisses, son odeur qui la suivait, son approche de male qu'elle attendait toujours, l'haleine coupee, dans une angoisse de desir combattu. Elle fermait les yeux, elle suffoquait. Jean, alors, ne parla plus. A la voir ainsi, renversee, s'abandonnant, le sang de ses veines battait a grands coups. Il n'avait point calcule cette rencontre, il resistait, dans son idee que ce serait mal d'abuser de cette enfant. Mais le bruit de son coeur l'etourdissait, il l'avait tant desiree! et l'image de la possession l'affolait, comme dans ses nuits de fievre. Il se coucha pres d'elle, il se contenta d'abord de sa main, puis de ses deux mains, qu'il serrait a les broyer, en n'osant meme les porter a sa bouche. Elle ne les retirait pas, elle rouvrit ses yeux vagues, aux paupieres lourdes, elle le regarda, sans un sourire, sans une honte, la face nerveusement allongee. Et ce fut ce regard muet, presque douloureux, qui le rendit tout d'un coup brutal. Il se rua sous les jupes, l'empoigna aux cuisses, comme l'autre. --Non, non, balbutia-t-elle, je t'en prie... c'est sale... Mais elle ne se defendit point. Elle n'eut qu'un cri de douleur. Il lui semblait que le sol fuyait sous elle; et, dans ce vertige, elle ne savait plus: etait-ce l'autre qui revenait? elle retrouvait la meme rudesse, la meme acrete du male, fumant de gros travail au soleil. La confusion devint telle, dans le noir incendie de ses paupieres obstinement closes, qu'il lui echappa des mots, begayes, involontaires. --Pas d'enfant... ote-toi... Il fit un saut brusque, et cette semence humaine, ainsi detournee et perdue, tomba dans le ble mur, sur la terre, qui, elle, ne se refuse jamais, le flanc ouvert a tous les germes, eternellement feconde. Francoise rouvrit les yeux, sans une parole, sans un mouvements hebetee. Quoi? c'etait deja fini, elle n'avait pas eu plus de plaisir! Il ne lui en restait qu'une souffrance. Et l'idee de l'autre lui revint, dans le regret inconscient de son desir trompe. Jean, a son cote, la fachait. Pourquoi avait-elle cede? elle ne l'aimait pas, ce vieux! Il demeurait comme elle immobile, ahuri de l'aventure. Enfin, il eut un geste mecontent, il chercha quelque chose a lui dire, ne trouva rien. Gene davantage, il prit le parti de l'embrasser; mais elle se reculait, elle ne voulait plu, qu'il la touchat. --Faut que je m'en aille, murmura-t-il. Toi, reste encore. Elle ne repondit point, les regards en l'air, perdus dans le ciel. --N'est-ce pas? attends cinq minutes, qu'on ne te voie pas reparaitre en meme temps que moi. Alors, elle se decida a desserrer les levres. --C'est bon, va-t'en! Et ce fut tout, il fit claquer son fouet, jura contre ses chevaux, s'en alla a cote de sa voiture, d'un pas alourdi, la tete basse. Cependant, Buteau s'etonnait d'avoir perdu Francoise derriere les gerbes, et lorsqu'il vit Jean s'eloigner, il eut un soupcon. Sans se confier a Lise, il partit, courbe, en chasseur qui ruse. Puis, d'un elan, il tomba au beau milieu de la paille, au fond du trou. Francoise n'avait point bouge, dans la torpeur qui l'engourdissait, ses yeux vagues toujours en l'air, ses jambes restees nues. Il n'y avait pas a nier, elle ne l'essaya pas. --Ah! garce! ah! salope! c'est avec ce gueux que tu couches, et tu me flanques des coups de pied dans le ventre, a moi!.... Nom de Dieu! nous allons bien voir. Il la tenait deja, elle lut clairement sur sa face congestionnee qu'il voulait profiter de l'occasion. Pourquoi pas lui, maintenant, puisque l'autre venait d'y passer? Des qu'elle sentit de nouveau la brulure de ses mains, elle fut reprise de sa revolte premiere. Il etait la, et elle ne le regrettait plus, elle ne le voulait plus, sans avoir elle-meme conscience des sautes de sa volonte, dans une protestation rancuniere et jalouse de tout son etre. --Veux-tu me laisser, cochon!... Je te mords! Une seconde fois, il dut y renoncer. Mais il begayait de fureur, enrage de ce plaisir qu'on avait pris sans lui. --Ah! je m'en doutais que vous fricassiez ensemble!... J'aurait du le foutre dehors depuis longtemps... Nom de Dieu de cateau! qui te fais tanner le cuir par ce vilain bougre! Et le flot d'ordures continua, il lacha tous les mots abominables, parla de l'acte avec une crudite, qui la remettait nue, honteusement. Elle, enragee aussi, raidie et pale, affectait un grand calme, repondait a chaque salete, d'une voix breve: --Qu'est-ce que ca te fiche?... Si ca me plait, est-ce que je ne suis pas libre? --Eh bien! je vas te flanquer a la porte, moi! Oui, tout a l'heure, en rentrant... Je vas dire la chose a Lise, comment je t'ai trouvee, ta chemise sur-la tete; et tu iras te faire tamponner ailleurs, puisque ca t'amuse. Maintenant, il la poussait devant lui, il la ramenait vers le champ, ou sa femme attendait. --Dis-le a Lise.... Je m'en irai, si je veux. --Si tu veux, ah! c'est ce que nous allons voir!... A coup de pied au cul! Pour couper au plus court, il lui faisait traverser la piece des Cornailles restee jusque-la indivise entre elle et sa soeur, cette piece dont il avait toujours retarde le partage; et, brusquement, il demeura saisi, une idee aigue lui etait sautee au cerveau: il avait vu dans un eclair, s'il la chassait, le champ tranche en deux, la moitie emportee par elle, donnee au galant peut-etre. Cette idee le glaca, fit tomber net son desir exaspere. Non! c'etait bete, fallait pas tout lacher pour une fois qu'une fille vous laissait le bec en l'air. Ca se retrouve, la gaudriole; tandis que la terre, quand on la tient, le vrai est de la garder. Il ne disait plus rien, il avancait d'un pas ralenti, ennuye, ne sachant comment rattraper ses violences, avant de rejoindre sa femme. Enfin, il se decida. --Moi, je n'aime pas les mauvais coeurs, c'est parce que tu as l'air d'etre degoutee de moi, que ca me vexe.... Autrement, je n'ai guere envie de faire du chagrin a ma femme, dans sa position.... Elle s'imagina qu'il craignait d'etre vendu a Lise, lui aussi. --Ca, tu peux en etre sur: si tu parles, je parlerai. --Oh! je n'en ai pas peur, reprit-il avec un aplomb tranquille. Je dirai que tu mens, que tu te venges de ce que je t'ai surprise. Puis, comme ils arrivaient, il conclut d'une voix rapide: --Alors, ca reste entre nous.... Faudra voir a en recauser tous les deux. Lise, pourtant, commencait a s'etonner, ne comprenant, pas comment Francoise revenait ainsi avec Buteau. Celui-ci raconta que cette paresseuse etait allee bouder derriere une meule, la-bas. D'ailleurs, un cri rauque les interrompit, on oublia l'affaire. --Quoi donc? qui a crie? C'etait un cri effrayant, un long soupir hurle, pareil a la plainte de mort d'une bete qu'on egorge. Il monta et s'eteignit, dans la flamme implacable du soleil. --Hein? qui est-ce? un cheval bien sur, les os casses! Ils se tournerent, et ils virent Palmyre encore debout, dans le chaume voisin, au milieu des javelles. Elle serrait, de ses bras defaillants, contre sa poitrine plate, une derniere gerbe, qu'elle s'efforcait de lier. Mais elle jeta un nouveau cri d'agonie, plus dechire, d'une detresse affreuse; et lachant tout, tournant sur elle-meme, elle s'abattit dans le ble, foudroyee par le soleil qui la chauffait depuis douze heures. Lise et Francoise se haterent, Buteau les suivit, d'un pas moins empresse; tandis que, des pieces d'alentour, tout le monde aussi arrivait, les Delhomme, Fouan qui rodait par la, la Grande qui chassait les pierres du bout de sa canne. --Qu'y a-t-il donc? --C'est la Palmyre qui a une attaque. --Je l'ai bien vue tomber, de la-bas. --Ah! mon Dieu! Et tous, autour d'elle, dans l'effroi mysterieux dont la maladie frappe le paysan, la regardaient, sans trop oser s'approcher. Elle etait allongee, la face au ciel, les bras en croix, comme crucifiee sur cette terre, qui l'avait usee si vite a son dur labeur, et qui la tuait. Quelque vaisseau avait du se rompre, un filet de sang coulait de sa bouche. Mais elle s'en allait plus encore d'epuisement, sous des besognes de bete surmenee, si seche au milieu du chaume, si reduite a rien, qu'elle n'y etait qu'une loque, sans chair, sans sexe, exhalant son dernier petit souffle dans la fecondite grasse des moissons. Cependant, la Grande, l'aieule, qui l'avait reniee et qui jamais ne lui parlait, s'avanca enfin. Je crois bien qu'elle est morte. Et elle la poussa de sa canne. Le corps, les yeux ouverts et vides dans l'eclatante lumiere, la bouche elargie au vent de l'espace, ne remua pas. Sur le menton, le filet de sang se caillait. Alors, la grand'mere, qui s'etait baissee, ajouta: --Bien sur qu'elle est morte.... Vaut mieux ca que d'etre a la charge des autres. Tous, saisis, ne bougeaient plus. Est-ce qu'on pouvait la toucher, sans aller chercher le maire? Ils parlaient d'abord a voix basse, puis ils se remirent a crier, pour s'entendre. --Je vas querir mon echelle, qui est la-bas contre la meule, finit par dire Delhomme. Ca servira de civiere.... Un mort, faut jamais le laisser par terre, ce n'est pas bien. Mais, quand il revint avec l'echelle, et qu'on voulut prendre des gerbes et y faire un lit pour le cadavre, Buteau grogna. --On te le rendra ton ble! --J'y compte, fichtre! Lise, un peu honteuse de cette ladrerie, ajouta deux javelles comme oreiller, et l'on y deposa le corps de Palmyre, pendant que Francoise, dans une sorte de reve, etourdie de cette mort qui tombait au milieu de sa premiere besogne avec l'homme, ne pouvait detacher les yeux du cadavre, tres triste, etonnee surtout que cela eut jamais pu etre une femme. Elle demeura ainsi que Fouan, a garder, en attendant le depart; et le vieux ne disait rien non plus, avait l'air de penser que ceux qui s'en vont sont bien heureux. Quand le soleil se coucha, a l'heure ou l'on rentre, deux hommes vinrent, prendre la civiere. Le fardeau n'etait pas lourd, ils n'avaient guere besoin d'etre relayes. Pourtant, d'autres les accompagnerent, tout un cortege se forma. On coupa a travers champs, pour eviter le detour de la route. Sur les gerbes, le corps se raidissait, et des epis, derriere la tete, retombaient et se balancaient, aux secousses cadencees des pas. Maintenant, il ne restait au ciel que la chaleur amassee, une chaleur rousse, appesantie dans l'air bleu. A l'horizon, de l'autre cote de la vallee du Loir, le soleil, noye dans une vapeur, n'epandait plus sur la Beauce qu'une nappe de rayons jaunes, au ras du sol. Tout semblait de ce jaune, de cette dorure des beaux soirs de moisson. Les bles encore debout avaient des aigrettes de flamme rose; les chaumes herissaient des brins de vermeil luisant; et, de toutes parts, a l'infini, bossuant cette mer blonde, les meules moutonnaient, paraissaient grandir demesurement, flambantes d'un cote, deja noires de l'autre, jetant des ombres qui s'allongeaient, jusqu'aux lointains perdus de la plaine. Une grande serenite tomba, il n'y eut plus, tres haut, qu'un chant d'alouette. Personne ne parlait, parmi les travailleurs harasses, qui suivaient avec une resignation de troupeau, la tete basse. Et l'on n'entendait qu'un petit bruit de l'echelle, sous le balancement de la morte, rapportee dans le ble mur. Ce soir-la, Hourdequin regla le compte de ses moissonneurs, qui avaient fini la besogne convenue. Les hommes emportaient cent vingt francs, les femmes soixante, pour leur mois de travail. C'etait une annee bonne, pas trop de bles verses ou la faux s'ebreche, pas un orage pendant la coupe. Aussi fut-ce au milieu de grands cris que le capitaine, accompagne de son equipe, presenta la gerbe, la croix d'epis tresses, a Jacqueline, qu'on traitait en maitresse de la maison; et la "ripane", le repas d'adieu traditionnel, fut tres gai: on mangea trois gigots et cinq lapins, on trinqua si tard, que tous se coucherent en ribote. Jacqueline, grise elle-meme, faillit se faire prendre par Hourdequin, au cou de Tron. Etourdi, Jean etait alle se jeter sur la paille de sa soupente. Malgre sa fatigue, il ne dormit point, l'image de Francoise etait revenue et le tourmentait. Cela lui causait de la surprise, presque de la colere, car il avait eu si peu de plaisir avec cette fille, apres tant de nuits passees a la vouloir! Depuis, il se sentait tout vide, il aurait bien jure qu'il ne recommencerait pas. Et voila qu'a peine couche, il la revoyait se dresser, il la desirait encore, dans une rage d'evocation charnelle: l'acte, la-bas, renaissait, cet acte auquel il n'avait pas pris gout, dont les moindres details, maintenant, fouettaient sa chair. Comment la ravoir, ou la tenir le lendemain, les jours suivants, toujours? Un frolement le fit tressaillir, une femme se coulait pres de lui: c'etait la Percheronne, la ramasseuse, etonnee qu'il ne vint point, cette nuit derniere. D'abord, il la repoussa; puis, il l'etouffa d'une etreinte; et il etait avec l'autre, il l'aurait brisee ainsi, les membres serres, jusqu'a l'evanouissement. A cette meme heure, Francoise, reveillee en sursaut, se leva, ouvrit la lucarne de sa chambre, pour respirer. Elle avait reve qu'on se battait, que des chiens mangeaient la porte, en bas. Des que l'air l'eut rafraichie un peu, elle se retrouva avec l'idee des deux hommes, l'un qui la voulait, l'autre qui l'avait prise; et elle ne reflechissait pas plus loin, cela tournait simplement en elle, sans qu'elle jugeat ni decidat rien. Mais elle tendit l'oreille, ce n'etait donc pas un reve? un chien hurlait au loin, au bord de l'Aigre. Ensuite, elle se souvint: c'etait Hilarion, qui, depuis la tombee du jour, hurlait pres du cadavre de Palmyre. On avait tente de le chasser, il s'etait cramponne, avait mordu, refusant de lacher ses restes, sa soeur, sa femme, son tout; et il hurlait sans fin, d'un hurlement qui emplissait la nuit. Francoise, frissonnante, ecouta longtemps. V --Pourvu que la Coliche ne vele pas en meme temps que moi! repetait Lise chaque matin. Et, trainant son ventre enorme, Lise s'oubliait dans l'etable, a regarder d'un oeil inquiet la vache, dont le ventre, lui aussi, avait grossi demesurement. Jamais bete ne s'etait enflee a ce point, d'une rondeur de futaille, sur ses jambes devenues greles. Les neuf mois tombaient juste le jour de la Saint-Fiacre, car Francoise avait eu le soin d'inscrire la date ou elle l'avait menee au taureau. Malheureusement, c'etait Lise qui, pour son compte, n'etait pas certaine, a quelques jours pres. Cet enfant-la avait pousse si drolement, sans qu'on le voulut, qu'elle ne pouvait savoir. Mais ca taperait bien sur dans les environs de la Saint-Fiacre, peut-etre la veille, peut-etre le lendemain. Et elle repetait, desolee: --Pourvu que la Coliche ne vele pas en meme temps que moi!... Ca en ferait, une affaire! Ah! bon sang! nous serions propres! On gatait beaucoup la Coliche, qui etait depuis dix ans dans la maison. Elle avait fini par etre une personne de la famille. Les Buteau se refugiaient pres d'elle, l'hiver, n'avaient pas d'autre chauffage que l'exhalaison chaude de ses flancs. Et elle-meme se montrait tres affectueuse, surtout a l'egard de Francoise. Elle la lechait de sa langue rude, a la faire saigner, elle lui prenait, du bout des dents, des morceaux de sa jupe, pour l'attirer et la garder toute a elle. Aussi la soignait-on davantage, a mesure que le velage approchait: des soupes chaudes, des sorties aux bons moments de la journee, une surveillance de chaque heure. Ce n'etait pas seulement qu'on l'aimat, c'etaient aussi les cinquante pistoles qu'elle representait, le lait, le beurre, les fromages, une vraie fortune, qu'on pouvait perdre, en la perdant. Depuis la moisson, une quinzaine venait de s'ecouler. Dans le menage, Francoise avait repris sa vie habituelle, comme s'il ne se fut rien passe entre elle et Buteau. Il semblait avoir oublie, elle-meme evitait de songer a ces choses, qui la troublaient. Jean, rencontre et averti par elle, n'etait pas revenu. Il la guettait au coin des haies, il la suppliait de s'echapper, de le rejoindre le soir, dans des fosses qu'il indiquait. Mais elle refusait, effrayee, cachant sa froideur sous des airs de grande prudence. Plus tard, quand on aurait moins besoin d'elle a la maison. Et, un soir qu'il l'avait surprise descendant chez Macqueron acheter du sucre, elle s'obstina a ne pas le suivre derriere l'eglise, elle lui parla tout le temps de la Coliche, des os qui commencaient a se casser, du derriere qui s'ouvrait, signes certains auxquels lui-meme declara que ca ne pouvait pas aller bien loin, maintenant. Et voila que, juste la veille de la Saint-Fiacre, Lise, le soir, apres le diner, fut prise de grosses coliques, au moment ou elle etait dans l'etable avec sa soeur, a regarder la vache, qui, les cuisses ecartees par l'enflure de son ventre, souffrait, elle aussi, en meuglant doucement. --Quand je le disais! cria-t-elle, furieuse. Ah! nous sommes propres! Pliee en deux, tenant a pleins bras son ventre a elle, le brutalisant pour le punir, elle recriminait, elle lui parlait: est-ce qu'il n'allait pas lui foutre la paix? il pouvait bien attendre! C'etaient comme des mouches qui la piquaient aux flancs, et les coliques lui partaient des reins, pour lui descendre jusque dans les genoux. Elle refusait de se mettre au lit, elle pietinait, en repetant qu'elle voulait faire rentrer ca. Vers dix heures, lorsqu'on eut couche le petit Jules, Buteau, ennuye de voir que rien n'arrivait, decide a dormir, laissa Lise et Francoise s'enteter dans l'etable, autour de la Coliche, dont les souffrances grandissaient. Toutes deux commencaient a etre inquietes, ca ne marchait guere, bien que le travail, du cote des os, parut fini. Le passage y etait, pourquoi le veau ne sortait-il pas? Elles flattaient la bete, l'encourageaient, lui apportaient des friandises, du sucre, que celle-ci refusait, la tete basse, la croupe agitee de secousses profondes. A minuit, Lise, qui jusque-la s'etait tordue, se trouva brusquement soulagee: ce n'etait encore, pour elle, qu'une fausse alerte, des douleurs errantes; mais elle fut persuadee qu'elle avait rentre ca, comme elle aurait reprime un besoin. Et, la nuit entiere, elle et sa soeur veillerent la Coliche, la soignant, faisant chauffer des torchons, qu'elles lui appliquaient brulants sur la peau; tandis que l'autre vache, Rougette, la derniere achetee au marche de Cloyes, etonnee de cette chandelle qui brulait, les suivait de ses gros yeux bleuatres, ensommeilles. Au soleil levant, Francoise, voyant qu'il n'y avait toujours rien, se decida a courir chercher leur voisine, la Frimat. Celle-ci etait reputee pour ses connaissances, elle avait aide tant de vaches, qu'on recourait volontiers a elle dans les cas difficiles, afin de s'eviter la visite du veterinaire. Des qu'elle arriva, elle eut une moue. --Elle n'a pas bon air, murmura-t-elle. Depuis quand est-elle comme ca? --Mais depuis douze heures. La vieille femme continua de tourner derriere la bete, mit son nez partout, avec de petits hochements de menton, des mines maussades, qui effrayaient les deux autres. --Pourtant, conclut-elle, v'la la bouteille qui vient... Faut attendre pour voir. Alors, toute la matinee fut employee a regarder se former la bouteille, la poche que les eaux gonflent et poussent au dehors. On l'etudiait, on la mesurait, on la jugeait: une bouteille tout de meme qui en valait une autre, bien qu'elle s'allongeat, trop grosse. Mais, des neuf heures, le travail s'arreta de nouveau, la bouteille pendit, stationnaire, lamentable, agitee d'un balancement regulier, par les frissons convulsifs de la vache, dont la situation empirait a vue d'oeil. Lorsque Buteau rentra des champs pour dejeuner, il prit peur a son tour, il parla d'aller chercher Patoir, tout en fremissant a l'idee de l'argent que ca couterait. --Un veterinaire! dit aigrement la Frimat, pour qu'il te la tue, hein? Celle au pere Saucisse lui a bien claque sous le nez... Non, vois-tu, je vas crever la bouteille, et je l'irai chercher, moi, ton veau! --Mais, fit remarquer Francoise, monsieur Patoir defend de la crever. Il dit que ca aide, l'eau dont elle est pleine. La Frimat eut un haussement d'epaules exaspere. Un bel ane, Patoir! Et, d'un coup de ciseaux, elle fendit la poche. Les eaux ruisselerent avec un bruit d'ecluse, tous s'ecarterent, trop tard, eclabousses. Un instant, la Coliche souffla plus a l'aise, la vieille femme triompha. Elle avait frotte sa main droite de beurre, elle l'introduisit, tacha d'aller reconnaitre la position du veau; et elle fouillait la-dedans, sans hate. Lise et Francoise la regardaient faire, les paupieres battantes d'anxiete. Buteau lui-meme, qui n'etait pas retourne aux champs, attendait, immobile et ne respirant plus. --Je sens les pieds, murmura-t-elle, mais la tete n'est pas la... Ce n'est guere bon, quand on ne trouve pas la tete... Elle dut oter sa main. La Coliche, secouee d'une tranchee violente, poussait si fort, que les pieds parurent. C'etait toujours ca, les Buteau eurent un soupir de soulagement: ils croyaient tenir deja un peu de leur veau, en voyant ces pieds qui passaient; et, des lors, ils furent travailles d'une pensee unique, tirer, pour l'avoir tout de suite, comme s'ils avaient eu peur qu'il ne rentrat et qu'il ne ressortit plus. --Vaudrait mieux ne pas le bousculer, dit sagement la Frimat. Il finira bien par sortir. Francoise etait de cet avis. Mais Buteau s'agitait, venait toucher les pieds a toutes minutes, en se fachant de ce qu'ils ne s'allongeaient pas. Brusquement il prit une corde, qu'il y noua d'un noeud solide, aide de sa femme, aussi fremissante que lui; et, comme justement la Becu entrait, amenee par son flair, on tira, tous atteles a la corde, Buteau d'abord, puis la Frimat, la Becu, Francoise, Lise elle-meme, accroupie, avec son gros ventre. --Ohe hisse! criait Buteau, tous ensemble!... Ah! le chameau, il n'a pas grouille d'un pouce, il est colle la-dedans!... Aie donc! aie donc! bougre! Les femmes, suantes, essoufflees, repetaient: --Ohe hisse!... Aie donc! bougre! Mais il y eut une catastrophe. La corde, vieille, a demi pourrie, cassa, et toutes furent culbutees dans la litiere, au milieu de cris et de jurons. --Ca ne fait rien, il n'y a pas de mal! declara Lise qui avait roule jusqu'au mur et qu'on se hatait de relever. Cependant, a peine debout, elle eut un eblouissement, il lui fallut s'asseoir. Un quart d'heure plus tard, elle se tenait le ventre, les douleurs de la veille recommencaient, profondes, a des intervalles reguliers. Et elle qui croyait avoir rentre ca! Quel fichu guignon tout de meme que la vache n'allat pas plus vite, et qu'elle, maintenant, fut reprise, a ce point qu'elle etait bien capable de la rattraper! On n'evitait pas le sort, c'etait dit, que toutes les deux veleraient ensemble. Elle poussait de grands soupirs, une querelle eclata entre elle et son homme. Aussi, nom de Dieu! pourquoi avait-elle tire? est-ce que ca la regardait, le sac des autres? qu'elle vidat donc le sien, d'abord! Elle repondit par des injures, tellement elle souffrait: cochon! salop! s'il ne le lui avait pas empli, son sac, il ne la generait pas tant! --Tout ca, fit remarquer la Frimat, c'est des paroles, ca n'avance a rien. Et la Becu ajouta: --Ca soulage tout de meme. On avait heureusement envoye le petit Jules chez le cousin Delhomme, pour s'en debarrasser. Il etait trois heures, on attendit jusqu'a sept. Rien ne vint, la maison etait un enfer: d'un cote, Lise qui s'entetait sur une vieille chaise, a se tortiller en geignant; de l'autre, la Coliche qui ne jetait qu'un cri, dans des frissons et des sueurs, d'un caractere de plus en plus grave. La seconde vache, Rougette, s'etait mise a meugler de peur. Francoise alors perdit la tete, et Buteau, jurant, gueulant, voulut tirer encore. Il appela deux voisins, on tira a six, comme pour deraciner un chene, avec une corde neuve, qui ne cassa pas, cette fois. Mais la Coliche, ebranlee, tomba sur le flanc et resta dans la paille, allongee, soufflante, pitoyable. --Le bougre, nous ne l'aurons pas! declara Buteau en nage, et la garce y passera avec lui! Francoise joignit les mains, suppliante. --Oh! va chercher monsieur Patoir!... Ca coutera ce que ca coutera, va chercher monsieur Patoir! Il etait devenu sombre. Apres un dernier combat, sans repondre un mot, il sortit la carriole. La Frimat, qui affectait de ne plus s'occuper de la vache, depuis qu'on reparlait du veterinaire, s'inquietait maintenant de Lise. Elle etait bonne aussi pour les accouchements, toutes les voisines lui passaient par les mains. Et elle semblait soucieuse, elle ne cachait point ses craintes a la Becu, qui rappela Buteau, en train d'atteler. --Ecoutez... Elle souffre beaucoup, votre femme. Si vous rameniez aussi un medecin. Il demeura muet, les yeux arrondis. Quoi donc? encore une qui voulait se faire dorloter! Bien sur qu'il ne payerait pas pour tout le monde! --Mais non! mais non! cria Lise entre deux coliques. Ca ira toujours, moi! On n'a pas d'argent a jeter par les fenetres. Buteau se hata de fouetter son cheval, et la carriole se perdit sur la route de Cloyes, dans la nuit tombante. Lorsque, deux heures plus tard, Patoir arriva enfin, il trouva tout au meme point, la Coliche ralant sur le flanc, et Lise se tordant comme un ver, a moitie glisse de sa chaise. Il y avait vingt-quatre heures que les choses duraient. --Pour laquelle, voyons? demanda le veterinaire, qui etait d'esprit jovial. Et, tout de suite, tutoyant Lise: --Alors, ma grosse, si ce n'est pas pour toi, fais-moi le plaisir de te coller dans ton lit. Tu en as besoin. Elle ne repondit pas, elle ne s'en alla pas. Deja, il examinait la vache. --Fichtre! elle est dans un foutu etat, votre bete. Vous venez toujours me chercher trop tard... Et vous avez tire, je vois ca. Hein? vous l'auriez plutot fendue en deux, que d'attendre, sacres maladroits! Tous l'ecoutaient, la mine basse, l'air respectueux et desespere; et, seule, la Frimat pincait les levres, pleine de mepris. Lui, otant son paletot, retroussant ses manches, rentrait les pieds, apres les avoir noues d'une ficelle, pour les ravoir; puis, il plongea la main droite. --Pardi! reprit-il au bout d'un instant, c'est bien ce que je pensais: la tete se trouve repliee a gauche, vous auriez pu tirer jusqu'a demain, jamais il ne serait sorti... Et, vous savez, mes enfants, il est fichu, votre veau. Je n'ai pas envie de me couper les doigts a ses quenottes, pour le retourner. D'ailleurs, je ne l'aurais pas davantage, et j'abimerais la mere. Francoise eclata en sanglots. --Monsieur Patoir, je vous en prie, sauvez notre vache... Cette pauvre Coliche qui m'aime... Et Lise, qu'une tranchee verdissait, et Buteau, bien portant, si dur au mal des autres, se lamentaient, s'attendrissaient, dans la meme supplication. --Sauvez notre vache, notre vieille vache qui nous donne de si bon lait, depuis des annees et des annees... Sauvez-la, monsieur Patoir... --Mais, entendons-nous bien, je vas etre force de decouper le veau. --Ah! le veau, on s'en fout, du veau!... Sauvez notre vache, monsieur Patoir, sauvez-la! Alors, le veterinaire, qui avait apporte un grand tablier bleu, se fit preter un pantalon de toile; et, s'etant mis tout nu dans un coin, derriere la Rougette, il enfila simplement le pantalon, puis attacha le tablier a ses reins. Quand il reparut, avec sa bonne face de dogue, gros et court dans ce costume leger, la Coliche souleva la tete, s'arreta de se plaindre, etonnee sans doute. Mais personne n'eut un sourire, tellement l'attente serrait les coeurs. --Allumez des chandelles! Il en fit planter quatre par terre, et il s'allongea sur le ventre, dans la paille, derriere la vache, qui ne pouvait plus se lever. Un instant, il resta aplati, le nez entre les cuisses de la bete. Ensuite, il se decida a tirer sur la ficelle, pour ramener les pieds, qu'il examina attentivement. Pres de lui, il avait pose une petite boite longue, et il se redressait sur un coude, et il en sortait un bistouri, lorsqu'un gemissement rauque l'etonna et le fit s'asseoir. --Comment! ma grosse, tu es encore la?... Aussi, je me disais: ce n'est pas la vache! C'etait Lise, prise des grandes douleurs, qui poussait, les flancs arraches. --Mais, nom de Dieu! va donc faire ton affaire chez toi, et laisse-moi faire la mienne ici! Ca me derange, ca me tape sur les nerfs, parole d'honneur! de t'entendre pousser derriere moi... Voyons, est-ce qu'il y a du bon sens! emmenez-la, vous autres! La Frimat et la Becu se deciderent a prendre chacune Lise sous un bras et a la conduire dans sa chambre. Elle s'abandonnait, elle n'avait plus la force de resister. Mais, en traversant la cuisine, ou brulait une chandelle solitaire, elle exigea pourtant qu'on laissat toutes les portes ouvertes, dans l'idee qu'elle serait ainsi moins loin. Deja, la Frimat avait prepare le lit de misere, selon l'usage des campagnes: un simple drap jete au milieu de la piece, sur une botte de paille, et trois chaises renversees. Lise s'accroupit, s'ecartela, adossee a une des chaises, la jambe droite contre la seconde, la gauche contre la troisieme. Elle ne s'etait pas meme deshabillee, ses pieds s'arc-boutaient dans leurs savates, ses bas bleus montaient a ses genoux; et sa jupe, rejetee sur sa gorge, decouvrait son ventre monstrueux, ses cuisses grasses, tres blanches, si elargies, qu'on lui voyait jusqu'au coeur. Dans l'etable, Buteau et Francoise etaient restes pour eclairer Patoir, tous les deux assis sur leurs talons, approchant chacun une chandelle, tandis que le veterinaire, allonge de nouveau, pratiquait au bistouri une section autour du jarret de gauche. Il decolla la peau, tira sur l'epaule qui se depouilla et s'arracha. Mais Francoise, palissante, defaillante, laissa tomber sa chandelle et s'enfuit en criant: --Ma pauvre vieille Coliche... Je ne veux pas voir ca! je ne veux pas voir ca! Patoir s'emporta, d'autant plus qu'il dut se relever, pour eteindre un commencement d'incendie, determine dans la paille par la chute de la chandelle. --Nom de Dieu de gamine! ca vous a des nerfs de princesse!... Elle nous fumerait comme des jambons. Toujours courant, Francoise etait allee se jeter sur une chaise, dans la piece ou accouchait sa soeur, dont l'ecartement beant ne l'emotionna pas, comme s'il se fut agi d'une chose naturelle et ordinaire, apres ce qu'elle venait de voir. D'un geste, elle chassait cette vision de chairs decoupees toutes vives; et elle raconta en begayant ce qu'on faisait a la vache. --Ca ne peut pas marcher, faut que j'y retourne, dit soudain Lise, qui malgre ses douleurs, se souleva pour quitter ses trois chaises. Mais deja la Frimat et la Becu, se fachant, la maintenaient en place. --Ah ca! voulez-vous bien rester tranquille! Qu'est-ce que vous avez donc dans le corps? Et la Frimat ajouta: --Bon! voila que vous crevez la bouteille, vous aussi! En effet, les eaux etaient parties d'un jet brusque, que la paille, sous le drap, but tout de suite; et les derniers efforts de l'expulsion commencerent. Le ventre nu poussait malgre lui, s'enflait a eclater, pendant que les jambes, avec leurs bas bleus, se repliaient et s'ouvraient, d'un mouvement inconscient de grenouille qui plonge. --Voyons, reprit la Becu, pour vous tranquilliser, j'y vas aller, moi, et je vous donnerai des nouvelles. Des lors, elle ne fit que courir de la chambre a l'etable. Meme, pour s'epargner du chemin, elle finit par crier les nouvelles, du milieu de la cuisine. Le veterinaire continuait son depecage, dans la litiere trempee de sang et de glaires, une penible et sale besogne, dont il sortait abominable, souille de haut en bas. --Ca va bien, Lise, criait la Becu. Poussez sans regret... Nous avons l'autre epaule. Et, maintenant, c'est la tete qu'on arrache... Il la tient, la tete, oh! une tete!... Et c'est fini, de ce coup, le corps est venu d'un paquet. Lise accueillait chaque phase de l'operation d'un soupir dechirant; et l'on ne savait si elle souffrait pour elle ou pour le veau. Mais, brusquement, Buteau apporta la tete, voulant la lui montrer. Ce fut une exclamation generale. --Oh! le beau veau! Elle, sans cesser le travail, poussant plus rude, les muscles tendus, les cuisses gonflees, parut prise d'un inconsolable desespoir. --Mon Dieu! est-ce malheureux!... Oh! le beau veau, mon Dieu!... Est-ce malheureux, un si beau veau, un veau si beau, qu'on n'en a jamais vu de si beau? Francoise egalement se lamentait, et les regrets de tous devinrent si agressifs, si pleins de sous-entendus hostiles, que Patoir s'en blessa. Il accourut, il s'arreta pourtant a la porte, par decence. --Dites donc, je vous avais avertis... Vous m'avez supplie de sauver votre vache... C'est que je vous connais, mes bougres! Faut pas aller raconter partout que je vous ai tue votre veau, hein? --Bien sur, bien sur, murmura Buteau, en retournant dans l'etable avec lui. Tout de meme, c'est vous qui l'avez coupe. Par terre, Lise, entre ses trois chaises, etait parcourue d'une houle, qui lui descendait des flancs, sous la peau, pour aboutir, au fond des cuisses, en un elargissement continu des chairs. Et Francoise, qui jusque-la n'avait pas vu, dans sa desolation, demeura tout d'un coup stupefaite, debout devant sa soeur, dont la nudite lui apparaissait en raccourci, rien que les angles releves des genoux, a droite et a gauche de la boule du ventre, que creusait une cavite ronde. Cela etait si inattendu, si defigure, si enorme, qu'elle n'en fut pas genee. Jamais elle ne se serait imagine une chose pareille, le trou baillant d'un tonneau defonce, la lucarne grande ouverte du fenil, par ou l'on jetait le foin, et qu'un lierre touffu herissait de noir. Puis, quand elle remarqua qu'une autre boule, plus petite, la tete de l'enfant, sortait et rentrait a chaque effort, dans un perpetuel jeu de cache-cache, elle fut prise d'une si violente envie de rire, qu'elle dut tousser, pour qu'on ne la soupconnat pas d'avoir mauvais coeur. --Un peu de patience encore, declara la Frimat. Ca va y etre. Elle s'etait agenouillee entre les jambes, guettant l'enfant, prete a le recevoir. Mais il faisait des facons, comme disait la Becu; meme un moment il s'en alla, on put le croire rentre chez lui. Alors seulement, Francoise s'arracha a la fascination de cette gueule de four braquee sur elle; et un embarras la saisit aussitot, elle vint prendre la main de sa soeur, s'apitoyant, depuis qu'elle detournait les yeux. --Ma pauvre Lise, va! t'as de la peine. --Oh! oui, oh! oui, et personne ne me plaint... Si l'on me plaignait... Oh! la, la, ca recommence, il ne sortira donc pas! Ca pouvait durer longtemps, lorsque des exclamations vinrent de l'etable. C'etait Patoir, qui, etonne de voir la Coliche s'agiter et meugler encore, avait soupconne la presence d'un second veau; et, en effet, replongeant la main, il en avait tire un, sans difficulte aucune cette fois, comme il aurait sorti un mouchoir de sa poche. Sa gaiete de gros homme farceur fut telle, qu'il oublia la decence, au point de courir dans la chambre de l'accouchee, portant le veau, suivi de Buteau qui plaisantait aussi. --Hein! ma grosse, t'en voulais un... Le v'la! Et il etait a crever de rire, tout nu dans son tablier, les bras, le visage, le corps entier barbouille de fiente, avec son veau mouille encore, qui semblait ivre, la tete trop lourde et etonnee. Au milieu de l'acclamation generale, Lise, a le voir, fut prise d'un acces de fou rire, irresistible, interminable. --Oh! qu'il est drole! oh! que c'est bete de me faire rire comme ca!... Oh! la, la, que je souffre, ca me fend!... Non, non, ne me faites donc plus rire, je vas y rester! Les rires ronflaient au fond de sa poitrine grasse, descendaient dans son ventre, ou ils poussaient d'un souffle de tempete. Elle en etait ballonnee, et la tete de l'enfant avait repris son jeu de pompe, comme un boulet pret de partir. Mais ce fut le comble, lorsque le veterinaire, ayant pose le veau devant lui, voulut essuyer d'un revers de main la sueur qui lui coulait du front. Il se balafra d'une large trainee de bouse, tous se tordirent, l'accouchee suffoqua, pouffa avec des cris aigus de poule qui pond. --Je meurs, finissez! Foutu rigolo qui me fait rire a claquer dans ma peau?... Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu, ca creve... Le trou beant s'arrondit encore, a croire que la Frimat, toujours a genoux, allait y disparaitre; et, d'un coup, comme d'une femme canon, l'enfant sortit, tout rouge, avec ses extremites detrempees et blemes. On entendit simplement le glouglou d'un goulot geant qui se vidait. Puis, le petit miaula, tandis que la mere, secouee comme une outre dont la peau se degonfle, riait plus fort. Ca criait d'un bout, ca riait de l'autre. Et Buteau se tapait sur les cuisses, la Becu se tenait les cotes, Patoir eclatait en notes sonores, Francoise elle-meme, dont sa soeur avait broye la main dans sa derniere poussee, se soulageait enfin de son envie contenue, voyant toujours ca, une vraie cathedrale ou le mari devait loger tout entier. --C'est une fille, declara la Frimat. --Non, non, dit Lise, je n'en veux pas, je veux un garcon. --Alors, je le renfile, ma belle, et tu feras un garcon demain. Les rires redoublerent, on en fut malade. Puis, comme le veau etait reste devant elle, l'accouchee, qui finissait par se calmer, eut cette parole de regret: --L'autre etait si beau... Tout de meme, ca nous en ferait deux! Patoir s'en alla, apres qu'on eut donne a la Coliche trois litres de vin sucre. Dans la chambre, la Frimat deshabilla et coucha Lise, tandis que la Becu, aidee de Francoise, enlevait la paille et balayait. En dix minutes, tout fut en ordre, on ne se serait pas doute qu'un accouchement venait d'avoir lieu, sans les miaulements continus de la petite, qu'on lavait a l'eau tiede. Mais, emmaillotee, couchee dans son berceau, elle se tut peu a peu; et la mere, aneantie maintenant, s'endormit d'un sommeil de plomb, la face congestionnee, presque noire, au milieu des gros draps de toile bise. Vers onze heures, lorsque les deux voisines furent parties, Francoise dit a Buteau qu'il ferait mieux de monter se reposer au fenil. Elle, pour la nuit, avait jete par terre un matelas, ou elle comptait s'etendre, de facon a ne pas quitter sa soeur. Il ne repondit point, il acheva silencieusement sa pipe. Un grand calme s'etait fait, on n'entendait que la respiration forte de Lise endormie. Puis, comme Francoise s'agenouillait sur son matelas, au pied meme du lit, dans un coin d'ombre, Buteau, toujours muet, vint brusquement la culbuter par derriere. Elle se retourna, comprit aussitot, a son visage contracte et rouge. Ca le reprenait, il n'avait pas lache son idee de l'avoir; et fallait croire que ca le travaillait rudement fort, tout d'un coup, pour qu'il voulut d'elle ainsi, a cote de sa femme, apres des choses qui n'etaient guere engageantes. Elle le repoussa, le renversa. Il y eut une lutte sourde, haletante. Lui, ricanait, la voix etranglee. --Voyons, qu'est-ce que ca te fout?... Je suis bon pour vous deux. Il la connaissait bien, il savait qu'elle ne crierait pas. En effet, elle resistait sans une parole, trop fiere pour appeler sa soeur, ne voulant mettre personne dans ses affaires, pas meme celle-ci. Il l'etouffait, il etait sur le point de la vaincre. --Ca irait si bien... Puisqu'on vit ensemble, on ne se quitterait pas... Mais il retint un cri de douleur. Silencieusement, elle lui avait enfonce les ongles dans le cou; et il s'enragea alors, il fit allusion a Jean. --Si tu crois que tu l'epouseras, ton salop... Jamais, tant que tu ne seras pas majeure! Cette fois, comme il la violentait, sous la jupe, a pleine main brutale, elle lui envoya un tel coup de pied entre les jambes, qu'il hurla. D'un bond, il s'etait remis debout, effraye, regardant le lit. Sa femme dormait toujours, du meme souffle tranquille. Il s'en alla pourtant, avec un geste de terrible menace. Lorsque Francoise se fut allongee sur le matelas, dans la grande paix de la chambre, elle demeura les yeux ouverts. Elle ne voulait point, jamais elle ne le laisserait faire, meme si elle en avait l'envie. Et elle s'etonnait, car l'idee qu'elle pourrait epouser Jean ne lui etait pas encore venue. VI Depuis deux jours, Jean etait occupe dans les pieces que Hourdequin possedait pres de Rognes, et ou celui-ci avait fait installer une batteuse a vapeur, louee a un mecanicien de Chateaudun, qui la promenait de Bonneval a Cloyes. Avec sa voiture et ses deux chevaux, le garcon apportait les gerbes des meules environnantes, puis emportait le grain a la ferme; tandis que la machine, soufflant du matin au soir, faisant voler au soleil une poussiere blonde, emplissait le pays d'un ronflement enorme et continu. Jean, malade, se cassait la tete a chercher comment il pourrait bien ravoir Francoise. Il y avait deja un mois qu'il l'avait tenue, justement la, dans ce ble que l'on battait; et elle s'echappait sans cesse, peureuse. Il desesperait de jamais recommencer. C'etait un desir croissant, une passion envahissante. Tout en conduisant ses betes, il se demandait pourquoi il n'irait pas carrement chez les Buteau reclamer Francoise en mariage. Rien encore ne l'avait fache avec eux d'une facon ouverte et definitive. Il leur criait toujours un bonjour en passant. Et, des que cette idee de mariage lui eut pousse comme le seul moyen de ravoir la fille, il se persuada que son devoir etait la, qu'il serait un malhonnete homme, s'il ne l'epousait point. Pourtant, le lendemain matin, lorsque Jean retourna a la machine, la peur le prit. Jamais il n'aurait ose risquer la demarche, s'il n'avait vu Buteau et Francoise partir ensemble pour les champs. Il songea que Lise lui avait toujours ete favorable, qu'il tremblerait moins avec elle; et il s'echappa un instant, apres avoir confie ses chevaux a un camarade. --Tiens, c'est vous, Jean, cria Lise, relevee gaillardement de ses couches. On ne vous voit plus. Qu'arrive-t-il? Il s'excusa. Puis, en hate, avec la brutalite des gens timides, il aborda la chose; et elle put croire d'abord qu'il lui faisait une declaration, car il lui rappelait qu'il l'avait aimee, qu'il l'aurait eue volontiers pour femme. Mais, tout de suite, il ajouta: --Alors, c'est pourquoi j'epouserais tout de meme Francoise, si on me la donnait. Elle le regarda, tellement surprise, qu'il se mit a begayer. --Oh! je sais, ca ne se fait pas comme ca.... Je voulais seulement vous en parler. --Dame! repondit-elle enfin, ca me surprend, parce que je ne m'y attendais guere, a cause de vos ages.... Avant tout, faudrait savoir ce que Francoise en pense. Il etait venu avec le projet formel de tout dire, dans l'espoir de rendre le mariage necessaire. Mais un scrupule, au dernier moment, l'arreta. Si Francoise ne s'etait pas confessee a sa soeur, si personne ne savait rien, avait-il le droit de parler le premier? Cela le decouragea, il eut honte, a cause de ses trente-trois ans. --Bien sur, murmura-t-il, on lui en causerait, on ne la forcerait pas. D'ailleurs, Lise, son etonnement passe, le regardait de son air rejoui; et la chose, evidemment, ne lui deplaisait pas. Meme elle fut tout a fait engageante. --Ce sera comme elle voudra, Jean.... Moi, je ne suis pas de l'avis de Buteau, qui la trouve trop jeune. Elle va sur ses dix-huit ans, elle est batie a prendre deux hommes au lieu d'un.... Et puis, on a beau s'aimer entre soeurs, n'est-ce pas? maintenant que la voila femme, je prefererais avoir a sa place une servante que je commanderais.... Si elle dit oui, epousez-la. Vous etes un bon sujet, ce sont les plus vieux coqs souvent qui sont les meilleurs. C'etait un cri qui lui echappait, cette desunion lente, grandie invinciblement entre elle et sa cadette, cette hostilite aggravee par les petites blessures de chaque jour, un sourd ferment de jalousie et de haine couvant depuis qu'un homme etait la, avec ses volontes et ses appetits de male. Jean, heureux, lui mit un gros baiser sur chaque joue, lorsqu'elle eut ajoute: --Justement, nous baptisons la petite, et nous aurons la famille a diner ce soir.... Je vous invite, vous ferez votre demande au pere Fouan, qui est le tuteur, si Francoise veut bien de vous. --Entendu! cria-t-il. A ce soir. Et il rejoignit ses chevaux a grandes enjambees, il les poussa tout le jour, en faisant chanter son fouet, dont les claquements partaient comme des coups de feu, au matin d'une fete. Les Buteau, en effet, baptisaient leur enfant, apres bien des retards. D'abord, Lise avait exige d'etre tout a fait solide, voulant manger au repas. Puis, travaillee d'une pensee d'ambition, elle s'etait obstinee a avoir les Charles pour parrain et marraine; et ceux-ci, par condescendance, ayant accepte, il avait fallu attendre madame Charles, qui venait de partir a Chartres, donner un coup de main dans l'etablissement de sa fille: on etait a la foire de septembre, la maison de la rue aux Juifs ne desemplissait pas. D'ailleurs, ainsi que Lise l'avait dit a Jean, on devait etre simplement en famille: Fouan, la Grande et les Delhomme, en dehors du parrain et de la marraine. Mais, au dernier moment, de grosses difficultes se presenterent avec l'abbe Godard, qui ne decolerait plus contre Rognes. Il s'etait efforce de prendre son mal en patience, les six kilometres que lui coutait chaque messe, les exigences taquines d'un village sans vraie religion, tant qu'il avait espere que le conseil municipal finirait par se donner le luxe d'une paroisse. A bout de resignation, il ne pouvait se leurrer davantage, le conseil repoussait chaque annee la reparation du presbytere, le maire Hourdequin declarait le budget trop greve deja, seul l'adjoint Macqueron menageait les pretres, par de sourdes visees ambitieuses. Et l'abbe, n'ayant desormais aucun menagement a garder, traitait Rognes durement, ne lui accordait du culte que le strict necessaire, sans gateries de prieres en plus, de cierges et d'encens brules pour le plaisir. Aussi vivait-il dans de continuelles querelles avec les femmes. En juin surtout, une veritable bataille s'etait livree, a propos de la premiere communion. Cinq enfants, deux filles et trois garcons, suivaient le catechisme qu'il faisait le dimanche, apres la messe; et, comme il lui aurait fallu revenir pour les confesser, il avait exige qu'ils vinssent eux-memes le trouver a Bazoches-le-Doyen. De la, une premiere revolte des femmes: merci! trois quarts de lieue pour l'aller, autant pour le retour! est-ce qu'on savait comment ca tournait, des que des garcons et des filles couraient ensemble? Puis, l'orage eclata, terrible, lorsqu'il refusa nettement de celebrer a Rognes la ceremonie, la grand'messe chantee et le reste. Il entendait la celebrer dans sa paroisse, les cinq enfants etaient libres de s'y rendre, s'ils en avaient le desir. Pendant quinze jours, a la fontaine, les femmes en begayerent de colere: quoi donc! il les baptisait, il les mariait, il les enterrait chez eux, et il ne voulait pas les y faire communier proprement! Il s'obstina, ne dit qu'une messe basse, expedia les cinq communiants, n'ajouta pas une fleur, pas un oremus de consolation; meme il brutalisa les femmes, quand, vexees aux larmes de cette solennite baclee ainsi, elles le supplierent de chanter les vepres. Rien du tout! il leur donnait ce qu'il leur devait, elles auraient eu la grand'messe, les vepres, tout enfin, a Bazoches, si leur mauvaise tete ne les avait pas mises en rebellion contre Dieu. Depuis cette brouille, une rupture etait imminente entre l'abbe Godard et Rognes, le moindre heurt allait amener la catastrophe. Lorsque Lise se rendit chez le cure, pour le bapteme de sa petite, il parla de le fixer au dimanche, apres la messe. Mais elle le pria de revenir le mardi, a deux heures, car la marraine ne rentrerait de Chartres que ce jour-la, dans la matinee; et il finit par consentir, en recommandant d'etre exact, decide, criait-il, a ne pas attendre une seconde. Le mardi, a deux heures precises, l'abbe Godard etait a l'eglise, essouffle de sa course, mouille par une averse brusque. Personne n'etait encore arrive. Il n'y avait qu'Hilarion, a l'entree de la nef, en train de deblayer un coin du baptistere, encombre de vieilles dalles rompues, qu'on avait toujours vues la. Depuis la mort de sa soeur, l'infirme vivait de la charite publique, et le cure, qui lui glissait de temps en temps des pieces de vingt sous, avait eu l'idee de l'occuper a ce nettoyage, vingt fois resolu et sans cesse remis. Pendant quelques minutes, il s'interessa a ce travail. Puis, il eut un premier sursaut de colere. --Ah ca! est-ce qu'ils se fichent de moi? Il est deja deux heures dix. Comme il regardait, de l'autre cote de la place, la maison des Buteau, muette, l'air endormi, il apercut le garde champetre qui attendait sous le porche en fumant sa pipe. --Sonnez donc, Becu! cria-t-il. Ca les fera venir, ces lambins! Becu se pendit a la corde de la cloche, tres ivre, comme toujours. Le cure etait alle mettre son surplis. Des le dimanche, il avait prepare l'acte sur le registre, et il comptait expedier la ceremonie seul, sans l'aide des enfants de choeur, qui le faisaient damner. Lorsque tout se trouva pret, il s'impatienta de nouveau. Dix autres minutes s'etaient ecoulees, la cloche continuait de sonner, entetee, exasperante, dans le grand silence du village desert. --Mais qu'est-ce qu'ils font? mais faudra donc les amener par les oreilles! Enfin, il vit sortir, de chez les Buteau, la Grande, qui marchait de son air de vieille reine mechante, aussi droite et seche qu'un chardon, malgre ses quatre-vingt-cinq ans. Un gros ennui effarait la famille: tous les invites etaient la, sauf la marraine, qu'on attendait vainement depuis le matin; et M. Charles, confondu, repetait sans cesse que c'etait bien etonnant, qu'il avait encore recu une lettre la veille au soir, que surement madame Charles, retenue peut-etre a Cloyes, allait arriver d'un instant a l'autre. Lise, inquiete, sachant que le cure n'aimait guere attendre, avait fini par avoir l'idee de lui envoyer la Grande, pour le faire patienter. --Quoi donc? lui demanda-t-il de loin, est-ce pour aujourd'hui ou pour demain?... Vous croyez peut-etre que le bon Dieu est a vos ordres? --Ca va venir, monsieur le cure, ca va venir, repondit la vieille femme, avec son calme impassible. Justement, Hilarion sortait les derniers debris de dalles, et il passa, portant contre son ventre une pierre enorme. Il se balancait sur ses jambes torses, mais il ne flechissait pas, d'une solidite de roc, d'une force musculaire a charrier un boeuf. Son bec-de-lievre salivait, sans qu'une goutte de sueur mouillat sa peau dure. L'abbe Godard, outre du flegme de la Grande, tomba sur elle. --Dites donc, la Grande, puisque je vous tiens, est-ce que c'est charitable a vous, qui etes si riche, de n'avoir qu'un petit-fils et de le laisser mendier sur les routes? Elle repliqua rudement: --La mere m'a desobei, l'enfant ne m'est de rien. --Eh bien! je vous ai assez prevenue, je vous repete, moi, que vous irez en enfer, si vous avez mauvais coeur.... L'autre jour, sans ce que je lui ai donne, il serait mort de faim, et aujourd'hui j'ai ete oblige d'inventer du travail. Au mot d'enfer, la Grande avait eu un mince sourire. Comme elle le disait, elle en savait trop, l'enfer etait sur cette terre, pour le pauvre monde. Mais la vue d'Hilarion portant les dalles la faisait reflechir, plus que les menaces du pretre. Elle etait surprise, jamais elle ne l'aurait cru si fort, avec ses jambes en manches de veste. --S'il veut du travail, reprit-elle enfin, peut-etre tout de meme qu'on lui en trouvera. --Sa place est chez vous, prenez-le, la Grande! --On verra, qu'il vienne demain. Hilarion, qui avait compris, se mit a trembler tellement, qu'il faillit s'ecraser les pieds, en laissant tomber son dernier morceau de dalle, dehors. Et il eut, quand il s'eloigna, un regard furtif sur sa grand'mere, un regard d'animal battu, epouvante et soumis. Une demi-heure encore se passa. Becu, las de sonner, fumait de nouveau sa pipe. Et la Grande, muette, imperturbable, restait la, comme si sa presence eut suffi a la politesse qu'on devait au cure; pendant que celui-ci, dont l'exasperation montait, allait a chaque instant, sur la porte de l'eglise, jeter, au travers de la place vide, un regard flamboyant vers la maison des Buteau. --Mais sonnez donc, Becu! cria-t-il tout d'un coup. Si, dans trois minutes, ils ne sont pas ici, je file, moi! Alors, dans la reprise affolee de la cloche, qui fit envoler et croasser les corbeaux centenaires, on vit les Buteau et leur monde sortir un a un, puis traverser la place. Lise etait consternee, la marraine n'arrivait toujours pas. On avait decide de se rendre doucement a l'eglise, avec l'espoir que cela la ferait venir. Il n'y avait pas cent metres, l'abbe Godard les bouscula tout de suite. --Dites-le, si c'est pour vous moquer de moi! J'ai des complaisances, et voila une heure que j'attends! Depechons, depechons! Et il les poussait vers le baptistere, la mere qui portait le nouveau-ne, le pere, le grand-pere Fouan, l'oncle Delhomme, la tante Fanny, jusqu'a M. Charles, tres digne en parrain, dans sa redingote noire. --Monsieur le cure, demanda Buteau, d'un air d'humilite exageree ou ricanait une malice, si c'etait un effet de votre bonte d'attendre encore un petit peu. --Qui, attendre? --Mais la marraine, monsieur le cure. L'abbe Godard devint rouge, a faire craindre un coup de sang. Il etouffait, il begaya: --Prenez-en une autre! Tous se regarderent, Delhomme et Fanny hocherent la tete, Fouan declara: --Ca ne se peut pas, ce serait une sottise. --Mille pardons, monsieur le cure, dit M. Charles, qui crut devoir expliquer les choses en homme de belle education, c'est de notre faute, sans l'etre.... Ma femme m'avait formellement ecrit qu'elle rentrerait ce matin. Elle est a Chartres.... L'abbe Godard eut un sursaut, jete hors de lui, perdant cette fois toute mesure. --A Chartres, a Chartres.... Je regrette pour vous que vous soyez la-dedans, monsieur Charles. Mais ca ne peut pas continuer, non, non! je ne tolererai pas davantage.... Et il eclata. --On ne sait qu'elle avanie faire a Dieu dans ma personne, c'est un nouveau soufflet chaque fois que je viens a Rognes.... Eh bien! je vous en ai menaces assez souvent, je m'en vais aujourd'hui, et pour ne plus revenir. Dites ca a votre maire, cherchez un cure et payez-le, si vous en voulez un.... Moi, je parlerai a monseigneur, je lui raconterai qui vous etes, je suis bien sur qu'il m'approuvera.... Oui, nous verrons qui sera puni. Vous allez vivre sans pretre, comme des betes.... Ils l'ecoutaient tous, curieusement, avec la parfaite indifference, au fond, de gens pratiques qui ne craignaient plus son Dieu de colere et de chatiment. A quoi bon trembler et s'aplatir, acheter le pardon, puisque l'idee du diable les faisait rire desormais, et qu'ils avaient cesse de croire le vent, la grele, le tonnerre, aux mains d'un maitre vengeur? C'etait bien sur du temps perdu, valait mieux garder son respect pour les gendarmes du gouvernement, qui etaient les plus forts. L'abbe Godard vit Buteau goguenard, la Grande dedaigneuse, Delhomme et Fouan eux-memes tres froids, sous la deference de leur gravite; et ce peuple qui lui echappait acheva la rupture. --Je sais bien que vos vaches ont plus de religion que vous.... Adieu! et trempez-le dans la mare, pour le baptiser, votre enfant de sauvages! Il courut arracher son surplis, il retraversa l'eglise et s'en alla, dans un tel coup de tempete, que les gens du bapteme, laisses ainsi en detresse, n'eurent pas le temps d'ajouter une parole, beants, les yeux ecarquilles. Mais le pis fut qu'a ce moment, comme l'abbe Godard devalait dans la nouvelle rue a Macqueron, on vit arriver par la route une carriole, ou se trouvait Mme Charles et Elodie. La premiere expliqua qu'elle s'etait arretee a Chateaudun, desireuse d'embrasser la chere petite, et qu'on lui avait permis de l'emmener en vacances, deux jours. Elle se montrait desolee du retard, elle n'avait pas meme pousse jusqu'a Roseblanche pour deposer sa malle. --Faut courir apres le cure, dit Lise. Il n'y a que les chiens qu'on ne baptise pas. --Buteau prit sa course, et on l'entendit a son tour descendre au galop la rue a Macqueron. Mais l'abbe Godard avait de l'avance, le pere passa le pont, monta la cote, ne l'apercut qu'a la crete, au detour du chemin. --Monsieur le cure! monsieur le cure! Il finit par se retourner et attendre. --Quoi? --La marraine est la.... Ca ne se refuse point, le bapteme. Un instant, il resta immobile. Puis, du meme pas rageur, il se mit a redescendre la cote, derriere le paysan; et ce fut ainsi qu'ils rentrerent dans l'eglise, sans avoir echange un mot. La ceremonie fut baclee, le pretre bouscula le _Credo _du parrain et de la marraine, oignit l'enfant, appliqua le sel, versa l'eau, violemment. Deja, il faisait signer sur le registre. --Monsieur le cure, dit Mme Charles, j'ai une boite de bonbons pour vous, mais elle est dans la malle. Il eut un geste de remerciement, il partit, apres avoir repete, en se tournant vers tous: --Et adieu, cette fois! Les Buteau et leur monde, essouffles d'avoir ete menes d'un tel train, le regarderent disparaitre au coin de la place, dans l'envolement noir de sa soutane. Tout le village etait aux champs, il n'y avait la que trois gamins, convoitant des dragees. Au milieu du grand silence, on entendait le ronflement lointain de la batteuse a vapeur, qui ne cessait pas. Des qu'on fut rentre chez les Buteau, a la porte desquels la carriole etait restee avec la malle, on tomba d'accord qu'on allait boire un coup, puis qu'on reviendrait diner le soir. Il n'etait que quatre heures, qu'est-ce qu'on aurait fait ensemble, jusqu'a sept? Alors, quand les verres et les deux litres furent sur la table de la cuisine, Mme Charles voulut absolument qu'on descendit la malle, pour faire ses cadeaux. Elle l'ouvrit, en tira la robe et le bonnet qui arrivaient un peu tard, sortit ensuite les six boites de bonbons qu'elle donnait a l'accouchee. --Ca vient de la confiserie de maman? demanda Elodie, qui les regardait. Mme Charles eut une seconde d'embarras. Puis, tranquillement: --Non, ma mignonne, ta mere n'a pas cette specialite. Et, se tournant vers Lise: --Tu sais, j'ai aussi songe a toi, pour du linge... Du vieux linge, il n'y a rien de si utile dans un menage... J'ai demande a ma fille, j'ai devalise ses fonds d'armoire. Au mot de linge, la famille s'etait approchee, Francoise, la Grande, les Delhomme, Fouan lui-meme; et, en cercle autour de la malle, ils regardaient la vieille dame deballer tout un lot de chiffons, blancs du lavage, exhalant, malgre la lessive, une odeur persistante de musc. Ce furent d'abord des draps de toile fine en loques, puis des chemises de femme, fendues, et dont, visiblement, on avait arrache les dentelles. Mme Charles depliait, secouait, expliquait. --Dame! les draps ne sont pas neufs. Voila bien cinq ans qu'ils servent, et a la longue le frottement du corps, ca use... Vous voyez, ils ont un grand trou au milieu; mais les bords sont encore bons, on peut tailler la-dedans une foule de choses. Tous y mettaient le nez, et ils tataient avec des hochements de tete approbateurs, les femmes surtout, la Grande et Fanny, dont les levres pincees disaient l'envie sourde. Buteau, lui, avait un rire silencieux, aiguise des gaudrioles qu'il retenait, par convenance; tandis que Fouan et Delhomme, tres graves, montraient le respect du linge, la vraie richesse apres la terre. --Quant aux chemises, continua Mme Charles, en les depliant a leur tour, voyez donc! elles ne sont pas usees du tout... Ah! pour les dechirures, elles ne manquent pas, un vrai massacre; et, comme on ne peut toujours les recoudre, que ca finit par faire des epaisseurs et que ce n'est guere riche, on prefere les jeter au vieux linge... Mais toi, Lise, tu en tireras un bon parti. --Je les mettrai, donc! cria la paysanne. Moi, ca ne fait rien que ma chemise soit raccommodee. --Et moi, declara Buteau de son air malin, avec un clignement des paupieres, je serai bien aise que tu me fasses des mouchoirs avec. Cette fois, on s'egayait ouvertement, lorsque la petite Elodie, qui avait suivi des yeux chaque drap, chaque chemise, s'ecria: --Oh! la drole d'odeur, comme ca sent fort!... Est-ce que c'est du linge a maman, tout ca? Mme Charles n'eut pas une hesitation. --Mais bien sur ma cherie... C'est-a-dire, c'est le linge a ses demoiselles de magasin. Il en faut, va! dans le commerce. Des que Lise eut tout fait disparaitre dans son armoire, avec l'aide de Francoise, on trinqua enfin, on but a la sante de l'enfant baptisee, que la marraine avait nommee Laure, de son prenom. Puis, l'on s'oublia un instant, a causer; et l'on entendit M. Charles, assis sur la malle, interroger Mme Charles, sans attendre d'etre seul avec elle, dans l'impatience ou il etait de savoir comment les choses marchaient, la-bas. Il se passionnait encore, il revait toujours de cette maison, si energiquement fondee autrefois, tant regrettee depuis. Les nouvelles n'etaient pas bonnes. Certes, leur fille Estelle avait de la poigne et de la tete; mais, decidement, leur gendre Vaucogne, ce mollasson d'Achille, ne la secondait pas. Il passait les journees a fumer des pipes, il laissait tout salir, tout casser: ainsi les rideaux des chambres avaient des taches, la glace du petit salon rouge etait felee, partout les pots a eau et les cuvettes s'ebrechaient, sans qu'il intervint seulement; et le bras d'un homme etait si necessaire, pour faire respecter le mobilier de la maison! A chaque nouveau degat qu'il apprenait ainsi, M. Charles poussait un soupir, ses bras tombaient, sa paleur augmentait. Une derniere plainte, murmuree a voix plus basse, l'acheva. --Enfin, il monte lui-meme avec celle du 5, une grosse... --Qu'est-ce que tu dis la? --Oh! j'en suis sure, je les ai vus. M. Charles, tremblant, serra les poings, dans un elan d'indignation exasperee. --Le miserable! fatiguer son personnel, manger son etablissement!... Ah! c'est la fin de tout! D'un geste, Mme Charles le fit taire, car Elodie revenait de la cour. ou elle etait allee voir les poules. On vida encore un litre, la malle fut rechargee dans la carriole, que les Charles suivirent a pied, jusque chez eux. Et chacun partit, pour donner un coup d'oeil a sa maison, en attendant le repas. Des qu'il fut seul, Buteau, mecontent de cette apres-midi perdue, ota sa veste et se mit a battre, dans le coin pave de la cour; car il avait besoin d'un sac de ble. Mais il s'ennuya vite a battre seul, il lui manquait, pour s'echauffer, la cadence double des fleaux, tapant en mesure; et il appela Francoise, qui l'aidait souvent a cette besogne, les reins forts, les bras aussi durs que ceux d'un garcon. Malgre la lenteur et la fatigue de ce battage primitif, il avait toujours refuse d'acheter une batteuse a manege, en disant, comme tous les petits proprietaires, qu'il preferait ne battre qu'au jour le jour, suivant les necessites. --Eh! Francoise, viens-tu? Lise, le nez dans un ragout de veau aux carottes, et qui avait charge sa soeur de surveiller une epinee de cochon a la broche, voulut empecher celle-ci d'obeir. Mais Buteau, mal plante, parla de les rosser toutes les deux. --Nom de Dieu de femelles! je vas vous foutre vos casseroles a la gueule!... Faut bien gagner du pain, puisque vous fricasseriez la maison pour la bafrer avec les autres! Francoise, qui s'etait deja remise en souillon, de crainte d'attraper des taches, dut le suivre. Elle prit un fleau, au long manche et au battoir de cornouiller, que des boucles de cuir reliaient entre eux. C'etait le sien, poli par le frottement, garni d'une ficelle serree, pour qu'il ne glissat pas. A deux mains, elle le fit voler au-dessus de sa tete, l'abattit sur la gerbe, que le battoir, dans toute sa longueur, frappa d'un coup sec. Et elle ne s'arreta plus, le relevant tres haut, le repliant comme sur une charniere, le rabattant ensuite, dans un mouvement mecanique et rythme de forgeron; tandis que Buteau, en face d'elle, allait de meme, a contretemps. Bientot, ils s'echaufferent, le rythme s'accelera, on ne vit plus que ces pieces de bois volantes, qui rebondissaient chaque fois et tournoyaient derriere leur nuque, en un continuel essor d'oiseaux lies aux pattes. Apres dix minutes, Buteau jeta un leger cri. Les fleaux s'arreterent, et il retourna la gerbe. Puis, les fleaux repartirent. Au bout de dix autres minutes, il commanda un nouvel arret, il ouvrit la gerbe. Jusqu'a six fois, elle dut ainsi passer sous les battoirs avant que les grains fussent completement detaches des epis, et qu'il put nouer la paille. Une a une, les gerbes se succedaient. Durant deux heures, on n'entendit dans la maison que le toc-toc regulier des fleaux, que dominait au loin le ronflement prolonge de la batteuse a vapeur. Francoise, maintenant, avait le sang aux joues, les poignets gonfles, La peau entiere brulante, degageant autour d'elle comme une onde de flamme, qui tremblait, visible, dans l'air. Un souffle fort sortait de ses levres ouvertes. Des brins de paille s'etaient accroches aux meches envolees de ses cheveux. Et, a chaque coup, lorsqu'elle relevait le fleau, son genou droit tendait sa jupe, la hanche et le sein s'enflaient, crevaient l'etoffe, toute une ligne s'indiquait rudement, la nudite meme de son corps de fille solide. Un bouton du corsage s'arracha, Buteau vit la chair blanche, sous la ligne halee du cou, une montee de chair que le tour de bras, continuellement, faisait saillir, dans le jeu puissant des muscles de l'epaule. Il semblait s'en exciter davantage, comme du coup de reins d'une bonne femelle, vaillante a la besogne; et les fleaux s'abattaient toujours, le grain sautait, pleuvait en grele, sous le toc-toc haletant du couple de batteurs. A sept heures moins un quart, au jour tombant, Fouan et les Delhomme se presenterent. --Faut que nous finissions, leur cria Buteau, sans s'arreter. Hardi la! Francoise! Elle ne lachait pas, tapait plus dur, dans l'emportement du travail et du bruit. Et ce fut ainsi que Jean, qui arrivait a son tour, avec la permission de diner dehors, les trouva. Il en eprouva une jalousie brusque, il les regarda comme s'il les surprenait ensemble, accouples dans cette besogne chaude, d'accord pour cogner juste, au bon endroit, tous les deux en sueur, si echauffes, si defaits, qu'on les aurait dits en train plutot de planter un enfant que de battre du ble. Peut-etre Francoise qui y allait d'un tel coeur, eut la meme sensation, car elle s'arreta net, genee. Buteau, s'etant retourne alors, demeura un instant immobile de surprise et de colere. --Qu'est-ce que tu viens faire ici, toi? Mais Lise, justement, descendait au-devant de Fouan et des Delhomme. Elle s'approcha avec eux, elle s'ecria de son air gai: --Tiens! c'est vrai, je ne t'ai pas conte... Je l'ai deja vu ce matin, et je l'ai invite pour ce soir. La face enflammee de son mari devint si terrible, qu'elle ajouta, voulant s'excuser: --J'ai idee, pere Fouan, qu'il a une demande a vous faire. --Quelle demande? dit le vieux. Jean rougissait, et il balbutia, tres contrarie que la chose s'engageat de la sorte, si vite, devant tous. Du reste, Buteau l'interrompit violemment, le regard rieur que sa femme jetait sur Francoise ayant suffi a le renseigner. --Est-ce que tu te fous de nous? Elle n'est pas pour ton bec, vilain merle! Cet accueil brutal rendit a Jean son courage. Il tourna le dos, il s'adressa au vieux. --Voici l'histoire, pere Fouan, c'est tout simple... Comme vous etes le tuteur de Francoise, faut que je m'adresse a vous pour l'avoir, n'est-ce pas?... Si elle veut bien de moi, je veux bien d'elle. C'est le mariage que je demande. Francoise, qui tenait encore son fleau, le laissa tomber de saisissement. Elle devait pourtant s'y attendre; mais jamais elle n'aurait pense que Jean oserait la demander ainsi, tout de suite. Pourquoi ne lui en avait-il pas cause d'abord? Ca la bousculait, elle n'aurait pu dire si elle tremblait d'espoir ou de crainte. Et, toute vibrante de travail, la gorge soulevee dans son corsage defait, elle etait entre les deux hommes, chaude d'une telle poussee de sang, qu'ils en sentaient venir le rayonnement jusqu'a eux. Buteau ne laissa pas a Fouan le temps de repondre. Il avait repris, avec une fureur croissante: --Hein? tu as le toupet!... Un vieux de trente-trois ans, epouser une jeunesse de dix-huit! Rien que quinze ans de difference! Est-ce que ce n'est pas une degoutation?... On t'en donnera, des poulettes, pour ton sale cuir! Jean commencait a se facher. --Qu'est-ce que ca te fiche, si je veux d'elle et si elle veut de moi! Et il se tourna vers Francoise, pour qu'elle se prononcat. Mais elle restait effaree, raidie, sans avoir l'air de comprendre. Elle ne pouvait pas dire non, elle ne dit pas oui, pourtant. Buteau, d'ailleurs, la regardait a la tuer, a lui renfoncer le oui dans la gorge. Si elle se mariait, il la perdait, il perdait aussi la terre. La pensee brusque de cette consequence acheva de l'enrager. --Voyons, papa, voyons, Delhomme, ca ne vous degoute pas, cette gamine a ce vieux bougre, qui n'est pas meme du pays, qui vient on ne sait d'ou, apres avoir roule partout sa bosse?... Un menuisier manque, qui s'est fait paysan, parce que, bien sur, il avait a cacher quelque sale affaire! Toute sa haine de l'ouvrier des villes eclatait. --Et apres? si je veux d'elle et si elle veut de moi! repeta Jean, qui se contenait et qui s'etait promis, par gentillesse, de la laisser conter la premiere leur histoire. Allons, Francoise, cause un peu. --Mais c'est vrai! cria Lise, qu'emportait le desir de marier sa soeur, pour s'en debarrasser, qu'as-tu a dire, s'ils se conviennent? Elle n'a pas besoin de ton consentement, elle est bien bonne de ne pas t'envoyer promener... Tu nous embetes a la fin! Alors, Buteau vit que la chose allait etre faite, si la jeune fille parlait. Ce qu'il redoutait surtout, c'etait que, la liaison etant connue, le mariage fut regarde comme raisonnable. Justement, la Grande entrait dans la cour, suivie des Charles, qui revenaient avec Elodie. Et il les appela du geste, sans savoir encore ce qu'il dirait. Puis, la face gonflee, il trouva, il gueula, en menacant du poing sa femme et sa belle-soeur: --Nom de Dieu de vaches!... Oui, toutes les deux, des vaches, des salopes!... Voulez-vous savoir? je couche avec les deux! et si c'est pour ca qu'elles se foutent de moi!... Avec les deux, je vous dis, les putains! Beants, les Charles recurent les mots a la volee, en plein visage. Mme Charles se precipita, comme pour couvrir de son corps Elodie qui ecoutait; puis, la poussant vers le potager, elle cria elle-meme tres fort: --Viens voir les salades, viens voir les choux... Oh! les beaux choux! Buteau continuait, inventant des details, racontant que, lorsque l'une avait sa ration, c'etait au tour de l'autre a se faire bourrer jusqu'a la gorge; et il lachait cela en termes crus, un flot d'egout charriant les mots abominables qu'on ne dit pas. Lise, etonnee simplement de cet acces brusque, se contentait de hausser les epaules, en repetant: --Il est fou, c'est pas Dieu possible! il est fou. --Dis-lui donc qu'il ment! cria Jean a Francoise. --Bien sur qu'il ment! dit la jeune fille d'un air tranquille. --Ah! je mens! reprit Buteau, ah! ce n'est pas vrai qu'a la moisson tu en as voulu, dans la meule!... Mais c'est moi, a cette heure, qui vas vous faire marcher toutes les deux, garces que vous etes! Cette audace enragee paralysait, etourdissait Jean. Pouvait-il expliquer maintenant qu'il avait eu Francoise? ca lui semblait sale, surtout si elle ne l'aidait pas. Les autres, d'ailleurs, les Delhomme, Fouan, la Grande, se tenaient sur la reserve. Ils n'avaient pas eu l'air surpris, ils pensaient, evidemment, que, si le gaillard couchait avec les deux, il etait bien le maitre de faire d'elles ce qu'il voulait. Quand on a des droits, on les fait valoir. Des lors, Buteau se sentit victorieux, dans sa force indiscutee de la possession. Il se tourna vers Jean. --Et toi, bougre, avise-toi de venir encore m'emmerder dans mon menage.... D'abord, tu vas foutre le camp tout de suite... Hein? tu refuses... Attends, attends! Il ramassa son fleau, il en fit tournoyer le battoir, et Jean n'eut que le temps de saisir l'autre fleau, celui de Francoise, pour se defendre. Il y eut des cris, on voulut se jeter entre eux; mais ils etaient si terribles, qu'on recula. Les grands manches portaient les coups a plusieurs metres, la cour en etait balayee. Eux seuls resterent, au milieu, a distance l'un de l'autre, elargissant le cercle de leurs moulinets. Ils ne disaient plus un mot, les dents serrees. On n'entendait que les claquements secs des pieces de bois, a chaque parade. Buteau avait lance le premier coup, et Jean, baisse encore, aurait eu la tete fracassee, s'il ne s'etait jete d'un saut en arriere. Tout de suite, d'un raidissement brusque des muscles, il leva, il abattit le fleau, comme un batteur ecrasant le grain. Mais deja l'autre tapait aussi, les deux battoirs de cornouiller se rencontrerent, se replierent sur leurs courroies, dans un vol fou d'oiseaux blesses. Trois fois, le meme heurt se reproduisit. On ne voyait que ces batons, en l'air, tourner et siffler au bout des manches, toujours pres de retomber et de fendre les cranes qu'ils menacaient. Delhomme et Fouan, pourtant, se precipitaient, lorsque les femmes crierent. Jean venait de rouler dans la paille, pris en traitre par Buteau, qui, d'un coup de fouet, a ras de terre, heureusement amorti, l'avait touche aux jambes. Il se remit debout, il brandit son fleau dans une rage que decuplait la douleur. Le battoir decrivit un large cercle, tomba a droite, lorsque l'autre l'attendait a gauche. Quelques lignes de plus, et la cervelle sautait. Il n'y eut que l'oreille d'effleuree. Le coup, obliquant, tapa en plein sur le bras qui fut casse net. L'os avait eu un bruit de verre qu'on brise. --Ah! l'assassin! hurla Buteau, il m'a tue! Jean, hagard, les yeux rougis de sang, lacha son arme. Puis, un moment, il les regarda tous, comme hebete des choses, qui venaient de se passer la, si rapides; et il s'en alla, en boitant, avec un geste de furieux desespoir. Quand il eut tourne le coin de la maison, vers la plaine, il apercut la Trouille, qui avait assiste a la bataille, par-dessus la haie du jardin. Elle en riait encore, venue la pour roder autour de ce bapteme, auquel ni son pere ni elle n'etaient invites. Ce qu'il en rigolerait, Jesus-Christ; de la petite fete de famille, de la patte cassee a son frere! Elle se tortillait comme si on l'eut chatouillee, pres de tomber sur le dos, tant ca l'amusait. --Ah! Caporal, quelle cogne! cria-t-elle. L'os a fait clac! C'etait rien drole! Il ne repondit pas, ralentissant sa marche d'un air accable. Et elle le suivit, elle siffla ses oies, qu'elle avait emmenees, pour avoir le pretexte de stationner et d'ecouter derriere les murs. Lui, machinalement, retournait vers la batteuse, qui fonctionnait encore dans le jour finissant. Il songeait que c'etait fichu, qu'il ne pourrait revoir les Buteau, que jamais on ne lui donnerait Francoise. Etait-ce bete! dix minutes venaient de suffire: une querelle qu'il n'avait pas cherchee, un coup si malheureux, juste au moment ou les choses marchaient! et jamais, jamais plus, maintenant! Le ronflement de la machine, au fond du crepuscule, se prolongeait comme une grande plainte de detresse. Mais il y eut une rencontre: Les oies de la Trouille, qu'elle rentrait, se trouverent, a l'angle d'un carrefour, en face des oies du pere Saucisse, qui redescendaient toutes seules au village. Les deux jars, en tete, s'arreterent brusquement, hanchant sur une patte, leurs grands becs jaunes tournes l'un vers l'autre; et les becs de chaque bande, tous a la fois, suivirent le bec de leur chef, tandis que les corps hanchaient du meme cote. Un instant, l'immobilite fut complete, on eut dit une reconnaissance en armes, deux patrouilles echangeant le mot d'ordre. Puis, l'oeil rond et satisfait, l'un des jars, continua tout droit, l'autre jars prit a gauche; tandis que chaque troupe filait derriere le sien, allant a ses affaires, d'un dehanchement uniforme. QUATRIEME PARTIE I Depuis le mois de mai, apres la tonte et la vente des eleves, le berger Soulas avait sorti les moutons de la Borderie, pres de quatre cents betes qu'il conduisait seul, avec le petit porcher Auguste et ses deux chiens, Empereur et Massacre, des betes terribles. Jusqu'en aout, le troupeau mangeait dans les jacheres, dans les trefles et les luzernes, ou encore dans les friches, le long des routes; et il y avait a peine trois semaines, au lendemain de la moisson, qu'il le parquait enfin dans les chaumes, sous les derniers soleils brulants de septembre. C'etait l'epoque abominable, la Beauce depouillee, desolee, etalant ses champs nus sans un bouquet de verdure. Les chaleurs de l'ete, le manque absolu d'eau, avaient seche la terre qui se fendait; et toute vegetation disparaissait, il n'y avait plus que la salissure des herbes mortes, que le herissement dur des chaumes, dont les carres a l'infini, elargissaient le vide ravage et morne de la plaine, comme si un incendie eut passe d'un bout a l'autre de l'horizon. Un reflet jaunatre semblait en etre reste au ras du sol, une lumiere louche, un eclairage livide d'orage: tout paraissait jaune, d'un jaune affreusement triste, la terre rotie, les moignons des tiges coupees, les chemins de campagne, bossues, ecorches par les roues. Au moindre coup de vent, de grandes poussieres s'envolaient, couvrant les talus et les haies de leur cendre. Et le ciel bleu, le soleil eclatant, n'etaient qu'une tristesse de plus, au-dessus de cette desolation. Justement, ce jour-la, il faisait un grand vent, des souffles chauds et brusques, qui amenaient des galops de gros nuages; et, lorsque le soleil se degageait, il avait une morsure de fer rouge, il brulait la peau. Depuis le matin, Soulas attendait, pour lui et pour ses betes, de l'eau qu'on devait apporter de la ferme; car le chaume ou il se trouvait, etait au nord de Rognes, loin de toute mare. Dans le parc, au milieu des claies mobiles, que fixaient les batons des crosses, enfonces en terre, les moutons, vautres, respiraient d'une haleine courte et penible; tandis que les deux chiens, allonges en dehors, haletaient eux aussi, la langue pendante. Le berger, pour avoir un peu d'ombre, s'etait assis contre la cabane a deux roues, qu'il poussait a chaque deplacement du parc, une etroite niche qui lui servait de lit, d'armoire et de garde-manger. Mais, a midi, le soleil tapa d'aplomb, et il se remit debout, regardant au loin si Auguste revenait de la ferme, ou il l'avait envoye voir pourquoi le tonneau n'arrivait pas. Enfin, le petit porcher reparut, criant: --On va venir, on n'avait pas de chevaux, ce matin. --Et, bougre de bete, tu n'as pas pris un litre d'eau pour nous? --Ah! non, je n'y ai pas songe.... Moi, j'ai bu. Soulas, a poing ferme, lanca une gifle, que le gamin evita d'un saut. Il jurait, il se decida pourtant a manger sans boire, malgre la soif qui l'etranglait. Mefiant, Auguste, sur son ordre, avait tire de la voiture du pain de huit jours, de vieilles noix, un fromage sec; et tous les deux se mirent a dejeuner, guettes par les chiens qui vinrent s'asseoir devant eux, happant de temps a autre une croute, si dure, qu'elle craquait entre leurs machoires comme un os. Malgre ses soixante-dix ans, le berger besognait de ses gencives aussi vite que le petit avec ses dents. Il etait toujours droit, resistant et noueux ainsi qu'un baton d'epine, la face creusee davantage, pareille a une trogne d'arbre, sous l'emmelement de ses cheveux deteints, couleur de terre. Et le porcher eut quand meme sa gifle, une calotte qui l'envoya rouler dans la voiture, au moment ou, ne se defiant plus, il y serrait le reste du pain et du fromage. --Tiens! foutue couenne, bois encore ca, en attendant! Jusqu'a deux heures, rien ne se montra. La chaleur avait augmente, intolerable dans les grands calmes qui, tout d'un coup se faisaient. Puis, de la terre reduite en poudre, le vent soulevait sur place de minces tourbillons, des sortes de fumees aveuglantes, etouffantes, exasperant le supplice de la soif. Le berger qui patientait, stoique, sans une plainte, eut enfin un grognement de satisfaction. --Nom de Dieu! ce n'est pas trop tot! En effet, deux voitures, a peine grosses comme le poing, venaient d'apparaitre, a l'horizon de la plaine; et, dans la premiere, que Jean conduisait, Soulas avait parfaitement reconnu le tonneau d'eau; tandis que la seconde, conduite par Tron, etait chargee de sacs de ble, qu'il portait a un moulin, dont on voyait la haute carcasse de bois, a cinq cents metres. Cette derniere voiture s'arreta sur la route, Tron ayant accompagne l'autre jusqu'au parc, a travers le chaume, sous le pretexte de donner un coup de main: histoire de flaner et de causer un instant. --C'est donc qu'on veut nous faire tous crever de la pepie! criait le berger. Et les moutons qui, eux aussi, avaient flaire le tonneau, s'etaient leves en tumulte, s'ecrasaient contre les claies, allongeant la tete, belant plaintivement. --Patience! repondit Jean, v'la de quoi vous souler! Tout de suite, on installa l'auge, on l'emplit a l'aide de la rigole de bois; et, comme il y avait une fuite en dessous, les chiens etaient la, qui lapaient a la regalade; pendant que le berger et le petit porcher, sans attendre, buvaient goulument dans la rigole meme. Le troupeau entier defila, on n'entendait que le ruissellement de cette eau bienfaisante, des glouglous de gorge qui avalaient, tous heureux de s'eclabousser, de se tremper, les betes et les gens. --A cette heure, dit ensuite Soulas ragaillardi, si vous etiez gentils, vous me donneriez un coup de main pour avancer le parc. Jean et Tron consentirent. Dans les grands chaumes, le parc voyageait, ne restait guere plus de deux ou trois jours a la meme place, juste le temps laisse aux moutons de tondre les herbes folles; et ce systeme avait en outre l'avantage de fumer les terres, morceau a morceau. Pendant que le berger, aide de ses chiens, gardait le troupeau, les deux hommes et le petit porcher arracherent les crosses, transporterent les claies a une cinquantaine de pas; et, de nouveau, ils les fixerent sur un vaste carre, ou les betes vinrent se refugier d'elles-memes, avant qu'il fut ferme completement. Deja Soulas, malgre son grand age, poussait sa voiture, la ramenait pres du parc. Puis, parlant de Jean, il demanda: --Qu'est-ce qu'il a donc? On dirait qu'il porte le bon Dieu en terre. Et, comme le garcon hochait tristement la tete, malade depuis qu'il croyait avoir perdu Francoise, le vieux ajouta: --Hein? il y a quelque femelle, la-dessous... Ah! les sacrees gouines, ou devrait leur tordre le cou a toutes! Tron, avec ses membres de colosse, son air innocent de beau gaillard, se mit a rire. --Ca se dit, ca, quand on ne peut plus. --Je ne peux plus, je ne peux plus, repeta le berger dedaigneux, est-ce que j'ai essaye avec toi?... Et, tu sais, mon fils, il y en a une avec qui tu ferais mieux de ne pas pouvoir, car ca tournera a du vilain, pour sur! Cette allusion a ses rapports avec Mme Jacqueline, fit rougir le valet jusqu'aux oreilles. Un matin, Soulas les avait surpris ensemble, au fond de la grange, derriere les sacs d'avoine. Et, dans sa haine de cette ancienne laveuse de vaisselle, mauvaise aujourd'hui pour ses anciens camarades, il s'etait enfin decide a ouvrir les yeux du maitre; mais, des le premier mot, celui-ci l'avait regarde d'un air si terrible, qu'il etait redevenu muet, resolu a ne parler que le jour ou la Cognette le pousserait a bout, en le faisant chasser; de sorte qu'ils vivaient sur un pied de guerre, lui redoutant d'etre jete dehors comme une vieille bete infirme, elle attendant d'etre assez forte pour exiger cela de Hourdequin, qui tenait a son berger. Dans toute la Beauce, il n'y avait pas un berger qui sut mieux faire manger son troupeau, sans degat ni perte, rasant un champ d'un bout a l'autre, en ne laissant pas une herbe. Le vieux, pris de cette demangeaison de parler qui vide parfois le coeur des gens solitaires, continua: --Ah! si ma garce de femme, avant d'en crever, n'avait pas bu tout mon saint-frusquin, a mesure que je le gagnais, c'est moi qui aurais decampe de la ferme, pour ne pas y voir tant de saletes!... Cette Cognette, en voila une dont les fesses ont plus travaille que les mains! et ce n'est pas bien sur a son merite, c'est a sa peau qu'elle la doit, sa position! Quand on pense que le maitre la laisse coucher dans le lit de sa defunte et qu'elle a fini par l'amener a manger seul avec elle, comme si elle etait sa vraie femme! Faut s'attendre, au premier jour, a ce qu'elle nous foute tous dehors, et lui aussi, par-dessus le marche!... Une salope qui a traine avec le dernier des cochons! Tron, a chaque phrase, serrait les poings davantage. Il avait des coleres sournoises que sa force de geant rendait terribles. --En v'la assez, hein? cria-t-il. Si tu etais encore un homme, je t'aurais claque deja... Elle est plus honnete dans son petit doigt que toi dans toute ta vieille carcasse. Mais Soulas, goguenard, avait hausse les epaules sous la menace. Lui qui ne riait jamais, eut un rire brusque et rouille, le grincement d'une poulie hors d'usage. --Jeannot, va! grand serin! tu es aussi bete qu'elle est maligne! Ah! elle te le montrera sous verre, son pucelage!... Quand je te dis que tout le pays lui a traine sur le ventre! Moi, je me promene, je n'ai qu'a regarder, et j'en vois sans le vouloir, de ces filles qu'on bouche! Mais, elle, ce que je l'ai vue bouchee de fois, non! c'est trop!... Tiens! elle avait quatorze ans a peine, dans l'ecurie, avec le pere Mathias, un bossu qui est mort; plus tard, un jour qu'elle petrissait, contre le petrin meme, avec un galopin, le petit porcher Guillaume, soldat aujourd'hui; et avec tous les valets qui ont passe, et dans tous les coins, sur de la paille, sur des sacs, par terre.... D'ailleurs, pas besoin de chercher si loin. Si tu veux en causer, il y en a un la que j'ai apercu un matin dans le fenil en train de la recoudre, solidement! Il lacha un nouveau rire, et le regard oblique qu'il jeta sur Jean gena beaucoup ce dernier, qui se taisait en arrondissant le dos depuis qu'on parlait de Jacqueline. --Que quelqu'un essaye voir a la toucher, maintenant! gronda Tron, secoue d'une colere de chien a qui on retire un os. Je lui ferai passer le gout du pain, a celui-la! Soulas l'examina un instant, surpris de cette jalousie de brute. Puis, retombe dans l'hebetement de ses longs silences, il conclut de sa voix breve: --Ca te regarde, mon fils. Lorsque Tron eut rejoint la voiture qu'il conduisait au moulin, Jean demeura quelques minutes encore avec le berger, pour l'aider a enfoncer au maillet certaines des crosses; et celui-ci, qui le voyait si muet, si triste, finit par reprendre: --Ce n'est pas la Cognette, au moins, qui te met le coeur a l'envers? Le garcon repondit non, d'un branle energique de la tete. --Alors, c'est une autre?... Quelle autre donc, que je ne vous ai jamais apercus ensemble? Jean regardait le pere Soulas, en se disant que les vieux, dans ces choses, sont parfois de bon conseil. Il ceda aussi a un besoin d'expansion, il lui conta toute l'affaire, comment il avait eu Francoise et pourquoi il desesperait de la ravoir, apres la batterie avec Buteau. Meme, un instant, il avait craint que celui-ci ne le menat en justice, a cause de son bras casse, qui lui interdisait tout travail, bien qu'a moitie raccommode deja. Mais Buteau, sans doute, avait pense qu'il n'est jamais bon de laisser la justice mettre le nez chez soi. --T'as bouche Francoise, alors? demanda le berger. --Une fois, oui! Il resta grave, reflechit, se prononca enfin. --Faut aller le dire au pere Fouan. Peut-etre bien qu'il te la donnera. Jean s'etonna, car il n'avait pas songe a cette demarche si simple. Le parc etait pose, il partit en decidant que, le soir meme, il irait voir le vieux. Et, tandis qu'il s'eloignait, derriere sa voiture vide, Soulas reprit son eternelle faction, maigre et debout, coupant d'une barre grise la ligne plate de la plaine. Le petit porcher, entre les deux chiens, s'etait mis a l'ombre de la cabane roulante. Brusquement, le vent venait de tomber, l'orage avait coule vers l'est; et il faisait tres chaud, le soleil braisillait dans un ciel d'un bleu pur. Le soir, Jean, quittant le travail une heure plus tot, s'en alla voir le pere Fouan chez les Delhomme, avant le diner. Comme il descendait le coteau, il apercut ceux-ci dans leurs vignes, ou ils degageaient les grappes, en arrachant les feuilles: des pluies avaient trempe la fin de l'autre lune, le raisin murissait mal, il s'agissait de profiter des derniers beaux soleils. Et, le vieux n'y etant point, le garcon pressa le pas, dans l'espoir de causer seul avec lui, ce qu'il preferait. La maison des Delhomme se trouvait a l'autre bout de Rognes, apres le pont, une petite ferme qui s'etait encore augmentee recemment de granges et de hangars, trois corps de batiments irreguliers, enfermant une cour assez vaste, balayee chaque matin, et ou les tas de fumier semblaient faits au cordeau. --Bonjour, pere Fouan! cria Jean de la route, d'une voix mal affermie. Le vieux etait assis dans la cour, une canne entre les jambes, la tete basse. Pourtant, a un second appel, il leva les yeux, finit par reconnaitre celui qui parlait. --Ah! c'est vous, Caporal! Vous passez donc par ici? Et il l'accueillait si naturellement, sans rancune, que le garcon entra. Mais il n'osa pas d'abord lui parler de l'affaire, son courage s'en allait, a l'idee de conter ainsi tout de go la culbute avec Francoise. Ils causerent du beau temps, du bien que ca faisait a la vigne. Encore huit jours de soleil, et le vin serait bon. Puis, le jeune homme voulut lui etre agreable. --Vous etes un vrai bourgeois, il n'y a pas un proprietaire dans le pays si heureux que vous. --Oui, pour sur. --Ah! quand on a des enfants comme les votres, car on irait loin sans en trouver de meilleurs! --Oui, oui.... Seulement, vous savez, chacun a son caractere. Il s'etait assombri davantage. Depuis qu'il habitait chez les Delhomme, Buteau ne lui payait plus la rente, en disant qu'il ne voulait pas que son argent allat profiter a sa soeur. Jesus-Christ n'avait jamais donne un sou, et quant a Delhomme, comme il nourrissait et couchait son beau-pere, il avait cesse tout versement. Mais ce n'etait point du manque d'argent de poche que souffrait le vieux, d'autant plus qu'il touchait, chez maitre Baillehache, les cent cinquante francs annuels, juste douze francs cinquante par mois, qui lui venaient de la vente de sa maison. Avec cela, il pouvait se payer des douceurs, ses deux sous de tabac chaque matin, sa goutte chez Lengaigne, sa tasse de cafe chez Macqueron; car Fanny, tres regardante, ne tirait le cafe et l'eau-de-vie de son armoire que lorsqu'on etait malade. Et, malgre tout, bien qu'il eut de quoi s'amuser au dehors et qu'il ne manquat de rien chez sa fille, il s'y deplaisait, il n'y vivait maintenant que dans le chagrin. --Ah! dame, oui, reprit Jean, sans savoir qu'il mettait le doigt sur la plaie vive, lorsqu'on est chez les autres, on n'est plus chez soi. --C'est ca, c'est bien ca! repeta Fouan d'une voix qui grondait. Et, se levant, comme pris d'un besoin de revolte: --Nous allons boire un coup.... J'ai peut-etre le droit d'offrir un verre a un ami! Mais, des le seuil, une peur lui revint. --Essuyez vos pieds, Caporal, parce que, voyez-vous, ils font un tas d'histoires avec la proprete. Jean entra gauchement, desireux de vider son coeur avant le retour des maitres. Il fut surpris du bon ordre de la cuisine: les cuivres luisaient, pas un grain de poussiere ne ternissait les meubles, on avait use le carreau a force de lavages. Cela etait net et froid, comme inhabite. Contre un feu couvert de cendre, une soupe aux choux de la veille se tenait chaude. --A votre sante! dit le vieux, qui avait sorti du buffet une bouteille entamee et deux verres. Sa main tremblait un peu en buvant le sien, dans la crainte de ce qu'il faisait la. Il le reposa en homme qui a tout risque, il ajouta brusquement: --Si je vous racontais que Fanny ne me parle plus depuis avant-hier, parce que j'ai crache.... Hein? cracher! est-ce que tout le monde ne crache pas? Je crache, bien sur, quand j'en ai envie.... Non, non, autant foutre le camp, a la fin, que d'etre taquine comme ca! Et, en se versant un nouveau verre, heureux d'avoir trouve un confident a qui se plaindre, ne le laissant pas placer un mot, il se soulagea. Ce n'etaient que de minces griefs, la colere d'un vieillard dont on ne tolerait point les defauts, qu'on voulait soumettre trop strictement a des habitudes autres que les siennes. Mais des sevices graves, des mauvais traitements ne lui auraient pas ete plus sensibles. Une observation repetee d'une voix trop vive lui etait aussi dure qu'un soufflet; et sa fille, avec ca, montrait une susceptibilite outree, une de ces vanites mefiantes de paysanne honnete qui se blessait, boudait au moindre mot mal compris; de sorte que les rapports devenaient chaque jour plus difficiles entre elle et son pere. Elle qui, autrefois, lors du partage, etait certainement la meilleure, s'aigrissait, en arrivait a une veritable persecution, toujours derriere le bonhomme, essuyant, balayant, le bousculant pour ce qu'il faisait et pour ce qu'il ne faisait pas. Rien de grave, et tout un supplice dont il finissait par pleurer seul, dans les coins. --Faut y mettre du sien, repetait Jean a chaque plainte. Avec de la patience, on s'entend toujours. Mais Fouan, qui venait d'allumer une chandelle, s'excitait, s'emportait. --Non, non, j'en ai assez!... Ah! si j'avais su ce qui m'attendait ici! J'aurais mieux fait de crever, le jour ou j'ai vendu ma maison.... Seulement, ils se trompent, s'ils croient me tenir. J'aimerais mieux casser des pierres sur la route. Il suffoqua, il dut s'asseoir, et le jeune homme en profita pour parler enfin. --Dites donc, pere Fouan, je voulais vous voir a cause de l'affaire, vous savez. J'ai eu bien du regret, j'ai du me defendre, n'est-ce pas? puisque l'autre m'attaquait.... N'empeche que j'etais d'accord avec Francoise, et il n'y a que vous, a cette heure, qui puissiez arranger ca.... Vous iriez chez Buteau, vous lui expliqueriez la chose. Le vieux etait devenu grave. Il hochait le menton, l'air embarrasse pour repondre, lorsque le retour des Delhomme lui en evita la peine. Ils ne parurent pas surpris de trouver Jean chez eux, ils lui firent le bon accueil accoutume. Mais, du premier coup d'oeil, Fanny avait vu la bouteille et les deux verres sur la table. Elle les enleva, alla prendre un torchon. Puis, sans le regarder, elle dit sechement, elle qui ne lui avait pas adresse la parole depuis quarante-huit heures: --Pere, vous savez bien que je ne veux pas ca. Fouan se redressa, tremblant, furieux de cette observation devant du monde. --Quoi encore? Est-ce que, nom de Dieu! je ne suis pas libre d'offrir un verre a un ami?... Enferme-le, ton vin! je boirai de l'eau. Du coup, ce fut elle qui se vexa horriblement d'etre ainsi accusee d'avarice. Elle repondit, toute pale: --Vous pouvez boire la maison et en crever, si ca vous amuse.... Ce que je ne veux pas, c'est que vous salissiez ma table, avec vos verres qui degoulinent et qui font des ronds, comme au cabaret. Des larmes etaient montees aux yeux du pere. Il eut le dernier mot. --Un peu moins de proprete et un peu plus de coeur, ca vaudrait mieux, ma fille. Et, pendant qu'elle essuyait rudement la table, il se planta devant la fenetre, regardant la nuit noire qui etait venue, tout secoue du desespoir qu'il cachait. Delhomme, evitant de prendre parti, avait simplement appuye par son silence l'attitude ferme et sensee de sa femme. Il ne voulut pas laisser partir Jean sans avoir bu un autre coup, dans des verres qu'elle servit sur des assiettes. Et, a demi voix, elle s'excusa posement. --On n'a pas idee du mal qu'on a avec les vieilles gens! C'est plein de manies, de mauvaises habitudes, et ils en creveraient plutot que de se corriger.... Celui-la n'est point mechant, il n'en a plus la force. Ca n'empeche que j'aimerais mieux avoir quatre vaches a conduire, qu'un vieux a garder. Jean et Delhomme l'approuvaient de la tete. Mais elle fut interrompue par l'entree brusque de Nenesse, mis comme un garcon de la ville, en veston et en pantalon de fantaisie, achetes tout faits chez Lambourdieu, coiffe d'un petit chapeau de feutre dur. Le cou long, la nuque rasee, il se dandinait d'un air louche de fille, avec ses yeux bleus, sa face molle et jolie. Il avait toujours eu l'horreur de la terre, il partait le lendemain pour Chartres, ou il allait servir chez un restaurateur qui tenait un bal public. Longtemps, les parents s'etaient opposes a cette desertion de la culture; mais enfin la mere, flattee, avait decide le pere. Et, depuis le matin, Nenesse nocait avec les camarades du village, pour les adieux. Un instant, il parut contrarie de trouver la un etranger. Puis, se decidant: --Dis donc, mere, je vas leur payer a diner chez Macqueron. Me faudrait des sous. Fanny le regarda fixement, la bouche ouverte pour refuser. Mais elle etait si vaniteuse, que la presence de Jean la retint. Bien sur que leur fils pouvait depenser vingt francs sans les gener! Et elle disparut, raide et muette. --Tu es donc avec quelqu'un? demanda le pere a Nenesse. Il avait apercu une ombre a la porte. Il s'avanca, et reconnaissant le garcon reste dehors: --Tiens! c'est Delphin.... Entre donc, mon brave! Delphin se risqua, saluant, s'excusant. Lui, etait en cotte et en blouse bleues, chausse de ses gros souliers de labour, sans cravate, la peau deja cuite par le travail au grand soleil. --Et toi, reprit Delhomme qui le tenait en grande estime, est-ce que tu vas partir aussi pour Chartres, un de ces jours? Delphin ecarquilla les yeux; puis, violemment: --Ah! nom de Dieu, non! J'y claquerais, dans leur ville! Le pere eut, sur son garcon, un regard oblique, tandis que l'autre continuait, venant au secours du camarade: --Bon pour Nenesse d'aller la-bas, lui qui porte la toilette et qui joue du piston! Delhomme sourit, car le talent de son fils sur le piston le gonflait d'orgueil. Fanny, d'ailleurs, revenait, la main pleine de pieces de quarante sous, et elle en compta dix, longuement, dans celle de Nenesse, des pieces toutes blanches d'etre restees sous un tas de ble. Elle ne se fiait point a son armoire, elle cachait ainsi son argent, par petites sommes, au fond de tous les coins de la maison, dans le grain, dans le charbon, dans le sable; si bien que, lorsqu'elle payait, son argent etait tantot d'une couleur, tantot d'une autre, blanc, noir ou jaune. --Ca va tout de meme, dit Nenesse pour remerciement. Viens-tu, Delphin? Et les deux gaillards filerent, on entendit leurs rires qui s'eloignaient. Jean alors vida son verre, en voyant le pere Fouan, qui ne s'etait pas retourne pendant la scene, quitter la fenetre et sortir dans la cour. Il prit conge, il retrouva le vieux debout, au milieu de la nuit noire. --Voyons, pere Fouan, voulez-vous aller chez Buteau pour m'avoir Francoise?... C'est vous le maitre, vous n'avez qu'a parler. Le vieillard, dans l'ombre, repetait d'une voix saccadee: --Je ne peux pas... je ne peux pas... Puis, il eclata, il avoua. C'etait fini avec les Delhomme, il s'en irait le lendemain vivre chez Buteau, qui lui avait offert de le prendre. Si son fils le battait, il souffrirait moins que d'etre tue par sa fille a coups d'epingle. Exaspere de ce nouvel obstacle, Jean parla enfin. --Faut que je vous dise, pere Fouan, c'est que nous avons couche, Francoise et moi. Le vieux paysan eut une simple exclamation. --Ah! Puis, apres avoir reflechi: --Est-ce que la fille est grosse? Jean, certain qu'elle ne pouvait l'etre, puisqu'ils avaient triche, repondit: --Possible tout de meme. --Alors, il n'y a qu'a attendre.... Si elle est grosse, on verra. A ce moment, Fanny parut sur la porte, appelant son pere pour la soupe. Mais il se tourna, il gueula: --Tu peux te la foutre au cul, ta soupe! Je vas dormir. Et il monta se coucher, le ventre vide, par rage. Jean reprit le chemin de la ferme, d'un pas ralenti, si tourmente de chagrin, qu'il se retrouva sur le plateau, sans avoir eu conscience de la route. La nuit, d'un bleu sombre, criblee d'etoiles, etait lourde et brulante. Dans l'air immobile, on sentait de nouveau l'approche, le passage au loin de quelque orage, dont on ne voyait, du cote de l'est, que des reverberations d'eclairs. Et, comme il levait la tete, il apercut, a gauche, des centaines d'yeux phosphorescents qui flambaient, pareils a des chandelles, et qui se tournaient vers lui, au bruit de ses pas. C'etaient les moutons dans leur parc, le long duquel il passait. La voix lente du pere Soulas s'eleva. --Eh bien, garcon? Les chiens, etendus a terre, n'avaient pas bouge, flairant un homme de la ferme. Chasse de la cabane roulante par la chaleur, le petit porcher dormait dans un sillon. Et, seul, le berger restait debout, au milieu de la plaine rase, noyee de nuit. --Eh bien, garcon, est-ce fait? Sans meme s'arreter, Jean repondit: --Il a dit que, si la fille est grosse, on verra. Deja, il avait depasse le parc, lorsque cette reponse du vieux Soulas lui arriva, grave dans le vaste silence: --C'est juste, faut attendre. Et il continua sa route. La Beauce, a l'infini, s'etendait, ecrasee sous un sommeil de plomb. On en sentait la desolation muette, les chaumes brules, la terre ecorchee et cuite, a une odeur de roussi, a la chanson des grillons qui crepitaient comme des braises dans de la cendre. Seules, des ombres de meules bossuaient cette nudite morne. Toutes les vingt secondes, au ras de l'horizon, les eclairs tracaient une raie violatre, rapide et triste. II Des le lendemain, Fouan alla s'installer chez les Buteau. Le demenagement ne derangea personne: deux paquets de hardes, que le vieux tint a porter lui-meme, et dont il fit deux voyages. Vainement, les Delhomme voulurent provoquer une explication. Il partit, sans repondre un mot. Chez les Buteau, on lui donna, derriere la cuisine, la grande piece du rez-de-chaussee, ou, jusque-la, on n'avait serre que la provision de pommes de terre et les betteraves pour les vaches. Le pis etait qu'une lucarne, placee a deux metres, l'eclairait seule d'un jour de cave. Et le sol de terre battue, les tas de legumes, les detritus jetes dans les coins, y entretenaient une humidite qui coulait en larmes jaunes sur le platre nu des murailles. D'ailleurs, on laissa tout, on ne debarrassa qu'un angle, pour y mettre un lit de fer, une chaise et une table de bois blanc. Le vieux parut enchante. Alors Buteau triompha. Depuis que Fouan etait chez les Delhomme, il enrageait de jalousie, car il n'ignorait pas ce qu'on disait dans Rognes: bien sur que ca ne genait point les Delhomme de nourrir leur pere; tandis que les Buteau, dame! ils n'avaient pas de quoi. Aussi, dans les premiers temps, le poussa-t-il a la nourriture, rien que pour l'engraisser, histoire de prouver qu'on ne crevait pas de faim chez lui. Et puis, il y avait les cent cinquante francs de rente, provenant de la maison vendue, que le pere laisserait certainement a celui de ses enfants qui l'aurait garde. D'autre part, ne l'ayant plus a sa charge, Delhomme allait sans doute recommencer a lui payer sa part de la rente annuelle, deux cents francs, ce qu'il fit en effet. Buteau comptait sur ces deux cents francs. Il avait tout calcule, il s'etait dit qu'il aurait la gloire d'etre un bon fils, en ne rien sortant de sa poche, et avec l'esperance d'en etre recompense, plus tard; sans parler du magot qu'il soupconnait toujours au vieux, bien qu'il ne fut jamais parvenu a avoir une certitude. Ce fut, pour Fouan, une vraie lune de miel. On le fetait, on le montrait aux voisins: hein? quelle mine de prosperite! avait-il l'air de deperir? Les petits, Laure et Jules, toujours dans ses jambes, l'occupaient, le chatouillaient au coeur. Mais il etait surtout heureux de retourner a ses manies de vieil homme, d'etre plus libre, dans le laisser-aller plus grand de la maison. Quoique bonne menagere, et propre, Lise n'avait pas les raffinements ni les susceptibilites de Fanny, et il pouvait cracher partout, sortir, rentrer a sa guise, manger a chaque minute, par cette habitude du paysan qui ne passe pas devant le pain sans y tailler une tartine, au gre des heures de travail. Trois mois s'ecoulerent ainsi, on etait en decembre, des froids terribles gelaient l'eau de sa cruche, au pied de son lit; mais il ne se plaignait pas, les degels meme avaient beau tremper la piece, en faire ruisseler les murs, comme sous une pluie battante, il trouvait ca naturel, il avait vecu dans cette rudesse. Pourvu qu'il eut son tabac, son cafe, et qu'on ne le taquinat point, disait-il, le roi n'etait pas son oncle. Ce qui commenca de gater les choses, ce fut qu'un matin de clair soleil, rentrant dans sa chambre chercher sa pipe, lorsqu'on le croyait deja sorti, Fouan y trouva Buteau en train de culbuter Francoise sur les pommes de terre. La fille, qui se defendait gaillardement, sans un mot, se ramassa, quitta la piece, apres avoir pris les betteraves qu'elle y venait chercher pour ses vaches; et le vieux, reste seul en face de son fils, se facha. --Sale cochon, avec cette gamine, a cote de ta femme!... Et elle ne voulait pas, je l'ai bien vue qui gigotait! Mais Buteau, encore soufflant, le sang au visage, n'accepta pas la remontrance. --Est-ce que vous avez a y foutre le nez? Fermez les quinquets, taisez votre bec, ou ca tournera mal! Depuis les couches de Lise et la bataille avec Jean, Buteau s'etait de nouveau enrage apres Francoise. Il avait attendu que son bras casse fut solide, il sautait sur elle, maintenant, dans tous les coins de la maison, certain que s'il l'avait une fois, elle serait ensuite a lui tant qu'il voudrait. N'etait-ce pas la meilleure facon de reculer le mariage, de garder la fille et de garder la terre? Ces deux passions arrivaient meme a se confondre, l'entetement a ne rien lacher de ce qu'il tenait, la possession furieuse de ce champ, le rut inassouvi du male, fouette par la resistance. Sa femme devenait enorme, un tas a remuer; et elle nourrissait, elle avait toujours Laure pendue aux tetines; tandis que l'autre, la petite belle-soeur, sentait bon la chair jeune, de gorge aussi elastique et ferme que les pis d'une genisse. D'ailleurs, il ne crachait pas plus sur l'une que sur l'autre: ca lui en ferait deux, une molle et une dure, chacune agreable dans son genre. Il etait assez bon coq pour deux poules, il revait une vie de pacha, soigne, caresse, gorge de jouissance. Pourquoi n'aurait-il pas epouse les deux soeurs si elles y consentaient? Un vrai moyen de resserrer l'amitie et d'eviter ce partage des biens, dont il s'epouvantait, comme si on l'avait menace de lui couper un membre! Et, de la, dans l'etable, dans la cuisine, partout, des qu'ils etaient seuls une minute, l'attaque et la defense brusques, Buteau se ruant, Francoise cognant. Et toujours la meme scene courte et exasperee: lui, envoyant la main sous la jupe, l'empoignant la, a nu, en un paquet de peau et de criniere, ainsi qu'une bete qu'on veut monter; elle, les dents serrees, les yeux noirs, le forcant a lacher prise, d'un grand coup de poing entre les jambes, en plein. Et pas un mot, rien que leur haleine brulante, un souffle etouffe, le bruit amorti de la lutte: il retenait un cri de douleur, elle rabattait sa robe, s'en allait en boitant, le bas-ventre tire et meurtri, avec la sensation de garder a cette place les cinq doigts qui la trouaient. Et cela, lorsque Lise etait dans la piece d'a cote, meme dans la meme piece, le dos tourne pour ranger le linge d'une armoire, comme si la presence de sa femme l'eut excite, certain du silence fier et tetu de la gamine. Cependant, depuis que le pere Fouan les avait vus sur les pommes de terre, des querelles eclataient. Il etait alle dire crument la chose a Lise, pour qu'elle empechat son mari de recommencer; et celle-ci, apres lui avoir crie de se meler de ses affaires, s'etait emportee contre sa cadette: tant pis pour elle, si elle agacait les hommes! car autant d'hommes, autant de cochons, fallait s'y attendre! Le soir, pourtant, elle avait fait a Buteau une telle scene, que, le lendemain, elle etait sortie de leur chambre avec un oeil a demi ferme et noir d'un coup de poing, egare pendant l'explication. Des ce moment, les coleres ne cesserent plus, se gagnerent des uns aux autres: il y en avait toujours deux qui se mangeaient, le mari et la femme, ou la belle-soeur et le mari, ou la soeur et la soeur, quand les trois n'etaient pas a se devorer ensemble. Ce fut alors que la haine lente, inconsciente, s'aggrava entre Lise et Francoise. Leur bonne tendresse de jadis en arrivait a une rancune sans raison apparente, qui les heurtaient du matin au soir. Au fond, la cause unique etait l'homme, ce Buteau, tombe la comme un ferment destructeur. Francoise, dans le trouble dont il l'exasperait, aurait succombe depuis longtemps, si sa volonte ne s'etait bandee contre le besoin de se laisser faire, chaque fois qu'il la touchait. Elle s'en punissait durement, entetee a cette idee simple du juste, ne rien donner d'elle, ne rien prendre aux autres; et sa colere etait de se sentir jalouse, d'execrer sa soeur, parce que celle-ci avait a elle cet homme, pres duquel elle-meme serait morte d'envie, plutot que de partager. Quand il la poursuivait, debraille, le ventre en avant, elle crachait furieusement sur sa nudite de male, elle le renvoyait a sa femme, avec ce crachat: c'etait un soulagement a son desir combattu, comme si elle eut crache au visage de sa soeur, dans le mepris douloureux du plaisir dont elle n'etait pas. Lise, elle, n'avait point de jalousie, certaine que Buteau s'etait vante en gueulant qu'il se servait d'elles deux; non qu'elle le crut incapable de la chose; mais elle etait convaincue que la petite, avec son orgueil, ne cederait pas. Et elle lui en voulait uniquement de ce que ses refus changeaient la maison en un veritable enfer. Plus elle grossissait, plus elle se tassait dans sa graisse, satisfaite de vivre, d'une gaiete d'egoisme rapace, ramenant a elle la joie d'alentour. Etait-ce possible qu'on se disputat de la sorte, qu'on se gatat l'existence, lorsqu'on avait tout pour etre heureux! Ah! la bougresse de gamine, dont le sacre caractere etait la seule cause de leurs embetements! Chaque soir, quand elle se couchait, elle criait a Buteau: --C'est ma soeur, mais qu'elle ne recommence pas a m'aguicher, ou je te la flanque dehors! Lui, n'entendait pas de cette oreille. --Un joli coup! tout le pays nous tomberait dessus.... Nom de Dieu de femelles! c'est moi qui vas vous foutre a dessaler ensemble dans la mare, pour vous mettre d'accord! Deux mois encore se passerent, et Lise, bousculee, hors d'elle, aurait sucre deux fois son cafe, comme elle le disait, sans le trouver bon. Les jours ou sa soeur avait repousse une nouvelle attaque de son homme, elle le devinait a une recrudescence de mechante humeur; si bien qu'elle vivait maintenant dans la crainte de ces echecs de Buteau, anxieuse quand il filait sournoisement derriere la jupe de Francoise, certaine de le voir reparaitre brutal, cassant tout, torturant la maison. C'etaient des journees abominables, et elle ne les pardonnait point a la fichue entetee qui ne faisait rien pour arranger les choses. Un jour surtout, ce fut terrible. Buteau, qui etait descendu a la cave, avec Francoise, tirer du cidre, en remonta si mal arrange, si rageur, que pour une betise, pour sa soupe qui etait trop chaude, il lanca son assiette contre le mur, puis s'en alla, en renversant Lise d'une gifle a tuer un boeuf. Celle-ci se ramassa, pleurante, saignante, la joue enflee. Et elle se jeta sur sa soeur, elle cria: --Salope! couche avec, a la fin!... J'en ai assez, je file, moi! si tu t'obstines, pour me faire battre! Francoise l'ecoutait, saisie, toute pale. --Aussi vrai que Dieu m'entend, j'aime mieux ca!... Il nous fichera la paix peut-etre! Elle etait retombee sur une chaise, elle pleurait a petits sanglots; et toute sa grasse personne qui fondait, disait son abandon, son unique desir d'etre heureuse, meme au prix d'un partage. Du moment qu'elle garderait sa part, ca ne la priverait de rien. On se faisait des idees betes la-dessus, car ce n'etait bien sur pas comme le pain qui s'use a etre mange. Est-ce qu'on n'aurait pas du s'entendre, se serrer les uns contre les autres pour le bon accord, enfin vivre en famille? --Voyons, pourquoi ne veux-tu pas? Revoltee, etranglee, Francoise ne trouva que ce cri de colere: --Tu es plus degoutante que lui! Elle s'en alla de son cote sangloter dans l'etable, ou la Coliche la regarda de ses gros yeux troubles. Ce qui l'indignait, ce n'etait pas la chose en elle-meme, c'etait ce role de complaisance, le coup de noce tolere, la paix du menage. Si elle avait eu l'homme a elle, jamais elle n'en aurait cede un bout, pas meme grand comme ca! Sa rancune contre sa soeur devint du mepris, elle se jura d'y laisser toute la peau de son corps, plutot que de consentir, a present. Mais, des ce jour, la vie se gata davantage, Francoise devint le souffre-douleur, la bete sur qui l'on tapait. Elle etait rabaissee au role de servante, ecrasee de gros travaux, continuellement grondee, bousculee, meurtrie. Lise ne lui tolerait plus une heure de flane, la faisait sauter du lit avant l'aube, la gardait si tard, la nuit, que la malheureuse, parfois, s'endormait, sans avoir la force de se deshabiller. Sournoisement, Buteau la martyrisait de petites privautes, des claques sur les reins, des pincons aux cuisses, toutes sortes de caresses feroces, qui la laissaient en sang, les yeux pleins de larmes, raidie dans son obstination de silence. Lui, ricanait, s'y contentait un peu, quand il la voyait defaillir, en retenant le cri de sa chair blessee. Elle en avait le corps bleui, zebre d'eraflures et de contusions. Devant sa soeur, elle mettait surtout son courage a ne pas meme tressaillir, pour nier le fait, comme s'il n'eut pas ete vrai que ces doigts d'homme lui fouillaient la peau. Cependant, elle n'etait pas toujours maitresse de la revolte de ses muscles, elle repondait par un soufflet, a la volee; et, alors, il y avait des batailles, Buteau la rossait, tandis que Lise, sous pretexte de les separer, cognait sur les deux, a grands coups de sabot. La petite Laure et son frere Jules poussaient des hurlements. Tous les chiens d'alentour aboyaient, ca faisait pitie aux voisins. Ah! la pauvre enfant, elle avait de la constance, de rester dans cette galere! C'etait, en effet, l'etonnement de Rognes. Pourquoi Francoise ne se sauvait-elle pas? Les malins hochaient la tete: elle n'etait point majeure, il lui fallait attendre dix-huit mois; et se sauver, se mettre dans son tort, sans pouvoir emporter son bien, dame! elle avait raison d'y reflechir a deux fois. Encore si le pere Fouan, son tuteur, l'avait soutenue! Mais lui-meme n'etait guere a la noce, chez son fils. La peur des eclaboussures le faisait se tenir tranquille. D'ailleurs, la petite lui defendait de s'occuper de ses affaires, dans une bravoure et une fierte farouches de fille qui ne compte que sur elle. Desormais, toutes les querelles finissaient par les memes injures. --Mais fous donc le camp! fous donc le camp! --Oui, c'est ce que vous esperez.... Autrefois, j'etais trop bete, je voulais partir.... Maintenant, vous pouvez me tuer, je reste. J'attends ma part, je veux la terre et la maison, et je les aurai, oui! j'aurai tout! La crainte de Buteau, pendant les premiers mois, fut que Francoise se trouvat enceinte des oeuvres de Jean. Depuis qu'il les avait surpris, dans la meule, il calculait les jours, il la surveillait d'un oeil oblique, inquiet de son ventre; car la venue d'un enfant aurait tout gate, en necessitant le mariage. Elle, tranquille, savait bien qu'elle ne pouvait etre grosse. Mais, quand elle eut remarque qu'il s'interessait a sa taille, elle s'en amusa, elle fit expres de se tenir le ventre en avant, pour lui faire croire qu'il enflait. Maintenant, des qu'il l'empoignait, elle le sentait qui la tatait la, qui la mesurait de ses gros doigts; et elle finit par lui dire, d'un air de defi: --Va, il y en a un! il pousse! Un matin meme, elle plia des torchons qu'elle banda sur elle. On faillit se massacrer, le soir. Et une terreur la saisit, aux regards d'assassin qu'il lui jetait: bien sur que, si elle avait eu un vrai petit sous la peau, le brutal lui aurait allonge quelque mauvais coup, pour le tuer. Elle cessa les farces, rentra son ventre. D'ailleurs, elle le surprit dans sa chambre, le nez dans son linge sale, en train de s'assurer des choses. --Fais-en donc un! lui dit-il, goguenard. Et elle repondit, toute pale, rageuse: --Si je n'en fais pas, c'est que je ne veux pas. C'etait vrai, elle se refusait a Jean, avec obstination. Buteau n'en triompha pas moins bruyamment. Et il tomba sur l'amoureux: un beau male, je t'en fiche! il etait donc pourri, qu'il ne pouvait pas faire un enfant? Ca cassait le bras au monde, par traitrise; mais ca n'etait seulement pas capable d'emplir une fille, tellement ca manquait de nerf! Des lors, il poursuivit Francoise d'allusions, il l'accabla elle-meme de plaisanteries sur le cul de son chaudron qui fuyait. Lorsque Jean sut comment le traitait Buteau, il parla de lui casser la gueule; et il guettait toujours Francoise, il la suppliait de ceder: on verrait bien s'il ne lui collait pas un enfant, et un gros! Son desir, maintenant, se doublait de colere. Mais, chaque fois, elle trouvait une nouvelle excuse, dans l'ennui qu'elle eprouvait a l'idee de recommencer ca, avec ce garcon. Elle ne le detestait pas, elle n'avait pas envie de lui, simplement; et il fallait qu'elle ne le desirat vraiment guere, pour ne point defaillir et se livrer, lorsqu'elle tombait entre ses bras, derriere une haie, encore furieuse et rouge d'une attaque de Buteau. Ah! le cochon! Elle ne parlait que de ce cochon-la, passionnee, excitee, tout d'un coup refroidie, des que l'autre voulait profiter et la prendre. Non, non, ca lui faisait honte! Un jour, poussee a bout, elle le remit a plus tard, au soir de leur mariage. C'etait la premiere fois qu'elle s'engageait, car elle avait evite jusque-la de repondre nettement, quand il la demandait pour femme. Des lors, ce fut comme entendu: il l'epouserait, mais apres sa majorite, aussitot qu'elle serait maitresse de son bien et qu'elle pourrait exiger des comptes. Cette bonne raison le frappa, il lui precha la patience, il cessa de la tourmenter, excepte dans les moments ou l'idee de rire le tenait trop fort. Elle, soulagee, tranquillisee par le vague de cette echeance lointaine, se contentait de lui saisir les deux mains pour l'empecher, en le regardant de ses jolis yeux suppliants, d'un air de femme susceptible qui ne desirait risquer d'avoir un petit que de son homme. Cependant, Buteau, certain qu'elle n'etait pas enceinte, avait une autre crainte, celle qu'elle ne le devint, si elle retournait avec Jean. Il continuait de le defier, et il tremblait, car on lui rapportait de partout que celui-ci jurait de remplir Francoise jusqu'aux yeux, comme jamais fille n'avait ete pleine. Aussi, la surveillait-il, du matin au soir, exigeant d'elle l'emploi de chacune de ses minutes, la tenant a l'attache, sous la menace du fouet, ainsi qu'une bete domestique dont on craint les farces; et c'etait un supplice nouveau, elle sentait toujours derriere ses jupes son beau-frere ou sa soeur, elle ne pouvait aller au trou a fumier pour un besoin, sans rencontrer un oeil qui l'epiait. La nuit, on l'enfermait dans sa chambre; meme, au soir, apres une dispute, elle avait trouve un cadenas condamnant le volet de sa lucarne. Puis, comme elle parvenait quand meme a s'echapper, il y avait a son retour d'abominables scenes, des interrogatoires, parfois des visites, le mari l'empoignant aux epaules, tandis que la femme la deshabillait a moitie, pour voir. Elle en fut rapprochee de Jean, elle en arriva a lui donner des rendez-vous, heureuse de braver les autres. Peut-etre lui aurait-elle cede enfin, si elle les avait eus la, derriere elle. En tous cas, elle acheva de se promettre, elle lui jura, sur ce qu'elle avait de plus sacre, que Buteau mentait, lorsqu'il se vantait de coucher avec les deux soeurs, dans l'idee de faire le coq et de forcer a etre des choses qui n'etaient pas. Jean, tourmente d'un doute, trouvant au fond l'affaire possible et naturelle, parut la croire. Et, en se quittant, ils s'embrasserent, tres bons amis, si bien qu'a partir de ce jour, elle le prit pour confident et conseil, tachant de le voir a la moindre alerte, ne risquant rien sans son approbation. Lui, ne la touchait plus du tout, la traitait en camarade avec qui l'on a des interets communs. Maintenant, chaque fois que Francoise courait rejoindre Jean derriere un mur, la conversation etait la meme. Elle degrafait violemment son corsage, ou retroussait sa jupe. --Tiens! ce cochon-la m'a encore pincee. Il constatait, restait froid et resolu. --Ca se payera, faut montrer ca aux voisines.... Surtout, ne te revenge pas. La justice sera pour nous, quand nous aurons le droit. --Et ma soeur tiendrait la chandelle, tu sais! Est-ce qu'hier, lorsqu'il a saute sur moi, elle n'a pas file, au lieu de lui allonger par derriere un seau d'eau froide! --Ta soeur, elle finira mal avec ce bougre.... Tout ca est bon. Si tu ne veux pas, il ne peut pas, c'est sur; et, quant au reste, qu'est-ce que ca nous fiche?... Soyons d'accord, il est foutu. Le pere Fouan, bien qu'il evitat de s'en meler, etait de toutes les querelles. S'il se taisait, on le forcait a prendre parti; s'il sortait, il retombait au retour dans un menage en deroute, ou sa presence suffisait souvent a rallumer les coleres. Jusque-la, il n'avait pas souffert reellement, physiquement; tandis que commencaient a cette heure les privations, le pain mesure, les douceurs supprimees. On ne le bourrait plus de nourriture ainsi qu'aux premiers jours, chaque tartine coupee trop epaisse lui attirait des paroles dures: quel trou! moins on travaillait, plus on bafrait, alors! Il etait guette, devalise, tous les trimestres, quand il revenait de toucher a Cloyes la rente que M. Baillehache lui faisait sur les trois mille francs de la maison. Francoise en arrivait a voler des sous a sa soeur, pour lui acheter du tabac, car on la laissait, elle aussi, sans argent. Enfin, le vieux se trouvait tres mal dans la chambre humide ou il couchait, depuis qu'il avait casse un carreau de lucarne, qu'on avait bouchee avec de la paille, pour eviter la depense de cette vitre a remettre. Ah! ces gueux d'enfants, tous les memes! Il grognait du matin au soir, il regrettait mortellement d'avoir quitte les Delhomme, desespere d'etre tombe d'un mal dans un pire. Mais ce regret, il le cachait, ne le temoignait que par des mots involontaires, car il savait que Fanny avait dit: "Papa, il viendra nous demander a genoux de le reprendre!" Et c'etait fini, cela lui restait pour toujours, comme une barre obstinee, en travers du coeur. Il serait plutot mort de faim et de colere chez les Buteau, que de retourner s'humilier chez les Delhomme. Justement, un jour que Fouan revenait a pied de Cloyes, apres s'etre fait payer sa rente chez le notaire, et qu'il s'etait assis au fond d'un fosse, Jesus-Christ, qui flanait par la, visitant des terriers a lapins, l'apercut tres absorbe, profondement occupe a compter des pieces de cent sous, dans son mouchoir. Il s'accroupit aussitot, rampa, arriva au-dessus de son pere, sans bruit; et, la, allonge, il eut la surprise de lui voir nouer soigneusement une grosse somme, peut-etre bien quatre-vingts francs: ses yeux flamberent, un rire silencieux decouvrit ses dents de loup. Tout de suite, l'ancienne idee d'un magot lui etait venue. Evidemment, le vieux avait des titres caches, dont il touchait les coupons, chaque trimestre, en profitant de sa visite a M. Baillehache. La premiere pensee de Jesus-Christ fut de larmoyer et d'arracher vingt francs. Puis, cela lui parut mesquin, un autre plan s'elargissait dans sa tete, il s'ecarta aussi doucement qu'il s'etait approche, d'un glissement souple de couleuvre; de sorte que Fouan, remonte sur la route, n'eut aucune mefiance, en le rencontrant cent pas plus loin, avec l'allure desinteressee d'un gaillard, qui, lui aussi, rentrait a Rognes. Ils acheverent le chemin ensemble, ils causerent, le pere tomba fatalement sur les Buteau, des sans-coeur, qu'il accusait de le faire crever de faim; et le fils, bonhomme, les yeux mouilles, proposa de le sauver de ces canailles, en le prenant chez lui, a son tour. Pourquoi non? On ne s'embetait pas, on rigolait du matin au soir, chez lui. La Trouille faisait de la cuisine pour deux, elle en ferait pour trois. Une sacree cuisine, quand il y avait des sous! Etonne de la proposition, pris d'une inquietude vague, Fouan refusa. Non, non, ce n'etait pas a son age qu'on se mettait a courir de l'un chez l'autre et a changer ses habitudes tous les ans. --Enfin, pere, c'est de bon coeur, vous reflechirez.... Voila, vous savez toujours que vous n'etes pas a la rue. Venez au Chateau, lorsque vous en aurez assez, de ces crapules! Et Jesus-Christ le quitta, perplexe, intrigue, se demandant a quoi le vieux pouvait manger ses rentes, puisque, decidement, il en avait. Quatre fois par annee, un tas pareil de pieces de cent sous, ca devait faire au moins trois cents francs. S'il ne les mangeait pas, c'etait donc qu'il les gardait? Faudrait voir ca. Un fameux magot, alors! Ce jour-la, un jour doux et humide de novembre, lorsque le pere Fouan rentra, Buteau voulut le devaliser des trente-sept francs cinquante, qu'il touchait tous les trois mois, depuis la vente de sa maison. Il etait convenu, d'ailleurs, que le vieux les lui abandonnait, ainsi que les deux cents francs annuels des Delhomme. Mais, cette fois, une piece de cent sous s'etait egaree parmi celles qu'il avait nouees dans son mouchoir; et, quand il eut retourne ses poches et qu'il n'en tira que trente-deux francs cinquante, son fils s'emporta, le traita de filou, l'accusa d'avoir fricasse les cinq francs, a de la boisson et a des horreurs. Saisi, la main sur son mouchoir, avec la peur sourde qu'on ne le visitat, le pere begayait des explications, jurait ses grands dieux qu'il devait les avoir perdus, en se mouchant. Une fois de plus, la maison fut en l'air jusqu'au soir. Ce qui rendait Buteau d'une humeur feroce, c'etait qu'en ramenant sa herse, il avait apercu Jean et Francoise, fuyant derriere un mur. Celle-ci, sortie sous le pretexte de faire de l'herbe pour ses vaches, ne reparaissait plus, car elle se doutait de la scene qui l'attendait. La nuit tombait deja, et Buteau, furieux, sortait a chaque minute dans la cour, allait jusqu'a la route, guetter si cette garce-la, enfin, revenait du male. Il jurait tout haut, lachait des ordures, sans voir le pere Fouan, qui s'etait assis sur le banc de pierre, apres la querelle, se calmant, respirant la douceur tiede, qui faisait de ce novembre ensoleille un mois de printemps. Un bruit de sabots monta de la pente, Francoise parut, pliee en deux, les epaules chargees d'un enorme paquet d'herbes, qu'elle avait noue dans une vieille toile. Elle soufflait, elle suait, a moitie cachee sous le tas. --Ah! nom de Dieu de trainee! cria Buteau, si tu crois que tu vas te foutre de moi a te faire raboter depuis deux heures par ton galant, lorsqu'il y a de la besogne ici! Et il la culbuta dans le paquet d'herbe qui etait tombe, il se rua sur elle, juste au moment ou Lise, a son tour, sortait de la maison pour l'engueuler. --Eh! Marie-dort-en-chiant, arrive donc, que je te colle mon pied dans le derriere!... Tu n'as pas honte! Mais Buteau, deja, avait empoigne la fille sous la jupe, a pleine main. Son enragement tournait toujours en un coup brusque de desir. Tandis qu'il la troussait sur l'herbe, il grognait, etrangle, la face bleuie et gonflee de sang. --Sacree cateau, faut cette fois que j'y passe a mon tour.... Quand le tonnerre de Dieu y serait, je vas y passer apres l'autre! Alors, une lutte furieuse s'engagea. Le pere Fouan distinguait mal, dans la nuit. Mais il vit pourtant Lise, debout, qui regardait et laissait faire; pendant que son homme, vautre, jete de cote a chaque seconde, s'epuisait en vain, se satisfaisait quand meme, au petit bonheur, n'importe ou. Quand ce fut fini, Francoise, d'une derniere secousse, put se degager, ralante, begayante. --Cochon! cochon? cochon!... Tu n'as pas pu, ca ne compte pas.... Je m'en fiche, de ca! jamais tu n'y arriveras, jamais! Elle triomphait, elle avait pris une poignee d'herbe, et elle s'en essuyait la jambe, dans un tremblement de tout son corps, comme si elle se fut contentee elle-meme un peu, a cette obstination de refus. D'un geste de bravade, elle jeta la poignee d'herbe aux pieds de sa soeur. --Tiens! c'est a toi.... Ce n'est pas ta faute, si je te le rends! Lise, d'une gifle, lui fermait la bouche, lorsque le pere Fouan, qui avait quitte le banc de pierre, revolte, intervint en brandissant sa canne. --Bougres de saligots, tous les deux! voulez-vous bien la laisser tranquille!... En v'la assez, hein? Des lumieres paraissaient chez les voisins, on commencait a s'inquieter de cette tuerie, et Buteau se hata de pousser son pere et la petite au fond de la cuisine, ou une chandelle eclairait Laure et Jules terrifies, refugies dans un coin. Lise rentra aussi, saisie et muette depuis que le vieux etait sorti de l'ombre. Il continuait, s'adressant a elle: --Toi, c'est trop degoutant et trop bete.... Tu regardais, je t'ai vue. Buteau, de toute sa force, allongea un coup de poing au bord de la table. --Silence! c'est fini... Je cogne sur le premier qui continue. --Et si je veux continuer, moi! demanda Fouan, la voix tremblante, est-ce que tu cogneras? --Sur vous comme sur les autres.... Vous m'embetez! Francoise, bravement, s'etait mise entre eux. --Je vous en prie, mon oncle, ne vous en melez point.... Vous avez bien vu que je suis assez grande fille pour me defendre. Mais le vieux l'ecarta. --Laisse, ca ne te regarde plus.... C'est mon affaire. Et, levant sa canne: --Ah! tu cognerais, bandit!... Faudrait voir si ce n'est pas a moi de te corriger. D'une main prompte, Buteau lui arracha le baton, qu'il envoya sous l'armoire; et, goguenard, les yeux mauvais, il se planta, lui parla dans le visage. --Voulez-vous me foutre la paix, hein? Si vous croyez que je vas tolerer vos airs, ah! non! Regardez-moi donc, pour voir comment je m'appelle! Tous les deux, face a face, se turent un instant, terribles, cherchant a se dompter du regard. Le fils, depuis le partage des biens, s'etait elargi, carre sur les jambes, avec ses machoires qui avancaient davantage, dans sa tete de dogue, au crane resserre et fuyant; tandis que le pere, extermine par ses soixante ans de travail, seche encore, la taille cassee, n'avait garde de son visage reduit que le nez immense. --Comment tu t'appelles? reprit Fouan, je le sais trop, je t'ai fait. Buteau ricana. --Fallait pas me faire.... Ah! mais, oui! ca y est, chacun son tour. Je suis de votre sang, je n'aime pas qu'on me taquine.... Et encore un coup, foutez-moi la paix, ou ca tournera mal! --Pour toi, bien sur.... Jamais je n'ai parle ainsi a mon pere. --Oh! la, la, en voila une raide!... Votre pere, vous l'auriez creve, s'il n'etait pas mort! --Sale cochon, tu mens!... Et, nom de Dieu de nom de Dieu! tu vas ravaler ca tout de suite. Francoise, une seconde fois, tenta de s'interposer. Lise elle-meme fit un effort, effrayee, desesperee de ce nouveau tracas. Mais les deux hommes les bousculerent, pour se rapprocher et se souffler leur violence avec leur haleine, sang contre sang, dans ce heurt de la brutale autorite que le pere avait leguee au fils. Fouan voulut se grandir, en essayant de retrouver son ancienne toute-puissance de chef de famille. Pendant un demi-siecle, on avait tremble sous lui, la femme, les enfants, les betes, lorsqu'il detenait la fortune avec le pouvoir. --Dis que tu as menti, sale cochon, dis que tu as menti, ou je vas te faire danser, aussi vrai que cette chandelle nous eclaire! La main haute, il menacait, du geste dont il les faisait tous rentrer en terre, autrefois. --Dis que tu as menti... Buteau, qui, au vent de la gifle, dans sa jeunesse, levait le coude et se garait, en claquant des dents, se contenta de hausser les epaules, d'un air de moquerie insultante. --Si vous croyez que vous me faites peur!... C'etait bon quand vous etiez le maitre, des machines comme ca. --Je suis le maitre, le pere. --Allons donc, vieux farceur, vous n'etes rien du tout.... Ah! vous ne voulez pas me foutre la paix! Et, voyant la main vacillante du vieillard s'abaisser pour taper, il la saisit au vol, il la garda, l'ecrasa dans sa poigne rude. --Sacre tetu que vous etes, faut donc qu'on se fache pour vous entrer dans la caboche qu'on se fiche de vous, a cette heure!... Est-ce que vous etes bon a quelque chose? Vous coutez, v'la tout!... Lorsqu'on a fait son temps et qu'on a passe la terre aux autres, on avale sa chique, sans les emmerder davantage! Il secouait son pere, en appuyant sur les mots; puis, d'une derniere secousse, il l'envoya, grelottant, trebuchant, tomber a reculons sur une chaise, pres de la fenetre. Et le vieux resta la, a suffoquer une minute, vaincu, dans l'humiliation de son ancienne autorite morte. C'etait fini, il ne comptait plus, depuis qu'il s'etait depouille. Un grand silence regna, tous demeuraient les mains ballantes. Les enfants n'avaient pas souffle, de peur des gifles. Puis, la besogne reprit, comme s'il ne s'etait rien passe. --Et l'herbe? demanda Lise, est-ce qu'on la laisse dans la cour? --Je vas la mettre au sec, repondit Francoise. Lorsqu'elle fut rentree et qu'on eut dine, Buteau, incorrigible, enfonca la main dans son corsage ouvert, pour chercher une puce, qui la piquait, disait-elle. Cela ne la fachait plus, elle plaisanta meme. --Non, non, elle est quelque part ou ca te mordrait. Fouan n'avait pas bouge, raidi et muet dans son coin d'ombre. Deux grosses larmes coulaient sur ses joues. Il se rappelait le soir ou il avait rompu avec les Delhomme; et c'etait ce soir-la qui recommencait, la meme honte de n'etre plus le maitre, la meme colere qui le faisait s'enteter a ne pas manger. On l'avait appele trois fois, il refusait sa part de soupe. Brusquement, il se leva, disparut dans sa chambre. Le lendemain, des l'aube, il quittait les Buteau, pour s'installer chez Jesus-Christ. III Jesus-Christ etait tres venteux, de continuels vents soufflaient dans la maison et la tenaient en joie. Non, fichtre! on ne s'embetait pas chez le bougre, car il n'en lachait pas un sans l'accompagner d'une farce. Il repudiait ces bruits timides, etouffes entre deux cuirs, fusant avec une inquietude gauche; il n'avait jamais que des detonations franches, d'une solidite et d'une ampleur de coup de canon; et, chaque fois, la cuisse levee, dans un mouvement d'aisance et de cranerie, il appelait sa fille, d'une voix pressante de commandement, l'air severe: --La Trouille, vite ici, nom de Dieu! Elle accourait, le coup partait, faisait balle dans le vide, si vibrant, qu'elle en sautait. --Cours apres! et passe-le entre tes dents, voir s'il y a des noeuds! D'autres fois, quand elle arrivait, il lui donnait sa main. --Tire donc, chiffon! faut que ca craque! Et, des que l'explosion s'etait produite, avec le tumulte et le bouillonnement d'une mine trop bourree: --Ah! c'est dur, merci tout de meme! Ou encore il mettait en joue un fusil imaginaire, visait longuement; puis, l'arme dechargee: --Va chercher, apporte, feignante! La Trouille suffoquait, tombait sur son derriere, tant elle riait. C'etait une gaiete toujours renouvelee et grandissante: elle avait beau connaitre le jeu, s'attendre au tonnerre final, il l'emportait quand meme dans le comique vivace de sa turbulence. Oh! ce pere, etait-il assez rigolo! Tantot, il parlait d'un locataire qui ne payait pas son terme et qu'il flanquait dehors; tantot, il se retournait avec surprise, saluait gravement, comme si la table avait dit bonjour; tantot, il en avait tout un bouquet, pour M. le cure, pour M. le maire, et pour les dames. On aurait cru que le gaillard tirait de son ventre ce qu'il voulait, une vraie boite a musique; si bien qu'au Bon Laboureur, a Cloyes, on pariait: "Je te paye un verre, si tu en fais six", et il en faisait six, il gagnait a tous coups. Ca tournait a de la gloire, la Trouille en etait fiere, amusee, se tordant d'avance, des qu'il levait la cuisse, en admiration continuelle devant lui, dans la terreur et la tendresse qu'il lui inspirait. Et, le soir de l'installation du pere Fouan au Chateau, ainsi qu'on nommait l'ancienne cave ou se terrait le braconnier, des le premier repas que la fille servit a son pere et a son grand-pere, debout derriere eux en servante respectueuse, la gaiete sonna ainsi, tres haut. Le vieux avait donne cent sous, une bonne odeur se repandait, des haricots rouges et du veau aux oignons, que la petite cuisinait a s'en lecher les doigts. Comme elle apportait les haricots, elle faillit casser le plat, en se pamant. Jesus-Christ, avant de s'asseoir, en lachait trois, reguliers et claquant sec. --Le canon de la fete!... C'est pour dire que ca commence! Puis, se recueillant, il en fit un quatrieme, solitaire, enorme et injurieux. --Pour ces rosses de Buteau! qu'ils se bouchent la gueule avec! Du coup, Fouan, sombre depuis son arrivee, ricana. Il approuva d'un branle de la tete. Ca le mettait a l'aise, on le citait comme un farceur, lui aussi, en son temps; et, dans sa maison, les enfants avaient grandi, tranquilles au milieu du bombardement paternel. Il posa les coudes sur la table, il se laissa envahir d'un bien-etre, en face de ce grand diable de Jesus-Christ, qui le contemplait, les yeux humides, de son air de canaille bon enfant. --Ah! nom de Dieu! papa, ce que nous allons nous la couler douce! Vous verrez mon truc, je me charge de vous desemmerder, moi!... Quand vous serez a manger la terre avec les taupes, est-ce que ca vous avancera, de vous etre refuse un fin morceau? Ebranle dans la sobriete de toute sa vie, ayant le besoin de s'etourdir, Fouan finit par dire de meme. --Bien sur qu'il vaudrait mieux tout bouffer que de rien laisser aux autres.... A ta sante, mon gars! La Trouille servait le veau aux oignons. Il y eut un silence, et Jesus-Christ, pour ne pas laisser tomber la conversation, en lanca un prolonge, qui traversa la paille de sa chaise avec la modulation chantante d'un cri humain. Tout de suite, il s'etait tourne vers sa fille, serieux et interrogateur: --Qu'est-ce que tu dis? Elle ne disait rien, elle dut s'asseoir, en se tenant le ventre. Mais ce qui l'acheva, ce fut, apres le veau et le fromage, l'expansion derniere du pere et du fils, qui s'etaient mis a fumer et a vider le litre d'eau-de-vie, pose sur la table. Ils ne parlaient plus, la bouche empatee, tres souls. Lentement, Jesus-Christ leva une fesse, tonna, puis regarda la porte, en criant: --Entrez! Alors, Fouan, provoque, fache a la longue de ne pas en etre, retrouva sa jeunesse, la fesse haute, tonnant a son tour, repondant: --Me v'la! Tous les deux se taperent dans les mains, nez a nez, bavant et rigolant. Elle etait bonne. Et c'en fut de trop pour la Trouille, qui avait glisse par terre, agitee d'un rire frenetique, au point que, dans les secousses, elle aussi en laissa echapper un, mais leger, fin et musical, comme un son de fifre, a cote des notes d'orgue des deux hommes. Indigne, repugne, Jesus-Christ s'etait leve, le bras tendu dans un geste d'autorite tragique. --Hors d'ici, cochonne!... Hors d'ici, puanteur!... Nom de Dieu! je vas t'apprendre a respecter ton pere et ton grand-pere! Jamais il ne lui avait tolere cette familiarite. Fallait avoir l'age. Et il chassait l'air de la main, en affectant d'etre asphyxie par ce petit souffle de flute: les siens, disait-il, ne sentaient que la poudre. Puis, comme la coupable, tres rouge, bouleversee de son oubli, niait et se debattait pour ne pas sortir, il la jeta dehors d'une poussee. --Bougre de grande sale, secoue tes jupes!... Tu ne rentreras que dans une heure, lorsque tu auras pris l'air. De ce jour, commenca une vraie vie d'insouciance et de rigolade. On donna au vieux la chambre de la fille, l'un des compartiments de l'ancienne cave, coupee en deux par une cloison de planches; et elle, complaisante, dut se retirer au fond, dans une excavation de la roche, qui formait comme une arriere-piece, et ou s'ouvraient, disait la legende, d'immenses souterrains, que des eboulements avaient bouches. Le pis etait que le Chateau, ce trou a renard, s'enterrait davantage chaque hiver, lors des grandes pluies, dont le ruissellement sur la pente raide de la cote, roulait les cailloux; meme la masure aurait file, les fondations antiques, les raccommodages en pierres seches, si les tilleuls seculaires, plantes au-dessus, n'avaient tout maintenu de leurs grosses racines. Mais, des que venait le printemps, c'etait un recoin d'une fraicheur charmante, une grotte disparue sous un buisson de ronces et d'aubepines. L'eglantier qui cachait la fenetre s'etoilait de fleurs roses, la porte elle-meme avait une draperie de chevrefeuille sauvage, qu'il fallait, pour entrer, ecarter de la main, ainsi qu'un rideau. Sans doute, la Trouille n'avait pas tous les soirs a cuisiner des haricots rouges et du veau aux oignons. Cela n'arrivait que lorsqu'on avait tire du pere une piece blanche, et Jesus-Christ, sans y mettre de la discretion, ne le violentait pas, le prenait par la gourmandise et les sentiments pour le depouiller. On nocait les premiers jours du mois, des qu'il avait touche les seize francs de sa pension, chez les Delhomme; puis, c'etaient des fetes a tout casser, chaque trimestre, quand le notaire lui versait sa rente de trente-sept francs cinquante. D'abord, il ne sortait que des pieces de dix sous, voulant que ca durat, entete dans son avarice ancienne; et, peu a peu, il s'abandonnait aux mains de son grand vaurien de fils, chatouille, berce d'histoires extraordinaires, parfois secoue de larmes, si bien qu'il lachait des deux et trois francs, tombant lui-meme a la goinfrerie, se disant qu'il valait mieux tout manger de bon coeur, puisque, tot ou tard, ce serait mange. D'ailleurs, on devait rendre cette justice a Jesus-Christ: il partageait avec le vieux, il l'amusait au moins s'il le volait. Au debut, l'estomac attendri, il ferma les yeux sur le magot, ne tenta point de savoir: son pere etait libre de jouir a sa guise, on ne pouvait rien lui demander de plus, du moment qu'il payait des noces. Et des reveries ne lui venaient sur l'argent entrevu, cache quelque part, que dans la seconde quinzaine du mois, quand les poches du vieux etaient vides. Pas un liard a en faire sortir. Il grognait contre la Trouille, qui servait des patees de pommes de terre sans beurre, il se serrait le ventre, en songeant que c'etait bete en somme de se priver pour enfouir des sous, et qu'un jour, a la fin, faudrait le deterrer et le claquer, ce magot! Tout de meme, les soirs de misere, lorsqu'il etirait ses membres de grande rosse, il reagissait contre l'embetement, il demeurait expansif et tempetueux, comme s'il avait bien dine, ramenant la gaiete d'une bordee de grosse artillerie. --Aux navets, ceux-la! la Trouille, et du beurre, nom de Dieu! Fouan ne s'ennuyait point, meme dans ces penibles fins de mois; car la fille et le pere se mettaient alors en campagne pour emplir la marmite; et le vieux, entraine, finissait par en etre. Le premier jour ou il avait vu la Trouille rapporter une poule, pechee a la ligne, de l'autre cote d'un mur, il s'etait fache. Ensuite, elle l'avait fait trop rire, la seconde fois, un matin qu'elle etait cachee dans les feuilles d'un arbre, laissant pendre, au milieu d'une bande de canards en promenade, un hamecon appate de viande: un canard, brusquement, s'etait jete, avalant tout, la viande, le hamecon, la ficelle; et il avait disparu en l'air, tire d'un coup sec, etouffe, sans un cri. Ce n'etait guere delicat, bien sur; mais les betes qui vivent dehors, n'est-ce pas? ca devrait appartenir a qui les attrape, et tant qu'on ne vole pas de l'argent, mon Dieu! on est honnete. Des lors, il s'interessa aux coups de maraude de cette bougresse, des histoires a ne pas croire, un sac de pommes que le proprietaire l'avait aidee a porter, des vaches en pature traites dans une bouteille, jusqu'au linge des blanchisseuses qu'elle chargeait de pierres et qu'elle coulait au fond de l'Aigre, ou elle revenait plonger la nuit, pour le reprendre. On ne voyait qu'elle par les chemins, ses oies lui etaient un continuel pretexte a battre le pays, guettant une occasion du bord d'un fosse, pendant des heures, de l'air endormi d'une gardeuse qui fait manger son troupeau; meme elle se servait de ses oies, ainsi que de vrais chiens, le jars sifflait et la prevenait, des qu'un importun menacait de la surprendre. Elle avait dix-huit ans a cette heure, et elle n'etait guere plus grande qu'a douze, toujours souple et mince comme un scion de peuplier, avec sa tete de chevre, aux yeux verts, fendus de biais, a la bouche large, tordue a gauche. Sous les vieilles blouses de son pere, sa petite gorge d'enfant s'etait durcie sans grossir. Un vrai garcon, qui n'aimait que ses betes, qui se moquait bien des hommes, ce qui ne l'empechait pas, quand elle jouait a se taper avec quelque galopin, de finir le jeu sur le dos, naturellement, parce que c'etait fait pour ca et que ca ne tirait point a consequence. Elle avait la chance d'en rester aux vauriens de son age, ce serait devenu tout a fait sale, si les hommes poses, les vieux, la trouvant mal en chair, ne l'avaient laissee tranquille. Enfin, comme disait le grand-pere, amuse et seduit, a part qu'elle volait trop et qu'elle manquait un peu de decence, elle etait tout de meme une drole de fille, moins rosse qu'on ne l'aurait cru. Mais Fouan, surtout, s'egayait a suivre Jesus-Christ, dans ses flaneries de rodeur a travers les cultures. Au fond de tout paysan, meme du plus honnete, il y a un braconnier; et ca l'interessait, les collets tendus, les lignes de fond posees, des inventions de sauvage, une guerre de ruses, une lutte continuelle avec le garde champetre et les gendarmes. Des que les chapeaux galonnes et les baudriers jaunes debouchaient d'une route, filant au-dessus des bles, le pere et le fils, couches sur un talus, semblaient dormir; puis, tout d'un coup, a quatre pattes le long du fosse, le fils allait relever les engins, tandis que le pere, de son air innocent de bon vieux, continuait de surveiller les baudriers et les chapeaux decroissants. Dans l'Aigre, il y avait des truites superbes, qu'on vendait des quarante et cinquante sous a un marchand de Chateaudun; le pis etait qu'il fallait les guetter pendant des heures, a plat ventre sur l'herbe, tant elles avaient de malice. Souvent aussi on poussait jusqu'au Loir, dont les fonds de vase nourrissent de belles anguilles. Jesus-Christ, lorsque ses lignes n'amenaient rien, avait imagine une peche commode, qui etait de devaliser, la nuit, les boutiques a poisson des bourgeois riverains. Ce n'etait d'ailleurs la qu'un amusement, toute sa fievre de passion etait a la chasse. Les ravages qu'il y faisait, s'etendaient a plusieurs lieues; et il ne dedaignait rien, les cailles apres les perdreaux, meme les sansonnets apres les alouettes. Rarement il employait le fusil, dont la detonation porte loin en pays plat. Pas une couvee de perdreaux ne s'elevait dans les luzernes et les trefles, sans qu'il la connut, si bien qu'il savait l'endroit et l'heure ou les petits, lourds de sommeil, trempes de rosee, se laissaient prendre a la main. Il avait des gluaux perfectionnes pour les alouettes et les cailles, il tapait a coups de pierres dans les epaisses nuees de sansonnets, que semblent apporter les grands vents d'automne. Depuis vingt ans qu'il exterminait ainsi le gibier de la contree, on ne voyait plus un lapin, parmi les broussailles des coteaux de l'Aigre, ce qui enrageait les chasseurs. Et les lievres seuls lui echappaient, assez rares du reste, filant librement en plaine, ou il etait dangereux de les poursuivre. Oh! les quelques lievres de la Borderie, il en revait, il risquait la prison, pour en bouler un de temps a autre, d'un coup de feu. Fouan, lorsqu'il le voyait prendre son fusil, ne l'accompagnait pas: c'etait trop bete, il finirait surement par etre pince. La chose arriva donc, naturellement. Il faut dire que le fermier Hourdequin, exaspere de la destruction du gibier, sur son domaine, donnait a Becu les ordres les plus severes; et celui-ci, se vexant de n'empoigner jamais personne, dormait dans une meule, pour voir. Or, un matin au petit jour, un coup de fusil, dont la flamme lui passa sur le visage, l'eveilla en sursaut. C'etait Jesus-Christ, a l'affut derriere le tas de paille, qui venait de tuer un lievre, presque a bout portant. --Ah! nom de Dieu, c'est toi! cria le garde champetre, en s'emparant du fusil que l'autre avait pose, contre la meule, pour ramasser le lievre. Ah! canaille, j'aurais du m'en douter! Au cabaret, ils couchaient ensemble; mais, dans les champs, ils ne pouvaient se rencontrer sans peril, l'un toujours sur le point de pincer l'autre, et celui-ci decide a casser la gueule a celui-la. --Eh bien! oui, c'est moi, et je t'emmerde!... Rends-moi mon fusil. Deja, Becu etait ennuye de sa prise. D'habitude, il tirait volontiers a droite, quand il apercevait Jesus-Christ a gauche. A quoi bon se mettre dans une vilaine histoire avec un ami? Mais, cette fois, le devoir etait la, impossible de fermer les yeux. Et, d'ailleurs, on est poli au moins, lorsqu'on est en faute. --Ton fusil, salop! je le garde, je vas le deposer a la mairie... Et ne bouge pas, ne fais pas le malin, ou je te lache l'autre coup dans les tripes! Jesus-Christ, desarme, enrage, hesita a lui sauter a la gorge. Puis, quand il le vit se diriger vers le village, il se mit a le suivre, tenant toujours son lievre, qui se balancait au bout de son bras. L'un et l'autre firent un kilometre sans se parler, en se jetant des regards feroces. Un massacre, a chaque minute, semblait inevitable; et, pourtant, leur ennui a tous deux grandissait. Quelle fichue rencontre! Comme ils arrivaient derriere l'eglise, a deux pas du Chateau, le braconnier tenta un dernier effort. --Voyons, fais pas la bete, vieux... Entre boire un verre a la maison. --Non, faut que je verbalise, repondit le garde champetre d'un ton raide. Et il s'enteta, en ancien militaire qui ne connaissait que sa consigne. Cependant, il s'etait arrete, il finit par dire, comme l'autre lui empoignait le bras, pour l'emmener: --Si t'as de l'encre et une plume, tout de meme... Chez toi ou ailleurs, je m'en fous, pourvu que le papier soit fait. Lorsque Becu arriva chez Jesus-Christ, le soleil se levait, le pere Fouan qui fumait deja sa pipe sur la porte, comprit et s'inquieta; d'autant plus que les choses restaient tres graves: on deterra l'encre et une vieille plume rouillee, le garde champetre commenca a chercher ses phrases, d'un air de contention terrible, les coudes ecartes. Mais, en meme temps, sur un mot de son pere, la Trouille avait servi trois verres et un litre; et, des la cinquieme ligne, Becu, epuise, ne se retrouvant plus dans le recit complique des faits, accepta une rasade. Alors, peu a peu, la situation se detendit. Un second litre parut, puis un troisieme. Deux heures plus tard, les trois hommes se parlaient violemment et amicalement dans le nez: ils etaient tres souls, ils avaient totalement oublie l'affaire du matin. --Sacre cocu, criait Jesus-Christ, tu sais que je couche avec ta femme. C'etait vrai. Depuis la fete, il culbutait la Becu dans les coins, tout en la traitant de vieille peau, sans delicatesse. Mais Becu, qui avait le vin mauvais, se facha. S'il tolerait la chose, a jeun, elle le blessait, quand il etait ivre. Il brandit un litre vide, il gueula: --Nom de Dieu de cochon! Le litre s'ecrasa contre le mur, il manqua Jesus-Christ, qui bavait, d'un sourire doux et noye. Pour apaiser le cocu, on decida qu'on allait rester ensemble, a manger le lievre tout de suite. Quand la Trouille faisait un civet, la bonne odeur s'en repandait jusqu'a l'autre bout de Rognes. Ce fut une rude fete, et qui dura la journee. Ils etaient encore a table, resucant les os, lorsque la nuit tomba. On alluma deux chandelles, et ils continuerent. Fouan retrouva trois pieces de vingt sous, pour envoyer la petite acheter un litre de cognac. Les gens dormaient dans le pays, qu'ils sirotaient toujours. Et Jesus-Christ, dont la main tatonnante cherchait continuellement du feu, rencontra le proces-verbal commence, qui etait reste sur un coin de la table, tache de vin et de sauce. --Ah! c'est vrai, faut le finir! begaya-t-il, le ventre secoue d'un rire d'ivrogne. Il regardait le papier, meditait une farce, quelque chose ou il mettrait tout son mepris de l'ecriture et de la loi. Brusquement, il leva la cuisse, glissa le papier, bien en face, en lacha un dessus, epais et lourd, un de ceux dont il disait que le mortier etait au bout. --Le v'la signe! Tous, Becu lui-meme, rigolerent. Ah! on ne s'embeta pas, cette nuit-la, au Chateau! Ce fut vers cette epoque que Jesus-Christ fit un ami. Comme il se terrait un soir dans un fosse, pour laisser passer les gendarmes, il trouva au fond un gaillard, qui occupait deja la place, peu desireux d'etre vu; et l'on causa. C'etait un bon bougre, Leroi, dit Canon, un ouvrier charpentier, qui avait lache Paris depuis deux ans, a la suite d'histoires ennuyeuses, et qui preferait vivre a la campagne, roulant de village en village, faisant huit jours ici, huit jours plus loin, allant d'une ferme a une autre s'offrir, quand les patrons ne voulaient pas de lui. Maintenant, le travail ne marchait plus, il mendiait le long des routes, il vivait de legumes et de fruits voles, heureux lorsqu'on lui permettait de dormir dans une meule. A la verite, il n'etait guere fait pour inspirer la confiance, en loques, tres sale, tres laid, ravage de misere et de vices, le visage si maigre et si bleme, herisse d'une barbe rare, que les femmes, rien qu'a le voir, fermaient les portes. Ce qui etait pis, il tenait des discours abominables, il parlait de couper le cou aux riches, de nocer un beau matin a s'en crever la peau, avec les femmes et le vin des autres: menaces lachees d'une voix sombre, les poings tendus, theories revolutionnaires apprises dans les faubourgs parisiens, revendications sociales coulant en phrases enflammees, dont le flot stupefiait et epouvantait les paysans. Depuis deux annees, les gens des fermes le voyaient arriver ainsi, a la tombee du jour, demandant un coin de paille pour coucher; il s'asseyait pres du feu, il leur glacait a tous le sang, par les paroles effrayantes qu'il disait; puis, le lendemain, il disparaissait, pour reparaitre huit jours plus tard, a la meme heure triste du crepuscule, avec les memes propheties de ruine et de mort. Et c'etait pourquoi on le repoussait de partout, desormais, tant la vision de cet homme louche traversant la campagne, laissait de terreur et de colere derriere elle. Tout de suite, Jesus-Christ et Canon s'etaient entendus. --Ah! nom de Dieu! cria le premier, ce que j'ai eu tort, en 48, de ne pas les saigner tous, a Cloyes!... Allons, vieux, faut boire un litre! Il l'emmena au Chateau, il le fit coucher le soir avec lui, pris de deference, a mesure que l'autre parlait, tellement il le sentait superieur, sachant des choses, ayant des idees pour refaire d'un coup la societe. Le surlendemain, Canon s'en alla. Deux semaines plus tard, il revint, repartit au petit jour. Et, des lors, de temps a autre, il tomba au Chateau, mangea, ronfla, comme chez lui, jurant a chaque apparition que les bourgeois seraient nettoyes avant trois mois. Une nuit que le pere etait a l'affut, il voulut culbuter la fille; mais la Trouille, indignee, rouge de honte, le griffa et le mordit si profondement, qu'il dut la lacher. Pour qui donc la prenait-il, ce vieux-la? Il la traita de grande serine. Fouan, non plus, n'aimait guere Canon, qu'il accusait d'etre un faineant et de vouloir des choses a finir sur l'echafaud. Quand ce brigand etait la, le vieux en devenait tout triste, a ce point qu'il preferait fumer sa pipe dehors. D'ailleurs, la vie de nouveau se gatait pour lui, il ne godaillait plus si volontiers chez son fils, depuis que toute une facheuse histoire les divisait. Jusque-la, Jesus-Christ n'avait vendu les terres de son lot, lopins a lopins, qu'a son frere Buteau et a son beau-frere Delhomme; et, chaque fois, Fouan, dont la signature etait necessaire, l'avait donnee sans rien dire, du moment que le bien restait dans la famille. Mais voila qu'il s'agissait d'un dernier champ, sur lequel le braconnier avait emprunte, un champ que le preteur parlait de faire mettre aux encheres, parce qu'il ne touchait pas un sou des interets convenus. M. Baillehache, consulte, avait dit qu'il fallait vendre soi-meme, et tout de suite, si l'on ne voulait pas etre devore par les frais. Le malheur etait que Buteau et Delhomme refusaient d'acheter, furieux de ce que le pere se laissat manger la peau chez sa grande fripouille d'aine, resolus a ne s'occuper de rien, tant qu'il vivrait la. Et le champ allait etre vendu par autorite justice, le papier timbre marchait bon train, c'etait la premiere piece de terre qui sortait de la famille. Le vieux n'en dormait plus. Cette terre que son pere, son grand-pere, avaient convoitee si fort et si durement gagnee! cette terre possedee, gardee jalousement comme une femme a soi! la voir s'emietter ainsi dans les proces, se deprecier, passer aux bras d'un autre, d'un voisin, pour la moitie de son prix! Il en fremissait de rage, il en avait le coeur si creve, qu'il en sanglotait comme un enfant. Ah! ce cochon de Jesus-Christ! Il y eut des scenes terribles entre le pere et le fils. Ce dernier ne repondait pas, laissait l'autre s'epuiser en reproches et en gemissements, debout, tragique, hurlant sa peine. --Oui, t'es un assassin, c'est comme si tu prenais un couteau, vois-tu, et que tu m'enleves un morceau de viande.... Un champ si bon, qu'il n'y en a pas de meilleur! un champ ou tout pousse, rien qu'a souffler dessus!... Faut-il que tu sois feignant et lache, pour ne pas te casser la gueule, plutot que de l'abandonner a un autre.... Nom de Dieu de nom de Dieu! a un autre! c'est cette idee-la, moi, qui me retourne le sang! Tu n'en as donc pas, de sang, bougre d'ivrogne!... Et tout ca, parce que tu l'as bue, la terre, sacre jean-foutre de noceur, salop, cochon! Puis, lorsque le pere s'etranglait et tombait de fatigue, le fils repondait tranquillement: --Que c'est donc bete, vieux, de vous tourmenter comme ca! Tapez sur moi, si ca vous soulage; mais vous n'etes guere philosophe, ah! non!... Eh bien, quoi? on ne la mange pas, la terre! Si l'on vous en servait un plat, vous feriez une drole de gueule. J'ai emprunte dessus, parce que c'est ma facon, a moi, d'y faire pousser des pieces de cent sous. Et puis, on la vendra, on a bien vendu mon patron Jesus-Christ; et, s'il nous revient quelques ecus, on les boira donc, v'la la vraie sagesse!... Ah! mon Dieu, on a le temps d'etre mort et de l'avoir a soi, la terre! Mais ou le pere et le fils s'entendaient, c'etait dans leur haine de l'huissier, le sieur Vimeux, un petit huissier minable, qu'on chargeait des corvees dont son confrere de Cloyes ne voulait pas, et qui se hasarda un soir a venir deposer au Chateau une signification de jugement. Vimeux etait un bout d'homme tres malpropre, un paquet de barbe jaune, d'ou ne sortaient qu'un nez rouge et des yeux chassieux. Toujours vetu en monsieur, un chapeau, une redingote, un pantalon noirs, abominables d'usure et de taches, il etait celebre dans le canton, pour les terribles raclees qu'il recevait des paysans, chaque fois qu'il se trouvait oblige d'instrumenter contre eux, loin de tout secours. Des legendes couraient, des gaules cassees sur ses epaules, des bains forces au fond des mares, une galopade de deux kilometres a coups de fourche, une fessee administree par la mere et la fille, culotte bas. Justement, Jesus-Christ rentrait avec son fusil; et le pere Fouan, qui fumait sa pipe, assis sur un tronc d'arbre, lui dit, dans un grognement de colere: --Voila le deshonneur que tu nous amenes, vaurien! --Attendez voir! murmura le braconnier, les dents serrees. Mais, en l'apercevant avec un fusil, Vimeux s'etait arrete net, a une trentaine de pas. Toute sa lamentable personne, noire, sale et correcte, tremblait de peur. --Monsieur Jesus-Christ, dit-il d'une petite voix grele, je viens pour l'affaire, vous savez.... Et je mets ca la. Bien le bonsoir! Il avait depose le papier timbre sur une pierre, il s'en allait deja a reculons, vivement, lorsque l'autre cria: --Nom de Dieu de chieur d'encre, faut-il qu'on t'apprenne la politesse!... Veux-tu bien m'apporter ton papier! Et, comme le miserable, immobilise, effare, n'osait plus ni avancer, ni reculer d'une semelle, il le mit en joue. --Je t'envoie du plomb, si tu ne te depeches pas.... Allons, reprends ton papier, et arrive.... Plus pres, plus pres, mais plus pres donc, foutu capon, ou je tire! Glace, bleme, l'huissier chancelait sur ses courtes jambes. Il implora d'un regard le pere Fouan. Celui-ci continuait de fumer tranquillement sa pipe, dans sa rancune feroce contre les frais de justice et l'homme qui les incarne, aux yeux des paysans. --Ah! nous y sommes enfin, ce n'est pas malheureux. Donne-moi ton papier. Non! pas du bout des doigts, comme a regret. Poliment, nom de Dieu! et de bon coeur.... La! tu es gentil. Vimeux, paralyse par les ricanements de ce grand bougre, attendait en battant des paupieres, sous la menace de la farce, du coup de poing ou de la gifle, qu'il sentait venir. --Maintenant, retourne-toi. Il comprit, ne bougea pas, serra les fesses. --Retourne-toi ou je te retourne! Il vit bien qu'il fallait se resigner. Lamentable, il se tourna, il presenta de lui-meme son pauvre petit derriere de chat maigre. L'autre, alors, prenant son elan, lui planta son pied au bon endroit, si raide, qu'il l'envoya tomber sur le nez, a quatre pas. Et l'huissier, qui se relevait peniblement, se mit a galoper, eperdu, en entendant ce cri: --Attention! je tire! Jesus-Christ venait d'epauler. Seulement, il se contenta de lever la cuisse, et, pan! il en fit claquer un, d'une telle sonorite, que, terrifie par la detonation, Vimeux s'etala de nouveau. Cette fois, son chapeau noir avait roule parmi les cailloux. Il le suivit, le ramassa, courut plus fort. Derriere lui, les coups de feu continuaient, pan! pan! pan! sans un arret, une vraie fusillade, au milieu de grands rires, qui achevaient de le rendre imbecile. Lance sur la pente ainsi qu'un insecte sauteur, il etait a cent pas deja, que les echos du vallon repetaient encore la canonnade de Jesus-Christ. Toute la campagne en etait pleine, et il y en eut un dernier, formidable, lorsque l'huissier, rapetisse a la taille d'une fourmi, la-bas, disparut dans Rognes. La Trouille, accourue au bruit, se tenait le ventre, par terre, en gloussant comme une poule. Le pere Fouan avait retire sa pipe de la bouche, afin de rire plus a l'aise. Ah! ce nom de Dieu de Jesus-Christ! quel pas grand'chose! mais bien rigolo tout de meme! La semaine suivante, il fallut cependant que le vieux se decidat a donner sa signature, pour la vente de la terre. M. Baillehache avait un acquereur, et le plus sage etait de suivre son conseil. Il fut donc decide que le pere et le fils iraient a Cloyes, le troisieme samedi de septembre, veille de la Saint-Lubin, l'une des deux fetes de la ville. Justement, le pere qui, depuis juillet, avait a toucher chez le percepteur la rente des titres qu'il cachait, comptait profiter du voyage, en egarant son fils au milieu de la fete. On irait et on reviendrait de meme, en carrosse dans ses souliers. Comme Fouan et Jesus-Christ, a la porte de Cloyes, attendaient qu'un train eut passe, debout devant la barriere fermee du passage a niveau, ils furent rejoints par Buteau et Lise, qui arrivaient dans leur carriole. Tout de suite, une querelle eclata entre les deux freres, ils se couvrirent d'injures jusqu'a ce que la barriere fut ouverte; et meme, emporte de l'autre cote, a la descente, par son cheval, Buteau se retournait, la blouse gonflee de vent, pour crier encore des choses qui n'etaient pas a dire. --Va donc, feignant, je nourris ton pere! gueula Jesus-Christ de toute sa force, en se faisant un porte-voix de ses deux mains. Rue Grouaise, chez M. Baillehache, Fouan passa un fichu moment; d'autant plus que l'etude etait envahie, tout le monde utilisant le jour du marche, et qu'il dut attendre pres de deux heures; Ca lui rappela le samedi ou il etait venu decider le partage: bien sur que, ce samedi-la, il aurait mieux fait d'aller se pendre. Quand le notaire les recut enfin et qu'il fallut signer, le vieux chercha ses lunettes, les essuya; mais ses yeux pleins d'eau les brouillaient, sa main tremblait, si bien qu'on fut oblige de lui poser les doigts sur le papier, au bon endroit, pour qu'il y mit son nom, dans un pate d'encre. Ca lui avait tellement coute qu'il en suait, hebete, grelottant, regardant autour de lui, comme, apres une operation, quand on vous a coupe la jambe et qu'on la cherche. M. Baillehache sermonnait severement Jesus-Christ; et il les renvoya en dissertant sur la loi: la demission de biens etait immorale, on arriverait certainement a en elever les droits, pour l'empecher de se substituer a l'heritage. Dehors, dans la rue Grande, a la porte du Bon Laboureur, Fouan lacha Jesus-Christ au milieu du tumulte du marche; et, d'ailleurs, celui-ci, qui ricanait en dessous, y mit de la complaisance, se doutant bien de quelle affaire il s'agissait. Tout de suite, en effet, le vieux fila rue Beaudonniere, ou M. Hardy, le percepteur, habitait une petite maison gaie, entre cour et jardin. C'etait un gros homme colore et jovial, a la barbe noire bien peignee, redoute des paysans, qui l'accusaient de les etourdir avec des histoires. Il les recevait dans un etroit bureau, une piece coupee en deux par une balustrade, lui d'un cote et eux de l'autre. Souvent, il y en avait la une douzaine, debout, serres, empiles. Pour le moment, il ne s'y trouvait tout juste que Buteau, qui arrivait. Jamais Buteau ne se decidait a payer ses contributions d'un coup. Lorsqu'il recevait le papier, en mars, c'etait de la mauvaise humeur pour huit jours. Il epluchait rageusement le foncier, la taxe personnelle, la taxe mobiliere, l'impot des portes et fenetres; mais ses grandes coleres etaient les centimes additionnels, qui montaient d'annee en annee, disait-il. Puis, il attendait de recevoir une sommation sans frais. Ca lui faisait toujours gagner une semaine. Il payait ensuite par douzieme, chaque mois, en allant au marche; et, chaque mois, la meme torture recommencait, il en tombait malade la veille, il apportait son argent comme il aurait apporte son cou a couper. Ah! ce sacre gouvernement! en voila un qui volait le monde! --Tiens! c'est vous, dit gaillardement M. Hardy. Vous faites bien de venir, j'allais vous faire des frais. --Il n'aurait plus manque que ca! grogna Buteau. Et vous savez que je ne paye pas les six francs dont vous m'avez augmente le foncier.... Non, non, ce n'est pas juste! Le percepteur se mit a rire. --Si, chaque mois, vous chantez cet air-la! Je vous ai deja explique que votre revenu avait du s'accroitre avec vos plantations, sur votre ancien pre de l'Aigre. Nous nous basons la-dessus, nous autres! Mais Buteau se debattit violemment. Ah! oui, son revenu s'accroitre! C'etait comme son pre, autrefois de soixante-dix ares, qui n'en avait plus que soixante-huit, depuis que la riviere, en se deplacant, lui en avait mange deux: eh bien! il payait toujours pour les soixante-dix, est-ce que c'etait de la justice, ca? M. Hardy repondit tranquillement que les questions cadastrales ne le regardaient pas, qu'il fallait attendre qu'on refit le cadastre. Et, sous pretexte de reprendre ses explications, il l'accabla de chiffres, de mots techniques auxquels l'autre ne comprenait rien. Puis, de son air goguenard, il conclut: --Apres tout, ne payez pas, je m'en fiche, moi! Je vous enverrai l'huissier. Effraye, ahuri, Buteau rentra sa rage. Quand on n'est pas le plus fort, faut bien ceder; et sa haine seculaire venait encore de grandir, avec sa peur, contre ce pouvoir obscur et complique qu'il sentait au-dessus de lui, l'administration, les tribunaux, ces feignants de bourgeois, comme il disait. Lentement, il sortit sa bourse. Ses gros doigts tremblaient, il avait recu beaucoup de sous au marche, et il tatait chaque sou avant de le poser devant lui. Trois fois, il refit son compte, tout en sous, ce qui lui dechirait le coeur davantage, d'avoir a en donner un si gros tas. Enfin, les yeux troubles, il regardait le percepteur encaisser la somme, lorsque le pere Fouan parut. Le vieux n'avait pas reconnu le dos son fils, et il resta saisi, quand celui-ci se retourna. --Et ca va bien, monsieur Hardy? begaya-t-il. Je passais, j'ai eu l'idee de vous dire un petit bonjour.... On ne se voit quasiment plus.... Buteau ne fut pas dupe. Il salua, s'en alla d'un air presse; et, cinq minutes plus tard, il rentrait, comme pour demander un renseignement oublie, au beau moment ou le percepteur, payant les coupons, etalait devant le vieux un trimestre, soixante-quinze francs, en pieces de cent sous. Son oeil flamba, mais il evita de regarder son pere, feignant de ne pas l'avoir vu jeter son mouchoir sur les pieces, puis les pecher comme dans un coup d'epervier, et les engloutir au fond de sa poche. Cette fois, ils sortirent ensemble, Fouan tres perplexe, coulant vers son fils des regards obliques, Buteau de belle humeur, repris d'une brusque affection. Il ne le lachait plus, voulait le ramener dans sa carriole; et il l'accompagna jusqu'au Bon Laboureur. Jesus-Christ etait la avec le petit Sabot, de Brinqueville, un vigneron, un autre farceur renomme, qui ventait, lui aussi, a faire tourner les moulins. Donc, tous les deux, se rencontrant, venaient de parier dix litres, a qui eteindrait le plus de chandelles. Excites, secoues de gros rires, des amis les avaient accompagnes dans la salle du fond. On faisait cercle, l'un fonctionnait a droite, l'autre a gauche, culotte bas, le derriere braque, eteignant chacun la sienne, a tous coups. Pourtant, Sabot en etait a dix et Jesus-Christ a neuf, ayant une fois manque d'haleine. Il s'en montrait tres vexe, sa reputation etait enjeu. Hardi la! est-ce que Rognes se laisserait battre par Brinqueville? Et il souffla comme jamais soufflet de forge n'avait souffle: neuf! dix! onze! douze! Le tambour de Cloyes, qui rallumait la chandelle, faillit lui-meme etre emporte. Sabot, peniblement, arrivait a dix, vide, aplati, lorsque Jesus-Christ, triomphant, en lacha deux encore, en criant au tambour de les allumer, ceux-la, pour le bouquet. Le tambour les alluma, ils brulerent jaune, d'une belle flamme jaune, couleur d'or, qui monta comme un soleil dans sa gloire. --Ah! ce nom de Dieu de Jesus-Christ! Quel boyau! A lui la medaille! Les amis gueulaient, rigolaient a se fendre les machoires. Il y avait de l'admiration et de la jalousie au fond, car tout de meme fallait etre solidement bati pour en contenir tant et en pousser a volonte. On but les dix litres, ca dura deux heures, sans qu'on parlat d'autre chose. Buteau, pendant que son frere se reculottait, lui avait allonge une claque amicale sur la fesse; et la paix semblait se faire, dans cette victoire qui flattait la famille. Rajeuni, le pere Fouan contait une histoire de son enfance, du temps ou les Cosaques etaient en Beauce: oui, un Cosaque qui s'etait endormi, la bouche ouverte, au bord de l'Aigre, et dans la gueule duquel il en avait colle un, a l'empater jusqu'aux cheveux. Le marche finissait, tous s'en allerent, tres souls. Il arriva alors que Buteau ramena dans sa carriole Fouan et Jesus-Christ. Lise, elle aussi, a qui son homme avait cause bas, se montra gentille. On ne se mangeait plus, on choyait le pere. Mais l'aine, qui se dessoulait, faisait des reflexions: pour que le cadet fut si aimable, c'etait donc que le bougre avait decouvert le pot aux roses, chez le percepteur? Ah! non, minute! Si, jusque-la, lui, cette fripouille, avait eu la delicatesse de respecter le magot, bien sur qu'il n'aurait pas la betise de le laisser retourner chez les autres. Il mettrait bon ordre a ca, en douceur, sans se facher, puisque maintenant la famille etait a la reconciliation. Lorsqu'on fut a Rognes et que le vieux voulut descendre, les deux gaillards se precipiterent, rivalisant de deference et de tendresse. --Pere, appuyez-vous sur moi. --Pere, donnez-moi votre main. Ils le recurent, ils le deposerent sur la route. Et lui, entre les deux, restait saisi, frappe au coeur d'une certitude, ne doutant plus desormais. --Qu'est-ce que vous avez donc, vous autres, a m'aimer tant que ca? Leurs egards l'epouvantaient. Il les aurait preferes, comme a l'ordinaire, sans respect. Ah! foutu sort! allait-il en avoir des embetements, maintenant qu'ils lui savaient des sous! Il rentra au Chateau, desole. Justement, Canon, qui n'avait pas paru depuis deux mois, etait la, assis sur une pierre, a attendre Jesus-Christ. Des qu'il l'apercut, il lui cria: --Dis donc, ta fille est dans le bois aux Pouillard, et y a un homme dessus. Du coup, le pere manqua crever d'indignation, le sang au visage. --Salope qui me deshonore! Et, decrochant le grand fouet de roulier, derriere la porte, il devala par la pente rocheuse jusqu'au petit bois. Mais les oies de la Trouille la gardaient comme de bons chiens, quand elle etait sur le dos. Tout de suite, le jars flaira le pere, s'avanca, suivi de la bande. Les ailes soulevees, le cou tendu, il sifflait, dans une menace continue et stridente, tandis que les oies, deployees en ligue de bataille, allongeaient des cous pareils, leurs grands becs jaunes ouverts, prets a mordre. Le fouet claquait, et l'on entendit une fuite de bete sous les feuilles. La Trouille, avertie, avait file. Jesus-Christ, lorsqu'il eut raccroche le fouet, sembla envahi d'une grande tristesse philosophique. Peut-etre le devergondage entete de sa fille lui faisait-il prendre en pitie les passions humaines. Peut-etre etait-il simplement revenu de la gloire, depuis son triomphe, a Cloyes. Il secoua sa tete inculte de crucifie chapardeur et soulard, il dit a Canon: --Tiens! veux-tu savoir? tout ca ne vaut pas un pet. Et, levant la cuisse, au-dessus de la vallee noyee d'ombre, il en fit un, dedaigneux et puissant, comme pour en ecraser la terre. IV On etait aux premiers jours d'octobre, les vendanges allaient commencer, belle semaine de godaille, ou les familles desunies se reconciliaient d'habitude, autour des pots de vin nouveau. Rognes puait le raisin pendant huit jours; on en mangeait tant, que les femmes se troussaient et les hommes posaient culotte, au pied de chaque haie; et les amoureux, barbouilles, se baisaient a pleine bouche, dans les vignes. Ca finissait par des hommes souls et des filles grosses. Des le lendemain de leur retour de Cloyes, Jesus-Christ se mit a chercher le magot; car le vieux ne promenait peut-etre pas sur lui son argent et ses titres, il devait les serrer dans quelque trou. Mais la Trouille eut beau aider son pere, ils retournerent la maison sans rien trouver d'abord, malgre leur malice et leur nez fin de maraudeurs; et ce fut seulement la semaine suivante, que le braconnier, par hasard, en descendant d'une planche une vieille marmite felee, dont on ne se servait plus, y decouvrit, sous des lentilles, un paquet de papiers, enveloppe soigneusement dans la toile gommee d'un fond de chapeau. Du reste, pas un ecu. L'argent, sans doute, dormait ailleurs: un fameux tas, puisque le pere, depuis cinq ans, ne depensait rien. C'etaient bien les titres, il y avait trois cents francs de rente, en cinq pour cent. Comme Jesus-Christ les comptait, les flairait, il decouvrit une autre feuille, un papier timbre, couvert d'une grosse ecriture, dont la lecture le stupefia. Ah! nom de Dieu! voila donc ou passait l'argent! Une histoire a crever! Quinze jours apres avoir partage son bien chez le notaire, Fouan etait tombe malade, tellement ca lui brouillait le coeur, de n'avoir plus rien a lui, pas meme grand comme la main de ble. Non! il ne pouvait vivre ainsi, il y aurait perdu la peau. Et c'etait alors qu'il avait fait la betise, une vraie betise de vieux passionne donnant ses derniers sous pour retourner en secret a la gueuse qui le trompe. Lui, un finaud dans son temps, ne s'etait-il pas laisse entortiller par un ami, le pere Saucisse! Ca devait le tenir bien fort, ce furieux desir de posseder, qu'ils ont dans les os comme une rage, tous les anciens males, uses a engrosser la terre; ca le tenait si fort, qu'il avait signe un papier avec le pere Saucisse, par lequel celui-ci, apres sa mort, lui cedait un arpent de terre, a la condition qu'il toucherai quinze sous chaque matin, sa vie durant. Un pareil marche, quand on a soixante-seize ans, et que le vendeur en a dix de moins! La verite etait que ce dernier avait eu la gredinerie de se mettre au lit, vers cette epoque: il toussait, il rendait l'ame, si bien que l'autre, abeti par son envie, se croyait le malin des deux, presse de conclure la bonne affaire. N'importe, ca prouve que, lorsqu'on a le feu au derriere, pour une fille ou pour un champ, on ferait mieux de se coucher que de signer des choses; car ca durait depuis cinq ans, les quinze sous chaque matin; et plus il en lachait, plus il s'enrageait apres la terre, plus il la voulait. Dire qu'il s'etait debarrasse de tous les embetements de sa longue vie de travail, qu'il n'avait plus qu'a mourir tranquille, en regardant les autres donner leur chair a la terre ingrate, et qu'il etait retourne se faire achever par elle! Ah! les hommes ne sont guere sages, les vieux pas plus que les jeunes! Un instant, Jesus-Christ eut l'idee de tout prendre, le sous-seing et les titres. Mais le coeur lui manqua: fallait filer, apres un coup pareil. Ce n'etait pas comme des ecus, qu'on rafle, en attendant qu'il en repousse. Et, furieux, il remit les papiers sous les lentilles, au fond de la marmite. Son exasperation devint telle, qu'il ne put tenir sa langue. Des le lendemain, Rognes connut l'affaire du pere Saucisse, les quinze sous par jour pour un arpent de terre mediocre, qui ne valait bien sur pas trois mille francs; en cinq ans, ca faisait pres de quatorze cents francs deja, et si le vieux coquin vivait cinq annees encore, il aurait son champ et la monnaie. On plaisanta le pere Fouan, Seulement, lui qu'on ne regardait plus dans les chemins, depuis qu'il n'avait plus que sa peau a trainer au soleil, il fut de nouveau salue et considere, lorsqu'on le sut rentier et proprietaire. La famille, surtout, en parut retournee. Fanny, qui vivait tres en froid avec son pere, blessee de ce qu'il s'etait retire chez son gredin d'aine, au lieu de se reinstaller chez elle, lui apporta du linge, de vieilles chemises a Delhomme. Mais il fut tres dur, il fit allusion au mot dont il saignait toujours: "Papa, il viendra nous demander a genoux de le reprendre!" et il l'accueillit d'un: "C'est donc toi qui viens a genoux pour me ravoir!" qu'elle garda en travers de la gorge. Rentree, elle en pleura de honte et de rage, elle dont la susceptibilite de paysanne fiere se blessait d'un regard. Honnete, travailleuse, riche, elle en arrivait a etre fachee avec tout le pays. Delhomme dut promettre que ce serait lui, desormais, qui remettrait l'argent de la rente au pere; car, pour son compte, elle jurait bien qu'elle ne lui adresserait jamais plus la parole. Quant a Buteau, il les etonna tous, un jour qu'il entra au Chateau, histoire, disait-il, de faire une petite visite au vieux. Jesus-Christ, ricanant, apporta la bouteille d'eau-de-vie, et l'on trinqua. Mais sa goguenardise devint de la stupeur, lorsqu'il vit son frere tirer dix pieces de cent sous, puis les aligner sur la table, en disant: --Pere, faut pourtant regler nos comptes.... Voila le dernier trimestre de votre rente. Ah! le nom de Dieu de gueusard! lui qui ne donnait plus un sou au pere depuis des annees, est-ce qu'il ne venait pas l'empaumer, en lui remontrant la couleur de son argent! Tout de suite, d'ailleurs, il ecarta le bras du vieux qui s'avancait, et il ramassa les pieces. --Attention! c'etait pour vous dire que je les ai.... Je vous les garde, vous savez ou elles vous attendent. Jesus-Christ commencait a ouvrir l'oeil et a se facher. --Dis donc! si tu veux emmener papa.... Mais Buteau prit la chose gaiement. --Quoi, t'es jaloux? Et quand j'aurais le pere une semaine, et toi une semaine, est-ce que ce ne serait pas dans la nature? Hein! si vous vous coupiez en deux, pere?... A votre sante, en attendant! Comme il partait, il les invita a venir faire, le lendemain, la vendange dans sa vigne. On se gaverait de raisin, tant que la peau du ventre en tiendrait. Enfin, il fut si gentil, que les deux autres le trouverent une fameuse canaille tout de meme, mais rigolo, a la condition de ne pas se laisser fiche dedans par lui. Ils l'accompagnerent un bout de chemin, pour le plaisir. Justement, au bas de la cote, ils firent la rencontre de M. et de Mme Charles, qui rentraient, avec Elodie, a leur propriete de Roseblanche, apres une promenade le long de l'Aigre, Tous les trois etaient en deuil de Mme Estelle, comme on nommait la mere de la petite, morte au mois de juillet, et morte a la peine, car chaque fois que la grand'mere revenait de Chartres, elle le disait bien que sa pauvre fille se tuait, tant elle se donnait du mal pour soutenir la bonne reputation de l'etablissement de la rue aux Juifs, dont son faineant de mari s'occupait de moins en moins. Et quelle emotion pour M. Charles que l'enterrement, ou il n'avait point ose conduire Elodie, a qui l'on ne s'etait decide a, apprendre la nouvelle que lorsque sa mere dormait depuis trois jours dans la terre! Quel serrement de coeur pour lui, le matin ou, apres des annees, il avait revu le 19, a l'angle de la rue de la Planche-aux-Carpes, ce 19 badigeonne de jaune, avec ses persiennes vertes, toujours closes, l'oeuvre de sa vie enfin, aujourd'hui tendu de draperies noires, la petite porte ouverte, l'allee barree par le cercueil, entre quatre cierges! Ce qui le toucha, ce fut la facon dont le quartier s'associa a sa douleur. La ceremonie se passa vraiment tres bien. Quand on sortit le cercueil de l'allee et qu'il parut sur le trottoir, toutes les voisines se signerent. On se rendit a l'eglise au milieu du recueillement. Les cinq femmes de la maison etaient la, en robe sombre, l'air comme il faut, ainsi que le mot en courut le soir dans Chartres. Une d'elles pleura meme au cimetiere. Enfin, de ce cote, M. Charles n'eut que de la satisfaction. Mais, le lendemain, comme il souffrit, lorsqu'il questionna son gendre, Hector Vaucogne, et qu'il visita la maison! Elle avait deja perdu de son eclat, on sentait que la poigne d'un homme y manquait, a toutes sortes de licences, que lui n'aurait jamais tolerees, de son temps. Il constata pourtant avec plaisir que la bonne attitude des cinq femmes, au convoi, les avait fait si avantageusement connaitre en ville, que l'etablissement ne desemplit pas de la semaine. En quittant le 19, la tete bourrelee d'inquietudes, il ne le cacha point a Hector: maintenant que la pauvre Estelle n'etait plus la pour mener la barque, c'etait a lui de se corriger, de mettre serieusement la main a la pate, s'il ne voulait pas manger la fortune de sa fille. Tout de suite, Buteau les pria de venir vendanger, eux aussi. Mais ils refuserent, a cause de leur deuil. Ils avaient des figures melancoliques, des gestes lents. Tout ce qu'ils accepterent, ce fut d'aller gouter au vin nouveau. --Et c'est pour distraire cette pauvre petite, declara Mme Charles. Elle a si peu d'amusements ici, depuis que nous l'avons retiree du pensionnat! Que voulez-vous? elle ne peut toujours rester en classe. Elodie ecoutait, les yeux baisses, les joues envahies de rougeur, sans raison. Elle etait devenue tres grande, tres mince, d'une paleur de lis qui vegete a l'ombre. --Alors, qu'est-ce que vous allez en faire, de cette grande jeunesse-la? demanda Buteau. Elle rougit davantage, tandis que sa grand'mere repondait: --Dame! nous ne savons guere.... Elle se consultera, nous la laisserons bien libre. Mais Fouan, qui avait pris M. Charles a part, lui demanda d'un air d'interet: --Ca va-t-il, le commerce? La mine desolee, il haussa les epaules. --Ah! ouiche! j'ai vu justement ce matin quelqu'un de Chartres. C'est a cause de ca que nous sommes si ennuyes.... Une maison finie! On se bat dans les corridors, on ne paye meme plus, tant la surveillance est mal faite! Il croisa les bras, il respira fortement, pour se soulager de ce qui l'etouffait surtout, un grief nouveau dont il n'avait pas digere l'enormite depuis le matin. --Et croyez-vous que le miserable va au cafe, maintenant!... Au cafe! au cafe! quand on en a un chez soi! --Foutu alors! dit d'un air convaincu Jesus-Christ, qui ecoutait. Ils se turent, car Mme Charles et Elodie se rapprochaient avec Buteau. A present, tous trois parlaient de la defunte, la jeune fille disait combien elle etait restee triste, de n'avoir pu embrasser sa pauvre maman. Elle ajouta, de son air simple: --Mais il parait que le malheur a ete si brusque, et qu'on travaillait si fort, a la confiserie.... --Oui, pour des baptemes, se hata de dire Mme Charles, en clignant les yeux, tournee vers les autres. D'ailleurs, pas un n'avait souri, tous compatissaient, d'un branle du menton. Et la petite, dont le regard s'etait abaisse sur une bague qu'elle portait, la baisa, pleurante. --Voila tout ce qu'on m'a donne d'elle.... Grand'mere la lui a prise au doigt, pour la mettre au mien.... Elle la portait depuis vingt ans, moi je la garderai toute ma vie. C'etait une vieille alliance d'or, un de ces bijoux de grosse joaillerie commune, si usee, que les guillochures en avaient presque disparu. On sentait que la main ou elle s'etait elimee ainsi, ne reculait devant aucune besogne, toujours active, dans les vases a laver, dans les lits a refaire, frottant, essuyant, torchonnant, se fourrant partout. Et elle racontait tant de choses, cette bague, elle avait laisse de son or au fond de tant d'affaires, que les hommes la regardaient fixement, les narines elargies, sans un mot. --Quand tu l'auras usee autant que ta mere, dit M. Charles, etrangle d'une soudaine emotion, tu pourras te reposer.... Si elle parlait, elle t'apprendrait comment on gagne de l'argent, par le bon ordre et le travail. Elodie, en larmes, avait colle de nouveau ses levres sur le bijou. --Tu sais, reprit Mme Charles, je veux que tu te serves de cette alliance, quand nous te marierons. Mais, a ce dernier mot, a cette idee du mariage, la jeune fille, dans son attendrissement, eprouva une secousse si forte, un tel exces de confusion, qu'elle se jeta, eperdue, sur le sein de sa grand'mere, pour y cacher son visage. Celle-ci la calma, en souriant. --Voyons, n'aie pas honte, mon petit lapin.... Il faut que tu t'habitues, il n'y a point la de vilaines choses.... Je ne dirais pas de vilaines choses en ta presence, bien sur.... Ton cousin Buteau demandait tout a l'heure ce que nous allions faire de toi. Nous commencerons par te marier.... Voyons, voyons, regarde-nous, ne te frotte pas contre mon chale. Tu vas t'enflammer la peau. Puis, aux autres, tout bas, d'un air de satisfaction profonde: --Hein? est-ce eleve? ca ne sait rien de rien! --Ah! si nous n'avions pas cet ange, conclut M. Charles, nous aurions vraiment trop de chagrin, a cause de ce que je vous ai dit.... Avec ca, mes rosiers et mes oeillets ont souffert cette annee, et j'ignore ce qui se passe dans ma voliere, tous mes oiseaux sont malades. La peche seule me console un peu, j'ai pris une truite de trois livres, hier.... N'est-ce pas? quand on est a la campagne, c'est pour etre heureux. On se quitta. Les Charles repeterent leur promesse d'aller gouter le vin nouveau. Fouan, Buteau et Jesus-Christ firent quelques pas en silence, puis le vieux resuma leur opinion. --Un chancard tout de meme, le cadet qui l'aura avec la maison, cette gamine! Le tambour de Rognes avait battu le ban des vendanges; et, le lundi matin, tout le pays fut en l'air, car chaque habitant avait sa vigne, pas une famille n'aurait manque, ce jour-la, d'aller en besogne sur le coteau de l'Aigre. Mais ce qui achevait d'emotionner le village, c'etait que la veille, a la nuit tombee, le cure, un cure dont la commune se donnait enfin le luxe, etait debarque devant l'eglise. Il faisait deja si sombre, qu'on l'avait mal vu. Aussi les langues ne tarissaient-elles pas, d'autant plus que l'histoire en valait surement la peine. Apres sa brouille avec Rognes, pendant des mois, l'abbe Godard s'etait obstine a ne pas y remettre les pieds. Il baptisait, confessait, mariait ceux qui venaient le trouver a Bazoches-le-Doyen; quant aux morts, ils auraient sans doute seche a l'attendre; mais le point resta obscur, personne ne s'etant avise de mourir, pendant cette grande querelle. Il avait declare a monseigneur qu'il aimait mieux se faire casser que de rapporter le bon Dieu dans un pays d'abomination, ou on le recevait, si mal, tous paillards et ivrognes, tous damnes, depuis qu'ils ne croyaient plus au diable; et monseigneur le soutenait evidemment, laissait aller les choses, en attendant la contrition de ce troupeau rebelle. Donc, Rognes etait sans pretre: plus de messe, plus rien, l'etat sauvage. D'abord, il y avait eu un peu de surprise; mais, au fond, ma foi! ca ne marchait pas plus mal qu'auparavant. On s'accoutumait, il ne pleuvait ni ne ventait davantage, sans compter que la commune y economisait gros. Alors, puisqu'un pretre n'etait point indispensable, puisque l'experience prouvait que les recoltes n'y perdaient rien et qu'on n'en mourait pas plus vite, autant valait-il s'en passer toujours. Beaucoup se montraient de cet avis, non seulement les mauvaises tetes comme Lengaigne, mais encore des hommes de bon sens, qui savaient calculer, Delhomme par exemple. Seulement, beaucoup aussi se vexaient de n'avoir pas de cure. Ce n'etait point qu'ils fussent plus religieux que les autres: un Dieu de rigolade qui avait cesse de les faire trembler, ils s'en fichaient! Mais pas de cure, ca semblait dire qu'on etait trop pauvre ou trop avare pour s'en payer un; enfin, on avait l'air au-dessous de tout, des riens de rien qui n'auraient pas depense dix sous a de l'inutile. Ceux de Magnolles, ou ils n'etaient que deux cent quatre-vingt-trois, dix de moins qu'a Rognes, nourrissaient un cure, qu'ils jetaient a la tete de leurs voisins, avec une facon de rire si provocante, que ca finirait certainement par des claques. Et puis, les femmes avaient des habitudes, pas une n'aurait consenti bien sur a etre mariee ou enterree sans pretre. Les hommes eux-memes allaient des fois a l'eglise, aux grandes fetes, parce que tout le monde y allait. Bref, il y avait toujours eu des cures, et quitte a s'en foutre, il en fallait un. Naturellement, le conseil municipal fut saisi de la question. Le maire, Hourdequin, qui, sans pratiquer, soutenait la religion par principe autoritaire, commit la faute politique de ne pas prendre parti, dans une pensee conciliante. La commune etait pauvre, a quoi bon la grever des frais, gros pour elle, que necessiterait la reparation du presbytere? d'autant plus qu'il esperait ramener l'abbe Godard. Or, il arriva que ce fut Macqueron, l'adjoint, jadis l'ennemi de la soutane, qui se mit a la tete des mecontents, humilies de n'avoir pas un cure a eux. Ce Macqueron dut nourrir des lors l'idee de renverser le maire, pour prendre sa place; et l'on disait, d'ailleurs, qu'il etait devenu l'agent de M. Rochefontaine, l'usinier de Chateaudun, qui allait se porter de nouveau contre M. de Chedeville, aux elections prochaines. Justement, Hourdequin, fatigue, ayant a la ferme de grands soucis, se desinteressait des seances, laissait agir son adjoint; de telle sorte que le conseil, gagne par celui-ci, vota les fonds necessaires a l'erection de la commune en paroisse. Depuis qu'il s'etait fait payer son terrain exproprie, lors du nouveau chemin, apres avoir promis de le ceder gratuitement, les conseillers le traitaient de filou, mais lui temoignaient une grande consideration. Lengaigne seul protesta contre le vote qui livrait le pays aux jesuites. Becu aussi grognait, expulse du presbytere et du jardin, loge maintenant dans une masure. Pendant un mois, des ouvriers refirent les platres, remirent des vitres, remplacerent les ardoises pourries; et c'etait ainsi qu'un cure, enfin, avait pu s'installer la veille dans la petite maison, badigeonnee a neuf. Des l'aube, les voitures partirent pour la cote, chargees chacune de quatre ou cinq grands tonneaux defonces d'un bout, les gueulebees, comme on les nomme. Il y avait des femmes et des filles, assises dedans, avec leurs paniers; tandis que les hommes allaient a pied, fouettant les betes. Toute une file se suivait, et l'on causait, de voiture a voiture, au milieu de cris et de rires. Celle des Lengaigne, precisement, venait apres celle des Macqueron, de sorte que Flore et Coelina, qui ne se parlaient plus depuis six mois, se remirent, grace a la circonstance. La premiere avait avec elle la Becu, l'autre, sa fille Berthe. Tout de suite, la conversation etait tombee sur le cure. Les phrases, scandees par le pas des chevaux, partaient a la volee dans l'air frais du matin. --Moi, je l'ai vu qui aidait a descendre sa malle. --Ah!... Comment est-il? --Dame! il faisait noir.... Il m'a paru tout long, tout mince, avec une figure de careme qui n'en finit plus, et pas fort.... Peut-etre trente ans, l'air bien doux. --Et, a ce qu'on dit, il sort de chez les Auvergnats, dans des montagnes ou l'on est sous la neige, pendant les deux tiers de l'an. --Misere! c'est ca qu'il va se trouver a l'aise chez nous, alors! --Pour sur!... Et tu sais qu'il s'appelle Madeleine. --Non, Madeline. --Madeline, Madeleine, ce n'est toujours pas un nom d'homme. --Peut-etre bien qu'il viendra nous faire visite, dans les vignes, Macqueron a promis qu'il l'amenerait. --Ah! bon sang! faut le guetter! Les voitures s'arretaient au bas de la cote, le long du chemin qui suivait l'Aigre. Et, dans chaque petit vignoble, entre les rangees d'echalas, les femmes etaient a l'oeuvre, marchant pliees en deux, les fesses hautes, coupant a la serpe les grappes dont s'emplissaient leurs paniers. Quant aux hommes, ils avaient assez a faire, de vider les paniers dans les hottes et de descendre vider les hottes dans les gueulebees. Des que toutes les gueulebees d'une voiture etaient pleines, elles partaient se decharger dans la cuve, puis revenaient a la charge. La rosee etait si forte, ce matin-la, que tout de suite les robes furent trempees. Heureusement, il faisait un temps superbe, le soleil les secha. Depuis trois semaines, il n'avait pas plu; le raisin dont on desesperait, a cause de l'ete humide, venait de murir et de se sucrer brusquement; et c'etait pourquoi ce beau soleil, si chaud pour la saison, les egayait tous, ricanant, gueulant, lachant des saletes, qui faisaient se tordre les filles. --Cette Coelina! dit Flore a la Becu, en se mettant debout et en regardant la Macqueron, dans le plant voisin, elle qui etait si fiere de sa Berthe, a cause de son teint de demoiselle!... V'la la petite qui jaunit et qui se desseche bigrement. --Dame! declara la Becu, quand on ne marie point les filles! Ils ont bien tort de ne pas la donner au fils du charron.... Et, d'ailleurs, a ce qu'on raconte, celle-la se tue le temperament, avec ses mauvaises habitudes. Elle se remit a couper les grappes, les reins casses. Puis, dodelinant du derriere: --Ca n'empeche pas que le maitre d'ecole continue de tourner autour. --Pardi! s'ecria Flore, ce Lequeu, il ramasserait des sous avec son nez dans la crotte.... Juste! le voila qui arrive les aider. Un joli merle! Mais elles se turent. Victor, revenu du service depuis quinze jours a peine, prenait leurs paniers et les vidait dans la hotte de Delphin, que cette grande couleuvre de Lengaigne avait loue pour la vendange, en pretextant la necessite de sa presence a la boutique. Et Delphin, qui n'avait jamais quitte Rognes, attache a la terre comme un jeune chene, baillait de surprise devant Victor, crane et blagueur, ravi de l'etonner, si change, que personne ne le reconnaissait, avec ses moustaches et sa barbiche, son air de se ficher du monde, sous le bonnet de police qu'il affectait de porter encore. Seulement, le gaillard se trompait, s'il croyait faire envie a l'autre: il avait beau lui conter des exploits de garnison, des menteries sur la noce, les filles et le vin, le paysan secouait la tete, stupefie au fond, nullement tente en somme. Non, non! ca coutait trop cher, s'il fallait quitter son coin! Il avait deja refuse deux fois d'aller faire fortune a Chartres, dans un restaurant, avec Nenesse. --Mais, sacre cul-de-jatte! lorsque tu seras soldat? --Oh! soldat!... Eh! donc, on tire un bon numero! Victor, plein de mepris, ne put le sortir de la. Quel grand lache, quand on etait bati comme un Cosaque! Il continuait, en causant, de vider les paniers dans la hotte, sans que le bougre pliat sous la charge. Et, par farce, en fanfaron, il designa Berthe d'un signe, il ajouta: --Dis donc, est-ce qu'il lui en est venu, depuis mon depart? Delphin fut secoue d'un gros rire, car le phenomene de la fille aux Macqueron restait la grande plaisanterie, entre jeunes gens. --Ah! je n'y ai pas mis le nez.... Possible que ca lui ait pousse, au printemps. --Ce n'est pas moi qui l'arroserai, conclut Victor avec une moue repugnee. Autant se payer une grenouille.... Et puis, ce n'est guere sain, ca doit s'enrhumer, cet endroit-la, sans perruque. Du coup, Delphin rigola si fort, que la hotte en chavirait sur son dos; et il descendit, il la vidait au fond d'une gueulebee, qu'on l'entendait encore etrangler de rire. Dans la vigne des Macqueron, Berthe continuait a faire la demoiselle, se servait de petits ciseaux, au lieu d'une serpe, avait peur des epines et des guepes, se desesperait, parce que ses souliers fins, trempes de rosee, ne sechaient pas. Et elle tolerait les prevenances de Lequeu, qu'elle execrait, flattee pourtant de cette cour du seul homme qui eut de l'instruction. Il finit par prendre son mouchoir pour lui essuyer ses souliers. Mais une apparition inattendue les occupa. --Bon Dieu! murmura Berthe, elle en a, une robe!... On m'avait bien dit qu'elle etait arrivee hier soir, en meme temps que le cure. C'etait Suzanne, la fille aux Lengaigne, qui risquait brusquement une reapparition dans son village, apres trois ans de folle existence a Paris. Debarquee de la veille, elle avait fait la grasse matinee, laissant sa mere et son frere partir en vendange, se promettant de les y rejoindre plus tard, de tomber parmi les paysans au travail, dans l'eclat de sa toilette, pour les ecraser. La sensation, en effet, etait extraordinaire, car elle avait mis une robe de soie bleue, dont le bleu riche tuait le bleu du ciel. Sous le grand soleil qui la baignait, se detachant dans le plein air, au milieu du vert jaune des pampres, elle etait vraiment cossue, un vrai triomphe. Tout de suite, elle avait parle et ri tres fort, mordu aux grappes, qu'elle elevait en l'air pour se les faire descendre dans la bouche, plaisante avec Delphin et son frere Victor, qui semblait tres fier d'elle, emerveille la Becu et sa mere, les mains ballantes d'admiration, les yeux humides. Du reste, cette admiration etait partagee par les vendangeurs des plants voisins: le travail se trouvait arrete, tous la contemplaient, hesitaient a la reconnaitre, tellement elle avait forci et embelli. Un laideron autrefois, une fille rudement plaisante a cette heure, sans doute a cause de la facon dont elle ramenait ses petits poils blonds sur son museau. Et une grande consideration se degageait de cet examen curieux, a la voir nippee si cherement, grasse, avec une gaie figure de prosperite. Coelina, un flot de bile au visage, les levres pincees, s'oubliait, elle aussi, entre sa fille Berthe et Lequeu. --En v'la, un chic!... Flore raconte a qui veut l'entendre que sa fille a domestiques, et voitures, la-bas. C'est peut-etre bien vrai, car faut gagner gros pour s'en coller ainsi sur le corps. --Oh! ces riens du tout, dit Lequeu, qui cherchait a etre aimable, on sait comment elles le gagnent, l'argent. --Qu'est-ce que ca fiche, comment elles le gagnent? reprit amerement Coelina, elles l'ont tout de meme! Mais, a ce moment, Suzanne, qui avait apercu Berthe, et qui venait de reconnaitre en elle une de ses anciennes compagnes des filles de la Vierge, s'avanca, tres gentille. --Bonjour, tu vas bien? Elle la devisageait d'un regard, elle remarqua son teint fletri. Et, du coup, elle se redressa dans sa chair de lait, elle repeta, en riant: --Ca va bien, n'est-ce pas? --Tres bien, je te remercie, repondit Berthe genee, vaincue. Ce jour-la, les Lengaigne l'emportaient, c'etait une vraie gifle pour les Macqueron. Hors d'elle, Coelina comparait la maigreur jaune de sa fille, deja ridee, a la bonne mine de la fille des autres, fraiche et rose. Est-ce que c'etait juste, ca? une noceuse sur qui des hommes passaient du matin au soir, et qui ne se fatiguait point! une jeunesse vertueuse, aussi abimee a coucher seule, qu'une femme vieillie par trois grossesses! Non, la sagesse n'etait pas recompensee, ca ne valait pas la peine de rester honnete chez ses parents! Enfin, toute la vendange fit fete a Suzanne. Elle embrassa des enfants qui avaient grandi, elle emotionna des vieillards en leur rappelant des souvenirs. Qu'on soit ce qu'on soit, on peut se passer du monde, lorsqu'on a fait fortune. Et celle-la avait bon coeur encore, de ne pas cracher sur sa famille et de revenir voir les amis, maintenant qu'elle etait riche. A onze heures, tous s'assirent, on mangea du pain et du fromage. Ce n'etait pas qu'on eut appetit, car on se gavait de raisin depuis l'aube, le gosier poisse de sucre, la panse enflee et ronde comme une tonne; et ca bouillait la-dedans, ca valait une purge: deja, a chaque minute, une fille etait obligee de filer derriere une haie. Naturellement, on en riait, les hommes se levaient et poussaient des oh! oh! pour lui faire la conduite. Bref, de la bonne gaiete, quelque chose de sain, qui rafraichissait. Et l'on achevait le pain et le fromage, lorsque Macqueron parut sur la route du bas, avec l'abbe Madeline. Du coup, l'on oublia Suzanne, il n'y eut plus de regards que pour le cure. Franchement, l'impression ne fut guere favorable: l'air d'une vraie perche, triste comme s'il portait le bon Dieu en terre. Cependant, il saluait devant chaque vigne, il disait un mot aimable a chacun, et l'on finit par le trouver bien poli, bien doux, pas fort enfin. On le ferait marcher, celui-la! ca irait mieux qu'avec ce mauvais coucheur d'abbe Godard. Derriere son dos, on commencait a s'egayer. Il etait arrive en haut de la cote, il restait immobile, a regarder l'immensite plate et grise de la Beauce, pris d'une sorte de peur, d'une melancolie desesperee, qui mouillerent ses grands yeux clairs de montagnard, habitues aux horizons etroits des gorges de l'Auvergne. Justement, la vigne des Buteau se trouvait la. Lise et Francoise coupaient les grappes, et Jesus-Christ qui n'avait pas manque d'amener le pere, etait deja soul du raisin dont il se gorgeait, en ayant l'air de s'occuper a vider les paniers dans les hottes. Ca cuvait si fort dans sa peau, ca le gonflait d'un tel gaz, qu'il lui sortait du vent par tous les trous. Et, la presence d'un pretre l'excitant, il fut incongru. --Bougre de mal eleve! lui cria Buteau. Attends au moins que M. le cure soit parti. Mais Jesus-Christ n'accepta pas la reprimande. Il repondit en homme qui avait de l'usage, quand il voulait: --Ce n'est pas a son intention, c'est pour mon plaisir. Le pere Fouan avait pris un siege par terre, comme il disait, las, heureux du beau temps et de la belle vendange. Il ricana en dessous, malicieusement, de ce que la Grande, dont la vigne etait voisine, venait lui souhaiter le bonjour: celle-la aussi s'etait remise a le considerer, depuis qu'elle lui savait des rentes. Puis, d'un saut, elle le quitta, en voyant de loin son petit-fils Hilarion profiter goulument de son absence, pour s'empiffrer de raisin; et elle tomba sur lui a coups de canne: cochon a l'auge qui en gatait plus qu'il n'en gagnait! --En v'la une, la tante, qui fera plaisir, quand elle claquera! dit Buteau, en s'asseyant un instant pres de son pere, pour le flatter. Si c'est gentil, d'abuser de cet innocent, parce qu'il est fort et bete comme un ane! Ensuite, il attaqua les Delhomme, qui se trouvaient en contre-bas, au bord de la route. Ils avaient le plus beau vignoble du pays, pres de deux hectares d'un seul tenant, ou ils etaient bien une dizaine a s'occuper. Leurs vignes tres soignees donnaient des grappes comme pas un voisin n'en recoltait; et ils en etaient si orgueilleux, qu'ils avaient l'air de vendanger a l'ecart, sans s'egayer seulement des coliques brusques qui forcaient les filles a galoper. Sans doute, ca leur aurait casse les jambes, de monter saluer leur pere, car ils ne semblaient pas savoir qu'il etait la. Cet empote de Delhomme, un rude serin, avec sa pose au bon travail et a la justice! et cette pie-grieche de Fanny, toujours a se facher pour une vesse de travers, exigeant qu'on l'adorat comme une image, sans meme s'apercevoir des saletes qu'elle faisait aux autres! --Le vrai, pere, continua Buteau, c'est que je vous aime bien, tandis que mon frere et ma soeur.... Vous savez, j'en ai encore le coeur gros, qu'on se soit quitte pour des foutaises. Et il rejeta la chose sur Francoise, a qui Jean avait tourne la tete. Mais elle se tenait tranquille, a cette heure. Si elle bougeait, il etait decide a lui rafraichir le sang, au fond de la mare. --Voyons; pere, faut se tater.... Pourquoi ne reviendriez-vous pas? Fouan resta muet, prudemment. Il s'attendait a cette offre, que son cadet lachait enfin; et il desirait ne repondre ni oui, ni non, parce qu'on ne savait jamais. Alors, Buteau continua, en s'assurant que son frere etait a l'autre bout de la vigne: --N'est-ce pas? ce n'est guere votre place, chez cette fripouille de Jesus-Christ. On vous y trouvera peut-etre bien assassine, un de ces quatre matins.... Et puis, tenez! moi, je vous nourrirai, je vous coucherai, et je vous payerai quand meme la pension. Le pere avait cligne les yeux, stupefait. Comme il ne parlait toujours pas, le fils voulut le combler. --Et des douceurs, votre cafe, votre goutte, quatre sous de tabac, enfin tout le plaisir! C'etait trop, Fouan prit peur. Sans doute, ca se gatait, chez Jesus-Christ. Mais si les embetements recommencaient, chez les Buteau? --Faudra voir, se contenta-t-il de dire, en se levant, afin de rompre l'entretien. On vendangea jusqu'a la nuit tombante. Les voitures ne cessaient d'emmener les gueulebees pleines et de les ramener vides. Dans les vignes, dorees par le soleil couchant, sous le grand ciel rose, le va-et-vient des paniers et des hottes s'activait, au milieu de la griserie de tout ce raisin charrie. Et il arriva un accident a Berthe, elle fut prise d'une telle colique, qu'elle ne put meme courir: sa mere et Lequeu durent lui faire un rempart de leurs corps, pendant qu'elle s'aponichait, parmi les echalas. Du plant voisin, on l'apercut. Victor et Delphin voulaient lui porter du papier; mais Flore et la Becu les en empecherent, parce qu'il y avait des bornes que les mal eleves seuls depassaient. Enfin, on rentra. Les Delhomme avaient pris la tete, la Grande forcait Hilarion a tirer avec le cheval, les Lengaigne et les Macqueron fraternisaient, dans la demi-ivresse qui attendrissait leur rivalite. Ce qu'on remarqua surtout, ce furent les politesses de l'abbe Madeline et de Suzanne: il la croyait sans doute une dame, a la voir la mieux habillee; si bien qu'ils marchaient cote a cote, lui rempli d'egards, elle faisant la sucree, demandant l'heure de la messe, le dimanche. Derriere eux, venait Jesus-Christ, qui, acharne contre la soutane, recommencait sa plaisanterie degoutante, dans une rigolade obstinee d'ivrogne. Tous les cinq pas, il levait la cuisse et en lachait un. La garce se mordait les levres pour ne pas rire, le pretre affectait de ne pas entendre; et, tres graves, accompagnes de cette musique, ils continuaient d'echanger des idees pieuses, a la queue du train roulant des vendanges. Comme on arrivait a Rognes enfin, Buteau et Fouan, honteux, essayerent d'imposer silence a Jesus-Christ. Mais il allait toujours, en repetant que M. le cure aurait eu bien tort de se formaliser. --Nom de Dieu! quand on vous dit que ce n'est pas pour les autres! C'est pour moi tout seul! La semaine suivante, on fut donc invite a gouter le vin, chez les Buteau. Les Charles, Fouan, Jesus-Christ, quatre ou cinq autres, devaient venir a sept heures manger du gigot, des noix et du fromage, un vrai repas. Dans la journee, Buteau avait enfute son vin, six pieces qui s'etaient emplies a la chantepleure de la cuve. Mais des voisins se trouvaient moins avances: un, en train de vendanger encore, foulait depuis le matin, tout nu; un second, arme d'une barre, surveillait la fermentation, enfoncait le chapeau, au milieu des bouillonnements du mout; un troisieme, qui avait un pressoir, serrait le marc, s'en debarrassait dans sa cour, en un tas fumant. Et c'etait ainsi dans chaque maison, et de tout ca, des cuves brulantes, des pressoirs ruisselants, des tonneaux qui debordaient, de Rognes entier, s'epandait l'ame du vin, dont l'odeur forte aurait suffi pour souler le monde. Ce jour-la, au moment de quitter le Chateau, Fouan eut un pressentiment qui lui fit prendre ses titres, dans la marmite aux lentilles. Autant les cacher sur lui, car il avait cru voir Jesus-Christ et la Trouille regarder en l'air, avec des yeux droles. Ils partirent tous les trois de bonne heure, ils arriverent chez les Buteau en meme temps que les Charles. La lune, en son plein, etait si large, si nette, qu'elle eclairait comme un vrai soleil; et Fouan, en entrant dans la cour, remarqua que l'ane, Gedeon, sous le hangar, avait la tete au fond d'un petit baquet. Cela ne l'etonnait point de le trouver libre, car le bougre, plein de malignite, soulevait tres bien les loquets avec la bouche; mais, ce baquet l'intriguant, il s'approcha, il reconnut un baquet de la cave, qu'on avait laisse plein de vin de pressoir, pour achever de remplir les tonneaux. Nom de Dieu de Gedeon! il le vidait! --Eh! Buteau, arrive!... Il en fait un commerce, ton ane! Buteau parut sur le seuil de la cuisine. --Quoi donc? --Le v'la qu'a tout bu! Gedeon, au milieu de ces cris, finissait de pomper le liquide avec tranquillite. Peut-etre bien qu'il sirotait ainsi depuis un quart d'heure, car le petit baquet contenait aisement une vingtaine de litres. Tout y avait passe, son ventre s'etait arrondi comme une outre, a eclater du coup; et, quand il releva enfin la tete, on vit son nez ruisseler de vin, son nez de pochard, ou une raie rouge, sous les yeux, indiquait qu'il l'avait enfonce jusque-la. --Ah! le jean-foutre! gueula Buteau en accourant. C'est de ses tours! Y a pas de gueux pareil pour les vices! Lorsqu'on lui reprochait ses vices, Gedeon, d'habitude, avait l'air de s'en ficher, les oreilles elargies et obliques. Cette fois, etourdi, perdant tout respect, il ricana positivement, il dodelina du rable, pour exprimer la jouissance sans remords de sa debauche; et, son maitre le bousculant, il trebucha. Fouan avait du le caler de l'epaule. --Mais le sacre cochon est soul a crever! --Soul comme une bourrique, c'est le cas de le dire, fit remarquer Jesus-Christ, qui le contemplait d'un oeil d'admiration fraternelle. Un baquet d'un coup, quel goulot! Buteau, lui, ne riait guere, pas plus que Lise et que Francoise, accourues au bruit. D'abord, il y avait le vin perdu; puis, ce n'etait pas tant la perte que la confusion ou les jetait cette vilaine conduite de leur ane, devant les Charles. Deja ceux-ci pincaient les levres, a cause d'Elodie. Pour comble de malheur, le hasard voulut que Suzanne et Berthe, qui se promenaient ensemble, rencontrassent l'abbe Madeline, juste devant la porte; et ils s'etaient arretes tous les trois, ils attendaient. Une propre histoire, maintenant, avec tout ce beau monde, les yeux braques! --Pere, poussez-le, dit Buteau a voix basse. Faut le rentrer vite a l'ecurie. Fouan poussa. Mais Gedeon, heureux, se trouvant bien, refusait de quitter la place, sans mechancete, en soulaud bon enfant, l'oeil noye et farceur, la bouche baveuse, retroussee par le rire. Il se faisait lourd, branlait sur ses jambes ecartees, se rattrapait a chaque secousse, comme s'il eut juge la plaisanterie drole. Et, lorsque Buteau s'en mela, poussant lui aussi, ce ne fut pas long: l'ane culbuta, les quatre fers en l'air, puis se roula sur le dos et se mit a braire si fort, qu'il semblait se foutre de tous les personnages qui le regardaient. --Ah! sale carcasse! propre a rien! je vas t'apprendre a te rendre malade! hurla Buteau, en tombant sur lui a coups de talon. Plein d'indulgence, Jesus-Christ s'interposa. --Voyons, voyons... Puisqu'il est soul, faut pas lui demander de la raison. Bien sur qu'il ne t'entend pas, vaut mieux l'aider a retrouver son chez-lui. Les Charles s'etaient ecartes, absolument choques de cette bete extravagante et sans conduite; tandis qu'Elodie, tres rouge, comme si elle avait eu a subir un spectacle indecent, detournait la tete. A la porte, le groupe du cure, de Suzanne et de Berthe, silencieux, protestait par son attitude. Des voisins arrivaient, commencaient a goguenarder tout haut. Lise et Francoise en auraient pleure de honte. Cependant, rentrant sa rage, Buteau, aide de Fouan et de Jesus-Christ, travaillait a remettre Gedeon debout. Ce n'etait pas une affaire commode, car le gaillard pesait bien comme les cinq cent mille diables, avec le baquet qui lui roulait dans le ventre. Des qu'on l'avait redresse d'un bout, il croulait de l'autre. Tous les trois s'epuisaient a l'arc-bouter, a l'etayer de leurs genoux et de leurs coudes. Enfin, ils venaient de le planter sur les quatre pieds, ils l'avaient meme fait avancer de quelques pas, lorsque, dans une brusque reverence en arriere, il culbuta de nouveau. Et il y avait toute la cour a traverser, pour gagner l'ecurie. Jamais on n'y arriverait. Comment faire? --Nom de Dieu de nom de Dieu! juraient les trois hommes, en le regardant sous toutes les faces, sans savoir dans quel sens le prendre. Jesus-Christ eut l'idee de l'accoter au mur du hangar; de la, on ferait le tour, en suivant le mur de la maison, jusqu'a l'ecurie. Ca marcha d'abord, bien que l'ane s'ecorchat contre le platre. Le malheur fut que ce frottement lui devint sans doute insupportable. Tout d'un coup, se debarrassant des mains qui le collaient a la muraille, il rua, il gambada. Le pere avait failli s'etaler, les deux freres criaient: --Arretez-le, arretez-le! Alors, sous la blancheur eclatante de la lune, on vit Gedeon battant la cour en un zigzag frenetique, avec ses deux grandes oreilles echevelees. On lui avait trop remue le ventre, il en etait malade. Un premier haut-le-coeur l'arreta, tout chavirait. Il voulut repartir, il retomba plante sur ses jambes raidies. Son cou s'allongeait, une boule terrible agitait ses cotes. Et dans un tangage d'ivrogne qui se soulage, piquant la tete en avant a chaque effort, il degueula comme un homme. Un rire enorme avait eclate a la porte, parmi les paysans amasses, pendant que l'abbe Madeline, faible d'estomac, palissait entre Suzanne et Berthe, qui l'emmenerent avec des mots d'indignation. Mais l'attitude offensee des Charles disait surtout combien l'exhibition d'un ane dans un etat pareil, etait contraire aux bonnes moeurs, meme a la simple politesse qu'on doit aux passants. Elodie, eperdue, pleurante, s'etait jetee au cou de sa grand'mere, en demandant s'il allait mourir. Et M. Charles avait beau crier: "Assez! assez!" de son ancienne voix imperieuse de patron obei, le bougre continuait, la cour en etait pleine, des lachures furieuses d'ecluse, un vrai ruisseau rouge qui coulait dans la mare. Puis, il glissa, se vautra la-dedans, les cuisses ouvertes, si peu convenable, que jamais soulard, etale en travers d'une rue, n'a degoute a ce point les gens. On aurait dit que ce miserable le faisait expres, pour jeter le deshonneur sur ses maitres. C'en etait trop, Lise et Francoise, les mains sur les yeux, s'enfuirent, se refugierent au fond de la maison. --Assez donc! emportez-le! En effet, il n'y avait pas d'autre parti a prendre, car Gedeon, devenu plus mou qu'une chiffe, alourdi de sommeil, s'endormait. Buteau courut chercher une civiere, six hommes l'aiderent a y charger l'ane. On l'emporta, les membres abandonnes, la tete ballante, ronflant deja d'un tel coeur, qu'il avait l'air de braire et de se foutre encore du monde. Naturellement, cette aventure gata d'abord le repas. Bientot, on se remit, on finit meme par feter si largement le vin nouveau, que tous, vers onze heures, etaient comme l'ane. A chaque instant, il y en avait un qui sortait dans la cour, pour un besoin. Le pere Fouan etait tres gai. Peut-etre, tout de meme, qu'il ferait bien de reprendre pension chez son cadet, car le vin y serait bon cette annee. Il avait du quitter la salle a son tour, il roulait ca dans sa tete, au milieu de la nuit noire, lorsqu'il entendit Buteau et Lise, sortis derriere son dos, accroupis cote a cote le long de la haie, et se querellant, parce que le mari reprochait a la femme de ne pas se montrer assez tendre avec son pere. Sacree dinde! fallait l'embobiner, pour le ravoir et lui etourdir son magot. Le vieux, degrise, tout froid, eut un geste, s'assura qu'on ne lui avait pas vole les papiers dans sa poche; et, quand on se fut tous embrasses en partant, quand il se retrouva au Chateau, il etait bien resolu a ne point en demenager. Mais, la nuit meme, il eut une vision qui le glaca: la Trouille en chemise, a travers la chambre, rodant, fouillant sa culotte, sa blouse, regardant jusque dans ses souliers. Evidemment, Jesus-Christ, n'ayant plus trouve le magot envole de la marmite aux lentilles, envoyait sa fille le chercher pour l'etourdir, comme disait Buteau. Du coup, Fouan ne put rester au lit, tellement ce qu'il avait vu lui travaillait le crane. Il se leva, ouvrit la fenetre. La nuit etait blanche de lune, l'odeur du vin montait de Rognes, melee a celle des choses qu'on enjambait depuis huit jours le long des murs, tout ce bouquet violent des vendanges. Que devenir? ou aller? Son pauvre argent, il ne le quitterait plus, il se le coudrait sur la peau. Puis, comme le vent lui soufflait l'odeur au visage, l'idee de Gedeon lui revint: c'etait rudement bati, un ane! ca prenait dix fois du plaisir comme un homme, sans en crever. N'importe! vole chez son cadet, vole chez son aine, il n'avait pas le choix. Le mieux etait de rester au Chateau et d'ouvrir l'oeil, en attendant. Tous ses vieux os en tremblaient. V Des mois s'ecoulerent, l'hiver passa, puis le printemps; et le train accoutume de Rognes continuait, il fallait des annees pour que les choses eussent l'air de s'etre faites, dans cette morne vie de travail, sans cesse recommencante. En juillet, sous l'accablement des grands soleils, les elections prochaines remuerent pourtant le village. Cette fois, il y avait, cachee au fond, toute une grosse affaire. On en causait, on attendait la tournee des candidats. Et, justement, le dimanche ou la venue de M. Rochefontaine, l'usinier de Chateaudun, etait annoncee, une scene terrible eclata le matin, chez les Buteau, entre Lise et Francoise. L'exemple prouva bien que, lorsque les choses n'ont pas l'air de se faire, elles marchent cependant; car le dernier lien qui unissait les deux soeurs, toujours pres de se rompre, renoue toujours, s'etait tellement aminci a l'usure des querelles quotidiennes, qu'il cassa net, pour ne plus jamais se rattacher, et a l'occasion d'une betise ou il n'y avait vraiment pas de quoi fouetter un chat. Ce matin, Francoise, en ramenant les vaches, s'etait arretee un instant a causer avec Jean, qu'elle venait de rencontrer devant l'eglise. Il faut dire qu'elle y mettait de la provocation, en face de la maison meme, dans l'unique but d'exasperer les Buteau. Aussi, lorsqu'elle rentra, Lise lui cria-t-elle: --Tu sais, quand tu voudras voir tes hommes, tache que ce ne soit pas sous la fenetre! Buteau etait la, qui ecoutait, en train de repasser une serpe. --Mes hommes, repeta Francoise, je les vois de trop ici, mes hommes! et il y en a un, si j'avais voulu, ce n'est pas sous la fenetre, c'est dans ton lit que le cochon m'aurait prise! Cette allusion a Buteau jeta Lise hors d'elle. Depuis longtemps, elle n'avait qu'un desir, flanquer sa soeur dehors, pour etre tranquille dans son menage, quitte a rendre la moitie du bien. C'etait meme la raison qui la faisait battre par son homme, d'avis contraire, decide a ruser jusqu'au bout, ne desesperant pas d'ailleurs de coucher avec la petite, tant qu'elle et lui auraient ce qu'il fallait pour ca. Et Lise s'irritait de n'etre point la maitresse, tourmentee maintenant d'une jalousie particuliere, prete encore a le laisser culbuter sa cadette, histoire d'en finir, tout en enrageant de le voir s'echauffer apres cette garce, dont elle avait pris en execration la jeunesse, la petite gorge dure, la peau blanche des bras, sous les manches retroussees. Si elle avait tenu la chandelle, elle aurait voulu qu'il abimat tout ca, elle aurait tape elle-meme dessus, ne souffrant pas du partage, souffrant, dans leur rivalite grandie, empoisonnee, de ce que sa soeur etait mieux qu'elle et devait donner plus de plaisir. --Salope! hurla-t-elle, c'est toi qui l'agaces!... Si tu n'etais pas toujours pendue a lui, il ne courrait pas apres ton derriere mal torche de gamine. Quelque chose de propre! Francoise devint toute pale, tant ce mensonge la revoltait. Elle repondit posement, dans une colere froide: --C'est bon, en v'la assez.... Attends quinze jours, et je ne te generai plus, si c'est ca que tu demandes. Oui, dans quinze jours, j'aurai vingt et un ans, je filerai. --Ah! tu veux etre majeure, ah! c'est donc ca que tu as calcule, pour nous faire des miseres!... Eh bien! bougresse, ce n'est pas dans quinze jours, c'est a l'instant que tu va filer... Allons, fous le camp! --Tout de meme.... On a besoin de quelqu'un chez Macqueron. Il me prendra bien.... Bonsoir! Et Francoise partit, ce ne fut pas plus complique, il n'y eut rien autre chose entre elles. Buteau, lachant la serpe qu'il aiguisait, s'etait precipite pour mettre la paix d'une paire de gifles et les raccommoder une fois encore. Mais il arriva trop tard, il ne put, dans son exasperation, qu'allonger un coup de poing a sa femme, dont le nez ruissela. Nom de Dieu de femelles! ce qu'il redoutait, ce qu'il empechait depuis si longtemps! la petite envolee, le commencement d'un tas de sales histoires! Et il voyait tout fuir, tout galoper devant lui, la fille, la terre. --J'irai tantot chez Macqueron, gueula-t-il. Faudra bien qu'elle rentre, quand je devrais la ramener a coup de pied au cul! Chez Macqueron, ce dimanche-la, on etait en l'air, car on y attendait un des candidats, M. Rochefontaine, le maitre des Ateliers de construction de Chateaudun. Pendant la derniere legislature, M. Chedeville avait deplu, les uns disaient en affichant des amities orleanistes, les autres, en scandalisant les Tuileries par une histoire gaillarde, la jeune femme d'un huissier de la Chambre, folle de lui, malgre son age. Quoi qu'il en fut la protection du prefet s'etait retiree du depute sortant, pour se porter sur M. Rochefontaine, l'ancien candidat de l'opposition, dont un ministre venait de visiter les Ateliers, et qui avait ecrit une brochure sur le libre echange, tres remarquee de l'empereur. Irrite de cet abandon, M. de Chedeville maintenait sa candidature, ayant besoin de son mandat de depute pour brasser des affaires, ne se suffisant plus avec les fermages de la Chamade, hypothequee, a moitie detruite. De sorte que, par une aventure singuliere, la situation s'etait retournee, le grand proprietaire devenait le candidat independant, tandis que le grand usinier se trouvait etre le candidat officiel. Hourdequin, bien que maire de Rognes, demeurait fidele a M. de Chedeville; et il avait resolu de ne tenir aucun compte des ordres de l'administration, pret a batailler meme ouvertement, si on le poussait a bout. D'abord, il jugeait honnete de ne pas tourner comme une girouette, au moindre souffle du prefet; ensuite, entre le protectionniste et le libre echangiste, il finissait par croire ses interets avec le premier, dans la debacle de la crise agricole. Depuis quelque temps, les chagrins que Jacqueline lui causait, joints aux soucis de la ferme, l'ayant empeche de s'occuper de la mairie, il laissait l'adjoint Macqueron expedier les affaires courantes. Aussi, lorsque l'interet qu'il prenait aux elections le ramena presider le conseil, fut-il etonne de le sentir rebelle, d'une raideur hostile. C'etait un sourd travail de Macqueron, mene avec une prudence de sauvage, qui aboutissait enfin. Chez ce paysan devenu riche, tombe a l'oisivete, se trainant, sale et mal tenu, dans des loisirs de monsieur dont il crevait d'ennui, peu a peu etait poussee l'ambition d'etre maire, l'unique amusement de son existence, desormais. Et il avait mine Hourdequin, exploitant la haine vivace, innee au coeur de tous les habitants de Rognes, contre les seigneurs autrefois, contre le fils de bourgeois qui possedait la terre aujourd'hui. Bien sur qu'il l'avait eue pour rien, la terre! un vrai vol, du temps de la Revolution! pas de danger qu'un pauvre bougre profitat des bonnes chances, ca retournait toujours aux canailles, las de s'emplir les poches! Sans compter qu'il s'y passait de propres choses, a la Borderie. Une honte, cette Cognette, que le maitre allait reprendre sur les paillasses des valets, par gout! Tout cela s'eveillait, circulait en mots crus dans le pays, soulevait des indignations, meme chez ceux qui auraient culbute ou vendu leur fille, si le derangement en avait valu la peine. De sorte que les conseillers municipaux finissaient par dire qu'un bourgeois, ca devait rester a voler et a paillarder avec les bourgeois; tandis que, pour bien mener une commune de paysans, il fallait un maire paysan. Justement, ce fut au sujet des elections qu'une premiere resistance etonna Hourdequin. Comme il parlait de M. de Chedeville, toutes les figures devinrent de bois. Macqueron, quand il l'avait vu rester fidele au candidat en disgrace, s'etait dit qu'il tenait le vrai terrain de bataille, une occasion excellente pour le faire sauter. Aussi appuyait-il le candidat du prefet, M. Rochefontaine, en criant que tous les hommes d'ordre devaient soutenir le gouvernement. Cette profession de foi suffisait, sans qu'il eut besoin d'endoctriner les membres du conseil; car, dans la crainte des coups de balai, ils etaient toujours du cote du manche, resolus a se donner au plus fort, au maitre, pour que rien ne changeat et que le ble se vendit cher. Delhomme, l'honnete, le juste, dont c'etait l'opinion, entrainait Clou et les autres. Et, ce qui achevait de compromettre Hourdequin, Lengaigne seul etait avec lui, exaspere de l'importance prise par Macqueron. La calomnie s'en mela, on accusa le fermier d'etre "un rouge", un de ces gueux qui voulaient la republique, pour exterminer le paysan; si bien que l'abbe Madeline, effare, croyant devoir sa cure a l'adjoint, recommandait lui-meme M. Rochefontaine, malgre la sourde protection de monseigneur acquise a M. de Chedeville. Mais un dernier coup ebranla le maire, le bruit courut que, lors de l'ouverture du fameux chemin direct de Rognes a Chateaudun, il avait mis dans sa poche la moitie de la subvention votee. Comment? on ne l'expliquait pas, l'histoire en demeurait mysterieuse et abominable. Quand on l'interrogeait la-dessus, Macqueron prenait l'air effraye, douloureux et discret d'un homme dont certaines convenances fermaient la bouche: c'etait lui, simplement, qui avait invente la chose. Enfin, la commune etait bouleversee, le conseil municipal se trouvait coupe en deux, d'un cote l'adjoint et tous les conseillers, sauf Lengaigne, de l'autre le maire, qui comprit seulement alors la gravite de la situation. Depuis quinze jours deja, dans un voyage a Chateaudun, fait expres, Macqueron etait alle s'aplatir devant M. Rochefontaine. Il l'avait supplie de ne pas descendre ailleurs que chez lui, s'il daignait venir a Rognes. Et c'etait pourquoi le cabaretier, ce dimanche-la, apres le dejeuner, ne cessait de sortir sur la route, aux aguets de son candidat. Il avait prevenu Delhomme, Clou, d'autres conseillers municipaux, qui vidaient un litre, pour patienter. Le pere Fouan et Becu se trouvaient egalement la, a faire une partie, ainsi que Lequeu, le maitre d'ecole, s'acharnant a la lecture d'un journal qu'il apportait, affectant de ne jamais rien boire. Mais deux consommateurs inquietaient l'adjoint, Jesus-Christ et son ami Canon, l'ouvrier rouleur de routes, installes nez a nez, goguenards, devant une bouteille d'eau-de-vie. Il leur jetait des coups d'oeil obliques, il cherchait vainement a les flanquer dehors, car les bandits ne criaient pas, contre leur habitude: ils n'avaient que l'air de se foutre du monde. Trois heures sonnerent, M. Rochefontaine, qui avait promis d'etre a Rognes vers deux heures, n'etait pas arrive encore. --Coelina! demanda anxieusement Macqueron a sa femme, as-tu monte le bordeaux pour offrir un verre, tout a l'heure? Coelina, qui servait, eut un geste desole d'oubli; et il se precipita lui-meme vers la cave. Dans la piece voisine, ou etait la mercerie et dont la porte restait toujours ouverte, Berthe montrait des rubans roses a trois paysannes, d'un air elegant de demoiselle de magasin, tandis que Francoise, deja en fonction, epoussetait des casiers, malgre le dimanche. L'adjoint, que gonflait un besoin d'autorite, avait accueilli tout de suite cette derniere, flatte qu'elle se mit sous sa protection. Sa femme, justement, cherchait une aide. Il nourrirait, il logerait la petite, tant qu'il ne l'aurait pas reconciliee avec les Buteau, chez qui elle jurait de se tuer, si on l'y ramenait de force. Brusquement, un landau, attele de deux percherons superbes, s'arreta devant la porte. Et M. Rochefontaine, qui s'y trouvait seul, en descendit, etonne et blesse que personne ne fut la. Il hesitait a entrer dans le cabaret, lorsque Macqueron remonta de la cave, avec une bouteille dans chaque main. Ce fut pour lui une confusion, un vrai desespoir, a ne savoir comment se debarrasser de ses bouteilles, a begayer: --Oh! monsieur, quelle malchance!... Depuis deux heures, j'ai attendu, sans bouger; et pour une minute que je descends.... Oui, a votre intention.... Voulez-vous boire un verre, monsieur le depute? M. Rochefontaine, qui n'etait encore que candidat et que le trouble du pauvre homme aurait du toucher, parut s'en facher davantage. C'etait un grand garcon de trente-huit ans a peine, les cheveux ras, la barbe taillee carrement, avec une mise correcte, sans recherche. Il avait une froideur brusque, une voix breve, autoritaire, et tout en lui disait l'habitude du commandement, l'obeissance dans laquelle il tenait les douze cents ouvriers de son usine. Aussi paraissait-il resolu a mener ces paysans a coups de fouet. Coelina et Berthe s'etaient precipitees, cette derniere avec son clair regard de hardiesse, sous ses paupieres meurtries. --Veuillez entrer, monsieur, faites-nous cet honneur. Mais le monsieur, d'un coup d'oeil, l'avait retournee, pesee, jugee a fond. Il entra pourtant, il se tint debout, refusant de s'asseoir. --Voici nos amis du conseil, reprit Macqueron, qui se remettait. Ils sont bien contents de faire votre connaissance, n'est-ce pas? messieurs, bien contents! Delhomme, Clou, les autres, s'etaient leves, saisis de la raide attitude de M. Rochefontaine. Et ce fut dans un silence profond qu'ils ecouterent les choses qu'il avait arrete de leur dire, ses theories communes avec l'empereur, ses idees de progres surtout, auxquelles il devait de remplacer, dans la faveur de l'administration, l'ancien candidat, d'opinions condamnees; puis, il se mit a promettre des routes, des chemins de fer, des canaux, oui! un canal au travers de la Beauce, pour etancher enfin la soif qui la brulait depuis des siecles. Les paysans ouvraient la bouche, stupefies. Qu'est-ce qu'il disait donc? de l'eau dans les champs, a cette heure! Il continuait, il finit en menacant des rigueurs de l'autorite et de la rancune des saisons ceux qui voteraient mal. Tous se regarderent. En voila un qui les secouait et dont il etait bon d'etre l'ami! --Sans doute, sans doute, repetait Macqueron, a chaque phrase du candidat, un peu inquiet cependant de sa rudesse. Mais Becu approuvait, a grands coups de menton, cette parole militaire; et le vieux Fouan, les yeux ecarquilles, avait l'air de dire que c'etait la un homme; et Lequeu lui-meme, si impassible d'ordinaire, etait devenu tres rouge, sans qu'on sut, a la verite, s'il prenait du plaisir ou s'il enrageait. Il n'y avait que les deux canailles, Jesus-Christ et son ami Canon, pleins d'un evident mepris, si superieurs, du reste, qu'ils se contentaient de ricaner et de hausser les epaules. Des qu'il eut parle, M. Rochefontaine se dirigea vers la porte. L'adjoint eut un cri de desolation. --Comment! monsieur, vous ne nous ferez pas l'honneur de boire un verre? --Non, merci, je suis en retard deja.... On m'attend a Magnolles, a Bazoches, a vingt endroits. Bonsoir! Du coup, Berthe ne l'accompagna meme pas; et, de retour dans la mercerie, elle dit a Francoise: --En voila un mal poli! C'est moi qui renommerais l'autre, le vieux! M. Rochefontaine venait de remonter dans son landau, lorsque des claquements de fouet lui firent tourner la tete. C'etait Hourdequin, qui arrivait dans son cabriolet modeste, que conduisait Jean. Le fermier n'avait appris la visite de l'usinier a Rognes que par hasard, un de ses charretiers ayant rencontre le landau sur la route, et il accourait pour voir le peril en face, d'autant plus inquiet que, depuis huit jours, il pressait M. de Chedeville de faire acte de presence, sans pouvoir l'arracher a quelque jupon sans doute, peut-etre la jolie huissiere. --Tiens! c'est vous! cria-t-il gaillardement a M. Rochefontaine. Je ne vous savais pas deja en campagne. Les deux voitures s'etaient rangees roue a roue. Ni l'un ni l'autre ne descendirent, et ils causerent quelques minutes, apres s'etre penches pour se donner une poignee de main. Ils se connaissaient, ayant parfois dejeune ensemble chez le maire de Chateaudun. --Vous etes donc contre moi? demanda brusquement M. Rochefontaine, avec sa rudesse. Hourdequin, qui, a cause de sa situation de maire, comptait ne pas agir trop ouvertement, resta un instant decontenance de voir que ce diable d'homme avait une police si bien faite. Mais il ne manquait pas de carrure, lui non plus, et il repondit d'un ton gai, afin de laisser a l'explication un tour amical: --Je ne suis contre personne, je suis pour moi.... Mon homme, c'est celui qui me protegera. Quand on pense que le ble est tombe a seize francs, juste ce qu'il me coute a produire! Autant ne plus toucher un outil et crever! Tout de suite, l'autre se passionna. --Ah! oui, la protection, n'est-ce pas? la surtaxe, un droit de prohibition sur les bles etrangers, pour que les bles francais doublent de prix! Enfin, la France affamee, le pain de quatre livres a vingt sous, la mort des pauvres!... Comment, vous, un homme de progres, osez-vous en revenir a ces monstruosites? --Un homme de progres, un homme de progres, repeta Hourdequin de son air gaillard, sans doute j'en suis un; mais ca me coute si cher, que je vais bientot ne plus pouvoir me payer ce luxe.... Les machines, les engrais chimiques, toutes les methodes nouvelles, voyez-vous, c'est tres beau, c'est tres bien raisonne et ca n'a qu'un inconvenient, celui de vous ruiner d'apres la saine logique. --Parce que vous etes un impatient, parce que vous exigez de la science des resultats immediats, complets, parce que vous vous decouragez des tatonnements necessaires, jusqu'a douter des verites acquises et a tomber dans la negation de tout! --Peut-etre bien. Je n'aurais donc fait que des experiences. Hein? dites qu'on me decore pour ca, et que d'autres bons bougres continuent! Hourdequin eclata d'un gros rire a sa plaisanterie, qu'il jugeait concluante. Vivement, M. Rochefontaine avait repris: --Alors, vous voulez que l'ouvrier meure de faim? --Pardon! je veux que le paysan vive. --Mais moi qui occupe douze cents ouvriers, je ne puis pourtant elever les salaires sans faire faillite.... Si le ble etait a trente francs, je les verrais tomber comme des mouches. --Eh bien! et moi, est-ce que je n'ai point de serviteurs? Quand le ble est a seize francs, nous nous serrons le ventre, il y a de pauvres diables qui claquent au fond de tous les fosses, dans nos campagnes. Puis, il ajouta, en continuant a rire: --Dame! chacun preche pour son saint.... Si je ne vous vends pas le pain cher, c'est la terre en France qui fait faillite, et si je vous le vends cher, c'est l'industrie qui met la clef sous la porte. Votre main-d'oeuvre augmente, les produits manufactures rencherissent, mes outils, mes vetements, les cent choses dont j'ai besoin.... Ah! un beau gachis, ou nous finirons par culbuter! Tous deux, le cultivateur et l'usinier, le protectionniste et le libre echangiste, se devisagerent, l'un avec le ricanement de sa bonhomie sournoise, l'autre avec la hardiesse franche de son hostilite. C'etait l'etat de guerre moderne, la bataille economique actuelle, sur le terrain de la lutte pour la vie. --On forcera bien le paysan a nourrir l'ouvrier, dit M. Rochefontaine. --Tachez donc, repeta Hourdequin, que le paysan mange d'abord. Et il sauta enfin de son cabriolet, et l'autre jetait un nom de village a son cocher, lorsque Macqueron, ennuye de voir que ses amis du conseil, venus sur le seuil, avaient entendu, cria qu'on allait boire un verre tous ensemble; mais, de nouveau, le candidat refusa, ne serra pas une seule main, se renversa au fond de son landau, qui partit, au trot sonore des deux grands percherons. A l'autre angle de la route, Lengaigne, debout sur sa porte, en train de repasser un rasoir, avait vu toute la scene. Il eut un rire insultant, il lacha tres haut, a l'adresse du voisin: --Baise mon cul et dis merci! Hourdequin, lui, etait entre et avait accepte un verre. Des que Jean eut attache le cheval a un des volets, il suivit son maitre. Francoise, qui l'appelait d'un petit signe, dans la mercerie, lui conta son depart, toute l'affaire; et il en fut si remue, il craignit tellement de la compromettre, devant le monde, qu'il revint s'asseoir sur un banc du cabaret, apres avoir simplement murmure qu'il faudrait se revoir, afin de s'entendre. --Ah! nom de Dieu! vous n'etes pas degoutes tout de meme, si vous votez pour ce cadet-la! cria Hourdequin en reposant son verre. Son explication avec M. Rochefontaine l'avait decide a la lutte ouverte, quitte a rester sur le carreau. Et il ne le menagea plus, il le compara a M. de Chedeville, un si brave homme, pas fier, toujours heureux de rendre service, un vrai noble de la vieille France enfin! tandis que ce grand pete-sec, ce millionnaire a la mode d'aujourd'hui, hein? regardait-il les gens du haut de sa grandeur, jusqu'a refuser de gouter le vin du pays, de peur sans doute d'etre empoisonne! Voyons, voyons, ce n'etait pas possible! on ne changeait pas un bon cheval contre un cheval borgne! --Dites, qu'est-ce que vous reprochez a M. de Chedeville? voila des annees qu'il est votre depute, il a toujours fait votre affaire.... Et vous le lachez pour un bougre que vous traitiez comme un gueux aux dernieres elections, lorsque le gouvernement le combattait! Rappelez-vous, que diable! Macqueron, ne voulant pas s'engager directement, affectait d'aider sa femme a servir. Tous les paysans avaient ecoute, le visage immobile, sans qu'un pli indiquat leur pensee secrete. Ce fut Delhomme qui repondit: --Quand on ne connait pas le monde! --Mais vous le connaissez maintenant, cet oiseau! Vous l'avez entendu dire qu'il veut le ble a bon marche, qu'il votera pour que les bles etrangers viennent ecraser les notres. Je vous ai deja explique ca, c'est la vraie ruine.... Et, si vous etes assez betes pour le croire ensuite, quand il vous fait de belles promesses! Oui, oui, votez! ce qu'il se fichera de vous plus tard! Un sourire vague avait paru sur le cuir tanne de Delhomme. Toute la finesse endormie au fond de cette intelligence droite et bornee, apparut en quelques phrases lentes. --Il dit ce qu'il dit, on en croit ce qu'on en croit.... Lui ou un autre! mon Dieu!... On n'a qu'une idee, voyez-vous, celle que le gouvernement soit solide pour faire aller les affaires; et alors, n'est-ce pas? histoire de ne point se tromper, le mieux est d'envoyer au gouvernement le depute qu'il demande... Ca nous suffit que ce monsieur de Chateaudun soit l'ami de l'empereur. A ce dernier coup, Hourdequin demeura etourdi. Mais c'etait M. de Chedeville, qui, autrefois, etait l'ami de l'empereur! Ah! race de serfs, toujours au maitre qui la fouaille et la nourrit, aujourd'hui encore dans l'aplatissement et l'egoisme hereditaires, ne voyant rien, ne sachant rien, au dela du pain de la journee! --Eh bien! tonnerre de Dieu! je vous jure que, le jour ou ce Rochefontaine sera nomme, je foutrai ma demission, moi! Est-ce qu'on me prend pour un polichinelle, a dire blanc et a dire noir!... Si ces brigands de republicains etaient aux Tuileries, vous seriez avec eux, ma parole! Les yeux de Macqueron avaient flambe. Enfin, ca y etait, le maire venait de signer sa chute; car l'engagement qu'il prenait aurait suffi, dans son impopularite, a faire voter le pays contre M. de Chedeville. Mais, a ce moment, Jesus-Christ, oublie dans son coin avec son ami Canon, rigola si fort, que tous les yeux se porterent sur lui. Les coudes au bord de la table, le menton dans les mains, il repetait tres haut, avec des ricanements de mepris, en regardant les paysans qui etaient la: --Tas de couillons! tas de couillons! Et ce fut justement sur ce mot que Buteau entra. Son oeil vif, qui, des la porte, avait decouvert Francoise dans la mercerie, reconnut tout de suite Jean, assis contre le mur, ecoutant, attendant son maitre. Bon! la fille et le galant etaient la, on allait voir! --Tiens, v'la mon frere, le plus couillon de tous! gueula Jesus-Christ. Des grognements de menace s'eleverent, on parlait de flanquer le mal embouche dehors, lorsque Leroi, dit Canon, s'en mela, de sa voix eraillee de faubourien, qui avait dispute dans toutes les reunions socialistes de Paris. --Tais ta gueule, mon petit! Ils ne sont pas si betes qu'ils en ont l'air.... Ecoutez donc, vous autres, les paysans, qu'est-ce que vous diriez, si l'on collait, en face, a la porte de la mairie, une affiche ou il y aurait, imprime en grosses lettres: Commune revolutionnaire de Paris: primo, tous les impots sont abolis; secundo, le service militaire est aboli.... Hein? qu'est-ce que vous en diriez, les culs-terreux? L'effet fut si extraordinaire, que Delhomme, Fouan, Clou, Becu, demeurerent beants, les yeux arrondis. Lequeu en lacha son journal; Hourdequin qui s'en allait, rentra; Buteau, oubliant Francoise, s'assit sur un coin de table. Et ils regardaient tous ce deguenille, ce rouleur de routes, l'effroi des campagnes, vivant de maraudes et d'aumones forcees. L'autre semaine, on l'avait chasse de la Borderie, ou il etait apparu comme un spectre, dans le jour tombant. C'etait pourquoi il couchait a cette heure chez cette fripouille de Jesus-Christ, d'ou il disparaitrait le lendemain peut-etre. --Je vois que ca vous gratterait tout de meme au bon endroit, reprit-il d'un air gai. --Nom de Dieu, oui! confessa Buteau. Quand on pense que j'ai encore porte hier de l'argent au percepteur! Ca n'en finit jamais, ca nous mange la peau du corps! --Et ne plus voir ses garcons partir, ah! bon sang! s'ecria Delhomme. Moi qui paie pour exempter Nenesse, je sais ce que ca me coute. --Sans compter, ajouta Fouan, que si vous ne pouvez pas payer, on vous les prend et on vous les tue. Canon hochait la tete, triomphait en riant. --Tu vois bien, dit-il a Jesus-Christ, qu'ils ne sont pas si betes que ca, les culs-terreux! Puis, se retournant: --On nous crie que vous etes conservateurs, que vous ne laisserez pas faire.... Conservateurs de vos interets, oui, n'est-ce pas? Vous laisserez faire et vous aiderez a faire tout ce qui vous rapportera. Hein? pour garder vos sous et vos enfants, vous en commettriez des choses!... Autrement, vous seriez de rudes imbeciles! Personne ne buvait plus, un malaise commencait a paraitre sur ces visages epais. Il continua, goguenard, s'amusant a l'avance de l'effet qu'il allait produire. --Et c'est pourquoi je suis bien tranquille, moi qui vous connais, depuis que vous me chassez de vos portes a coups de pierres.... Comme le disait ce gros monsieur-la, vous serez avec nous, les rouges, les partageux, quand nous serons aux Tuileries. --Ah! ca, non! crierent a la fois Buteau, Delhomme et les autres. Hourdequin, qui avait ecoute attentivement, haussa les epaules. --Vous perdez votre salive, mon brave! Mais Canon souriait toujours, avec la belle confiance d'un croyant. Renverse, le dos contre la muraille, il s'y frottait une epaule apres l'autre, dans un leger dandinement de caresse inconsciente. Et il expliquait l'affaire, cette revolution dont l'annonce de ferme en ferme, mysterieuse, mal comprise, epouvantait les maitres et les serviteurs. D'abord, les camarades de Paris s'empareraient du pouvoir: ca se passerait peut-etre naturellement, on aurait a fusiller moins de monde qu'on ne croyait, tout le grand bazar s'effondrerait de lui-meme tant il etait pourri. Puis, lorsqu'on serait les maitres absolus, des le soir, on supprimerait la rente, on s'emparerait des grandes fortunes, de facon que la totalite de l'argent, ainsi que les instruments de travail, feraient retour a la nation; et l'on organiserait une societe nouvelle, une vaste maison financiere, industrielle et commerciale, une repartition logique du labeur et du bien-etre. Dans les campagnes, ce serait plus simple encore. On commencerait par exproprier les possesseurs du sol, on prendrait la terre.... --Essayez donc! interrompit de nouveau Hourdequin. On vous recevrait a coups de fourche, pas un petit proprietaire ne vous en laisserait prendre une poignee. --Est-ce que j'ai dit qu'on tourmenterait les pauvres? repondit Canon, gouailleur. Faudrait que nous soyons rudement serins, pour nous facher avec les petits.... Non, non, on respectera d'abord la terre des malheureux bougres qui se crevent a cultiver quelques arpents.... Et ce qu'on prendra seulement, ce sont les deux cents hectares des gros messieurs de votre espece, qui font suer des serviteurs a leur gagner des ecus.... Ah! nom de Dieu! je ne crois pas que vos voisins viennent vous defendre avec leurs fourches. Ils seront trop contents! Macqueron ayant eclate d'un gros rire, comme voyant la chose en farce, tous l'imiterent; et le fermier, palissant, sentit l'antique haine: ce gueux avait raison, pas un de ces paysans, meme le plus honnete, qui n'aurait aide a le depouiller de la Borderie! --Alors, demanda serieusement Buteau, moi qui possede environ dix setiers, je les garderai, on me les laissera? --Mais bien sur, camarade.... Seulement, on est certain que, plus tard, lorsque vous verrez les resultats obtenus, a cote, dans les fermes de la nation, vous viendrez, sans qu'on vous en prie, y joindre votre morceau.... Une culture en grand, avec beaucoup d'argent, des mecaniques, d'autres affaires encore, tout ce qu'il y a de mieux comme science. Moi, je ne m'y connais pas; mais faut entendre parler la-dessus des gens, a Paris, qui expliquent tres bien que la culture est foutue, si l'on ne se decide pas a la pratiquer ainsi!... Oui, de vous-meme, vous donnerez votre terre. Buteau eut un geste de profonde incredulite, ne comprenant plus, rassure pourtant, puisqu'on ne lui demandait rien; tandis que, repris de curiosite depuis que l'homme s'embrouillait sur cette grande culture nationale, Hourdequin pretait de nouveau une oreille patiente. Les autres attendaient la fin, comme au spectacle. Deux fois, Lequeu, dont, la face bleme s'empourprait, avait ouvert la bouche, pour s'en meler; et, chaque fois, en homme prudent, il s'etait mordu la langue. --Et ma part, a moi! cria brusquement Jesus-Christ. Chacun doit avoir sa part. Liberte, egalite, fraternite! Canon, du coup, s'emporta, levant la main comme s'il giflait le camarade. --Vas-tu me foutre la paix avec ta liberte, ton egalite et ta fraternite!... Est-ce qu'on a besoin d'etre libre? une jolie farce! Tu veux donc que les bourgeois nous collent encore dans leur poche? Non, non, on forcera le peuple au bonheur, malgre lui!... Alors, tu consens a etre l'egal, le frere d'un huissier? Mais, bougre de bete! c'est en gobant ces aneries-la que tes republicains de 48 ont foire leur sale besogne! Jesus-Christ, interloque, declara qu'il etait pour la grande Revolution. --Tu me fais suer, tais-toi!... Hein? 89, 93! oui, de la musique! une belle menterie dont on nous casse les oreilles! Est-ce que ca existe, cette blague, a cote de ce qu'il reste a faire? On va voir ca, quand le peuple sera le maitre, et ca ne trainera guere, tout craque, je te promets que notre siecle, comme on dit, finira d'une facon autrement chouette que l'autre. Un fameux nettoyage, un coup de torchon comme il n'y en a jamais eu! Tous fremirent, et ce soulard de Jesus-Christ lui-meme se recula, effraye, degoute, du moment qu'on n'etait plus freres. Jean, interesse jusque-la, eut aussi un geste de revolte. Mais Canon s'etait leve, les yeux flambants, la face noyee d'une extase prophetique. --Et il faut que ca arrive, c'est fatal, comme qui dirait un caillou qu'on a lance en l'air et qui retombe forcement.... Et il n'y a plus la-dedans des histoires de cure, des choses de l'autre monde, le droit, la justice, qu'on n'a jamais vues, pas plus qu'on n'a vu le bon Dieu! Non, il n'y a que le besoin que nous avons tous d'etre heureux.... Hein? mes bougres, dites-vous qu'on va s'entendre pour que chacun s'en donne par-dessus la tete, avec le moins de travail possible! Les machines travailleront pour nous, la journee de simple surveillance ne sera plus que de quatre heures; peut-etre meme qu'on arrivera a se croiser completement les bras. Et partout des plaisirs, tous les besoins cultives et contentes, oui! de la viande, du vin, des femmes, trois fois davantage qu'on n'en peut prendre aujourd'hui, parce qu'on se portera mieux. Plus de pauvres, plus de malades, plus de vieux, a cause de l'organisation meilleure, de la vie moins dure, des bons hopitaux, des bonnes maisons de retraite. Un paradis! toute la science mise a se la couler douce! la vrai jouissance enfin d'etre vivant! Buteau, emballe, donna un coup de poing sur une table, en gueulant: --L'impot, foutu! le tirage au sort, foutu! tous les embetements, foutus! rien que le plaisir!... Je signe. --Bien sur, declara Delhomme sagement. Faudrait etre l'ennemi de son corps pour ne pas signer. Fouan approuva, ainsi que Macqueron, Clou et les autres. Becu, stupefie, bouleverse dans ses idees autoritaires, vint demander tout bas a Hourdequin s'il ne fallait pas coffrer ce brigand, qui attaquait l'empereur. Mais le fermier le calma d'un haussement d'epaules. Ah! oui, le bonheur! on le revait par la science apres l'avoir reve par le droit: c'etait peut-etre plus logique, ca n'etait toujours pas pour le lendemain. Et il partait de nouveau, il appelait Jean, tout a la discussion, lorsque Lequeu ceda brusquement a son besoin de s'en meler, dont il etouffait, comme d'une rage contenue. --A moins, lacha-t-il de sa voix aigre, que vous ne soyez tous creves avant ces belles affaires.... Creves de faim ou creves a coups de fusil par les gendarmes, si la faim vous rend mechants.... On le regardait, on ne comprenait pas. --Certainement que, si le ble continue a venir d'Amerique, il n'existera plus dans cinquante ans un seul paysan en France.... Est-ce que notre terre pourra lutter avec celle de la-bas? A peine commencerons-nous a y essayer la vraie culture, que nous serons inondes de grains.... J'ai lu un livre qui en dit long, c'est vous autres qui etes foutus.... Mais, dans son emportement, il eut la soudaine conscience de tous ces visages effares, tournes vers lui. Et il n'acheva meme pas sa phrase, il termina par un furieux geste, puis affecta de se replonger dans la lecture de son journal. --C'est bien a cause du ble d'Amerique, declara Canon, que vous serez foutus en effet, tant que le peuple ne s'emparera pas des grandes terres. --Et moi, conclut Hourdequin, je vous repete qu'il ne faut point que ce ble entre.... Apres ca, votez pour M. Rochefontaine, si vous assez de moi a la mairie et si vous voulez le ble a quinze francs. Il remonta dans son cabriolet, suivi de Jean. Puis, comme ce dernier fouettait le cheval, apres avoir echange un regard d'entente avec Francoise, il dit a son maitre, qui l'approuva d'un hochement de tete: --Faudrait pas trop songer a ces machines-la, on en deviendrait fou. Dans le cabaret, Macqueron parlait vivement a Delhomme, tout bas, tandis que Canon, qui avait repris son air de se ficher du monde, achevait le cognac en blaguant Jesus-Christ demonte, qu'il appelait "mademoiselle Quatre-vingt-treize". Mais Buteau, sortant d'une songerie, s'apercut brusquement que Jean s'en etait alle, et il resta surpris de retrouver la Francoise, a la porte de la salle, ou elle etait venue se planter en compagnie de Berthe, pour entendre. Cela le facha d'avoir perdu son temps a la politique, lorsqu'il avait des affaires serieuses. Cette salete de politique, elle vous prenait tout de meme au ventre. Il eut, dans un coin, une longue explication avec Coelina, qui finit par l'empecher de faire un esclandre immediat; valait mieux que Francoise retournat chez lui d'elle-meme, quand on l'aurait calmee; et il partit a son tour, en menacant de la venir chercher avec une corde et un baton, si on ne la decidait pas. Le dimanche suivant, M. Rochefontaine fut elu depute, et Hourdequin ayant envoye sa demission au prefet, Macqueron enfin devint maire, crevant dans sa peau d'insolent triomphe. Ce soir-la, on surprit Lengaigne, enrage, qui posait culotte a la porte de son rival victorieux. Et il gueula: --Je fais ou ca me dit, maintenant que les cochons gouvernent! VI La semaine se passa, Francoise s'entetait a ne pas rentrer chez sa soeur, et il y eut scene abominable, sur la route: Buteau, qui la trainait par les cheveux, dut la lacher, cruellement mordu au pouce; si bien que Macqueron prit peur et qu'il mit lui-meme la jeune fille a la porte, en lui declarant que, comme representant de l'autorite, il ne pouvait l'encourager davantage dans sa revolte. Mais justement la Grande passait, et elle emmena Francoise. Agee de quatre-vingt-huit ans, elle ne se preoccupait de sa mort que pour laisser a ses heritiers, avec sa fortune, le tracas de proces sans fin: une complication de testament extraordinaire, embrouillee par plaisir, ou sous le pretexte de ne faire du tort a personne, elle les forcait de se devorer tous; une idee a elle, puisqu'elle ne pouvait emporter ses biens, de s'en aller au moins avec la consolation qu'ils empoisonneraient les autres. Et elle n'avait de la sorte pas de plus gros amusement que de voir la famille se manger. Aussi s'empressa-t-elle d'installer sa niece dans sa maison, combattue un instant par sa ladrerie, decidee tout de suite a la pensee d'en tirer beaucoup de travail contre peu de pain. En effet, des le soir, elle lui fit laver l'escalier et la cuisine. Puis, lorsque Buteau se presenta, elle le recut debout, de son bec mauvais de vieil oiseau de proie; et lui, qui parlait de tout casser chez Macqueron, il trembla, il begaya, paralyse par l'espoir de l'heritage, n'osant entrer en lutte avec la terrible Grande. --J'ai besoin de Francoise, je la garde, puisqu'elle ne se plait pas chez vous.... Du reste, la voici majeure, vous avez des comptes a lui rendre. Faudra en causer. Buteau partit, furieux, epouvante des embetements qu'il sentait venir. Huit jours apres, en effet, vers le milieu d'aout, Francoise eut vingt et un ans. Elle etait sa maitresse, a cette heure. Mais elle n'avait guere fait que changer de misere, car elle aussi tremblait devant sa tante, et elle se tuait de travail, dans cette maison froide d'avare, ou tout devait reluire naturellement, sans qu'on depensat ni savon ni brosse: de l'eau pure et des bras, ca suffisait. Un jour, pour s'etre oubliee jusqu'a donner du grain aux poules, elle faillit avoir la tete fendue d'un coup de canne. On racontait que, soucieuse d'epargner les chevaux, la Grande attelait son petit-fils Hilarion a la charrue; et, si l'on inventait ca, la verite etait qu'elle le traitait en vraie bete, tapant sur lui, le massacrant d'ouvrage, abusant de sa force de brute, a le laisser sur le flanc, mort de fatigue, si mal nourri d'ailleurs, de croutes et d'egouttures comme le cochon, qu'il crevait continuellement de faim, dans son aplatissement de terreur. Lorsque Francoise comprit qu'elle completait la paire, a l'attelage, elle n'eut plus qu'une envie, quitter la maison. Et ce fut alors que, brusquement, la volonte lui vint de se marier. Elle, simplement, desirait en finir. Plutot que de se remettre avec Lise, elle se serait fait tuer, raidie dans une de ces idees de justice, qui, enfant, la ravageaient deja. Sa cause etait la seule juste, elle se meprisait d'avoir patiente si longtemps; et elle restait muette sur Buteau, elle ne parlait durement que de sa soeur, sans laquelle on aurait pu continuer a loger ensemble. Aujourd'hui que c'etait casse, bien casse, elle vivait dans l'unique pensee de se faire rendre son bien, sa part d'heritage. Ca la tracassait du matin au soir, elle s'emportait parce qu'il fallait des formalites, a n'en point sortir. Comment? ceci est a moi, ceci est a toi, et l'on n'en finissait pas en trois minutes! C'etait donc qu'on s'entendait pour la voler? Elle soupconnait toute la famille, elle en arrivait a se dire que, seul, un homme, un mari, la tirerait de la. Sans doute, Jean n'avait pas grand comme la main de terre, et il etait son aine de quinze ans. Mais aucun autre garcon ne la demandait, pas un peut-etre ne se serait risque, a cause des histoires chez Buteau, que personne ne voulait avoir contre soi, tant on le craignait a Rognes. Puis, quoi? elle etait allee une fois avec Jean; ca ne faisait trop rien, puisqu'il n'y avait pas eu de suite; seulement, il etait bien doux, bien honnete. Autant celui-la, du moment qu'elle n'en aimait pas d'autre et qu'elle en prenait un, n'importe lequel, pour qu'il la defendit et pour que Buteau enrageat. Elle aussi aurait un homme a elle. Jean, lui, avait garde une grande amitie au coeur. Son envie de l'avoir s'etait calmee, et beaucoup, a la desirer si longtemps. Il ne revenait pas moins a elle tres gentiment, se regardant comme son homme, puisque des promesses etaient echangees. Il avait patiente jusqu'a sa majorite, sans la contrarier dans son idee d'attendre, l'empechant au contraire de mettre les choses contre elle, chez sa soeur. Maintenant, elle pouvait donner plus de raisons qu'il n'en fallait pour avoir les braves gens de son cote. Aussi, tout en blamant la facon brutale dont elle etait partie, lui repetait-il qu'elle tenait le bon bout. Enfin, quand elle voudrait causer du reste, il etait pret. Le mariage fut arrete ainsi, un soir qu'il etait venu la retrouver, derriere l'etable de la Grande. Une vieille barriere pourrie s'ouvrait la, sur une impasse, et tous deux resterent accotes, lui dehors, elle dedans, avec le ruisseau de purin qui leur coulait entre les jambes. --Tu sais, Caporal, dit-elle la premiere, en le regardant dans les yeux, si ca te va encore, ca me va, a cette heure. Il la regardait fixement, lui aussi, il repondit d'une voix lente: --Je ne t'en reparlais plus, parce que j'aurais eu l'air d'en vouloir a ton bien.... Mais tu as tout de meme raison, c'est le moment. Un silence regna. Il avait pose la main sur celle de la jeune fille, qu'elle appuyait a la barriere. Ensuite, il reprit: --Et il ne faut pas que l'idee de la Cognette te tourmente, a cause des histoires qui ont couru.... Voici bien trois ans que je ne lui ai plus seulement touche la peau. --Alors, c'est comme moi, declara-t-elle, je ne veux point que l'idee de Buteau te taquine.... Le cochon gueule partout qu'il m'a eue. Peut-etre bien que tu le crois? --Tout le monde le croit dans le pays, murmura-t-il, pour eluder la question. Puis, comme elle le regardait toujours: --Oui, je l'ai cru.... Et, vrai! je comprenais ca; car je connais le bougre, tu ne pouvais pas faire autrement que d'y passer. --Oh! il a essaye, il m'a assez petri le corps! Mais, si je te jure que jamais il n'est alle au bout, me croiras-tu? --Je te crois. Pour lui marquer son plaisir, il acheva de lui prendre la main, la garda serree dans la sienne, le bras accoude sur la barriere. S'etant apercu que l'ecoulement de l'etable mouillait ses souliers, il avait ecarte les jambes. --Tu semblais rester chez lui de si bon coeur, ca aurait pu t'amuser qu'il t'empoignat.... Elle eut un malaise, son regard si droit et si franc s'etait baisse. --D'autant plus que tu ne voulais pas davantage avec moi, tu te rappelles? N'importe, cet enfant que j'enrageais de ne pas t'avoir fait, vaut mieux aujourd'hui qu'il reste a faire. C'est tout de meme plus propre. Il s'interrompit, il lui fit remarquer qu'elle etait dans le ruisseau. --Prends garde, tu te trempes. Elle ecarta ses pieds a son tour, elle conclut: --Alors, nous sommes d'accord. --Nous sommes d'accord, fixe la date qu'il te plaira. Et ils ne s'embrasserent meme point, ils se secouerent la main, en bons amis, par-dessus la barriere. Puis, chacun d'eux s'en alla de son cote. Le soir, lorsque Francoise dit sa volonte d'epouser Jean, en expliquant qu'il lui fallait un homme pour la faire rentrer dans son bien, la Grande ne repondit rien d'abord. Elle etait restee droite, avec ses yeux ronds; elle calculait la perte, le gain, le plaisir qu'elle y aurait; et, le lendemain seulement, elle approuva le mariage. Toute la nuit, sur sa paillasse, elle avait roule l'affaire, car elle ne dormait presque plus, elle demeurait les paupieres ouvertes jusqu'au jour, a imaginer des choses desagreables contre la famille. Ce mariage lui etait apparu gros de telles consequences pour tout le monde, qu'elle en avait brule d'une vraie fievre de jeunesse. Deja, elle prevoyait les moindres ennuis, elle les compliquait, les rendait mortels. Si bien qu'elle declara a sa niece vouloir se charger de tout, par amitie. Elle lui dit ce mot, accentue d'un terrible brandissement de canne: puisqu'on l'abandonnait, elle lui servirait de mere; et on allait voir ca! En premier lieu, la Grande fit comparaitre devant elle son frere Fouan, pour causer de ses comptes de tutelle. Mais le vieux ne put donner une seule explication. Si on l'avait nomme tuteur, ce n'etait pas de sa faute; et, au demeurant, puisque M. Baillehache avait tout fait, fallait s'adresser a M. Baillehache. Du reste, des qu'il s'apercut qu'on travaillait contre les Buteau, il exagera son ahurissement. L'age et la conscience de sa faiblesse le laissaient eperdu, lache, a la merci de tous. Pourquoi donc se serait-il fache avec les Buteau? Deux fois deja, il avait failli retourner chez eux, apres des nuits de frissons, tremblant d'avoir vu Jesus-Christ et la Trouille roder dans sa chambre, enfoncer leurs bras nus jusque sous le traversin, pour lui voler les papiers. Bien sur qu'on finirait par l'assassiner au Chateau, s'il ne filait pas, un soir. La Grande, ne pouvant rien tirer de lui, le renvoya epouvante, en criant qu'il irait en justice, si l'on avait touche a la part de la petite. Delhomme, qu'elle effraya ensuite, comme membre du conseil de famille, rentra chez lui malade, au point que Fanny accourut derriere son dos dire qu'ils preferaient y etre de leur poche, plutot que d'avoir des proces. Ca marchait, ca commencait a etre amusant. La question etait de savoir s'il fallait d'abord entamer l'affaire du partage des biens ou proceder tout de suite au mariage. La Grande y songea deux nuits, puis se prononca pour le mariage immediat: Francoise marie a Jean, reclamant sa part, assistee de son mari, ca augmenterait l'embetement des Buteau. Alors, elle bouscula les choses, retrouva des jambes de jeune garce, s'occupa des papiers de sa niece, se fit remettre ceux de Jean, regla tout a la mairie et a l'eglise, poussa la passion jusqu'a preter l'argent necessaire, contre un papier signe des deux, et ou la somme fut doublee, pour les interets. Ce qui lui arrachait le coeur, c'etaient les verres de vin forcement offerts, au milieu des apprets; mais elle avait son vinaigre tourne, son chasse-cousin, si imbuvable, qu'on se montrait d'une grande discretion. Elle decida qu'il n'y aurait point de repas, a cause des ennuis de famille: la messe et un coup de chasse-cousin, simplement, pour trinquer au bonheur du menage. Les Charles, invites, s'excuserent, pretextant les soucis que leur causait leur gendre Vaucogne. Fouan, inquiet, se coucha, fit dire qu'il etait malade. Et, des parents, il ne vint que Delhomme, qui voulut bien etre l'un des temoins de Francoise, afin de marquer l'estime ou il tenait Jean, un bon sujet. De son cote, celui-ci n'amena que ses temoins, son maitre Hourdequin et un des serviteurs de la ferme. Rognes etait en l'air, ce mariage si rondement mene, gros de tant de batailles, fut guette de chaque porte. A la mairie, Macqueron, devant l'ancien maire, exagera les formalites, tout gonfle de son importance. A l'eglise, il y eut un incident penible, l'abbe Madeline s'evanouit, en disant sa messe. Il n'allait pas bien, il regrettait ses montagnes, depuis qu'il vivait dans la plate Beauce, navre de l'indifference religieuse de ses nouveaux paroissiens, si bouleverse des commerages et des disputes continuelles des femmes, qu'il n'osait meme plus les menacer de l'enfer. Elles l'avaient senti faible, elles en abusaient jusqu'a le tyranniser dans les choses du culte. Pourtant Coelina, Flore, toutes, montrerent un grand apitoiement de ce qu'il etait tombe le nez sur l'autel, et elles declarerent que c'etait un signe de mort prochaine pour les maries. On avait decide que Francoise continuerait a loger chez la Grande, tant que le partage ne serait pas fait, car elle avait arrete, dans sa volonte de fille tetue, qu'elle aurait la maison. A quoi bon louer ailleurs, pour quinze jours? Jean, qui devait rester charretier a la ferme, en attendant, viendrait simplement la retrouver, chaque soir. Leur nuit de noce fut toute bete et triste, bien qu'ils ne fussent pas faches d'etre enfin ensemble. Comme il la prenait, elle se mit a pleurer si fort qu'elle en suffoquait; et pourtant il ne lui avait pas fait de mal, il y etait alle, au contraire, tres gentiment. Le pire etait qu'au milieu de ses sanglots elle lui repondait qu'elle n'avait rien contre lui, qu'elle pleurait sans pouvoir s'arreter, en ne sachant meme pas pourquoi. Naturellement, une pareille histoire n'etait guere de nature a echauffer un homme. Il eut beau ensuite la reprendre, la garder dans ses bras, ils n'y eprouverent point de plaisir, moins encore que dans la meule, la premiere fois. Ces choses-la, comme il l'expliqua, quand ca ne se faisait pas tout de suite, ca perdait de son gout. D'ailleurs, malgre ce malaise, cette sorte de gene qui leur avait barbouille le coeur a l'un et a l'autre, ils etaient tres d'accord, ils acheverent la nuit ne pouvant dormir, a decider de quelle facon marcheraient les choses, lorsqu'ils auraient la maison et la terre. Des le lendemain, Francoise exigea le partage. Mais la Grande n'etait plus si pressee: d'abord, elle voulait faire trainer le plaisir, en tirant le sang de la famille a coups d'epingle; ensuite, elle avait su trop bien profiter de la petite et de son mari, qui, chaque soir, payait de deux heures de travail son loyer de la chambre, pour etre impatiente de les voir la quitter et s'installer chez eux. Cependant, il lui fallut aller demander aux Buteau comment ils entendaient le partage. Elle-meme, au nom de Francoise, exigeait la maison, la moitie de la piece de labour, la moitie du pre, et abandonnait la moitie de la vigne, un arpent, qu'elle estimait valoir la maison, a peu pres. C'etait juste et raisonnable, en somme, car ce reglement a l'amiable aurait evite de mettre dans l'affaire la justice, qui en garde toujours trop gras aux mains. Buteau, que l'entree de la Grande avait revolutionne, force qu'il etait de la respecter, celle-la, a cause de ses sous, ne put en entendre davantage. Il sortit violemment, de crainte d'oublier son interet jusqu'a taper dessus. Et Lise, restee seule, le sang aux oreilles, begaya de colere. --La maison, elle veut la maison, cette devergondee, cette rien du tout, qui s'est mariee sans meme me venir voir!... Eh bien! ma tante, dites-lui que le jour ou elle aura la maison, faudra surement que je sois crevee. La Grande demeura calme. --Bon! bon! ma fille, pas besoin de se tourner le sang.... Tu veux aussi la maison, c'est ton droit. On va voir. Et, pendant trois jours, elle voyagea ainsi, entre les deux soeurs, portant de l'une a l'autre les sottises qu'elles s'adressaient, les exasperant a ce point que toutes les deux faillirent se mettre au lit. Elle, sans se lasser, faisait valoir combien elle les aimait et quelle reconnaissance ses nieces lui devraient, pour s'etre resignee a ce metier de chien. Enfin, il fut convenu qu'on partagerait la terre, mais que la maison et le mobilier, ainsi que les betes, seraient vendus judiciairement, puisqu'on ne pouvait s'entendre. Chacune des deux soeurs jurait qu'elle racheterait la maison n'importe a quel prix, quitte a y laisser sa derniere chemise. Grosbois vint donc arpenter les biens et les diviser en deux lots. Il y avait un hectare de prairie, un autre de vignes, deux de labour, et c'etait ces derniers surtout, au lieu dit des Cornailles, que Buteau, depuis son mariage, s'entetait a ne pas lacher, car ils touchaient au champ qu'il tenait lui-meme de son pere, ce qui constituait une piece de pres de trois hectares, telle que pas un paysan de Rognes n'en possedait. Aussi, quel enragement, lorsqu'il vit Grosbois installer son equerre et planter les jalons! La Grande etait la, a surveiller, Jean ayant prefere ne pas y etre, de peur d'une bataille. Et une discussion s'engagea, car Buteau voulait que la ligne fut tiree parallelement au vallon de l'Aigre, de facon que son champ restat soude a son lot, quel qu'il fut; tandis que la tante exigeait que la division fut faite perpendiculairement, dans l'unique but de le contrarier. Elle l'emporta, il serra les poings, etrangle de fureur contenue. --Alors, nom de Dieu! si je tombe sur le premier lot, je serai coupe en deux, j'aurai ca d'un cote et mon champ de l'autre? --Dame! mon petit, c'est a toi de tirer le lot qui t'arrange. Il y avait un mois que Buteau ne decolerait pas. D'abord, la fille lui echappait; il etait malade de desir rentre, depuis qu'il ne lui prenait plus la chair a poignees sous la jupe, avec l'espoir obstine de l'avoir toute un jour; et, apres le mariage, l'idee que l'autre la tenait dans son lit, s'en donnait sur elle tant qu'il voulait, avait acheve de lui allumer le sang du corps. Puis, maintenant, c'etait la terre que l'autre lui retirait des bras pour la posseder, elle aussi. Autant lui couper un membre. La fille encore, ca se retrouvait; mais la terre, une terre qu'il regardait comme sienne, qu'il s'etait jure de ne jamais rendre! Il voyait rouge, cherchait des moyens, revait confusement des violences, des assassinats, que la terreur des gendarmes l'empechait seule de commettre. Enfin un rendez-vous fut pris chez M. Baillehache, ou Buteau et Lise se retrouverent pour la premiere fois en face de Francoise et de Jean, que la Grande avait accompagnes par plaisir, sous le pretexte d'empecher les choses de tourner au vilain. Ils entrerent tous les cinq, raides, silencieux, dans le cabinet. Les Buteau s'assirent a droite. Jean, a gauche, resta debout derriere Francoise, comme pour dire qu'il n'en etait pas, qu'il venait simplement autoriser sa femme. Et la tante prit place au milieu, maigre et haute, tournant ses yeux ronds et son nez de proie sur les uns, puis sur les autres, satisfaite. Les deux soeurs n'avaient meme pas semble se connaitre, sans un mot, sans un regard, le visage dur. Il n'y eut qu'un coup d'oeil echange entre les hommes, rapide, luisant et a fond, pareil a un coup de couteau. --Mes amis, dit M. Baillehache, que ces attitudes devorantes laissaient calme, nous allons terminer avant tout le partage des terres, sur lequel vous etes d'accord. Cette fois, il exigea d'abord les signatures. L'acte se trouvait pret, la designation des lots seule demeurait en blanc, a la suite des noms; et tous durent signer avant le tirage au sort, auquel il fit proceder seance tenante, afin d'eviter tout ennui. Francoise ayant amene le numero deux, Lise dut prendre le numero un, et la face de Buteau devint noire, sous le flot qui en gonfla les veines. Jamais de chance! sa parcelle tranchee en deux! cette garce de cadette et son male plantes la, avec leur part, entre son morceau de gauche et son morceau de droite! --Nom de Dieu de nom de Dieu! jura-t-il entre ses dents. Sacre cochon de bon Dieu! Le notaire le pria d'attendre d'etre dans la rue. --Il y a que ca nous coupe la-haut, en plaine, fit remarquer Lise, sans se tourner vers sa soeur. Peut-etre qu'on consentira a faire un echange. Ca nous arrangerait et ca ne ferait du tort a personne. --Non! dit Francoise sechement. La Grande approuva d'un signe de tete: ca portait malheur, de defaire ce que le sort avait fait. Et ce coup malicieux du destin l'egayait, tandis que Jean n'avait pas bouge, derriere sa femme, si resolu a se tenir a l'ecart, que son visage n'exprimait rien. --Voyons, reprit le notaire, tachons d'en finir, ne nous amusons pas. Les deux soeurs, d'une commune entente, l'avaient choisi pour proceder a la licitation de la maison, des meubles et des betes. La vente par voie d'affiches fut fixee au deuxieme dimanche du mois: elle se ferait dans son etude, et le cahier des charges portait que l'adjudicataire aurait le droit d'entrer en jouissance le jour meme de l'adjudication. Enfin, apres la vente, le notaire procederait aux divers reglements de compte, entre les coheritieres. Tout cela fut accepte, sans discussion. Mais, a ce moment, Fouan, qu'on attendait comme tuteur, fut introduit par un clerc, qui empecha Jesus-Christ d'entrer, tellement le bougre etait soul. Bien que Francoise fut majeure depuis un mois, les comptes de tutelle n'etaient pas rendus encore, ce qui compliquait les choses; et il devenait necessaire de s'en debarrasser, pour degager la responsabilite du vieux. Il les regardait, les uns et les autres, de ses petits yeux ecarquilles; il tremblait, dans sa peur croissante d'etre compromis et de se voir trainer en justice. Le notaire donna lecture du releve des comptes. Tous l'ecoutaient, les paupieres battantes, anxieux de ne pas toujours comprendre, redoutant, s'ils laissaient passer un mot, que leur malheur ne fut dans ce mot. --Avez-vous des reclamations a faire? demanda M. Baillehache, quand il eut fini. Ils resterent effares. Quelles reclamations? Peut-etre bien qu'ils oubliaient des choses, qu'ils y perdaient. --Pardon, declara brusquement la Grande, mais ca ne fait pas du tout le compte de Francoise, ca! et faut vraiment que mon frere se bouche l'oeil expres, pour ne pas voir qu'elle est volee! Fouan begaya. --Hein? quoi?... Je ne lui ai pas pris un sou, devant Dieu, je le jure! --Je dis que Francoise, depuis le mariage de sa soeur, ce qui fait depuis cinq ans bientot, est restee dans le menage comme servante, et qu'on lui doit des gages. Buteau, a ce coup imprevu, sauta sur sa chaise. Lise, elle-meme, etouffa. --Des gages!... Comment? a une soeur!... Ah bien! ce serait trop cochon! M. Baillehache dut les faire taire, en affirmant que la mineure avait parfaitement le droit de reclamer des gages, si elle le voulait. --Oui, je veux, dit Francoise. Je veux tout ce qui est a moi. --Et ce qu'elle a mange, alors? cria Buteau hors de lui. Ca ne trainait pas avec elle, le pain et la viande. On peut la tater, elle n'est pas grasse de lecher les murs, la feignante! --Et le linge, et les robes? continua furieusement Lise. Et le blanchissage? qu'en deux jours elle vous salissait une chemise, tellement elle suait! Francoise, vexee, repondit: --Si je suais tant que ca, c'est donc que je travaillais. --La sueur, ca seche, ca ne salit pas, ajouta la Grande. De nouveau, M. Baillehache intervint. Et il leur expliqua que c'etait un compte a faire, les gages d'un cote, la nourriture et l'entretien de l'autre. Il avait pris une plume, il essaya d'etablir ce compte sur leurs indications. Mais ce fut terrible. Francoise, soutenue par la Grande, avait des exigences, estimait son travail tres cher, enumerait tout ce qu'elle faisait dans la maison, et les vaches, et le menage, et la vaisselle, et les champs, ou son beau-frere l'employait comme un homme. De leur cote, les Buteau, exasperes, grossissaient la note des frais, comptaient les repas, mentaient sur les vetements, reclamaient jusqu'a l'argent des cadeaux faits aux jours de fete. Pourtant, malgre leur aprete, il arriva qu'ils redevaient cent quatre-vingt-six francs. Ils en resterent les mains tremblantes, les yeux enflammes, cherchant encore ce qu'ils pourraient deduire. On allait accepter le chiffre, lorsque Buteau cria: --Minute! et le medecin, quand elle a eu son sang arrete.... Il est venu deux fois. Ca fait six francs. La Grande ne voulut pas qu'on tombat d'accord sur cette victoire des autres, et elle bouscula Fouan, exigeant qu'il se souvint des journees que la petite avait faites pour la ferme, autrefois, lorsqu'il demeurait dans la maison. Etait-ce cinq ou six journees a trente sous? Francoise criait six, Lise cinq, violemment, comme si elles se fussent jete des pierres. Et le vieux, eperdu, donnait raison a l'une, donnait raison a l'autre, en se tapant le front de ses deux poings. Francoise l'emporta, le chiffre total fut de cent quatre-vingt-neuf francs. --Alors, cette fois, c'est bien tout? demanda le notaire. Buteau, sur sa chaise, semblait aneanti, ecrase par ce compte qui grossissait toujours, ne luttant plus, se croyant au bout du malheur. Il murmura d'une voix dolente: --Si l'on veut ma chemise, je vas l'oter. Mais la Grande reservait un dernier coup, terrible, quelque chose de gros et de bien simple, que tout le monde oubliait. --Ecoutez-donc, et les cinq cents francs de l'indemnite, pour le chemin, la-haut? D'un saut, Buteau se trouva debout, les yeux hors de la tete, la bouche ouverte. Rien a dire, pas de discussion possible: il avait touche l'argent, il devait en rendre la moitie. Un instant, il chercha; puis, ne trouvant pas de retraite, dans la folie qui montait et lui battait le crane, il se rua brusquement sur Jean. --Bougre de salop, qui a tue notre bonne amitie! Sans toi, on serait encore en famille, tous colles, tous gentils! Jean, tres raisonnable dans son silence, dut se mettre sur la defensive. --Touche pas ou je cogne! Vivement, Francoise et Lise s'etaient levees, se plantant chacune devant son homme, le visage gonfle de leur haine lentement accrue, les ongles enfin dehors, pretes a s'arracher la peau. Et une bataille generale, que ni la Grande ni Fouan ne semblaient disposes a empecher, aurait surement fait voler les bonnets et les cheveux, si le notaire n'etait sorti de son flegme professionnel. --Mais, nom d'un chien! attendez d'etre dans la rue! C'est agacant, qu'on ne puisse tomber d'accord sans se battre! Lorsque tous, fremissants, se tinrent tranquilles, il ajouta: --Vous l'etes, d'accord, n'est-ce pas?... Eh bien! je vais arreter les comptes de tutelle, on les signera, puis nous procederons a la vente de la maison, pour en finir.... Allez-vous-en, et soyez sages, les betises coutent cher, des fois! Cette parole acheva de les calmer. Mais, comme ils sortaient, Jesus-Christ, qui avait attendu le pere, insulta toute la famille, en gueulant que c'etait une vraie honte, de fourrer un pauvre vieux dans ces sales histoires, pour le voler bien sur; et, attendri par l'ivresse, il l'emmena comme il l'avait amene, sur la paille d'une charrette, empruntee a un voisin. Les Buteau filerent d'un cote, la Grande poussa Jean et Francoise au Bon Laboureur, ou elle se fit payer du cafe noir. Elle rayonnait. --J'ai tout de meme bien ri! conclut-elle, en mettant le reste du sucre dans sa poche. Ce jour-la encore, la Grande eut une idee. En rentrant a Rognes, elle courut s'entendre avec le pere Saucisse, un de ses anciens amoureux, disait-on. Comme les Buteau avaient jure qu'ils pousseraient la maison, contre Francoise, jusqu'a y laisser la peau, elle s'etait dit que, si le vieux paysan la poussait de son cote, les autres peut-etre ne se mefieraient pas et la lui lacheraient; car il se trouvait leur voisin, il pouvait avoir l'envie de s'agrandir. Tout de suite, il accepta, moyennant un cadeau. Si bien que, le deuxieme dimanche du mois, aux encheres, les choses se passerent comme elle l'avait prevu. De nouveau, dans l'etude de maitre Baillehache, les Buteau etaient d'un cote, Francoise et Jean de l'autre, avec la Grande; et il y avait du monde; quelques paysans, venus avec l'idee vague d'acheter, si c'etait pour rien. Mais, en quatre ou cinq encheres, jetees d'une voix breve par Lise et Francoise, la maison monta a trois mille cinq cents francs, ce qu'elle valait. Francoise, a trois mille huit, s'arreta. Alors, le pere Saucisse entra en scene, decrocha les quatre mille, mit encore cinq cents francs. Effares, les Buteau se regarderent: ce n'etait plus possible, l'idee de tout cet argent les glacait. Lise, pourtant, se laissa emporter jusqu'a cinq mille. Et elle fut ecrasee, lorsque le vieux paysan, d'un seul coup, sauta a cinq mille deux. C'etait fini, la maison lui fut adjugee a cinq mille deux cents francs. Les Buteau ricanerent, cette grosse somme serait bonne a toucher, du moment que Francoise et son vilain bougre, eux aussi, etaient battus. Cependant, lorsque Lise, de retour a Rognes, rentra dans cette antique demeure, ou elle etait nee, ou elle avait vecu, elle se mit a sangloter. Buteau, de meme, etranglait, serre a la gorge, au point qu'il finit par se soulager sur elle, en jurant que, lui, aurait donne jusqu'au dernier poil de son corps; mais ces sans-coeurs de femmes, ca ne vous avait la bourse ouverte, comme les cuisses, que pour la godaille. Il mentait, c'etait lui qui l'avait arretee; et ils se battirent. Ah! la pauvre vieille maison patrimoniale des Fouan, batie il y avait trois siecles par un ancetre, aujourd'hui branlante, lezardee, tassee, raccommodee de toutes parts, le nez tombe en avant sous le souffle des grands vents de la Beauce! Dire que la famille l'habitait depuis trois cents ans, qu'on avait fini par l'aimer et par l'honorer comme une vraie relique, si bien qu'elle comptait lourd dans les heritages! D'une gifle, Buteau renversa Lise, qui se releva et faillit lui casser la jambe d'une ruade. Le lendemain soir, ce fut autre chose, le coup de tonnerre eclata. Le pere Saucisse etant alle, le matin, faire la declaration de command, Rognes sut, des midi, qu'il avait achete la maison pour le compte de Francoise, autorisee par Jean; et non seulement la maison, mais encore les meubles, Gedeon et la Coliche. Chez les Buteau, il y eut un hurlement de douleur et de detresse, comme si la foudre etait entree. L'homme, la femme, tombes a terre, pleuraient, gueulaient, dans le desespoir sauvage de n'etre pas les plus forts, d'avoir ete joues par cette garce de gamine. Ce qui les affolait, c'etait surtout d'entendre qu'on riait d'eux dans tout le village, tant ils avaient peu montre de malignite. Nom de Dieu! s'etre fait rouler ainsi, se laisser foutre a la porte de chez soi, en un tour de main! Ah! non, par exemple, on allait voir! Quand la Grande se presenta, le soir meme, au nom de Francoise, pour s'entendre poliment avec Buteau sur le jour ou il comptait demenager, il la flanqua dehors, perdant toute prudence, repondant d'un seul mot. --Merde! Elle s'en alla tres contente, elle lui cria simplement qu'on enverrait l'huissier. Des le lendemain, en effet, Vimeux, pale et inquiet, plus minable qu'a l'ordinaire, monta la rue, frappa avec precaution, guette par les commeres des maisons voisines. On ne repondit pas, il dut frapper plus fort, il osa appeler, en expliquant que c'etait pour la sommation d'avoir a deguerpir. Alors, la fenetre du grenier s'ouvrit, une voix gueula le mot, le meme, l'unique: --Merde! Et un pot plein de la chose fut vide. Trempe du haut en bas, Vimeux dut remporter la sommation. Rognes s'en tient encore les cotes. Mais, tout de suite, la Grande avait emmene Jean a Chateaudun, chez l'avoue. Celui-ci leur expliqua qu'il fallait au moins cinq jours, avant d'en arriver a l'expulsion: le refere introduit, l'ordonnance rendue par le president, la levee au greffe de cette ordonnance, enfin l'expulsion, pour laquelle l'huissier se ferait aider des gendarmes, s'il le fallait. La Grande discuta afin de gagner un jour, et lorsqu'elle fut de retour a Rognes, comme on etait au mardi, elle annonca partout que, le samedi soir, les Buteau seraient jetes dans la rue a coups de sabre, ainsi que des voleurs, s'ils n'avaient pas d'ici la quitte la maison de bonne grace. Quand on repeta la nouvelle a Buteau, il eut un geste de terrible menace. Il criait a qui voulait l'entendre qu'il ne sortirait pas vivant, que les soldats seraient obliges de demolir les murs, avant de l'en arracher. Et, dans le pays, on ne savait s'il faisait le fou, ou s'il l'etait reellement devenu, tant sa colere touchait a l'extravagance. Il passait sur les routes, debout a l'avant de sa voiture, au galop de son cheval, sans repondre, sans crier gare; meme on l'avait rencontre la nuit, tantot d'un cote, tantot d'un autre, revenant on ne savait d'ou, du diable bien sur. Un homme, qui s'etait approche, avait recu un grand coup de fouet. Il semait la terreur, le village fut bientot en continuelle alerte. On s'apercut, un matin, qu'il s'etait barricade chez lui; et des cris effroyables s'elevaient derriere les portes closes, des hurlements ou l'on croyait reconnaitre les voix de Lise et de ses deux enfants. Le voisinage en fut revolutionne, on tint conseil, un vieux paysan finit par se devouer en appliquant une echelle a une fenetre, pour monter voir. Mais la fenetre s'ouvrit, Buteau renversa l'echelle et le vieux, qui faillit avoir les jambes rompues. Est-ce qu'on n'etait pas libre chez soi? Il brandissait les poings, il gueulait qu'il aurait leur peau a tous, s'ils le derangeaient encore. Le pis fut que Lise se montra, elle aussi, avec les deux mioches, lachant des injures, accusant le monde de mettre le nez ou il n'y avait que faire. On n'osa plus s'en meler. Seulement, les transes grandirent a chaque nouveau vacarme, on venait ecouter en fremissant les abominations qu'on entendait de la rue. Les malins croyaient qu'il avait son idee. D'autres juraient qu'il perdait la boule et que ca finirait par un malheur. Jamais on ne sut au juste. Le vendredi, la veille du jour ou l'on attendait l'expulsion, une scene surtout emotionna. Buteau, ayant rencontre son pere pres de l'eglise, se mit a pleurer comme un veau et s'agenouilla par terre, devant lui, en demandant pardon, d'avoir fait la mauvaise tete, anciennement. C'etait peut-etre bien ca qui lui portait malheur. Il le suppliait de revenir loger chez eux, il semblait croire que ce retour seul pouvait y ramener la chance. Fouan, ennuye de ce qu'il braillait, etonne de son apparent repentir, lui promit d'accepter un jour, quand tous les embetements de la famille seraient termines. Enfin, le samedi arriva. L'agitation de Buteau etait allee en croissant, il attelait et detelait du matin au soir, sans raison; et les gens se sauvaient, devant cet enragement de courses en voiture, qui ahurissait par son inutilite. Le samedi, des huit heures, il attela une fois encore, mais il ne sortit point, il se planta sur sa porte, appelant les voisins qui passaient, ricanant, sanglotant, hurlant son affaire en termes crus. Hein? c'etait rigolo tout de meme d'etre emmerde par une petite garce qu'on avait eue pour trainee pendant cinq ans! Oui, une putain! et sa femme aussi! deux fieres putains, les deux soeurs, qui se battaient a qui y passerait la premiere! Il revenait a ce mensonge, avec des details ignobles, pour se venger. Lise etant sortie, une querelle atroce s'engagea, il la rossa devant le monde, la renvoya detendue et soulagee, contente, lui aussi, d'avoir tape fort. Et il restait sur la porte a guetter la justice, il goguenardait, l'insultait: est-ce qu'elle se faisait foutre en chemin, la justice? Il ne l'attendait plus, il triomphait. Ce fut seulement a quatre heures que Vimeux parut avec deux gendarmes. Buteau palit, ferma precipitamment la porte de la cour. Peut-etre n'avait-il jamais cru qu'on irait jusqu'au bout. La maison tomba a un silence de mort. Insolent cette fois, sous la protection de la force annee, Vimeux frappa des deux poings. Rien ne repondait. Les gendarmes durent s'en meler, ebranlerent la vieille porte a coup de crosse. Toute une queue d'hommes, de femmes et d'enfants les avaient suivis, Rognes entier etait la, dans l'attente du siege annonce. Et, brusquement, la porte se rouvrit, on apercut Buteau debout a l'avant de sa voiture, fouettant son cheval, sortant au galop et poussant droit a la foule. Il clamait, au milieu des cris d'effroi: --Je vas me neyer! je vas me neyer! C'etait foutu, il parlait d'en finir, de se jeter dans l'Aigre, avec sa voiture, son cheval, tout! --Gare donc! je vas me neyer! Une epouvante avait disperse les curieux, devant les coups de fouet et le train emporte de la carriole. Mais, comme il la lancait sur la pente, a fracasser les roues, des hommes coururent pour l'arreter. Cette sacree tete de pioche etait bien capable de faire le plongeon, histoire d'embeter les autres. On le rattrapa, il fallut batailler, sauter a la tete du cheval, monter dans la voiture. Quand on le ramena, il ne soufflait plus un mot, les dents serrees, tout le corps raidi, laissant s'accomplir le destin, dans la muette protestation de sa rage impuissante. A ce moment, la Grande amenait Francoise et Jean, pour qu'ils prissent possession de la maison. Et Buteau se contenta de les regarder en face, du regard noir dont il suivait maintenant la fin de son malheur. Mais c'etait le tour de Lise a crier, a se debattre, ainsi qu'une folle. Les gendarmes etaient la, qui lui repetaient de faire ses paquets et de filer. Fallait bien obeir, puisque son homme etait assez lache pour ne pas la defendre, en tapant dessus. Les poings aux hanches, elle tombait sur lui. --Jean-foutre qui nous laisse flanquer a la rue! T'as pas de coeur, dis? que tu ne cognes pas sur ces cochons-la.... Va donc, lache, lache! t'es plus un homme! Comme elle lui criait ca dans la face, exasperee de son immobilite, il finit par la repousser si rudement, qu'elle en hurla. Mais il ne sortit point de son silence, il n'eut sur elle que son regard noir. --Allons, la mere, depechons, dit Vimeux triomphant. Nous ne partirons que lorsque vous aurez remis les clefs aux nouveaux proprietaires. Des lors, Lise commenca a demenager, dans un coup de fureur. Depuis trois jours, elle et Buteau avaient deja porte beaucoup de choses, les outils, les gros ustensiles, chez leur voisine, la Frimat; et l'on comprit qu'ils s'attendaient tout de meme a l'expulsion, car ils s'etaient mis d'accord avec la vieille femme, qui, pour leur donner le temps de se retourner, leur louait son chez elle, trop grand, en s'y reservant seulement la chambre de son homme paralytique. Puisque les meubles etaient vendus avec la maison, et les betes aussi, il ne restait a Lise qu'a emporter son linge, ses matelas, d'autres menues affaires. Tout dansa par la porte et les fenetres, jusqu'au milieu de la cour, tandis que ses deux petits pleuraient en croyant leur dernier jour venu, Laure cramponnee a ses jupes, Jules etale, vautre en plein deballage. Comme Buteau ne l'aidait meme pas, les gendarmes, braves gens, se mirent a charger les paquets dans la voiture. Mais tout se gata encore, lorsque Lise apercut Francoise et Jean, qui attendaient, derriere la Grande. Elle se rua, elle lacha le flot amasse de sa rancune. --Ah! salope, tu es venue voir avec ton salop.... Eh bien! tu vois notre peine, c'est comme si tu nous buvais le sang.... Voleuse, voleuse, voleuse! Elle s'etranglait avec ce mot, elle revenait le jeter a sa soeur, chaque fois qu'elle apportait dans la cour un nouvel objet. Celle-ci ne repondait pas, tres pale, les levres amincies, les yeux brulants; et elle affectait d'etre toute a une surveillance blessante, suivant des yeux les choses, pour voir si on ne lui emportait rien. Justement, elle reconnut un escabeau de la cuisine, compris dans la vente. --C'est a moi, ca, dit-elle d'une voix rude. --A toi? alors, va le chercher! repondit l'autre, qui envoya l'escabeau nager dans la mare. La maison etait libre, Buteau prit le cheval par la bride, Lise ramassa ses deux enfants, ses deux derniers paquets, Jules sur le bras droit, Laure sur le bras gauche; puis, comme elle quittait enfin la vieille demeure, elle s'approcha de Francoise, elle lui cracha au visage. --Tiens! v'la pour toi! Sa soeur, tout de suite, cracha aussi. --V'la pour toi! Et Lise et Francoise, dans cet adieu de haine empoisonnee, s'essuyerent lentement sans se quitter du regard, detachees a jamais, n'ayant plus d'autre lien que la revolte ennemie de leur meme sang. Enfin, rouvrant la bouche, Buteau gueula le mot du depart, avec un geste de menace vers la maison. --A bientot, nous reviendrons! La Grande les suivit, pour voir jusqu'au bout, decidee d'ailleurs, maintenant que ceux-la etaient par terre, a se tourner contre les autres, qui la lachaient si vite et qu'elle trouvait deja trop heureux. Longtemps, des groupes stationnerent, causant a demi voix. Francoise et Jean etaient entres dans la maison vide. Au moment ou les Buteau, de leur cote, deballaient leurs nippes chez la Frimat, ils furent etonnes de voir paraitre le pere Fouan, qui demanda, suffoque, effare, avec un regard en arriere, comme si quelque malfaiteur le poursuivait: --Y a-t-il un coin pour moi, ici? Je viens coucher. C'etait toute une epouvante qui le faisait galoper, en fuite du Chateau. Il ne pouvait plus se reveiller la nuit, sans que la Trouille en chemise promenat dans la chambre sa maigre nudite de garcon, a la recherche des papiers, qu'il avait fini par cacher dehors, au fond d'un trou de roche, mure de terre. Jesus-Christ l'envoyait, cette garce, a cause de sa legerete, de sa souplesse, pieds nus, se coulant partout, entre les chaises, sous le lit, ainsi qu'une couleuvre; et elle se passionnait a cette chasse, persuadee que le vieux reprenait les papiers sur lui en s'habillant, furieuse de ne pas decouvrir ou il les deposait, avant de se coucher; car il n'y avait certainement rien dans le lit, elle y enfoncait son bras mince, le sondait d'une main adroite, dont le grand-pere devinait a peine le frolement. Mais voila qu'apres le dejeuner, ce jour-la, il avait ete pris d'une faiblesse, etourdi, culbute pres de la table. Et, en revenant a lui, si assomme encore qu'il ne rouvrait pas les yeux, il s'etait retrouve par terre, a la meme place, il avait eu l'emotion de sentir que Jesus-Christ et la Trouille le deshabillaient. Au lieu de lui porter secours, les bougres n'avaient qu'une idee, profiter vite de l'occasion, le visiter. Elle surtout y mettait une brutalite colere, n'y allant plus doucement, tirant sur la veste, sur la culotte, et aie donc! regardant jusqu'a la peau, dans tous les trous, afin d'etre sure qu'il n'y avait pas fourre son magot. Des deux poings elle le retournait, lui ecartait les membres, le fouillait comme une vieille poche vide. Rien! Ou donc avait-il sa cachette? C'etait a l'ouvrir pour voir dedans! Une telle terreur d'etre assassine, s'il bougeait, l'avait saisi, qu'il continuait de feindre l'evanouissement, les paupieres closes, les jambes et les bras morts. Seulement, lache enfin, libre, il s'etait enfui, bien resolu a ne pas coucher au Chateau. --Alors, vous avez un coin pour moi? demanda-t-il encore. Buteau semblait ragaillardi par ce retour imprevu de son pere. C'etait de l'argent qui revenait. --Mais bien sur, vieux! On se serrera donc! Ca nous portera chance.... Ah! nom de Dieu! je serais riche, s'il ne s'agissait que d'avoir du coeur! Francoise et Jean etaient entres lentement dans la maison vide. La nuit tombait, une derniere lueur triste eclairait les pieces silencieuses. Tout cela etait tres ancien, ce toit patrimonial qui avait abrite le travail et la misere de trois siecles; si bien que quelque chose de grave trainait la, comme dans l'ombre des vieilles eglises de village. Les portes etaient restees ouvertes, un coup d'orage semblait avoir souffle sous les poutres, des chaises gisaient par terre, en deroute, au milieu de la debacle du demenagement. On aurait dit une maison morte. Et Francoise, a petits pas, faisait le tour, regardait partout. Des sensations confuses, des souvenirs vagues s'eveillaient en elle. A cette place, elle avait joue enfant. C'etait dans la cuisine, pres de la table, que son pere etait mort. Dans la chambre, devant le lit sans paillasse, elle se rappela Lise et Buteau, les soirs ou ils se prenaient si rudement, qu'elle les entendait souffler a travers le plafond. Est-ce que, maintenant encore, ils allaient la tourmenter? Elle sentait bien que Buteau etait toujours present. Ici, il l'avait empoignee un soir, et elle l'avait mordu. La aussi, la aussi. Dans tous les coins, elle retrouvait des idees qui l'emplissaient de trouble. Puis, comme Francoise se retournait, elle resta surprise d'apercevoir Jean. Que faisait-il donc chez eux, cet etranger? Il avait un air de gene, il paraissait en visite, n'osant toucher a rien. Une sensation de solitude la desola, elle fut desesperee de ne pas etre plus joyeuse de sa victoire. Elle aurait cru entrer la en criant de contentement, en triomphant derriere le dos de sa soeur. Et la maison ne lui faisait pas plaisir, elle avait le coeur barbouille de malaise. C'etait peut-etre ce jour si melancolique qui tombait. Elle et son homme finirent par se trouver dans la nuit noire, rodant toujours d'une piece a une autre, sans avoir eu meme le courage d'allumer une chandelle. Mais un bruit les ramena dans la cuisine, et ils s'egayerent en reconnaissant Gedeon, qui, entre comme a son habitude, fouillait le buffet reste ouvert. La vieille Coliche meuglait, a cote, au fond de l'etable. Alors, Jean, prenant Francoise entre ses bras, la baisa doucement, comme pour dire qu'on allait tout de meme etre heureux. CINQUIEME PARTIE I Avant les labours d'hiver, la Beauce, a perte de vue, se couvrait de fumier, sous les ciels palis de septembre. Du matin au soir, un charriage lent s'en allait par les chemins de campagne, des charrettes debordantes de vieille paille consommee, qui fumaient, d'une grosse vapeur, comme si elles eussent porte de la chaleur a la terre. Partout, les pieces se bossuaient de petits tas, la mer houleuse et montante des litieres d'etable et d'ecurie; tandis que, dans certains champs, on venait d'etendre les tas, dont le flot repandu ombrait au loin le sol d'une salissure noiratre. C'etait la poussee du printemps futur qui coulait avec cette fermentation des purins; la matiere decomposee retournait a la matrice commune, la mort allait refaire de la vie; et, d'un bout a l'autre de la plaine immense, une odeur montait, l'odeur puissante de ces fientes, nourrices du pain des hommes. Une apres-midi, Jean conduisit a sa piece des Cornailles une forte voiture de fumier. Depuis un mois, lui et Francoise etaient installes, et leur existence avait pris le train actif et monotone des campagnes. Comme il arrivait, il apercut Buteau, dans la piece voisine, une fourche aux mains, occupe a etaler les tas, deposes la l'autre semaine. Les deux hommes echangerent un regard oblique. Souvent, ils se rencontraient, ils se trouvaient ainsi forces de travailler cote a cote, puisqu'ils etaient voisins; et Buteau souffrait surtout, car la part de Francoise, arrachee de ses trois hectares, laissait un troncon a gauche et un troncon a droite, ce qui l'obligeait a de continuels detours. Jamais ils ne s'adressaient la parole. Peut-etre bien que, le jour ou eclaterait une querelle, ils se massacreraient. Jean, cependant, s'etait mis a decharger le fumier de sa voiture. Monte dedans, il la vidait a la fourche, enfonce jusqu'aux hanches, lorsque, sur la route, Hourdequin passa, en tournee depuis midi. Le fermier avait garde un bon souvenir de son serviteur. Il s'arreta, il causa, l'air vieilli, la face ravagee de chagrins, ceux de la ferme et d'autres encore. --Jean, pourquoi donc n'avez-vous pas essaye des phosphates? Et, sans attendre la reponse, il continua de parler comme pour s'etourdir, longtemps. Ces fumiers, ces engrais, la vraie question de la bonne culture etait la. Lui avait essaye de tout, il venait de traverser cette crise, cette folie des fumiers qui enfievre parfois les agriculteurs. Ses experiences se succedaient, les herbes, les feuilles, le marc de raisin, les tourteaux de navette et de colza; puis encore, les os concasses, la chair cuite et broyee, le sang desseche, reduit en poussiere; et son chagrin etait de ne pouvoir tenter du sang liquide, n'ayant point d'abattoir aux environs. Il employait maintenant les raclures de routes, les curures de fosses, les cendres et les escarbilles de fourneaux, surtout les dechets de laine, dont il avait achete le balayage dans une draperie de Chateaudun. Son principe etait que tout ce qui vient de la terre est bon a renvoyer a la terre. Il avait installe de vastes trous a compost derriere sa ferme, il y entassait les ordures du pays entier, ce que la pelle ramassait au petit bonheur, les charognes, les putrefactions des coins de borne et des eaux croupies. C'etait de l'or. --Avec les phosphates, reprit-il, j'ai eu parfois de bons resultats. --On est si vole! repondit Jean. --Ah! certainement, si vous achetez aux voyageurs de hasard qui font les petits marches de campagne.... Sur chaque marche, il faudrait un chimiste expert, charge d'analyser ces engrais chimiques, qu'il est si difficile d'avoir purs de toute fraude.... L'avenir est la surement, mais avant que vienne l'avenir, nous serons tous creves. On doit avoir le courage de patir pour d'autres. La puanteur du fumier que Jean remuait l'avait un peu ragaillardi. Il l'aimait, la respirait avec une jouissance de bon male, comme l'odeur meme du coit de la terre. --Sans doute, continua-t-il apres un silence, il n'y a encore rien qui vaille le fumier de ferme. Seulement, on n'en a jamais assez. Et puis, on l'abime on ne sait ni le preparer, ni l'employer.... Tenez! ca se voit, celui-ci a ete brule par le soleil. Vous ne le couvrez pas. Et il s'emporta contre la routine, lorsque Jean lui confessa qu'il avait garde l'ancien trou des Buteau, devant l'etable. Lui, depuis quelques annees, chargeait les diverses couches, dans sa fosse, de lits de terre et de gazon. Il avait, en outre, etabli un systeme de tuyaux pour amener a la puriniere les eaux de vaisselle, les urines des betes et des gens, tous les egouts de la ferme; et, deux fois par semaine, on arrosait la fumiere avec la pompe a purin. Enfin, il en etait a utiliser precieusement la vidange des latrines. --Ma foi, oui! c'est trop bete de perdre le bien du bon Dieu! J'ai longtemps ete comme nos paysans, j'avais des idees de delicatesse la-dessus. Mais la mere Caca m'a converti... Vous la connaissez, la mere Caca, votre voisine? Eh bien! elle seule est dans le vrai, le chou au pied duquel elle a vide son pot, est le roi des choux, et comme grosseur, et comme saveur. Il n'y a pas a dire, tout sort de la. Jean se mit a rire, en sautant de sa voiture qui etait vide et en commencant a diviser son fumier par petits tas. Hourdequin le suivait, au milieu de la buee chaude qui les noyait tous les deux. --Quand on pense que la vidange seule de Paris pourrait fertiliser trente mille hectares! Le calcul a ete fait. Et on la perd, a peine en emploie-t-on une faible partie sous forme de poudrette.... Hein? trente mille hectares! Voyez-vous ca ici, voyez-vous la Beauce couverte et le ble grandir! D'un geste large, il avait embrasse l'etendue, l'immense Beauce plate. Et lui, dans sa passion, voyait Paris, Paris entier, lacher la bonde de ses fosses, le fleuve fertilisateur de l'engrais humain. Des rigoles partout s'emplissaient, des nappes s'etalaient dans chaque labour, la mer des excrements montait en plein soleil, sous de larges souffles qui en vivifiaient l'odeur. C'etait la grande ville qui rendait aux champs la vie qu'elle en avait recue. Lentement, le sol buvait cette fecondite, et de la terre gorgee, engraissee, le pain blanc poussait, debordait en moissons geantes. --Faudrait peut-etre bien un bateau, alors! dit Jean, que cette idee nouvelle de la submersion des plaines par les eaux de vidange amusait et degoutait. Mais, a ce moment, une voix lui fit tourner la tete. Il s'etonna de reconnaitre Lise debout dans sa carriole, arretee au bord de la route, criant a Buteau, de toute sa force: --Dis donc, je vas a Cloyes chercher monsieur Finet.... Le pere est tombe raide dans sa chambre. Je crois qu'il claque.... Rentre un peu voir, toi. Et, sans meme attendre la reponse, elle fouetta le cheval, elle repartit, diminuee et dansante au loin, sur la route toute droite. Buteau, sans hate, acheva d'etaler ses derniers las. Il grognait. Le pere malade, en voila un embetement! Peut-etre bien que ce n'etait qu'une frime, histoire de se faire dorloter. Puis, l'idee que ca devait etre serieux tout de meme, pour que la femme eut pris sur elle la depense du medecin, le decida a remettre sa veste. --Celui-la le pese, son fumier! murmura Hourdequin, interesse par la fumure de la piece voisine. A paysan avare, terre avare... Et un vilain bougre, dont vous ferez bien de vous mefier, apres vos histoires avec lui.... Comment voulez-vous que ca marche, quand il y a tant de salopes et tant de coquins sur la terre? Elle a assez de nous, parbleu! Il s'en alla vers la Borderie, repris de tristesse, au moment meme ou Buteau rentrait a Rognes, de son pas lourd. Et Jean, reste seul, termina sa besogne deposant tous les dix metres des fourchees de fumier, qui degageaient un redoublement de vapeurs ammoniacales. D'autres tas fumaient au loin, noyaient l'horizon d'un fin brouillard bleuatre. Toute la Beauce en restait tiede et odorante, jusqu'aux gelees. Les Buteau etaient toujours chez la Frimat, ou ils occupaient la maison, sauf la piece du rez-de-chaussee, sur le derriere, qu'elle s'etait reservee pour elle et pour son homme paralytique. Ils s'y trouvaient trop a l'etroit, leur regret etait surtout de ne plus avoir de potager; car, naturellement, elle gardait le sien, ce coin qui lui suffisait a nourrir et a dorloter l'infirme. Cela les aurait fait demenager, en quete d'une installation plus large, s'ils ne s'etaient apercus que leur voisinage exasperait Francoise. Seul, un mur mitoyen separait les deux heritages. Et ils affectaient de dire tres haut, afin d'etre entendus, qu'ils campaient la, qu'ils allaient pour sur rentrer chez eux, a cote, au premier jour. Alors inutile, n'est-ce pas, de se donner le souci d'un nouveau derangement? Pourquoi, comment rentreraient-ils? ils ne s'expliquaient point; et c'etait cet aplomb, cette certitude folle basee sur des choses inconnues, qui jetait Francoise hors d'elle, gatant sa joie d'etre restee maitresse de la maison; sans compter que sa soeur Lise plantait des fois une echelle contre le mur, pour lui crier de vilaines paroles. Depuis le reglement definitif des comptes, chez M. Baillehache, elle se pretendait volee, elle ne tarissait pas en accusations abominables, lancees d'une cour a l'autre. Lorsque Buteau arriva enfin, il trouva le pere Fouan etale sur son lit, dans le recoin qu'il occupait derriere la cuisine, sous l'escalier du fenil. Les deux enfants le gardaient, Jules age de huit ans deja, Laure de trois, jouant par terre a faire des ruisseaux, avec la cruche du vieux, qu'ils vidaient. --Eh bien! quoi donc? demanda Buteau, debout devant le lit. Fouan avait repris connaissance. Ses yeux grands ouverts se tournerent avec lenteur, regarderent fixement; mais il ne remua pas la tete, il semblait petrifie. --Dites donc, pere, y a trop de besogne, pas de betises!... Faut pas vous raidir aujourd'hui. Et, comme Laure et Jules venaient de casser la cruche, il leur allongea une paire de gifles qui les fit hurler. Le vieux n'avait pas referme les paupieres, regardait toujours, de ses prunelles elargies et fixes. Rien a faire, alors, puisqu'il ne gigotait pas plus que ca. On verrait bien ce que le medecin dirait. Il regretta d'avoir quitte son champ, il se mit a fendre du bois devant la porte, histoire de s'occuper. Du reste, Lise, presque tout de suite, ramena M. Finet, qui examina longuement le malade, pendant qu'elle et son homme attendaient, d'un air d'inquietude. La mort du vieux les eut debarrasses, si le mal l'avait tue d'un coup; mais, a cette heure, ca pouvait durer longtemps, ca couterait gros peut-etre; et, s'il claquait avant qu'ils eussent son magot, Fanny et Jesus-Christ viendraient les embeter bien sur. Le silence du medecin acheva de les troubler. Quand il se fut assis dans la cuisine, pour rediger une ordonnance, ils se deciderent a lui poser des questions. --Alors, c'est donc du serieux?... Possible que ca dure huit jours, hein?... Mon Dieu! qu'il y en a long! qu'est-ce que vous lui ecrivez la-dessus? M. Finet ne repondait pas, habitue a ces interrogations des paysans que la maladie bouleverse, ayant pris le parti sage de les traiter comme les chevaux, sans entrer en conversation avec eux. Il avait une grande pratique des cas frequents, il les tirait generalement d'affaire, mieux que ne l'aurait fait un homme de plus de science. Mais la mediocrite ou il les accusait de l'avoir reduit, le rendait dur pour eux, ce qui augmentait leur deference, malgre le continuel doute qu'ils gardaient sur l'efficacite de ses potions. Ca ferait-il autant de bien que ca couterait d'argent? --Alors, reprit Buteau, effraye devant la page d'ecriture, vous croyez qu'avec tout ca il ira mieux? Le medecin se contenta de hausser les epaules. Il etait retourne devant le malade, interesse, surpris de constater un peu de fievre, apres ce cas leger de congestion cerebrale. Les yeux sur sa montre, il recompta les battements du pouls, sans meme essayer d'obtenir une indication du vieux, qui le regardait de son air hebete. Et, lorsqu'il s'en alla, il dit simplement: --C'est une affaire de trois semaines.... Je reviendrai demain. Ne vous etonnez pas s'il bat la campagne cette nuit. Trois semaines! Les Buteau n'avaient entendu que cela, et ils demeurerent consternes. Que d'argent, s'il y avait tous les soirs une queue pareille de remedes! Le pis etait que Buteau dut, a son tour, monter dans la carriole, pour courir chez le pharmacien de Cloyes. C'etait un samedi; la Frimat, qui revenait de vendre ses legumes, trouva Lise seule, si desolee, qu'elle pietinait, sans rien faire; et la vieille aussi se desespera, en apprenant l'histoire: elle n'avait jamais eu de chance, elle aurait au moins profite du medecin pour son vieux, par-dessus le marche, si cela etait arrive un autre jour. Deja, la nouvelle s'etait repandue dans Rognes, car l'on vit accourir la Trouille, effrontee; et elle refusa de partir, avant d'avoir touche la main de son grand-pere, elle retourna dire a Jesus-Christ qu'il n'etait pas mort, surement. Tout de suite, derriere cette gourgandine, la Grande parut, envoyee evidemment par Fanny; celle-la se planta devant le lit de son frere, le jugea a la fraicheur de l'oeil, comme les anguilles de l'Aigre; puis, elle s'en alla, avec un froncement du nez, en ayant l'air de regretter que ce ne fut pas pour ce coup-ci. Des lors, la famille ne se derangea plus. Pourquoi faire, puisqu'il y avait gros a parier qu'il en rechapperait? Jusqu'a minuit, la maison fut en l'air. Buteau etait rentre d'une humeur execrable. Il y avait des sinapismes pour les jambes, une potion a prendre d'heure en heure, une purge, en cas de mieux, le lendemain matin. La Frimat aida volontiers; mais, a dix heures, tombant de sommeil, mediocrement interessee, elle se coucha. Buteau, qui desirait en faire autant, bousculait Lise. Qu'est-ce qu'ils fichaient la? Bien sur que de regarder le vieux, ca ne le soulageait point. Il divaguait maintenant, causait tout haut de choses qui n'avaient guere de suite, devait se croire dans les champs, ou il travaillait dur, ainsi qu'aux jours lointains de son bel age. Et Lise, mal a l'aise de ces vieilles histoires begayees a voix basse, comme si le pere fut enterre deja et qu'il revint, allait suivre son mari, qui se deshabillait, lorsqu'elle songea a ranger les vetements du malade, restes sur une chaise. Elle les secoua avec soin, apres avoir longuement fouille les poches, dans lesquelles elle ne decouvrit qu'un mauvais couteau et de la ficelle. Ensuite, comme elle les accrochait au fond du placard, elle apercut en plein milieu d'une planche, lui crevant les yeux, un petit paquet de papiers. Elle en eut une crampe au coeur: le magot! le magot tant guette depuis un mois, cherche dans des endroits extraordinaires, et qui se presentait la, ouvertement, sous sa main! C'etait donc que le vieux voulait le changer de cachette, quand le mal l'avait culbute? --Buteau! Buteau! appela-t-elle, si serree a la gorge, qu'il accourut en chemise, croyant que son pere passait. Lui aussi resta suffoque d'abord. Puis, une joie folle les emporta tous les deux, ils se prirent par les mains, ils sauterent l'un devant l'autre comme des chevres, oubliant le malade qui, les yeux fermes maintenant, la tete clouee dans l'oreiller, devidait sans fin les bouts de fil rompus de son delire. Il labourait. --Eh! la, rosse, veux-tu!... Ca n'a pas trempe, c'est du caillou, nom de Dieu!... Les bras s'y cassent, faudra en acheter d'autres.... Dia hue! bougre! --Chut! murmura Lise, qui se tourna en tressaillant. --Ah! ouiche! repondit Buteau, est-ce qu'il sait? Tu ne l'entends donc pas dire des betises? Ils s'assirent pres du lit, les jambes brisees, tant la secousse de leur joie venait d'etre forte. --D'ailleurs, reprit-elle, on ne pourra pas nous accuser d'avoir fouille, car Dieu m'est temoin que je n'y songeais guere, a son argent! Il m'a saute dans la main.... Voyons voir. Lui, deja, depliait les papiers, additionnait a voix, haute. --Deux cent trente, et soixante-dix, trois cents tout ronds.... C'est bien ca, j'avais calcule juste, a cause du trimestre, des quinze pieces de cent sous, l'autre fois, chez le percepteur.... C'est du cinq pour cent. Hein? est-ce drole que des petits papiers si vilains, ca soit de l'argent tout de meme, aussi solide que le vrai! Mais Lise, de nouveau, le fit taire, effrayee d'un brusque ricanement du vieux, qui peut-etre bien en etait a la grande moisson, celle, sous Charles X, qu'on n'avait pu serrer, faute de place. --Y en a! y en a!... C'en est farce, tant y en a!... Ah! bon sang! quand y en a, y en a! Et son rire etrangle avait l'air d'un rale, sa joie devait etre tout au fond, car rien n'en paraissait sur sa face immobile. --C'est des idees d'innocent qui lui passent, dit Buteau en haussant les epaules. Il y eut un silence, tous les deux regardaient les papiers, reflechissant. --Alors, quoi? finit par murmurer Lise, faut les remettre, hein? Mais, d'un geste energique, il refusa. --Oh! si, si, faut les remettre.... Il les cherchera, il criera, ca nous ferait une belle histoire, avec les autres cochons de la famille. Elle s'interrompit une troisieme fois, saisie d'entendre le pere pleurer. C'etait une misere, un desespoir immense, des sanglots qui semblaient venir de toute sa vie et sans qu'on sut pourquoi, car il repetait seulement d'une voix de plus en plus creuse: --C'est foutu... c'est foutu... c'est foutu.... --Et tu crois, reprit violemment Buteau, que je vas laisser ses papiers a ce vieux-la qui perd la boule!... Pour qu'il les dechire ou qu'il les brule, ah! non, par exemple! --Ca, c'est bien vrai, murmura-t-elle. --Alors, en v'la assez, couchons-nous.... S'il les demande, je lui repondrai, j'en fais mon affaire. Et que les autres ne m'embetent pas! Ils se coucherent, apres avoir, a leur tour, cache les papiers sous le marbre d'une vieille commode, ce qui leur semblait plus sur qu'au fond d'un tiroir ferme a clef. Le pere, laisse seul, sans chandelle, de crainte du feu, continua a causer et a sangloter toute la nuit, dans son delire. Le lendemain, M. Finet le trouva plus calme, mieux qu'il ne l'esperait. Ah! ces vieux chevaux de labour, ils ont l'ame chevillee au corps! La fievre qu'il avait crainte semblait ecartee. Il ordonna du fer, du quinquina, des drogues de riche, dont la cherte consterna de nouveau le menage; et, comme il partait, il eut a se debattre contre la Frimat, qui l'avait guette. --Mais, ma brave femme, je vous ai deja dit que votre homme et cette borne, c'est la meme chose.... Je ne peux pas faire grouiller les pierres, que diable!... Vous savez comment ca finira, n'est-ce pas? et le plus vite sera le meilleur, pour lui et pour vous. Il fouetta son cheval, elle tomba assise sur la borne, en larmes. Sans doute, c'etait long deja, d'avoir soigne son homme depuis douze ans; et ses forces s'en allaient avec l'age, elle tremblait de ne pouvoir bientot plus cultiver son coin de terre; mais, n'importe! ca lui retournait le coeur, l'idee de perdre le vieil infirme qui etait devenu comme son enfant, qu'elle portait, changeait, gatait de friandises. Le bon bras dont il se servait encore, s'engourdissait lui aussi, si bien que, maintenant, c'etait elle qui devait lui planter la pipe dans la bouche. Au bout de huit jours, M. Finet fut etonne de voir Fouan debout, mal solide, mais s'obstinant a marcher, parce que, disait-il, ce qui empeche de mourir, c'est de ne pas vouloir. Et Buteau, derriere le medecin, ricanait, car il avait supprime les ordonnances, des la seconde, declarant que le plus sur etait delaisser le mal se manger lui-meme. Pourtant, le jour du marche, Lise eut la faiblesse de rapporter une potion ordonnee la veille; et, comme le docteur venait le lundi, pour la derniere fois, Buteau lui conta que le vieux avait failli rechuter. --Je ne sais pas ce qu'ils ont fichu dans votre bouteille, ca l'a rendu bougrement malade. Ce fut ce soir-la que Fouan se decida a parler. Depuis qu'il se levait, il pietinait d'un air anxieux dans la maison, la tete vide, ne se rappelant plus ou il avait bien pu cacher ses papiers. Il furetait, fouillait partout, faisait des efforts desesperes de memoire. Puis, un vague souvenir lui revint: peut-etre qu'il ne les avait pas caches, qu'ils etaient restes la, sur la planche. Mais, quoi? s'il se trompait, si personne ne les avait pris, allait-il donc lui-meme donner l'eveil, avouer l'existence de cet argent peniblement amasse autrefois, dissimule ensuite avec tant de soin? Pendant deux jours encore, il lutta, combattu entre la rage de cette brusque disparition et la necessite ou il s'etait mis de ne pas en ouvrir la bouche. Les faits pourtant se precisaient, il se souvenait que, le matin de son attaque, il avait pose le paquet a cette place, en attendant de le glisser, au plafond, dans la fente d'une poutre, qu'il venait de decouvrir de son lit, les yeux en l'air. Et, depouille, torture, il lacha tout. On avait mange la soupe du soir. Lise rangeait les assiettes, et Buteau, goguenard, qui suivait son pere des yeux depuis le jour ou il s'etait releve, s'attendait a l'affaire, se balancait sur sa chaise, en se disant que ca y etait cette fois, tant il le voyait excite et malheureux. En effet, le vieux, dont les jambes molles chancelaient a battre obstinement la piece, se planta tout d'un coup devant lui. --Les papiers? demanda-t-il d'une voix rauque qui s'etranglait. Buteau cligna les paupieres, l'air profondement surpris, comme s'il ne comprenait pas. --Hein? qu'est-ce que vous dites?... Les papiers, quels papiers? --Mon argent! gronda le vieux, terrible, la taille redressee, tres haute. --Votre argent, vous avez donc de l'argent, a cette heure?... Vous juriez si fort que nous avions trop coute, qu'il ne vous restait pas un sou.... Ah! sacre malin, vous avez de l'argent! Il se balancait toujours, il ricanait, tres amuse, triomphant de son flair jadis, car il etait le premier qui eut senti le magot. Fouan tremblait de tous ses membres. --Rends-le-moi. --Que je vous le rende? est-ce que je l'ai, est-ce que je sais seulement ou il est, votre argent? --Tu me l'as vole, rends-le-moi, nom de Dieu! ou je vas te le faire cracher de force! Et, malgre son age, il le prit aux epaules, le secoua. Mais le fils, alors, se leva, l'empoigna a son tour, sans le bousculer, uniquement pour lui gueuler violemment dans la figure: --Oui, je l'ai et je le garde.... Je vous le garde, entendez-vous, vieille bete, dont la boule demenage!... Et, vrai! il etait temps de vous les prendre, ces papiers que vous alliez dechirer.... N'est-ce pas, Lise, qu'il les dechirait? --Oh! aussi sur que j'existe. Quand on ne sait pas ce qu'on fait! Saisi, Fouan s'effrayait de cette histoire. Est-ce qu'il etait fou, pour ne se souvenir de rien? S'il avait voulu detruire les papiers, comme un gamin qui joue avec des images, c'etait donc qu'il faisait sous lui et qu'il devenait bon a tuer? La poitrine cassee, il n'avait plus ni courage ni force. Il begaya, en pleurant: --Rends-les-moi, dis? --Non! --Rends-les-moi, puisque je vas mieux. --Non! non! Pour que vous vous torchiez avec ou que vous en allumiez votre pipe, merci! Et, des lors, les Buteau refuserent obstinement de se dessaisir des titres. Ils en parlaient ouvertement, d'ailleurs, ils racontaient tout un drame, comment ils etaient arrives juste pour les retirer des mains du malade, au moment ou il les entamait. Un soir, meme, ils montrerent a la Frimat la coche de la dechirure. Qui aurait pu leur en vouloir, d'empecher un tel malheur, de l'argent mis en miettes, perdu pour tout le monde? On les approuvait a voix haute, bien qu'au fond on les soupconnat de mentir. Jesus-Christ, surtout, ne derageait pas: dire que ce magot, introuvable chez lui, avait, du premier coup, ete deniche par les autres! et il l'avait tenu un jour dans sa main, il avait eu la betise de le respecter! Vrai! ce n'etait pas la peine de passer pour une fripouille. Aussi jurait-il d'exiger des comptes de son frere, lorsque le pere claquerait. Fanny, egalement, disait qu'il faudrait compter. Mais les Buteau n'allaient pas a rencontre, a moins, bien entendu, que le vieux ne reprit son argent et n'en disposat. Fouan, de son cote, en se trainant de porte en porte, conta partout l'affaire. Des qu'il pouvait arreter un passant, il se lamentait sur son miserable sort. Et ce fut ainsi qu'un matin il entra dans la cour voisine, chez sa niece. Francoise y aidait Jean a charger une voiture de fumier. Tandis que lui, au fond de la fosse, la vidait a la fourche, elle, en haut, recevait les paquets, les tassait des talons, pour qu'il en tint davantage. Debout devant eux, le vieux, appuye sur sa canne, avait commence sa plainte. --Hein? est-ce vexant tout de meme, de l'argent a moi, qu'ils m'ont pris et qu'ils ne veulent pas me rendre!... Qu'est-ce que vous feriez, vous autres? Trois fois, Francoise lui laissa repeter la question. Elle etait tres ennuyee qu'il vint causer ainsi, elle le recevait froidement, desireuse d'eviter tout sujet de querelle avec les Buteau. --Vous savez, mon oncle, finit-elle par repondre, ca ne nous regarde pas, nous sommes trop heureux d'en etre sortis, de cet enfer! Et, lui tournant le dos, elle continua de fouler dans la voiture, ayant du fumier jusqu'aux cuisses, submergee presque, quand son homme lui en envoyait des fourchees coup sur coup. Elle disparaissait alors au milieu de la vapeur chaude, a l'aise et le coeur d'aplomb, dans l'asphyxie de cette fosse remuee. --Car je ne suis pas fou, ca se voit, n'est-ce pas? poursuivit Fouan, sans paraitre l'avoir entendue. Ils devraient me le rendre, mon argent.... Vous autres, est-ce que vous me croyez capable de le detruire? Ni Francoise ni Jean ne soufflerent mot. --Faudrait etre fou, hein? et je ne suis pas fou.... Vous pourriez en temoigner, vous autres. Brusquement, elle se redressa, en haut de la voiture chargee; et elle avait l'air tres grand, saine et forte, comme si elle eut pousse la, et que cette odeur de fecondite fut sortie d'elle. Les mains sur les hanches, la gorge ronde, elle etait maintenant une vraie femme. --Ah! non, ah! non, mon oncle, en v'la assez! Je vous ai dit de ne pas nous meler a toutes ces gueuseries.... Et, tenez! puisque nous en sommes la-dessus, vous feriez peut-etre bien de ne plus venir nous voir. --C'est donc que tu me renvoies? demanda le vieux tremblant. Jean crut devoir intervenir. --Non, c'est que nous ne voulons pas de dispute. On en aurait pour trois jours a s'empoigner, si l'on vous apercevait ici.... Chacun sa tranquillite, n'est-ce pas? Fouan restait immobile, a les regarder l'un apres l'autre de ses pauvres yeux pales. Puis, il s'en alla. --Bon! si j'ai besoin d'un secours, faudra que j'aille autre part que chez vous. Et ils le laisserent partir, le coeur mal a l'aise, car ils n'etaient point mechants encore; mais quoi faire? ca ne l'aurait aide en rien, et eux surement y auraient perdu l'appetit et le sommeil. Pendant que son homme allait chercher son fouet, elle, soigneusement, avec une pelle, ramassa les fientes tombees et les rejeta sur la voiture. Le lendemain, une scene violente eclata entre Fouan et Buteau. Chaque jour, du reste, l'explication recommencait sur les titres, l'un repetant son eternel: Rends-les-moi! avec l'obstination de l'idee fixe, l'autre refusant d'un: Foutez-moi la paix! toujours le meme. Mais peu a peu les choses se gataient, depuis surtout que le vieux cherchait ou son fils avait bien pu cacher le magot. C'etait son tour de visiter la maison entiere, de sonder les boiseries des armoires, de taper contre les murs, pour entendre s'ils sonnaient le creux. Continuellement, ses regards erraient d'un coin a un autre, dans sa preoccupation unique; et, des qu'il se trouvait seul, il ecartait les enfants, il se remettait a ses fouilles, avec le coup de passion d'un galopin qui saute sur la servante, aussitot que les parents n'y sont plus. Or, ce jour-la comme Buteau rentrait a l'improviste, il apercut Fouan par terre, etendu tout de son long sur le ventre, et le nez sous la commode, en train d'etudier s'il n'y avait pas la une cachette. Cela le jeta hors de lui, car le pere brulait: ce qu'il cherchait dessous etait dessus, cache et comme scelle par le gros poids du marbre. --Nom de Dieu de vieux toque! V'la que vous faites le serpent!... Voulez-vous bien vous relever! Il le tira par les jambes, le remit debout d'une bourrade. --Ah ca! est-ce fini de coller votre oeil a tous les trous? J'en ai assez, de sentir la maison epluchee jusque dans les fentes! Fouan, vexe d'avoir ete surpris, le regarda, repeta en s'enrageant tout d'un coup de colere: --Rends-les moi! --Foutez-moi la paix! lui gueula Buteau dans le nez. --Alors, je souffre trop ici, je m'en vais. --C'est ca, fichez le camp, bon voyage! et si vous revenez, nom de Dieu! c'est que vous n'avez pas de coeur! Il l'avait empoigne par le bras, il le flanqua dehors. VI Fouan descendit la cote. Sa colere s'etait brusquement calmee, il s'arreta, en bas, sur la route, hebete de se trouver dehors, sans savoir ou aller. Trois heures sonnerent a l'eglise, un vent humide glacait cette grise apres-midi d'automne; et il grelottait, car il n'avait pas meme ramasse son chapeau, tant la chose s'etait vite faite. Heureusement, il avait sa canne. Un instant, il remonta vers Cloyes; puis, il se demanda ou il allait de ce cote, il rentra dans Rognes, du pas dont il s'y trainait d'habitude. Devant chez Macqueron, l'idee lui vint de boire un verre; mais il se fouillait, il n'avait pas un sou, la honte le prit de se montrer, dans la peur qu'on ne connut deja l'histoire. Justement, il lui sembla que Lengaigne, debout sur sa porte, le regardait de biais, comme on regarde les va-nu-pieds des grands chemins. Lequeu, derriere les vitres d'une des fenetres de l'ecole, ne le salua pas. Ca se comprenait, il retombait dans le mepris de tous, maintenant qu'il n'avait plus rien, depouille de nouveau, et cette fois jusqu'a la peau de son corps. Quand il fut arrive a l'Aigre, Fouan s'adossa un moment contre le parapet du pont. La pensee de la nuit qui se ferait bientot, le tracassait. Ou coucher? Pas meme un toit. Le chien des Becu qu'il vit passer, lui fit envie, car cette bete-la, au moins, savait le trou de paille ou elle dormirait. Lui, cherchait confusement, ensommeille dans la detente de sa colere. Ses paupieres s'etaient closes, il tachait de se rappeler les coins abrites, proteges du froid. Cela tournait au cauchemar, tout le pays defilait, nu, balaye de coups de vent. Mais il se secoua, se reveilla, en un sursaut d'energie. Fallait point se desesperer de la sorte. On ne laisserait pas crever dehors un homme de son age. Machinalement, il traversa le pont et se trouva devant la petite ferme des Delhomme. Tout de suite, quand il s'en apercut, il obliqua, tourna derriere la maison, pour qu'on ne le vit point. La, il fit une nouvelle pause, colle contre le mur de l'etable, dans laquelle il entendait causer Fanny, sa fille. Etait-ce dont qu'il avait songe a se remettre chez elle? lui-meme n'aurait pu le dire, ses pieds seuls l'avaient conduit. Il revoyait l'interieur du logis, comme s'il y etait rentre, la cuisine a gauche, sa chambre au premier, au bout du fenil. Un attendrissement lui coupait les jambes, il aurait defailli, si le mur ne l'avait soutenu. Longtemps, il resta immobile, sa vieille echine calee contre cette maison. Fanny parlait toujours dans l'etable, sans qu'il put distinguer les mots: c'etait peut-etre ce gros bruit etouffe qui lui remuait le coeur. Mais elle devait quereller une servante, sa voix se haussa, il l'entendit, seche et dure, sans paroles grossieres, dire des choses si blessantes a cette malheureuse, qu'elle en sanglotait. Et il en souffrait lui aussi, son emotion s'en etait allee, il se raidissait, a la certitude que, s'il avait pousse la porte, sa fille l'aurait accueilli de cette voix mauvaise. Il s'imagina qu'elle repetait: "Papa, il viendra nous demander a genoux de le reprendre!" la phrase qui avait coupe tous liens entre eux, a jamais, comme d'un coup de hache. Non, non! plutot mourir de faim, plutot coucher derriere une haie, que de la voir triompher, de son air fier de femme sans reproche! Il decolla son dos de la muraille, il s'eloigna peniblement. Pour ne pas reprendre la route, Fouan qui se croyait guette par tout le monde, remonta la rive droite de l'Aigre, apres le pont, et se trouva bientot au milieu des vignes. Son idee devait etre de gagner ainsi la plaine, en evitant le village. Seulement, il arriva qu'il dut passer a cote du Chateau, ou ses jambes semblaient aussi l'avoir ramene, dans cet instinct des vieilles betes de somme qui retournent aux ecuries ou elles ont eu leur avoine. La montee l'etouffait, il s'assit a l'ecart, soufflant, reflechissant. Surement que, s'il avait dit a Jesus-Christ: "Je vas me plaindre en justice, aide-moi contre Buteau", le bougre l'aurait recu a a cul ouvert; et l'on aurait fait une sacree noce, le soir. Du coin ou il etait, il flairait justement une ripaille, quelque soulerie qui durait depuis le matin. Attire, le ventre creux, il s'approcha, il reconnut la voix de Canon, sentit l'odeur des haricots rouges a l'etuvee, que la Trouille cuisinait si bien, quand son pere voulait feter une apparition du camarade. Pourquoi ne serait-il pas entre godailler entre les deux chenapans, qu'il ecoutait brailler dans la fumee des pipes, bien au chaud, tellement souls, qu'il les jalousait? Une brusque detonation de Jesus-Christ lui alla au coeur, il avancait la main vers la porte, lorsque le rire aigu de la Trouille le paralysa. C'etait la Trouille maintenant qui l'epouvantait, il la revoyait toujours, maigre, en chemise, se jetant sur lui avec sa nudite de couleuvre, le fouillant, le mangeant. Et, alors, a quoi bon, si le pere l'aidait a ravoir ses papiers? la fille serait la pour les lui reprendre sous la peau. Tout d'un coup, la porte s'ouvrit, la gueuse venait jeter un regard dehors, ayant flaire quelqu'un. Il n'avait eu que le temps de se jeter derriere les buissons, il se sauva, en distinguant, dans la nuit tombante, ses yeux verts qui luisaient. Lorsque Fouan fut en plaine, sur le plateau, il eprouva une sorte de soulagement, sauve des autres, heureux d'etre seul et d'en crever. Longtemps, il roda au hasard. La nuit s'etait faite, le vent glace le flagellait. Parfois, a certains grands souffles, il devait tourner le dos, l'haleine coupee, sa tete nue herissee de ses rares cheveux blancs. Six heures sonnerent, tout le monde mangeait dans Rognes; et il avait une faiblesse des membres, qui ralentissait sa marche. Entre deux bourrasques, une averse tomba, drue, cinglante. Il fut trempe, marcha encore, en recut deux autres. Et, sans savoir comment, il se trouva sur la place de l'Eglise, devant l'antique maison patrimoniale des Fouan, celle que Francoise et Jean occupaient a cette heure. Non! il ne pouvait s'y refugier, on l'avait aussi chasse de la. La pluie redoublait, si rude, qu'une lachete l'envahit. Il s'etait approche de la porte des Buteau, a cote, guettant la cuisine, d'ou sortait une odeur de soupe aux choux. Tout son pauvre corps y revenait se soumettre, un besoin physique de manger, d'avoir chaud, l'y poussait. Mais, dans le bruit des machoires, des mots echanges l'arreterent. --Et le pere, s'il ne rentrait point? --Laisse donc! il est trop sur sa gueule, pour ne pas rentrer quand il aura faim! Fouan s'ecarta, avec la crainte qu'on ne l'apercut a cette porte, comme un chien battu qui retourne a sa patee. Il etait suffoque de honte, une resolution farouche le prenait de se laisser mourir dans un coin. On verrait bien s'il etait sur sa gueule! Il redescendit la cote, il s'affaissa au bout d'une poutre, devant la marechalerie de Clou. Ses jambes ne pouvaient plus le porter, il s'abandonnait, dans le noir, et le desert de la route, car les veillees etaient commencees, le mauvais temps avait fait clore les maisons, pas une ame n'y semblait vivre. Maintenant, les averses calmaient le vent, la pluie ruisselait droite, continue, d'une violence de deluge. Il ne se sentait pas la force de se relever et de chercher un abri. Sa canne entre les genoux, son crane lave par l'eau, il demeurait immobile, stupide de tant de misere. Meme il ne reflechissait point, c'etait comme ca: quand on n'avait ni enfants, ni maison, ni rien, on se serrait le ventre, on couchait dehors. Neuf heures sonnerent, puis dix. La pluie continuait, fondait ses vieux os. Mais des lanternes parurent, filerent rapidement: c'etait la sortie des veillees, et il eut un reveil encore, en reconnaissant la Grande qui revenait de chez les Delhomme, ou elle economisait sa chandelle. Il se leva d'un effort dont ses membres craquerent, il la suivit de loin, n'arriva pas assez vite pour entrer en meme temps qu'elle. Devant la porte refermee, il hesitait, le coeur defaillant. Enfin, il frappa, il etait trop malheureux. Il faut dire qu'il tombait mal, car la Grande etait d'une humeur feroce, a la suite de toute une histoire malheureuse qui l'avait derangee, l'autre semaine. Un soir qu'elle se trouvait seule avec son petit fils Hilarion, elle avait eu l'idee de lui faire fendre du bois, pour tirer encore de lui ce travail, avant de l'envoyer a la paille; et, comme il besognait mollement, elle restait la, au fond du bucher, a le couvrir d'injures. Jusqu'a cette heure, dans son aplatissement d'epouvante, cette brute stupide et contrefaite, aux muscles de taureau, avait laisse sa grand'mere abuser de ses forces, sans meme oser lever les yeux sur elle. Depuis quelques jours pourtant, elle aurait du se mefier, car il fremissait sous les corvees trop rudes, des chaleurs de sang raidissaient ses membres. Elle eut le tort, pour l'exciter, de le frapper a la nuque, du bout de sa canne. Il lacha la cognee, il la regarda, irritee de cette revolte, elle le cinglait aux flancs, aux cuisses, partout, lorsque, brusquement, il se rua sur elle. Alors elle se crut renversee, pietinee, etranglee; mais, non, il avait trop jeune depuis la mort de sa soeur Palmyre, sa colere se tournait en une rage de male, n'ayant conscience ni de la parente ni de l'age, a peine du sexe. La brute la violait, cette aieule de quatre-vingt-neuf ans, au corps de baton seche, ou seule demeurait la carcasse fendue de la femelle. Et, solide encore, inexpugnable, la vieille ne le laissa pas faire, put saisir la cognee, lui ouvrit le crane, d'un coup. A ses cris, des voisins accouraient, elle raconta l'histoire, donna des details: un rien de plus, et elle y passait, le bougre etait au bord. Hilarion ne mourut que le lendemain. Le juge etait venu; puis, il y avait eu l'enterrement; enfin toutes sortes d'ennuis, dont elle se trouvait heureusement remise, tres calme, mais ulceree de l'ingratitude du monde et bien resolue a ne plus jamais rendre un service a ceux de sa famille. Fouan dut frapper trois fois, si peureusement, que la Grande n'entendait point. Enfin, elle revint, elle se decida a demander: --Qui est la? --Moi. --Qui, toi? --Moi, ton frere. Sans doute, elle avait reconnu la voix tout de suite, et elle ne se pressait pas, pour le plaisir de le forcer a causer. Un silence s'etait fait, elle demanda de nouveau: --Qu'est-ce que tu veux? Il tremblait, il n'osait repondre. Alors, brutalement, elle rouvrit; mais, comme il entrait, elle barra la porte de ses bras maigres, elle le laissa dans la rue sous la pluie battante, dont le ruissellement triste n'avait pas cesse. --Je le sais, ce que tu veux. On est venu me dire ca, a la veillee.... Oui, tu as eu la betise de te faire manger encore, tu n'as pas meme su garder l'argent de ta cachette, et tu veux que je te ramasse, hein? Puis, voyant qu'il s'excusait, begayait des explications, elle s'emporta. --Si je ne t'avais pas averti! Mais te l'ai-je assez repete qu'il fallait etre bete et lache pour renoncer a sa terre!... Tant mieux, si te voila tel que je le disais, chasse par tes gueux d'enfants, courant la nuit comme un mendiant qui n'a pas meme une pierre a lui pour dormir! Les mains tendues, il pleura, il essaya de l'ecarter. Elle tenait bon, elle achevait de se vider le coeur. --Non, non! va demander un lit a ceux qui t'ont vole. Moi, je ne te dois rien. La famille m'accuserait encore de me meler de ses affaires.... D'ailleurs, ce n'est point tout ca, tu as donne ton bien, jamais je ne pardonnerai.... Et, redressee, avec son cou fletri et ses yeux ronds d'oiseau de proie, elle lui jeta la porte sur la face, violemment. --C'est bien fait, creve dehors! Fouan resta la, raidi, immobile, devant cette porte impitoyable, pendant que derriere lui, la pluie continuait avec son roulement monotone. Enfin, il se retourna, il se renfonca dans la nuit d'encre, que noyait cette chute lente et glacee du ciel. Ou alla-t-il? Il ne se le rappela jamais bien. Ses pieds glissaient dans les flaques, ses mains tatonnaient pour ne pas se heurter contre les murs et les arbres. Il ne pensait plus, ne savait plus, ce coin de village dont il connaissait chaque pierre, etait comme un lieu lointain, inconnu, terrible, ou il se sentait etranger et perdu, incapable de se conduire. Il obliqua a gauche, craignit des trous, revint a droite, s'arreta frissonnant, menace de toutes parts. Et, ayant rencontre une palissade, il la suivit jusqu'a une petite porte, qui ceda. Le sol se derobait, il roula dans un trou. La, on etait bien, la pluie ne penetrait pas, il faisait chaud; mais un grognement l'avait averti, il etait avec un cochon, qui, derange, croyant a de la nourriture, lui poussait deja son groin dans les cotes. Une lutte s'engagea, il etait si faible, que la peur d'etre devore le fit sortir. Alors, ne pouvant aller plus loin, il se coucha contre la porte, ramasse, roule en boule, pour que l'avancement du toit le protegeat de l'eau. Des gouttes quand meme continuerent a lui tremper les jambes, des souffles lui glacaient sur le corps ses vetements mouilles. Il enviait le cochon, il serait retourne avec lui, s'il ne l'avait pas entendu, derriere son dos, manger la porte, avec des reniflements voraces. Au petit jour, Fouan sortit de la somnolence douloureuse ou il s'etait aneanti. Une honte le reprenait, la honte de se dire que son histoire courait le pays, que tous le savaient par les routes, comme un pauvre. Quand on n'a plus rien, il n'y a pas de justice, il n'y a pas de pitie a attendre. Il fila le long des haies, avec l'inquietude de voir une fenetre s'ouvrir, quelque femme matinale le reconnaitre. La pluie tombait toujours, il gagna la plaine, se cacha au fond d'une meule. Et la journee entiere se passa pour lui a fuir de la sorte, d'abri en abri, dans un tel effarement, qu'au bout de deux heures, il se croyait decouvert et changeait de trou. L'unique idee, maintenant, qui lui battait le crane, etait de savoir si ce serait bien long de mourir. Il souffrait moins du froid, la faim surtout le torturait, il allait pour sur mourir de faim. Encore une nuit, encore un jour, peut-etre. Tant qu'il fit clair, il ne faiblit pas, il aimait mieux finir ainsi que de retourner chez les Buteau. Mais une angoisse affreuse l'envahit avec le crepuscule qui tombait, une terreur de recommencer l'autre nuit, sous ce deluge entete. Le froid le reprenait jusque dans les os, la faim lui rongeait la poitrine, intolerable. Lorsque le ciel fut noir, il se sentit comme noye, emporte par ces tenebres ruisselantes; sa tete ne commandait plus, ses jambes marchaient toutes seules, la bete l'emmenait; et ce fut alors que, sans l'avoir voulu, il se retrouva dans la cuisine des Buteau, dont il venait de pousser la porte. Justement, Buteau et Lise achevaient la soupe aux choux de la veille. Lui, au bruit, avait tourne la tete, et il regardait Fouan, silencieux, fumant dans ses vetements trempes. Un long temps se passa, il finit par dire avec un ricanement: --Je savais bien que vous n'auriez pas de coeur. Le vieux, ferme, fige, n'ouvrit pas les levres, ne prononca pas un mot. --Allons, la femme, donne-lui tout de meme la patee, puisque la faim le ramene. Deja, Lise s'etait levee et avait apporte une ecuellee de soupe. Mais Fouan reprit l'ecuelle, alla s'asseoir a l'ecart, sur un tabouret, comme s'il avait refuse de se mettre a la table, avec ses enfants; et, goulument, par grosses cuillerees, il avala. Tout son corps tremblait, dans la violence de sa faim. Buteau, lui, achevait de diner sans hate, se balancant sur sa chaise, piquant de loin des morceaux de fromage, qu'il mangeait au bout de son couteau. La gloutonnerie du vieillard l'occupait, il suivait la cuillere des yeux, il goguenarda. --Dites donc, ca parait vous avoir ouvert l'appetit, cette promenade au frais. Mais faudrait pas se payer ca tous les jours, vous couteriez trop a nourrir. Le pere avalait, avalait, avec un bruit rauque du gosier, sans une parole. Et le fils continua. --Ah! ce bougre de farceur qui decouche! Il est peut-etre alle voir les garces.... C'est donc ca qui vous a creuse, hein? Pas de reponse encore, le meme entetement de silence, rien que la deglutition violente des cuillerees qu'il engouffrait. --Eh! je vous parle, cria Buteau irrite, vous pourriez bien me faire la politesse de repondre. Fouan ne leva meme pas de la soupe ses yeux fixes et troubles. Il ne semblait ni entendre ni voir, isole, a des lieues, comme s'il avait voulu dire qu'il etait revenu manger, que son ventre etait la, mais que son coeur n'y etait plus. Maintenant il raclait le fond de l'ecuelle avec la cuillere, rudement, pour ne rien perdre de sa portion. Lise, remuee par cette grosse faim, se permit d'intervenir. --Lache-le, puisqu'il veut faire le mort. --C'est qu'il ne va pas recommencer a se foutre de moi! reprit rageusement Buteau. Une fois, ca passe. Mais vous entendez, sacre tetu? que l'histoire d'aujourd'hui vous serve de lecon! Si vous m'embetez encore, je vous laisse crever de faim sur la route! Fouan, ayant fini, quitta peniblement sa chaise; et, toujours muet, de ce silence de tombe qui paraissait grandir, il tourna le dos, il se traina sous l'escalier, jusqu'a son lit, ou il se jeta tout vetu. Le sommeil l'y foudroya, il dormit a l'instant, sans un souffle, sous un ecrasement de plomb. Lise, qui vint le voir, retourna dire a son homme qu'il etait peut-etre bien mort. Mais Buteau, s'etant derange, haussa les epaules. Ah! ouiche, mort! est-ce que ca mourait comme ca? Fallait seulement qu'il eut tout de meme roule, pour etre dans un etat pareil. Le lendemain enfin lorsqu'ils entrerent jeter un coup d'oeil, le vieux n'avait pas bouge; et il dormait encore le soir, et il ne se reveilla qu'au matin de la seconde nuit, apres trente-six heures d'aneantissement. --Tiens! vous rev'la! dit Buteau en ricanant. Moi qui croyais que ca continuerait, que vous ne mangeriez plus de pain! Le vieux ne le regarda pas, ne repondit pas, et sortit s'asseoir sur la route, pour prendre l'air. Alors, Fouan s'obstina. Il semblait avoir oublie les titres qu'on refusait de lui rendre; du moins, il n'en causait plus, il ne les cherchait plus, indifferent peut-etre, en tous cas resigne; mais sa rupture etait complete avec les Buteau, il restait dans son silence, comme separe et enseveli. Jamais, dans aucune circonstance, pour aucune necessite, il ne leur adressait la parole. La vie demeurait commune, il couchait la, mangeait la, il les voyait, les coudoyait du matin au soir; et pas un regard, pas un mot, l'air d'un aveugle et d'un muet, la promenade trainante d'une ombre, au milieu de vivants. Lorsqu'on se fut lasse de s'occuper de lui, sans en tirer un souffle, on le laissa a son obstination. Buteau, Lise elle-meme, cesserent egalement de lui parler, le tolerant autour d'eux comme un meuble qui aurait change de place, finissant par perdre la conscience nette de sa presence. Le cheval et les deux vaches comptaient davantage. De toute la maison, Fouan n'eut plus qu'un ami, le petit Jules, qui achevait sa neuvieme annee. Tandis que Laure, agee de quatre ans, le regardait avec les yeux durs de la famille, se degageait de ses bras, sournoise, rancuniere, comme si elle eut deja condamne cette bouche inutile, Jules se plaisait dans les jambes du vieux. Et il demeurait le dernier lien, qui le rattachait a la vie des autres, il servait de messager, quand la necessite d'un oui ou d'un non devenait absolue. Sa mere l'envoyait, et il rapportait la reponse, car le grand-pere, pour lui seul, sortait de son silence. Dans l'abandon ou il tombait, l'enfant en outre, ainsi qu'une petite menagere, l'aidait a faire son lit le matin, se chargeait de lui donner sa portion de soupe, qu'il mangeait pres de la fenetre, sur ses genoux, n'ayant jamais voulu reprendre sa place, a la table. Puis, ils jouaient ensemble. Le bonheur de Fouan etait d'emmener Jules par la main, de marcher longtemps, droit devant eux; et, ces jours-la, il se soulageait de ce qu'il renfoncait en lui, il en disait, il en disait, a etourdir son compagnon, ne parlant deja plus qu'avec difficulte, perdant l'usage de sa langue, depuis qu'il cessait de s'en servir. Mais le vieillard qui begayait, le gamin qui n'avait d'autres idees que les nids et les mures sauvages, se comprenaient tres bien a causer, durant des heures. Il lui enseigna a poser des gluaux, il lui fabriqua une petite cage, pour y enfermer des grillons. Cette frele main d'enfant dans la sienne, par les chemins vides de ce pays ou il n'avait plus ni terres ni famille, c'etait tout ce qui le soutenait, le faisait se plaire a vivre encore un peu. Du reste, Fouan etait comme raye du nombre des vivants, Buteau agissait en son lieu et place, touchait et signait, sous le pretexte que le bonhomme perdait la tete. La rente de cent cinquante francs, provenant de la vente de la maison, lui etait payee directement par M. Baillehache. Il n'avait eu qu'un ennui avec Delhomme, qui s'etait refuse a verser les deux cents francs de la pension, entre des mains autres que celles de son pere; et Delhomme exigeait donc la presence de celui-ci; mais il n'avait pas le dos tourne, que Buteau raflait la monnaie. Cela faisait trois cent cinquante francs, auxquels, disait-il d'une voix geignarde, il devait en ajouter autant et davantage, sans arriver a nourrir le vieux. Jamais il ne reparlait des titres; ca dormait-la, on verrait plus tard. Quant aux interets, ils passaient toujours, selon lui, a tenir l'engagement avec le pere Saucisse, quinze sous chaque matin, pour l'achat a viager d'un arpent de terre. Il criait qu'on ne pouvait pas lacher ce contrat, qu'il y avait trop d'argent engage. Pourtant, le bruit courait que le pere Saucisse, terrorise, menace d'un mauvais coup, avait consenti a le rompre, en lui rendant la moitie des sommes touchees, mille francs sur deux mille; et, si ce vieux filou se taisait, c'etait par une vanite de gueux qui ne voulait point avoir ete roule a son tour. Le flair de Buteau l'avertissait que le pere Fouan mourrait le premier: une supposition qu'on lui aurait donne une chiquenaude, a coup sur, il ne se serait pas releve. Une annee s'ecoula, et Fouan, tout en declinant chaque jour, durait quand meme. Ce n'etait plus le vieux paysan propret, avec son cuir bien rase, ses pattes de lievre correctes, portant des blouses neuves et des pantalons noirs. Dans sa face amincie, decharnee, il ne restait que son grand nez osseux qui s'allongeait vers la terre. Un peu chaque annee, il s'etait courbe davantage, et maintenant il allait, les reins casses, n'ayant bientot qu'a faire la culbute finale, pour tomber dans la fosse. Il se trainait sur deux batons, envahi d'une barbe blanche, longue et sale, usant les vetements troues de son fils, si mal tenu, qu'il en etait repugnant au soleil, ainsi que ces vieux rodeurs de route en haillons, dont on s'ecarte. Et, au fond de cette decheance, la bete seule persistait, l'animal humain, tout entier a l'instinct de vivre. Une voracite le faisait se jeter sur sa soupe, jamais contente, volant jusqu'aux tartines de Jules, si le petit ne les defendait pas. Aussi le reduisait-on, meme on en profitait pour ne plus le nourrir assez, sous le pretexte qu'il en creverait. Buteau l'accusait de s'etre perdu, au Chateau, dans la compagnie de Jesus-Christ, ce qui etait vrai; car cet ancien paysan sobre, dur a son corps, vivant de pain et d'eau, avait pris la des habitudes de godaille, le gout de la viande et de l'eau-de-vie, tellement les vices se gagnent vite, lors meme que c'est un fils qui debauche son pere. Lise avait du enfermer le vin en le voyant disparaitre. Les jours ou l'on mettait un pot-au-feu, la petite Laure restait en faction autour. Depuis que le vieux avait fait la dette d'une tasse de cafe chez Lengaigne, celui-ci et Macqueron etaient prevenus qu'on ne les payerait pas, s'ils lui servaient des consommations a credit. Il gardait toujours son grand silence tragique, mais parfois, lorsque son ecuelle n'etait pas pleine, lorsqu'on enlevait le vin sans lui donner sa part, il fixait longuement sur Buteau des yeux irrites, dans la rage impuissante de son appetit. --Oui, oui, regardez-moi disait Buteau, si vous croyez que je nourris les betes a ne rien foutre! Quand on aime la viande, on la gagne, bougre de goinfre!... Hein? n'avez-vous pas honte d'etre tombe dans la debauche a votre age! Fouan, qui n'etait pas retourne chez les Delhomme par un entetement d'orgueil, ulcere du mot que sa fille avait dit, en arriva a tout endurer des Buteau, les mauvaises paroles, meme les bourrades. Il ne songeait plus a ses autres enfants; il s'abandonnait la, dans une telle lassitude, que l'idee de s'en tirer ne lui venait point: ca ne marcherait pas mieux ailleurs, a quoi bon? Fanny, lorsqu'elle le rencontrait, passait raide, ayant jure de ne jamais lui reparler la premiere. Jesus-Christ, meilleur enfant, apres lui avoir garde rancune de la sale facon dont il avait quitte le Chateau, s'etait amuse un soir a le griser abominablement chez Lengaigne puis a le ramener ainsi devant sa porte: une histoire terrible, la maison en l'air, Lise obligee de laver la cuisine, Buteau jurant qu'une autre fois il le ferait coucher sur le fumier; de sorte que le vieux, craintif, se mefiait maintenant de son aine, au point d'avoir le courage de refuser les rafraichissements. Souvent aussi, il voyait la Trouille avec ses oies, quand il s'asseyait dehors, au bord d'un chemin. Elle s'arretait, le fouillait de ses yeux minces, causait un instant, tandis que ses betes, derriere elle, l'attendaient debout sur une patte, le cou en arret. Mais, un matin, il constata qu'elle lui avait vole son mouchoir; et, des lors, du plus loin qu'il l'apercut, il agita ses batons pour la chasser. Elle rigolait, s'amusait a lancer ses oies sur lui, ne se sauvait que lorsqu'un passant menacait de la gifler, si elle ne laissait pas son grand-pere tranquille. Cependant, jusque-la, Fouan avait pu marcher, et c'etait une consolation, car il s'interessait encore a la terre, il montait toujours revoir ses anciennes pieces, dans cette manie des vieux passionnes que hantent leurs anciennes maitresses d'autrefois. Il errait lentement par les routes, de sa marche blessee de vieil homme; il s'arretait au bord d'un champ, demeurait des heures plante sur ses cannes; puis, il se trainait devant un autre, s'y oubliait de nouveau, immobile, pareil a un arbre pousse la, desseche de vieillesse. Ses yeux vides ne distinguaient plus nettement ni le ble, ni l'avoine, ni le seigle. Tout se brouillait, et c'etaient des souvenirs confus qui se levaient du passe: cette piece, en telle annee, avait rapporte tant d'hectolitres. Meme les dates, les chiffres finissaient par se confondre. Il ne lui restait qu'une sensation vive, persistante: la terre, la terre qu'il avait tant desiree, tant possedee, la terre a qui pendant soixante ans, il avait tout donne, ses membres, son coeur, sa vie, la terre ingrate, passee aux bras d'un autre male, et qui continuait de produire sans lui reserver sa part! Une grande tristesse le poignait, a cette idee qu'elle ne le connaissait plus, qu'il n'avait rien garde d'elle ni un sou ni une bouchee de pain, qu'il lui fallait mourir, pourrir en elle, l'indifferente qui, de ses vieux os, allait se refaire de la jeunesse. Vrai! pour en arriver la, nu et infirme, ca ne valait guere la peine de s'etre tue au travail! Quand il avait rode ainsi autour de ses anciennes pieces, il se laissait tomber sur son lit, dans une telle lassitude, qu'on ne l'entendait meme plus souffler. Mais ce dernier interet qu'il prenait a vivre, s'en allait avec ses jambes. Bientot, il lui devint si penible de marcher, qu'il ne s'ecarta guere du village. Par les beaux jours, il avait trois ou quatre stations preferees: les poutres devant la marechalerie de Clou, le pont de l'Aigre, un banc de pierre pres de l'ecole; et il voyageait lentement de l'une a l'autre, mettant une heure pour faire deux cents metres, tirant sur ses sabots comme sur des voitures lourdes, debauche, dejete, dans le roulis casse de ses reins. Souvent, il s'oubliait l'apres-midi entiere au bout d'une poutre, accroupi, a boire le soleil. Une hebetude l'immobilisait, les yeux ouverts. Des gens passaient qui ne le saluaient plus, car il devenait une chose. Sa pipe meme lui etait une fatigue, il cessait de fumer, tant elle pesait a ses gencives, sans compter que le gros travail de la bourrer et de l'allumer, l'epuisait. Il avait l'unique desir de ne pas bouger de place, glace, grelottant, des qu'il remuait, sous l'ardent soleil de midi. C'etait, apres la volonte et l'autorite mortes, la decheance derniere, une vieille bete souffrant, dans son abandon, la misere d'avoir vecu une existence d'homme. D'ailleurs, il ne se plaignait point, fait a cette idee du cheval fourbu, qui a servi et qu'on abat, quand il mange inutilement son avoine. Un vieux, ca ne sert a rien et ca coute. Lui-meme avait souhaite la fin de son pere. Si, a leur tour, ses enfants desiraient la sienne, il n'en ressentait ni etonnement ni chagrin. Ca devait etre. Lorsqu'un voisin lui demandait: --Eh bien! pere Fouan, vous allez donc toujours! --Ah! grognait-il, c'est bougrement long de crever, et ce n'est pourtant pas la bonne volonte qui manque! Et il disait vrai, dans son stoicisme de paysan qui accepte la mort, qui la souhaite, des qu'il redevient nu et que la terre le reprend. Une souffrance encore l'attendait. Jules se degouta de lui, detourne par la petite Laure. Celle-ci, lorsqu'elle le voyait avec le grand-pere, semblait jalouse. Il les embetait, ce vieux! c'etait plus amusant de jouer ensemble. Et, si son frere ne la suivait pas, elle se pendait a ses epaules, l'emmenait. Ensuite, elle se faisait si gentille, qu'il en oubliait son service de menagere complaisante. Peu a peu, elle se l'attacha completement, en vraie femme deja qui s'etait donne la tache de cette conquete. Un soir, Fouan, etait alle attendre Jules devant l'ecole, si las, qu'il avait songe a lui, pour remonter la cote. Mais Laure sortit avec son frere; et, comme le vieux, de sa main tremblante, cherchait la main du petit, elle eut un rire mechant. --Le v'la encore qui t'embete, lache-le donc! Puis, se retournant vers les autres galopins: --Hein? est-il couenne de se laisser embeter! Alors, Jules, au milieu des huees, rougit, voulut faire l'homme, s'echappa d'un saut, en criant le mot de sa soeur a son vieux compagnon de promenades: --Tu m'embetes! Effare, les yeux obscurcis de larmes, Fouan trebucha, comme si la terre lui manquait, avec cette petite main qui se retirait de lui. Les rires augmentaient, et Laure forca Jules a danser autour du vieillard, a chanter sur un air de ronde enfantine: --Tombera, tombera pas... son pain sec mangera, qui le ramassera.... Fouan, defaillant, mit pres de deux heures a rentrer seul, tant il trainait les pieds, sans force. Et ce fut la fin, l'enfant cessa de lui apporter sa soupe et de faire son lit, dont la paillasse n'etait pas retournee une fois par mois. Il n'eut meme plus ce gamin a qui causer, il s'enfonca dans l'absolu silence, sa solitude se trouva elargie et complete. Jamais un mot, sur rien, a personne. III Les labours d'hiver tiraient a leur fin, et par cette apres-midi de fevrier, sombre et froide, Jean, avec sa charrue, venait d'arriver a sa grande piece des Cornailles, ou il lui restait a faire deux bonnes heures de besogne. C'etait un bout de la piece qu'il voulait semer de ble, une variete ecossaise de poulard, une tentative que lui avait conseillee son ancien maitre Hourdequin en mettant meme a sa disposition quelques hectolitres de semence. Tout de suite, Jean enraya, a la place ou il avait deraye la veille; et, faisant mordre le soc, les mains aux mancherons de la charrue, il jeta a son cheval le cri rauque dont il l'excitait. --Dia hue! hep! Des pluies battantes, apres de grands soleils, avaient durci l'argile du sol, si profondement, que le soc et le coutre detachaient avec peine la bande qu'ils tranchaient, dans ce labour a plein fer. On entendait la motte epaisse grincer contre le versoir qui la retournait enfouissant au fond le fumier, dont une couche etalee couvrait le champ. Parfois, un obstacle, une pierre, donnait une secousse. --Dia hue! hep! Et Jean, de ses bras tendus veillait a la rectitude parfaite du sillon, si droit, qu'on l'aurait dit trace au cordeau; tandis que son cheval, la tete basse, les pieds enfonces dans la raie, tirait d'un train uniforme et continu. Lorsque la charrue s'empatait, il en detachait la boue et les herbes, d'un branle de ses deux poings; puis elle glissait de nouveau en laissant derriere elle la terre mouvante et comme vivante, soulevee, grasse, a nu jusqu'aux entrailles. Quand il fut au bout du sillon, il tourna, en commenca un autre. Bientot, une sorte de griserie lui vint de toute cette terre remuee, qui exhalait une odeur forte, l'odeur des coins humides ou fermentent les germes. Sa marche lourde, la fixite de son regard, achevaient de l'etourdir. Jamais il ne devait devenir un vrai paysan. Il n'etait pas ne dans ce sol, il restait l'ancien ouvrier des villes, le troupier qui avait fait la campagne d'Italie; et ce que les paysans ne voient pas, ne sentent pas, lui le voyait, le sentait, la grande paix triste de la plaine, le souffle puissant de la terre, sous le soleil et sous la pluie. Toujours il avait eu des idees de retraite a la campagne. Mais quelle sottise de s'etre imagine que, le jour ou il lacherait le fusil et le rabot, la charrue contenterait son gout de la tranquillite! Si la terre etait calme, bonne a ceux qui l'aiment, les villages colles sur elle comme des nids de vermine, les insectes humains vivant de sa chair, suffisaient a le deshonorer et a en empoisonner l'approche. Il ne se souvenait pas d'avoir souffert autant que depuis son arrivee, deja lointaine, a la Borderie. Jean dut soulever un peu les mancherons, pour donner de l'aisance. Une legere deviation du sillon lui causa de l'humeur. Il tourna, s'appliqua davantage, en poussant son cheval. --Dia hue! hep! --Oui, que de miseres, en ces dix annees! D'abord, sa longue attente de Francoise; ensuite, la guerre avec les Buteau. Pas un jour ne s'etait passe sans vilaines choses. Et, a cette heure qu'il avait Francoise, depuis deux ans qu'ils etaient maries, pouvait-il se dire heureux? S'il l'aimait toujours, lui, il avait bien devine qu'elle ne l'aimait pas, qu'elle ne l'aimerait jamais, comme il aurait desire l'etre, a pleins bras, a pleine bouche. Tous deux vivaient en bon accord, le menage prosperait, travaillait, economisait. Mais ce n'etait point ca, il la sentait loin, froide, occupee d'une autre idee, au lit, quand il la tenait. Elle se trouvait enceinte de cinq mois, un de ces enfants faits sans plaisir, qui ne donnent que du mal a leur mere. Cette grossesse ne les avait meme pas rapproches. Il souffrait surtout d'un sentiment de plus en plus net, eprouve le soir de leur entree dans la maison, le sentiment qu'il demeurait un etranger pour sa femme; un homme d'un autre pays, pousse ailleurs, on ne savait ou, un homme qui ne pensait pas comme ceux de Rognes, qui lui paraissait bati differemment, sans lien possible avec elle, bien qu'il l'eut rendue grosse. Apres le mariage, exasperee contre les Buteau, elle avait, un samedi, rapporte de Cloyes une feuille de papier timbre, afin de tout laisser par testament a son mari, car elle s'etait fait expliquer comment la maison et la terre retourneraient a sa soeur si elle mourait avant d'avoir un enfant, l'argent et les meubles entrant seuls dans la communaute; puis, sans lui donner aucune explication a ce sujet, elle semblait s'etre ravisee, la feuille etait encore dans la commode, toute blanche; et il en avait ressenti un grand chagrin secret, non qu'il fut interesse, mais il voyait la un manque d'affection. D'ailleurs, aujourd'hui que le petit allait naitre, a quoi bon un testament? Il n'en avait pas moins le coeur gros, chaque fois qu'il ouvrait la commode et qu'il apercevait le papier timbre, devenu inutile. Jean s'arreta, laissa souffler son cheval. Lui-meme secouait son etourdissement, dans l'air glace. D'un lent regard, il regarda l'horizon vide, la plaine immense, ou d'autres attelages, tres loin, se noyaient sous le gris du ciel. Il fut surpris de reconnaitre le pere Fouan, qui revenait de Rognes par le chemin neuf, cedant encore a quelque souvenir, a un besoin de revoir un coin de champ. Puis, il baissa la tete, il s'absorba une minute dans la vue du sillon ouvert, de la terre eventree a ses pieds: elle etait jaune et forte au fond, la motte retournee avait apporte a la lumiere comme une chair rajeunie, tandis que, dessous, le fumier s'enterrait en un lit de fecondation grasse; et ses reflexions devenaient confuses, la drole d'idee qu'on avait eue de fouiller ainsi le sol pour manger du pain, l'ennui ou il etait de ne pas se sentir aime de Francoise, d'autres choses plus vagues, sur ce qui poussait la, sur son petit qui naitrait bientot, sur tout le travail qu'on faisait, sans en etre souvent plus heureux. Il reprit les mancherons, il jeta son cri guttural. --Dia hue! hep! Jean achevait son labour, lorsque Delhomme, qui revenait a pied d'une ferme voisine, s'arreta au bord du champ. --Dites donc, Caporal, vous savez la nouvelle.... Parait qu'on va avoir la guerre. Il lacha la charrue, il se releva, saisi, etonne du coup qu'il recevait au coeur. --La guerre, comment ca? Mais avec les Prussiens, a ce qu'on m'a dit.... C'est dans les journaux. Les yeux fixes, Jean revoyait l'Italie, les batailles de la-bas, ce massacre dont il avait ete si heureux de se tirer, sans une blessure. A cette epoque, de quelle ardeur il aspirait a vivre tranquille, dans son coin! et voila que cette parole, criee d'une route par un passant, cette idee de la guerre lui allumait tout le sang du corps! --Dame! si les Prussiens nous emmerdent.... On ne peut pas les laisser se foutre de nous. Delhomme n'etait pas de cet avis. Il hocha la tete, il declara que ce serait la fin des campagnes, si l'on y revoyait les Cosaques comme apres Napoleon. Ca ne rapportait rien de se cogner; valait mieux s'entendre. --Ce que j'en dis, c'est pour les autres.... J'ai mis de l'argent, chez monsieur Baillehache. Quoi qu'il arrive, Nenesse, qui tire demain, ne partira pas. --Bien sur, conclut Jean, calme. C'est comme moi, qui ne leur dois plus rien et qui suis marie a cette heure, je m'en fiche qu'ils se battent!... Ah! c'est avec les Prussiens! Eh bien! on leur allongera une raclee, voila tout! --Bonsoir, Caporal! --Bonsoir! Delhomme repartit, s'arreta plus loin pour crier de nouveau la nouvelle, la cria plus loin une troisieme fois; et la menace de la guerre prochaine vola par la Beauce, dans la grande tristesse du ciel de cendre. Jean, ayant termine, eut l'idee d'aller tout de suite a la Borderie chercher la semence promise. Il detela, laissa la charrue au bout du champ, sauta sur son cheval. Comme il s'eloignait, la pensee de Fouan lui revint, il le chercha et ne le trouva plus. Sans doute, le vieux s'etait mis a l'abri du froid, derriere une meule de paille, restee dans la piece aux Buteau. A la Borderie, apres avoir attache sa bete, Jean appela inutilement; tout le monde devait etre en besogne dehors; et il etait entre dans la cuisine vide, il tapait du poing sur la table, lorsqu'il entendit enfin la voix de Jacqueline monter de la cave, ou se trouvait la laiterie. On y descendait par une trappe, qui s'ouvrait au pied meme de l'escalier, si mal placee, qu'on redoutait toujours des accidents. --Hein? qui est-ce? Il s'etait accroupi sur la premiere marche du petit escalier raide, et elle le reconnut d'en bas. Tiens, Caporal! Lui aussi la voyait, dans le demi-jour de la laiterie, eclairee par un soupirail. Elle travaillait la, au milieu des jattes, des cremoirs, d'ou le petit-lait s'en allait goutte a goutte, dans une auge de pierre; et elle avait les manches retroussees jusqu'aux aisselles, ses bras nus etaient blancs de creme. --Descends donc.... Est-ce que je te fais peur? Elle le tutoyait comme autrefois, elle riait de son air de fille engageante. Mais lui, gene, ne bougeait pas. --C'est pour la semence que le maitre m'a promise. --Ah! oui, je sais.... Attends, je monte. Et, quand elle fut au grand jour, il la trouva toute fraiche, sentant bon le lait, avec ses bras nus et blancs. Elle le regardait de ses jolis yeux pervers, elle finit par demander d'un air de plaisanterie: --Alors, tu ne m'embrasses pas?... Ce n'est pas parce qu'on est marie qu'on doit etre mal poli. Il l'embrassa, en affectant de faire claquer fortement les deux baisers sur les joues, pour dire que c'etait simplement de bonne amitie. Mais elle le troublait, des souvenirs lui remontaient de tout le corps, dans un petit frisson. Jamais avec sa femme, qu'il aimait tant, il n'avait eprouve ca. --Allons, viens, reprit Jacqueline. Je vas te montrer la semence.... Imagine-toi que la servante elle-meme est au marche. Elle traversa la cour, entra dans la grange au ble, tourna derriere une pile de sac; et c'etait la, contre le mur, en un tas que des planches maintenaient. Il l'avait suivie, il etouffa un peu de se trouver ainsi seul avec elle, au fond de ce coin perdu. Tout de suite, il affecta s'interesser a la semence, une belle variete ecossaise de poulard. --Oh! qu'il est gros! Mais elle eut son roucoulement de gorge, elle le ramena vite au sujet qui l'interessait. --Ta femme est enceinte, vous vous en donnez, hein?... Dis donc, est-ce que ca va avec elle? est-ce que c'est aussi gentil qu'avec moi? Il devint tres rouge, elle s'en amusa, enchantee de le bouleverser de la sorte. Puis, elle parut s'assombrir, sous une pensee brusque. --Tu sais, moi, j'ai eu bien des ennuis. Heureusement que c'est passe et que j'en suis sortie a mon avantage. En effet, un soir, Hourdequin avait vu tomber a la Borderie son fils Leon, le capitaine, qui ne s'y etait pas montre depuis des annees; et, des le premier jour, ce dernier, venu pour savoir, fut renseigne, lorsqu'il eut constate que Jacqueline occupait la chambre de sa mere. Un instant, elle trembla, car l'ambition l'avait prise de se faire epouser et d'heriter de la ferme. Mais le capitaine commit la faute de jouer le vieux jeux: il voulut debarrasser son pere en se faisant surprendre par lui, couche avec elle. C'etait trop simple. Elle etala une vertu farouche, elle poussa des cris, versa des larmes, declara a Hourdequin qu'elle s'en allait, puisqu'elle n'etait plus respectee dans sa maison. Il y eut une scene atroce entre les deux hommes, le fils essaya d'ouvrir les yeux du pere, ce qui acheva de gater les choses. Deux heures plus tard, il repartit, il cria sur le seuil qu'il aimait mieux tout perdre, et que, s'il rentrait jamais, ce serait pour faire sortir cette catin a coups de botte. L'erreur de Jacqueline, dans son triomphe, fut alors de croire qu'elle pouvait tout risquer. Elle signifia a Hourdequin qu'apres des vexations pareilles, dont le pays clabaudait, elle se devait de le quitter, s'il ne l'epousait pas. Meme elle commenca a faire sa malle. Mais le fermier, encore bouleverse de sa rupture avec son fils, d'autant plus furieux qu'il se donnait secretement tort et que son coeur saignait, faillit l'assommer d'une paire de gifles; et elle ne parla plus de partir, elle comprit qu'elle s'etait trop pressee. Maintenant, du reste, elle etait la maitresse absolue, couchant ouvertement dans la chambre conjugale, mangeant a part avec le maitre, commandant, reglant les comptes, ayant les clefs de la caisse, si despotique, qu'il la consultait sur les decisions a prendre. Il declinait, tres vieilli, elle esperait bien vaincre ses revoltes dernieres, l'amener au mariage, quand elle aurait acheve de l'user. En attendant, comme il avait jure de desheriter son fils, dans le coup de sa colere, elle travaillait pour le decider a un testament en sa faveur; et elle se croyait deja proprietaire de la ferme, car elle lui en avait arrache la promesse, un soir, au lit. --Depuis des annees que je m'esquinte a l'amuser, conclut-elle, tu comprends que ce n'est pas pour ses beaux yeux. Jean ne put s'empecher de rire. Tout en parlant d'un geste machinal, elle avait enfonce ses bras nus dans le ble; et elle les en retirait, les y replongeait, poudrant sa peau d'une poudre fine et douce. Il regardait ce jeu, il fit a voix haute une reflexion qu'il regretta ensuite. --Et, avec Tron, ca va toujours? Elle ne parut pas blessee, elle parla librement comme a un vieil ami. --Ah! je l'aime bien, cette grande bete, mais il n'est guere raisonnable, vrai!... Est-ce qu'il n'est pas jaloux! Oui, il me fait des scenes, il ne me passe que le maitre, et encore! Je crois qu'il vient ecouter la nuit si nous dormons. De nouveau, Jean s'egayait. Mais elle ne riait pas, elle, ayant une peur secrete de ce colosse, qu'elle disait sournois et faux, ainsi, que tous les Porcherons. Il l'avait menacee de l'etrangler, si elle le trompait. Aussi n'allait-elle plus avec lui qu'en tremblant, malgre le gout qu'elle gardait pour ses gros membres, elle toute fluette qu'il aurait ecrasee entre son pouce et ses quatre doigts. Puis, elle eut un joli haussement d'epaules, comme pour dire qu'elle en avait mange d'autres. Et elle reprit, souriante: --Dis, Caporal, ca marchait mieux avec toi, nous etions si d'accord! Sans le quitter de ses yeux plaisants, elle s'etait remise a brasser le ble. Lui, se trouvait reconquis, oubliait son depart de la ferme, son mariage, l'enfant qui allait naitre. Il lui saisit les poignets, au fond de la semence; il remonta le long de ses bras, veloutes de farine, jusqu'a sa gorge d'enfant, que l'abus de l'homme semblait durcir; et c'etait ce qu'elle voulait, depuis qu'elle l'avait apercu, en haut de la trappe, un regain de sa tendresse d'autrefois, le mauvais plaisir aussi de le reprendre a une autre femme, une femme legitime. Deja, il l'empoignait, il la renversait sur le tas de ble, pamee, roucoulante, lorsqu'une haute et maigre figure, celle du berger Soulas, apparut derriere les sacs, toussant violemment et crachant. D'un bond, Jacqueline s'etait relevee, tandis que Jean, essouffle, begayait: --Eh bien! c'est ca, je reviendrai en chercher cinq hectolitres.... Oh! est-il gros! est-il gros! Elle, rageuse, regardant le dos du berger qui ne s'en allait pas, murmura, les dents serrees: --C'est trop a la fin! Meme quand je me crois seule, il est la qui m'embete. Ce que je vais te le faire flanquer dehors! Jean, refroidi, se hata de quitter la grange et detacha son cheval dans la cour, malgre les signes de Jacqueline, qui l'aurait cache au fond de la chambre conjugale, plutot que de renoncer a son envie. Mais, desireux de s'echapper, il repeta qu'il reviendrait le lendemain. Il partit a pied, tenant sa bete par la bride, quand Soulas, sorti pour l'attendre, lui dit a la porte: --C'est donc la fin de l'honnetete, que toi aussi, tu y retournes?... Rends-lui le service, alors, de la prevenir qu'elle ferme son bec, si elle ne veut pas que j'ouvre le mien. Ah! il y en aura, du grabuge, tu verras! Mais Jean passa outre, avec un geste brutal, refusant de s'en meler davantage. Il etait plein de honte, irrite de ce qu'il avait manque faire. Lui qui croyait bien aimer Francoise, il n'avait plus jamais pres d'elle de ces coups betes de desir. Etait-ce donc qu'il aimait mieux Jacqueline? cette garce lui avait-elle laisse du feu sous la peau? Tout le passe se reveillait, sa colere s'accrut, lorsqu'il sentit qu'il retournerait la voir, malgre sa revolte. Et fremissant, il sauta sur son cheval, il galopa, afin de rentrer plus vite a Rognes. --Justement, cette apres-midi-la, Francoise eut l'idee d'aller faucher un paquet de luzerne pour ses vaches. C'etait elle d'habitude qui faisait ce travail, et elle se decidait en songeant qu'elle trouverait la-haut son homme, au labour; car elle n'aimait guere s'y hasarder seule, dans la crainte de s'y coudoyer avec les Buteau, qui, enrages de ne plus avoir toute la piece a eux, cherchaient continuellement de mauvaises querelles. Elle prit une faux, le cheval rapporterait le paquet d'herbe. Mais, comme elle arrivait aux Cornailles, elle eut la surprise de ne point apercevoir Jean, qu'elle n'avait pas averti du reste: la charrue etait la, ou pouvait-il bien etre, lui? Et ce qui acheva de l'emotionner fortement, ce fut de reconnaitre Buteau et Lise, debout devant le champ, agitant les bras, l'air furieux. Sans doute ils venaient de s'arreter, au retour de quelque village voisin, endimanches, les mains libres. Un instant, elle fut sur le point de tourner les talons. Puis, elle s'indigna de cette peur, elle etait bien la maitresse d'aller a sa terre; et elle continua de s'approcher, la faux sur l'epaule. La verite etait que, lorsque Francoise rencontrait ainsi Buteau, surtout seul, elle en demeurait bouleversee. Depuis deux ans, elle ne lui adressait plus la parole. Mais elle ne pouvait le voir, sans eprouver un elancement dans tout son corps. C'etait peut-etre bien de la colere, peut-etre bien autre chose aussi. A plusieurs reprises, sur ce meme chemin, comme elle se rendait a sa luzerniere, elle l'avait de la sorte apercu devant elle. Il tournait la tete, deux, trois fois, pour la regarder de son oeil gris, tache de jaune. Un frisson la prenait, elle hatait le pas malgre son effort, tandis qu'il ralentissait le sien; et elle passait a son cote, leurs yeux se fouillaient une seconde. Puis, elle avait le trouble de le sentir derriere son dos, elle se raidissait, ne savait plus marcher. Lors de leur derniere rencontre, elle s'etait effaree au point de s'etaler tout de son long, embarrassee par son ventre de femme grosse, en voulant sauter de la route dans sa luzerne. Lui, avait eclate de rire. Le soir, lorsque Buteau raconta mechamment a Lise la culbute de sa soeur, tous les deux eurent un regard ou luisait la meme pensee: si la gueuse s'etait tuee avec son enfant, le mari n'avait rien, la terre et la maison leur faisaient retour. Ils savaient, par la Grande, l'aventure du testament differe, devenu inutile depuis la grossesse. Mais eux n'avaient jamais eu de chance, pas de danger que le sort les debarrassat de la mere et du petit! Et ils y revinrent en se couchant, histoire simplement d'en causer, car ca ne tue pas les gens, de parler de leur mort. Une supposition que Francoise fut morte sans heritier, comme tout s'arrangeait, quel coup de justice du bon Dieu! Lise, empoisonnee de sa haine, finit par jurer que sa soeur n'etait plus sa soeur, qu'elle lui tiendrait la tete sur le billot, s'il ne s'agissait que de ca pour rentrer dans leur chez-eux, d'ou la salope les avait si degoutamment chasses. Buteau, lui, ne se montrait pas gourmand, declarait que ce serait deja gentil de voir le petit claquer avant de naitre. Cette grossesse surtout l'avait irrite: un enfant, c'etait la fin de son espoir tetu, la perte definitive du bien. Alors, comme ils se mettaient au lit tous deux, et qu'elle soufflait la chandelle, elle eut un rire singulier, elle dit que tant que les mioches ne sont pas venus, ils peuvent ne pas venir. Un silence regna dans l'obscurite, puis il demanda pourquoi elle lui disait ca. Collee contre lui, la bouche a son oreille elle lui fit un aveu: le mois dernier, elle avait eu l'embetement de s'apercevoir qu'elle se trouvait de nouveau pincee; si bien que, sans le prevenir, elle avait file chez la Sapin, une vieille de Magnolles qui etait sorciere. Encore enceinte, merci! il l'aurait bien recue! La Sapin, avec une aiguille, tout simplement, l'avait debarrassee. Il l'ecoulait, sans approuver, sans desapprouver, et son contentement ne perca que dans la facon goguenarde dont il exprima l'idee qu'elle aurait du se procurer l'aiguille pour Francoise. Elle s'egaya aussi, le saisit a pleins bras, lui souffla que la Sapin enseignait une autre maniere, oh! une maniere si drole! Hein? laquelle donc? Eh bien! un homme pouvait defaire ce qu'un homme avait fait: il n'avait qu'a prendre la femme en lui tracant trois signes de croix sur le ventre et en recitant un _Ave_ a l'envers. Le petit, s'il y en avait un, s'en allait comme un vent. Buteau s'arreta de rire, ils affecterent de douter, mais l'antique credulite passee dans les os de leur race, les secouait d'un frisson, car personne n'ignorait que la vieille de Magnolles avait change une vache en belette et ressuscite un mort. Ca devait etre, puisqu'elle l'affirmait. Enfin, Lise desira, tres caline, qu'il essayat sur elle l'_Ave_, a l'envers et les trois signes de croix, voulant se rendre compte si elle ne sentirait rien. Non, rien! C'etait que l'aiguille avait suffi. Sur Francoise, ca en aurait fait, du ravage? Il rigola, est-ce qu'il pouvait? Tiens! pourquoi pas, puisqu'il l'avait deja eue? Jamais! Il s'en defendait maintenant, tandis que sa femme lui enfoncait les doigts dans la chair, devenue jalouse. Ils s'endormirent aux bras l'un de l'autre. Depuis ce temps, l'idee de cet enfant qui poussait, qui allait leur prendre pour toujours la maison et la terre, les hanta; et ils ne rencontraient plus la jeune soeur, sans que leur regard, tout de suite, se portat sur son ventre. Quand ils la virent arriver par le chemin, ils la mesurerent d'un coup d'oeil, saisis de constater que la grossesse avancait et que bientot il ne serait plus temps. --Non de Dieu! gueula Buteau, en revenant au labour qu'il examinait, le voleur a bien mordu sur nous d'un bon pied.... Y a pas a dire, v'la la borne! Francoise avait continue de s'approcher, du meme pas tranquille, en cachant sa crainte. Elle comprit alors la cause de leurs gestes furieux, la charrue de Jean devait avoir entame leur parcelle. Il y avait la de continuels sujets de dispute; pas un mois ne se passait sans qu'une question de mitoyennete les jetat les uns sur les autres. Ca ne pouvait finir que par des coups et des proces. --Tu entends, continua-il en elevant la voix, vous etes chez nous, je vas vous faire marcher! Mais la jeune femme, sans meme tourner la tete, etait entree dans sa luzerniere. --On te parle, cria Lise hors d'elle. Viens voir la borne, si tu crois que nous mentons.... Faut se rendre compte du dommage. Et, devant le silence, le dedain affecte de sa soeur, elle perdit toute mesure, s'avanca sur elle, les poing fermes. --Dis donc, est-ce que tu te fous de nous? Je suis ton ainee, tu me dois le respect. Je saurai bien te faire demander pardon de toutes les cochonneries que tu m'as faites. Elle etait devant elle, enragee de rancune, aveuglee de sang. --A genoux, a genoux, garce! Toujours muette, Francoise, comme le soir de l'expulsion, lui cracha au visage. Et Lise hurlait, lorsque Buteau intervint, en l'ecartant violemment. --Laisse, c'est mon affaire. Ah! oui, elle le laissait! Il pouvait bien la tordre et lui casser l'echine, ainsi qu'un mauvais arbre; il pouvait bien en faire de la patee pour les chiens, s'en servir comme d'une trainee: ce n'etait pas elle qui l'empecherait elle l'aiderait plutot! Et, a partir de ce moment, toute droite, elle guetta, veillant a ce qu'on ne le derangeat point. Autour d'eux, sous le ciel morne, la pleine immense et grise s'etendait, sans une ame. --Vas-y donc, il n'y a personne! Buteau marchait sur Francoise, et celle-ci, a le voir, la face dure, les bras raidis, crut qu'il venait la battre. Elle n'avait pas lache sa faux, mais elle tremblait; deja, d'ailleurs, il en tenait le manche; il la lui arracha, la jeta dans la luzerne. Pour lui echapper, elle n'eut plus qu'a s'en aller a reculons, elle passa ainsi dans le champ voisin, se dirigea vers la meule qui s'y trouvait, comme si elle eut espere s'en faire un rempart. Lui, ne se hatait point, semblait egalement la pousser la, les bras peu a peu ouverts, la face detendue par un rire silencieux qui decouvrait ses gencives. Et, tout d'un coup, elle comprit qu'il ne voulait pas la battre. Non il voulait autre chose, la chose qu'elle lui avait refusee si longtemps. Alors, elle trembla davantage, quand elle sentit sa force l'abandonner, elle vaillante, qui tapait dur autrefois, en jurant que jamais il n'y arriverait. Pourtant, elle n'etait plus une gamine, elle avait eu vingt-trois ans a la Saint-Martin, une vraie femme a cette heure, la bouche rouge encore et les yeux larges, pareils a des ecus. C'etait en elle une sensation si tiede et si molle, que ses membres lui semblaient s'en engourdir. Buteau, la forcant toujours a reculer, parla enfin, d'une voix basse et ardente: --Tu sais bien que ce n'est pas fini entre nous, que je te veux, que je t'aurai! Il avait reussi a l'acculer contre la meule, il la saisit aux epaules, la renversa. Mais, a ce moment, elle se debattit, eperdue, dans l'habitude de sa longue resistance. Lui, la maintenait, en evitant les coups de pied. --Puisque t'es grosse a present, foutue bete! qu'est-ce que tu risques?... Je n'en ajouterai pas un autre, va, pour sur! Elle eclata en larmes, elle eut comme une crise, ne se defendant plus, les bras tordus, les jambes agitees de secousses nerveuses; et il ne pouvait la prendre, il etait jete de cote, a chaque nouvelle tentative. Une colere le rendit brutal, il se tourna vers sa femme. --Nom de Dieu de feignante! quand tu nous regarderas!... Aide-moi donc, tiens-lui les jambes, si tu veux que ca se fasse! Lise etait restee droite, immobile, plantee a dix metres, fouillant de ses yeux les lointains de l'horizon, puis les ramenant sur les deux autres, sans qu'un pli de sa face remuat. A l'appel de son homme, elle n'eut pas une hesitation, s'avanca, empoigna la jambe gauche de sa soeur, l'ecarta, s'assit dessus, comme si elle avait voulu la broyer. Francoise, clouee au sol, s'abandonna, les nerfs rompus, les paupieres closes. Pourtant, elle avait sa connaissance, et quand Buteau l'eut possedee, elle fut emportee a son tour dans un spasme de bonheur si aigu, qu'elle le serra de ses deux bras a l'etouffer, en poussant un long cri. Des corbeaux passaient, qui s'en effrayerent. Derriere la meule, apparut la tete bleme du vieux Fouan, abrite la contre le froid. Il avait tout vu, il eut peur sans doute, car il se renfonca dans la paille. Buteau s'etait releve, et Lise le regardait fixement. Elle n'avait eu qu'une preoccupation, s'assurer s'il faisait bien les choses; et, dans le coeur qu'il y mettait, il venait d'oublier tout, les signes de croix, l'_Ave_ a l'envers. Elle en restait saisie, hors d'elle. C'etait donc pour le plaisir qu'il avait fait ca? Mais Francoise ne lui laissa pas le temps de s'expliquer. Un moment, elle etait demeuree par terre, comme succombant sous la violence de cette joie d'amour, qu'elle ignorait. Brusquement, la verite s'etait faite: elle aimait Buteau, elle n'en avait jamais aime, elle n'en aimerait jamais un autre. Cette decouverte l'emplit de honte, l'enragea contre elle-meme, dans la revolte de toutes ses idees de justice. Un homme qui n'etait pas a elle, l'homme a cette soeur qu'elle detestait, le seul homme qu'elle ne pouvait avoir sans etre une coquine! Et elle venait de le laisser aller jusqu'au bout, et elle l'avait serre si fort, qu'il la savait a lui! D'un bond, elle se leva, egaree, defaite, crachant toute sa peine en mots entrecoupes. --Cochons! salops!... Oui, tous les deux, des salops, des cochons!... Vous m'avez abimee. Y en a qu'on guillotine, et qui en ont moins fait.... Je le dirai a Jean, sales cochons! C'est lui qui reglera votre compte. Buteau haussait les epaules, goguenard, content d'y etre arrive enfin. --Laisse donc! tu en mourais d'envie, je t'ai bien sentie gigoter.... Nous recommencerons ca. Cette rigolade acheva d'exasperer Lise, et toute la colere qui montait en elle contre son mari, creva sur sa cadette. --C'est vrai, putain! je t'ai vue. Tu l'as empoigne, tu l'as force.... Quand je disais que tout mon malheur venait de toi! Ose repeter a present que tu ne m'as pas debauche mon homme, oui! tout de suite au lendemain du mariage, lorsque je te mouchais encore! Sa jalousie eclatait, singuliere apres ses complaisances, une jalousie qui portait moins sur l'acte que sur la moitie de ce que sa soeur lui avait pris dans l'existence. Si cette fille de son sang n'etait pas nee, est-ce qu'il lui aurait fallu partager tout? Elle l'execrait d'etre plus jeune, plus fraiche, plus desiree. --Tu mens! criait Francoise. Tu sais bien que tu mens! --Ah! je mens! Ce n'est peut-etre pas toi qui voulais de lui, qui le poursuivais jusque dans la cave. --Moi! moi! et, tout a l'heure, est-ce moi encore?... Vache qui m'as tenue! Oui, tu m'aurais casse la jambe! Et ca, vois-tu, je ne comprends pas, faut que tu sois degoutante, ou faut que tu aies voulu m'assassiner, gueuse! Lise, a la volee, repondit par une gifle. Cette brutalite affola Francoise qui se rua sur elle. Les mains au fond des poches, Buteau ricanait, sans intervenir, en coq vaniteux pour lequel deux poules se battent. Et la bataille continua, enragee, scelerate, les bonnets arraches, les chairs meurtries, chacune fouillant des doigts ou elle pourrait atteindre la vie de l'autre. Toutes deux s'etaient bousculees, etaient revenues dans la luzerne. Mais Lise poussa un hurlement. Francoise lui enfoncait les ongles dans le cou; et, alors, elle vit rouge, elle eut la pensee nette, aigue, de tuer sa soeur. A gauche de celle-ci, elle avait apercu la faux, tombee le manche en travers d'une touffe de chardons, la pointe haute. Ce fut comme dans un eclair. Elle culbuta Francoise, de toute la force de ses poignets. Trebuchante, la malheureuse tourna, s'abattit a gauche, en jetant un cri terrible. La faux lui entrait dans le flanc. --Nom de Dieu! nom de Dieu! begaya Buteau. Et ce fut tout. Une seconde avait suffi, l'irreparable etait fait. Lise, beante de voir se realiser si vite ce qu'elle avait voulu, regardait la robe coupee se tacher d'un flot de sang. Etait-ce donc que le fer avait penetre jusqu'au petit, pour que ca coulat si fort? Derriere la meule, la face pale du vieux Fouan s'allongeait de nouveau. Il avait vu le coup; ses yeux troubles clignotaient. Francoise ne bougeait plus, et Buteau, qui s'approchait, n'osa la toucher. Un souffle de vent passa, le glaca jusqu'aux os, lui herissa le poil, dans un frisson d'epouvante. --Elle est morte, filons, nom de Dieu! Il avait saisi la main de Lise; ils furent comme emportes, le long de la route deserte. Le ciel bas et sombre semblait leur tomber sur le crane; leur galop faisait derriere eux un bruit de foule, lancee a leur poursuite; et ils couraient par la plaine vide et rase, lui ballonne dans sa blouse, elle echevelee, son bonnet au poing, tous les deux repetant les memes mots, grondant comme des betes traquees: --Elle est morte, nom de Dieu!... Filons, nom de Dieu! Leurs enjambees s'allongeaient, ils n'articulaient plus, grognaient des sons involontaires, qui cadencaient leur fuite, un reniflement ou l'on aurait distingue encore: --Morte, nom de Dieu!... Morte, nom de Dieu!... Morte, nom de Dieu! Ils disparurent. Quelques minutes plus tard, lorsque Jean revint, au trop de son cheval, ce fut une grande douleur. --Quoi donc? qu'est-il arrive? --Francoise, qui avait rouvert les paupieres, ne remuait toujours pas. Elle le regardait longuement, de ses grands yeux douloureux; et elle ne repondait point, comme tres loin de lui deja, songeant a des choses. --Tu es blessee, tu as du sang, reponds, je t'en prie! Il se tourna vers le pere Fouan, qui s'approchait. --Vous etiez la, que s'est-il passe? Alors, Francoise parla, d'une voix lente. --J'etais venue a l'herbe... je suis tombee sur ma faux.... Ah! c'est fini! Son regard avait cherche celui de Fouan, elle lui disait, a lui, les autres choses, les choses que la famille seule devait savoir. Le vieux, dans son hebetement, parut comprendre, repeta: --C'est bien vrai; elle est tombee, elle s'est blessee.... J'etais la, je l'ai vue. Il fallut courir a Rognes pour avoir une civiere. En route, elle s'evanouit de nouveau. On crut bien qu'on ne la rapporterait pas vivante. IV C'etait justement le lendemain, un dimanche, que les garcons de Rognes allaient a Cloyes tirer au sort; et, comme, dans la nuit tombante, la Grande et la Frimat, accourues, deshabillaient, puis couchaient Francoise avec d'infinies precautions, le tambour battait en bas, sur la route, un vrai glas pour le pauvre monde, au fond du triste crepuscule. Jean, qui avait perdu la tete, partait chercher le docteur Finet, lorsqu'il rencontra, pres de l'eglise, Patoir le veterinaire, venu pour le cheval du pere Saucisse. Violemment, il l'obligea a entrer voir la blessee, bien que l'autre s'en defendit. Mais, devant l'affreuse plaie, il refusa tout net. de s'en meler: a quoi bon! il n'y avait rien a faire. Lorsque, deux heures plus tard, Jean ramena M. Finet, celui-ci eut le meme geste. Rien a faire, des stupefiants qui adouciraient l'agonie. La grossesse de cinq mois compliquait le cas, on sentait s'agiter l'enfant, mourant de la mort de la mere, de ce flanc troue dans sa fecondite. Avant de partir, apres avoir essaye d'un pansement, le docteur, tout en promettant de revenir le lendemain, declara que la pauvre femme ne passerait pas la nuit. Et elle la passa pourtant; elle durait encore, lorsque, vers neuf heures, le tambour recommenca a battre pour reunir les conscrits, devant l'ecole. Toute la nuit, le ciel s'etait fondu en eau, un vrai deluge que Jean avait ecoute ruisseler, assis au fond de la chambre, hebete, les yeux pleins de grosses larmes. Maintenant, il entendait le tambour, assourdi comme par un crepe, dans la matinee humide et tiede. La pluie ne tombait plus, le ciel etait reste d'un gris de plomb. Longtemps, le tambour resonna. C'etait un nouveau, un neveu a Macqueron, de retour du service, et qui tapait comme s'il eut conduit un regiment au feu. Tout Rognes en etait revolutionne, car les nouvelles circulant depuis quelques jours, la menace d'une guerre prochaine, aggravaient, cette annee-la, l'emotion toujours si vive du tirage au sort. Merci! pour aller se faire casser la tete par les Prussiens! Il y avait neuf garcons du pays qui tiraient, ce qui ne s'etait jamais vu peut-etre. Et, parmi eux, se trouvaient Nenesse et Delphin, autrefois inseparables, separes aujourd'hui que le premier servait a Chartres, chez un restaurateur. La veille, Nenesse etant venu coucher a la ferme de ses parents, Delphin l'avait a peine reconnu, tant il etait change: un vrai monsieur, avec une canne, un chapeau de soie, une cravate bleu de ciel, serree dans une bague; et il se faisait habiller par un tailleur, il plaisantait les complets de Lambourdieu. Au contraire, l'autre s'etait epaissi, les membres gourds, la tete cuite sous le soleil, pousse en force, ainsi qu'une plante du sol. Tout de suite, d'ailleurs, ils avaient renoue. Apres qu'ils eurent passe ensemble une partie de la nuit, ils arriverent bras dessus bras dessous devant l'ecole, a l'appel du tambour, dont les roulements ne cessaient pas, entetes, obsedants. Des parents stationnaient. Delhomme et Fanny, flattes de la distinction de Nenesse, avaient voulu le voir partir; et ils etaient du reste sans crainte, puisqu'ils l'avaient assure. Quant a Becu, sa plaque de garde champetre astiquee, il parlait de gifler la Becu, parce qu'elle pleurait: quoi donc? est-ce que Delphin n'etait pas bon pour servir la patrie? Le garcon, lui, s'en fichait, sur, disait-il, d'amener un bon numero. Lorsque les neuf furent reunis, ce qui demanda une bonne heure, Lequeu leur remit le drapeau. On discuta pour savoir qui en aurait l'honneur. D'habitude, c'etait le plus grand, le plus vigoureux, si bien qu'on finit par tomber d'accord sur Delphin. Il en parut tres trouble, timide au fond, malgre ses gros poings, inquiet des choses dont il n'avait pas l'usage. En voila une longue machine qui etait genante dans les bras? et pourvu qu'elle ne lui portat pas malechance! Aux deux coins de la rue, chacune dans la salle de son cabaret, Flore et Coelina donnaient un dernier coup de balai, pour le soir. Macqueron, l'air morne, regardait du seuil de sa porte, lorsque Lengaigne parut sur la sienne, en ricanant. Il faut dire que ce dernier triomphait; car les rats de cave de la regie, l'avant-veille, avaient saisi quatre pieces de vin, cachees dans un bucher de son rival, que cette fichue aventure venait de forcer a envoyer sa demission de maire; et, personne n'en doutait, la lettre de denonciation, sans signature, etait surement de Lengaigne. Pour comble de malheur, Macqueron enrageait d'une autre histoire: sa fille Berthe s'etait tellement compromise avec le fils du charron, auquel il la refusait, qu'il avait du consentir enfin a la lui accorder. Depuis huit jours, a la fontaine, les femmes ne causaient que du mariage de la fille et du proces du pere. L'amende etait certaine, peut-etre bien qu'il y aurait de la prison. Aussi, devant le rire insultant de son voisin, Macqueron prefera-t-il rentrer, gene de ce que le monde commencait aussi a rire. Mais Delphin avait empoigne le drapeau, le tambour se remit a battre; et Nenesse emboita le pas, les sept autres suivirent. Cela faisait un petit peloton, filant par la route plate. Des galopins coururent, quelques parents, les Delhomme, Becu, d'autres, allerent jusqu'au bout du village. Debarrassee de son mari, la Becu se hata, monta se glisser furtivement dans l'eglise; puis, lorsqu'elle s'y vit toute seule, elle qui n'etait pas devote, se laissa tomber sur les genoux en pleurant, en suppliant le bon Dieu de reserver un bon numero pour son fils. Pendant plus d'une heure, elle balbutia cette ardente priere. Au loin, du cote de Cloyes, la silhouette du drapeau s'etait peu a peu effacee, les roulements du tambour avaient fini par se perdre dans le grand air. Ce fut seulement vers dix heures que le docteur Finet reparut, et il sembla tres surpris de trouver Francoise vivante encore, car il croyait bien n'avoir plus qu'a ecrire le permis d'inhumer. Il examina la plaie, hocha la tete, preoccupe de l'histoire qu'on lui avait dite, n'ayant aucun soupcon d'ailleurs. On dut la lui repeter: comment diable la malheureuse etait-elle ainsi tombee sur la pointe d'une faux? Il repartit, outre de cette maladresse, contrarie d'avoir a revenir pour la constatation du deces. Mais Jean etait reste sombre, les yeux sur Francoise qui fermait les paupieres, muette, des qu'elle sentait le regard de son mari l'interroger. Lui, devinait un mensonge, quelque chose qu'elle lui cachait. Des le petit jour, il s'etait echappe un instant, courant a la piece de luzerne, la-haut, voulant voir; et il n'avait rien vu de net, des pas effaces par le deluge de la nuit, une place foulee, a l'endroit de la chute sans doute. Apres le depart du medecin, il se rassit au chevet de la mourante, seul justement avec elle, la Frimat etant allee dejeuner, et la Grande ayant du s'absenter pour donner un coup d'oeil chez elle. --Tu souffres, dis? Elle serra les paupieres, elle ne repondit pas. --Dis, tu ne me caches rien? On l'aurait crue morte deja sans le petit souffle penible de sa gorge. Depuis la veille, elle etait sur le dos, comme frappee d'immobilite et de silence. Dans la fievre ardente qui la brulait, sa volonte, au fond d'elle, semblait se bander et resister au delire, tellement elle craignait de parler. Toujours, elle avait eu un singulier caractere, une sacree tete, ainsi qu'on le disait, la tete des Fouan, ne faisant rien a l'exemple des autres, ayant des idees qui stupefiaient le monde. Peut-etre obeissait-elle a un profond sentiment de la famille, plus fort que la haine et le besoin de vengeance. A quoi bon, puisqu'elle allait mourir? C'etaient des choses qu'on enterrait entre soi, dans le coin de terre ou l'on avait pousse tous, des choses qu'il ne fallait jamais, a aucun prix, etaler devant un etranger; et Jean etait l'etranger, ce garcon qu'elle n'avait pu aimer d'amour, dont elle emportait l'enfant, sans le faire, comme si elle etait punie de l'avoir commence. Cependant, lui, depuis qu'il l'avait ramenee agonisante, songeait au testament. Toute la nuit, l'idee lui etait revenue que, si elle mourait de la sorte, il n'aurait que la moitie des meubles et de l'argent, cent vingt-sept francs qui se trouvaient dans la commode. Il l'aimait bien, il aurait donne de sa chair pour la garder; mais ca augmentait encore son chagrin, cette pensee qu'il pouvait perdre avec elle la terre et la maison. Jusque-la, pourtant, il n'avait point ose lui en ouvrir la bouche: c'etait si dur, et puis il y avait toujours du monde. Enfin, voyant qu'il n'en saurait pas davantage sur la facon dont l'accident s'etait produit, il se decida; il aborda l'autre affaire. --Peut-etre bien que tu as des arrangements a terminer. Francoise, raidie, ne parut pas entendre. Sur ses yeux clos, sur sa face fermee, rien ne passait. --Tu sais, a cause de ta soeur, dans le cas ou un malheur t'arriverait.... Nous avons le papier, la, dans la commode. Il apporta le papier timbre, il continua d'une voix qui s'embarrassait. --Hein? desires-tu que je t'aide? Savoir si tu as encore la force d'ecrire.... Moi, ce n'est pas l'interet. C'est seulement l'idee que tu ne peux rien vouloir laisser aux gens qui t'ont fait tant de mal. Elle eut un leger frisson des paupieres qui lui prouva qu'elle entendait. Alors, elle refusait donc? Il en resta saisi, sans comprendre. Elle-meme, peut-etre, n'aurait pu dire pourquoi elle faisait ainsi la morte, avant d'etre clouee entre quatre planches. La terre, la maison n'etaient pas a cet homme, qui venait de traverser son existence par hasard, comme un passant. Elle ne lui devait rien, l'enfant partait avec elle. A quel titre le bien serait-il sorti de la famille? Son idee puerile et tetue de la justice protestait: ceci est a moi, ceci est a toi, quittons-nous, adieu! Oui, c'etaient ces choses, et c'etaient d'autres choses encore, plus vagues, sa soeur Lise reculee, perdue dans un lointain, Buteau seul present, aime malgre les coups, desire, pardonne. Mais Jean s'irrita, gagne et empoisonne lui aussi par la passion de la terre. Il la souleva, tacha de l'asseoir sur son seant, essaya de lui mettre une plume entre les doigts. --Voyons, est-ce possible?... Tu les aimerais mieux que moi, ils auraient tout, ces gueux! Alors, Francoise ouvrit enfin les paupieres, et le regard qu'elle tourna vers lui, le bouleversa. Elle savait qu'elle allait mourir, ses grands yeux elargis en avaient le desespoir sans fond. Pourquoi la torturait-il? Elle ne pouvait pas, elle ne voulait pas. Un cri sourd de douleur lui avait seul echappe. Puis elle retomba, ses paupieres se refermerent, sa tete redevint immobile, au milieu de l'oreiller. Un tel malaise avait envahi Jean, honteux de sa brutalite, qu'il etait reste le papier timbre a la main lorsque la Grande rentra. Elle comprit, elle l'emmena a l'ecart pour savoir s'il y avait un testament. Balbutiant de son mensonge, il declara que, justement, il cachait le papier, de peur qu'on ne tourmentat Francoise. Elle parut l'approuver, elle continuait a etre du cote des Buteau, prevoyant des abominations, si ces derniers heritaient. Et, apres s'etre assise devant la table, elle se remit a tricoter, en ajoutant tout haut: --Moi, je ne ferai bien sur du tort a personne.... Il y a longtemps que le papier est en regle. Oh! chacun a sa part, je me croirais trop malhonnete, si j'avantageais quelqu'un.... Vous y etes, mes enfants. Ca viendra, ca viendra un jour! C'etait ce qu'elle disait quotidiennement aux membres de la famille, et elle le repetait, par habitude, pres de ce lit de mort. Un rire interieur, chaque fois, la chatouillait, a l'idee du fameux testament qui devait les faire se tous devorer, quand elle serait partie. Elle n'y avait pas introduit une clause, sans y mettre dessous la possibilite d'un proces. --Ah! si l'on pouvait emporter son avoir! conclut-elle. Mais, puisqu'on ne l'emporte pas, faut bien que les autres s'en regalent. A son tour, la Frimat revint s'asseoir de l'autre cote de la table, en face de la Grande. Elle aussi tricotait. Et les heures de l'apres-midi se succederent, les deux vieilles femmes causaient tranquillement, tandis que Jean, ne pouvant tenir en place, marchait, sortait, rentrait, dans une attente affreuse. Le medecin avait dit qu'il n'y avait rien a faire, on ne faisait rien. D'abord, la Frimat regretta qu'on ne fut pas alle chercher maitre Sourdeau, un rebouteur de Bazoches, bon egalement pour les blessures. Il disait des paroles, il les refermait, rien qu'en soufflant dessus. --Un fier homme, declara la Grande, devenue respectueuse. C'est lui qui a remis le brechet aux Lorillon.... V'la que le brechet tombe au pere Lorillon. Ca se recourbait, ca lui pesait sur l'estomac, si bien qu'il s'en allait de langueur. Et le pis, c'est que v'la la mere Lorillon prise a son tour de ce fichu mal, qui se communique, comme vous savez. Enfin, les v'la tous pinces, la fille, le gendre, les trois enfants.... Ma parole, ils en claquaient, s'ils n'avaient pas fait venir maitre Sourdeau, qui leur a remis ca, en leur frottant l'estomac avec un peigne d'ecaille. L'autre vieille appuyait chaque detail d'un branle du menton: c'etait connu, ca ne se discutait pas. Elle-meme cita un autre fait. --C'est encore maitre Sourdeau qui a gueri la petite aux Budin de la fievre, en ouvrant en deux un pigeon vivant et en le lui appliquant sur la tete. Elle se tourna vers Jean, hebete devant le lit. --A votre place, je le demanderais. Peut-etre bien que ce n'est pas trop tard. Mais il eut un geste de colere. Lui, gate par l'orgueil des villes, ne croyait point a ces choses. Et les deux femmes continuerent longtemps, se communiquerent des remedes, du persil sous la paillasse contre les maux de reins, trois glands de chene dans la poche pour guerir l'enflure, un verre d'eau blanchie par la lune et bue a jeun pour chasser les vents. --Dites donc, reprit brusquement la Frimat, si l'on ne va pas chercher maitre Sourdeau, on pourrait tout de meme faire venir monsieur le cure. Jean eut le meme geste furieux, et la Grande pinca les levres. --En v'la une idee! qu'est-ce qu'il y ficherait, monsieur le cure! --Ce qu'il y fiche donc!... Il apporterait le bon Dieu, ce n'est pas mauvais, des fois! Elle haussa les epaules, comme pour dire qu'on n'etait plus dans ces idees-la. Chacun chez soi: le bon Dieu chez lui, les gens chez eux. --D'ailleurs, fit-elle remarquer au bout d'un silence, le cure ne viendrait pas, il est malade.... La Becu m'a dit tout a l'heure qu'il partait en voiture mercredi, parce que le medecin a declare qu'il creverait pour sur a Rognes, si on ne l'emmenait point. En effet, depuis deux ans et demi qu'il desservait cette paroisse, l'abbe Madeline ne faisait que decliner. La nostalgie, le regret desespere de ses montagnes d'Auvergne l'avait ronge un peu chaque jour, en face de cette plate Beauce, dont le deroulement a l'infini noyait son coeur de tristesse. Pas un arbre, pas un rocher, des mares d'eau saumatre, au lieu des eaux vives qui, la-haut, ruissellent en cascades. Ses yeux palissaient, il s'etait decharne davantage, on disait qu'il s'en allait de la poitrine. Encore s'il avait trouve quelque consolation pres de ses paroissiennes! Mais, au sortir de son ancienne cure si croyante, ce nouveau pays gate par l'irreligion, respectueux des seules pratiques exterieures, le bouleversait dans la timidite inquiete de son ame. Les femmes l'etourdissaient de cris et de querelles, abusaient de sa faiblesse, au point de diriger le culte a sa place, ce dont il restait effare, plein de scrupules, toujours sous la crainte de pecher, sans le vouloir. Un dernier coup lui etait reserve: le jour de la Noel, une des filles de la Vierge fut prise des douleurs de l'enfantement dans l'eglise. Et, depuis ce scandale, il trainait, on s'etait resigne a le remporter en Auvergne, mourant. --Nous v'la encore sans pretre, alors, dit la Frimat. Qui sait si l'abbe Godard voudra revenir? --Ah! le bourru! s'ecria la Grande, il en creverait de mauvais sang! Mais l'entree de Fanny les fit taire. De toute la famille, elle etait la seule qui fut deja venue la veille; et elle revenait, pour avoir des nouvelles. Jean, de sa main tremblante, se contenta de lui montrer Francoise. Un silence apitoye regna. Puis, Fanny baissa la voix pour savoir si la malade avait demande sa soeur. Non, elle n'en ouvrait pas la bouche, comme si Lise n'eut point existe. C'etait bien surprenant, car on a beau etre brouille, la mort est la mort: quand donc ferait-on la paix, si on ne la faisait pas avant de partir? La Grande fut d'avis qu'on devait questionner Francoise la-dessus. Elle se leva, elle se pencha. --Dis, ma petite, et Lise? La mourante ne bougea pas. Il n'y eut, sur ses paupieres closes, qu'un tressaillement a peine visible. --Elle attend peut-etre qu'on aille la chercher. J'y vais. Alors, toujours sans ouvrir les yeux, Francoise dit non, en roulant la tete sur l'oreiller, doucement. Et Jean voulut qu'on respectat sa volonte. Les trois femmes se rassirent. L'idee que Lise ne venait pas d'elle-meme, maintenant, les etonnait. Il y avait souvent bien de l'obstination dans les familles. --Ah! on a tant de contrarietes! reprit Fanny avec un soupir. Ainsi, depuis ce matin, je ne vis plus, moi, a cause de ce tirage au sort; et ce n'est guere raisonnable, car je sais pourtant que Nenesse ne partira pas. --Oui, oui, murmura la Frimat, ca emotionne tout de meme. De nouveau, la mourante fut oubliee. On parlait de la chance, des garcons qui partiraient, des garcons qui ne partiraient pas. Il etait trois heures, et bien qu'on les attendit, au plus tot, vers cinq heures, des renseignements deja circulaient, venus de Cloyes on ne savait comment, par cette sorte de telegraphie aerienne qui vole de village en village. Le fils aux Briquet avait le numero 13: pas de chance! Celui des Couillot etait tombe sur le 206, un bon, pour sur! Mais on ne s'entendait pas sur les autres, les affirmations etaient contradictoires, ce qui portait au comble l'emotion. Rien sur Delphin, rien sur Nenesse. --Ah! j'en ai le coeur qui se decroche, est-ce bete! repeta Fanny. On appela la Becu, qui passait. Elle etait retournee a l'eglise, elle errait comme un corps sans ame; et, son angoisse devenait si forte, qu'elle ne s'arreta meme pas a causer. --Je ne peux plus tenir, je vais a leur rencontre. Jean, devant la fenetre, n'ecoutait pas, les yeux vagues, au dehors. Depuis le matin, il avait remarque, a plusieurs reprises, que le vieux Fouan se trainait, sur ses deux cannes, autour de la maison. Brusquement, il le vit encore, la face collee contre une vitre, tachant de distinguer les choses, dans la chambre; et il ouvrit la fenetre, le vieux eut l'air tout saisi, begaya pour demander comment ca allait. Tres mal, c'etait la fin. Alors, il allongea la tete, regarda de loin Francoise, si longuement, qu'il semblait ne plus pouvoir s'arracher de la. En l'apercevant, Fanny et la Grande etaient revenues a leur idee d'envoyer chercher Lise. Fallait que chacun y mit du sien, ca ne pouvait pas se terminer ainsi. Mais, lorsqu'elles voulurent le charger de la commission, le vieux, effraye, grelottant, se sauva, il grognait, il machait des mots entre ses gencives empatees de silence. --Non, non... pas possible, pas possible.... Jean fut frappe de sa crainte, les femmes eurent un geste d'abandon. Apres tout, ca regardait les deux soeurs, on ne les forcerait point a faire la paix. Et, a ce moment, un bruit s'etant eleve, d'abord faible, pareil au bourdonnement d'une grosse mouche, puis de plus en plus fort, roulant comme un coup de vent dans les arbres, Fanny eut un sursaut. --Hein? le tambour... Les voici, bonsoir! Elle disparut, sans meme embrasser sa cousine une derniere fois. La Grande et la Frimat etaient sorties sur la porte, pour voir. Il ne resta que Francoise et Jean: elle, dans son obstination d'immobilite et de silence, entendant tout peut-etre, voulant mourir ainsi qu'une bete terree au fond de son trou; lui, debout devant la fenetre ouverte, agite d'une incertitude, noye d'une douleur qui lui semblait venir des gens et des choses, de toute la plaine immense. Ah! ce tambour, comme il grandissait, comme il resonnait dans son etre, ce tambour dont les roulements continus melaient a son deuil d'aujourd'hui ses souvenirs d'autrefois, les casernes, les batailles, la chienne de vie des pauvres bougres qui n'ont ni femmes ni enfants pour les aimer! Des que le drapeau reparut au loin, sur la route plate, assombrie par le crepuscule, un flot de gamins se mit a courir au-devant des conscrits, un groupe de parents se forma a l'entree du village. Les neuf et le tambour etaient deja tres souls, gueulant une chanson dans la melancolie du soir, enrubannes de faveurs tricolores, la plupart le numero au chapeau, pique avec des epingles. En vue du village, ils braillerent plus fort, et ils y entrerent d'un pas de conquete, pour la fanfaronnade. C'etait toujours Delphin qui tenait le drapeau. Mais il le rapportait sur l'epaule, comme une loque genante dont il ne concevait pas l'utilite. L'air defait, la face dure, lui ne chantait point, n'avait point de numero epingle a sa casquette. Des qu'elle l'apercut, la Becu se precipita, tremblante, au risque de se faire culbuter par la bande en marche. --Eh bien? Delphin, furieusement, la jeta de cote, sans ralentir son pas. --Tu m'emmerdes! Becu s'etait avance, aussi etrangle que sa femme. Quand il entendit le mot de son fils, il n'en demanda pas davantage; et, comme la mere sanglotait, il eut toutes les peines du monde a rentrer ses propres larmes, malgre sa cranerie patriotique. --Qu'est-ce que tu veux y foutre? il est pris! Et, restes en arriere, sur la route deserte, tous deux revinrent peniblement, l'homme se rappelant sa dure vie de soldat, la femme tournant sa colere contre le bon Dieu, qu'elle etait allee prier deux fois et qui ne l'avait pas ecoutee. Nenesse, lui, portait a son chapeau un superbe 214, peinturlure de rouge et de bleu. C'etait un des plus hauts, et il triomphait de sa chance, brandissant sa canne, menant le choeur sauvage des autres, en battant la mesure. Quand elle vit le numero, Fanny, au lieu de se rejouir, eut un cri de profond regret: ah! si l'on avait su, on n'aurait pas verse mille francs a la loterie de M. Baillehache. Mais, tout de meme, elle et Delhomme embrasserent leur fils, comme s'il venait d'echapper a un gros peril. --Lachez-moi donc, criait-il, c'est emmerdant! La bande, dans son elan brutal, continuait sa marche, a travers le village revolutionne. Et les parents ne se risquaient plus, certains d'etre envoyes au diable. Tous ces bougres revenaient aussi mal embouches, et ceux qui partaient, et ceux qui ne partaient pas. D'ailleurs, ils n'auraient rien su dire, les yeux hors de la tete, saouls d'avoir gueule autant que d'avoir bu. Un petit rigolo qui jouait de la trompette avec son nez, avait justement tire mauvais; tandis que deux autres, palots, les yeux battus, etaient surement parmi les bons. L'enrage tambour, a leur tete, les aurait menes au fond de l'Aigre, qu'ils y auraient tous fait la culbute. Enfin, devant la mairie, Delphin rendit le drapeau. --Ah! nom de Dieu, j'en ai assez, de cette foutue mecanique qui m'a porte malheur! Il saisit le bras de Nenesse, il l'emmena, pendant que les autres envahissaient le cabaret de Lengaigne, au milieu des parents et des amis, qui finirent par savoir. Macqueron apparut sur sa porte, navre de ce que la recette serait pour son rival. --Viens, repeta Delphin, d'une voix breve. Je vas te montrer quelque chose de drole. Nenesse le suivit. On avait le temps de retourner boire. Le sacre tambour ne leur cassait plus les oreilles, ca les reposait, de s'en aller ainsi tous les deux par la route vide, peu a peu noire de tenebres. Et, le camarade se taisant, enfonce dans des reflexions qui ne devaient pas etre gaies, Nenesse se remit a lui parler d'une grosse affaire. L'avant-veille, a Chartres, etant alle pour son plaisir rue aux Juifs, il avait appris que Vaucogne, le gendre des Charles, voulait vendre la maison. Ca ne pouvait plus marcher, avec un rossard pareil, que ses femmes mangeaient. Mais quelle maison a relever, quel beurre a y battre, pour un garcon pas feignant, pas bete, les bras solides, au courant du negoce! La chose tombait d'autant mieux que, lui, chez son restaurateur, s'occupait du bal, ou il avait l'oeil a la decence des filles, fallait voir! Alors, le coup etait d'effrayer les Charles, de leur montrer le 19 a deux doigts d'etre supprime par la police, tant il s'y passait des choses malpropres, et de l'avoir pour un morceau de pain. Hein? ca vaudrait mieux que de cultiver la terre, il serait monsieur tout de suite! Delphin, qui ecoutait confusement, absorbe, eut un sursaut, quand l'autre lui allongea une bourrade de malin dans les cotes. --Ceux qui ont de la chance ont de la chance, murmura-t-il. Toi, t'es fait pour donner de l'orgueil a ta mere. Et il retomba dans son silence, pendant que Nenesse, en garcon entendu, expliquait deja les ameliorations qu'il apporterait au 19, si ses parents lui faisaient les avances necessaires. Il etait un peu jeune, mais il se sentait la vraie vocation. Justement, il venait d'apercevoir la Trouille, filant pres d'eux dans l'ombre de la route, courant au rendez-vous de quelque galant; et, pour montrer son aisance avec les femmes, il lui appliqua une forte claque au passage. La Trouille, d'abord, lui rendit sa tape; puis, les reconnaissant, lui et le camarade: --Tiens! c'est vous autres.... Comme on a grandi! Elle riait, au souvenir de leurs jeux d'autrefois. C'etait elle encore qui changeait le moins, car elle restait galopin, malgre ses vingt et un ans, toujours souple et mince comme un scion de peuplier, avec sa gorge de petite fille. La rencontre l'amusant, elle les embrassa l'un apres l'autre. --On est toujours amis, pas vrai? Et elle aurait bien voulu, s'ils avaient voulu, seulement pour la joie de se retrouver, comme on trinque lorsqu'on se revoit. --Ecoute, dit Nenesse, en maniere de farce, je vas peut-etre acheter la boutique aux Charles. Viens-tu y travailler? Du coup, elle cessa de rire, elle suffoqua, eclata en larmes. Les tenebres de la route semblerent la reprendre, elle disparut, en begayant dans un desespoir d'enfant: --Oh! c'est cochon, c'est cochon! Je ne t'aime plus! Delphin etait reste muet, et il se remit a marcher d'un air de decision. --Viens donc, je vas te montrer quelque chose de drole. Alors, il pressa le pas, quitta le chemin, pour gagner, a travers les vignes, la maison ou la commune avait loge le garde champetre, depuis que le presbytere etait rendu au cure. C'etait la qu'il habitait, avec son pere. Il fit entrer son compagnon dans la cuisine, ou il alluma une chandelle, content que ses parents ne fussent pas de retour encore. --Nous allons boire un coup, declara-t-il, en posant sur la table deux verres et un litre. Puis, apres avoir bu, il fit claquer sa langue, il ajouta: --C'est donc pour te dire que, s'ils croient me tenir avec leur mauvais numero, ils se trompent.... Lorsque, a la mort de notre oncle Michel, j'ai du aller vivre trois jours a Orleans, j'ai failli en claquer, tant ca me rendait malade de n'etre plus chez nous. Hein? tu trouves ca bete, mais que veux-tu? c'est plus fort que moi, je suis comme un arbre qui creve quand on l'arrache.... Et ils me prendraient, ils m'emmeneraient au diable, dans des endroits que je ne connais seulement pas? Ah, non! ah, non! Nenesse, qui l'avait souvent entendu parler ainsi, haussa les epaules. --On dit ca, puis on part tout de meme.... Y a les gendarmes. Sans repondre, Delphin s'etait tourne et avait empoigne de la main gauche, contre le mur, une petite hache qui servait a fendre les buchettes. Ensuite, tranquillement, il posa l'index de sa main droite au bord de la table; et, d'un coup sec, le doigt sauta. --V'la ce que j'avais a te montrer.... Je veux que tu puisses dire aux autres si un lache en ferait autant. --Nom de Dieu de maladroit! cria Nenesse bouleverse, est-ce qu'on s'estropie! T'es plus un homme! --Je m'en fous!... Qu'ils viennent, les gendarmes! Je suis sur de ne pas partir. Et il ramassa le doigt coupe, le jeta dans le feu de souches qui brulait. Puis, apres avoir secoue sa main toute rouge, il l'enveloppa rudement de son mouchoir, qu'il serra avec une ficelle, afin d'arreter le sang. --Faut pas que ca nous empeche de finir la bouteille, avant d'aller retrouver les autres.... A ta sante! --A ta sante! Chez Lengaigne, dans la salle du cabaret, on ne se voyait plus, on ne s'entendait plus, au milieu de la fumee et des gueulements. Outre les garcons qui venaient de tirer, il y avait foule: Jesus-Christ et son ami Canon, occupes a debaucher le pere Fouan, tous les trois autour d'un litre d'eau-de-vie; Becu, trop soul, acheve par la mauvaise chance de son fils, foudroye de sommeil sur une table; Delhomme et Clou qui faisaient un piquet; sans compter Lequeu, le nez dans un livre, qu'il affectait de lire, malgre le vacarme. Une batterie de femmes avait encore echauffe les tetes, Flore etant allee a la fontaine chercher une cruche d'eau fraiche, et y ayant rencontre Coelina, qui s'etait ruee sur elle, a coups d'ongle, en l'accusant d'etre payee par les gabelous pour vendre les voisins. Macqueron et Lengaigne, accourus, avaient failli se cogner aussi; le premier jurait a l'autre de le faire pincer en train de mouiller son tabac, le second ricanait, lui jetait sa demission a la tete; et tout le monde s'en etait mele, par plaisir de serrer les poings et de crier fort, si bien qu'un instant on avait pu craindre un massacre general. C'etait fini, mais il en restait une colere mal contentee, un besoin de bataille. D'abord, ca manqua d'eclater entre Victor, le fils de la maison, et les conscrits. Lui, ayant fait son temps, cranait devant ces gamins, braillait plus haut, les poussait a des paris imbeciles, de vider d'en l'air un litre au fond de sa gorge, ou encore de pomper son verre plein avec le nez, sans qu'une goutte passat par la bouche. Tout d'un coup, a propos des Macqueron et du mariage prochain de leur fille Berthe, le petit aux Couillot rigola de N'en-a-pas, fit le farceur en reprenant les vieilles plaisanteries. Voyons, faudrait demander ca au mari, le lendemain: en avait-elle, oui ou non? On en causait depuis si longtemps, c'etait bete a la fin! Et l'on fut surpris de la brusque colere de Victor, qui, autrefois, etait le plus acharne a dire qu'elle n'en avait pas. --En v'la assez, elle en a! Une clameur accueillit cette affirmation. Il l'avait donc vue, il avait couche avec? Mais il s'en defendit formellement. On peut bien voir sans toucher. Il s'etait arrange pour ca un jour que l'idee d'eclaircir la chose le tourmentait. Comment? ca ne regardait personne. --Elle en a, parole d'honneur! Alors, ce fut terrible, lorsque le petit aux Couillot, tres soul, s'enteta a crier qu'elle n'en avait pas, sans savoir, simplement pour ne pas ceder. Victor hurlait que lui aussi avait dit ca, que s'il ne le disait plus, ce n'etait point par idee de soutenir les Macqueron, ces sales canailles! C'etait parce que la verite est la verite. Et il tomba sur le conscrit, on dut le lui arracher des mains. --Dis qu'elle en a, nom de Dieu! ou je te creve! Bien du monde, d'ailleurs, garda un doute. Personne ne s'expliquait l'exasperation du fils aux Lengaigne, car il etait dur aux femmes d'ordinaire, il reniait publiquement sa soeur, que de sales noces, disait-on, avaient conduite a l'hopital. Cette pourrie de Suzanne, elle faisait bien de ne pas venir les empoisonner de sa carcasse! Flore remonta du vin, mais on eut beau trinquer de nouveau, des injures et des gifles restaient dans l'air. Pas un n'aurait lache pour aller diner. Quand on boit, on n'a pas faim. Les conscrits entonnerent un chant patriotique, accompagne de tels coups de poing sur les tables, que les trois lampes a petrole clignotaient en crachant leur fumee acre. On etouffait. Delhomme et Clou se deciderent a ouvrir la fenetre, derriere eux. Et ce fut a ce moment que Buteau entra, se glissa dans un coin. Il n'avait pas son air provocant d'habitude, il promenait ses petits yeux troubles, regardait les gens l'un apres l'autre. Sans doute, il venait aux nouvelles, ayant le besoin de savoir, ne pouvant plus tenir chez lui, ou il vivait enferme depuis la veille. La presence de Jesus-Christ et de Canon parut l'impressionner, au point qu'il ne leur chercha pas querelle d'avoir soule le pere Fouan. Longtemps aussi, il sonda Delhomme. Mais Becu endormi, que l'affreux tapage ne reveillait pas, le preoccupait surtout. Dormait-il ou faisait-il le malin? Il le poussa du coude, il se tranquillisa un peu en remarquant qu'il bavait le long de sa manche. Toute son attention, alors se concentra sur le maitre d'ecole, dont le visage le frappait, extraordinaire. Qu'avait-il donc a n'avoir pas sa figure de tous les jours? En effet, Lequeu, bien qu'il feignit de s'isoler dans sa lecture, etait secoue de sursauts violents. Les conscrits, avec leurs chants, leur joie imbecile, le jetaient hors de lui. --Bougres de brutes! murmura-t-il, en se contenant encore. Depuis quelques mois, sa situation se gatait dans la commune. Il avait toujours ete rude et grossier a l'egard des enfants, qu'il renvoyait d'une claque au fumier paternel. Mais ses emportements s'aggravaient, il s'etait fait une vilaine histoire avec une petite fille, en lui fendant l'oreille d'un coup de regle. Des parents avaient ecrit qu'on le remplacat. Et, la-dessus, le mariage de Berthe Macqueron venait de detruire un ancien espoir, des calculs lointains qu'il croyait pres d'aboutir. Ah! ces paysans, cette sale race qui lui refusait ses filles, et qui allait le priver de son pain, pour l'oreille d'une gamine! Brusquement, comme s'il etait au milieu de sa classe, il tapa son livre dans sa main ouverte, il cria aux conscrits: --Un peu de silence, nom de Dieu!... Ca vous parait donc bien drole, de vous faire casser la gueule par les Prussiens? On s'etonna, on tourna les yeux vers lui. Certes, non, ce n'etait pas drole. Tous en convinrent, Delhomme repeta cette idee que chacun devrait defendre son champ. Si les Prussiens venaient en Beauce, ils verraient bien que les Beaucerons n'etaient pas des laches. Mais, s'en aller se battre pour les champs des autres, non, non! ce n'etait pas drole! Justement, Delphin, suivi de Nenesse, arrivait, tres rouge, les yeux brulants de fievre. Il entendit, il s'attabla avec les camarades, en criant: --C'est ca, qu'ils viennent, les Prussiens, et ce qu'on en demolira! On avait remarque le mouchoir ficele autour de son poing, on le questionnait. Rien, une coupure. Violemment, de son autre poing, il ebranla la table, il commanda un litre. Canon et Jesus-Christ regardaient ces garcons, sans colere, d'un air de pitie superieure. Eux aussi jugeaient qu'il fallait etre jeune et joliment bete. Meme Canon finit par s'attendrir, dans son idee d'organiser le bonheur futur. Il parla tout haut, le menton entre les deux mains. --La guerre, ah! foutre, il est temps que nous soyons les maitres.... Vous savez mon plan. Plus de service militaire, plus d'impot. A chacun la satisfaction complete de ses appetits, pour le moins de travail possible.... Et ca va venir, le jour approche ou vous garderez vos sous et vos petits, si vous etes avec nous. Jesus-Christ approuvait, lorsque Lequeu, qui ne se contenait plus, eclata. --Ah! oui, sacre farceur, votre paradis terrestre, votre facon de forcer le monde a etre heureux malgre lui! En voila une blague! Est-ce que ca se peut, chez nous! est-ce que nous ne sommes pas trop pourris deja! Il faudrait que des sauvages vinssent nous nettoyer d'abord, des Cosaques ou des Chinois! Cette fois, la surprise fut si vive, qu'il se fit un complet silence. Quoi donc? il parlait, ce sournois, ce pisse-froid, qui n'avait jamais montre a personne la couleur de son opinion, et qui se sauvait, dans la crainte de ses superieurs, des qu'il s'agissait d'etre un homme! Tous ecoutaient, surtout Buteau, anxieux, attendant ce qu'il allait dire, comme si ces choses pouvaient avoir un lien avec l'affaire. La fenetre ouverte avait dissipe la fumee, la douceur humide de la nuit entrait, on sentait au loin la grande paix noire de la campagne endormie. Et le maitre d'ecole, gonfle de sa reserve peureuse de dix annees, se moquant de tout a cette heure, dans le coup de rage de sa vie compromise, se soulageait enfin de la haine dont il etouffait. --Est-ce que vous croyez les gens d'ici plus betes que leurs veaux, a venir raconter que les alouettes leur tomberont roties dans le bec.... Mais, avant que vous organisiez votre machine, la terre aura claque, tout sera foutu. Sous la rudesse de cette attaque, Canon, qui n'avait pas encore trouve son maitre, chancela visiblement. Il voulut reprendre ses histoires des messieurs de Paris, tout le sol a l'Etat, la grande culture scientifique. L'autre lui coupa la parole. --Je sais, des betises!... Quand vous l'essayerez, votre culture, il y aura beau temps que les plaines de France auront disparu, noyees sous le ble d'Amerique.... Tenez! ce petit livre que je lisais, donne justement des details la-dessus. Ah! nom de Dieu! nos paysans peuvent se coucher, la chandelle est morte! Et, de la voix dont il aurait fait une lecon a ses eleves, il parla du ble de la-bas, des plaines immenses, vastes comme des royaumes, ou la Beauce se serait perdue, ainsi qu'une simple motte seche; des terres si fertiles, qu'au lieu de les fumer, il fallait les epuiser par une moisson preparatoire, ce qui ne les empechait pas de donner deux recoltes; des fermes de trente mille hectares, divisees en sections, subdivisees en lots, chaque section sous un surveillant, chaque lot sous un contremaitre, pourvues de baraquements pour les hommes, les betes, les outils, les cuisines; des bataillons agricoles, embauches au printemps, organises sur un pied d'armee en campagne, vivant en plein air, loges, nourris, blanchis, medicamentes, licencies a l'automne; des sillons de plusieurs kilometres a labourer et a semer, des mers d'epis a abattre dont on ne voyait pas les bords, l'homme simplement charge de la surveillance, tout le travail fait par les machines, charrues doubles armees de disques tranchants, semoirs et sarcloirs, moissonneuses-lieuses, batteuses locomobiles avec elevateur de paille et ensacheur; des paysans qui sont des mecaniciens, un peloton d'ouvriers suivant a cheval chaque machine, toujours prets a descendre serrer un ecrou, changer un boulon, forger une piece; enfin, la terre devenue une banque, exploitee par des financiers, la terre mise en coupe reglee, tondue ras, donnant a la puissance materielle et impersonnelle de la science le decuple de ce qu'elle discutait a l'amour et aux bras de l'homme. --Et vous esperez lutter avec vos outils de quatre sous, continua-t-il, vous qui ne savez rien, qui ne voulez rien, qui croupissez dans votre routine!... Ah! ouiche! vous en avez jusqu'aux genoux, du ble de la-bas! et ca grandira, les bateaux en apporteront toujours davantage. Attendez un peu, vous en aurez jusqu'au ventre, jusqu'aux epaules, puis jusqu'a la bouche, puis par-dessus la tete? Un fleuve, un torrent, un debordement ou vous creverez tous! Les paysans arrondissaient les yeux, gagnes d'une panique, a l'idee de cette inondation du ble etranger. Ils en souffraient deja, est-ce qu'ils allaient en etre noyes et emportes, comme ce bougre l'annoncait? Cela se materialisait pour eux. Rognes, leurs champs, la Beauce entiere etait engloutie. --Non, non, jamais! cria Delhomme etrangle. Le gouvernement nous protegera. --Un beau merle, le gouvernement! reprit Lequeu d'un air de mepris. Qu'il se protege donc lui-meme!... Ce qui est farce, c'est que vous avez nomme monsieur Rochefontaine. Le maitre de Laborderie, au moins, etait consequent avec ses idees, en voulant monsieur de Chedeville.... L'un ou l'autre, d'ailleurs, c'est le meme emplatre sur une jambe de bois. Pas une Chambre n'osera voter une surtaxe assez forte, la protection ne peut vous sauver, vous etes foutus, bonsoir! Alors, il y eut un grand tumulte, tous parlaient a la fois. Est-ce qu'on ne pourrait pas l'empecher d'entrer, ce ble de malheur? On coulerait les bateaux dans les ports, on irait recevoir a coups de fusil ceux qui l'apportaient. Leurs voix devenaient tremblantes, ils auraient tendu les bras, pleurant, suppliant qu'on les sauvat de cette abondance, de ce pain a bon marche qui menacait le pays. Et le maitre d'ecole, avec des ricanements, repondait qu'on n'avait jamais vu ca: autrefois, l'unique peur etait la famine, toujours on craignait de n'avoir pas assez de ble, et il fallait etre vraiment fichu pour arriver a craindre d'en avoir trop. Il se grisait de ses paroles, il dominait les protestations furieuses. --Vous etes une race finie, l'amour imbecile de la terre vous a manges, oui! du lopin de terre dont vous restez l'esclave, qui vous a retreci l'intelligence, pour qui vous assassineriez! Voila des siecles que vous etes maries a la terre, et qu'elle vous trompe.... Voyez en Amerique, le cultivateur est le maitre de la terre. Aucun lien ne l'y attache, ni famille, ni souvenir. Des que son champ s'epuise, il va plus loin. Apprend-il qu'a trois cents lieues, on a decouvert des plaines plus fertiles, il plie sa tente, il s'y installe. C'est lui qui commande enfin et qui se fait obeir, grace aux machines. Il est libre, il s'enrichit, tandis que vous etes des prisonniers et que vous crevez de misere! --Buteau palissait. Lequeu l'avait regarde en parlant d'assassinat. Il tacha de faire bonne contenance. --On est comme on est. A quoi ca sert de se facher, puisque vous dites vous-meme que ca ne changerait rien. Delhomme approuva, tous recommencerent a rire, Lengaigne, Clou, Fouan, Delphin lui-meme et les conscrits, que la scene amusait, dans l'espoir que ca finirait par des claques, Canon et Jesus-Christ, vexes de voir ce chieur d'encre, comme ils le nommaient, crier plus fort qu'eux, affecterent aussi de rigoler. Ils en etaient a se mettre avec les paysans. --C'est idiot de se facher, declara Canon en haussant les epaules. Il faut organiser. Lequeu eut un geste terrible. --Eh bien! moi, je vous le dis a la fin.... Je suis pour qu'on foute tout par terre! Il avait la face livide, il leur jetait ca comme s'il avait voulu les en assommer. --Sacres laches, oui! les paysans, tous les paysans!... Quand on songe que vous etes les plus nombreux, et que vous vous laissez manger par les bourgeois et par les ouvriers des villes! Nom de Dieu! je n'ai qu'un regret, celui d'avoir un pere et une mere paysans. C'est pour ca peut-etre que vous me degoutez davantage.... Car, il n'y a pas a dire, vous seriez les maitres. Seulement, voila! vous ne vous entendez guere ensemble, isoles, mefiants, ignorants; vous mettez toute votre canaillerie a vous devorer entre vous.... Hein? qu'est-ce que vous cachez, dans votre eau dormante? Vous etes donc comme les mares qui croupissent! on les croit profondes, on ne peut pas y noyer un chat. Etre la force sourde, la force dont on attend l'avenir, et ne pas plus grouiller qu'une buche!... Avec ca, l'exasperant, c'est que vous avez cesse de croire aux cures. Alors, s'il n'y a pas de bon Dieu, qu'est-ce qui vous gene? Tant que la peur de l'enfer vous a tenus, on comprend que vous soyez restes a plat ventre; mais, maintenant, allez donc! pillez tout, brulez tout!... Et, en attendant, ce qui serait plus facile et plus drole, mettez-vous en greve. Vous avez tous des sous, vous vous enteterez aussi longtemps qu'il faudra. Ne cultivez que pour vos besoins, ne portez plus rien au marche, pas un sac de ble, pas un boisseau de pommes de terre. Ce qu'on creverait a Paris! quel nettoyage, nom de Dieu! On aurait dit que, par la fenetre ouverte, un coup de froid entrait, venu de loin, des profondeurs noires. Les lampes a petrole filaient tres haut. Personne n'interrompait plus l'enrage, malgre les mauvais compliments qu'il faisait a chacun. Il finit en gueulant, en cognant son livre sur une table, dont les verres tintaient. --Je vous dis ca, mais je suis tranquille.... Vous avez beau etre laches, c'est vous autres qui foutrez tout par terre, quand l'heure viendra. Il en a ete souvent ainsi, il en sera de meme encore. Attendez que la misere et la faim vous jettent sur les villes comme des loups.... Et ce ble qu'on amene, l'occasion est peut-etre bien la. Quand il y en aura de trop, il n'y en aura pas assez, on reverra les disettes. C'est toujours pour le ble qu'on se revolte et qu'on se tue.... Oui, oui, les villes brulees et rasees, les villages deserts, les terres incultes, envahies par les ronces, et du sang, des ruisseaux de sang, pour qu'elles puissent redonner du pain aux hommes qui naitront apres nous! Lequeu, violemment, avait ouvert la porte. Il disparut. Derriere lui, dans la stupeur, un cri monta. Ah! le brigand, on aurait du le saigner! Un homme si tranquille jusque-la! bien sur qu'il devenait fou. Sorti de son calme habituel, Delhomme declara qu'il allait ecrire au prefet; et les autres l'y pousserent. Mais c'etaient surtout Jesus-Christ et son ami Canon qui semblaient hors d'eux, le premier avec son 89, sa devise humanitaire de liberte, egalite, fraternite, le second avec son organisation sociale, autoritaire et scientifique. Ils en restaient pales, exasperes de n'avoir pas trouve un mot a repondre, s'indignant plus fort que les paysans, criant qu'un particulier de cette espece, on devrait le guillotiner. Buteau, devant tout le sang que ce furieux avait demande, ce fleuve de sang qu'il lachait du geste sur la terre, s'etait leve dans un frisson, la tete agitee de secousses nerveuses, inconscientes, comme s'il approuvait. Puis, il se coula le long du mur, le regard oblique pour voir si on ne le suivait pas, et il disparut a son tour. Tout de suite, les conscrits recommencerent leur noce. Ils vociferaient, ils voulaient que Flore leur fit cuire des saucisses, lorsque Nenesse les bouscula, en leur montrant Delphin qui venait de tomber evanoui, le nez sur la table. Le pauvre bougre etait d'une blancheur de linge. Son mouchoir, glisse de sa main blessee, se tachait de plaques rouges. Alors, on hurla dans l'oreille de Becu, toujours endormi; et il s'eveilla enfin, il regarda le poing mutile de son garcon. Sans doute il comprit, car il empoigna un litre, pour l'achever, gueulait-il. Ensuite, lorsqu'il l'eut emmene, chancelant, ou l'entendit dehors, au milieu de ses jurons, eclater en larmes. Ce soir-la, Hourdequin ayant appris au diner l'accident de Francoise, vint a Rognes demander des nouvelles, par amitie pour Jean. Sorti a pied, fumant sa pipe dans la nuit noire, roulant ses chagrins au milieu du grand silence, il descendit la cote, avant d'entrer chez son ancien serviteur, calme un peu, desireux d'allonger la route. Mais, en bas, la voix de Lequeu, que la fenetre ouverte du cabaret semblait souffler aux tenebres de la campagne, l'arreta, immobile dans l'ombre. Puis, lorsqu'il se fut decide a remonter, elle le suivit; et maintenant encore, devant la maison de Jean, il l'entendait amincie et comme aiguisee par la distance, toujours aussi nette, d'un fil tranchant de couteau. Dehors, a cote de la porte, Jean etait adosse au mur. Il ne pouvait plus rester pres du lit de Francoise, il etouffait, il souffrait trop. --Eh bien! mon pauvre garcon, demanda Hourdequin, comment ca va-t-il, chez vous? Le malheureux eut un geste accable. --Ah! monsieur, elle se meurt! Et ni l'un ni l'autre n'en dirent davantage, le grand silence retomba, tandis que la voix de Lequeu montait toujours, vibrante, obstinee. Au bout de quelques minutes, le fermier, qui ecoutait malgre lui, laissa echapper ces mots de colere: --Hein? l'entendez-vous gueuler, celui-la! Comme c'est drole, ce qu'il dit, quand on est triste! Tous ses chagrins l'avaient repris, a cette voix effrayante, pres de cette femme qui agonisait. La terre qu'il aimait tant, d'une passion sentimentale, intellectuelle presque, l'achevait, depuis les dernieres recoltes. Sa fortune y avait passe, bientot la Borderie ne lui donnerait meme plus de quoi manger. Rien n'y avait fait, ni l'energie, ni les cultures nouvelles, les engrais, les machines. Il expliquait son desastre par son manque de capitaux; encore doutait-il, car la ruine etait generale, les Robiquet venaient d'etre expulses de la Chamade dont ils ne payaient, pas les fermages, les Coquart allaient etre forces de vendre leur ferme, de Saint-Juste. Et pas moyen de briser la geole, jamais il ne s'etait senti, davantage le prisonnier de sa terre, chaque jour l'argent engage, le travail depense l'y avaient rive d'une chaine plus courte. La catastrophe approchait, qui terminerait l'antagonisme seculaire de la petite propriete et de la grande, en les tuant toutes les deux. C'etait le commencement des temps predits, le ble au-dessous de seize francs, le ble vendu a perte, la faillite de la terre, que des causes sociales amenaient, plus fortes decidement que la volonte des hommes. Et, brusquement, Hourdequin, saignant dans sa defaite, approuva Lequeu. --Nom de Dieu! il a raison.... Que tout craque, que nous crevions tous, que les ronces poussent partout, puisque la race est finie et la terre epuisee! Il ajouta, en faisant allusion a Jacqueline: --Moi, heureusement, j'ai sous la peau un autre mal qui m'aura casse les reins avant ca. Mais, dans la maison, on entendit la Grande et la Frimat marcher, chuchoter. Jean frissonna, a ce leger bruit. Il rentra, trop tard. Francoise etait morte, peut-etre depuis longtemps. Elle n'avait pas rouvert les yeux, pas desserre les levres. La Grande venait simplement de s'apercevoir qu'elle n'etait plus, en la touchant. Tres blanche, la face amincie et tetue, elle semblait dormir. Debout au pied du lit, Jean la regarda, hebete d'idees confuses, la peine qu'il avait, la surprise qu'elle n'eut pas voulu faire de testament, la sensation que quelque chose se brisait et finissait dans son existence. A ce moment, comme Hourdequin, apres avoir salue en silence, s'en allait, assombri encore, il vit, sur la route, une ombre se detacher de la fenetre et galoper au fond des tenebres. L'idee lui vint de quelque chien rodeur. C'etait Buteau qui, monte pour guetter la mort, courait l'annoncer a Lise. VI Le lendemain, dans la matinee, on achevait de mettre en biere le corps de Francoise, et le cercueil restait au milieu de la chambre, sur deux chaises, lorsque Jean eut un sursaut de surprise indignee, en voyant entrer Lise et Buteau, l'un derriere l'autre. Son premier geste fut pour les chasser, ces parents sans coeur qui n'etaient pas venus embrasser la mourante, et qui arrivaient enfin des qu'on avait cloue le cercueil sur elle, comme delivres de la crainte de se retrouver en sa presence. Mais les membres presents de la famille, Fanny, la Grande, l'arreterent: ca ne portait pas chance, de se disputer autour d'un mort; puis, quoi? on ne pouvait empecher Lise de racheter sa rancune, en se decidant a veiller les restes de sa soeur. Et les Buteau, qui avaient compte sur le respect du a ce cercueil, s'installerent. Ils ne dirent pas qu'ils reprenaient possession de la maison; seulement, ils le faisaient, d'une facon naturelle, comme si la chose allait de soi, a present que Francoise n'etait plus la. Elle y etait bien encore, mais emballee pour le grand depart, pas plus genante qu'un meuble. Lise, apres s'etre assise un instant, s'oublia jusqu'a ouvrir les armoires, a s'assurer que les objets n'avaient pas bouge de place, pendant son absence. Buteau rodait deja dans l'ecurie et dans l'etable, en homme entendu qui donne le coup d'oeil du maitre. Le soir, l'un et l'autre semblerent tout a fait rentres chez eux, et il n'y avait que le couvercle qui les embarrassat, maintenant, dans la chambre dont il barrait le milieu. Ce n'etait, d'ailleurs, qu'une nuit a patienter: le plancher serait enfin libre de bonne heure, le lendemain. Jean pietinait, au milieu de la famille, l'air perdu, ne sachant que faire de ses membres. D'abord, la maison, les meubles, le corps de Francoise avaient paru a lui. Mais, a mesure que les heures s'ecoulaient, tout cela se detachait de sa personne, semblait passer aux autres. Quand la nuit tomba, personne ne lui adressait plus la parole, il n'etait plus la qu'un intrus tolere. Jamais il n'avait eu si penible la sensation d'etre un etranger, de n'avoir pas un des siens, parmi ces gens, tous allies, tous d'accord, des qu'il s'agissait de l'exclure. Jusqu'a sa pauvre femme morte qui cessait de lui appartenir, au point que Fanny, comme il parlait de veiller pres du corps, avait voulu le renvoyer, sous le pretexte qu'on etait trop de monde. Il s'etait obstine pourtant, il avait meme eu l'idee de prendre l'argent dans la commode, les cent vingt-sept francs, pour etre certain qu'ils ne s'envoleraient pas. Lise, des son arrivee, en ouvrant le tiroir, devait les avoir vus, ainsi que la feuille de papier timbre, car elle s'etait mise a chuchoter vivement avec la Grande; et c'etait depuis lors, qu'elle se reinstallait si a l'aise, certaine qu'il n'existait point de testament. L'argent, elle ne l'aurait toujours pas. Dans l'apprehension du lendemain, Jean se disait qu'il tiendrait au moins ca. Il avait ensuite passe la nuit sur une chaise. Le lendemain, l'enterrement eut lieu de bonne heure, a neuf heures; et l'abbe Madeline, qui partait le soir, put dire encore la messe et aller jusqu'a la fosse; mais il y perdit connaissance, on dut l'emporter. Les Charles etaient venus, ainsi que Delhomme et Nenesse. Ce fut un enterrement convenable, sans rien de trop. Jean pleurait, Buteau s'essuyait les yeux. Au dernier moment, Lise avait declare que ses jambes se cassaient, que jamais elle n'aurait la force d'accompagner le corps de sa pauvre soeur. Elle etait donc restee seule dans la maison, tandis que la Grande, Fanny, la Frimat, la Becu, d'autres voisines, suivaient. Et, au retour, tout ce monde, s'attardant expres sur la place de l'Eglise, assista enfin a la scene prevue, attendue depuis la veille. Jusque-la, les deux hommes, Jean et Buteau, avaient evite de se regarder, dans la crainte qu'une bataille ne s'engageat sur le cadavre a peine refroidi de Francoise. Maintenant, tous les deux se dirigeaient vers la maison, du meme pas resolu; et, de biais, ils se devisageaient. On allait voir. Du premier coup d'oeil, Jean comprit pourquoi Lise n'etait pas allee au convoi. Elle avait voulu rester seule, afin d'emmenager, en gros du moins. Une heure venait de lui suffire, jetant les paquets par-dessus le mur de la Frimat, brouettant ce qui aurait pu se casser. D'une claque enfin, elle avait ramene dans la cour Laure et Jules, qui s'y battaient deja, tandis que le pere Fouan, pousse aussi par elle, soufflait sur le banc. La maison etait reconquise. --Ou vas-tu? demanda brusquement Buteau, en arretant Jean devant la porte. --Je rentre chez moi. --Chez toi! ou ca, chez toi?... Pas ici, toujours. Ici, nous sommes chez nous. Lise etait accourue; et, les poings sur les hanches, elle gueulait, plus violente, plus injurieuse que son homme. --Hein? quoi? qu'est-ce qu'il veut, ce pourri?... Y avait assez longtemps qu'il empoisonnait ma pauvre soeur, a preuve que, sans ca, elle ne serait pas morte de son accident, et qu'elle a montre sa volonte, en ne lui rien laissant de son bien.... Tape donc dessus, Buteau! Qu'il ne rentre pas, il nous foutrait la maladie! Jean, suffoque de cette rude attaque, tacha encore de raisonner. --Je sais que la maison et la terre vous reviennent. Mais j'ai a moi la moitie sur les meubles et les betes.... --La moitie, tu as le toupet! reprit Lise, en l'interrompant. Sale maquereau, tu oserais prendre la moitie de quelque chose, toi qui n'as seulement pas apporte ici ton demeloir et qui n'y es entre qu'avec ta chemise sur le cul. Faut donc que les femmes te rapportent, un beau metier de cochon! Buteau l'appuyait, et d'un geste qui balayait le seuil: --Elle a raison, decampe!... Tu avais ta veste et ta culotte, va-t'en avec, on ne te les retient pas. La famille, les femmes surtout, Fanny et la Grande, arretees a une trentaine de metres, semblaient approuver par leur silence. Alors, Jean, blemissant sous l'outrage, frappe au coeur de cette accusation d'abominable calcul, se facha, cria aussi fort que les autres. --Ah! c'est comme ca, vous voulez du vacarme.... Eh bien! il y en aura. D'abord, je rentre, je suis chez moi, tant que le partage n'est pas fait. Et puis, je vais aller chercher M. Baillehache qui mettra les scelles et qui m'en nommera gardien.... Je suis chez moi, c'est a vous de foutre le camp! Il s'etait avance si terrible, que Lise degagea la porte. Mais Buteau avait saute sur lui, une lutte s'engagea, les deux hommes roulerent au milieu de la cuisine. Et la querelle continua dedans, a savoir maintenant qui serait flanque dehors, du mari ou de la soeur et du beau-frere. --Montrez-moi le papier qui vous rend les maitres. --Le papier, on s'en torche! Ca suffit que nous ayons le droit. --Alors, venez avec l'huissier, amenez les gendarmes, comme nous avons fait, nous autres. --L'huissier et les gendarmes, on les envoie chier! Il n'y a que les crapules qui ont besoin d'eux. Quand on est honnete, on regle ses comptes soi-meme. Jean s'etait retranche derriere la table, ayant le furieux besoin d'etre le plus fort, ne voulant pas quitter cette demeure ou sa femme venait d'agoniser, ou il lui semblait que tout le bonheur de sa vie avait tenu. Buteau, enrage, lui aussi, par l'idee de ne pas lacher la place reconquise, comprenait qu'il fallait en finir. Il reprit: --Et puis, ce n'est pas tout ca, tu nous emmerdes! Il avait bondi par-dessus la table, il retomba sur l'autre. Mais celui-ci empoigna une chaise, le fit culbuter en la lui envoyant a travers les jambes; et il se refugiait au fond de la chambre voisine pour s'y barricader, lorsque la femme eut le brusque souvenir de l'argent, des cent vingt-sept francs apercus dans le tiroir de la commode. Elle crut qu'il courait les prendre, elle le devanca, ouvrit le tiroir, jeta un hurlement de douleur. --L'argent? ce nom de Dieu a vole l'argent, cette nuit! Et, des lors, Jean fut perdu, ayant a proteger sa poche. Il criait que l'argent lui appartenait, qu'il voulait bien faire les comptes et qu'on lui en redevrait, surement. Mais la femme et l'homme ne l'ecoutaient pas, la femme s'etait ruee, cognait plus fort que l'homme. D'une poussee folle, il fut deloge de la chambre, ramene dans la cuisine, ou ils tournerent tous les trois en une masse confuse, rebondissante aux angles des meubles. A coups de pied, il se debarrassa de Lise. Elle revint, lui enfonca ses ongles dans la nuque, tandis que Buteau, prenant son elan, tapant de la tete ainsi qu'un belier, l'envoyait s'etaler dehors, sur la route. Ils resterent la, ils boucherent la porte de leur corps, clamant: --Voleur qui a vole notre argent!... Voleur! voleur! voleur! Jean, apres s'etre ramasse, repondit, dans un begayement de souffrance et de colere: --C'est bon, j'irai chez le juge, a Chateaudun, et il me fera rentrer chez moi, et je vous poursuivrai en justice pour des dommages-interets.... Au revoir! Il eut un dernier geste de menace, il disparut, en montant vers la plaine. Quand la famille avait vu qu'on se tapait, elle s'en etait prudemment allee, a cause des proces possibles. Alors, les Buteau eurent un cri sauvage de victoire. Enfin, ils l'avaient donc foutu a la rue, l'etranger, l'usurpateur! Et ils y etaient rentres, dans la maison, ils disaient bien qu'ils y rentreraient! La maison! la maison! a cette idee qu'ils s'y retrouvaient, dans la vieille maison patrimoniale, batie jadis par un ancetre, ils furent pris d'un coup de folie joyeuse, ils galoperent au travers des pieces, gueulerent a s'etrangler, pour le plaisir de gueuler chez eux. Les enfants, Laure et Jules, accoururent, battirent du tambour sur une vieille poele. Seul, le pere Fouan, reste sur le banc de pierre, les regardait passer de ses yeux troubles, sans rire. Brusquement, Buteau s'arreta. --Nom de Dieu! il a file par le haut, pourvu qu'il ne soit pas alle faire du mal a la terre! C'etait absurde, mais ce cri de passion l'avait bouleverse. La pensee de la terre lui revenait, dans une secousse de jouissance inquiete. Ah! la terre, elle le tenait aux entrailles plus encore que la maison! ce morceau de terre de la-haut qui comblait le trou entre ses deux troncons, qui lui retablissait sa parcelle de trois hectares, si belle, que Delhomme lui-meme n'en possedait pas une semblable? Toute sa chair s'etait mise a trembler de joie comme au retour d'une femme desiree et qu'on a crue perdue. Un besoin immediat de la revoir, dans sa crainte folle que l'autre pouvait l'emporter, lui tourna la tete. Il partit en courant, en grognant qu'il souffrirait trop, tant qu'il ne saurait pas. Jean, en effet, etait monte en plaine, afin d'eviter le village; et, par habitude, il suivait le chemin de la Borderie. Lorsque Buteau l'apercut, justement il passait le long de la piece des Cornailles; mais il ne s'arreta pas, il ne jeta, a ce champ tant dispute, qu'un regard de defiance et de tristesse, comme s'il l'accusait de lui avoir porte malheur; car un souvenir venait de mouiller ses yeux, celui du jour ou il avait cause avec Francoise pour la premiere fois: n'etait-ce pas aux Cornailles que la Coliche l'avait trainee, gamine encore, dans une luzerniere? Il s'eloigna d'un pas ralenti, la tete basse, et Buteau qui le guettait, mal rassure, le soupconnant d'un mauvais coup, put s'approcher a son tour de la piece. Debout, il la contempla longuement: elle etait toujours la, elle n'avait pas l'air de se mal porter, personne ne lui avait fait du mal. Son coeur se gonflait, allait vers elle, dans cette idee qu'il la possedait de nouveau, a jamais. Il s'accroupit, il en prit des deux mains une motte, l'ecrasa, la renifla, la laissa couler pour en baigner ses doigts. C'etait bien sa terre, et il retourna chez lui, chantonnant, comme ivre de l'avoir respiree. Cependant, Jean marchait, les yeux vagues, sans savoir ou ses pieds le conduisaient. D'abord, il avait voulu courir a Cloyes, chez M. Baillehache, pour se faire reintegrer dans la maison. Ensuite, sa colere s'etait calmee. S'il y rentrait aujourd'hui, demain il lui en faudrait sortir. Alors, pourquoi ne pas avaler ce gros chagrin tout de suite, puisque la chose etait faite? D'ailleurs, ces canailles avaient raison: pauvre il etait venu, pauvre il s'en allait. Mais, surtout, ce qui lui cassait la poitrine, ce qui le decidait a se resigner, c'etait de se dire que la volonte de Francoise en mourant avait du etre que les choses fussent ainsi, du moment ou elle ne lui avait pas legue son bien. Il abandonnait donc le projet d'agir immediatement; et, lorsque, dans le bercement de la marche, sa colere se rallumait, il n'en etait plus qu'a jurer de trainer les Buteau en justice, pour se faire rendre sa part, la moitie de tout ce qui tombait dans la communaute. On verrait s'il se laisserait depouiller comme un capon! Ayant leve les yeux, Jean fut etonne de se voir devant la Borderie. Un raisonnement interieur, dont il n'avait eu que la demi-conscience, l'amenait a la ferme, comme a un refuge. Et, en effet, s'il ne voulait pas quitter le pays, n'etait-ce pas la qu'on lui donnerait le moyen d'y rester, le logement et du travail? Hourdequin l'avait toujours estime, il ne doutait point d'etre accueilli sur l'heure. Mais de loin, la vue de la Cognette, affolee, traversant la cour, l'inquieta. Onze heures sonnaient, il tombait dans une catastrophe terrible. Le matin, descendue avant la servante, la jeune femme avait trouve, au pied de l'escalier, la trappe de la cave ouverte, cette trappe placee si dangereusement; et Hourdequin etait au fond, mort, les reins casses, a l'angle d'une marche. Elle avait crie, on etait accouru, une terreur bouleversait la ferme. Maintenant, le corps du fermier gisait sur un matelas, dans la salle a manger, tandis que, dans la cuisine, Jacqueline se desesperait, la face decomposee, sans une larme. Des que Jean fut entre, elle parla, se soulagea d'une voix etranglee. --Je l'avais bien dit, je voulais qu'on le changeat de place, ce trou!... Mais qui donc a pu le laisser ouvert! Je suis certaine qu'il etait ferme hier soir, quand je suis montee.... Depuis ce matin, je suis la, a me creuser la tete. --Le maitre est descendu avant vous? demanda Jean, que l'accident stupefiait. --Oui, le jour pointait a peine.... Je dormais. Il m'a semble qu'une voix l'appelait d'en bas. J'ai du rever.... Souvent, il se levait de la sorte, descendait toujours sans lumiere, pour surprendre les serviteurs au saut du lit.... Il n'aura pas vu le trou, il sera tombe. Mais qui donc, qui donc a laisse cette trappe ouverte? Ah! j'en mourrai! Jean, qu'un soupcon venait d'effleurer, l'ecarta aussitot. Elle n'avait aucun interet a cette mort, son desespoir etait sincere. --C'est un grand malheur, murmura-t-il. --Oh! oui, un grand malheur, un tres grand malheur, pour moi! Elle s'affaissa sur une chaise, accablee, comme si les murs croulaient autour d'elle. Le maitre qu'elle comptait epouser enfin! le maitre qui avait jure de lui tout laisser par testament! Et il etait mort, sans avoir le temps de rien signer. Et elle n'aurait pas meme des gages, le fils allait revenir, la jetterait dehors a coups de botte, comme il l'avait promis. Rien! quelques bijoux et du linge, ce qu'elle avait sur la peau! Un desastre, un ecrasement! Ce que Jacqueline ne disait pas, n'y songeant plus, c'etait le renvoi du berger Soulas, qu'elle avait obtenu la veille. Elle l'accusait d'etre trop vieux, de ne point suffire, enragee de le trouver sans cesse derriere son dos, a l'espionner; et Hourdequin, bien que n'etant pas de son avis, avait cede, tellement il pliait sous elle maintenant, dompte, reduit a lui acheter des nuits heureuses par une soumission d'esclave. Soulas, congedie avec de bonnes paroles et des promesses, regardait le maitre fixement de ses yeux pales. Puis, lentement, il s'etait mis a lacher son paquet sur la garce, cause de son malheur: la galopee des males, Tron apres tant d'autres, et l'histoire de ce dernier, et le rut insolent, impudent, a la connaissance de tous; si bien que, dans le pays, on disait que le maitre devait aimer ca, les restes de valet. Vainement, le fermier, eperdu, tachait de l'interrompre, car il tenait a son ignorance, il ne voulait plus savoir, dans la terreur d'etre force de la chasser: le vieux etait alle jusqu'au bout, sans omettre une seule des fois qu'il les avait surpris, methodique, le coeur peu a peu soulage, vide de sa longue rancune. Jacqueline ignorait cette delation, Hourdequin s'etant sauve a travers champs, avec la crainte de l'etrangler, s'il la revoyait; ensuite, au retour, il avait simplement renvoye Tron, sous le pretexte qu'il laissait la cour dans un etat de salete epouvantable. Alors, elle avait bien eu un soupcon; mais elle ne s'etait pas risquee a defendre le vacher, obtenant qu'il coucherait encore cette nuit-la, comptant arranger l'affaire le lendemain, pour le garder. Et tout cela, a cette heure, restait trouble, dans le coup du destin qui detruisait ses dix annees de laborieux calculs. Jean etait seul avec elle dans la cuisine, lorsque Tron parut. Elle ne l'avait pas revu depuis la veille, les autres domestiques erraient par la ferme, inoccupes, anxieux. Quand elle apercut le Percheron, cette grande bete a la chair d'enfant, elle eut un cri, rien qu'a la facon oblique dont il entrait. --C'est toi qui as ouvert la trappe! Brusquement, elle comprenait tout, et lui etait bleme, les yeux ronds, les levres tremblantes. --C'est toi qui as ouvert la trappe et qui l'as appele, pour qu'il fit la culbute! Saisi de cette scene, Jean s'etait recule. Ni l'un ni l'autre, d'ailleurs, ne semblaient plus le savoir la, dans la violence des passions qui les agitaient. Tron, sourdement, la tete basse, avouait. --Oui, c'est moi... Il m'avait renvoye, je ne t'aurais plus vue, ca ne se pouvait pas... Et puis, deja j'avais songe que, s'il mourait, nous serions libres d'etre ensemble. Elle l'ecoutait, raidie, dans une tension nerveuse qui la soulevait toute. Lui, en grognements satisfaits, lachait ce qui avait roule au fond de son crane dur, une jalousie humble et feroce de serviteur contre le maitre obei, un plan sournois de crime pour s'assurer la possession de cette femme, qu'il voulait a lui seul. --Le coup fait, j'ai cru que tu serais contente... Si je ne t'en ai rien dit, c'etait dans l'idee de ne pas te causer de la gene... Et alors, maintenant qu'il n'est plus la, je viens te prendre, pour nous en aller et nous marier. Jacqueline, la voix brutale, eclata. --Toi! mais je ne t'aime pas, je ne te veux pas!... Ah! tu l'as tue pour m'avoir! Il faut que tu sois plus bete encore que je ne pensais. Une betise pareille, avant qu'il m'epouse et qu'il fasse le testament!... Tu m'as ruinee, tu m'as ote le pain de la bouche. C'est a moi que tu as casse les os, hein! brute, comprends-tu?... Et tu crois que je vais te suivre! Dis donc, regarde-moi bien, est-ce que tu te fous de moi? A son tour, il l'ecoutait, beant, dans la stupeur de cet accueil inattendu. --Parce que j'ai plaisante, parce que nous avons pris du plaisir ensemble, tu t'imagines que tu vas m'embeter toujours... Nous marier? ah, non! ah, non! j'en choisirais un plus malin, si j'avais l'envie d'un homme... Tiens! va-t'en, tu me rends malade... Je ne t'aime pas, je ne te veux pas. Va-t'en! Une colere le secoua. Quoi donc? il aurait tue pour rien. Elle etait a lui, il l'empoignerait par le cou et l'emporterait. --T'es une fiere gueuse, gronda-t-il. Ca n'empeche que tu vas venir. Autrement, je te regle ton compte, comme a l'autre. La Cognette marcha sur lui, les poings serres. --Essaye voir! Il etait bien fort, gros et grand, et elle etait bien faible, avec sa taille mince, son corps fin de jolie fille. Mais ce fut lui qui recula, tant elle lui sembla effrayante, les dents pretes a mordre, les regards aigus, luisants comme des couteaux. --C'est fini, va-t'en!... Plutot que d'aller avec toi, je prefererais ne revoir jamais d'homme... Va-t'en, va-t'en, va-t'en! Et Tron s'en alla; a reculons, dans une retraite de bete carnassiere et lache, cedant a la crainte, remettant sournoisement sa vengeance. Il la regarda, il dit encore: --Morte ou vivante, j'aurai ta peau! Jacqueline, quand il fut sorti de la ferme, eut un soupir de bon debarras. Puis, se retournant, fremissante, elle ne s'etonna point de voir Jean, elle s'ecria dans un elan de franchise: --Ah! la canaille, ce que je le ferais pincer par les gendarmes, si je ne craignais d'etre emballee avec lui! Jean restait glace. Une reaction nerveuse se produisait, d'ailleurs, chez la jeune femme: elle etouffa, elle tomba dans ses bras, en sanglotant, en repetant qu'elle etait malheureuse, oh! malheureuse, bien malheureuse! Ses larmes coulaient sans fin, elle voulait etre plainte, etre aimee, elle s'attachait a lui, comme si elle avait desire que celui-ci l'emportat et la gardat. Et il commencait a etre tres ennuye, lorsque le beau-frere du mort, le notaire Baillehache, qu'un valet de la ferme etait alle prevenir, sauta de son cabriolet, dans la cour. Alors, Jacqueline courut a lui, etala son desespoir. Jean, qui s'etait echappe de la cuisine, se retrouva en plaine rase, sous un ciel pluvieux de mars. Mais il ne voyait rien, bouleverse par cette histoire, dont le frisson s'ajoutait au chagrin de son malheur a lui. Il avait son compte de malechance, un egoisme lui faisait hater le pas, malgre son apitoiement sur le sort de son ancien maitre Hourdequin. Ce n'etait guere son role de vendre la Cognette et son galant, la justice n'avait qu'a ouvrir l'oeil. Deux fois, il se retourna, croyant qu'on le rappelait, comme s'il se fut senti complice. Devant les premieres maisons de Rognes seulement, il respira; et il se disait, maintenant, que le fermier etait mort de son peche, il songeait a cette grande verite que, sans les femmes, les hommes seraient beaucoup plus heureux. Le souvenir de Francoise lui etait revenu, une grosse emotion l'etranglait. Lorsqu'il se revit devant le village, Jean se rappela qu'il etait alle a la ferme pour y demander du travail. Tout de suite, il s'inquieta, il chercha ou il pourrait frapper a cette heure, et la pensee lui vint que les Charles avaient besoin d'un jardinier, depuis quelques jours. Pourquoi n'irait-il pas s'offrir? Il restait tout de meme un peu de la famille, peut-etre serait-ce une recommandation. Immediatement, il se rendit a Roseblanche. Il etait une heure, les Charles achevaient de dejeuner, lorsque la servante l'introduisit. Justement, Elodie versait le cafe, et M. Charles, ayant fait asseoir le cousin, voulut qu'il en prit une tasse. Celui-ci accepta, bien qu'il n'eut rien mange depuis la veille: il avait l'estomac trop serre, ca le secouerait un peu. Mais quand il se vit a cette table, avec ces bourgeois, il n'osa plus demander la place de jardinier. Tout a l'heure, des qu'il trouverait un biais. Madame Charles s'etait mise a le plaindre, a pleurer la mort de cette pauvre Francoise, et il s'attendrissait. Sans doute, la famille croyait qu'il venait lui faire ses adieux. Puis, la servante, ayant annonce les Delhomme, le pere et le fils, Jean fut oublie. --Faites entrer et donnez deux autres tasses. C'etait pour les Charles une grosse affaire, depuis le matin. Au sortir du cimetiere, Nenesse les avait accompagnes jusqu'a Roseblanche; et, tandis que madame Charles rentrait avec Elodie, il avait retenu M. Charles, il s'etait carrement presente comme acquereur du 19, si l'on tombait d'accord. A l'entendre, la maison, qu'il connaissait, serait vendue un prix ridicule; Vaucogne n'en trouverait pas cinq mille francs, tellement il l'avait laissee dechoir; tout y etait a changer, le mobilier defraichi, le personnel choisi sans gout, si defectueux, que la troupe elle-meme allait ailleurs. Pendant pres de vingt minutes, il avait ainsi deprecie l'etablissement, etourdissant son oncle, le stupefiant de son entente de la partie, de sa science a marchander, des dons extraordinaires qu'il montrait pour son jeune age. Ah! le gaillard! en voila un qui aurait l'oeil et la poigne! et Nenesse avait dit qu'il reviendrait, accompagne de son pere, apres le dejeuner, afin de causer serieusement. En rentrant, M. Charles s'en entretint avec madame Charles, qui, a son tour, s'emerveilla de trouver tant de moyens chez ce garcon. Si seulement leur gendre Vaucogne avait eu la moitie de ces capacites! Il fallait jouer serre, pour ne pas etre fichu dedans par le jeune homme. C'etait la dot d'Elodie qu'il s'agissait de sauver du desastre. Au fond de leur crainte cependant, il y avait une sympathie invincible, un desir de voir le 19, meme a perte, aux mains habiles et vigoureuses d'un maitre qui lui rendrait son eclat. Aussi, lorsque les Delhomme entrerent, les accueillirent-ils d'une facon tres cordiale. --Vous allez prendre du cafe, hein!... Elodie, offre le sucre. Jean avait recule sa chaise, tous se trouverent assis autour de la table. Rase de frais, la face cuite et immobile, Delhomme ne lachait pas un mot, dans une reserve diplomatique; tandis que Nenesse, en toilette, souliers vernis, gilet a palmes d'or, cravate mauve, se montrait tres a l'aise, souriant, seduisant. Lorsque Elodie, rougissante, lui presenta le sucrier, il la regarda, il chercha une galanterie. --Ils sont bien gros, ma cousine, vos morceaux de sucre. Elle rougit davantage, elle ne sut que repondre, tant cette parole d'un garcon aimable la bouleversait dans son innocence. Le matin, Nenesse, en finaud, n'avait risque que la moitie de l'affaire. Depuis l'enterrement, ou il avait apercu Elodie, son plan s'etait elargi tout d'un coup: non seulement il aurait le 19, mais il voulait aussi la jeune fille. L'operation etait simple. D'abord, rien a debourser, il ne la prendrait qu'avec la maison en dot; ensuite, si elle ne lui apportait actuellement que cette dot compromise, plus tard elle heriterait des Charles, une vraie fortune. Et c'etait pourquoi il avait amene son pere, resolu a faire immediatement sa demande. Un instant, on parla de la temperature qui etait vraiment douce pour la saison. Les poiriers avaient bien fleuri, mais la fleur tiendrait-elle! On finissait de boire le cafe, la conversation tomba. --Ma mignonne, dit brusquement M. Charles a Elodie, tu devrais aller faire un tour au jardin. Il la renvoyait, ayant hate de vider le sac aux Delhomme. --Pardon, mon oncle, interrompit Nenesse, si c'etait un effet de votre bonte que ma cousine restat avec nous... J'ai a vous parler de quelque chose qui l'interesse; et, n'est-ce pas, vaut toujours mieux terminer les affaires d'un coup que de s'y reprendre a deux fois. Alors, se levant, il fit la demande, en garcon bien eleve. --C'est donc pour vous dire que je serais tres heureux d'epouser ma cousine, si vous y consentiez, et si elle y consentait elle-meme. La surprise fut grande. Mais Elodie surtout en parut revolutionnee, a ce point que, quittant sa chaise, elle se jeta au cou de madame Charles, dans un effarement de pudeur qui empourprait ses oreilles; et sa grand-mere s'epuisait a la calmer. --Voyons, voyons, mon petit lapin, c'est trop, sois donc raisonnable!... On ne te mange pas, parce qu'on te demande en mariage... Ton cousin n'a rien dit de mal, regarde-le, ne fais pas la bete. Aucune bonne parole ne put la determiner a remontrer sa figure. --Mon Dieu! mon garcon, finit par declarer M. Charles, je ne m'attendais pas a ta demande. Peut-etre aurait-il mieux valu m'en parler d'abord, car tu vois comme notre cherie est sensible... Mais, quoi qu'il arrive, sois certain que je t'estime, car tu me sembles un bon sujet et un travailleur. Delhomme, dont pas un trait n'avait bouge jusque-la, lacha deux mots. --Pour sur! Et Jean, comprenant qu'il devait etre poli, ajouta: --Ah! oui, par exemple! M. Charles se remettait, et deja il avait reflechi que Nenesse n'etait pas un mauvais parti, jeune, actif, fils unique de paysans riches. Sa petite-fille ne trouverait pas mieux. Aussi, apres avoir echange un regard avec madame Charles, continua-t-il: --Ca regarde l'enfant. Jamais nous ne la contrarierons la-dessus, ce sera comme elle voudra. Alors, Nenesse, galamment, renouvela sa demande. --Ma cousine, si vous voulez bien me faire l'honneur et le plaisir... Elle avait toujours le visage enfoui dans le sein de sa grand'mere, mais elle ne le laissa pas achever, elle accepta d'un signe de tete energique, repete trois fois, en enfoncant sa tete davantage. Cela lui donnait sans doute du courage, de se boucher les yeux. La societe en demeura muette, saisie de cette hate a dire oui. Elle aimait donc ce garcon, qu'elle avait si peu vu? ou bien etait-ce qu'elle en desirait un, n'importe lequel, pourvu qu'il fut joli homme? Madame Charles lui baisa les cheveux, en souriant, en repetant: --Pauvre cherie! pauvre cherie! --Eh bien, reprit M. Charles, puisque ca lui va, ca nous va. Mais une pensee venait de l'assombrir. Ses paupieres lourdes retomberent, il eut un geste de regret. --Naturellement, mon brave, nous abandonnons l'autre chose, la chose que tu m'as proposee ce matin. Nenesse s'etonna. --Pourquoi donc? --Comment, pourquoi? Mais parce que... voyons... tu comprends bien?... Nous ne l'avons pas laissee jusqu'a vingt ans chez les dames de la Visitation pour que... enfin, c'est impossible! Il clignait les yeux, il tordait la bouche, voulant se faire entendre, craignant d'en trop dire. La petite la-bas, rue aux Juifs! une demoiselle qui avait recu tant d'instruction! une purete si absolue, elevee dans l'ignorance de tout! --Ah! pardon, declara nettement Nenesse, ca ne fait plus mon affaire... Je me marie pour m'etablir, je veux ma cousine et la maison. --La confiserie, s'ecria madame Charles. Et, ce mot lance, la discussion s'en empara, le repeta a dix reprises. La confiserie, allons! etait-ce raisonnable? Le jeune homme et son pere s'entetaient a l'exiger comme dot, disaient qu'on ne pouvait pas lacher ca, que c'etait la vraie fortune de la future; et ils prenaient a temoin Jean, qui en convenait d'un hochement du menton. Enfin, ils finirent tous par crier, ils s'oubliaient, precisaient, donnaient des details crus, lorsqu'un incident inattendu les fit taire. Lentement, Elodie venait enfin de degager sa tete, et elle se leva, de son air de grand lis pousse a l'ombre, avec sa paleur mince de vierge chlorotique, ses yeux vides, ses cheveux incolores. Elle les regarda, elle dit tranquillement: --Mon cousin a raison, on ne peut pas lacher ca. Ahurie, madame Charles begayait: --Mais, mon petit lapin, si tu savais... --Je sais... Il y a beau temps que Victorine m'a tout dit, Victorine, la bonne qu'on a renvoyee, a cause des hommes... Je sais, j'y ai reflechi, je vous jure qu'on ne peut pas lacher ca. Une stupeur avait cloue les Charles. Leurs yeux s'etaient arrondis, ils la contemplaient dans un hebetement profond. Eh quoi! elle connaissait le 19, ce qu'on y faisait, ce qu'on y gagnait, le metier enfin, et elle en parlait avec cette serenite! Ah! l'innocence, elle touche a tout sans rougir! --On ne peut pas lacher ca, repeta-t-elle. C'est trop bon, ca rapporte trop... Et puis une maison que vous avez faite, ou vous avez travaille si fort, est-ce que ca doit sortir de la famille? M. Charles en fut bouleverse. Dans son saisissement, montait une emotion indicible, qui lui partait du coeur et le serrait a la gorge. Il s'etait leve, il chancela, s'appuya sur madame Charles, debout, elle aussi, suffoquee et tremblante. Tous les deux croyaient a un sacrifice, refusaient d'une voix eperdue. --Oh! cherie, oh! cherie... Non, non, cherie... Mais les yeux d'Elodie se mouillaient, elle baisa la vieille alliance de sa mere, qu'elle portait au doigt, cette alliance usee la-bas, dans le travail. --Si, si, laissez-moi suivre mon idee... Je veux etre comme maman. Ce qu'elle a fait, je peux le faire, il n'y a pas de deshonneur, puisque vous l'avez fait vous-memes... Ca me plait beaucoup, je vous assure. Et vous verrez si j'aiderai mon cousin, si nous releverons promptement la maison, a nous deux! Il faudra que ca marche, on ne me connait pas! Alors, tout fut emporte, les Charles ruisselerent. L'attendrissement les noyait, ils sanglotaient comme des enfants. Sans doute, ils ne l'avaient pas elevee dans cette idee; seulement, que faire, quand le sang parle? Ils reconnaissaient le cri de la vocation. Absolument la meme histoire que pour Estelle: elle aussi, ils l'avaient enfermee chez les dames de la Visitation, ignorante, penetree des principes les plus rigides de la morale; et elle n'en etait pas moins devenue une maitresse de maison hors ligne. L'education ne signifiait rien, c'etait l'intelligence qui decidait de tout. Mais la grosse emotion des Charles, les larmes dont ils debordaient sans pouvoir les arreter, venaient plus encore de cette pensee glorieuse que le 19, leur oeuvre, leur chair, allait etre sauve de la ruine. Elodie et Nenesse, avec la belle flamme de la jeunesse, y continueraient leur race. Et ils le voyaient deja restaure, rentre dans la faveur publique, etincelant, tel enfin qu'il brillait sur Chartres, aux plus beaux jours de leur regne. Lorsque M. Charles put parler, il attira sa petite-fille dans ses bras. --Ton pere nous a cause bien des soucis, tu nous consoles de tout, mon ange! Madame Charles l'etreignit egalement, ils ne firent plus qu'un groupe, leurs pleurs se confondirent. --C'est donc une affaire entendue? demanda Nenesse, qui voulait un engagement. --Oui, c'est entendu. Delhomme rayonnait, en pere enchante d'avoir case son fils, d'une facon inesperee. Dans sa prudence, il s'agita, il exprima son opinion. --Ah! bon sang! s'il n'y a jamais de regret de votre cote, il n'y en aura point du notre... Pas besoin de souhaiter de la chance aux enfants. Quand on gagne, ca marche toujours. Ce fut sur cette conclusion qu'on se rassit, pour causer des details, tranquillement. Mais Jean comprit qu'il genait. Lui-meme, au milieu de ces effusions, etait embarrasse de sa personne, et il se serait echappe plus tot, s'il avait su comment sortir. Il finit par emmener M. Charles a l'ecart, il parla de la place de jardinier. La face digne de M. Charles devint severe: une situation chez lui a un parent, jamais! On ne tire rien de bon d'un parent, on ne peut pas taper dessus. D'ailleurs, la place etait donnee depuis la veille. Et Jean s'en alla, pendant qu'Elodie, de sa voix blanche de vierge, disait que, si son papa faisait le mechant, elle se chargeait de le mettre a la raison. Dehors, il marcha d'un pas ralenti, ne sachant plus ou frapper pour avoir du travail. Sur les cent vingt-sept francs, il avait deja paye l'enterrement de sa femme, la croix et l'entourage, au cimetiere. Il lui restait a peine la moitie de la somme, il irait toujours trois semaines avec ca, ensuite il verrait bien. La peine ne l'effrayait point, son unique souci venait de l'idee de ne pas quitter Rognes, a cause de son proces. Trois heures sonnerent, puis quatre, puis cinq. Longtemps il battit la campagne, la tete barbouillee de revasseries confuses, retournant a la Borderie, retournant chez les Charles. Partout la meme histoire, l'argent et la femelle, on en mourait et on en vivait. Rien d'etonnant alors, si tout son mal sortait aussi de la. Une faiblesse lui cassait les jambes, il songea qu'il n'avait pas mange encore, il retourna vers le village, decide a s'installer chez Lengaigne, qui louait des chambres. Mais, comme il traversait la place de l'Eglise, la vue de la maison dont on l'avait chasse le matin lui ralluma le sang. Pourquoi donc laisserait-il a ces canailles ses deux pantalons et sa redingote? C'etait a lui, il les voulait, quitte a recommencer la bataille. La nuit tombait, Jean eut peine a distinguer le pere Fouan, assis sur le banc de pierre. Il arrivait devant la porte de la cuisine, ou brulait une chandelle, lorsque Buteau le reconnut et s'elanca pour lui barrer le passage. --Nom de Dieu! c'est encore toi... Qu'est-ce que tu veux? --Je veux mes deux pantalons et ma redingote. Une querelle atroce eclata. Jean s'obstinait, demandait a fouiller dans l'armoire; tandis que Buteau, qui avait pris une serpe, jurait de lui ouvrir la gorge, s'il passait le seuil. Enfin, on entendit la voix de Lise, a l'interieur, crier: --Ah! va, faut les lui rendre, ses guenilles!... Tu ne mettrais pas ca, il est pourri! Les deux hommes se turent. Jean attendit. Mais, derriere son dos, sur le banc de pierre, le pere Fouan, reva, la tete perdue, begayant de sa voix empatee: --Fous donc le camp! ils te saigneront, comme ils ont saigne la petite! Ce fut un eblouissement. Jean comprit tout, et la mort de Francoise, et son obstination muette. Il avait deja un soupcon, il ne douta plus qu'elle n'eut sauve sa famille de la guillotine. La peur le prenait aux cheveux, et il ne trouvait pas un cri, pas un geste, quand il recut, au travers de la figure, les pantalons et la redingote que Lise lui jetait par la porte ouverte, a la volee. --Tiens! les v'la, tes saletes!... Ca pue si fort, que ca nous aurait fichu la peste! Alors, il les ramassa, il s'en alla. Et, sur la route seulement, lorsqu'il fut sorti de la cour, il brandit le poing vers la maison, en criant un seul mot, qui troua le silence. --Assassins! Puis, il disparut dans la nuit noire. Buteau etait reste saisi, car il avait entendu la phrase grognee en reve par le pere Fouan, et le mot de Jean venait de l'atteindre en plein corps, ainsi qu'une balle. Quoi donc? les gendarmes allaient-ils s'en meler, a present qu'il croyait l'affaire ensevelie avec Francoise? Depuis qu'il l'avait vu descendre dans la terre, le matin, il respirait, et voila que le vieux savait tout! Est-ce qu'il faisait la bete, pour les guetter? Cela acheva d'angoisser Buteau, il en rentra si malade, qu'il laissa la moitie de son assiette de soupe. Lise, mise au courant, grelottante, ne mangea pas non plus. Tous deux s'etaient fait une fete de cette premiere nuit passee dans la maison reconquise. Elle fut abominable, la nuit de malheur. Ils avaient couche Laure et Jules sur un matelas, devant la commode, en attendant de les installer autre part; et les enfants ne dormaient pas encore, qu'eux-memes s'etaient mis au lit, soufflant la chandelle. Mais impossible de fermer l'oeil, ils se retournaient comme sur un gril brulant, ils finirent par causer a demi voix. Ah! ce pere, qu'il pesait donc lourd, depuis qu'il tombait en enfance! une vraie charge, a leur casser les reins, tant il coutait! On ne s'imaginait pas ce qu'il avalait de pain, et glouton, prenant la viande a pleins doigts, renversant le vin dans sa barbe, si malpropre, qu'on avait mal au coeur rien que de le voir. Avec ca, maintenant, il s'en allait toujours deculotte, on l'avait surpris en train de se decouvrir devant des petites filles: une manie de vieille bete finie, une fin degoutante pour un homme qui n'etait pas plus cochon qu'un autre, dans son temps. Vrai! c'etait a l'achever d'un coup de pioche, puisqu'il ne se decidait pas a partir de lui-meme! --Quand on songe qu'il tomberait, si l'on soufflait dessus! murmura. Buteau. Et il dure, il s'en fout pas mal, de nous gener! Ces bougres de vieux, moins ca fiche, moins ca gagne, et plus ca se cramponne!... Il ne claquera jamais, celui-la. Lise, sur le dos, dit a son tour: --C'est mauvais qu'il soit rentre ici... Il y sera trop bien, il va passer un nouveau bail... Moi, si j'avais eu a prier le bon Dieu, je lui aurais demande de ne pas le laisser coucher une seule nuit dans la maison. Ni l'un ni l'autre n'abordaient leur vrai souci, l'idee que le pere savait tout et qu'il pouvait les vendre, meme innocemment. Ca, c'etait le comble. Qu'il fut une depense, qu'il les encombrat, qu'il les empechat de jouir a l'aise des titres de rente voles, ils l'avaient supporte longtemps. Mais qu'une parole de lui leur fit couper le cou, ah! non, ca passait la permission. Fallait y mettre ordre. --Je vas voir s'il dort, dit Lise brusquement. Elle ralluma la chandelle, s'assura du gros sommeil de Laure et de Jules, puis fila en chemise dans la piece aux betteraves, ou l'on avait retabli le lit de fer du vieux. Quand elle revint, elle etait frissonnante, les pieds glaces par le carreau, et elle se refourra sous la couverture, se serra contre son homme, qui la prit entre ses bras, pour la rechauffer. --Eh bien? --Eh bien! il dort, il a la bouche ouverte comme une carpe, a cause qu'il etouffe. Un silence regna, mais ils avaient beau se taire, dans leur etreinte, ils entendaient leurs pensees battre sous leur peau. Ce vieux qui suffoquait toujours, c'etait si facile de le finir: un rien dans la gorge, un mouchoir, les doigts seulement, et l'on en serait delivre. Meme, ce serait un vrai service a lui rendre. Est-ce qu'il ne valait pas mieux dormir tranquille au cimetiere, que d'etre a charge aux autres et a soi? Buteau continuait de serrer Lise entre ses bras. Maintenant, tous deux brulaient, comme si un desir leur eut allume le sang des veines. Il la lacha tout d'un coup, sauta a son tour pieds nus sur le carreau. --Je vas voir aussi. La chandelle au poing, il disparut, tandis qu'elle, retenant sa respiration, ecoutait, les yeux grands ouverts dans le noir. Mais les minutes s'ecoulaient, aucun bruit ne lui arrivait de la piece voisine. A la fin, elle l'entendit revenir sans lumiere, avec le frolement mou de ses pieds, si oppresse, qu'il ne pouvait contenir le ronflement de son haleine. Et il s'avanca, jusqu'au lit, il tata pour l'y retrouver, lui souffla dans l'oreille: --Viens donc, j'ose pas tout seul. Lise suivit Buteau, les bras tendus, de crainte de se cogner. Ils ne sentaient plus le froid, leur chemise les genait. La chandelle etait par terre, dans un coin de la chambre du vieux. Mais elle eclairait assez pour qu'on le distinguat, allonge sur le dos, la tete glissee de l'oreiller. Il etait si raidi, si decharne par l'age, qu'on l'aurait cru mort, sans le rale penible qui sortait de sa bouche largement ouverte. Les dents manquaient, il y avait la un trou noir, ou les levres semblaient rentrer, un trou sur lequel tous les deux se pencherent, comme pour voir ce qu'il restait de vie au fond. Longuement, ils regardaient, cote a cote, se touchant de la hanche. Mais leurs bras mollissaient, c'etait tres facile et si lourd pourtant, de prendre n'importe quoi, de boucher le trou. Ils s'en allerent, ils revinrent. Leur langue seche n'aurait pu prononcer un mot, leurs yeux seuls se parlaient. D'un regard, elle lui avait montre l'oreiller: allons donc! qu'attendait-il? Et lui battait des paupieres, la poussait a sa place. Brusquement, Lise exasperee empoigna l'oreiller, le tapa sur la face du pere. --Bougre de lache! faut donc que ce soit toujours les femmes! Alors Buteau se rua, pesa de tout le poids de son corps, pendant qu'elle, montee sur le lit, s'asseyait, enfoncait sa croupe nue de jument hydropique. Ce fut un enragement, l'un et l'autre foulaient, des poings, des epaules, des cuisses. Le pere avait eu une secousse violente, ses jambes s'etaient detendues avec des bruits de ressorts casses. On aurait dit qu'il sautait, pareil a un poisson jete sur l'herbe. Mais ce ne fut pas long. Ils le maintenaient trop rudement, ils le sentirent sous eux qui s'aplatissait, qui se vidait de l'existence. Un long frisson, un dernier tressaillement, puis rien du tout, quelque chose d'aussi mou qu'une chiffe. --Je crois bien que ca y est, gronda Buteau essouffle. Lise, toujours assise, en tas, ne dansait plus, se recueillait, pour voir si aucun fremissement de vie ne lui repondait dans la peau. --Ca y est, rien ne grouille. Elle se laissa glisser, la chemise roulee aux hanches, et enleva l'oreiller. Mais ils eurent un grognement de terreur. --Nom de Dieu! il est tout noir, nous sommes foutus! En effet, pas possible de raconter qu'il s'etait mis lui-meme en un pareil etat. Dans leur rage a le pilonner, ils lui avaient fait rentrer le nez au fond de la bouche; et il etait violet, un vrai negre. Un instant, ils sentirent le sol vaciller sous eux: ils entendaient le galop des gendarmes, les chaines de la prison, le couteau de la guillotine. Cette besogne mal faite les emplissait d'un regret epouvante. Comment le raccommoder, a cette heure? On aurait beau le debarbouiller au savon, jamais il ne redeviendrait blanc. Et ce fut l'angoisse de le voir couleur de suie qui leur inspira une idee. --Si on le brulait, murmura Lise. Buteau, soulage, respira fortement. --C'est ca, nous dirons qu'il s'est allume lui-meme. Puis, la pensee des titres lui etant venue, il tapa des mains, tout son visage s'eclaira d'un rire triomphant. --Ah! nom de Dieu! ca va, on leur fera croire qu'il a flambe les papiers avec lui... Pas de compte a rendre! Tout de suite, il courut chercher la chandelle. Mais elle, qui avait peur de mettre le feu, ne voulut pas d'abord qu'il l'approchat du lit. Des liens de paille se trouvaient dans un coin, derriere les betteraves; et elle en prit un, elle l'enflamma, commenca par griller les cheveux et la barbe du pere, tres longue, toute blanche. Ca sentait la graisse repandue, ca crepitait, avec de petites flammes jaunes. Soudain, ils se rejeterent en arriere, beants, comme si une main froide les avait tires par les cheveux. Dans l'abominable souffrance des brulures, le pere, mal etouffe, venait d'ouvrir les yeux, et ce masque atroce, noir, au grand nez casse, a la barbe incendiee, les regardait. Il eut une affreuse expression de douleur et de haine. Puis, toute la face se disloqua, il mourut. Affole deja, Buteau poussa un rugissement de fureur, lorsqu'il entendit eclater des sanglots a la porte. C'etaient les deux petits, Laure et Jules, en chemise, reveilles par le bruit, attires par cette grosse clarte, dans cette chambre ouverte. Ils avaient vu, ils hurlaient d'effroi. --Nom de Dieu de vermines! cria Buteau en se precipitant sur eux, si vous bavardez, je vous etrangle.... V'la pour vous souvenir! D'une paire de gifles, il les avait jetes par terre. Ils se ramasserent, sans une larme, ils coururent se pelotonner sur leur matelas, ou ils ne bougerent plus. Et lui voulut en finir, alluma la paillasse, malgre sa femme. Heureusement, la piece etait si humide, que la paille brulait lentement. Une grosse fumee se degageait, ils ouvrirent la lucarne, a demi asphyxies. Puis, des flammes s'elancerent, grandirent jusqu'au plafond. Le pere craquait la-dedans, et l'insupportable odeur augmentait, l'odeur des chairs cuites. Toute la vieille demeure aurait flambe comme une meule, si la paille ne s'etait pas remise a fumer sous le bouillonnement du corps. Il n'y eut plus, sur les traverses du lit de fer, que ce cadavre a demi calcine, defigure, meconnaissable. Un coin de la paillasse etait reste intact, un bout du drap pendait encore. --Filons, dit Lise, qui, malgre la grosse chaleur, grelottait de nouveau. --Attends, repondit Buteau, faut arranger les choses. Il posa au chevet une chaise, d'ou il renversa la chandelle du vieux, pour faire croire qu'elle etait tombee sur la paillasse. Meme il eut la malignite d'enflammer du papier par terre. On trouverait les cendres, il raconterait que, la veille, le vieux avait decouvert et garde ses titres. --C'est fait, au lit! Buteau et Lise coururent, se bousculerent l'un derriere l'autre, se replongerent dans leur lit. Mais les draps s'etaient glaces, ils se reprirent d'une etreinte violente, pour avoir chaud. Le jour se leva, qu'ils ne dormaient pas encore. Ils ne disaient rien, ils avaient des tressaillements, apres lesquels ils entendaient leur coeur battre, a grands coups. C'etait la porte de la chambre voisine, restee ouverte, qui les genait; et l'idee de la fermer les inquietait davantage. Enfin, ils s'assoupirent, sans se lacher. Le matin, aux appels desesperes des Buteau, le voisinage accourut. La Frimat et les autres femmes constaterent la chandelle renversee, la paillasse a moitie detruite, les papiers reduits en cendres. Toutes criaient que ca devait arriver un jour, qu'elles l'avaient predit cent fois, a cause de ce vieux tombe en enfance. Et une chance encore que la maison n'eut pas brule avec lui! VI Deux jours apres, le matin meme ou le pere Fouan devait etre enterre, Jean, las d'une nuit d'insomnie, s'eveilla tres tard, dans la petite chambre qu'il occupait chez Lengaigne. Il n'etait pas alle encore a Chateaudun, pour le proces, dont l'idee seule l'empechait de quitter Rognes; chaque soir, il remettait l'affaire au lendemain, hesitant davantage, a mesure que sa colere se calmait; et c'etait un dernier combat qui l'avait tenu eveille, fievreux, ne sachant quelle decision prendre. Ces Buteau! des brutes meurtrieres, des assassins, dont un honnete homme aurait du faire couper la tete! A la premiere nouvelle de la mort du vieux, il avait bien compris le mauvais coup. Les gredins, parbleu venaient de le griller vif, pour l'empecher de causer. Francoise, Fouan: de tuer l'une, ca les avait forces de tuer l'autre. A qui le tour, maintenant? Et il songeait que c'etait son tour: on le savait dans le secret, on lui enverrait surement du plomb, au coin d'un bois, s'il s'obstinait a habiter le pays. Alors, pourquoi ne pas les denoncer tout de suite? Il s'y decidait, il irait conter l'histoire aux gendarmes, des son lever. Puis, l'hesitation le reprenait, une mefiance de cette grosse affaire ou il serait temoin, une crainte d'en souffrir autant que les coupables. A quoi bon se creer des soucis encore? Sans doute, ce n'etait guere brave, mais il se donnait une excuse, il se repetait qu'en ne parlant pas, il obeissait a la volonte derniere de Francoise. Vingt fois dans la nuit, il voulut, il ne voulut plus, malade de ce devoir devant lequel il reculait. Lorsque, vers neuf heures, Jean eut saute du lit, il se trempa la tete dans une cuvette d'eau froide. Brusquement, il prit une resolution: il ne conterait rien, il ne ferait pas meme de proces pour ravoir la moitie des meubles. Le jeu n'en vaudrait decidement pas la chandelle. Une fierte le remettait d'aplomb, content de ne point en etre, de ces coquins, d'etre l'etranger. Ils pouvaient bien se devorer entre eux: un fameux debarras, s'ils s'avalaient tous! La souffrance, le degout des dix annees passees a Rognes, lui remontaient de la poitrine en un flot de colere. Dire qu'il etait si joyeux, le jour ou il avait quitte le service, apres la guerre d'Italie, a l'idee de n'etre plus un traineur de sabre, un tueur de monde! Et, depuis cette epoque, il vivait dans de sales histoires, au milieu de sauvages. Des son mariage, il en avait eu gros sur le coeur; mais les voila qui volaient, qui assassinaient, maintenant! De vrais loups, laches au travers de la plaine, si grande, si calme! Non, non! c'etait assez, ces betes devorantes lui gataient la campagne! Pourquoi en faire traquer un couple, la femelle et le male, lorsqu'on aurait du detruire la bande entiere? Il preferait partir. A ce moment, un journal que Jean avait monte la veille du cabaret, lui retomba sous les yeux. Il s'etait interesse a un article sur la guerre prochaine, ces bruits de guerre qui circulaient et epouvantaient depuis quelques jours; et ce qu'il ignorait encore au fond de lui, ce que la nouvelle y avait eveille d'inconscient, toute une flamme mal eteinte, renaissante, se ralluma d'un coup. Sa derniere hesitation a partir, la pensee qu'il ne savait ou aller, en fut emportee, balayee comme par un grand souffle de vent. Eh donc! il irait se battre, il se reengagerait. Il avait paye sa dette; mais, quoi? lorsqu'on n'a plus de metier, lorsque la vie vous embete et qu'on rage d'etre taquine par les ennemis, le mieux est encore de cogner sur eux. Tout un allegement, toute une joie sombre, le soulevait. Il s'habilla, en sifflant fortement la sonnerie des clairons qui le menait a la bataille, en Italie. Les gens etaient trop canailles, ca le soulageait, l'espoir de demolir des Prussiens; et, puisqu'il n'avait pas trouve la paix dans ce coin, ou les familles se buvaient le sang, autant valait-il qu'il retournat au massacre. Plus il en tuerait, plus la terre serait rouge, et plus il se sentirait venge, dans cette sacree vie de douleur et de misere que les hommes lui avaient faite! Lorsque Jean fut descendu, il mangea deux oeufs et un morceau de lard, que Flore lui servit. Ensuite, appelant Lengaigne, il regla son compte. --Vous partez, Caporal? --Oui. --Vous partez, mais vous reviendrez? --Non. Le cabaretier, etonne, le regardait, tout en reservant ses reflexions. Alors, ce grand nigaud renoncait a son droit? --Et qu'est-ce que vous allez faire, a cette heure? Peut-etre bien que vous redevenez menuisier? --Non, soldat. Lengaigne, du coup, les yeux ronds de stupefaction, ne put retenir un rire de mepris. Ah! l'imbecile! Jean avait deja pris la route de Cloyes, lorsqu'un dernier attendrissement l'arreta et lui fit remonter la cote. Il ne voulait pas quitter Rognes sans dire adieu a la tombe de Francoise. Puis, c'etait autre chose aussi, le desir de revoir une fois encore se derouler la plaine immense, la triste Beauce, qu'il avait fini par aimer, dans ses longues heures solitaires de travail. Derriere l'eglise, le cimetiere s'ouvrait, enclos d'un petit mur a moitie detruit, si bas, que, du milieu des tombes, le regard allait librement d'un bout a l'autre de l'horizon. Un pale soleil de mars blanchissait le ciel, voile de vapeurs, d'une finesse de soie blanche, a peine avivee d'une pointe de bleu; et, sous cette lumiere douce, la Beauce, engourdie des froids de l'hiver, semblait s'attarder au sommeil, comme ces dormeuses qui ne dorment plus tout a fait, mais qui evitent de remuer, pour jouir de leur paresse. Les lointains se noyaient, la plaine en semblait elargie, etalant les carres deja verts des bles, des avoines et des seigles d'automne; tandis que, dans les labours restes nus, on avait commence les semailles de printemps. Partout, au milieu des mottes grasses, des hommes marchaient, avec le geste, l'envolee continue de la semence. On la voyait nettement, doree, ainsi qu'une poussiere vivante, s'echapper du poing des semeurs les plus proches. Puis, les semeurs se rapetissaient, se perdaient a l'infini, et elle les enveloppait d'une onde, elle ne semblait etre, tout au loin, que la vibration meme de la lumiere. A des lieues, aux quatre points de l'etendue sans borne, la vie de l'ete futur pleuvait dans le soleil. Devant la tombe de Francoise, Jean se tint debout. Elle etait au milieu d'une rangee, et la fosse du pere Fouan, ouverte, attendait a cote d'elle. Des herbes folles envahissaient le cimetiere, jamais le conseil municipal ne s'etait resigne a voter cinquante francs au garde champetre, pour qu'il nettoyat. Des croix, des entourages, avaient pourri sur place; quelques pierres rouillees resistaient; mais le charme de ce coin solitaire etait son abandon meme, sa tranquillite profonde, que troublaient seuls les croassements des corbeaux tres anciens, tournoyant a la pointe du clocher. On y dormait au bout du monde, dans l'humilite et l'oubli de tout. Et Jean, penetre de cette paix de la mort, s'interessait a la grande Beauce, aux semailles qui l'emplissaient d'un frisson de vie, lorsque la cloche se mit a sonner lentement, trois coups, puis deux autres, puis une volee. C'etait le corps de Fouan qu'on levait et qui allait venir. Le fossoyeur, un bancal, arriva en trainant la jambe, pour donner un regard a la fosse. --Elle est trop petite, fit remarquer Jean, qui restait emu, desireux de voir. --Ah! ouiche, repondit le boiteux, ca l'a reduit, de se rotir. Les Buteau, l'avant-veille, avaient tremble jusqu'a la visite du docteur Finet. Mais l'unique preoccupation du docteur etait de signer vivement le permis d'inhumer, pour s'eviter des courses. Il vint, regarda, s'emporta contre la betise des familles qui laissent de la chandelle aux vieux dont la tete demenage; et, s'il concut un soupcon, il eut la prudence de ne pas l'exprimer. Mon Dieu! ce pere obstine a vivre, quand on l'aurait grille un peu! Il en avait tant vu, que ca ne comptait guere. Dans son insouciance, faite de rancune et de mepris, il se contentait de hausser les epaules: sale race, que ces paysans! Soulages, les Buteau n'eurent plus qu'a soutenir le choc de la famille, prevu, attendu de pied ferme. Des que la Grande se montra, ils eclaterent en larmes, pour avoir une contenance. Elle les examinait, surprise, jugeant ca peu malin, de trop pleurer; d'ailleurs, elle n'accourait que dans l'idee de se distraire, car elle n'avait rien a reclamer sur l'heritage. Le danger commenca, lorsque Fanny et Delhomme parurent. Justement, celui-ci venait d'etre nomme maire, a la place de Macqueron, ce qui gonflait sa femme d'un tel orgueil, qu'elle en claquait dans sa peau. Elle avait tenu son serment, son pere etait mort sans qu'elle se fut reconciliee; et la blessure de sa susceptibilite saignait toujours, au point qu'elle demeura l'oeil sec, devant le cadavre. Mais il y eut un bruit de sanglots, Jesus-Christ arrivait, tres soul. Il trempa le corps de ses larmes, il beugla que c'etait un coup dont il ne se releverait point. Pourtant, dans la cuisine. Lise avait prepare des verres et du vin; et l'on causa. Tout de suite, on mit en dehors les cent cinquante francs de rente provenant de la maison; car il etait convenu qu'ils resteraient a celui des enfants qui aurait eu soin du pere, dans ses derniers jours. Seulement, il y avait le magot. Alors, Buteau conta son histoire, comment le vieux avait repris les titres sous le marbre de la commode, et comment ca devait etre, en les regardant, pour le plaisir, la nuit, qu'il s'etait allume le poil du corps; meme qu'on avait retrouve la cendre des papiers: du monde en ferait temoignage, la Frimat, la Becu, d'autres. Pendant ce recit, tous le regardaient, sans qu'il se troublat, se tapant sur la poitrine, attestant la lumiere du jour. Evidemment, la famille savait, et lui s'en fichait, pourvu qu'on ne le taquinat point et qu'il gardat l'argent. D'ailleurs, avec sa franchise de femme orgueilleuse, Fanny se soulagea, les traita d'assassins et de voleurs: oui! ils avaient flambe le pere, ils l'avaient vole, ca sautait aux yeux! Violemment, les Buteau repondirent par des injures, par des accusations abominables. Ah! on voulait leur faire arriver du mal! et la soupe empoisonnee dont le vieux avait failli crever chez sa fille? Ils en diraient long sur les autres, si l'on en disait sur eux. Jesus-Christ s'etait remis a pleurer, a hurler de tristesse, en apprenant que de semblables forfaits etaient possibles. Nom de Dieu! son pauvre pere! est-ce que, vraiment, il y avait des fils assez canailles pour rotir leur pere! La Grande lachait des mots, qui attisaient la querelle, quand ils etaient a bout de souffle. Alors, Delhomme, inquiet de cette scene, alla fermer les portes et les fenetres. Il avait desormais sa situation officielle a defendre, il etait toujours du reste pour les solutions raisonnables. Aussi finit-il par declarer que de pareilles affaires n'etaient pas a dire. On serait bien avance, si les voisins entendaient. On irait en justice, et les bons y perdraient peut-etre plus que les mauvais. Tous se turent: il avait raison, ca ne valait rien de laver son linge sale devant les juges. Buteau les terrifiait, le brigand etait bien capable de les ruiner. Et il y avait encore, au fond du crime accepte, du silence volontaire fait sur le meurtre et sur le vol, cette complicite des paysans avec les revoltes des campagnes, les braconniers, les tueurs de gardes-chasse, dont ils ont peur et qu'ils ne livrent pas. La Grande demeura pour boire le cafe de la veillee, les autres partirent, impolis, comme on sort de chez des gens qu'on meprise. Mais les Buteau en riaient, du moment qu'ils tenaient l'argent, avec la certitude a cette heure de n'etre plus tourmentes. Lise retrouva sa parole haute, et Buteau voulut faire les choses bien, commanda le cercueil, se rendit au cimetiere s'assurer de la place ou l'on creusait la fosse. Il faut dire qu'a Rognes les paysans qui se sont execres pendant leur vie, n'aiment pas a dormir cote a cote, quand ils sont morts. On suit les rangees, c'est au petit bonheur de la chance. Aussi, lorsque le hasard fait que deux ennemis meurent coup sur coup, cela cause-t-il de gros embarras a l'autorite, car la famille du second parle de le garder, plutot que de le laisser mettre pres de l'autre. Justement, du temps que Macqueron etait maire, il avait abuse de sa situation pour s'acheter un terrain, en dehors du rang; le malheur etait que ce terrain touchait celui ou se trouvait le pere de Lengaigne, ou Lengaigne lui-meme avait sa place gardee; et, depuis cette epoque, ce dernier ne decolerait pas, sa longue lutte avec son rival s'en enrageait encore, la pensee que sa carcasse pourrirait a cote de la carcasse de ce bougre, lui gatait le reste de son existence. Ce fut donc dans le meme sentiment que Buteau s'emporta, des qu'il eut inspecte le terrain echu a son pere. Celui-ci aurait a sa gauche Francoise, ce qui allait bien; seulement, la malechance voulait qu'a la rangee superieure, juste en face, se rencontrat la tombe de la defunte du pere Saucisse, pres de laquelle son homme s'etait reserve un coin; de sorte que ce filou de pere Saucisse, quand il serait enfin creve, aurait les pieds sur le crane du pere Fouan. Est-ce que cette idee-la pouvait se supporter une minute? Deux vieux qui se detestaient, depuis la sale histoire de la rente viagere, et le coquin des deux, celui qui avait fichu l'autre dedans, lui danserait sur la tete pendant l'eternite! Mais, nom de Dieu! si la famille avait eu le mauvais coeur de tolerer cela, les os du pere Fouan se seraient retournes entre leurs quatre planches, contre ceux du pere Saucisse! Tout bouillant de revolte, Buteau descendit tempeter a la mairie, tomba sur Delhomme, pour le forcer, maintenant qu'il etait le maitre, a designer un autre terrain. Puis, comme son beau-frere refusait de sortir de l'usage, en alleguant le deplorable exemple de Macqueron et de Lengaigne, il le traita de capon, de vendu, il gueula du milieu de la route que lui seul etait un bon fils, puisque les autres de la famille se foutaient de savoir si le pere serait a l'aise ou non dans la terre. Il ameutait le village, il rentra, indigne. Delhomme venait de se heurter a un embarras plus grave. L'abbe Madeline etait parti l'avant-veille, et Rognes, de nouveau, se trouvait sans pretre. L'essai d'en nourrir un a demeure, ce luxe couteux d'une paroisse, avait en somme si mal reussi, que le conseil municipal s'etait prononce pour la suppression du credit et le retour a l'ancien etat, l'eglise simplement desservie par le cure de Bazoches-le-Doyen. Mais l'abbe Godard, bien que monseigneur l'eut raisonne, jurait de ne jamais y rapporter le bon Dieu, exaspere du depart de son collegue, accusant les habitants de l'avoir a moitie assassine, ce pauvre homme, dans le but unique de le forcer, lui, a revenir. Deja, il criait partout que Becu pourrait sonner la messe jusqu'aux vepres, le dimanche suivant, lorsque la mort brusque de Fouan avait complique la situation, passee du coup a l'etat aigu. Un enterrement, ce n'est point comme une messe, ca ne se garde pas pour plus tard. Heureux au fond de la circonstance, malicieux dans son bon sens, Delhomme prit le parti de se rendre en personne a Bazoches, pres du cure. Des que ce dernier l'apercut, ses tempes se gonflerent, son visage noircit, il le repoussa du geste, sans lui laisser ouvrir la bouche. Non! non! non! Plutot y perdre sa cure! Et, quand il apprit que c'etait pour un convoi, il en begaya de fureur. Ah! ces paiens faisaient expres de mourir, ah! ils croyaient de la sorte l'obliger a ceder: eh bien! ils s'enfouiraient tout seuls, ce ne serait fichtre pas lui qui les aiderait a monter au ciel! Paisiblement, Delhomme attendait que ce premier flot fut passe; puis il exprima des idees, on ne refusait l'eau benite qu'aux chiens, un mort ne pouvait rester sur les bras de sa famille; enfin, il fit valoir des raisons personnelles, le mort etait son beau-pere, le beau-pere du maire de Rognes. Voyons, ce serait pour le lendemain dix heures. Non! non! non! L'abbe Godard se debattait, s'etranglait, et le paysan, tout en esperant que la nuit lui porterait conseil, dut le quitter sans l'avoir flechi. --Je vous dis que non! lui jeta une derniere fois le pretre, de sa porte. Ne faites pas sonner... Non! mille fois non! Le lendemain, Becu recut du maire l'ordre de sonner a dix heures. On verrait bien. Chez les Buteau, tout se trouvait pret, la mise en biere avait eu lieu la veille, sous l'oeil exerce de la Grande. La chambre etait lavee deja, rien ne demeurait de l'incendie, que le pere entre ses quatre planches. Et la cloche sonnait, lorsque la famille, reunie devant la maison, pour la levee du corps, vit arriver l'abbe Godard par la rue a Macqueron, essouffle d'avoir couru, si rouge et si furieux, qu'il balancait son tricorne d'une main violente, tete nue, de peur d'une attaque. Il ne regarda personne, s'engouffra dans l'eglise, reparut tout de suite, en surplis, precede de deux enfants de choeur, dont l'un tenait la croix et l'autre le benitier. Au galop, il lacha sur le corps un balbutiement rapide; et, sans s'inquieter si les porteurs l'accompagnaient avec le cercueil, il revint vers l'eglise, ou il commenca la messe, en coup de vent. Clou et son trombone, ainsi que les deux chantres, s'effaraient a le suivre. Assise au premier rang etait la famille, Buteau et Lise, Fanny et Delhomme, Jesus-Christ, la Grande. M. Charles, qui honorait le convoi de sa presence, avait apporte les excuses de madame Charles, partie a Chartres depuis deux jours, avec Elodie et Nenesse. Quant a la Trouille, au moment de venir, s'etant apercu que trois de ses oies manquaient, elle avait file a leur recherche. Derriere Lise, les petits, Laure et Jules, ne bougeaient pas, tres sages, les bras croises, les yeux noirs et tout grands. Et, sur les autres bancs, beaucoup de connaissances se pressaient, des femmes surtout, la Frimat, la Becu, Coelina, Flore, enfin une assistance dont il y avait vraiment lieu d'etre fier. Avant la preface, quand le cure se tourna vers les fideles, il ouvrit les bras terriblement, comme pour les gifler. Becu, tres soul, sonnait toujours. En somme, ce fut une messe convenable, quoique menee trop vite. On ne se fachait pas, on souriait de la colere de l'abbe, qu'on excusait; car il etait naturel qu'il fut malheureux de sa defaite, de meme que tous s'egayaient de la victoire de Rognes. Une satisfaction goguenarde epanouissait les visages, d'avoir eu le dernier mot avec le bon Dieu. On l'avait bien force a le rapporter, son bon Dieu, dont on se fichait au fond. La messe finie, l'aspersoir passa de main en main, puis le cortege se reforma: la croix, les chantres, Clou et son trombone, le cure suffoquant de sa hate, le corps porte par quatre paysans, la famille, puis la queue du monde. Becu s'etait remis a sonner si fort, que les corbeaux du clocher s'envolerent, avec des croassements de detresse. Tout de suite, on entra dans le cimetiere, il n'y avait que le coin de l'eglise a tourner. Les chants et la musique eclaterent plus sonores, au milieu du grand silence, sous le soleil voile de vapeurs, qui chauffait la paix frissonnante des herbes folles. Et, ainsi baigne de plein air, le cercueil apparut brusquement d'une telle petitesse que tous en furent frappes. Jean, demeure la, en eprouva un saisissement. Ah! le pauvre vieux si decharne par l'age, si reduit par la misere de la vie, a l'aise dans cette boite a joujoux, une toute petite boite de rien! Il ne tiendrait pas grand'place, il n'encombrerait pas trop cette terre, la vaste terre, dont l'unique passion l'avait brule jusqu'a fondre ses muscles. Le corps etait arrive au bord de la fosse beante, le regard de Jean qui le suivait, alla plus loin, au dela du mur, d'un bout a l'autre de la Beauce; et, dans le deroulement des labours, il retrouvait les semeurs, a l'infini, avec leur geste continu, l'ondee vivante de la semence, qui pleuvait sur les sillons ouverts. Les Buteau, lorsqu'ils apercurent Jean, echangerent un coup d'oeil d'inquietude. Est-ce que le bougre etait venu les attendre la, pour faire un scandale? Tant qu'ils le sentiraient a Rognes, ils ne dormiraient pas tranquilles. L'enfant de choeur qui tenait la croix, venait de la planter au pied de la fosse, tandis que l'abbe Godard recitait vivement les dernieres prieres, debout devant le cercueil, pose dans l'herbe. Mais les assistants eurent une distraction, en voyant Macqueron et Lengaigne, arrives en retard, regarder obstinement vers la plaine. Tous alors se retournerent de ce cote, s'interesserent a une grosse fumee, roulant dans le ciel. Ca devait etre a la Borderie, on aurait dit des meules qui brulaient, derriere la ferme. --_Ego sum_..., lanca furieusement le cure. Les visages revinrent vers lui, les yeux se fixerent de nouveau sur le corps; et, seul, M. Charles continua a voix basse une conversation commencee avec Delhomme. Il avait recu le matin une lettre de madame Charles, il etait dans l'enchantement. A peine debarquee a Chartres, Elodie se montrait etonnante, aussi energique et maligne que Nenesse. Elle avait roule son pere, elle tenait deja la maison. Le don, quoi! l'oeil et la poigne! Et M. Charles s'attendrissait sur sa vieillesse desormais heureuse, dans sa propriete de Roseblanche, ou ses collections de rosiers et d'oeillets n'avaient jamais mieux pousse, ou les oiseaux de sa voliere, gueris, retrouvaient leurs chants, dont la douceur lui remuait l'ame. --_Amen!_ dit tres haut l'enfant de choeur qui portait le benitier. Tout de suite, l'abbe Godard entama de sa voix colere: --_De profundis clamavi ad te, Domine._ Et il continua, pendant que Jesus-Christ, qui avait emmene Fanny a l'ecart, retombait violemment sur les Buteau. --L'autre jour, si je n'avais pas ete si soul... Mais c'est trop bete de nous laisser voler comme ca. --Pour etre voles, nous le sommes, murmura Fanny. --Car, enfin, continua-t-il, ces canailles ont les titres... Et il y a longtemps qu'ils en jouissent, ils s'etaient arranges avec le pere Saucisse, je le sais... Nom de Dieu! est-ce que nous n'allons pas leur foutre un proces? Elle se recula de lui, elle refusa vivement. --Non, non, pas moi! j'ai assez de mes affaires... Toi, si tu veux. Jesus-Christ eut, a son tour, un geste de crainte et d'abandon. Du moment qu'il ne pouvait mettre sa soeur en avant, il n'etait pas assez sur de ses rapports personnels avec la justice. --Oh! moi, on s'imagine des choses... N'importe, quand on est honnete, la recompense est de marcher le front haut. La Grande, qui l'ecoutait, le regarda se redresser, d'un air digne de brave homme. Elle l'avait toujours accuse d'etre un simple jeannot, dans sa gueuserie. Ca lui faisait pitie, qu'un grand bougre pareil n'allat pas tout casser chez son frere, pour avoir sa part. Et, histoire de se ficher de lui et de Fanny, elle leur repeta sa promesse accoutumee, sans transition, comme si la chose tombait du ciel. --Ah! bien sur que moi, je ne ferai du tort a personne. Le papier est en regle, il y a beau temps; et chacun sa part, je ne mourrais pas tranquille, si j'avantageais quelqu'un, Hyacinthe y est, toi aussi, Fanny. J'ai quatre-vingt-dix ans. Ca viendra, ca viendra un jour! --Mais elle n'en croyait pas un mot, resolue a ne finir jamais, dans son obstination a posseder. Elle les enterrerait tous. Encore un, son frere, qu'elle voyait partir. Ce qu'on faisait la, ce mort apporte, cette fosse ouverte, cette ceremonie derniere, avait l'air d'etre pour les voisins, pas pour elle. Haute et maigre, sa canne sous le bras, elle restait plantee au milieu des tombes, sans aucune emotion, avec la seule curiosite de cet ennui de mourir qui arrivait aux autres. Le pretre bredouillait le dernier verset du psaume. --_Et ipse redimet Israel ex omnibus iniquitatibus ejus._ Il prit l'aspersoir dans le benitier, le secoua sur le cercueil, en elevant la voix. --_Requiescat in pace._ --_Amen_, repondirent les deux enfants de choeur. Et la biere fut descendue. Le fossoyeur avait attache les cordes, deux hommes suffirent, ca ne pesait pas plus que le corps d'un petit enfant. Puis, le defile recommenca, de nouveau l'aspersoir passa de main en main, chacun l'agitait en croix, au-dessus de la fosse. Jean, qui s'etait approche, le recut de la main de M. Charles, et ses yeux plongerent au fond du trou. Il etait tout ebloui d'avoir longtemps regarde l'immense Beauce, les semeurs enfouissant le pain futur, d'un bout a l'autre de la plaine, jusqu'aux vapeurs lumineuses de l'horizon, ou leurs silhouettes se perdaient. Pourtant, dans la terre, il distingua le cercueil, diminue encore, avec son etroit couvercle de sapin, de la couleur blonde du ble; et des mottes grasses coulaient, le recouvraient a moitie, il ne voyait plus qu'une tache pale, comme une poignee de ce ble que les camarades, la-bas, jetaient aux sillons. Il agita l'aspersoir, il le passa a Jesus-Christ. --Monsieur le cure! monsieur le cure! appela discretement Delhomme. Il courait apres l'abbe Godard, qui, la ceremonie finie, s'en allait de son pas de tempete, en oubliant ses deux enfants de choeur. --Quoi encore? demanda le pretre. --C'est pour vous remercier de votre obligeance... Dimanche, alors, on sonnera la messe a neuf heures, comme d'habitude, n'est-ce pas? Puis, le cure le regardant fixement, sans repondre, il se hata d'ajouter: --Nous avons une pauvre femme bien malade, et toute seule, et pas un liard... Rosalie, la rempailleuse, vous la connaissez... Je lui ai envoye du bouillon, mais je ne peux pas tout faire. Le visage de l'abbe Godard s'etait detendu, un frisson de charite emue en avait emporte la violence. Il se fouilla, avec desespoir, ne trouva que sept sous. --Pretez-moi cinq francs, je vous les rendrai dimanche... A dimanche! Et il partit, suffoque par une nouvelle hate. Surement, le bon Dieu qu'on le forcait a rapporter, les enverrait tous rotir en enfer, ces damnes de Rognes; seulement, quoi? ce n'etait pas une raison pour les laisser trop souffrir dans cette vie. Lorsque Delhomme retourna pres des autres, il tomba au milieu d'une terrible querelle. D'abord, l'assistance s'etait interessee a suivre des yeux les pelletees de terre que le fossoyeur jetait sur le cercueil. Mais, le hasard ayant mis, au bord du trou, Macqueron coude a coude avec Lengaigne, celui-ci venait carrement d'apostropher le premier, au sujet de la question des terrains. Et la famille qui se disposait a s'eloigner, resta, se passionna bientot, elle aussi, dans la bataille, que les pelletees accompagnaient de coups profonds et reguliers. --T'avais pas le droit, criait Lengaigne, t'avais beau etre maire, fallait suivre le rang; et c'est donc pour m'embeter que t'es venu te coller pres de papa?... Mais, nom de Dieu, tu n'y es pas encore! Macqueron repondait: --Va-tu me lacher!... J'ai paye, je suis chez moi. Et j'y viendrai, ce n'est pas un sale cochon de ton espece qui m'empechera d'y etre. Tous deux s'etaient pousses, ils se trouvaient devant leurs concessions, les quelques pieds de terre ou ils devaient dormir. --Mais, sacre lache, ca ne te fait donc rien, l'idee que nous serions la, voisins de carcasse, comme une paire de vrais amis? Moi, ca me brule le sang... On se serait mange toute la vie, et l'on ferait la paix la-dessous, l'un allonge a cote de l'autre, tranquilles!... Ah! non, ah! non, pas de raccommodement, jamais! --Ce que je m'en fous! Je t'ai trop quelque part, pour m'inquieter de savoir si tu pourris aux environs. Ce mepris acheva d'exasperer Lengaigne. Il begaya que, s'il claquait le dernier, il viendrait plutot la nuit deterrer les os de Macqueron. Et l'autre repondait en ricanant qu'il voudrait voir ca, lorsque les femmes s'en melerent. Coelina, maigre et noire, furieuse, se mit contre son mari. --T'as pas raison, je te l'ai dit, que tu manquais de coeur la-dessus... Si tu t'obstines, tu y resteras seul, dans ton trou. Moi, j'irai ailleurs, je ne veux pas me faire empoisonner par cette salope. Du menton, elle designait Flore, qui, molle, geignarde, ne se laissa pas embeter. --Faudrait savoir celle qui gaterait l'autre... Ne te fais pas de bile, ma belle. Je n'ai pas envie que ta charogne foute la maladie a la mienne. Il fallut que la Becu et la Frimat intervinssent pour les separer. --Voyons, voyons, repetait la premiere, puisque vous etes d'accord, puisque vous ne serez pas ensemble!... Chacun son idee, on est bien libre de choisir son monde. La Frimat approuva. --Pour sur, c'est naturel... Ainsi, mon vieux qui va mourir, j'aimerais mieux le garder que de le laisser mettre pres du pere Couillot, avec lequel il a eu des raisons, dans le temps. Des larmes lui etaient montees aux yeux, a la pensee que son paralytique ne passerait peut-etre pas la semaine. La veille, en voulant le coucher, elle avait culbute avec lui; et, certainement, lorsqu'il serait parti, elle aurait vite fait de le suivre. Mais Lengaigne, brusquement, s'en prit a Delhomme, qui revenait. --Dis donc, toi qui es juste, faut le faire filer de la, et le renvoyer a la queue, avec les autres. --Macqueron haussa les epaules, et Delhomme confirma que, du moment ou celui-ci avait paye, le terrain lui appartenait. C'etait a ne plus recommencer, voila tout. Alors, Buteau, qui s'efforcait de rester calme, fut emporte. La famille se trouvait tenue a une certaine reserve, les coups sourds des pelletees de terre continuaient sur le cercueil du vieux. Mais son indignation etait trop forte, il cria a Lengaigne, en montrant Delhomme du geste: --Ah, ouiche! si tu comptes sur ce cadet-la pour comprendre le sentiment! il a bien enterre son pere a cote d'un voleur! Ce fut un scandale, la famille prenait parti, Fanny soutenait son homme, en disant que la vraie faute, quand ils avaient perdu leur mere Rose, etait de n'avoir pas achete, pres d'elle, un terrain pour le pere; tandis que Jesus-Christ et la Grande accablaient Delhomme, en se revoltant, eux aussi, contre le voisinage avec le pere Saucisse, comme d'une chose inhumaine, que rien n'excusait. M. Charles etait egalement de cette opinion, mais avec mesure. On finissait par ne plus s'entendre, lorsque Bateau domina les voix, gueulant: --Oui, leurs os se retourneront dans la terre et se mangeront! Du coup, les parents, les amis, les connaissances, tous en furent. C'etait bien ca, il l'avait dit: les os se retournaient dans la terre. Entre eux, les Fouan acheveraient de s'y devorer; Lengaigne et Macqueron s'y disputeraient a la pourriture; les femmes, Coelina, Flore, la Becu, s'y empoisonneraient de leurs langues et de leurs griffes. On ne couchait pas ensemble, meme enterre, lorsqu'on s'execrait. Et, dans ce cimetiere ensoleille, c'etait, de cercueil a cercueil, sous la paix des herbes folles, une bataille farouche des vieux morts, sans treve, la meme bataille qui, parmi les tombes, heurtait ces vivants. Mais un cri de Jean les separa, leur fit tourner a tous la tete. --Le feu est a la Borderie! Maintenant, le doute n'etait plus possible, des flammes s'echappaient des toits, vacillantes et palies dans le grand jour. Un gros nuage de fumee s'en allait doucement vers le nord. Et l'on apercut justement la Trouille qui accourait de la ferme, au galop. En cherchant ses oies, elle avait remarque les premieres etincelles, elle s'etait regalee du spectacle, jusqu'au moment ou l'idee de raconter l'histoire avant les autres, venait de lui faire prendre sa course. Elle sauta a califourchon sur le petit mur, elle cria de sa voix aigue de gamin: --Oh! ce que ca brule!... C'est ce grand salop de Tron qui est revenu foutre le feu; et a trois endroits, dans la grange, dans l'ecurie, dans la cuisine. On l'a pince comme il allumait la paille, les charretiers l'ont a moitie demoli... Avec ca, les chevaux, les vaches, les moutons cuisent. Non, faut les entendre gueuler! jamais on n'a gueule si fort! Ses yeux vers luisaient, elle eclata de rire. --Et la Cognette donc! Vous savez qu'elle etait malade, depuis la mort du maitre. Alors, on l'avait oubliee dans son lit... Elle grillait deja, elle n'a eu que le temps de se sauver en chemise. Ah! ce qu'elle etait drole, a se cavaler en pleins champs, les quilles nues! Elle gigotait, elle montrait son derriere et son devant, des gens criaient: hou! hou! pour lui faire la conduite, a cause qu'on ne l'aime guere... Il y a un vieux qui a dit: La v'la qui sort comme elle est entree, avec une chemise sur le cul! Un nouvel acces de gaiete la fit se tordre. --Venez donc, c'est trop rigolo... Moi, j'y retourne. Et elle sauta, elle reprit violemment sa course vers la Borderie en flammes. M. Charles, Delhomme, Macqueron, presque tous les paysans la suivirent; tandis que les femmes, ayant la Grande a leur tete, quittaient aussi le cimetiere, s'avancaient sur la route, pour mieux voir. Buteau et Lise etaient restes, et celle-ci arreta Lengaigne, desireuse de le questionner au sujet de Jean, sans en avoir l'air: il avait donc trouve du travail, qu'il logeait dans le pays? Lorsque le cabaretier eut repondu qu'il partait, qu'il se reengageait, Lise et Buteau, soulages d'un gros poids, eurent le meme mot. --En v'la un imbecile! C'etait fini, ils allaient recommencer a vivre heureux. Ils eurent un coup d'oeil sur la fosse de Fouan, que le fossoyeur achevait de remplir. Et, comme les deux petits s'attardaient a regarder, la mere les appela. --Jules, Laure, allons!... Et soyez sages, obeissez, ou l'homme viendra vous prendre pour vous mettre aussi dans la terre. Les Buteau partirent, poussant devant eux les enfants, qui savaient et qui avaient l'air tres raisonnable, avec leurs grands yeux noirs, muets et profonds. Il n'y avait plus dans le cimetiere que Jean et Jesus-Christ. Ce dernier, dedaigneux du spectacle, se contentait de suivre l'incendie de loin. Plante entre deux tombes, il se tenait immobile, ses regards se noyaient d'un reve, sa face entiere de crucifie soulard exprimait la melancolie finale de toute philosophie. Peut-etre songeait-il que l'existence s'en va en fumee. Et, comme les idees graves l'excitaient toujours beaucoup, il finit par lever la cuisse, inconsciemment, dans le vague de sa reverie. Il en fit un, il en fit deux, il en fit trois. --Nom de Dieu! dit Becu tres soul, qui traversait le cimetiere, pour se rendre au feu. --Un quatrieme, comme il passait, l'effleura de si pres, qu'il crut en sentir le tonnerre sur sa joue. Alors, en s'eloignant, il cria au camarade: --Si ce vent-la continue, il va tomber de la merde. Jesus-Christ, d'une poussee, se tata. --Tiens! tout de meme... J'ai faim de chier. Et, les jambes lourdes, ecartees, il se hata, il disparut a l'angle du mur. Jean etait seul. Au loin, de la Borderie devoree, ne montaient plus que de grandes fumees rousses, tourbillonnantes, qui jetaient des ombres de nuages au travers des labours, sur les semeurs epars. Et, lentement, il ramena les yeux a ses pieds, il regarda les bosses de terre fraiche, sous lesquelles Francoise et le vieux Fouan dormaient. Ses coleres du matin, son degout des gens et des choses s'en allaient, dans un profond apaisement. Il se sentait, malgre lui, peut-etre a cause du tiede soleil, envahi de douceur et d'espoir. Eh! oui, son maitre Hourdequin s'etait fait bien du mauvais sang avec les inventions nouvelles, n'avait pas tire grand'chose de bon des machines, des engrais, de toute cette science si mal employee encore. Puis, la Cognette etait venue l'achever; lui aussi dormait au cimetiere; et rien ne restait de la ferme, dont le vent emportait les cendres. Mais, qu'importait! les murs pouvaient bruler, on ne brulerait pas la terre. Toujours la terre, la nourrice, serait la, qui nourrirait ceux qui l'ensemenceraient. Elle avait l'espace et le temps, elle donnait tout de meme du ble, en attendant qu'on sut lui en faire donner davantage. C'etait comme ces histoires de revolutions, ces bouleversements politiques qu'on annoncait. Le sol, disait-on, passerait en d'autres mains, les moissons des pays de la-bas viendraient ecraser les notres, il n'y aurais plus que des ronces dans nos champs. Et apres? est-ce qu'on peut faire du tort a la terre? Elle appartiendra quand meme a quelqu'un, qui sera bien force de la cultiver pour ne pas crever de faim. Si, pendant des annees, les mauvaises herbes y poussaient, ca la reposerait, elle en redeviendrait jeune et feconde. La terre n'entre pas dans nos querelles d'insectes rageurs, elle ne s'occupe pas plus de nous que des fourmis, la grande travailleuse, eternellement a sa besogne. Il y avait aussi la douleur, le sang, les larmes, tout ce qu'on souffre et tout ce qui revolte, Francoise tuee, Fouan tue, les coquins triomphants, la vermine sanguinaire et puante des villages deshonorant et rongeant la terre. Seulement, est-ce qu'on sait? De meme que la gelee qui brule les moissons, la grele qui les hache, la foudre qui les verse, sont necessaires peut-etre, il est possible qu'il faille du sang et des larmes pour que le monde marche. Qu'est-ce que notre malheur pese, dans la grande mecanique des etoiles et du soleil? Il se moque bien de nous, le bon Dieu! Nous n'avons notre pain que par un duel terrible et de chaque jour. Et la terre seule demeure l'immortelle, la mere d'ou nous sortons et ou nous retournons, elle qu'on aime jusqu'au crime, qui refait continuellement de la vie pour son but ignore, meme avec nos abominations et nos miseres. Longtemps, cette revasserie confuse, mal formulee, roula dans le crane de Jean. Mais un clairon sonna au loin, le clairon des pompiers de Bazoches-le-Doyen qui arrivaient au pas de course, trop tard. Et, a cet appel, brusquement, il se redressa. C'etait la guerre passant dans la fumee, avec ses chevaux, ses canons, sa clameur de massacre. Il serrait les poings. Ah! bon sang! puisqu'il n'avait plus le coeur a la travailler, il la defendrait, la vieille terre de France! Il partait, lorsque, une derniere fois, il promena ses regards des deux fosses, vierges d'herbe, aux labours sans fin de la Beauce, que les semeurs emplissaient de leur geste continu. Des morts, des semences, et le pain poussait de la terre. FIN *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LA TERRE *** This file should be named 7terr10.txt or 7terr10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7terr11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7terr10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. 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In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: PROJECT GUTENBERG LITERARY ARCHIVE FOUNDATION 809 North 1500 West Salt Lake City, UT 84116 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN [Employee Identification Number] 64-622154. Donations are tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund-raising will begin in the additional states. We need your donations more than ever! You can get up to date donation information online at: http://www.gutenberg.net/donation.html *** If you can't reach Project Gutenberg, you can always email directly to: Michael S. Hart Prof. Hart will answer or forward your message. We would prefer to send you information by email. **The Legal Small Print** (Three Pages) ***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". 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