The Project Gutenberg EBook of Une Page d'Amour, by Emile Zola Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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La premiere est que beaucoup de personnes m'ont demande cet arbre. Il doit, en effet, aider les lecteurs a se retrouver, parmi les membres assez nombreux de la famille dont je me suis fait l'historien. La seconde raison est plus compliquee. Je regrette de n'avoir pas publie l'arbre dans le premier volume de la serie, pour montrer tout de suite l'ensemble de mon plan. Si je tardais encore, on finirait par m'accuser de l'avoir fabrique apres coup. Il est grand temps d'etablir qu'il a ete dresse tel qu'il est en 1868, avant que j'eusse ecrit une seule ligne; et cela ressort clairement de la lecture du premier episode, la Fortune des Rougon, ou je ne pouvais poser les origines de la famille, sans arreter avant tout la filiation et les ages. La difficulte etait d'autant plus grande, que je mettais face a face quatre generations, et que mes personnages s'agitaient dans une periode de dix-huit annees seulement. La publication de ce document sera ma reponse a ceux qui m'ont accuse de courir apres l'actualite et le scandale. Depuis 1868, je remplis le cadre que je me suis impose, l'arbre genealogique en marque pour moi les grandes lignes, sans me permettre d'aller ni a droite ni a gauche. Je dois le suivre strictement, il est en meme temps ma force et mon regulateur. Les conclusions sont toutes pretes. Voila ce que j'ai voulu et voila ce que j'accomplis. Il me reste a declarer que les circonstances seules m'ont fait publier l'arbre avec _Une page d'amour_, cette oeuvre intime et de demi-teinte. Il devait seulement etre joint au dernier volume. Huit ont paru, douze sont encore sur le chantier; c'est pourquoi la patience m'a manque. Plus tard, je le reporterai en tete de ce dernier volume, ou il fera corps avec l'action. Dans ma pensee, il est le resultat des observations de Pascal Rougon, un medecin, membre de la famille, qui conduira le roman final, conclusion scientifique de tout l'ouvrage. Le docteur Pascal l'eclairera alors de ses analyses de savant, le completera par des renseignements precis que j'ai du enlever, pour ne pas deflorer les episodes futurs. Le role naturel et social de chaque membre sera definitivement regle, et les commentaires enleveront aux mots techniques ce qu'ils ont de barbare. D'ailleurs, les lecteurs peuvent deja faire une bonne partie de ce travail. Sans indiquer ici tous les livres de physiologie que j'ai consultes, je citerai seulement l'ouvrage du docteur Lucas: _l'Heredite naturelle_, ou les curieux pourront aller chercher des explications sur le systeme physiologique qui m'a servi a etablir l'arbre genealogique des Rougon-Macquart. Aujourd'hui, j'ai simplement le desir de prouver que les romans publies par moi depuis bientot neuf ans, dependent d'un vaste ensemble, dont le plan a ete arrete d'un coup et a l'avance, et que l'on doit par consequent, tout en jugeant chaque roman a part, tenir compte de la place harmonique qu'il occupe dans cet ensemble. On se prononcera des lors sur mon oeuvre plus justement et plus largement. EMILE ZOLA. Paris, 2 avril 1878. [Illustration: ARBRE GENEALOGIQUE] UNE PAGE D'AMOUR PREMIERE PARTIE I La veilleuse, dans un cornet bleuatre, brulait sur la cheminee, derriere un livre, dont l'ombre noyait toute une moitie de la chambre. C'etait une calme lueur qui coupait le gueridon et la chaise longue, baignait les gros plis des rideaux de velours, azurait la glace de l'armoire de palissandre, placee entre les deux fenetres. L'harmonie bourgeoise de la piece, ce bleu des tentures, des meubles et du tapis, prenait a cette heure nocturne une douceur vague de nuee. Et, en face des fenetres, du cote de l'ombre, le lit, egalement tendu de velours, faisait une masse noire, eclairee seulement de la paleur des draps. Helene, les mains croisees, dans sa tranquille attitude de mere et de veuve, avait un leger souffle. Au milieu du silence, la pendule sonna une heure. Les bruits du quartier etaient morts. Sur ces hauteurs du Trocadero, Paris envoyait seul son lointain ronflement. Le petit souffle d'Helene etait si doux, qu'il ne soulevait pas la ligne chaste de sa gorge. Elle sommeillait d'un beau sommeil, paisible et fort, avec son profil correct et ses cheveux chatains puissamment noues, la tete penchee, comme si elle se fut assoupie en ecoutant. Au fond de la piece, la porte d'un cabinet grande ouverte trouait le mur d'un carre de tenebres. Mais pas un bruit ne montait. La demie sonna. Le balancier avait un battement affaibli, dans cette force du sommeil qui aneantissait la chambre entiere. La veilleuse dormait, les meubles dormaient; sur le gueridon, pres d'une lampe eteinte, un ouvrage de femme dormait. Helene, endormie, gardait son air grave et bon. Quand deux heures sonnerent, cette paix fut troublee, un soupir sortit des tenebres du cabinet. Puis, il y eut un froissement de linge, et le silence recommenca. Maintenant, une haleine oppressee s'entendait. Helene n'avait pas bouge. Mais, brusquement, elle se souleva. Un balbutiement confus d'enfant qui souffre venait de la reveiller. Elle portait les mains a ses tempes, encore ensommeillee, lorsqu'un cri sourd la fit sauter sur le tapis. --Jeanne!... Jeanne!... qu'as-tu? reponds-moi! demanda-t-elle. Et, comme l'enfant se taisait, elle murmura, tout en courant prendre la veilleuse: --Mon Dieu! elle n'etait pas bien, je n'aurais pas du me coucher. Elle entra vivement dans la piece voisine ou un lourd silence s'etait fait. Mais la veilleuse, noyee d'huile, avait une tremblante clarte qui envoyait seulement au plafond une tache ronde. Helene, penchee sur le lit de fer, ne put rien distinguer d'abord. Puis, dans la lueur bleuatre, au milieu des draps rejetes, elle apercut Jeanne raidie, la tete renversee, les muscles du cou rigides et durs. Une contraction defigurait le pauvre et adorable visage; les yeux etaient ouverts, fixes sur la fleche des rideaux. --Mon Dieu! mon Dieu! cria-t-elle, mon Dieu! elle se meurt! Et, posant la veilleuse, elle tata sa fille de ses mains tremblantes. Elle ne put trouver le pouls. Le coeur semblait s'arreter. Les petits bras, les petites jambes se tendaient violemment. Alors, elle devint folle, s'epouvantant, begayant: --Mon enfant se meurt! Au secours!... Mon enfant! mon enfant! Elle revint dans la chambre, tournant et se cognant, sans savoir ou elle allait; puis, elle rentra dans le cabinet et se jeta de nouveau devant le lit, appelant toujours au secours. Elle avait pris Jeanne entre ses bras, elle lui baisait les cheveux, promenait les mains sur son corps, en la suppliant de repondre. Un mot, un seul mot. Ou avait- elle mal? Desirait-elle un peu de la potion de l'autre jour? Peut-etre l'air l'aurait-il ranimee? Et elle s'entetait a vouloir l'entendre parler. --Dis-moi, Jeanne, oh! dis-moi, je t'en prie! Mon Dieu! et ne savoir que faire! Comme ca, brusquement, dans la nuit. Pas meme de lumiere. Ses idees se brouillaient. Elle continuait de causer a sa fille, l'interrogeant et repondant pour elle. C'etait dans l'estomac que ca la tenait; non, dans la gorge. Ce ne serait rien. Il fallait du calme. Et elle faisait un effort pour avoir elle-meme toute sa tete. Mais la sensation de sa fille raide entre ses bras lui soulevait les entrailles. Elle la regardait, convulsee et sans souffle; elle tachait de raisonner, de resister au besoin de crier. Tout a coup, malgre elle, elle cria. Elle traversa la salle a manger et la cuisine, appelant: --Rosalie! Rosalie!... Vite, un medecin!... Mon enfant se meurt! La bonne, qui couchait dans une petite piece derriere la cuisine, poussa des exclamations. Helene etait revenue en courant. Elle pietinait en chemise, sans paraitre sentir le froid de cette glaciale nuit de fevrier. Cette bonne laisserait donc mourir son enfant! Une minute s'etait a peine ecoulee. Elle retourna dans la cuisine, rentra dans la chambre. Et, rudement, a tatons, elle passa une jupe, jeta un chale sur ses epaules. Elle renversait les meubles, emplissait de la violence de son desespoir cette chambre ou dormait une paix si recueillie. Puis, chaussee de pantoufles, laissant les portes ouvertes, elle descendit elle-meme les trois etages, avec cette idee qu'elle seule ramenerait un medecin. Quand la concierge eut tire le cordon, Helene se trouva dehors, les oreilles bourdonnantes, la tete perdue. Elle descendit rapidement la rue Vineuse, sonna chez le docteur Bodin, qui avait deja soigne Jeanne; une domestique, au bout d'une eternite, vint lui repondre que le docteur etait aupres d'une femme en couches. Helene resta stupide sur le trottoir. Elle ne connaissait pas d'autre docteur dans Passy. Pendant un instant, elle battit les rues, regardant les maisons. Un petit vent glace soufflait; elle marchait avec ses pantoufles dans une neige legere, tombee le soir. Et elle avait toujours devant elle sa fille, avec cette pensee d'angoisse qu'elle la tuait en ne trouvant pas tout de suite un medecin. Alors, comme elle remontait la rue Vineuse, elle se pendit a une sonnette. Elle allait toujours demander; on lui donnerait peut-etre une adresse. Elle sonna de nouveau, parce qu'on ne se hatait pas. Le vent plaquait son mince jupon sur ses jambes, et les meches de ses cheveux s'envolaient. Enfin, un domestique vint ouvrir et lui dit que le docteur Deberle etait couche. Elle avait sonne chez un docteur, le ciel ne l'abandonnait donc pas! Alors, elle poussa le domestique pour entrer. Elle repetait: --Mon enfant, mon enfant se meurt!... Dites-lui qu'il vienne. C'etait un petit hotel plein de tentures. Elle monta ainsi un etage, luttant contre le domestique, repondant a toutes les observations que son enfant se mourait. Arrivee dans une piece, elle voulut bien attendre. Mais, des qu'elle entendit a cote le medecin se lever, elle s'approcha, elle parla a travers la porte. --Tout de suite, monsieur, je vous en supplie.... Mon enfant se meurt! Et, lorsque le medecin parut en veston, sans cravate, elle l'entraina, elle ne le laissa pas se vetir davantage. Lui, l'avait reconnue. Elle habitait la maison voisine et etait sa locataire. Aussi, quand il lui fit traverser un jardin pour raccourcir en passant par une porte de communication qui existait entre les deux demeures, eut-elle un brusque reveil de memoire. --C'est vrai, murmura-t-elle, vous etes medecin, et je le savais.... Voyez-vous, je suis devenue folle.... Depechons-nous. Dans l'escalier, elle voulut qu'il passat le premier. Elle n'eut pas amene Dieu chez elle d'une facon plus devote. En haut, Rosalie etait restee pres de Jeanne, et elle avait allume la lampe posee sur le gueridon. Des que le medecin entra, il prit cette lampe, il eclaira vivement l'enfant, qui gardait une rigidite douloureuse; seulement, la tete avait glisse, de rapides crispations couraient sur la face. Pendant une minute, il ne dit rien, les levres pincees. Helene, anxieusement, le regardait. Quand il apercut ce regard de mere qui l'implorait, il murmura: --Ce ne sera rien.... Mais il ne faut pas la laisser ici. Elle a besoin d'air. Helene, d'un geste fort, l'emporta sur son epaule. Elle aurait baise les mains du medecin pour sa bonne parole, et une douceur coulait en elle. Mais a peine eut-elle pose Jeanne dans son grand lit, que ce pauvre petit corps de fillette fut agite de violentes convulsions. Le medecin avait enleve l'abat-jour de la lampe, une clarte blanche emplissait la piece. Il alla entrouvrir une fenetre, ordonna a Rosalie de tirer le lit hors des rideaux. Helene, reprise par l'angoisse, balbutiait: --Mais elle se meurt, monsieur!... Voyez donc, voyez donc!... Je ne la reconnais plus! Il ne repondait pas, suivait l'acces d'un regard attentif. Puis, il dit: --Passez dans l'alcove, tenez-lui les mains pour qu'elle ne s'egratigne pas.... La, doucement, sans violence.... Ne vous inquietez pas, il faut que la crise suive son cours. Et tous deux, penches au-dessus du lit, ils maintenaient Jeanne, dont les membres se detendaient avec des secousses brusques. Le medecin avait boutonne son veston pour cacher son cou nu. Helene etait restee enveloppee dans le chale qu'elle avait jete sur ses epaules. Mais Jeanne, en se debattant, tira un coin du chale, deboutonna le haut du veston. Ils ne s'en apercurent point. Ni l'un ni l'autre ne se voyait. Cependant, l'acces se calma. La petite parut tomber dans un grand affaissement. Bien qu'il rassurat la mere sur l'issue de la crise, le docteur restait preoccupe. Il regardait toujours la malade, il finit par poser des questions breves a Helene, demeuree debout dans la ruelle. --Quel age a l'enfant? --Onze ans et demi, monsieur. Il y eut un silence. Il hochait la tete, se baissait pour soulever la paupiere fermee de Jeanne et regarder la muqueuse. Puis, il continua son interrogatoire, sans lever les yeux sur Helene. --A-t-elle eu des convulsions etant jeune? --Oui, monsieur, mais ces convulsions ont disparu vers l'age de six ans.... Elle est tres-delicate. Depuis quelques jours, je la voyais mal a son aise. Elle avait des crampes, des absences. --Connaissez-vous des maladies nerveuses dans votre famille? --Je ne sais pas.... Ma mere est morte de la poitrine. Elle hesitait, prise d'une honte, ne voulant pas avouer une aieule enfermee dans une maison d'alienes. Toute son ascendance etait tragique. --Prenez garde, dit vivement le medecin, voici un nouvel acces. Jeanne venait d'ouvrir les yeux. Un instant, elle regarda autour d'elle, d'un air egare, sans prononcer une parole. Puis, son regard devint fixe, son corps se renversa en arriere, les membres etendus et raidis. Elle etait tres rouge. Tout d'un coup elle blemit, d'une paleur livide, et les convulsions se declarerent. --Ne la lachez pas, reprit le docteur. Prenez-lui l'autre main. Il courut au gueridon, sur lequel, en entrant, il avait pose une petite pharmacie. Il revint avec un flacon, qu'il fit respirer a l'enfant. Mais ce fut comme un terrible coup de fouet, Jeanne donna une telle secousse, qu'elle echappa des mains de sa mere. --Non, non, pas d'ether! cria celle-ci, avertie par l'odeur. L'ether la rend folle. Tous deux suffirent a peine a la maintenir. Elle avait de violentes contractions, soulevee sur les talons et sur la nuque, comme pliee en deux. Puis, elle retombait, elle s'agitait dans un balancement qui la jetait aux deux bords du lit. Ses poings etaient serres, le pouce flechi vers la paume; par moments, elle les ouvrait, et, les doigts ecartes, elle cherchait a saisir des objets dans le vide pour les tordre. Elle rencontra le chale de sa mere, elle s'y cramponna. Mais ce qui surtout torturait celle-ci, c'etait, comme elle le disait, de ne plus reconnaitre sa fille. Son pauvre ange, au visage si doux, avait les traits renverses, les yeux perdus dans leurs orbites, montrant leur nacre bleuatre. --Faites quelque chose, je vous en supplie, murmura-t-elle. Je ne me sens plus la force, monsieur. Elle venait de se rappeler que la fille d'une de ses voisines, a Marseille, etait morte etouffee dans une crise semblable. Peut-etre le medecin la trompait-il pour l'epargner. Elle croyait, a chaque seconde, recevoir au visage le dernier souffle de Jeanne, dont la respiration entrecoupee s'arretait. Alors, navree, bouleversee de pitie et de terreur, elle pleura. Ses larmes tombaient sur la nudite innocente de l'enfant, qui avait rejete les couvertures. La docteur cependant, de ses longs doigts souples, operait des pressions legeres au bas du col. L'intensite de l'acces diminua. Jeanne, apres quelques mouvements ralenti, resta inerte. Elle etait retombee au milieu du lit, le corps allonge, les bras etendus, la tete soutenue par l'oreiller et penchee sur la poitrine. On aurait dit un Christ enfant. Helene se courba et la baisa longuement au front. --Est-ce fini? dit-elle a demi-voix. Croyez-vous a d'autres acces? Il fit un geste evasif. Puis, il repondit: --En tous cas, les autres seront moins violents. Il avait demande a Rosalie un verre et une carafe. Il emplit le verre a moitie, prit deux nouveaux flacons, compta des gouttes, et, avec l'aide d'Helene, qui soulevait la tete de l'enfant, il introduisit entre les dents serrees une cuilleree de cette potion. La lampe brulait tres-haute, avec sa flamme blanche, eclairant le desordre de la chambre, ou les meubles etaient culbutes. Les vetements qu'Helene jetait sur le dossier d'un fauteuil en se couchant, avaient glisse a terre et barraient le tapis. Le docteur, ayant marche sur un corset, le ramassa pour ne plus le rencontrer sous ses pieds. Une odeur de verveine montait du lit defait et de ces linges epars. C'etait toute l'intimite d'une femme violemment etalee. Le docteur alla lui-meme chercher la cuvette, trempa un linge, l'appliqua sur les tempes de Jeanne. --Madame, vous allez prendre froid, dit Rosalie qui grelottait. On pourrait peut-etre fermer la fenetre.... L'air est trop vif. --Non, non, cria Helene, laissez la fenetre ouverte.... N'est-ce pas, monsieur? De petits souffles de vent entraient, soulevant les rideaux. Ella ne les sentait pas. Pourtant le chale etait completement tomba de ses epaules, decouvrant la naissance de la gorge. Par derriere, son chignon denoue laissait pendre des meches folles jusqu'a ses reins. Elle avait degage ses bras nus, pour etre plus prompte, oublieuse de tout, n'ayant plus que la passion de son enfant. Et, devant elle, affaire, le medecin ne songeait pas davantage a son veston ouvert, a son col de chemise que Jeanne venait d'arracher. --Soulevez-la un peu, dit-il. Non, pas ainsi.... Donnez-moi votre main. Il lui prit la main, la posa lui-meme sous la tete de l'enfant, a laquelle il voulait faire reprendra une cuilleree de potion. Puis, il l'appela pres de lui. Il se servait d'elle comme d'un aide, et elle etait d'une obeissance religieuse, en voyant que sa fille semblait plus calme. --Venez.... Vous allez lui appuyer la tete sur votre epaule, pendant que j'ecouterai. Helene fit ce qu'il ordonnait. Alors, lui, se pencha au-dessus d'elle, pour poser son oreille sur la poitrine de Jeanne. Il avait effleure de la joue son epaule nue, et en ecoutant le coeur de l'enfant, il aurait pu entendre battre le coeur de la mere. Quand il se releva, son souffle rencontra le souffle d'Helene. --Il n'y a rien de ce cote-la, dit-il tranquillement, pendant qu'elle se rejouissait. Recouchez-la, il ne faut pas la tourmenter davantage. Mais un nouvel acces se produisit. Il fut beaucoup moins grave. Jeanne laissa echapper quelques paroles entrecoupees. Deux autres acces avorterent, a de courts intervalles. L'enfant etait tombee dans une prostration qui parut de nouveau inquieter le medecin. Il l'avait couchee, la tete tres haute, la couverture ramenee sous le menton, et pendant pres d'une heure il demeura la, a la veiller, paraissant attendre le son normal de la respiration. De l'autre cote du lit, Helene attendait egalement, sans bouger. Peu a peu, une grande paix se fit sur la face de Jeanne. La lampe l'eclairait d'une lumiere blonde. Son visage reprenait son ovale adorable, un peu allonge, d'une grace et d'une finesse de chevre. Ses beaux yeux fermes avaient de larges paupieres bleuatres et transparentes, sous lesquelles on devinait l'eclat sombre du regard. Son nez mince souffla legerement, sa bouche un peu grande eut un sourire vague. Et elle dormait ainsi, sur la nappe de ses cheveux etales, d'un noir d'encre. --Cette fois, c'est fini, dit le medecin a demi-voix. Et il se tourna, rangeant ses flacons, s'appretant a partir. Helene s'approcha, suppliante. --Oh! monsieur, murmura-t-elle, ne me quittez pas. Attendez quelques minutes. Si des acces se produisaient encore.... C'est vous qui l'avez sauvee. Il fit signe qu'il n'y avait plus rien a craindre. Pourtant, il resta, voulant la rassurer. Elle avait envoye Rosalie se coucher. Bientot, le jour parut, un jour doux et gris sur la neige qui blanchissait les toitures. Le docteur alla fermer la fenetre. Et tous deux echangerent de rares paroles, au milieu du grand silence, a voix tres-basse. --Elle n'a rien de grave, je vous assure, disait-il. Seulement, a son age, il faut beaucoup de soins.... Veillez surtout a ce qu'elle mene une vie egale, heureuse, sans secousse. Au bout d'un instant, Helene dit a son tour: --Elle est si delicate, si nerveuse.... Je ne suis pas toujours maitresse d'elle. Pour des miseres, elle a des joies et des tristesses qui m'inquietent, tant elles sont vives.... Elle m'aime avec une passion, une jalousie qui la font sangloter, lorsque je caresse un autre enfant. Il hocha la tete, en repetant: --Oui, oui, delicate, nerveuse, jalouse.... C'est le docteur Bodin qui la soigne, n'est-ce pas? Je causerai d'elle avec lui. Nous arreterons un traitement energique. Elle est a l'epoque ou la sante d'une femme se decide. En le voyant si devoue, Helene eut un elan de reconnaissance. --Ah! monsieur, que je vous remercie de toute la peine que vous avez prise! Puis, ayant eleve la voix, elle vint se pencher au-dessus du lit, de peur d'avoir reveille Jeanne. L'enfant dormait, toute rose, avec son vague sourire aux levres. Dans la chambre calmee, une langueur flottait. Une somnolence recueillie et comme soulagee avait repris les tentures, les meubles, les vetements epars. Tout se noyait et se delassait dans le petit jour entrant par les deux fenetres. Helene, de nouveau, demeurait debout dans la ruelle. Le docteur se tenait a l'autre bord du lit. Et, entre eux, il y avait Jeanne, sommeillant avec son leger souffle. --Son pere etait souvent malade, reprit doucement Helene, revenant a l'interrogatoire. Moi, je me suis toujours bien portee. Le docteur, qui ne l'avait point encore regardee, leva les yeux, et ne put s'empecher de sourire, tant il la trouvait saine et forte. Elle sourit aussi, de son bon sourire tranquille. Sa belle sante la rendait heureuse. Cependant, il ne la quittait pas du regard. Jamais il n'avait vu une beaute plus correcte. Grande, magnifique, elle etait une Junon chataine, d'un chatain dore a reflets blonds. Quand elle tournait lentement la tete, son profil prenait une purete grave de statue. Ses yeux gris et ses dents blanches lui eclairaient toute la face. Elle avait un menton rond, un peu fort, qui lui donnait un air raisonnable et ferme. Mais ce qui etonnait le docteur, c'etait la nudite superbe de cette mere. Le chale avait encore glisse, la gorge se decouvrait, les bras restaient nus. Une grosse natte, couleur d'or bruni, coulait sur l'epaule et se perdait entre les seins. Et, dans son jupon mal attache, echevelee et en desordre, elle gardait une majeste, une hauteur d'honnetete et de pudeur qui la laissait chaste sous ce regard d'homme, ou montait un grand trouble. Elle-meme, un instant, l'examina. Le docteur Deberle etait un homme de trente-cinq ans, a la figure rasee, un peu longue, l'oeil fin, les levres minces. Comme elle le regardait, elle s'apercut a son tour qu'il avait le cou nu. Et ils resterent ainsi face a face, avec la petite Jeanne endormie entre eux. Mais cet espace, tout a l'heure immense, semblait se resserrer. L'enfant avait un trop leger souffle. Alors, Helene, d'une main lente, remonta son chale et s'enveloppa, tandis que le docteur boutonnait le col de son veston. --Maman, maman, balbutia Jeanne dans son sommeil. Elle s'eveillait. Quand elle eut les yeux ouverts, elle vit le medecin et s'inquieta. --Qui est-ce? qui est-ce? demandait-elle. Mais sa mere la baisait. --Dors, ma cherie, tu as ete un peu souffrante.... C'est un ami. L'enfant paraissait surprise. Elle ne se souvenait de rien. Le sommeil la reprenait, et elle se rendormit, en murmurant d'un air tendre: --Oh! j'ai dodo!... Bonsoir, petite mere.... S'il est ton ami, il sera le mien. Le medecin avait fait disparaitre sa pharmacie. Il salua silencieusement et se retira. Helene ecouta un instant la respiration de l'enfant. Puis, elle s'oublia, assise sur le bord du lit, les regards et la pensee perdus. La lampe, laissee allumee, palissait dans le grand jour. II Le lendemain, Helene songea qu'il etait convenable d'aller remercier le docteur Deberle. La facon brusque dont elle l'avait force a la suivre, la nuit entiere passee par lui aupres de Jeanne, la laissaient genee, en face d'un service qui lui semblait sortir des visites ordinaires d'un medecin. Cependant, elle hesita pendant deux jours, repugnant a cette demarche pour des raisons qu'elle n'aurait pu dire. Ces hesitations l'occupaient du docteur; un matin, elle le rencontra et se cacha comme un enfant. Elle fut tres-contrariee ensuite de ce mouvement de timidite. Sa nature tranquille et droite protestait contre ce trouble qui entrait dans sa vie. Aussi decida-t-elle qu'elle irait remercier le docteur le jour meme. La crise de la petite avait eu lieu dans la nuit du mardi au mercredi, et l'on etait alors au samedi. Jeanne se trouvait completement remise. Le docteur Bodin, qui etait accouru tres-inquiet, avait parle du docteur Deberle avec le respect d'un pauvre vieux medecin de quartier pour un jeune confrere riche et deja celebre. Il racontait pourtant, en souriant d'un air fin, que la fortune venait du papa Deberle, un homme que tout Passy venerait. Le fils avait eu simplement la peine d'heriter d'un million et demi et d'une clientele superbe. Un garcon tres-fort, d'ailleurs, se hatait d'ajouter le docteur Bodin, et avec lequel il serait tres honore d'entrer en consultation, au sujet de la chere sante de sa petite amie Jeanne. Vers trois heures, Helene et sa fille descendirent et n'eurent que quelques pas a faire dans la rue Vineuse, pour sonner a l'hotel voisin. Toutes deux etaient encore en grand deuil. Ce fut un valet de chambre en habit et en cravate blanche qui leur ouvrit. Helene reconnut le large vestibule tendu de portieres d'Orient; seulement, une profusion de fleurs, a droite et a gauche, garnissaient des jardinieres. Le valet les avait fait entrer dans un petit salon aux tentures et au meuble reseda. Et, debout, il attendait. Alors, Helene lui donna son nom: --Madame Grandjean. Le valet poussa la porte d'un salon jaune et noir, d'un eclat extraordinaire; et, s'effacant, il repeta: --Madame Grandjean. Helene, sur le seuil, eut un mouvement de recul. Elle venait d'apercevoir, a l'autre bout, au coin de la cheminee, une jeune dame assise sur un etroit canape, que la largeur de ses jupes occupait tout entier. En face d'elle, une personne agee, qui n'avait quitte ni son chapeau ni son chale, etait en visite. --Pardon, murmura Helene, je desirais voir monsieur le docteur Deberle. Et elle reprit la main de Jeanne, qu'elle avait fait entrer devant elle. Cela l'etonnait et l'embarrassait de tomber ainsi sur cette jeune dame. Pourquoi n'avait-elle pas demande le docteur? Elle savait cependant qu'il etait marie. Justement, madame Deberle achevait un recit d'une voix rapide et un peu aigue: --Oh! c'est merveilleux, merveilleux!... Elle meurt avec un realisme!... Tenez, elle empoigne son corsage comme ca, elle renverse la tete et elle devient toute verte.... Je vous jure qu'il faut aller la voir, mademoiselle Aurelie.... Puis, elle se leva, vint jusqu'a la porte en faisant un grand bruit d'etoffes, et dit avec une bonne grace charmante: --Veuillez entrer, madame, je vous en prie.... Mon mari n'est pas la.... Mais je serai tres-heureuse, tres-heureuse, je vous assure.... Ce doit etre cette belle demoiselle qui a ete si souffrante, l'autre nuit.... Je vous en prie, asseyez-vous un instant. Helene dut accepter un fauteuil, pendant que Jeanne se posait timidement au bord d'une chaise. Madame Deberle s'etait enfoncee de nouveau dans son petit canape, en ajoutant avec un joli rire: --C'est mon jour. Oui, je recois le samedi.... Alors, Pierre introduit tout le monde. L'autre semaine, il m'a amene un colonel qui avait la goutte. --Etes-vous folle, Juliette! murmura mademoiselle Aurelie, la dame figee, une vieille amie pauvre, qui l'avait vue naitre. Il y eut un court silence. Helene donna un regard a la richesse du salon, aux rideaux et aux sieges noir et or qui jetaient un eblouissement d'astre. Des fleurs s'epanouissaient sur la cheminee, sur le piano, sur les tables; et, par les glaces des fenetres, entrait la lumiere claire du jardin, dont on apercevait les arbres sans feuilles et la terre nue. Il faisait tres-chaud, une chaleur egale de Calorifere; dans la cheminee, une seule buche se reduisait en braise. Puis, d'un autre regard, Helene comprit que le flamboiement du salon etait un cadre heureusement choisi. Madame Deberle avait des cheveux d'un noir d'encre et une peau d'une blancheur de lait. Elle etait petite, potelee, lente et gracieuse. Dans tout cet or, sous l'epaisse coiffure sombre qu'elle portait, son teint pale se dorait d'un reflet vermeil. Helene la trouva reellement adorable. --C'est affreux, les convulsions, avait repris madame Deberle. Mon petit Lucien en a eu, mais dans le premier age.... Comme vous avez du etre inquiete, madame! Enfin, cette chere enfant parait tout a fait bien, maintenant. Et, en trainant les phrases, elle regardait Helene a son tour, surprise et ravie de sa grande beaute. Jamais elle n'avait vu une femme d'un air plus royal, dans ces vetements noirs qui drapaient la haute et severe figure de la veuve. Son admiration se traduisait par un sourire involontaire, tandis qu'elle echangeait un coup d'oeil avec mademoiselle Aurelie. Toutes deux l'examinaient d'une facon si naivement charmee, que celle-ci eut comme elles un leger sourire. Alors, madame Deberle s'allongea doucement dans son canape, et prenant l'eventail pendu a sa ceinture: --Vous n'etiez pas hier a la premiere du Vaudeville, madame? --Je ne vais jamais au theatre, repondit Helene. --Oh! la petite Noemi a ete merveilleuse, merveilleuse!... Elle meurt avec un realisme!... Elle empoigne son corsage comme ca, elle renverse la tete, elle devient toute verte.... L'effet a ete prodigieux. Pendant un instant, elle discuta le jeu de l'actrice, qu'elle defendait d'ailleurs. Puis, elle passa aux autres bruits de Paris, une exposition de tableaux ou elle avait vu des toiles inouies, un roman stupide pour lequel on faisait beaucoup de reclame, une aventure risquee, dont elle parla a mots couverts avec mademoiselle Aurelie. Et elle allait ainsi d'un sujet a un autre, sans fatigue, la voix prompte, vivant la dedans comme dans un air qui lui etait propre. Helene, etrangere a ce monde, se contentait d'ecouter et placait de temps a autre un mot, une reponse breve. La porte s'ouvrit, le valet annonca: --Madame de Chermette.... Madame Tissot.... Deux dames entrerent, en grande toilette. Madame Deberle s'avanca vivement; et la traine de sa robe de soie noire, tres-chargee de garnitures, etait si longue, qu'elle l'ecartait d'un coup de talon, chaque fois qu'elle tournait sur elle-meme. Pendant un instant, ce fut un bruit rapide de voix flutees. --Que vous etes aimables!... Je ne vous vois jamais.... --Nous venons pour cette loterie, vous savez? --Parfaitement, parfaitement. --Oh! nous ne pouvons nous asseoir. Nous avons encore vingt maisons a faire. --Voyons, vous n'allez pas vous sauver. Et les deux dames finirent par se poser au bord d'un canape. Alors, les voix flutees repartirent, plus aigues. --Hein? hier, au Vaudeville? --Oh! Superbe! --Vous savez qu'elle se degrafe et qu'elle rabat ses cheveux. Tout l'effet est la. --On pretend qu'elle avale quelque chose pour devenir verte. --Non, non, les mouvements sont calcules.... Mais il fallait les trouver d'abord. --C'est prodigieux. Les deux dames s'etaient levees. Elles disparurent. Le salon retomba dans sa paix chaude. Sur la cheminee, des jacinthes exhalaient un parfum tres-penetrant. Un instant, on entendit venir du jardin la violente querelle d'une bande de moineaux qui s'abattaient sur une pelouse. Madame Deberle, avant de se rasseoir, alla tirer le store de tulle brode d'une fenetre, en face d'elle; et elle reprit sa place, dans l'or plus doux du salon. --Je vous demande pardon, dit-elle, on est envahi.... Et, tres-affectueuse, elle causa posement avec Helene. Elle paraissait connaitre en partie son histoire, sans doute par les bavardages de la maison, qui lui appartenait. Avec une hardiesse pleine de tact, et ou semblait entrer beaucoup d'amitie, elle lui parla de son mari, de cette mort affreuse dans un hotel, l'hotel du Var, rue de Richelieu. --Et vous debarquiez, n'est-ce pas? Vous n'etiez jamais venue a Paris.... Ce doit etre atroce, ce deuil chez des inconnus, au lendemain d'un long voyage, et lorsqu'on ne sait encore ou poser le pied. Helene hochait la tete lentement. Oui, elle avait passe des heures bien terribles. La maladie qui devait emporter son mari s'etait brusquement declaree, le lendemain de leur arrivee, au moment ou ils allaient sortir ensemble. Elle ne connaissait pas une rue, elle ignorait meme dans quel quartier elle se trouvait; et, pendant huit jours, elle etait restee enfermee avec le moribond, entendant Paris entier gronder sous sa fenetre, se sentant seule, abandonnee, perdue, comme au fond d'une solitude. Lorsque, pour la premiere fois, elle avait remis les pieds sur le trottoir, elle etait veuve. La pensee de cette grande chambre nue, emplie de bouteilles a potion, et ou les malles n'etaient pas meme defaites, lui donnait encore un frisson. --Votre mari, m'a-t-on dit, avait presque le double de votre age? demanda madame Deberle d'un air de profond interet, pendant que mademoiselle Aurelie tendait les deux oreilles, pour ne rien perdre. --Mais non, repondit Helene, il avait a peine six ans de plus que moi. Et elle se laissa aller a conter l'histoire de son mariage, en quelques phrases: le grand amour que son mari avait concu pour elle, lorsqu'elle habitait avec son pere, le chapelier Mouret, la rue des Petites-Maries, a Marseille; l'opposition entetee de la famille Grandjean, une riche famille de raffineurs, que la pauvrete de la jeune fille exasperait; et des noces tristes et furtives, apres les sommations legales, et leur vie precaire, jusqu'au jour ou un oncle, en mourant, leur avait legue dix mille francs de rente environ. C'etait alors que Grandjean, qui nourrissait une haine contre Marseille, avait decide qu'ils viendraient s'installer a Paris. --A quel age vous etes-vous donc mariee? demanda encore madame Deberle. --A dix-sept ans. --Vous deviez etre bien belle. La conversation tomba. Helene n'avait point paru entendre. --Madame Manguelin, annonca le valet. Une jeune femme parut, discrete et genee. Madame Deberle se leva a peine. C'etait une de ses protegees qui venait la remercier d'un service. Elle resta au plus quelques minutes, et se retira, avec une reverence. Alors, madame Deberle reprit l'entretien, en parlant de l'abbe Jouve, que toutes deux connaissaient. C'etait un humble desservant de Notre-Dame-de-Grace, la paroisse de Passy; mais sa charite faisait de lui le pretre le plus aime et le plus ecoute du quartier. --Oh! une onction! murmura-t-elle avec une mine devote. --Il a ete tres-bon pour nous, dit Helene. Mon mari l'avait connu autrefois, a Marseille.... Des qu'il a su mon malheur, il s'est charge de tout. C'est lui qui nous a installees a Passy. --N'a-t-il pas un frere? demanda Juliette. --Oui, sa mere s'etait remariee.... M. Rambaud connaissait egalement mon mari.... Il a fonde, rue de Rambuteau, une grande specialite d'huiles et de produits du Midi, et il gagne, je crois, beaucoup d'argent. Puis, elle ajouta avec gaiete: --L'abbe et son frere sont toute ma cour. Jeanne, qui s'ennuyait sur le bord de sa chaise, regardait sa mere d'un air d'impatience. Son fin visage de chevre souffrait, comme si elle eut regrette tout ce qu'on disait la; et elle semblait, par instants, flairer les parfums lourds et violents du salon, jetant des coups d'oeil obliques sur les meubles, mefiante, avertie de vagues dangers par son exquise sensibilite. Puis, elle reportait ses regards sur sa mere avec une adoration tyrannique. Madame Deberle s'apercut du malaise de l'enfant. --Voila, dit-elle, une petite demoiselle qui s'ennuie d'etre raisonnable comme une grande personne.... Tenez, il y a des livres d'images sur ce gueridon. Jeanne alla prendre un album; mais ses regards, par-dessus le livre, se coulaient vers sa mere, d'une facon suppliante. Helene, gagnee par le milieu de bonne grace ou elle se trouvait, ne bougeait pas; elle etait de sang calme et restait volontiers assise, pendant des heures. Pourtant, comme le valet annoncait coup sur coup trois dames, madame Berthier, madame de Guiraud et madame Levasseur, elle crut devoir se lever. Mais madame Deberle s'ecria: --Restez donc, il faut que je vous montre mon fils. Le cercle s'elargissait devant la cheminee. Toutes ces dames parlaient a la fois. Il y en avait une qui se disait cassee; et elle racontait que, depuis cinq jours, elle ne s'etait pas couchee avant quatre heures du matin. Une autre se plaignait amerement des nourrices; on n'en trouvait plus une qui fut honnete. Puis, la conversation tomba sur les couturieres. Madame Deberle soutint qu'une femme ne pouvait pas bien habiller; il fallait un homme. Cependant, deux dames chuchotaient a demi-voix, et comme un silence se faisait, on entendit trois ou quatre mots: toutes se mirent a rire, en s'eventant d'une main languissante. --Monsieur Malignon, annonca le domestique. Un grand jeune homme entra, mis tres-correctement. Il fut salue par de legeres exclamations. Madame Deberle, sans se lever, lui tendit la main, en disant: --Eh bien! hier, au Vaudeville? --Infect! cria-t-il, --Comment, infect!... Elle est merveilleuse, quand elle empoigna son corsage et qu'elle renverse la tete.... --Laissez donc! c'est repugnant de realisme. Alors, on discuta. Realisme etait bien vite dit. Mais le jeune homme ne voulait pas du tout du realisme. --Dans rien, entendez-vous! disait-il en haussant la voix, dans rien! ca degrade l'art. Ca finirait par voir de jolies choses sur les planches! Pourquoi Noemi ne poussait-elle pas les suites jusqu'au bout? Et il ebaucha un geste qui scandalisa toutes ces dames. Fit l'horreur! Mais madame Deberle ayant place sa phrase sur l'effet prodigieux que l'actrice produisait, et madame Levasseur ayant raconte qu'une dame avait perdu connaissance au balcon, on convint que c'etait un grand succes. Ce mot arreta net la discussion. Le jeune homme, dans un fauteuil, s'allongeait au milieu des jupes etalees. Il paraissait tres-intime chez le docteur. Il avait pris machinalement une fleur dans une jardiniere et la machonnait. Madame Deberle lui demanda: --Est-ce que vous avez lu le roman....? Mais il ne la laissa pas achever et repondit d'un air superieur: --Je ne lis que deux romans par an. Quant a l'exposition du cercle des Arts, elle ne valait vraiment pas qu'on se derangeat. Puis, tous les sujets de conversation du jour etant epuises, il vint s'accouder au petit canape de Juliette, avec laquelle il echangea quelques mots a voix basse, pendant que les autres dames causaient vivement entre elles. --Tiens! il est parti, s'ecria madame Berthier en se retournant. Je l'avais rencontre, il y a une heure, chez madame Robinot. --Oui, et il va chez madame Lecomte, dit madame Deberle. Oh! c'est l'homme le plus occupe de Paris. Et, s'adressant a Helene, qui avait suivi cette scene, elle continua: --Un garcon tres-distingue que nous aimons beaucoup.... Il a un interet chez un agent de change. Fort riche, d'ailleurs, et au courant de tout. Les dames s'en allaient. --Adieu, chere madame, je compte sur vous mercredi. --Oui, c'est cela, a mercredi. --Dites-moi, vous verra-t-on a cette soiree? On ne sait jamais avec qui on se trouve. J'irai, si vous y allez. --Eh bien! j'irai, je vous le promets. Toutes mes amities a M. de Guiraud. Quand madame Deberle revint, elle trouva Helene debout au milieu du salon. Jeanne se serrait contre sa mere, dont elle avait pris la main; et, de ses doigts convulsifs et caressants, elle l'attirait par petites secousses vers la porte. --Ah! c'est vrai, murmura la maitresse de la maison. Elle sonna le domestique. --Pierre, dites a mademoiselle Smithson d'amener Lucien. Et, dans le moment d'attente qui eut lieu, la porte s'ouvrit de nouveau, familierement, sans qu'on eut annonce personne. Une belle fille de seize ans entra, suivie d'un petit vieillard a la figure joufflue et rose. --Bonjour, soeur, dit la jeune fille en embrassant madame Deberle. --Bonjour, Pauline...., bonjour, pere...., repondit celle-ci. Mademoiselle Aurelia, qui n'avait pas bouge du coin de la cheminee, se leva pour saluer M. Letellier. Il tenait un grand magasin de soieries, boulevard des Capucines. Depuis la mort de sa femme, il promenait sa fille cadette partout, en quete d'un beau mariage. --Tu etais hier au Vaudeville? demanda Pauline. --Oh! prodigieux! repeta machinalement Juliette, debout devant une glace, en train de ramener une boucle rebelle. Pauline eut une moue d'enfant gatee. --Est-ce vexant d'etre jeune fille, on ne peut rien voir!... Je suis allee avec papa jusqu'a la porte, a minuit, pour apprendre comment la piece avait marche. --Oui, dit le pere, nous avons rencontre Matignon. Il trouvait ca tres-bien. --Tiens! s'ecria Juliette, il etait ici tout a l'heure, il trouvait ca infect.... On ne sait jamais avec lui. --Tu as eu beaucoup de monde? demanda Pauline, sautant brusquement a un autre sujet. --Oh! un monde fou, toutes ces dames! Ca n'a pas desempli.... Je suis morte.... Puis, songeant qu'elle oubliait de proceder a une presentation dans les formes, elle s'interrompit: --Mon pere et ma soeur.... madame Grandjean.... Et l'on entamait une conversation sur les enfants et sur les bobos qui inquietent tant les meres, lorsque mademoiselle Smithson, une gouvernante anglaise, se presenta, en tenant un petit garcon par la main. Madame Deberle lui adressa vivement quelques mots en anglais, pour la gronder de s'etre fait attendre. --Ah! voila mon petit Lucien! cria Pauline qui se mit a genoux devant l'enfant, avec un grand bruit de jupes. --Laisse-le, laisse-le, dit Juliette. Viens ici, Lucien; viens dire bonjour a cette demoiselle. Le petit garcon s'avanca, embarrasse. Il avait au plus sept ans, gros et court, mis avec une coquetterie de poupee. Quand il vit que tout le monde le regardait en souriant, il s'arreta; et, de ses yeux bleus etonnes, il examinait Jeanne. --Allons, murmura sa mere. Il la consulta d'un coup d'oeil, fit encore un pas. Il montrait cette lourdeur des garcons, le cou dans les epaules, les levres fortes et boudeuses, avec des sourcils sournois, legerement fronces. Jeanne devait l'intimider, parce qu'elle etait serieuse, pale et tout en noir. --Mon enfant, il faut etre aimable, toi aussi, dit Helene, en voyant l'attitude raidie de sa fille. La petite n'avait point lache le poignet de sa mere; et elle promenait ses doigts sur la peau, entre la manche et le gant. La tete basse, elle attendait Lucien de l'air inquiet d'une fille sauvage et nerveuse, prete a se sauver, devant une caresse. Cependant, lorsque sa mere la poussa doucement, elle fit a son tour un pas. --Mademoiselle, il faudra que vous l'embrassiez, reprit en riant madame Deberle. Les dames doivent toujours commencer avec lui.... Oh! la grosse bete! --Embrasse-le, Jeanne, dit Helene. L'enfant leva les yeux sur sa mere; puis, comme gagnee par l'air beta du petit garcon, prise d'un attendrissement subit devant sa bonne figure embarrassee, elle eut un sourire adorable. Son visage s'eclairait sous le flot brusque d'une grande passion interieure. --Volontiers, maman, murmura-t-elle. Et prenant Lucien par les epaules, le soulevant presque, elle le baisa fortement sur les deux joues. Il voulut bien l'embrasser ensuite. --A la bonne heure! s'ecrierent tous les assistants. Helene saluait et gagnait la porte, accompagnee par madame Deberle. --Je vous en prie, madame, disait-elle, veuillez presenter tous mes remerciements a monsieur le docteur.... Il m'a tiree l'autre nuit d'une inquietude mortelle. --Henri n'est donc pas la? interrompit M. Letellier. --Non, il rentrera tard, repondit Juliette. Et voyant mademoiselle Aurelia se lever pour sortir avec madame Grandjean, elle ajouta: --Mais vous restez a diner avec nous, c'est convenu. La vieille demoiselle, qui attendait cette invitation chaque samedi, se decida a oter son chale et son chapeau. On etouffait dans le salon. M. Letellier venait d'ouvrir une fenetre, devant laquelle il restait plante, tres occupe d'un lilas qui bourgeonnait deja. Pauline jouait a courir avec Lucien, au milieu des chaises et des fauteuils, debandes par les visites. Alors, sur le seuil, madame Deberle tendit la main a Helene, dans un geste plein de franchise amicale. --Vous permettez, dit-elle. Mon mari m'avait parle de vous, je me sentais attiree. Votre malheur, votre solitude.... Enfin, je suis bien heureuse de vous avoir vue, et je compte que nous n'en resterons pas la. --Je vous le promets et je vous remercie, repondit Helene, tres-touchee de cet elan d'affection, chez cette dame qui lui avait paru avoir la tete un peu a l'envers. Leurs mains restaient l'une dans l'autre, elles se regardaient en face, souriantes. Juliette avoua d'un air caressant la raison de sa brusque amitie: --Vous etes si belle qu'il faut bien vous aimer! Helene se mit a rire gaiement, car sa beaute la laissait paisible. Elle appela Jeanne, qui suivait d'un regard absorbe les jeux de Lucien et de Pauline. Mais madame Deberle retint la fillette un instant encore, en reprenant: --Vous etes bons amis desormais, dites-vous au revoir. Et les deux enfants s'envoyerent chacun un baiser du bout des doigts. III Chaque mardi, Helene avait a diner M. Rambaud et l'abbe Jouve. C'etaient eux qui, dans les premiers temps de son veuvage, avaient force sa porte et mis leurs couverts, avec un sans-gene amical, pour la tirer au moins une fois par semaine de la solitude ou elle vivait. Puis, ces diners du mardi etaient devenus une veritable institution. Les convives s'y retrouvaient, comme a un devoir, juste a sept heures sonnant, avec la meme joie tranquille. Ce mardi-la, Helene, assise pres d'une fenetre, travaillait a un ouvrage de couture, profitant des dernieres lueurs du crepuscule, en attendant ses invites. Elle vivait la ses journees, dans une paix tres-douce. Sur ces hauteurs, les bruits se mouraient. Elle aimait cette vaste chambre, si calme, avec son luxe bourgeois, son palissandre et son velours bleu. Lorsque ses amis l'avaient installee, sans qu'elle s'occupat de rien, elle avait un peu souffert, les premieres semaines, de ce gros luxe ou M. Rambaud venait d'epuiser son ideal d'art et de confort, a la vive admiration de l'abbe, qui s'etait recuse; mais elle finissait par etre tres heureuse dans ce milieu, en le sentant solide et simple comme son coeur. Les rideaux lourds, les meubles sombres et cossus, ajoutaient a sa tranquillite. La seule recreation qu'elle prit pendant ses longues heures de travail, etait de donner un regard au vaste horizon, au grand Paris qui deroulait devant elle la mer houleuse de ses toitures. Son coin de solitude ouvrait sur cette immensite. --Maman, je ne vois plus clair, dit Jeanne, assise pres d'elle sur une chaise basse. Et elle laissa tomber son ouvrage, regardant Paris que de grandes ombres noyaient. D'ordinaire, elle etait peu bruyante. Il fallait que sa mere se fachat pour la decider a sortir; sur l'ordre formel du docteur Bodin, elle l'emmenait pendant deux heures chaque jour au bois de Boulogne; et c'etait la leur unique promenade, elles n'etaient pas descendues trois fois dans Paris en dix-huit mois. Nulle part l'enfant ne semblait plus gaie que dans la grande chambre bleue. Helene avait du renoncer a lui faire apprendre la musique. Un orgue jouant dans le silence du quartier la laissait tremblante, les yeux humides. Elle aidait sa mere a coudre des layettes pour les pauvres de l'abbe Jouve. La nuit etait completement venue, lorsque Rosalie entra avec une lampe. Elle paraissait toute retournee, dans son coup de feu de cuisiniere. Le diner du mardi etait le seul evenement de la semaine qui mettait en l'air la maison. --Ces messieurs ne viennent donc pas ce soir, madame? demanda-t-elle. Helene regarda la pendule. --Il est sept heures moins un quart, ils vont arriver. Rosalie etait un cadeau de l'abbe Jouve. Il l'avait prise a la gare d'Orleans, le jour ou elle debarquait, de facon qu'elle ne connaissait pas un pave de Paris. C'etait un ancien condisciple de seminaire, le cure d'un village beauceron, qui la lui avait envoyee. Elle etait courte, grasse, la figure ronde sous son etroit bonnet, les cheveux noirs et durs, avec un nez ecrase et une bouche rouge. Et elle triomphait dans les petits plats, car elle avait grandi au presbytere, avec sa marraine, la servante du cure. --Ah! voila monsieur Rambaud! dit-elle en allant ouvrir, avant qu'on eut sonne. M. Rambaud, grand, carre, montra sa large figure de notaire de province. Ses quarante-cinq ans etaient deja tout gris. Mais ses gros yeux bleus gardaient l'air etonne, naif et doux d'un enfant. --Et voila monsieur l'abbe, tout notre monde y est! reprit Rosalie, en ouvrant de nouveau la porte. Pendant que M. Rambaud, apres avoir serre la main d'Helene, s'asseyait sans parler, souriant en homme qui est chez lui, Jeanne s'etait jetee au cou de l'abbe. --Bonjour, bon ami! dit-elle. J'ai ete bien malade. --Bien malade, ma cherie! Les deux hommes s'inquieterent, l'abbe surtout, un petit homme sec, avec une grosse tete, sans grace, habille a la diable, et dont les yeux a demi fermes s'agrandirent et s'emplirent d'une belle lumiere de tendresse. Jeanne, lui laissant une de ses mains, avait donne l'autre a M. Rambaud. Tous deux la tenaient et la couvaient de leurs regards anxieux. Il fallut qu'Helene racontat la crise. L'abbe faillit se facher, parce qu'elle ne l'avait pas prevenu. Et ils la questionnaient: au moins c'etait bien fini, l'enfant n'avait plus rien eu? La mere souriait. --Vous l'aimez plus que moi, vous finiriez par m'effrayer, dit-elle. Non, elle n'a plus rien ressenti, quelques douleurs dans les membres seulement, avec des pesanteurs de tete.... Mais nous allons combattre tout ca energiquement. --Madame est servie, vint annoncer la bonne. La salle a manger etait meublee en acajou, une table, un buffet et huit chaises. Rosalie alla tirer les rideaux de reps rouge. Une suspension tres simple, une lampe de porcelaine blanche dans un cercle de cuivre, eclairait le couvert, les assiettes symetriques et le potage qui fumait. Chaque mardi, le diner ramenait les memes conversations. Mais, ce jour-la, on causa naturellement du docteur Deberle. L'abbe Jouve en fit un grand eloge, bien que le docteur ne fut guere devot. Il le citait comme un homme d'un caractere droit, d'un coeur charitable, tres-bon pere et tres-bon mari, donnant enfin les meilleurs exemples. Quant a madame Deberle, elle etait excellente, malgre les allures un peu vives, qu'elle devait a sa singuliere education parisienne. En un mot, un menage charmant. Helene parut heureuse; elle avait juge le menage ainsi, et ce que lui disait l'abbe l'engageait a continuer des relations, qui l'effrayaient un peu d'abord. --Vous vous enfermez trop, declara le pretre. --Sans doute, appuya M. Rambaud. Helene les regardait avec son calme sourire, comme pour leur dire qu'ils lui suffisaient et qu'elle redoutait toute amitie nouvelle. Mais dix heures sonnerent, l'abbe et son frere prirent leurs chapeaux. Jeanne venait de s'endormir sur un fauteuil, dans la chambre. Ils se pencherent un instant, hocherent la tete d'un air satisfait en voyant la paix de son sommeil. Puis, ils partirent sur la pointe des pieds; et, dans l'antichambre, baissant la voix: --A mardi. --J'oubliais, murmura l'abbe qui remonta deux marches. La mere Fetu est malade. Vous devriez aller la voir. --J'irai demain, repondit Helene. L'abbe l'envoyait volontiers chez ses pauvres. Ils avaient ensemble toutes sortes de conversations a voix basse, des affaires a eux, sur lesquelles ils s'entendaient a demi-mot, et dont ils ne parlaient jamais devant le monde. Le lendemain, Helene sortit seule; elle evitait d'emmener Jeanne, depuis que l'enfant etait restee deux jours frissonnante, au retour d'une visite de charite chez un vieillard paralytique. Dehors, elle suivit la rue Vineuse, prit la rue Raynouard et s'engagea dans le passage des Eaux, un etrange escalier etrangle entre les murs des jardins voisins, une ruelle escarpee qui descend sur le quai, des hauteurs de Passy. Au bas de cette pente, dans une maison delabree, la mere Fetu habitait une mansarde, eclairee par une lucarne ronde, et qu'un miserable lit, une table boiteuse et une chaise depaillee emplissaient. --Ah! ma bonne dame, ma bonne dame...., se mit-elle a geindre, lorsqu'elle vit entrer Helene. La mere Fetu etait couchee. Toute ronde malgre sa misere, comme enflee et la face bouffie, elle ramenait de ses mains gourdes le lambeau de drap qui la couvrait. Elle avait de petits yeux fins, une voix pleurarde, une humilite bruyante qu'elle traduisait par un flot de paroles. --Ah! ma bonne dame, je vous remercie!... Oh! la, la, que je souffre! C'est comme si des chiens me mangeaient le cote.... Oh! bien sur, j'ai une bete dans le ventre. Tenez, c'est la, vous voyez. La peau n'est pas entamee, le mal est dedans.... Oh! la, la, ca ne cesse pas depuis deux jours. S'il est possible, bon Dieu! de tant souffrir.... Ah! ma bonne dame, merci! Vous n'oubliez pas le pauvre monde. Ca vous sera compte, oui, ca vous sera compte.... Helene s'etait assise. Puis, apercevant un pot de tisane fumant sur la table, elle emplit une tasse qui etait a cote, et la tendit a la malade. Pres du pot, il y avait un paquet de sucre, deux oranges, d'autres douceurs. --On est venu vous voir? demanda-t-elle. --Oui, oui, une petite dame. Mais ca ne sait pas.... Ce n'est pas de tout ca qu'il me faudrait. Ah! si j'avais un peu de viande! La voisine mettrait le pot au feu.... La, la, ca me pince plus fort. Vrai, on dirait un chien.... Ah! si j'avais un peu de bouillon.... Et, malgre les souffrances qui la tordaient, elle suivait de ses yeux fins Helene, occupee a fouiller dans sa poche. Quand elle lui vit poser sur la table une piece de dix francs, elle se lamenta davantage, avec des efforts pour s'asseoir. Tout en se debattant, elle allongea le bras, la piece disparut, pendant qu'elle repetait: --Mon Dieu! c'est encore une crise. Non, je ne puis plus durer comme ca.... Dieu vous le rendra, ma bonne dame. Je lui dirai qu'il vous le rende.... Tenez, ce sont des elancements qui me traversent tout le corps.... Monsieur l'abbe m'avait bien promis que vous viendriez. Il n'y a que vous pour savoir faire. Je vais acheter un peu de viande.... Voila que ca me descend dans les cuisses. Aidez-moi, je ne peux plus, je ne peux plus.... Elle voulait se retourner. Helene retira ses gants, la saisit le plus doucement possible et la recoucha. Comme elle etait encore penchee, la porte s'ouvrit, et elle fut si surprise de voir entrer la docteur Deberle, qu'une rougeur monta a ses joues. Lui aussi avait donc des visites dont il ne parlait pas? --C'est monsieur le medecin, begayait la vieille. Vous etes tous bien bons, que le ciel vous benisse tous! Le docteur avait salue discretement Helene. La mere Fetu, depuis qu'il etait entre, ne geignait plus si fort. Elle gardait seulement une petite plainte sifflante et continue d'enfant qui souffre. Elle avait bien vu que la bonne dame et le docteur se connaissaient, et elle ne les quittait plus du regard, allant de l'un a l'autre, avec un sourd travail dans les mille rides de son visage. Le docteur lui posa quelques questions, percuta le cote droit. Puis, se tournant vers Helene qui venait de se rasseoir, il murmura: --Ce sont des coliques hepatiques. Elle sera sur pied dans quelques jours. Et, dechirant une page de son carnet sur laquelle il avait ecrit quelques lignes, il dit a la mere Fetu: --Tenez, vous ferez porter cela chez le pharmacien de la rue de Passy, et vous prendrez toutes les deux heures une cuilleree de la potion qu'on vous donnera. Alors, de nouveau, elle eclata en benedictions. Helene restait assise. Le docteur parut s'attarder, la regardant, lorsque leurs yeux se rencontraient. Puis, il salua et se retira le premier, par discretion. Il n'avait pas descendu un etage, que la mere Fetu reprenait ses gemissements. --Ah! quel brave medecin!... Pourvu que son remede me fasse quelque chose! J'aurais du ecraser de la chandelle avec des pissenlits, ca ote l'eau qui est dans le corps.... Ah! vous pouvez dire que vous connaissez la un brave medecin! Vous le connaissez peut-etre bien depuis longtemps?... Mon Dieu! que j'ai soif! J'ai le feu dans le sang.... Il est marie, n'est-ce pas? Il merite bien d'avoir une bonne femme et de beaux enfants.... Enfin, ca fait plaisir de voir que les braves gens se connaissent. Helene s'etait levee pour lui donner a boire. --Eh bien! au revoir, mere Fetu, dit-elle. A demain. --C'est cela.... Que vous etes bonne!... Si j'avais seulement un peu de linge! Voyez ma chemise, elle est en deux. Je suis couchee sur un fumier.... Ca ne fait rien, le bon Dieu vous rendra tout ca. Le lendemain, lorsque Helene arriva, le docteur Deberle etait chez la mere Fetu. Assis sur la chaise, il redigeait une ordonnance, pendant que la vieille femme parlait avec sa volubilite larmoyante. --Maintenant, monsieur, c'est comme un plomb.... Pour sur, j'ai du plomb dans le cote. Ca pese cent livres, je ne peux pas me retourner. Mais quand elle apercut Helene, elle ne s'arreta plus. --Ah! c'est la bonne dame.... Je le disais bien a ce cher monsieur: Elle viendra, le ciel tomberait qu'elle viendrait tout de meme.... Une vraie sainte, un ange du paradis, et belle, si belle qu'on se mettrait a genoux dans les rues pour la voir passer.... Ma bonne dame, ca ne va pas mieux. A cette heure, j'ai un plomb la.... Oui, je lui ai raconte tout ce que vous faisiez pour moi. L'empereur ne ferait pas davantage.... Ah! il faudrait etre bien mechant pour ne pas vous aimer, bien mechant.... Pendant qu'elle lachait ces phrases en roulant la tete sur le traversin, ses petits yeux a demi clos, le docteur souriait a Helene, qui restait tres-genee. --Mere Fetu, murmura-t-elle, je vous apportais un peu de linge.... --Merci, merci, Dieu vous le rendra.... C'est comme ce cher monsieur, il fait plus de bien au pauvre monde que tous les gens dont c'est le metier. Vous ne savez pas qu'il m'a soignee pendant quatre mois; et des medicaments, et du bouillon, et du vin. On n'en trouve pas beaucoup des riches comme ca, si honnetes avec un chacun. Encore un ange du bon Dieu.... Oh! la, la, c'est une vraie maison que j'ai dans le ventre.... A son tour, le docteur parut embarrasse. Il se leva, voulut donner sa chaise a Helene. Mais celle-ci, bien qu'elle fut venue avec le projet de passer la un quart d'heure, refusa en disant: --Merci, monsieur, je suis tres-pressee. Cependant, la mere Fetu, tout en continuant a rouler la tete, venait d'allonger le bras, et le paquet de linge avait disparu au fond du lit. Puis, elle continua: --Ah! on peut bien dire que vous faites la paire.... Je dis ca, sans vouloir vous offenser, parce que c'est vrai.... Qui a vu l'un a vu l'autre. Les braves gens se comprennent.... Mon Dieu! donnez-moi la main, que je me retourne!... Oui, oui, ils se comprennent.... --Au revoir, mere Fetu, dit Helene, qui laissa la place au docteur. Je ne crois pas que je passerai demain. Pourtant, elle monta encore le jour suivant. La vieille femme sommeillait. Des qu'elle s'eveilla et qu'elle la reconnut, tout en noir, sur la chaise, elle cria: --Il est venu.... Vrai, je ne sais pas ce qu'il m'a fait prendre, je suis raide comme un baton.... Ah! nous avons cause de vous. Il m'a demande toutes sortes de choses, et si vous etiez triste d'ordinaire, et si vous aviez toujours la meme figure.... C'est un homme si bon! Elle avait ralenti la voix, elle semblait attendre sur le visage d'Helene l'effet de ses paroles, de cet air calin et anxieux des pauvres qui veulent faire plaisir au monde. Sans doute, elle pensa voir, au front de la bonne dame, un pli de mecontentement, car sa grosse figure bouffie, tendue et allumee, s'eteignit tout d'un coup. Elle reprit en begayant: --Je dors toujours. Je suis peut-etre bien empoisonnee.... Il y a une femme, rue de l'Annonciation, qu'un pharmacien a tuee en lui donnant une drogue pour une autre. Helene, ce jour-la, s'attarda pres d'une demi-heure chez la mere Fetu, l'ecoutant parler de la Normandie, ou elle etait nee, et ou l'on buvait de si bon lait. Apres un silence: --Est-ce que vous connaissez le docteur depuis longtemps? demanda-t-elle negligemment. La vieille femme, allongee sur le dos, leva a demi les paupieres et les referma. --Ah! oui, par exemple! repondit-elle a voix presque basse. Son pere m'a soignee avant 48, et il l'accompagnait. --On m'a dit que le pere etait un saint homme. --Oui, oui.... Un peu braque.... Le fils, voyez-vous, vaut encore mieux. Quand il vous touche, on croirait des mains de velours. Il y eut un nouveau silence. --Je vous conseille de faire tout ce qu'il vous dira, reprit Helene. Il est tres-savant, il a sauve ma fille. --Bien sur! s'ecria la mere Fetu, qui s'animait. On peut avoir confiance, il a ressuscite un petit garcon qu'on allait emporter.... Oh! vous ne m'empecherez pas de le dire, il n'y en a pas deux comme lui. J'ai la main chanceuse, je tombe sur la creme des honnetes gens.... Aussi, je remercie le bon Dieu tous les soirs. Je ne vous oublie ni l'un ni l'autre, allez! Vous etes ensemble dans mes prieres.... Que le bon Dieu vous protege et vous accorde tout ce que vous pouvez souhaiter! Qu'il vous comble de ses tresors! Qu'il vous garde une place dans son paradis! Elle s'etait soulevee, et, les mains jointes, elle semblait implorer le ciel avec une ferveur extraordinaire. Helene la laissa longtemps aller ainsi, et meme elle souriait. L'humilite bavarde de la vieille femme finissait par la bercer et l'assoupir d'une facon tres-douce. Lorsqu'elle partit, elle lui promit un bonnet et une robe, pour le jour ou elle se leverait. Toute la semaine, Helene s'occupa de la mere Fetu. La visite qu'elle lui faisait chaque apres-midi, entrait dans ses habitudes. Elle s'etait surtout prise d'une singuliere amitie pour le passage des Eaux. Cette ruelle escarpee lui plaisait par sa fraicheur et son silence, par son pave toujours propre, que lavait, les jours de pluie, un torrent coulant des hauteurs. Quand elle arrivait, elle avait, d'en haut, une etrange sensation, en regardant s'enfoncer la pente raide du passage, le plus souvent desert, connu a peine de quelques habitants des rues voisines. Puis, elle se hasardait, elle entrait par une voute, sous la maison qui borde la rue Raynouard; et elle descendait a petits pas les sept etages de larges marches, le long desquelles passe le lit d'un ruisseau cailloute, occupant la moitie de l'etroit couloir. Les murs des jardins, a droite et a gauche, se renflaient, manges d'une lepre grise; des arbres allongeaient leurs branches, des feuillages pleuvaient, un lierre jetait la draperie de son epais manteau; et toutes ces verdures, qui ne laissaient voir que des coins bleus de ciel, faisaient un jour verdatre tres-doux et tres-discret. Au milieu de la descente, elle s'arretait pour souffler, s'interessant au reverbere qui pendait la, ecoutant des rires, dans les jardins, derriere des portes qu'elle n'avait jamais vues ouvertes. Parfois, une vieille montait, en s'aidant de la rampe de fer, noire et luisante, scellee a la muraille de droite; une dame s'appuyait sur son ombrelle comme sur une canne; une bande de gamins degringolaient en tapant leurs souliers. Mais presque toujours elle restait seule, et c'etait un grand charme que cet escalier recueilli et ombrage, pareil a un chemin creux dans les forets. En bas, elle levait les yeux. La vue de cette pente si raide ou elle venait de se risquer, lui donnait une legere peur. Chez la mere Fetu, elle entrait avec la fraicheur et la paix du passage des Eaux dans ses vetements. Ce trou de misere et de douleur ne la blessait plus. Elle y agissait comme chez elle, ouvrant la lucarne ronde, pour renouveler l'air, deplacant la table, lorsqu'elle la genait. La nudite de ce grenier, les murs blanchis a la chaux, les meubles eclopes, la ramenaient a une simplicite d'existence qu'elle avait parfois revee, etant jeune fille. Mais ce qui la charmait surtout, c'etait l'emotion attendrie dans laquelle elle vivait la: son role de garde-malade, les continuelles lamentations de la vieille femme, tout ce qu'elle voyait et sentait autour d'elle la laissait frissonnante d'une pitie immense. Elle avait fini par attendre avec une visible impatience la visite du docteur Deberle. Elle le questionnait sur l'etat de la mere Fetu; puis, ils causaient un instant d'autre chose, debout l'un pres de l'autre, se regardant bien en face. Une intimite s'etablissait entre eux. Ils s'etonnaient en decouvrant qu'ils avaient des gouts semblables. Ils se comprenaient souvent sans ouvrir les levres, le coeur tout d'un coup noye de la meme charite debordante. Et rien n'etait plus doux, pour Helene, que cette sympathie, qui se nouait en dehors des cas ordinaires, et a laquelle elle cedait sans resistance, tout amollie de pitie. Elle avait eu peur du docteur d'abord; dans son salon, elle aurait garde la froideur mefiante de sa nature. Mais la, ils se trouvaient loin du monde, partageant l'unique chaise, presque heureux de ces pauvres et laides choses qui les rapprochaient, en les attendrissant. Au bout de la semaine, ils se connaissaient comme s'ils avaient vecu des annees cote a cote. Le taudis de la mere Fetu s'emplissait de lumiere, dans cette communion de leur bonte. Cependant, la vieille femme se remettait bien lentement. Le docteur etait surpris et l'accusait de se dorloter, lorsqu'elle lui racontait que maintenant elle avait un plomb dans les jambes. Elle geignait toujours, elle restait sur le dos, a rouler la tete; et elle fermait les yeux, comme pour les laisser libres. Meme, un jour, elle parut s'endormir; mais, sous ses paupieres, un coin de ses petits yeux noirs les guettait. Enfin, elle dut se lever. Le lendemain, Helene lui apporta la robe et le bonnet qu'elle lui avait promis. Quand le docteur fut la, la vieille s'ecria tout d'un coup: --Mon Dieu! et la voisine qui m'a dit de voir a son pot-au-feu! Elle sortit, elle tira la porte derriere elle, les laissant tous deux seuls. Ils continuerent d'abord leur conversation, sans s'apercevoir qu'ils etaient enfermes. Le docteur pressait Helene de descendre parfois passer l'apres-midi dans son jardin, rue Vineuse. --Ma femme, dit-il, doit vous rendre votre visite, et elle vous renouvellera mon invitation.... Cela ferait beaucoup de bien a votre fille. --Mais je ne refuse pas, je ne demande pas qu'on vienne me chercher en grande ceremonie, dit-elle en riant. Seulement, j'ai peur d'etre indiscrete.... Enfin, nous verrons. Ils causerent encore. Puis, le docteur s'etonna. --Ou diable est-elle allee? Il y a un quart d'heure qu'elle est sortie pour ce pot-au-feu. Helene vit alors que la porte etait fermee. Cela ne la blessa pas tout de suite. Elle parlait de madame Deberle, dont elle faisait un vif eloge a son mari. Mais, comme le docteur tournait continuellement la tete du cote de la porte, elle finit par se sentir genee. --C'est bien singulier qu'elle ne revienne pas, murmura-t-elle a son tour. Leur conversation tomba. Helene, ne sachant que faire, ouvrit la Lucarne; et quand elle se retourna, ils eviterent de se regarder. Des rires d'enfant entraient par la lucarne, qui taillait une lune bleue, tres-haut, dans le ciel. Ils etaient bien seuls, caches a tous les regards, n'ayant que cette trouee ronde qui les voyait. Les enfants se turent, au loin; un silence frissonnant regna. Personne ne serait venu les chercher dans ce grenier perdu. Leur embarras grandissait. Helene alors, mecontente d'elle, regarda fixement le docteur. --Je suis accable de visites, dit-il aussitot. Puisqu'elle ne reparait pas, je me sauve. Et il s'en alla. Helene s'etait assise. La mere Fetu rentra immediatement, avec un flot de paroles. --Ah! je ne puis pas me trainer, j'ai eu une faiblesse.... Il est donc parti, le cher monsieur? Bien sur, il n'y a pas de commodites ici. Vous etes tous les deux des anges du ciel, de passer votre temps avec une malheureuse comme moi. Mais le bon Dieu vous rendra tout ca.... C'est descendu dans les pieds, aujourd'hui. J'ai du m'asseoir sur une marche. Et je ne savais plus, parce que vous ne faisiez pas de bruit.... Enfin, je voudrais des chaises. Si j'avais seulement un fauteuil! Mon matelas est bien mauvais. J'ai honte quand vous venez.... Toute la maison est a vous, et je me jetterais dans le feu, s'il le fallait. Le bon Dieu le sait, je le lui dis assez souvent.... O mon Dieu! faites que le bon monsieur et la bonne dame soient satisfaits dans tous leurs desirs. Au nom du Pere, du Fils, du Saint- Esprit, ainsi soit-il! Helene l'ecoutait, et elle eprouvait une singuliere gene. Le visage bouffi de la mere Fetu l'inquietait. Jamais non plus elle n'avait ressenti un pareil malaise dans l'etroite piece. Elle en voyait la pauvrete sordide, elle souffrait du manque d'air, de toutes les decheances de la misere enfermees la. Elle se hata de s'eloigner, blessee par les benedictions dont la mere Fetu la poursuivait. Une autre tristesse l'attendait dans le passage des Eaux. Au milieu de ce passage, a droite en descendant, se trouve dans le mur une sorte d'excavation, quelque puits abandonne, ferme par une grille. Depuis deux jours, en passant, elle entendait, au fond de ce trou, les miaulements d'un chat. Comme elle montait, les miaulements recommencerent, mais si lamentables, qu'ils exhalaient une agonie. La pensee que la pauvre bete, jetee dans l'ancien puits, y mourait longuement de faim, brisa tout d'un coup le coeur d'Helene. Elle pressa le pas, avec la pensee qu'elle n'oserait de longtemps se risquer le long de l'escalier, de peur d'y entendre ce miaulement de mort. Justement, on etait au mardi. Le soir, a sept heures, comme Helene achevait une petite brassiere, les deux coups de sonnette habituels retentirent, et Rosalie ouvrit la porte, en disant: --C'est monsieur l'abbe qui arrive le premier, aujourd'hui.... Ah! voici monsieur Rambaud. Le diner fut tres-gai, Jeanne allait mieux encore, et les deux freres, qui la gataient, obtinrent qu'elle mangerait un peu de salade, qu'elle adorait, malgre la defense formelle du docteur Bodin. Puis, lorsqu'on passa dans la chambre, l'enfant encouragee se pendit au cou de sa mere en murmurant: --Je t'en prie, petite mere, mene-moi demain avec toi chez la vieille femme. Mais le pretre et M. Rambaud furent les premiers a la gronder. On ne pouvait pas la mener chez les malheureux, puisqu'elle ne savait pas s'y conduire. La derniere fois, elle avait eu deux evanouissements, et durant trois jours, meme pendant son sommeil, ses yeux gonfles ruisselaient. --Non, non, repeta-t-elle, je ne pleurerai pas, je le promets. Alors, sa mere l'embrassa, en disant: --C'est inutile, ma cherie, la vieille femme se porte bien.... Je ne sortirai plus, je resterai toute la journee avec toi. IV La semaine suivante, lorsque madame Deberle rendit a madame Grandjean sa visite, elle se montra d'une amabilite pleine de caresses. Et, sur le seuil, comme elle se retirait: --Vous savez ce que vous m'avez promis.... Le premier jour de beau temps, vous descendez au jardin et vous amenez Jeanne. C'est une ordonnance du docteur. Helene souriait. --Oui, oui, la chose est entendue. Comptez sur nous. Trois jours plus tard, par une claire apres-midi de fevrier, elle descendit en effet avec sa fille. La concierge leur ouvrit la porte de communication. Au fond du jardin, dans une sorte de serre transformee en pavillon japonais, elles trouverent madame Deberle, ayant aupres d'elle sa soeur Pauline, toutes deux les mains abandonnees, avec des ouvrages de broderie sur une petite table, qu'elles avaient poses la et oublies. --Ah! que c'est donc aimable a vous! dit Juliette. Tenez, mettez-vous ici.... Pauline, pousse cette table.... Vous voyez, il fait encore un peu frais, lorsqu'on reste assis, et de ce pavillon nous surveillerons tres-bien les enfants.... Allons, jouez, mes enfants. Surtout, prenez garde de tomber. La large baie du pavillon etait ouverte, et de chaque cote on avait tire dans leurs chassis des glaces mobiles; de sorte que le jardin se developpait de plain-pied, comme au seuil d'une tente. C'etait un jardin bourgeois, avec une pelouse centrale, flanquee de deux corbeilles. Une simple grille le fermait sur la rue Vineuse; seulement, un tel rideau de verdure avait grandi la, que de la rue aucun regard ne pouvait penetrer; des lierres, des clematites, des chevrefeuilles se collaient et s'enroulaient a la grille, et, derriere ce premier mur de feuillage, s'en haussait un second, fait de lilas et de faux ebeniers. Meme l'hiver, les feuilles persistantes des lierres et l'entrelacement des branches suffisaient a barrer la vue. Mais le grand charme etait, au fond, quelques arbres de haute futaie, des ormes superbes qui masquaient la muraille noire d'une maison a cinq etages. Ils mettaient, dans cet etranglement des constructions voisines, l'illusion d'un coin de parc et semblaient agrandir demesurement ce jardinet parisien, que l'on balayait comme un salon. Entre deux ormes pendait une balancoire, dont l'humidite avait verdi la planchette. Helene regardait, se penchait pour mieux voir. --Oh! c'est un trou, dit negligemment madame Deberle. Mais, a Paris, les arbres sont si rares.... On est bien heureux d'en avoir une demi- douzaine a soi. --Non, non, vous etes tres-bien, murmurait Helene. C'est charmant. Ce jour-la, dans le ciel pale, le soleil mettait une poussiere de lumiere blonde. C'etait, entre les branches sans feuilles, une pluie lente de rayons. Les arbres rougissaient, on voyait les fins bourgeons violatres attendrir le ton gris de l'ecorce. Et sur la pelouse, le long des allees, les herbes et les graviers avaient des pointes de clarte, qu'une brume legere, au ras du sol, noyait et fondait. Il n'y avait pas une fleur, la gaiete seule du soleil sur la terre nue annoncait le printemps. --Maintenant, c'est encore un peu triste, reprit madame Deberle. Vous verrez en juin, on est dans un vrai nid. Les arbres empechent les gens d'a cote d'espionner, et nous sommes alors completement chez nous.... Mais elle s'interrompit pour crier: --Lucien, veux-tu bien ne pas toucher a la fontaine! Le petit garcon, qui faisait les honneurs du jardin a Jeanne, venait de la conduire devant une fontaine, sous le perron, et la il avait tourne le robinet, presentant le bout de ses bottines pour les mouiller. C'etait un jeu qu'il adorait. Jeanne, tres-grave, le regardait se tremper les pieds. --Attends, dit Pauline qui se leva, je vais le faire tenir tranquille. Juliette la retint. --Non, non, tu es plus ecervelee que lui. L'autre jour, on aurait cru que vous aviez pris un bain tous tes deux.... C'est singulier qu'une grande fille ne puisse pas rester deux minutes assise.... Et, se tournant: --Entends-tu, Lucien, ferme le robinet tout de suite! L'enfant, effraye, voulut obeir. Mais il tourna la clef davantage, l'eau coula avec une raideur et un bruit qui acheverent de lui faire perdre la tete. Il recula, eclabousse jusqu'aux epaules. --Ferme le robinet tout de suite! repetait sa mere, dont un flot de sang empourprait les joues. Alors, Jeanne, muette jusque-la, s'approcha de la fontaine avec toutes sortes de precautions, pendant que Lucien eclatait en sanglots, en face de cette eau enragee dont il avait peur et qu'il ne savait plus comment arreter. Elle mit sa jupe entre ses jambes, allongea ses poignets nus pour ne pas mouiller ses manches, et ferma le robinet, sans recevoir une seule eclaboussure. Brusquement, le deluge cessa. Lucien, etonne, frappe de respect, rentra ses larmes et leva ses gros yeux sur la demoiselle. --Vraiment, cet enfant me met hors de moi, reprit madame Deberle, qui redevenait toute blanche et s'allongeait comme brisee de fatigue. Helene crut devoir intervenir. --Jeanne, dit-elle, prends-lui la main, jouez a vous promener. Jeanne prit la main de Lucien, et, gravement, ils s'en allerent par les allees, a petits pas. Elle etait beaucoup plus grande que lui, il avait le bras en l'air; mais ce jeu majestueux, qui consistait a tourner en ceremonie autour de la pelouse, semblait les absorber l'un et l'autre et donner une grande importance a leurs personnes. Jeanne, comme une vraie dame, avait les regards flottants et perdus. Lucien ne pouvait s'empecher, par moments, de risquer un coup d'oeil sur sa compagne. Ils ne se disaient pas un mot. --Ils sont droles, murmura madame Deberle, souriante et calmee. Il faut dire que votre Jeanne est une bien charmante enfant.... Elle est d'une obeissance, d'une sagesse.... --Oui, quand elle est chez les autres, repondit Helene. Elle a des heures terribles. Mais comme elle m'adore, elle tache d'etre sage pour ne pas me faire de la peine. Ces dames causerent des enfants. Les filles etaient plus precoces que les garcons. Pourtant, il ne fallait pas se fier a l'air beta de Lucien. Avant un an, lorsqu'il se serait un peu debrouille, ce serait un gaillard. Et, sans transition apparente, on en vint a parler d'une femme qui habitait un petit pavillon en face, et chez laquelle il se passait vraiment des choses.... Madame Deberle s'arreta pour dire a sa soeur: --Pauline, va donc une minute dans le jardin. La jeune fille sortit tranquillement et resta sous les arbres. Elle etait habituee a ce qu'on la mit dehors, chaque fois que dans la conversation se presentait quelque chose de trop gros dont on ne pouvait parler devant elle. --Hier, j'etais a la fenetre, reprit Juliette, et j'ai parfaitement vu cette femme.... Elle ne tire pas meme les rideaux.... C'est d'une indecence! Des enfants pourraient voir ca. Elle parlait tout bas, l'air scandalise, avec un mince sourire dans le coin des levres pourtant. Puis, haussant la voix, elle cria: --Pauline, tu peux revenir. Sous les arbres, Pauline regardait en l'air, d'un air indifferent, en attendant que sa soeur eut fini. Elle entra dans le pavillon et reprit sa chaise, pendant que Juliette continuait, en s'adressant a Helene: --Vous n'avez jamais rien apercu, vous, madame? --Non, repondit celle-ci, mes fenetres ne donnent pas sur le pavillon. Bien qu'il y eut une lacune pour la jeune fille dans la conversation, elle ecoutait, avec son blanc visage de vierge, comme si elle avait compris. --Ah bien! dit-elle en regardant encore en l'air par la porte, il y a joliment des nids dans les arbres! Cependant, madame Deberle avait repris sa broderie comme maintien. Elle faisait deux points toutes les minutes. Helene, qui ne pouvait rester inoccupee, demanda la permission d'apporter de l'ouvrage, une autre fois. Et, prise d'un leger ennui, elle se tourna, elle examina le pavillon japonais. Les murs et le plafond etaient tendus d'etoffes brochees d'or, avec des vols de grues qui s'envolaient, des papillons et des fleurs eclatantes, des paysages ou des barques bleues nageaient sur des fleuves jaunes. Il y avait des sieges et des jardinieres de bois de fer, sur le sol des nattes fines, et, encombrant des meubles de laque, tout un monde de bibelots, petits bronzes, petites potiches, jouets etranges barioles de couleurs vives. Au fond, un grand magot en porcelaine de Saxe, les jambes pliees, le ventre nu et debordant, eclatait d'une gaiete enorme en branlant furieusement la tete, a la moindre poussee. --Hein? est-il assez laid! s'ecria Pauline qui avait suivi les regards d'Helene. Dis donc, soeur, tu sais que c'est de la camelote, tout ce que tu as achete? Le beau Malignon appelle ta japonerie "le bazar a treize sous".... A propos, je l'ai rencontre, le beau Malignon. Il etait avec une dame, oh! une dame, la petite Florence, des Varietes. --Ou donc, que je le taquine! demanda vivement Juliette. --Sur le boulevard.... Est-ce qu'il ne doit pas venir, aujourd'hui? Mais elle ne recut pas de reponse. Ces dames s'inquietaient des enfants, qui avaient disparu. Ou pouvaient-ils etre? Et comme elles les appelaient, deux voix aigues s'eleverent. --Nous sommes la! Ils etaient la, en effet, au milieu de la pelouse, assis dans l'herbe, a demi caches par un fusain. --Qu'est-ce que vous faites donc? --Nous sommes arrives a l'auberge! cria Lucien. Nous nous reposons dans notre chambre. Un instant, elles les regarderent, tres-egayees. Jeanne se pretait au jeu, complaisamment. Elle coupait de l'herbe autour d'elle, sans doute pour preparer le dejeuner. La malle des voyageurs etait figuree par un bout de planche, qu'ils avaient ramasse au fond d'un massif. Maintenant, ils causaient. Jeanne se passionnait, repetant avec conviction qu'ils etaient en Suisse et qu'ils allaient partir pour visiter les glaciers, ce qui semblait stupefier Lucien. --Tiens! le voila! dit tout d'un coup Pauline. Madame Deberle se tourna et apercut Malignon qui descendait le perron. Elle lui laissa a peine le temps de saluer et de s'asseoir. --Eh bien! vous etes gentil, vous! d'aller dire partout que je n'ai que de la camelote chez moi! --Ah! oui, repondit-il tranquillement, ce petit salon.... Certainement, c'est de la camelote. Vous n'avez pas un objet qui vaille la peine d'etre regarde. Elle etait tres-piquee. --Comment, le magot? --Mais non, mais non, tout cela est bourgeois.... Il faut du gout. Vous n'avez pas voulu me charger de l'arrangement.... Alors, elle l'interrompit, tres-rouge, vraiment en colere. --Votre gout, parlons-en! Il est joli, votre gout!... On vous a rencontre avec une dame.... --Quelle dame? demanda-t-il, surpris par la rudesse de l'attaque. --Un beau choix, je vous en fais mon compliment. Une fille que tout Paris.... Mais elle se tut, en apercevant Pauline. Elle l'avait oubliee. --Pauline, dit-elle, va donc une minute dans le jardin. --Ah! non, c'est fatigant a la fin! declara la jeune fille qui se revoltait. On me derange toujours. --Va dans le jardin, repeta Juliette avec plus de severite. La jeune fille s'en alla en rechignant. Puis, elle se tourna, pour Ajouter: --Depechez-vous au moins. Des qu'elle ne fut plus la, madame Deberle tomba de nouveau sur Malignon. Comment un garcon distingue comme lui pouvait-il se montrer en public avec cette Florence? Elle avait au moins quarante ans, elle etait laide a faire peur, tout l'orchestre la tutoyait aux premieres representations. --Avez-vous fini? cria Pauline, qui se promenait sous les arbres d'un air boudeur. Je m'ennuie, moi. Mais Malignon se defendait. Il ne connaissait pas cette Florence; jamais il ne lui avait adresse la parole. On avait pu le voir avec une dame, il accompagnait quelquefois la femme d'un de ses amis. D'ailleurs, quelle etait la personne qui l'avait vu? Il fallait des preuves, des temoins. --Pauline, demanda brusquement madame Deberle, en haussant la voix, n'est-ce pas que tu l'as rencontre avec Florence? --Oui, oui, repondit la jeune fille, sur le boulevard, en face de chez Bignon. Alors, madame Deberle, triomphante devant le sourire embarrasse de Malignon, cria: --Tu peux revenir, Pauline. C'est fini. Malignon avait une loge pour le lendemain, aux Folies-Dramatiques. Il l'offrit galamment, sans paraitre tenir rancune a madame Deberle; d'ailleurs, ils se querellaient toujours. Pauline voulut savoir si elle pouvait aller voir la piece qu'on jouait; et comme Malignon riait, en branlant la tete, elle dit que c'etait bien stupide, que les auteurs auraient du ecrire des pieces pour les jeunes filles. On ne lui permettait que la _Dame blanche_ et le theatre classique. Cependant, ces dames ne surveillaient plus les enfants. Tout d'un coup, Lucien poussa des cris terribles. --Que lui as-tu fait, Jeanne? demanda Helene. --Je ne lui ai rien fait, maman, repondit la petite fille. C'est lui qui s'est jete par terre. La verite etait que les enfants venaient de partir pour les fameux glaciers. Comme Jeanne pretendait qu'on arrivait sur les montagnes, ils levaient tous les deux les pieds tres-haut, afin d'enjamber les rochers. Mais Lucien, essouffle par cet exercice, avait fait un faux pas et s'etait etale au beau milieu d'une plate-bande. Une fois par terre, tres-vexe, pris d'une rage de marmot, il avait eclate en larmes. --Releve-le, cria de nouveau Helene. --Il ne veut pas, maman. Il se roule. Et Jeanne se reculait, comme blessee et irritee de voir le petit garcon si mal eleve. Il ne savait pas jouer, il allait certainement la salir. Elle avait une moue de duchesse qui se compromet. Alors, madame Deberle, que les cris de Lucien impatientaient, pria sa soeur de le ramasser et de le faire taire. Pauline ne demandait pas mieux. Elle courut, se jeta par terre a cote de l'enfant, se roula un instant avec lui. Mais il se debattait, il ne voulait pas qu'on le prit. Elle se releva pourtant, en le tenant sous les bras; et, pour le calmer: --Tais-toi, braillard! dit-elle. Nous allons nous balancer. Lucien se tut brusquement, Jeanne perdit son air grave, et une joie ardente illumina son visage. Tous trois coururent vers la balancoire. Mais ce fut Pauline qui s'assit sur la planchette. --Poussez-moi, dit-elle aux enfants. Ils la pousserent de toute la force de leurs petites mains. Seulement, Elle etait lourde, ils la remuaient a peine. --Poussez donc! repetait-elle. Oh! les grosses betes, ils ne savent pas. Dans le pavillon, madame Deberle venait d'avoir un leger frisson. Elle trouvait qu'il ne faisait pas chaud, malgre ce beau soleil. Et elle avait prie Malignon de lui passer un burnous de cachemire blanc, accroche a une espagnolette. Malignon s'etait leve pour lui poser le burnous sur les epaules. Tous deux causaient familierement de choses qui interessaient fort peu Helene. Aussi cette derniere, inquiete, craignant que Pauline, sans le vouloir, ne renversat les enfants, alla-t-elle dans le jardin, laissant Juliette et le jeune homme discuter une mode de chapeaux qui les passionnait. Des que Jeanne vit sa mere, elle s'approcha d'elle, d'un air calin, avec une supplication dans toute sa personne. --Oh! maman, murmura-t-elle; oh! maman.... --Non, non, repondit Helene, qui comprit tres-bien. Tu sais qu'on te l'a defendu. Jeanne adorait se balancer. Il lui semblait qu'elle devenait un oiseau, disait-elle. Ce vent qui lui soufflait au visage, cette brusque envolee, ce va-et-vient continu, rythme comme un coup d'aile, lui causait l'emotion delicieuse d'un depart pour les nuages. Elle croyait s'en aller la-haut. Seulement, cela finissait toujours mal. Une fois, on l'avait trouvee cramponnee aux cordes de la balancoire, evanouie, les yeux grands ouverts, pleins de l'effarement du vide. Une autre fois, elle etait tombee, raidie comme une hirondelle frappee d'un grain de plomb. --Oh! maman, continuait-elle, rien qu'un peu, un tout petit peu. Sa mere, pour avoir la paix, l'assit enfin sur la planchette. L'enfant rayonnait, avec une expression devote, un leger tremblement de jouissance qui agitait ses poignets nus. Et, comme Helene la balancait tres-doucement: --Plus fort, plus fort, murmurait-elle. Mais Helene ne l'ecoutait pas. Elle ne quittait point la corde. Et elle s'animait elle-meme, les joues roses, toute vibrante des poussees qu'elle imprimait a la planchette. Sa gravite habituelle se fondait dans une sorte de camaraderie avec sa fille. --C'est assez, declara-t-elle, en enlevant Jeanne entre ses bras. --Alors, balance-toi, je t'en prie, balance-toi, dit l'enfant, qui etait restee pendue a son cou. Elle avait la passion de voir sa mere s'envoler, comme elle le disait, prenant plus de joie encore a la regarder qu'a se balancer elle-meme. Mais celle-ci lui demanda en riant qui la pousserait; quand elle jouait, elle, c'etait serieux: elle montait par-dessus les arbres. Juste a ce moment; M. Rambaud parut, conduit par la concierge. Il avait rencontre madame Deberle chez Helene, et il avait cru pouvoir se presenter, en ne trouvant pas cette derniere a son appartement. Madame Deberle se montra tres-aimable, touchee par la bonhomie du digne homme. Puis, elle s'enfonca de nouveau dans un entretien tres-vif avec Malignon. --Bon ami va te pousser! bon ami va te pousser! criait Jeanne en sautant autour de sa mere. --Veux-tu te taire! nous ne sommes pas chez nous, dit Helene, qui affecta un air de severite. --Mon Dieu! murmura M. Rambaud, si cela vous amuse, je suis a votre disposition. Quand on est a la campagne.... Helene se laissait tenter. Lorsqu'elle etait jeune fille, elle se balancait pendant des heures, et le souvenir de ces lointaines parties l'emplissait d'un sourd desir. Pauline, qui s'etait assise avec Lucien au bord de la pelouse, intervint de son air libre de grande fille emancipee. --Oui, oui, monsieur va vous pousser.... Apres il me poussera. N'est-ce pas, monsieur, vous me pousserez? Cela decida Helene. La jeunesse qui etait en elle, sous la correction froide de sa grande beaute, eclatait avec une ingenuite charmante. Elle se montrait simple et gaie comme une pensionnaire. Surtout, elle n'avait point de pruderie. En riant, elle dit qu'elle ne voulait pas montrer ses jambes, et elle demanda une ficelle, avec laquelle elle noua ses jupes au-dessus de ses chevilles. Puis, montee debout sur la planchette, les bras elargis et se tenant aux cordes, elle cria joyeusement: --Allez, monsieur Rambaud.... Doucement d'abord! M. Rambaud avait accroche son chapeau a une branche. Sa large et bonne figure s'eclairait d'un sourire paternel. Il s'assura de la solidite des cordes, regarda les arbres, se decida a donner une legere poussee. Helene venait, pour la premiere fois de quitter le deuil. Elle portait une robe grise, garnie de noeuds mauves. Et, toute droite, elle partait lentement, rasant la terre, comme bercee. --Allez! allez! dit-elle. Alors, M. Rambaud, les bras en avant, saisissant la planchette au passage, lui imprima un mouvement plus vif. Helene montait; a chaque vol, elle gagnait de l'espace. Mais le rythme gardait une gravite. On la voyait, correcte encore, un peu serieuse, avec des yeux tres-clairs dans son beau visage muet; ses narines seules se gonflaient, comme pour boire le vent. Pas un pli de ses jupes n'avait bouge. Une natte de son chignon se denouait. --Allez! Allez! Une brusque secousse l'enleva. Elle montait dans le soleil, toujours plus haut. Une brise se degageait d'elle et soufflait dans le jardin; et elle passait si vite, qu'on ne la distinguait plus avec nettete. Maintenant, elle devait sourire, son visage etait rose, ses yeux filaient comme des etoiles. La natte denouee battait sur son cou. Malgre la ficelle qui les nouait, ses jupes flottaient et decouvraient la blancheur de ses chevilles. Et on la sentait a l'aise, la poitrine libre, vivant dans l'air comme dans une patrie. --Allez! allez! M. Rambaud, en nage, la face rouge, deploya toute sa force. Il y eut un cri. Helene montait encore. --Oh! maman! oh! maman! repetait Jeanne en extase. Elle s'etait assise sur la pelouse, elle regardait sa mere, ses petites mains serrees sur sa poitrine, comme si elle eut elle-meme bu tout cet air qui soufflait. Elle manquait d'haleine, elle suivait instinctivement d'une cadence des epaules les longues oscillations de la balancoire. Et elle criait: --Plus fort! plus fort! Sa mere montait toujours. En haut, ses pieds touchaient les branches des arbres. --Plus fort! plus fort! oh! maman, plus fort! Mais Helene etait en plein ciel. Les arbres pliaient et craquaient comme sous des coups de vent. On ne voyait plus que le tourbillon de ses jupes qui claquaient avec un bruit de tempete. Quand elle descendait, les bras elargis, la gorge en avant, elle baissait un peu la tete, elle planait une seconde; puis, un elan l'emportait, et elle retombait, la tete abandonnee en arriere, fuyante et pamee, les paupieres closes. C'etait sa jouissance, ces montees et ces descentes, qui lui donnaient un vertige. En haut, elle entrait dans le soleil, dans ce blond soleil de fevrier, pleuvant comme une poussiere d'or. Ses cheveux chatains, aux reflets d'ambre, s'allumaient; et l'on aurait dit qu'elle flambait tout entiere, tandis que ses noeuds de soie mauve, pareils a des fleurs de feu, luisaient sur sa robe blanchissante. Autour d'elle, le printemps naissait, les bourgeons violatres mettaient leur ton fin de laque, sur le bleu du ciel. Alors, Jeanne joignit les mains. Sa mere lui apparaissait comme une sainte, avec un nimbe d'or, envolee pour le Paradis. Et elle balbutiait encore: "Oh! maman, oh! maman...." d'une voix brisee. Cependant madame Deberle et Malignon, interesses, s'etaient avances sous les arbres. Malignon trouvait cette dame tres-courageuse. Madame Deberle dit d'un air effraye: --Le coeur me tournerait, c'est certain. Helene entendit, car elle jeta ces mots, du milieu des branches: --Oh! moi, j'ai le coeur solide!... Allez, allez donc, monsieur Rambaud. Et, en effet, sa voix restait calme. Elle semblait ne pas se soucier des deux hommes qui etaient la. Ils ne comptaient pas sans doute. Sa natte s'etait echevelee; la ficelle devait se relacher, et ses jupons avaient des bruits de drapeau. Elle montait. Mais, tout d'un coup, elle cria: --Assez, monsieur Rambaud, assez! Le docteur Deberle venait de paraitre sur le perron. Il s'approcha, embrassa tendrement sa femme, souleva Lucien et le baisa au front. Puis, il regarda Helene en souriant. --Assez, assez! continuait a dire celle-ci. --Pourquoi donc? demanda-t-il. Je vous derange? Elle ne repondit pas. Elle etait devenue grave. La balancoire, lancee a toute volee, ne s'arretait point; elle gardait de longues oscillations regulieres qui enlevaient encore Helene tres-haut. Et le docteur, surpris et charme, l'admirait, tant elle etait superbe, grande et forte, avec sa purete de statue antique, ainsi balancee mollement, dans le soleil printanier. Mais elle paraissait irritee; et, brusquement, elle sauta. --Attendez! attendez! criait tout le monde. Helene avait pousse une plainte sourde. Elle etait tombee sur le gravier d'une allee, et elle ne put se relever. --Mon Dieu! quelle imprudence! dit le docteur, la face tres-pale. Tous s'empressaient autour d'elle. Jeanne pleurait si fort, que M. Rambaud, defaillant lui-meme, dut la prendre dans ses bras. Cependant, le docteur interrogeait vivement Helene. --C'est la jambe droite qui a porte, n'est-ce pas?... Vous ne pouvez vous mettre debout? Et, comme elle restait etourdie, sans repondre, il demanda encore: --Vous souffrez? --Une douleur sourde, la, au genou, dit-elle peniblement. Alors, il envoya sa femme chercher sa pharmacie et des bandages. Il repetait: --Il faut voir, il faut voir.... Ce n'est rien sans doute. Puis, il s'agenouilla sur le gravier. Helene le laissait faire. Mais, lorsqu'il avanca les mains, elle se souleva d'un effort, elle serra ses jupes autour de ses pieds. --Non, non, murmura-t-elle. --Pourtant, dit-il, il faut bien voir.... Elle avait un leger tremblement, et, d'une voix plus basse, elle reprit: --Je ne veux pas.... Ce n'est rien. Il la regarda, etonne d'abord. Une teinte rose etait montee a son cou. Pendant un instant, leurs yeux se rencontrerent et semblerent lire au fond de leurs ames. Alors, trouble lui-meme, il sa releva avec lenteur et resta pres d'elle, sans lui demander davantage a la visiter. Helene avait appele M. Rambaud d'un signe. Elle lui dit a l'oreille: --Alles chercher le docteur Bodin, racontez-lui ce qui m'arrive. Dix minutes plus tard, quand le docteur Bodin arriva, elle se mit debout avec un courage surhumain, et s'appuyant sur lui et sur M. Rambaud, elle remonta chez elle. Jeanne la suivait, toute secouee de larmes. --Je vous attends, avait dit le docteur Deberle a son confrere. Venez nous rassurer. Dans le jardin, on causa vivement. Malignon s'ecriait que les femmes avaient de droles de tetes. Pourquoi diable cette dame s'etait-elle amusee a sauter? Pauline, tres-contrariee de l'aventure qui la privait d'un plaisir, trouvait imprudent de se faire balancer si fort. Le medecin ne parlait pas, semblait soucieux. --Rien de grave, dit le docteur Bodin en redescendant, une simple foulure.... Seulement, elle restera sur sa chaise longue au moins pendant quinze jours. M. Deberle tapa alors amicalement sur l'epaule de Malignon. Il voulut que sa femme rentrat, parce que decidement il faisait trop frais. Et, prenant Lucien, il l'emporta lui-meme, en le couvrant de baisers. V Les deux fenetres de la chambre etaient grande ouvertes, et Paris, dans l'abime qui se creusait au pied de la maison, batie a pic sur la hauteur, deroulait sa plaine immense. Dix heures sonnaient, la belle matinee de fevrier avait une douceur et une odeur de printemps. Helene, allongee sur sa chaise longue, le genou encore emmaillote de bandes, lisait devant une des fenetres. Elle ne souffrait plus; mais, depuis huit jours, elle etait clouee la, ne pouvant meme travailler a son ouvrage de couture habituel. Ne sachant que faire, elle avait ouvert un livre trainant sur le gueridon, elle qui ne lisait jamais. C'etait le livre dont elle se servait chaque soir pour masquer la veilleuse, le seul qu'elle eut sorti en dix-huit mois de la petite bibliotheque, garnie par M. Rambaud d'ouvrages honnetes. D'ordinaire, les romans lui semblaient faux et puerils. Celui-la, l'_Ivanhoe_ de Walter Scott, l'avait d'abord fort ennuyee. Puis, une curiosite singuliere lui etait venue. Elle l'achevait, attendrie parfois, prise d'une lassitude, et elle le laissait tomber de ses mains pendant de longues minutes, les regards fixes sur le vaste horizon. Ce matin-la, Paris mettait une paresse souriante a s'eveiller. Une vapeur, qui suivait la vallee de la Seine, avait noye les deux rives. C'etait une buee legere, comme laiteuse, que le soleil peu a peu grandi eclairait. On ne distinguait rien de la ville, sous cette mousseline flottante, couleur du temps. Dans les creux, le nuage epaissi se foncait d'une teinte bleuatre, tandis que, sur de larges espaces, des transparences se faisaient, d'une finesse extreme, poussiere doree ou l'on devinait l'enfoncement des rues; et, plus haut, des domes et des fleches dechiraient le brouillard, dressant leurs silhouettes grises, enveloppes encore des lambeaux de la brume qu'ils trouaient. Par instants, des pans de fumee jaune se detachaient avec le coup d'aile lourd d'un oiseau geant, puis se fondaient dans l'air qui semblait les boire. Et, au-dessus de cette immensite, de cette nuee descendue et endormie sur Paris, un ciel tres-pur, d'un bleu efface, presque blanc, deployait sa voute profonde. Le soleil montait dans un poudroiement adouci de rayons. Une clarte blonde, du blond vague de l'enfance, se brisait en pluie, emplissait l'espace de son frisson tiede. C'etait une fete, une paix souveraine et une gaiete tendre de l'infini, pendant que la ville, criblee de fleches d'or, paresseuse et somnolente, ne se decidait point a se montrer sous ses dentelles. Helene, depuis huit jours, avait cette distraction du grand Paris elargi devant elle. Jamais elle ne s'en lassait. Il etait insondable et changeant comme un ocean, candide le matin et incendie le soir, prenant les joies et les tristesses des cieux qu'il refletait. Un coup de soleil lui faisait rouler des flots d'or, un nuage l'assombrissait et soulevait en lui des tempetes. Toujours, il se renouvelait: c'etaient des calmes plats, couleur orange, des coups de vent qui d'une heure a l'autre plombaient l'etendue, des temps vifs et clairs allumant une lueur a la crete de chaque toiture, des averses noyant le ciel et la terre, effacant l'horizon dans la debacle d'un chaos. Helene goutait la toutes les melancolies et tous les espoirs du large; elle croyait meme en recevoir au visage le souffle fort, la senteur amere; et il n'etait pas jusqu'au grondement continu de la ville qui ne lui apportat l'illusion de la maree montante, battant contre les rochers d'une falaise. Le livre glissa de ses mains. Elle revait, les yeux perdus. Quand elle le lachait ainsi, c'etait par un besoin de ne pas continuer, de comprendre et d'attendre. Elle prenait une jouissance a ne point satisfaire tout de suite sa curiosite. Le recit la gonflait d'une emotion qui l'etouffait. Paris, justement, ce matin-la, avait la joie et le trouble vague de son coeur. Il y avait la un grand charme: ignorer, deviner a demi, s'abandonner a une lente initiation, avec le sentiment obscur qu'elle recommencait sa jeunesse. Comme ces romans mentaient! Elle avait bien raison de ne jamais en lire. C'etaient des fables bonnes pour les tetes vides, qui n'ont point le sentiment exact de la vie. Et elle restait seduite pourtant, elle songeait invinciblement au chevalier Ivanhoe, si passionnement aime de deux femmes, Rebecca, la belle juive, et la noble lady Rowena. Il lui semblait qu'elle aurait aime avec la fierte et la serenite patiente de cette derniere. Aimer, aimer! et ce mot qu'elle ne prononcait pas, qui de lui-meme vibrait en elle, l'etonnait et la faisait sourire. Au loin, des flocons pales nageaient sur Paris, emportes par une brise, pareils a une bande de cygnes. De grandes nappes de brouillard se deplacaient; un instant, la rive gauche apparut, tremblante et voilee, comme une ville feerique apercue en songe; mais une masse de vapeur s'ecroula, et cette ville fut engloutie sous le debordement d'une inondation. Maintenant, les vapeurs, egalement epandues sur tous les quartiers, arrondissaient un beau lac, aux eaux blanches et unies. Seul, un courant plus epais marquait d'une courbe grise le cours de la Seine. Lentement, sur ces eaux blanches, si calmes, des ombres semblaient faire voyager des vaisseaux aux voiles roses, que la jeune femme suivait d'un regard songeur. Aimer, aimer! et elle souriait a son reve qui flottait. Cependant, Helene reprit son livre. Elle en etait a cet episode de l'attaque du chateau, lorsque Rebecca soigne Ivanhoe blesse et le renseigne sur la bataille, qu'elle suit par une fenetre. Elle se sentait dans un beau mensonge, elle s'y promenait comme dans un jardin ideal, aux fruits d'or, ou elle buvait toutes les illusions. Puis, a la fin de la scene, quand Rebecca, enveloppee de son voile, exhale sa tendresse aupres du chevalier endormi, Helene de nouveau laissa tomber le volume, le coeur si gonfle d'emotion, qu'elle ne pouvait continuer. Mon Dieu! etait-ce vrai, toutes ces choses? Et, renversee dans sa chaise longue, engourdie par l'immobilite qu'il lui fallait garder, elle contemplait Paris noye et mysterieux, sous le soleil blond. Alors, evoquee par les pages du roman, sa propre existence se dressa. Elle se vit jeune fille, a Marseille, chez son pere, le chapelier Mouret. La rue des Petites-Maries etait noire, et la maison, avec sa cuve d'eau bouillante, pour la fabrication des chapeaux, exhalait, meme par les beaux temps, une odeur fade d'humidite. Elle vit aussi sa mere, toujours malade, qui la baisait de ses levres pales, sans parler. Jamais elle n'avait apercu un rayon de soleil dans sa chambre d'enfant. On travaillait beaucoup autour d'elle, on gagnait rudement une aisance ouvriere. Pais, c'etait tout; jusqu'a son mariage, rien ne tranchait dans cette succession de jours semblables. Un matin, comme elle revenait du marche avec sa mere, elle avait heurte le fils Grandjean de son panier plein de legumes. Charles s'etait retourne et les avait suivies. Tout le roman de ses amours tenait la. Pendant trois mois, elle le rencontra sans cesse, humble et gauche, n'osant l'aborder. Elle avait seize ans, elle etait un peu fiere de cet amoureux, qu'elle savait d'une famille riche. Mais elle le trouvait laid, elle riait de lui souvent, et dormait des nuits paisibles dans l'ombre de la grande maison humide. Puis, on les avait maries. Ce mariage l'etonnait encore. Charles l'adorait, se mettait par terre, le soir, quand elle se couchait, pour baiser ses pieds nus. Elle souriait, pleine d'amitie, en lui reprochant d'etre bien enfant. Alors, une vie grise avait recommence. Pendant douze ans, elle ne se souvenait pas d'une secousse. Elle etait tres-calme et tres-heureuse, sans une fievre de la chair ni du coeur, enfoncee dans les soucis quotidiens d'un menage pauvre. Charles baisait toujours ses pieds de marbre, tandis qu'elle se montrait indulgente et maternelle pour lui. Rien de plus. Et elle vit brusquement la chambre de l'hotel du Var, son mari mort, sa robe de veuve etalee sur une chaise. Elle avait pleure comme le soir d'hiver ou sa mere etait morte. Ensuite, les jours avaient coule encore. Depuis deux mois, avec sa fille, elle se sentait de nouveau tres-heureuse et tres-calme. Mon Dieu! etait-ce tout? et que disait donc ce livre, lorsqu'il parlait de ces grands amours qui eclairent toute une existence? A l'horizon, sur le lac dormant, de longs frissons couraient. Puis, le lac, tout d'un coup, parut crever; des fentes se faisaient, et il y avait, d'un bout a l'autre, un craquement qui annoncait la debacle. Le soleil, plus haut, dans la gloire triomphante de ses rayons, attaquait victorieusement le brouillard. Peu a peu, le grand lac semblait se tarir, comme si quelque deversoir invisible eut vide la plaine. Les vapeurs, tout a l'heure si profondes, s'amincissaient, devenaient transparentes en prenant les colorations vives de l'arc-en-ciel. Toute la rive gauche etait d'un bleu tendre, lentement fonce, violatre au fond, du cote du Jardin des Plantes. Sur la rive droite, le quartier des Tuileries avait le rose pali d'une etoffe couleur chair, tandis que, vers Montmartre, c'etait comme une lueur de braise, du carmin flambant dans de l'or; puis, tres-loin, les faubourgs ouvriers s'assombrissaient d'un ton brique, de plus en plus eteint et passant au gris bleuatre de l'ardoise. On ne distinguait point encore la ville tremblante et fuyante, comme un de ces fonds sous-marins que l'oeil devine par les eaux claires, avec leurs forets terrifiantes de grandes herbes, leurs grouillements pleins d'horreur, leurs monstres entrevus. Cependant, les eaux baissaient toujours. Elles n'etaient plus que de fines mousselines etalees; et, une a une, les mousselines s'en allaient, l'image de Paris s'accentuait et sortait du reve. Aimer, aimer! pourquoi ce mot revenait-il en elle avec cette douceur, pendant qu'elle suivait la fonte du brouillard? N'avait-elle pas aime son mari, qu'elle soignait comme un enfant? Mais un souvenir poignant s'eveilla, celui de son pere, que l'on avait trouve pendu trois semaines apres la mort de sa femme, au fond d'un cabinet ou les robes de celle-ci etaient encore accrochees. Il agonisait la, raidi, la figure enfoncee dans une jupe, enveloppe de ces vetements qui exhalaient un peu de celle qu'il adorait toujours. Puis, dans sa reverie, il y eut un brusque saut: elle songeait a des details d'interieur, aux comptes du mois qu'elle avait arretes le matin meme avec Rosalie, et elle se sentait tres-fiere de son bon ordre. Elle avait vecu plus de trente annees dans une dignite et dans une fermete absolues. La justice seule la passionnait. Quand elle interrogeait son passe, elle ne trouvait pas une faiblesse d'une heure, elle se voyait d'un pas egal suivre une route unie et toute droite. Certes les jours pouvaient couler, elle continuerait sa marche tranquille, sans que son pied heurtat un obstacle. Et cela la rendait severe, avec de la colere et du mepris contre ces menteuses existences dont l'heroisme trouble les coeurs. La seule existence vraie etait la sienne, qui se deroulait au milieu d'une paix si large. Mais, sur Paris, il n'y avait plus qu'une mince fumee, une simple gaze fremissante et pres de s'envoler; et un attendrissement subit s'empara d'elle. Aimer, aimer! tout la ramenait a la caresse de ce mot, meme l'orgueil de son honnetete. Sa reverie devenait si legere, qu'elle ne pensait plus, baignee de printemps, les yeux humides. Cependant, Helene allait reprendre son livre, lorsque Paris, lentement, apparut. Pas un souffle de vent n'avait passe, ce fut comme une evocation. La derniere gaze se detacha, monta, s'evanouit dans l'air. Et la ville s'etendit sans une ombre, sous le soleil vainqueur. Helene resta le menton appuye sur la main, regardant cet eveil colossal. Toute une vallee sans fin de constructions entassees. Sur la ligne perdue des coteaux, des amas de toitures se detachaient, tandis que l'on sentait le flot des maisons rouler au loin, derriere les plis de terrain, dans des campagnes qu'on ne voyait plus. C'etait la pleine mer, avec l'infini et l'inconnu de ses vagues. Paris se deployait, aussi grand que le ciel. Sous cette radieuse matinee, la ville, jaune de soleil, semblait un champ d'epis murs; et l'immense tableau avait une simplicite, deux tons seulement, le bleu pale de l'air et le reflet dore des toits. L'ondee de ces rayons printaniers donnait aux choses une grace d'enfance. On distinguait nettement les plus petite details, tant la lumiere etait pure. Paris, avec le chaos inextricable de ses pierres, luisait comme sous un cristal. De temps a autre pourtant, dans cette serenite eclatante et immobile, un souffle passait; et alors on voyait des quartiers dont les lignes mollissaient et tremblaient, comme si on les eut regardes a travers quelque flamme invisible. Helene, d'abord, s'interessa aux larges etendues deroulees sous ses fenetres, a la pente du Trocadero et au developpement des quais. Il fallait qu'elle se penchat, pour apercevoir le carre nu du Champ-de- Mars, ferme au fond par la barre sombre de l'Ecole militaire. En bas, sur la vaste place et sur les trottoirs, aux deux cotes de la Seine, elle distinguait les passants, une foule active de points noirs emportes dans un mouvement de fourmiliere; la caisse jaune d'un omnibus jetait une etincelle; des camions et des fiacres traversaient le pont, gros comme des jouets d'enfant, avec des chevaux delicats qui ressemblaient a des pieces mecaniques; et, le long dos talus gazonnes, parmi d'autres promeneurs, une bonne en tablier blanc tachait l'herbe d'une clarte. Puis, Helene leva les yeux; mais la foule s'emiettait et se perdait, les voitures elles-memes devenaient des grains de sable; il n'y avait plus que la carcasse gigantesque de la ville, comme vide et deserte, vivant seulement par la sourde trepidation qui l'agitait. La, au premier plan, a gauche, des toits rouges luisaient, les hautes cheminees de la Manutention fumaient avec lenteur; tandis que, de l'autre cote du fleuve, entre l'Esplanade et le Champ-de-Mars, un bouquet de grands ormes faisait un coin de parc, dont on voyait nettement les branches nues, les cimes arrondies, teintees deja de pointes vertes. Au milieu, la Seine s'elargissait et regnait, encaissee dans ses berges grises, ou des tonneaux decharges, des profils de grues a vapeur, des tombereaux alignes, mettaient le decor d'un port de mer. Helene revenait toujours a cette nappe resplendissante sur laquelle des barques passaient, pareilles a des oiseaux couleur d'encre. Invinciblement, d'un long regard, elle en remontait la coulee superbe. C'etait comme un galon d'argent qui coupait Paris en deux. Ce matin-la, l'eau roulait du soleil, l'horizon n'avait pas de lumiere plus eclatante. Et le regard de la jeune femme rencontrait d'abord le pont des Invalides, puis le pont de la Concorde, puis le pont Royal; les ponts continuaient, semblaient se rapprocher, se superposaient, batissant d'etranges viaducs a plusieurs etages, troues d'arches de toutes formes; pendant que le fleuve, entre ces constructions legeres, montrait des bouts de sa robe bleue, de plus en plus perdus et etroits. Elle levait encore les yeux: la-bas, la coulee se separait dans la debandade confuse des maisons; les ponts, des deux cotes de la Cite, devenaient des fils tendus d'une rive a l'autre; et les tours de Notre-Dame, toutes dorees, se dressaient comme les bornes de l'horizon, au dela desquelles la riviere, les constructions, les massifs d'arbres n'etaient plus que de la poussiere de soleil. Alors, eblouie, elle quitta ce coeur triomphal de Paris, ou toute la gloire de la ville paraissait flamber. Sur la rive droite, au milieu des futaies des Champs-Elysees, les grandes verrieres du Palais de l'Industrie etalaient des blancheurs de neige; plus loin, derriere la toiture ecrasee de la Madeleine, semblable a une pierre tombale, se dressait la masse enorme de l'Opera; et c'etaient d'autres edifices, des coupoles et des tours, la colonne Vendome, Saint-Vincent de Paul, la tour Saint-Jacques, plus pres les cubes lourds des pavillons du nouveau Louvre et des Tuileries, a demi enfouis dans un bois de marronniers. Sur la rive gauche, le dome des Invalides ruisselait de dorures; au dela, les deux tours inegales de Saint-Sulpice palissaient dans la lumiere; et, en arriere encore, a droite des aiguilles neuves de Sainte-Clotilde, le Pantheon bleuatre, assis carrement sur une hauteur, dominait la ville, developpait en plein ciel sa fine colonnade, immobile dans l'air avec le ton de soie d'un ballon captif. Maintenant, Helene, d'un coup d'oeil paresseusement promene, embrassait Paris entier. Des vallees s'y creusaient, que l'on devinait aux mouvements des toitures; la butte des Moulins montait avec un flot bouillonnant de vieilles ardoises, tandis que la ligne des grands boulevards devalait comme un ruisseau, ou s'engloutissait une bousculade de maisons dont on ne voyait meme plus les tuiles. A cette heure matinale, le soleil oblique n'eclairait point les facades tournees vers le Trocadero. Aucune fenetre ne s'allumait. Seuls, des vitrages, sur les toits, jetaient des lueurs, de vives etincelles de mica, dans le rouge cuit des poteries environnantes. Les maisons restaient grises, d'un gris chauffe de reflets; mais des coups de lumiere trouaient les quartiers, de longues rues qui s'enfoncaient, droites devant Helene, coupaient l'ombre de leurs raies de soleil. A gauche seulement, les buttes Montmartre et les hauteurs du Pere-Lachaise bossuaient l'immense horizon plat, arrondi sans une cassure. Les details si nets aux premiers plans, les dentelures innombrables des cheminees, les petites hachures noires des milliers de fenetres, s'effacaient, se chinaient de jaune et de bleu, se confondaient dans un pele-mele de ville sans fin, dont les faubourgs hors de la vue semblaient allonger des plages de galets, noyees d'une brume violatre, sous la grande clarte epandue et vibrante du ciel. Helene, toute grave, regardait, lorsque Jeanne entra joyeusement. --Maman, maman, vois donc! L'enfant tenait un gros paquet de giroflees jaunes. Et elle raconta, avec des rires, qu'elle avait guette Rosalie rentrer des provisions, pour voir dans son panier. C'etait sa joie, de fouiller dans ce panier. --Vois donc, maman! Il y avait ca, au fond.... Sens un peu, la bonne odeur! Les fleurs fauves, tigrees de pourpre, exhalaient une senteur penetrante, qui embaumait toute la chambre. Alors, Helene, d'un mouvement passionne, attira Jeanne contre sa poitrine, pendant que le paquet de giroflees tombait sur ses genoux. Aimer, aimer! certes, elle aimait son enfant. N'etait-ce point assez, ce grand amour qui avait empli sa vie jusque-la? Cet amour devait lui suffire, avec sa douceur et son calme, son eternite qu'aucune lassitude ne pouvait rompre. Et elle serrait davantage sa fille, comme pour ecarter des pensees qui menacaient de la separer d'elle. Cependant, Jeanne s'abandonnait a cette aubaine de baisers. Les yeux humides, elle se caressait elle-meme contre l'epaule de sa mere, avec un mouvement calin de son cou delicat. Puis, elle lui passa un bras a la taille, elle resta la, bien sage, la joue appuyee sur son sein. Entre elles, les giroflees mettaient leur parfum. Longtemps, elles ne parlerent pas. Jeanne, sans bouger, demanda enfin a voix basse: --Maman, tu vois, la-bas, pres de la riviere, ce dome qui est tout rose.... Qu'est-ce donc? C'etait le dome de l'Institut. Helene, un instant, regarda, parut se consulter. Et, doucement: --Je ne sais pas, mon enfant. La petite se contenta de cette reponse, le silence recommenca. Mais elle posa bientot une autre question. --Et la, tout pres, ces beaux arbres? reprit-elle, en montrant du doigt une echappee du jardin des Tuileries. --Ces beaux arbres? murmura la mere. A gauche, n'est-ce pas?... Je ne sais pas, mon enfant. --Ah! dit Jeanne. Puis, apres une courte reverie, elle ajouta avec une moue grave: --Nous ne savons rien. Elles ne savaient rien de Paris, en effet. Depuis dix-huit mois qu'elles l'avaient sous les yeux a toute heure, elles n'en connaissaient pas une pierre. Trois fois seulement, elles etaient descendues dans la ville; mais, remontees chez elles, la tete malade d'une telle agitation, elles n'avaient rien retrouve, au milieu du pele-mele enorme des quartiers. Jeanne, pourtant, s'entetait parfois. --Ah! tu vas me dire! demanda-t-elle. Ces vitres toutes blanches....? C'est trop gros, tu dois savoir. Elle designait le Palais de l'Industrie. Helene hesitait. --C'est une gare.... Non, je crois que c'est un theatre.... Elle eut un sourire, elle lissa les cheveux de Jeanne, en repetant sa reponse habituelle: --Je ne sais pas, mon enfant. Alors, elles continuerent a regarder Paris, sans chercher davantage a le connaitre. Cela etait tres-doux, de l'avoir la et de l'ignorer. Il restait l'infini et l'inconnu. C'etait comme si elles se fussent arretees au seuil d'un monde, dont elles avaient l'eternel spectacle, en refusant d'y descendre. Souvent, Paris les inquietait, lorsqu'il leur envoyait des haleines chaudes et troublantes. Mais, ce matin-la, il avait une gaiete et une innocence d'enfant, son mystere ne leur soufflait que de la tendresse a la face. Helene reprit son livre, tandis que Jeanne, serree contre elle, regardait toujours. Dans le ciel eclatant et immobile, aucune brise ne s'elevait. Les fumees de la Manutention montaient toutes droites, en flocons legers qui se perdaient tres-haut. Et, au ras des maisons, des ondes passaient sur la ville, une vibration de vie, faite de toute la vie enfermee la. La voix hante des rues prenait dans le soleil une mollesse heureuse. Mais un bruit attira l'attention de Jeanne. C'etait un vol de pigeons blancs, parti de quelque pigeonnier voisin, et qui traversait l'air, en face de la fenetre; ils emplissaient l'horizon, la neige volante de leurs ailes cachait l'immensite de Paris. Les yeux de nouveau leves et perdus, Helene revait profondement. Elle etait lady Rowena, elle aimait avec la paix et la profondeur d'une ame noble. Cette matinee de printemps, cette grande ville si douce, ces premieres giroflees qui lui parfumaient les genoux, avaient peu a peu fondu son coeur. DEUXIEME PARTIE I Un matin, Helene s'occupait a ranger sa petite bibliotheque, dont elle bouleversait les livres depuis quelques jours, lorsque Jeanne entra en sautant, en tapant des mains. --Maman, cria-t-elle, un soldat! un soldat! --Quoi? un soldat? dit la jeune femme. Qu'est-ce que tu me veux, avec ton soldat? Mais l'enfant etait dans un de ses acces de folie joyeuse; elle sautait plus fort, elle repetait: "Un soldat! un soldat!" sans s'expliquer davantage. Alors, comme elle avait laisse la porte de la chambre ouverte, Helene se leva, et elle fut toute surprise d'apercevoir un soldat, un petit soldat, dans l'antichambre. Rosalie etait sortie; Jeanne devait avoir joue sur le palier, malgre la defense formelle de sa mere. --Qu'est-ce que vous desirez, mon ami? demanda Helene. Le petit soldat, tres-trouble par l'apparition de cette dame, si belle et si blanche dans son peignoir garni de dentelle, frottait un pied sur la parquet, saluait, balbutiait precipitamment: --Pardon.... excuse.... Et il ne trouvait rien autre chose, il reculait jusqu'au mur, en trainant toujours les pieds. Ne pouvant aller plus loin, voyant que la dame attendait avec un sourire involontaire, il fouilla vivement dans sa poche droite, dont il tira un mouchoir bleu, un couteau et un morceau de pain. Il regardait chaque objet, l'engouffrait de nouveau. Puis, il passa a la poche gauche; il y avait la un bout de corde, deux clous rouilles, des images enveloppees dans la moitie d'un journal. Il renfonca le tout, il tapa sur ses cuisses d'un air anxieux. Et il begayait, ahuri: --Pardon.... excuse.... Mais, brusquement, il posa un doigt contre son nez, en eclatant d'un bon rire. L'imbecile! il se souvenait. Il ota deux boutons de sa capote, fouilla dans sa poitrine, ou il enfonca le bras jusqu'au coude. Enfin, il sortit une lettre, qu'il secoua violemment, comme pour en enlever la poussiere, avant de la remettre a Helene. --Une lettre pour moi, vous etes sur? dit celle-ci. L'enveloppe portait bien son nom et son adresse, d'une grosse ecriture paysanne, avec des jambages qui se culbutaient comme des capucins de cartes. Et des qu'elle fut parvenue a comprendre, arretee a chaque ligne par des tournures et une orthographe extraordinaires, elle eut un nouveau sourire. C'etait une lettre de la tante de Rosalie, qui lui envoyait Zephyrin Lacour, tombe au sort "malgre deux messes dites par monsieur le cure". Alors, attendu que Zephyrin etait l'amoureux de Rosalie, elle priait madame de permettre aux enfants de se voir le dimanche. Il y avait trois pages ou cette demande revenait dans les memes termes, de plus en plus embrouilles, avec un effort constant de dire quelque chose qui n'etait pas dit. Puis, avant de signer, la tante semblait avoir trouve tout d'un coup, et elle avait ecrit: "Monsieur le cure le permet," en ecrasant sa plume au milieu d'un eclaboussement de pates. Helene plia lentement la lettre. Tout en la dechiffrant, elle avait leve deux ou trois fois la tete, pour jeter un coup d'oeil sur le soldat. Il etait toujours colle contre le mur, et ses levres remuaient, il paraissait appuyer chaque phrase d'un leger mouvement du menton; sans doute il savait la lettre par coeur. --Alors, c'est vous qui etes Zephyrin Lacour? dit-elle. Il se mit a rire, il branla le cou. --Entrez, mon ami; ne restez pas la. Il se decida a la suivre, mais il se tint debout pres de la porte, pendant qu'Helene s'asseyait. Elle l'avait mal vu, dans l'ombre de l'antichambre. Il devait avoir juste la taille de Rosalie; un centimetre de moins, et il etait reforme. Les cheveux roux, tondus tres-ras, sans un poil de barbe, il avait une face toute ronde, couverte de son, percee de deux yeux minces comme des trous de vrille. Sa capote neuve, trop grande pour lui, l'arrondissait encore; et les jambes ecartees dans son pantalon rouge, pendant qu'il balancait devant lui son kepi a large visiere, il etait drole et attendrissant, avec sa rondeur de petit bonhomme beta, sentant le labour sous l'uniforme. Helene voulut l'interroger, obtenir quelques renseignements. --Vous avez quitte la Beauce il y a huit jours? --Qui, madame. --Et vous voila a Paris. Vous n'en etes pas fache? --Non, madame. Il s'enhardissait, il regardait dans la chambre, tres impressionne par les tentures de velours bleu. --Rosalie n'est pas la, reprit Helene; mais elle va rentrer.... Sa tante m'apprend que vous etes son bon ami. Le petit soldat ne repondit pas; il baissa la tete, en riant d'un air gauche, et se remit a gratter le tapis du bout de son pied. --Alors, vous devez l'epouser, quand vous sortirez du service? continua la jeune femme. --Bien sur, dit-il en devenant tres-rouge, bien sur, c'est jure.... Et, gagne par l'air bienveillant de la dame, tournant son kepi entre ses doigts, il se decida a parler. --Oh! il y a beau temps.... Quand nous etions tout petiots, nous allions a la maraude ensemble. Nous avons joliment recu des coups de gaule; pour ca, c'est bien vrai.... Il faut vous dire que les Lacour et les Pichon demeuraient dans la meme traverse, cote a cote. Alors, n'est-ce pas? la Rosalie et moi, nous avons ete eleves quasiment a la meme ecuelle.... Puis, tout son monde est mort. Sa tante Marguerite lui a donne la soupe. Mais elle, la matine, elle avait deja des bras du tonnerre.... Il s'arreta, sentant qu'il s'enflammait, et il demanda d'une voix hesitante: --Peut-etre bien qu'elle vous a conte tout ca? --Oui, mais dites toujours, repondit Helene qu'il amusait. --Enfin, reprit-il, elle etait joliment forte, quoique pas plus grosse qu'une mauviette; elle vous troussait la besogne, fallait voir! Tenez, un jour, elle a allonge une tape a quelqu'un de ma connaissance, oh! une tape! J'en ai garde le bras noir pondant huit jours.... Oui, c'est venu comme ca. Dans le pays, tout le monde nous mariait ensemble. Alors, nous n'avions pas dix ans que nous nous sommes tape dans la main.... Et ca tient, madame, ca tient.... Il posait une main sur son coeur, on ecartant les doigts. Helene pourtant etait redevenue grave. Cette idee d'introduire un soldat dans sa cuisine l'inquietait. Monsieur le cure avait beau le permettre, elle trouvait cela un peu risque. Dans les campagnes, on est fort libre, les amoureux vont bon train. Elle laissa voir ses craintes. Quand Zephyrin eut compris, il pensa crever de rire; mais il se retenait, par respect. --Oh! madame, oh! madame.... On voit bien que vous ne la connaissez point. J'en ai recu, des calottes!... Mon Dieu! les garcons, ca aime a rire, n'est-ce pas? Je la pincais, des fois. Alors, elle se retournait, et v'lan! en plein museau.... C'est sa tante qui lui repetait: "Vois-tu, ma fille, ne te laisse pas chatouiller, ca ne porte pas chance." Le cure aussi s'en melait, et c'est peut-etre bien pour ca que notre amitie tient toujours.... On devait nous marier apres le tirage au sort. Puis, va te faire fiche! les choses ont mal tourne. La Rosalie a dit qu'elle servirait a Paris pour s'amasser une dot en m'attendant.... Et voila, et voila.... Il se dandinait, passait son kepi d'une main dans l'autre. Mais, comme Helene gardait le silence, il crut comprendre qu'elle doutait de sa fidelite. Cela le blessa beaucoup. Il s'ecria avec feu: --Vous pensez peut-etre que je la tromperai?... Puisque je vous dis que c'est jure! Je l'epouserai, voyez-vous, aussi vrai que le jour nous eclaire.... Et je suis tout pret a vous signer ca.... Oui, si vous voulez, je vais vous signer un papier.... Une grosse emotion le soulevait. Il marchait dans la chambre, cherchant des yeux s'il n'apercevait pas une plume et de l'encre. Helene tenta vivement de le calmer. Il repetait: --J'aimerais mieux vous signer un papier.... Qu'est-ce que ca vous fait? vous seriez bien tranquille ensuite. Mais, juste a ce moment, Jeanne, qui avait disparu de nouveau, rentra en dansant et on tapant des mains. --Rosalie! Rosalie! Rosalie! chantait-elle sur un air sautillant qu'elle composait. Par les portes ouvertes, on entendit en effet l'essoufflement de la bonne qui montait, chargee de son panier. Zephyrin recula dans un coin de la piece; un rire silencieux fondait sa bouche d'une oreille a l'autre, et ses yeux en trous de vrille luisaient d'une malice campagnarde. Rosalie entra droit dans la chambre, comme elle en avait l'habitude familiere, pour montrer les provisions du matin a sa maitresse. --Madame, dit-elle, j'ai achete des choux-fleurs.... Voyez donc!... Deux pour dix-huit sous, ce n'est pas cher.... Elle tendait son panier entr'ouvert, lorsqu'on levant la tete, elle apercut Zephyrin qui ricanait. Une stupeur la cloua sur le tapis. Il s'ecoula deux ou trois secondes, elle ne l'avait sans doute pas reconnu tout de suite sous l'uniforme. Ses yeux ronds s'agrandirent, sa petite face grasse devint pale, tandis que ses durs cheveux noirs remuaient. --Oh! dit-elle simplement. Et, de surprise, elle lacha son panier. Les provisions roulerent sur le tapis, les choux-fleurs, des oignons, des pommes. Jeanne, enchantee, poussa un cri et se jeta par terre, au milieu de la chambre, courant apres les pommes, jusque sous les fauteuils et l'armoire a glace. Cependant, Rosalie, toujours paralysee, ne bougeait pas, repetait: --Comment! c'est toi!... Qu'est-ce que tu fais la, dis? qu'est-ce que tu fais la? Elle se tourna vers Helene et demanda: --C'est donc vous qui l'avez laisse entrer? Zephyrin ne parlait pas, se contentait de cligner les paupieres d'un air malin. Alors, des larmes d'attendrissement monterent aux yeux de Rosalie, et pour temoigner sa joie de le revoir, elle ne trouva rien de mieux que de se moquer de lui. --Ah! va, reprit-elle en s'approchant, t'es joli, t'es propre, avec cet habit-la!... J'aurais pu passer a cote de toi, je n'aurais pas seulement dit: Dieu te benisse!... Comme te voila fait! T'as l'air d'avoir ta guerite sur ton dos. Et ils t'ont joliment rase la tete, tu ressembles au caniche du sacristain.... Bon Dieu! que t'es laid, que t'es laid! Zephyrin, vexe, se decida a ouvrir la bouche. --Ce n'est pas ma faute, bien sur.... Si on t'envoyait au regiment, nous verrions un peu. Ils avaient completement oublie ou ils se trouvaient, et la chambre, et Helene, et Jeanne, qui continuait a ramasser les pommes. La bonne s'etait plantee debout devant le petit soldat, les mains nouees sur son tablier. --Alors, tout va bien la-bas? demanda-t-elle. --Mais oui, sauf que la vache des Guignard est malade, l'artiste est venu, et il leur a dit comme ca qu'elle etait pleine d'eau, --Si elle est pleine d'eau, c'est fini.. A part ca, tout va bien? --Oui, oui.... Il y a la garde champetre qui s'est casse le bras.. Le pere Canivet est mort.... Monsieur la cure a perdu sa bourse, ou il y avait trente sous, en revenant de Grandval.... Autrement tout va bien. Et ils se turent. Ils se regardaient avec des yeux luisants, les levres pincees et lentement remuees dans une grimace tendre. Ce devait etre leur facon de s'embrasser, car ils ne s'etaient pas meme tendu la main. Mais Rosalie sortit tout a coup de sa contemplation, et elle se desola on voyant ses legumes par terre. Un beau gachis! il lui faisait faire de propres choses! Madame aurait du le laisser attendre dans l'escalier. Tout en grondant, elle se baissait, remettait au fond du panier les pommes, les oignons, les choux-fleurs, a la grande contrariete de Jeanne, qui ne voulait pas qu'on l'aidat. Et, comme elle s'en allait dans sa cuisine, sans regarder davantage Zephyrin, Helene, gagnee par la tranquille sante des deux amoureux, la retint pour lui dire: --Ecoutez, ma fille, votre tante m'a demande d'autoriser ce garcon a venir vous voir le dimanche.... Il viendra l'apres-midi, et vous tacherez que votre service n'en souffre pas trop. Rosalie s'arreta, tourna simplement la tete. Elle etait bien contente, mais elle gardait son air grognon. --Oh! madame, il va joliment me deranger! cria-t-elle. Et, par-dessus son epaule, elle jeta un regard sur Zephyrin et lui fit de nouveau sa grimace tendre. Le petit soldat resta un moment immobile, la bouche fendue par son rire muet. Puis, il se relira a reculons, en remerciant et en posant son kepi contre son coeur. La porte etait fermee, qu'il saluait encore sur le palier. --Maman, c'est le frere de Rosalie? demanda Jeanne. Helene demeura tout embarrassee devant cette question. Elle regrettait l'autorisation qu'elle venait d'accorder, dans un mouvement de bonte subite, dont elle s'etonnait. Elle chercha quelques secondes, elle repondit: --Non, c'est son cousin. --Ah! dit l'enfant gravement. La cuisine de Rosalie donnait sur le jardin du docteur Deberle, en plein soleil. L'ete, par la fenetre, tres-large, les branches des ormes entraient. C'etait la piece la plus gaie de l'appartement, toute blanche de lumiere, si eclairee meme que Rosalie avait du poser un rideau de cotonnade bleue, qu'elle tirait l'apres-midi. Elle ne se plaignait que de la petitesse de cette cuisine, qui s'allongeait en forme de boyau, le fourneau a droite, une table et un buffet a gauche, Mais elle avait si bien case les ustensiles et les meubles, qu'elle s'etait menage, pres de la fenetre, un coin libre ou elle travaillait le soir. Son orgueil etait de tenir les casseroles, les bouilloires, les plats dans une merveilleuse proprete. Aussi, lorsque le soleil arrivait, un resplendissement rayonnait des murs; les cuivres jetaient des etincelles d'or, les fers battus avaient des rondeurs eclatantes de lunes d'argent; tandis que les faiences bleues et blanches du fourneau mettaient leur note pale dans cet incendie. Le samedi suivant, dans la soiree, Helene entendit un tel remue-menage, qu'elle se decida a aller voir. --Qu'est-ce donc? demanda-t-elle, vous vous battes avec les meubles? --Je lave, madame, repondit Rosalie, ebouriffee et suante, accroupie par terre, en train de frotter le carreau de toute la force de ses petits bras. C'etait fini, elle epongeait. Jamais elle n'avait fait sa cuisine aussi belle. Une mariee aurait pu y coucher, tout y etait blanc comme pour une noce. La table et le buffet semblaient rabotes a neuf, tant elle y avait use ses doigts. Et il fallait voir le bel ordre, les casseroles et les pots par rangs de grandeur, chaque chose a son clou, jusqu'a la poele et au gril qui reluisaient, sans une tache de fumee. Helene resta la un instant, silencieuse; puis, elle sourit et se retira. Alors, chaque samedi, ce fut un nettoyage pareil, quatre heures passees dans la poussiere et dans l'eau. Rosalie voulait, le dimanche, montrer sa proprete a Zephyrin. Elle recevait ce jour-la. Une toile d'araignee lui aurait fait honte. Lorsque tout resplendissait autour d'elle, cela la rendait aimable et la faisait chanter. A trois heures, elle se lavait encore les mains, elle mettait un bonnet avec des rubans. Puis, tirant a demi le rideau de cotonnade, menageant un jour de boudoir, elle attendait Zephyrin au milieu du bel ordre, dans une bonne odeur de thym et de laurier. A trois heures et demie, exactement, Zephyrin arrivait; il se promenait dans la rue, tant que la demie n'avait pas sonne aux horloges du quartier. Rosalie ecoutait ses gros souliers buter contre les marches, et lui ouvrait, quand il s'arretait sur le palier. Elle lui avait defendu de toucher au cordon de sonnette. Chaque fois, ils echangeaient les memes paroles. --C'est toi? --Oui, c'est moi. Et ils restaient nez a nez, avec leurs yeux petillants et leur bouche pincee. Puis, Zephyrin suivait Rosalie; mais elle l'empechait d'entrer avant qu'elle l'eut debarrasse de son shako et de son sabre. Elle ne voulait point de ca dans sa cuisine, elle cachait le sabre et le shako au fond d'un placard. Alors, elle asseyait son amoureux, pres de la fenetre, dans le coin menage la, et elle ne lui permettait plus de remuer. --Tiens-toi tranquille.... Tu me regarderas faire le diner de madame, si tu veux. Mais il ne venait presque jamais les mains vides. Ordinairement, il avait employe sa matinee a courir avec des camarades les bois de Meudon, trainant les pieds dans des flaneries sans fin, oisif et buvant le grand air, avec le regret vague du pays. Pour occuper ses doigts, il coupait des baguettes, les taillait, les enjolivait en marchant de toutes sortes d'arabesques; et son pas se ralentissait encore, il s'arretait pres des fosses, le shako sur la nuque, les yeux ne quittant plus son couteau qui fouillait le bois. Puis, comme il ne pouvait se decidera jeter ses baguettes, il les apportait l'apres-midi a Rosalie, qui les lui enlevait des mains, en criant un peu, parce que cela salissait la cuisine. La verite etait qu'elle les collectionnait; elle en avait, sous son lit, un paquet de toutes les longueurs et de tous les dessins. Un jour, il arriva avec un nid plein d'oeufs, qu'il avait place dans le fond de son shako, sous son mouchoir. C'etait tres-bon, disait-il, les omelettes avec les oeufs d'oiseau. Rosalie jeta cette horreur, mais elle garda le nid, qui alla rejoindre les baguettes. D'ailleurs, il avait toujours ses poches plaines a crever. Il en tirait des curiosites, des cailloux transparents, pris au bord de la Seine, d'anciennes ferrures, des baies sauvages qui sa sechaient, des debris meconnaissables dont les chiffonniers n'avaient pas voulu. Sa passion etait surtout les images. Le long des routes, il ramassait les papiers qui avaient enveloppe du chocolat ou des savons, et sur lesquels on voyait des negres et des palmiers, des almees et des bouquets de roses. Les dessus des vieilles bottes crevees, avec des dames blondes et reveuses, les gravures vernies et le papier d'argent des sucres de pomme, jetes dans les foires des environs, etaient ses grandes trouvailles, qui lui gonflaient le coeur. Tout ce butin disparaissait dans ses poches; il enveloppait d'un bout de journal les plus beaux morceaux. Et, le dimanche, quand Rosalie avait un moment a perdre, entre une sauce et un roti, il lui montrait ses images. C'etait pour elle, si elle voulait; seulement, comme le papier, autour, n'etait pas toujours propre, il decoupait les images, ce qui l'amusait beaucoup. Rosalie se fachait, des brins de papier s'envolaient jusque dans ses plats; et il fallait voir avec quelle malice de paysan, tiree de loin, il finissait par s'emparer de ses ciseaux. Parfois, pour se debarrasser de lui, elle les lui donnait brusquement. Cependant, un roux chantait dans un poelon. Rosalie surveillait la sauce, une cuiller de bois a la main, pendant que Zephyrin, la tete penchee, le dos elargi par ses epaulettes rouges, decoupait des images. Ses cheveux etaient tellement ras, qu'on lui voyait la peau du crane; et, son collet jaune baillait par derriere, montrant le hale du cou. Pendant des quarts d'heure entiers, tous deux ne disaient rien. Lorsque Zephyrin levait la tete, il regardait Rosalie prendre de la farine, hacher du persil, saler et poivrer, d'un air profondement interesse. Alors, de loin en loin, une parole lui echappait. --Fichtre! ca sent trop bon! La cuisiniere, en plein coup de feu, ne daignait pas repondre tout de suite. Au bout d'un long silence, elle disait a son tour: --Vois-tu, il faut que ca mijote. Et leurs conversations ne sortaient guere de la. Ils ne parlaient meme plus du pays. Lorsqu'un souvenir leur revenait, ils se comprenaient d'un mot et riaient en dedans toute l'apres-midi. Cela leur suffisait. Quand Rosalie mettait Zephyrin a la porte, ils s'etaient joliment amuses tous les deux. --Allons, va-t'en! Je vais servir madame. Elle lui rendait son shako et son sabre, le poussait devant elle, puis servait madame avec de la joie aux joues; tandis que lui, les bras ballants, rentrait a la caserne, chatouille a l'interieur par cette bonne odeur de thym et de laurier qu'il emportait. Dans les premiers temps, Helene crut devoir les surveiller. Elle arrivait parfois a l'improviste, pour donner un ordre. Et toujours elle trouvait Zephyrin dans son coin, entre la table et la fenetre, pres de la fontaine de gres, qui le forcait a rentrer les jambes. Des que madame paraissait, il se levait comme au port d'arme, demeurait debout. Si madame lui adressait la parole, il ne repondait guere que par des saluts et des grognements respectueux. Peu a peu, Helene se rassura, en voyant qu'elle ne les derangeait jamais et qu'ils gardaient sur le visage leur tranquillite d'amoureux patients. Meme Rosalie semblait alors beaucoup plus deluree que Zephyrin. Elle Avait deja quelques mois de Paris, elle s'y deniaisait, bien qu'elle ne connut que trois rues, la rue, de Passy, la rue Franklin et la rue Vineuse. Lui, au regiment, restait godiche. Elle assurait a madame qu'il "betisait"; car au pays, bien sur, il etait plus malin. Ca resultait de l'uniforme, disait elle; tous les garcons qui tombaient soldats devenaient betes a crever. En effet, Zephyrin, ahuri par son existence nouvelle, avait les yeux ronds et le dandinement d'une oie. Il gardait sa lourdeur de paysan sous ses epaulettes, la caserne ne lui enseignait point encore le beau langage ni les manieres victorieuses du tourlourou parisien. Ah! madame pouvait etre tranquille! ce n'etait pas lui qui songeait a batifoler. Aussi Rosalie se montrait-elle maternelle. Elle sermonnait Zephyrin tout en mettant la broche, lui prodiguait de bons conseils sur les precipices qu'il devait eviter; et il obeissait, en appuyant chaque conseil d'un vigoureux mouvement de tete. Tous les dimanches, il devait lui jurer qu'il etait alle a la messe et qu'il avait dit religieusement ses prieres matin et soir. Elle l'exhortait encore a la proprete, lui donnait un coup de brosse quand il partait, consolidait un bouton de sa tunique, le visitait de la tete aux pieds, regardant si rien ne clochait. Elle s'inquietait aussi de sa sante et lui indiquait des recettes contre toutes sortes de maladies. Zephyrin, pour reconnaitre ses complaisances, lui offrait de remplir sa fontaine. Longtemps elle refusa, par crainte qu'il ne renversat de l'eau. Mais, un jour, il monta les deux seaux sans laisser tomber une goutte dans l'escalier, et, des lors, ce fut lui qui, le dimanche, remplit la fontaine. Il lui rendait d'autres services, faisait toutes les grosses besognes, allait tres-bien acheter du beurre chez la fruitiere, si elle avait oublie d'en prendre. Meme il finit par se mettre a la cuisine. D'abord, il eplucha les legumes. Plus tard, elle lui permit de hacher. Au bout de six semaines, il ne touchait point aux sauces, mais il les surveillait, la cuiller de bois a la main. Rosalie en avait fait son aide, et elle eclatait de rire parfois, quand elle le voyait, avec son pantalon rouge et son collet jaune, actionne devant le fourneau, un torchon sur le bras, comme un marmiton. Un dimanche, Helene se rendit a la cuisine. Ses pantoufles Assourdissaient le bruit de ses pas, elle resta sur le seuil, sans que la bonne ni le soldat l'eussent entendue. Dans son coin, Zephyrin etait attable devant une tasse de bouillon fumant. Rosalie, qui tournait le dos a la porte, lui coupait de longues mouillettes de pain. --Va, mange, mon petit! disait-elle. Tu marches trop, c'est ca qui te creuse.... Tiens! en as-tu assez? en veux-tu encore? Et elle le couvait d'un regard tendre et inquiet. Lui, tout rond, se carrait au-dessus de la tasse, avalait une mouillette a chaque bouchee. Sa face, jaune de son, rougissait dans la vapeur qui la baignait. Il murmurait: --Sapristi! quel jus! Qu'est-ce que tu mets donc la dedans? --Attends, reprit-elle, si tu aimes les poireaux.... Mais, en se tournant, elle apercut madame. Elle poussa un leger cri. Tous deux resterent petrifies. Puis, Rosalie s'excusa avec un flot Brusque de paroles. --C'est ma part, madame, oh! bien vrai.... Je n'aurais pas repris du bouillon.... Tenez, sur ce que j'ai de plus sacre! Je lui ai dit: Si tu veux ma part de bouillon, je vais te la donner.... Allons, parle donc, toi; tu sais bien que ca s'est passe comme ca.... Et, inquiete du silence que gardait sa maitresse, elle la crut fachee, elle continua d'une voix qui se brisait: --Il mourait de faim, madame; il m'avait vole une carotte crue.... On les nourrit si mal! Puis, imaginez-vous qu'il est alle au diable, le long de la riviere, je ne sais ou.... Vous-meme, madame, vous m'auriez dit: Rosalie, donnez-lui donc un bouillon.... Alors, Helene, devant le petit soldat, qui restait la bouche pleine, sans oser avaler, ne put rester severe. Elle repondit doucement: --Eh bien! ma fille, quand ce garcon aura faim, il faudra l'inviter a diner, voila tout.... Je vous le permets. Elle venait d'eprouver, en face d'eux, cet attendrissement qui, deja une fois, lui avait fait oublier son rigorisme. Ils etaient si heureux, dans cette cuisine! Le rideau de cotonnade, a demi tire, laissait entrer le soleil couchant. Les cuivres incendiaient le mur du fond, eclairant d'un reflet rose le demi-jour de la piece. Et la, dans cette ombre doree, ils mettaient tous les deux leurs petites faces rondes, tranquilles et claires comme des lunes. Leurs amours avaient une certitude si calme, qu'ils ne derangeaient pas le bel ordre des ustensiles. Ils s'epanouissaient aux bonnes odeurs des fourneaux, l'appetit egaye, le coeur nourri. --Dis, maman, demanda Jeanne le soir, apres une longue reflexion, le cousin de Rosalie ne l'embrasse jamais, pourquoi donc? --Et pourquoi veux-tu qu'ils s'embrassent? repondit Helene. Ils s'embrasseront le jour de leur fete. II Apres le potage, ce mardi-la, Helene tendit l'oreille, en disant: --Quel deluge, entendez-vous?... Mes pauvres amis, vous allez etre trempes, ce soir. --Oh! quelques gouttes, murmura l'abbe, dont la vieille soutane etait deja mouillee aux epaules. --Moi, j'ai une bonne trotte, dit M. Rambaud; mais je rentrerai a pied tout de meme; j'aime ca.... D'ailleurs, j'ai mon parapluie. Jeanne reflechissait, en regardant serieusement sa derniere cuilleree de vermicelle. Puis, elle parla lentement: --Rosalie disait que vous ne viendriez pas, a cause du mauvais temps.... Maman disait que vous viendriez.... Vous etes bien gentil, vous venez toujours. On sourit autour de la table. Helene eut un hochement de tete affectueux, a l'adresse des deux freres. Dehors, l'averse continuait avec un roulement sourd, et de brusques coups de vent faisaient craquer les persiennes. L'hiver semblait revenu. Rosalie avait tire soigneusement les rideaux de reps rouge; la petite salle a manger, bien close, eclairee par la calme lueur de la suspension, qui pendait toute blanche, prenait, au milieu des secousses de l'ouragan, une douceur d'intimite attendrie. Sur le buffet d'acajou, des porcelaines refletaient la lumiere tranquille. Et, dans cette paix, les quatre convives causaient sans hate, attendant le bon plaisir de la bonne, en lace de la belle proprete bourgeoise du couvert. --Ah! vous attendiez, tant pis! dit familierement Rosalie en entrant avec un plat. Ce sont des filets de sole au gratin pour monsieur Rambaud, et ca demande a etre saisi au dernier moment. M. Rambaud affectait d'etre gourmand, pour amuser Jeanne et faire Plaisir a Rosalie, qui etait tres-orgueilleuse de son talent de cuisiniere. Il se tourna vers elle, en demandant: --Voyons, qu'avez-vous mis aujourd'hui?... Vous apportez toujours des surprises quand je n'ai plus faim. --Oh! repondit-elle, il y a trois plats, comme toujours; pas davantage.... Apres les filets de sole, vous allez avoir un gigot et des choux de Bruxelles.... Bien vrai, pas davantage. Mais M. Rambaud regardait Jeanne du coin de l'oeil. L'enfant s'egayait beaucoup, etouffant des rires dans ses mains jointes, secouant la tete comme pour dire que la bonne mentait. Alors, il fit claquer la langue d'un air de doute, et Rosalie feignit de se facher. --Vous ne me croyez pas, reprit-elle, parce que mademoiselle est en train de rire.... Eh bien! fiez-vous a ca, restez sur votre appetit, et vous verrez si vous n'etes pas force de vous remettre a table, en rentrant chez vous. Quand la bonne ne fut plus la, Jeanne, qui riait plus fort, eut une terrible demangeaison de parler. --Tu es trop gourmand, commenca-t-elle; moi, je suis allee dans la cuisine.... Mais elle s'interrompit. --Ah! non, il ne faut pas le lui dira, n'est-ce pas, maman?... Il n'y a rien, rien du tout. C'est pour t'attraper que je riais. Cette scene recommencait tous les mardis et avait toujours le meme succes. Helene etait touchee de la bonne grace avec laquelle M. Rambaud se pretait a ce jeu, car elle n'ignorait pas qu'il avait longtemps vecu, avec une frugalite provencale, d'un anchois et d'une demi-douzaine d'olives par jour. Quant a l'abbe Jouve, il ne savait jamais ce qu'il mangeait; on le plaisantait meme souvent sur son ignorance et ses distractions. Jeanne le guettait de ses yeux luisants. Lorsqu'on fut servi: --C'est tres-bon, le merlan, dit-elle en s'adressant au pretre. --Tres-bon, ma cherie, murmura-t-il. Tiens, c'est vrai, c'est du merlan; je croyais que c'etait du turbot. Et, comme tout le monde riait, il demanda naivement pourquoi. Rosalie, qui venait de rentrer, paraissait tres-blessee. Ah! bien, monsieur le cure, dans son pays, connaissait joliment mieux la nourriture; il disait l'age d'une volaille, a huit jours pres, rien qu'en la decoupant; il n'avait pas besoin d'entrer dans la cuisine pour connaitre a l'avance son diner, l'odeur suffisait. Bon Dieu! si elle avait servi chez un cure comme monsieur l'abbe, elle ne saurait seulement pas a cette heure retourner une omelette. Et le pretre s'excusait d'un air embarrasse, comme si le manque absolu du sens de la gourmandise fut chez lui un defaut dont il desesperait de se corriger. Mais, vraiment, il avait trop d'autres choses en tete. --Ca, c'est un gigot, declara Rosalie en posant le gigot sur la table. Tout le monde, de nouveau, se mit a rire, l'abbe Jouve le premier. Il avanca sa grosse tete, en clignant ses yeux minces. --Oui, pour sur, c'est un gigot, dit-il. Je crois que je l'aurais reconnu. Ce jour-la, d'ailleurs, l'abbe etait encore plus distrait que de coutume. Il mangeait vite, avec la hate d'un homme que la table ennuie, et qui chez lui dejeune debout; puis, il attendait les autres, absorbe, repondant simplement par des sourires. Toutes les minutes, il jetait sur son frere un regard dans lequel il y avait de l'encouragement et de l'inquietude. M. Rambaud, lui non plus, ne semblait pas avoir son calme habituel; mais son trouble se trahissait par un besoin de parler et de se remuer sur sa chaise, qui n'etait point dans sa nature reflechie. Apres les choux de Bruxelles, comme Rosalie tardait a apporter le dessert, il y eut un silence. Au dehors, l'averse tombait avec plus de violence, un grand ruissellement battait la maison. Dans la salle a manger, on etouffait un peu. Alors, Helene eut conscience que l'air n'etait pas le meme, qu'il y avait entre les deux freres quelque chose qu'ils ne disaient point. Elle les regarda avec sollicitude, elle finit par murmurer: --Mon Dieu! quelle pluie affreuse!... N'est-ce pas? cela vous retourne, vous paraissez souffrants tous les deux? Mais ils diront que non, ils s'empresserent de la rassurer. Et comme Rosalie arrivait, portant un immense plat, M. Rambaud s'ecria, pour cacher son emotion: --Qu'est-ce que je disais! encore une surprise! La surprise, ce jour-la, etait une creme a la vanille, un des triomphes de la cuisiniere. Aussi fallait-il voir le rire large et muet avec lequel elle la posa sur la table. Jeanne battait des mains, en repetant: --Je le savais, je le savais!... J'avais vu les oeufs dans la cuisine. --Mais je n'ai plus faim! reprit M. Rambaud d'un air desespere. Il m'est impossible d'en manger. Alors, Rosalie devint grave, pleine d'un courroux contenu. Elle dit simplement, l'air digne: --Comment! une creme que j'ai faite pour vous!... Eh bien! essayez de ne pas en manger.... Oui, essayez.... Il se resigna, prit une grosse part de creme. L'abbe restait distrait. Il roula sa serviette, se leva avant la fin du dessert, comme cela lui arrivait souvent. Un instant, il marcha, la tete penchee sur une epaule; puis, quand Helene quitta la table a son tour, il lanca a M. Rambaud un coup d'oeil d'intelligence, et emmena la jeune femme dans la chambre a coucher. Derriere eux, par la porte laissee ouverte, on entendit presque aussitot leurs voix lentes, sans distinguer les paroles. --Depeche-toi, disait Jeanne a M. Rambaud qui semblait ne pouvoir finir un biscuit. Je veux te montrer mon travail. Mais il ne se pressait pas. Lorsque Rosalie se mit a oter le couvert, il lui fallut pourtant se lever. --Attends donc, attends donc, murmurait-il, pendant que l'enfant voulait l'entrainer dans la chambre. Et il s'ecartait de la porte, embarrasse et peureux. Puis, comme l'abbe haussait la voix, il fut pris d'une telle faiblesse qu'il dut s'asseoir de nouveau devant la table desservie. Il avait tire un journal de sa poche. --Je vais te faire une petite voiture, dit-il. Du coup, Jeanne ne parla plus d'aller dans la chambre. M. Rambaud l'emerveillait par son adresse a tirer d'une feuille de papier toutes sortes de joujoux. Il faisait des cocottes, des bateaux, des bonnets d'eveque, des charrettes, des cages. Mais, ce jour-la, ses doigts tremblaient en pliant le papier, et il n'arrivait pas a reussir les petits details. Au moindre bruit qui sortait de la piece voisine, il baissait la tete. Cependant, Jeanne, tres-interessee, s'etait appuyee contre la table, a cote de lui. --Apres, tu feras une cocotte, dit-elle, pour l'atteler a la voiture. Au fond de la chambre, l'abbe Jouve etait reste debout, dans l'ombre claire dont l'abat-jour noyait la piece. Helene avait repris sa place habituelle, devant le gueridon; et comme elle ne se genait pas le mardi avec ses amis, elle travaillait, on ne voyait que ses mains pales cousant un petit bonnet d'enfant, sous le rond de vive clarte. --Jeanne ne vous donne plus aucune inquietude? demanda l'abbe. Elle hocha la tete avant de repondre. --Le docteur Deberle parait tout a fait rassure, dit-elle. Mais la pauvre cherie est encore bien nerveuse.... Hier, je l'ai trouvee sans connaissance sur sa chaise. --Elle manque d'exercice, reprit le pretre. Vous vous enfermez trop, vous ne menez pas assez la vie de tout le monde. Il se tut, il y ont un silence. Sans doute il avait trouve la transition qu'il cherchait; mais, au moment de parler, il se recueillait. Il prit une chaise, s'assit a cote d'Helene, en disant: --Ecoutez, ma chere fille, je desire causer serieusement avec vous depuis quelque temps.... L'existence que vous menez ici n'est pas bonne. Ce n'est point a votre age qu'on se cloitre comme vous le faites; et ce renoncement est aussi mauvais pour votre enfant que pour vous.... Il y a mille dangers, des dangers de sante et d'autres dangers encore.... Helene avait leve la tete, d'un air de surprise. --Que voulez-vous dire, mon ami? demanda-t-elle. --Mon Dieu! je connais peu le monde, continua le pretre avec un leger embarras, mais je sais pourtant qu'une femme y est tres-exposee, lorsqu'elle reste sans defense.... Enfin, vous etes trop seule, et cette solitude dans laquelle vous vous enfoncez, n'est pas saine, croyez-moi. Un jour doit venir ou vous en souffrirez. --Mais je ne me plains pas, mais je me trouve tres-bien comme je suis! s'ecria-t-elle avec quelque vivacite. Le vieux pretre branla doucement sa grosse tete. --Certainement, cela est tres-doux. Vous vous sentez parfaitement heureuse, je le comprends. Seulement, sur cette pente de la solitude et de la reverie, on ne sait jamais ou l'on va.... Oh! je vous connais, vous etes incapable de mal faire.... Mais vous pourriez y perdre tot ou tard votre tranquillite. Un matin, il ne serait plus temps, la place que vous laissez vide autour de vous et en vous, se trouverait occupee par quelque sentiment douloureux et inavouable. Dans l'ombre, une rougeur etait montee au visage d'Helene. L'abbe avait donc lu dans son coeur? Il connaissait donc le trouble qui grandissait en elle, cette agitation interieure qui emplissait sa vie, maintenant, et qu'elle-meme jusque-la n'avait pas voulu interroger? Son ouvrage tomba sur ses genoux. Une mollesse la prenait, elle attendait du pretre comme une complicite devote, qui allait enfin lui permettre d'avouer tout haut et de preciser ces choses vagues qu'elle refoulait au fond de son etre. Puisqu'il savait tout, il pouvait la questionner, elle tacherait de repondre. --Je me mets entre vos mains, mon ami, murmura-t-elle. Vous savez bien que je vous ai toujours ecoute. Alors, le pretre garda un moment le silence; puis, lentement, gravement: --Ma fille, il faut vous remarier, dit-il. Elle resta muette, les bras abandonnes, dans la stupeur que lui causait un pareil conseil. Elle attendait d'autres paroles, elle ne comprenait plus. Cependant, l'abbe continuait, plaidant les raisons qui devaient la decider au mariage. --Songez que vous etes jeune encore.... Vous ne pouvez rester davantage dans ce coin ecarte de Paris, osant a peine sortir, ignorant tout de la vie. Il vous faut rentrer dans l'existence commune, sous peine de regretter amerement plus tard votre isolement.... Vous ne vous apercevez point du lent travail de cette reclusion, mais vos amis remarquent votre paleur et s'en inquietent. Il s'arretait a chaque phrase, esperant qu'elle l'interromprait et qu'elle discuterait sa proposition. Mais elle demeurait toute froide, comme glacee par la surprise. --Sans doute, vous avez une enfant, reprit-il. Cela telle un cheval.... Tu ne sais donc pas faire les chevaux? --Ah! non. Les chevaux, c'est trop difficile, repondit M. Rambaud. Mois, si tu veux, je vais t'apprendre a foire les voitures. C'etait toujours par la que le jeu finissait. Jeanne, tres-attentive, regardait son bon ami plier le papier en une multitude de petits carres; puis, elle essayait a son tour; mais elle se trompait, tapait du pied. Pourtant, elle savait deja faire les bateaux et les bonnets d'eveque. --Tu vois, repetait patiemment M. Rambaud, tu fais quatre cornes comme cela, puis tu retournes.... Depuis un instant, l'oreille tendue, il avait du saisir quelques-unes des paroles dites dans la piece voisine; et ses pauvres mains s'agitaient davantage, sa langue s'embarrassait tellement, qu'il mangeait la moitie des mots. Helene, qui ne pouvait s'apaiser, reprit l'entretien. --Me remarier, et avec qui? demanda-t-elle tout d'un coup au pretre, en replacant son ouvrage sur le gueridon. Vous avez quelqu'un en vue, n'est-ce pas? L'abbe Jouve s'etait leve et marchait lentement. Il fit un signe affirmatif de la tete, sans s'arreter. --Eh bien! nommez-moi la personne, reprit-elle. Un instant, il se tint debout devant elle; puis il haussa legerement les epaules, en murmurant: --A quoi bon! puisque vous refusez? --N'importe, je veux savoir, dit-elle; comment pourrais-je prendre une decision, si je ne sais pas? Il ne repondit point tout de suite, toujours debout et la regardant en face. Un sourire un peu triste montait a ses levres. Ce fut presque a voix basse qu'il finit par dire: --Comment! vous n'avez pas devine? Non, elle ne devinait pas. Elle cherchait et s'etonnait. Alors, il fit simplement un signe; d'un mouvement de tete, il indiqua la salle a manger. --Lui! s'ecria-t-elle en etouffant sa voix. Et elle devint toute grave. Elle ne protestait plus violemment. Il ne restait sur son visage que de l'etonnement et du chagrin. Longtemps, elle demeura les yeux a terre, songeuse. Non, certes, elle n'aurait jamais devine; et pourtant elle ne trouvait aucune objection. M. Rambaud etait le seul homme dans la main duquel elle aurait mis loyalement la sienne, sans une crainte. Elle connaissait sa bonte, elle ne riait pas de son epaisseur bourgeoise. Mais, malgre toute son affection pour lui, l'idee qu'il l'aimait la penetrait d'un grand froid. Cependant, l'abbe avait repris sa marche d'un bout de la piece a l'autre; et comme il passait devant la porte de la salle a manger, il appela doucement Helene. --Tenez, venez voir. Elle se leva et regarda. M. Rambaud avait fini par asseoir Jeanne sur sa propre chaise. Lui, d'abord appuye contre la table, venait de se laisser glisser aux pieds de la petite fille. Il etait a genoux devant elle, et l'entourait d'un de ses bras. Sur la table, il y avait la charrette attelee d'une cocotte, puis des bateaux, des boites, des bonnets d'eveque. --Alors, tu m'aimes bien? disait-il, repete que tu m'aimes bien. --Mais oui, je t'aime bien, tu le sais. Il hesitait, fremissant, comme s'il avait eu une declaration d'amour a risquer. --Et si je te demandais a rester toujours ici, avec toi, qu'est-ce que tu repondrais? --Oh! je serais contente; nous jouerions ensemble, n'est-ce pas? ce serait amusant. --Toujours, entends-tu, je resterais toujours. Jeanne avait pris un bateau, qu'elle transformait en un chapeau de gendarme. Elle murmura: --Ah! il faudrait que maman le permit. Cette reponse parut le rendre a toutes ses anxietes. Son sort se decidait. --Bien sur, dit-il. Mais si ta maman le permettait, tu ne dirais pas non, toi, n'est-ce pas? Jeanne, qui achevait son chapeau de gendarme, enthousiasmee, se mit a chanter sur un air a elle: --Je dirais oui, oui, oui.... Je dirais oui, oui, oui.... Vois donc comme il est joli, mon chapeau! M. Rambaud, touche aux larmes, se dressa sur les genoux et l'embrassa, pendant qu'elle-meme lui jetait les mains autour du cou. Il avait charge son frere de demander le consentement d'Helene; lui, tachait d'obtenir celui de Jeanne. --Vous le voyez, dit le pretre avec un sourire, l'enfant veut bien. Helene resta grave. Elle ne discutait plus. L'abbe avait repris son plaidoyer, et il insistait sur les merites de M. Rambaud. N'etait-ce pas un pere tout trouve pour Jeanne? Elle le connaissait, elle ne livrerait rien au hasard en se confiant a lui. Puis, comme elle gardait le silence, l'abbe ajouta avec une grande emotion et une grande dignite que, s'il s'etait charge d'une pareille demarche, il n'avait point songe a son frere, mais a elle, a son bonheur. --Je vous crois, je sais combien vous m'aimez, dit vivement Helene. Attendez, je veux repondre devant vous a votre frere. Dix heures sonnaient. M. Rambaud entrait dans la chambre a coucher. Elle marcha a sa rencontre, la main tendue, en disant: --Je vous remercie de votre offre, mon ami, et je vous en suis tres- reconnaissante. Vous avez bien fait de parler.... Elle le regardait tranquillement en face et gardait sa grosse main dans la sienne. Lui, tout fremissant, n'osait lever les yeux. --Seulement, je demande a reflechir, continua-t-elle. Il me faudra beaucoup de temps peut-etre. --Oh! tout ce que vous voudrez, six mois, un an, davantage, balbutia-t-il, soulage, heureux de ce qu'elle ne le mettait pas tout de suite a la porte. Alors, elle eut un faible sourire. --Mais j'entends que nous restions amis. Vous viendrez comme par le passe, vous me promettez simplement d'attendre que je vous reparle la premiere de ces choses.... Est-ce convenu? Il avait retire sa main, il cherchait fievreusement son chapeau, en acceptant tout d'un hochement de tete continu. Puis, au moment de sortir, il retrouva la parole. --Ecoutez, murmura-t-il, vous savez maintenant que je suis la, n'est-ce pas? Eh bien! dites-vous que j'y serai toujours, quoi qu'il arrive. C'est tout ce que l'abbe aurait du vous expliquer.... Dans dix ans, si vous voulez, vous n'aurez qu'a faire un signe. Je vous obeirai. Et ce fut lui qui prit une derniere fois la main d'Helene et la serra a la briser. Dans l'escalier, les deux freres se retournerent comme d'habitude, en disant: --A mardi. --Oui, a mardi, repondit Helene. Lorsqu'elle rentra dans la chambre, le bruit d'une nouvelle averse qui battait les persiennes, la rendit toute chagrine. Mon Dieu! quelle pluie entetee, et comme ses pauvres amis allaient etre mouilles! Elle ouvrit la fenetre, jeta un regard dans la rue. De brusques coups de vent soufflaient les becs de gaz. Et, au milieu des flaques pales et des hachures luisantes de la pluie, elle apercut le dos rond de M. Rambaud qui s'en allait, heureux et dansant dans le noir, sans paraitre se soucier de ce deluge. Jeanne, cependant, etait tres-serieuse, depuis qu'elle avait saisi quelques-unes des dernieres paroles de son bon ami. Elle venait de retirer ses petites bottines, elle restait en chemise sur le bord de son lit, songeant profondement. Quand sa mere entra pour l'embrasser, elle la trouva ainsi. --Bonne nuit, Jeanne. Embrasse-moi. Puis, comme l'enfant semblait ne pas entendre, Helene s'accroupit devant elle, en la prenant a la taille. Et elle l'interrogea a demi- voix. --Ca te ferait donc plaisir s'il habitait avec nous? Jeanne ne parut pas etonnee de la question. Elle pensait a ces choses sans doute. Lentement, elle dit oui de la tete. --Mais, tu sais, reprit la mere, il serait toujours la, la nuit, le jour, a table, partout. Une inquietude grandissait dans les yeux clairs de la petite fille. Elle posa sa joue sur l'epaule de sa mere, la baisa au cou, finit par lui demander a l'oreille, toute frissonnante: --Maman, est-ce qu'il t'embrasserait? Une teinte rose monta au front d'Helene. Elle ne sut que repondre d'abord a cette question d'enfant. Enfin, elle murmura: --Il serait comme ton pere, ma cherie. Alors, les petits bras de Jeanne se raidirent, elle eclata brusquement en gros sanglots. Ella begayait: --Oh! non, non, je ne veux plus.... Oh! maman, je t'en prie, dis-lui que je ne veux pas, va lui dire que je ne veux pas.... Et elle etouffait, elle s'etait jetee sur la poitrine de sa mere, elle la couvrait de ses larmes et de ses baisers. Helene tacha de la calmer, en lui repetant qu'on arrangerait cela. Mais Jeanne voulait tout de suite une reponse decisive. --Oh! dis non, petite mere, dis non.... Tu vois bien que j'en mourrais.... Oh! jamais, n'est-ce pas? jamais! --Eh bien! non, je te le promets; sois raisonnable, couche-toi. Pendant quelques minutes encore, l'enfant muette et passionnee la serra entre ses bras, comme ne pouvant se detacher d'elle et la defendant contre ceux qui voulaient la lui prendre. Enfin, Helene put la coucher; mais elle dut veiller pres d'elle une partie de la nuit. Des secousses l'agitaient dans son sommeil, et, toutes les demi-heures, elle ouvrait les yeux, s'assurait que si mere etait la, puis se rendormait en collant la bouche sur sa main. III Ce fut un mois d'une douceur adorable. Le soleil d'avril avait verdi le jardin d'une verdure tendre, legere et fine comme une dentelle. Contre la grille, les tiges folles des clematites poussaient leurs jets minces, tandis que les chevrefeuilles en boutons exhalaient un parfum delicat, presque sucre. Aux deux bords de la pelouse, soignee et taillee, des geraniums rouges et des quarantaines blanches fleurissaient les corbeilles. Et le bouquet d'ormes, dans le fond, entre l'etranglement des constructions voisines, drapait la tenture verte de ses branches, dont les petites feuilles frissonnaient au moindre souffle. Pendant plus de trois semaines, le ciel resta bleu sans un nuage. C'etait comme un miracle de printemps qui fetait la nouvelle jeunesse, l'epanouissement qu'Helene portait dans son coeur. Chaque apres-midi, elle descendait au jardin avec Jeanne. Sa place etait marquee, contre le premier orme, a droite. Une chaise l'attendait; et, le lendemain, elle trouvait encore, sur le gravier de l'allee, les bouts de fil qu'elle avait semes la veille. --Vous etes chez vous, repetait chaque soir madame Deberle, qui se prenait pour elle d'une de ces passions, dont elle vivait six mois. A demain. Tachez de venir plus tot, n'est-ce pas? Et Helene etait chez elle, en effet. Peu a peu, elle s'habituait a ce coin de verdure, elle attendait l'heure d'y descendra avec une impatience d'enfant. Ce qui la charmait, dans ce jardin bourgeois, c'etait surtout la proprete de la pelouse et des massifs. Pas une herbe oubliee ne gatait la symetrie des feuillages. Les allees, ratissees tous les matins, avaient aux pieds une mollesse de tapis. Elle vivait la, calme et reposee, ne souffrant pas des exces de la seve. Il ne lui venait rien de troublant de ces corbeilles dessinees si nettement, de ces manteaux de lierre dont le jardinier enlevait une a une les feuilles jaunies. Sous l'ombre enfermee des ormes, dans ce parterre discret que la presence de madame Deberle parfumait d'une pointe de musc, elle pouvait se croire dans un salon; et la vue seule du ciel, lorsqu'elle levait la tete, lui rappelait le plein air et la faisait respirer largement. Souvent, elles passaient l'apres-midi toutes les deux, sans voir personne. Jeanne et Lucien jouaient a leurs pieds. Il y avait de longs silences. Puis, madame Deberle, que la reverie desesperait, causait pendant des heures, se contentant des approbations muettes d'Helene, repartant de plus belle au moindre hochement de tete. C'etaient des histoires interminables sur les dames de son intimite, des projets de reception pour le prochain hiver, des reflexions de pie bavarde au sujet des evenements du jour, tout le chaos mondain qui se heurtait dans ce front etroit de jolie femme; et cela mele a de brusques effusions d'amour pour les enfants, a des phrases emues qui celebraient les charmes de l'amitie. Helene sa laissait serrer les mains. Elle n'ecoutait pas toujours; mais, dans l'attendrissement continu ou elle vivait, elle se montrait tres-touchee des caresses de Juliette, et elle la disait d'une grande bonte, d'une bonte d'ange. D'autres fois, une visite se presentait. Alors, madame Deberle etait enchantee. Elle avait cessa depuis Paques ses samedis, comme il convenait a cette epoque de l'annee. Mais elle redoutait la solitude, et on la ravissait en la venant voir sans facon, dans son jardin. Sa grande preoccupation, alors, etait de choisir la plage ou elle passerait le mois d'aout. A chaque visite, elle recommencait la meme conversation; elle expliquait que son mari ne raccompagnerait pas a la mer; puis, elle questionnait les gens, elle ne pouvait fixer son choix. Ce n'etait pas pour elle, c'etait pour Lucien. Quand le beau Malignon arrivait, il s'asseyait a califourchon sur une chaise rustique. Lui, abhorrait la campagne; il fallait etre fou, disait-il, pour s'exiler de Paris, sous pretexte d'aller prendre des rhumes au bord de l'Ocean. Pourtant, il discutait les plages; toutes etaient infectes, et il declarait qu'apres Trouville, il n'y avait absolument rien d'un peu propre. Helene, chaque jour, entendait la meme discussion, sans se lasser, heureuse meme de cette monotonie de ses journees qui la bercait et l'endormait dans une pensee unique. Au bout du mois, madame Deberle ne savait pas encore ou elle irait. Un soir, comme Helene se retirait, Juliette lut dit: --Je suis obligee de sortir demain; mais que cela ne vous empeche pas de descendre.... Attendez-moi, je ne rentrerai pas tard. Helene accepta. Elle passa une apres-midi delicieuse, seule dans le jardin. Au-dessus de sa tete, elle n'entendait que la bruit d'ailes des moineaux, voletant dans les arbres. Tout la charme de ce petit coin ensoleille la penetrait. Et, a partir de ce jour, ses plus heureuses apres-midi furent celles ou son amie l'abandonnait. De rapports de plus en plus etroits se nouaient entre elle et les Deberle. Elle dina chez eux, en amie que l'on retient au moment de se mettre a table; lorsqu'elle s'attardait sous les ormes, et que Pierre descendait le perron, en disant: "Madame est servie," Juliette la suppliait de rester, et elle cedait parfois. C'etaient des diners de famille, egayes par la turbulence des enfants. Le docteur Deberle et Helene paraissaient de bons amis, dont les temperaments raisonnables, un peu froids, sympathisaient. Aussi Juliette s'ecriait-elle souvent: --Oh! vous vous entendriez bien ensemble.... Moi, cela m'exaspere, votre tranquillite. Chaque apres-midi, le docteur rentrait de ses visites vers six heures. Il trouvait ces dames au jardin et s'asseyait pres d'elles. Dans les premiers temps, Helene avait affecte de se retirer aussitot, pour laisser le menage seul. Mais Juliette s'etait si vivement fachee de cette brusque retraite, qu'elle demeurait maintenant. Elle se trouvait de moitie dans la vie intime de cette famille qui semblait toujours tres-unie. Lorsque le docteur arrivait, sa femme lui tendait chaque fois la joue, du meme mouvement amical, et il la baisait; puis, comme Lucien lui montait aux jambes, il l'aidait a grimper, il le gardait sur ses genoux, tout en causant. L'enfant lui fermait la bouche de ses petites mains, lui tirait les cheveux au milieu d'une phrase, se conduisait si mal, qu'il finissait par le mettre a terre, en lui disant d'aller jouer avec Jeanne. Et Helene souriait de ces jeux, elle quittait un instant son ouvrage pour envelopper d'un regard tranquille le pere, la mere et l'enfant. Le baiser du mari ne la genait point, les malices de Lucien l'attendrissaient. On eut dit qu'elle se reposait dans la paix heureuse du menage. Cependant, le soleil se couchait, jaunissant les hautes branches. Une serenite tombait du ciel pale. Juliette, qui avait la manie des questions, meme avec les personnes qu'elle connaissait le moins, interrogeait son mari, coup sur coup, souvent sans attendre les reponses. --Ou es-tu alle? qu'as-tu fait? Alors, il disait ses visites, lui parlait d'une connaissance saluee, lui donnait quelque renseignement, une etoffe ou un meuble entrevu a un etalage. Et souvent, en parlant, ses yeux rencontraient les yeux d'Helene. Ni l'un ni l'autre ne detournait la tete. Ils se regardaient face a face, serieux une seconde, comme s'ils se fussent vus jusqu'au coeur; puis, ils souriaient, les paupieres lentement abaissees. La vivacite nerveuse de Juliette, qu'elle noyait d'une langueur etudiee, ne leur permettait pas de causer longtemps ensemble; car la jeune femme se jetait en travers de toutes les conversations. Pourtant, ils echangeaient des mots, des phrases lentes et banales, qui semblaient prendre des sens profonds et qui se prolongeaient au dela du son de leurs voix. A chacune de leurs paroles, ils s'approuvaient d'un leger signe, comme si toutes leurs pensees eussent ete communes. C'etait une entente absolue, intime, venue du fond de leur etre, et qui se resserrait jusque dans leurs silences. Parfois, Juliette arretait son bavardage de pie, un peu honteuse de toujours parler. --Hein? vous ne vous amusez guere? disait-elle. Nous causons de choses qui ne vous interessent pas du tout. --Non, ne faites pas attention a moi, repondait Helene gaiement. Je ne m'ennuie jamais.... C'est un bonheur pour moi que d'ecouter et de ne rien dire. Et elle ne mentait pas. C'etait pendant ses longs silences qu'elle Goutait le mieux le charme d'etre la. La tete penchee sur son ouvrage, levant les yeux de loin en loin pour echanger avec le docteur ces longs regards qui les attachaient l'un a l'autre, elle s'enfermait volontiers dans l'egoisme de son emotion. Entre elle et lui, elle s'avouait maintenant qu'il y avait un sentiment cache, quelque chose de tres-doux, d'autant plus doux que personne au monde ne le partageait avec eux. Mais elle portait son secret paisiblement, sans un trouble d'honnetete, car rien de mauvais ne l'agitait. Comme il etait bon avec sa femme et son enfant! Elle l'aimait davantage, quand il faisait sauter Lucien et baisait Juliette sur la joue. Depuis qu'elle le voyait dans son menage, leur amitie avait grandi. Maintenant, elle etait comme de la famille, elle ne pensait pas qu'on put l'eloigner. Et, au fond d'elle, elle l'appelait Henri, naturellement, a force d'entendre Juliette lui donner ce nom. Lorsque ses levres disaient "monsieur", un echo repetait "Henri", dans tout son etre. Un jour, le docteur trouva Helene seule sous les ormes. Juliette sortait presque toutes les apres-midi. --Tiens! ma femme n'est pas la? dit-il. --Non, elle m'abandonne, repondit-elle en riant. Il est vrai que vous rentrez plus tot. Les enfants jouaient a l'autre bout du jardin. Il s'assit pres d'elle. Leur tete-a-tete ne les troublait nullement. Pendant pres d'une heure, ils causerent de mille choses, sans eprouver un instant l'envie de faire une allusion au sentiment tendre qui leur gonflait le coeur. A quoi bon parler de cela? ne savaient-ils pas ce qu'ils auraient pu se dire? Ils n'avaient aucun aveu a se faire. Cela suffisait a leur joie, d'etre ensemble, de s'entendre sur tous les sujets, de jouir sans trouble de leur solitude, a cette place meme ou il embrassait sa femme chaque soir devant elle. Ce jour-la, il la plaisanta sur sa fureur de travail. --Vous savez, dit-il, que je ne connais seulement pas la couleur de vos yeux; vous les tenez toujours sur votre aiguille. Elle leva la tete, le regarda comme elle faisait d'habitude, bien en face. --Est-ce que vous seriez taquin? demanda-t-elle doucement. Mais lui continuait: --Ah! ils sont gris.... gris avec un reflet bleu, n'est-ce pas? C'etait la tout ce qu'ils osaient; mais ces paroles, les premieres venues, prenaient une douceur infinie. Souvent, a partir de ce jour, il la trouva seule, dans le crepuscule. Malgre eux, sans qu'ils en eussent conscience, leur familiarite devenait alors plus grande. Ils parlaient d'une voix changee, avec des inflexions caressantes qu'ils n'avaient pas quand on les ecoutait. Et cependant, lorsque Juliette arrivait, rapportant la fievre bavarde de ses courses dans Paris, elle ne les genait toujours pas, ils pouvaient continuer la conversation commencee, sans avoir a se troubler ni a reculer leurs sieges. Il semblait que ce beau printemps, ce jardin ou les lilas fleurissaient, prolongeat en eux le premier ravissement de la passion. Vers la fin du mois, madame Deberle fut agitee d'un grand projet. Tout d'un coup, elle venait d'avoir l'idee de donner un bal d'enfants. La saison etait deja bien avancee, mais cette idee emplit tellement sa tete vide, qu'elle se lanca aussitot dans les preparatifs avec son activite turbulente. Elle voulait quelque chose de tout a fait bien. Le bal serait costume. Alors, elle ne causa plus que de son bal, chez elle, chez les autres, partout. Il y eut, dans le jardin, des conversations interminables. Le beau Malignon trouvait le projet un peu "bebete"; mais il daigna pourtant s'y interesser, et il promit d'amener un chanteur comique de sa connaissance. Une apres-midi, comme tout le monde etait sous les arbres, Juliette pesa la grave question des costumes pour Lucien et Jeanne. --J'hesite beaucoup, dit-elle; j'ai songe a un Pierrot de satin blanc. --Oh! c'est commun! declara Malignon. Vous aurez une bonne douzaine de Pierrots, dans votre bal.... Attendez, il faudrait quelque chose de trouve.... Et il se mit a reflechir profondement, en sucant la pomme de sa badine. Pauline, qui arrivait, s'ecria: --Moi, j'ai envie de me mettre en soubrette.... --Toi! dit madame Deberle avec surprise, mais tu ne te deguises pas! Est-ce que tu te prends pour un enfant, grande bete?... Tu me feras le plaisir de venir en robe blanche. --Tiens! ca m'aurait amusee, murmura Pauline, qui, malgre ses dix-huit ans et ses rondeurs de belle fille, adorait sauter avec les tout petits enfants. Helene, cependant, travaillait au pied de son arbre, levant parfois la tete pour sourire au docteur et a M. Rambaud, qui causaient debout devant elle. M. Rambaud avait fini par entrer dans l'intimite des Deberle. --Et Jeanne, demanda le docteur, en quoi la mettrez-vous? Mais il eut la parole coupee par une exclamation de Malignon. --J'ai trouve!... Un marquis Louis XV! Et il brandissait sa badine, d'un air triomphant. Puis, comme on ne s'enthousiasmait guere autour de lui, il parut etonne. --Comment! vous ne comprenez point?... C'est Lucien qui recoit ses petits invites, n'est-ce pas? Alors, vous le plantez a la porte du salon, en marquis, avec un gros bouquet de roses au cote, et il fait des reverences aux dames. --Mais, objecta Juliette, nous en aurons des douzaines de marquis. --Qu'est-ce que ca fait? dit Malignon tranquillement. Plus il y aura de marquis, plus ce sera drole. Je vous dis que c'est trouve.... Il faut que le maitre de la maison soit en marquis, autrement votre bal est infect. Il semblait tellement convaincu, que Juliette finit par se passionner, elle aussi. En effet, un costume de marquis Pompadour en satin blanc broche de petits bouquets, ce serait tout a fait delicieux. --Et Jeanne? repeta le docteur. La petite fille etait venue s'appuyer contre l'epaule de sa mere, dans cette pose caline qu'elle aimait a prendre. Comme Helene allait ouvrir les levres, elle murmura: --Oh! maman, tu sais ce que tu m'as promis? --Quoi donc? demanda-t-on autour d'elle. Alors, pendant que sa fille la suppliait du regard, Helene repondit en Souriant: --Jeanne ne veut pas que l'on dise son costume. --Mais, c'est vrai! s'ecria l'enfant. On ne fait plus d'effet du tout, quand on a dit son costume. On s'egaya un instant de cette coquetterie. M. Rambaud se montra taquin. Depuis quelque temps, Jeanne le boudait; et le pauvre homme, desespere, ne sachant comment rentrer dans les bonnes graces de sa petite amie, en arrivait a la taquiner pour se rapprocher d'elle. Il repeta a plusieurs reprises, en la regardant: --Je vais le dire, moi, je vais le dire.... L'enfant etait devenue toute pale. Sa douce figure souffrante prenait une durete farouche, le front coupe de deux grands plis, le menton allonge et nerveux. --Toi, begaya-t-elle, toi, tu ne diras rien.... Et, follement, comme il faisait toujours mine de vouloir parler, elle s'elanca sur lui, en criant: --Tais-toi, je veux que tu te taises!... Je veux!... Helene n'avait pas eu le temps de prevenir l'acces, un de ces acces de colere aveugle qui parfois secouaient si terriblement la petite fille. Elle dit severement: --Jeanne, prends garde, je te corrigerai! Mais Jeanne ne l'ecoutait pas, ne l'entendait pas. Tremblant de la tete aux pieds, trepignant, s'etranglant, elle repetait: "Je veux!... je veux!..." d'une voix de plus en plus rauque et dechiree; et, de ses mains crispees, elle avait saisi le bras de M. Rambaud, qu'elle tordait avec une force extraordinaire. Vainement, Helene la menaca. Alors, ne pouvant la dompter par la severite, tres-chagrine de cette scene devant tout ce monde, elle se contenta de murmurer doucement: --Jeanne, tu me fais beaucoup de peine. L'enfant, aussitot, lacha prise, tourna la tete. Et quand elle vit sa mere, la face desolee, les yeux pleins de larmes contenues, elle eclata elle-meme en sanglots et se jeta a son cou, en balbutiant: --Non, maman.... non, maman.... Elle lui passait les mains sur la figure pour l'empecher de pleurer. Sa mere, lentement, l'ecarta. Alors, le coeur creve, eperdue, la petite se laissa tomber a quelques pas sur un banc, ou elle sanglota plus fort. Lucien, auquel on la donnait sans cesse en exemple, la contemplait, surpris et vaguement enchante. Et comme Helene pliait son ouvrage, en s'excusant d'une pareille scene, Juliette lui dit que, mon Dieu! On devait tout pardonner aux enfants; au contraire, la petite avait tres-bon coeur, et elle se lamentait si fort, la pauvre mignonne, qu'elle etait deja trop punie. Elle l'appela pour l'embrasser, mais Jeanne, refusant le pardon, restait sur son banc, etouffee par les larmes. M. Rambaud et le docteur, cependant, s'etaient approches. Le premier se pencha, demanda de sa bonne voix emue: --Voyons, ma cherie, pourquoi es-tu fachee? que t'ai-je fait? --Oh! dit l'enfant, en ecartant les mains et en montrant son visage bouleverse, tu as voulu me prendre maman. Le docteur, qui ecoutait, se mit a rire. M. Rambaud ne comprit pas tout de suite. --Qu'est-ce que tu dis la? --Oui, oui, l'autre mardi.... Oh! tu sais bien, tu t'es mis a genoux, en me demandant ce que je dirais si tu restais a la maison. Le docteur ne souriait plus. Ses levres decolorees eurent un tremblement. Une rougeur, au contraire, etait montee aux joues de M. Rambaud, qui baissa la voix et balbutia: --Mais tu avais dit que nous jouerions toujours ensemble. --Non, non, je ne savais pas, reprit l'enfant avec violence. Je ne veux pas, entends-tu!... N'en parle plus jamais, jamais, et nous serons amis. Helene, debout, avec son ouvrage dans un panier, avait entendu ces derniers mots. --Allons, monte, Jeanne, dit-elle. Quand on pleure, on n'ennuie pas le monde. Elle salua, en poussant la petite devant elle. Le docteur, tres-pale, la regardait fixement. M. Rambaud etait consterne. Quant a madame Deberle et a Pauline, aidees de Malignon, elles avaient pris Lucien et le faisaient tourner au milieu d'elles, en discutant vivement, sur ses epaules de gamin, le costume de marquis pompadour. Le lendemain, Helene se trouvait seule sous les ormes. Madame Deberle, qui courait pour son bal, avait emmene Lucien et Jeanne. Lorsque le docteur rentra, plus tot que de coutume, il descendit vivement le perron; mais il ne s'assit pas, il tourna autour de la jeune femme, en arrachant aux arbres des brins d'ecorce. Elle leva un instant les yeux, inquiete de son agitation; puis, elle piqua de nouveau son aiguille, d'une main un peu tremblante. --Voici le temps qui se gate, dit-elle, genee par le silence. Il fait presque froid, cette apres-midi. --Nous ne sommes encore qu'en avril, murmura-t-il en s'efforcant de calmer sa voix. Il parut vouloir s'eloigner. Mais il revint et lui demanda brusquement: --Vous vous mariez donc? Cette question brutale la surprit au point qu'elle laissa tomber son ouvrage. Elle etait toute blanche. Par un effort superbe de volonte, elle garda un visage de marbre, les yeux largement ouverts sur lui. Elle ne repondit pas, et il se fit suppliant: --Oh! je vous en prie, un mot, un seul.... Vous vous mariez? --Oui, peut-etre, que vous importe? dit-elle enfin, d'un ton glace. Il eut un geste violent. Il s'ecria: --Mais c'est impossible! --Pourquoi donc? reprit-elle, sans le quitter du regard. Alors, sous ce regard qui lui clouait les paroles aux levres, il dut se taire. Un moment encore, il resta la, portant les mains a ses tempes; puis, comme il etouffait et qu'il craignait de ceder a quelque violence, il s'eloigna, pendant qu'elle affectait de reprendre paisiblement son ouvrage. Mais le charme de ces douces apres-midi etait rompu. Il eut beau, le lendemain, se montrer tendre et obeissant, Helene paraissait mal a l'aise, des qu'elle demeurait seule avec lui. Ce n'etait plus cette bonne familiarite, cette confiance sereine qui les laissait cote a cote, sans un trouble, avec la joie pure d'etre ensemble. Malgre le soin qu'il mettait a ne pas l'effrayer, il la regardait parfois, secoue d'un tressaillement subit, le visage enflamme par un flot de sang. Elle-meme avait perdu de sa belle tranquillite; des frissons l'agitaient, elle restait languissante, les mains lasses et inoccupees. Toutes sortes de coleres et de desirs semblaient s'etre eveilles en eux. Helene en vint a ne plus vouloir que Jeanne s'eloignat. Le docteur trouvait sans cesse entre elle et lui ce temoin, qui le surveillait de ses grands yeux limpides. Mais ce dont Helene souffrit surtout, ce fut de se sentir tout d'un coup embarrassee devant madame Deberle. Quand celle-ci rentrait, les cheveux au vent, et qu'elle l'appelait "ma chere", en lui racontant ses courses, elle ne l'ecoutait plus de son air souriant et paisible; au fond de son etre, un tumulte montait, des sentiments qu'elle se refusait a preciser. Il y avait la comme une honte et de la rancune. Puis, sa nature honnete se revoltait; elle tendait la main a Juliette, mais sans pouvoir reprimer le frisson physique que les doigts tiedes de son amie lui faisaient courir a fleur de peau. Cependant, le temps s'etait gate. Des averses forcerent ces dames a se refugier dans le pavillon japonais. Le jardin, avec sa belle proprete, se changeait en lac, et l'on n'osait plus se risquer dans les allees, de peur de les emporter a ses semelles. Lorsqu'un rayon de soleil luisait encore, entre deux nuages, les verdures trempees s'essuyaient, les lilas avaient des perles pendues a chacune de leurs petites fleurs. Sous les ormes, de grosses gouttes tombaient. --Enfin, c'est pour samedi, dit un jour madame Deberle. Ah! ma chere, je n'en puis plus.... N'est-ce pas? soyez la a deux heures, Jeanne ouvrira le bal avec Lucien. Et, cedant a une effusion de tendresse, ravie des preparatifs de son bal, elle embrassa les deux enfants; puis, prenant en riant Helene par les bras, elle lui posa aussi deux gros baisers sur les joues. --C'est pour me recompenser, reprit-elle gaiement. Tiens! je l'ai merite, j'ai assez couru! Vous verrez comme ce sera reussi. Helene resta toute froide, tandis que le docteur les regardait par-dessus la tete blonde de Lucien, qui s'etait pendu a son cou. IV Dans le vestibule du petit hotel, Pierre se tenait debout, en habit et en cravate blanche, ouvrant la porte a chaque roulement de voiture. Une bouffee d'air humide entrait, un reflet-jaune de la pluvieuse apres-midi eclairait le vestibule etroit, empli de portieres et de plantes vertes. Il etait deux heures, le jour baissait comme par une triste journee d'hiver. Mais, des que le valet poussait la porte du premier salon, une clarte vive aveuglait les invites. On avait ferme les persiennes et tire soigneusement les rideaux, pas une lueur du ciel louche ne filtrait; et les lampes posees sur les meubles, les bougies brulant dans le lustre et les appliques de cristal, allumaient la une chapelle ardente. Au fond du petit salon, dont les tentures reseda eteignaient un peu l'eclat des lumieres, le grand salon noir et or resplendissait, decore comme pour le bal que madame Deberle donnait tous les ans, au mois de janvier. Cependant, des enfants commencaient a arriver, tandis que Pauline, tres-affairee, faisait aligner des rangees de chaises dans le salon, devant la porte de la salle a manger, que l'on avait demontee et remplacee par un rideau rouge. --Papa, cria-t-elle, donne donc un coup de main! Nous n'arriverons jamais. M. Letellier, qui examinait le lustre, les bras derriere le dos, se hata de donner un coup de main. Pauline elle-meme transporta des chaises. Elle avait obei a sa soeur, en mettant une robe blanche; seulement son corsage s'ouvrait en carre, montrant sa gorge. --La, nous y sommes, reprit-elle; on peut venir.... Mais a quoi songe Juliette? Elle n'en finit plus d'habiller Lucien. Justement, madame Deberle amenait le petit marquis. Toutes les personnes presentes pousserent des exclamations. Oh! cet amour! Etait-il assez mignon, avec son habit de satin blanc broche de bouquets, son grand gilet brode d'or et ses culottes de soie cerise! Son menton et ses mains delicates se noyaient dans de la dentelle. Une epee, un joujou a gros noeud rose, battait sur sa hanche. --Allons, fais les honneurs, lui dit sa mere, en le conduisant dans la premiere piece. Depuis huit jours, il repetait sa lecon. Alors, il se campa cavalierement sur ses petits mollets, sa tete poudree un peu renversee, son tricorne sous le bras gauche; et, a chaque invitee qui arrivait, il faisait une reverence, offrait le bras, saluait et revenait. On riait autour de lui, tant il restait grave, avec une pointe d'effronterie. Il conduisit ainsi Marguerite Tissot, une fillette de cinq ans, qui avait un delicieux costume de laitiere, la boite au lait pendue a la ceinture; il conduisit les deux petites Berthier, Blanche et Sophie, dont l'une etait en Folie et l'autre en Soubrette; il s'attaqua meme a Valentine de Chermette, une grande personne de quatorze ans, que sa mere habillait toujours en Espagnole; et il etait si fluet, qu'elle semblait le porter. Mais son embarras fut extreme devant la famille Levasseur, composee de cinq demoiselles, qui se presenterent par rang de taille, la plus jeune agee de deux ans a peine, et l'ainee, de dix ans. Toutes les cinq, deguisees en Chaperon-Rouge, avaient le toquet et la robe de satin ponceau, a bandes de velours noir, sur laquelle tranchait le large tablier de dentelle. Bravement, il se decida, jeta son chapeau, prit les deux plus grandes a son bras droit et a son bras gauche, et fit son entree dans le salon, suivi des trois autres. On s'egaya beaucoup, sans qu'il perdit le moins du monde son bel aplomb de petit homme. Madame Deberle, pendant ce temps, querellait sa soeur, dans un coin. --Est-il possible! te decolleter comme cela! --Tiens! qu'est-ce que ca fait? papa n'a rien dit, repondait tranquillement Pauline. Si tu veux, je vais me mettre un bouquet. Elle cueillit une poignee de fleurs naturelles dans une jardiniere et se la fourra entre les seins. Mais des dames, des mamans en grandes toilettes de ville, entouraient madame Deberle et la complimentaient deja sur son bal. Comme Lucien passait, sa mere ramena une boucle de ses cheveux poudres, tandis qu'il se haussait pour lui demander: --Et Jeanne? --Elle va venir, mon cheri.... Fais bien attention de ne pas tomber.... Depeche-toi, voici la petite Guiraud.... Ah! elle est en Alsacienne. Le salon s'emplissait, les rangees de chaises, en face du rideau rouge, se trouvaient presque toutes occupees, et un tapage de voix enfantines montait. Des garcons arrivaient par bandes. Il y avait deja trois Arlequins, quatre Polichinelles, un Figaro, des Tyroliens, des Ecossais. Le petit Berthier etait en page. Le petit Guiraud, un petit bambin de deux ans et demi, portait son costume de Pierrot d'une facon si drole, que tout le monde l'enlevait au passage pour l'embrasser. --Voici Jeanne, dit tout d'un coup madame Deberle. Oh! elle est adorable. Un murmure avait couru, des tetes se penchaient, au milieu de legers cris. Jeanne s'etait arretee sur le seuil du premier salon, tandis que sa mere, encore dans le vestibule, se debarrassait de son manteau. L'enfant portait un costume de Japonaise, d'une singularite magnifique. La robe, brodee de fleurs et d'oiseaux bizarres, tombait jusqu'a ses petits pieds, qu'elle couvrait; tandis que, au-dessous de la large ceinture, les pans ecartes laissaient voir un jupon de soie verdatre, moiree de jaune. Rien n'etait d'un charme plus etrange que son visage fin, sous le haut chignon traverse de longues epingles, avec son menton et ses yeux de chevre, minces et luisants, qui lui donnait l'air d'une veritable fille d'Yeddo, marchant dans un parfum de benjoin et de the. Et elle restait la, hesitante, ayant la langueur maladive d'une fleur lointaine qui reve du pays natal. Mais derriere elle, Helene apparut. Toutes deux, en passant brusquement du jour blafard de la rue a ce vif eclat des bougies, clignaient les paupieres, comme aveuglees, souriantes pourtant. Cette bouffee chaude, cette odeur du salon ou dominait la violette, les etouffaient un peu et rougissaient leurs joues fraiches. Chaque invite, en entrant, avait le meme air de surprise et d'hesitation. --Eh bien! Lucien? dit madame Deberle. L'enfant n'avait pas apercu Jeanne. Il se precipita, lui prit le bras, en oubliant de faire sa reverence. Et ils etaient l'un et l'autre si delicats, si tendres, le petit marquis avec son habit a bouquets, la Japonaise avec sa robe brodee de pourpre, qu'on aurait dit deux statuettes de Saxe, finement peintes et dorees, tout d'un coup vivantes. --Tu sais, je t'attendais, murmurait Lucien. Ca m'embete, de donner le bras.... Hein? nous restons ensemble. Et il s'installa avec elle sur le premier rang des chaises. Il oubliait tout a fait ses devoirs de maitre de maison. --Vraiment, j'etais inquiete, repetait Juliette a Helene. Je craignais que Jeanne ne fut indisposee. Helene s'excusait, on n'en finissait jamais avec les enfants. Elle etait encore debout, dans un coin du salon, parmi un groupe de dames, lorsqu'elle sentit que le docteur s'avancait derriere elle. Il venait en effet d'entrer en ecartant le rideau rouge, sous lequel il avait replonge la tete, pour donner un dernier ordre. Mais, brusquement, il s'arreta. Il devinait, lui aussi, la jeune femme, qui pourtant ne s'etait point tournee. Vetue d'une robe de grenadine noire, elle n'avait jamais eu une beaute plus royale. Et il frissonna, dans la fraicheur qu'elle apportait du dehors, et qui semblait s'exhaler de ses epaules et de ses bras, nus sous l'etoffe transparente. --Henri ne voit personne, dit Pauline en riant. Eh! bonjour, Henri. Alors, il s'approcha et salua les dames. Mademoiselle Aurelie, qui se trouvait la, le retint un instant, pour lui montrer de loin un neveu a elle, qu'elle avait amene. Il restait complaisamment. Helene, sans parler, lui tendit sa main gantee de noir, qu'il n'osa serrer trop fort. --Comment! tu es la! s'ecria madame Deberle, en reparaissant. Je te cherche partout.... Il est pres de trois heures; on pourrait commencer. --Sans doute, dit-il. Tout de suite. A ce moment, le salon etait plein. Autour de la piece, sous la grande clarte du lustre, les parents mettaient la bordure sombre de leurs toilettes de ville; des dames, rapprochant leurs sieges, formaient des societes a part; des hommes, immobiles le long des murs, bouchaient les intervalles; tandis que, a la porte du salon voisin, les redingotes, plus nombreuses, s'ecrasaient et se haussaient. Toute la lumiere tombait sur le petit monde tapageur qui s'agitait au milieu de la vaste piece. Il y avait la pres d'une centaine d'enfants, pele-mele, dans la gaiete bariolee des costumes clairs, ou le bleu et le rose eclataient. C'etait une nappe de tetes blondes, toutes les nuances du blond, depuis la cendre fine jusqu'a l'or rouge, avec des reveils de noeuds et de fleurs, une moisson de chevelures blondes, que de grands rires faisaient onduler comme sous des brises. Parfois, dans ce fouillis de rubans et de dentelles, de soie et de velours, un visage se tournait; un nez rose, deux yeux bleus, une bouche souriante ou boudeuse, qui semblaient perdus. Il y en avait de pas plus haute qu'une botte, qui s'enfoncaient entre des gaillards de dix ans, et que les meres cherchaient de loin, sans pouvoir les retrouver. Des garcons restaient genes, l'air beta, a cote de fillettes en train de faire bouffer leurs jupes. D'autres se montraient deja tres-entreprenants, poussant du coude des voisines qu'ils ne connaissaient pas et leur riant dans la figure. Mais les petites filles restaient les reines, des groupes de trois ou quatre amies se remuaient sur leurs chaises a les casser, en parlant si fort qu'on ne s'entendait plus. Tous les yeux etaient fixes sur le rideau rouge. --Attention! dit le docteur, en allant donner trois legers coups a la porte de la salle a manger. Le rideau rouge, lentement, s'ouvrit; et, dans l'embrasure de la porte, apparut un theatre de marionnettes. Alors, un silence regna. Tout d'un coup, Polichinelle jaillit de la coulisse, en jetant un "couic" si feroce, que le petit Guiraud y repondit par une exclamation terrifiee et charmee. C'etait une de ces pieces effroyables, ou Polichinelle, apres avoir rosse le Commissaire, tue le Gendarme et pietine avec une furieuse gaiete sur toutes les lois divines et humaines. A chaque coup de baton qui fendait les tetes de bois, le parterre impitoyable poussait des rires aigus; et les coups de pointe enfoncant les poitrines, les duels ou les adversaires tapaient sur leurs cranes comme sur des courges vides, les massacres de jambes et de bras dont les personnages sortaient en marmelade, redoublaient les fusees de rires qui partaient de tous cotes, sans pouvoir s'eteindre. Puis, lorsque Polichinelle scia le cou du Gendarme, au bord du theatre, ce fut le comble, l'operation causa une joie si enorme, que les rangees des spectateurs se bousculaient, tombant les unes sur les autres. Une petite fille de quatre ans, rose et blanche, serrait beatement ses menottes contre son coeur, tant elle trouvait ca gentil. D'autres applaudissaient, tandis que les garcons riaient, la bouche ouverte d'un ton grave qui accompagnait les gammes flutees des demoiselles. --S'amusent-ils! murmura le docteur. Il etait revenu se placer pres d'Helene. Celle-ci s'egayait comme les enfants. Et lui, derriere elle, se grisait de l'odeur qui montait de sa chevelure. A un coup de baton plus violent que les autres, elle se tourna pour lui dire: --Vous savez que c'est tres-drole! Mais les enfants, excites, se melaient maintenant a la piece. Ils donnaient la replique aux acteurs. Une fillette, qui devait connaitre le drame, expliquait ce qui allait se passer. "Tout a l'heure, il va assommer sa femme.... A present, on va le pendre...." La petite Levasseur, la derniere, celle qui avait deux ans, cria tout d'un coup: --Maman, est-ce qu'on le mettra au pain sec! Puis, c'etaient des exclamations, des reflexions faites tout haut. Cependant, Helene cherchait parmi les enfants. --Je ne vois pas Jeanne, dit-elle. Est-ce qu'elle s'amuse? Alors, le docteur se pencha, avanca la tete pres de la sienne, en murmurant: --Tenez, la-bas, entre cet Arlequin et cette Normande, vous voyez les epingles de son chignon.... Elle rit de bien bon coeur. Et il resta courbe, sentant sur sa joue la tiedeur du visage d'Helene. Jusque-la, aucun aveu ne leur etait echappe; ce silence les laissait dans cette familiarite, qu'un trouble vague genait seul depuis quelque temps. Mais, au milieu de ces beaux rires, en face de ces gamins, elle redevenait tres-enfant, elle s'abandonnait, pendant que le souffle d'Henri chauffait sa nuque. Les coups de baton sonores lui donnaient un tressaillement qui gonflait sa gorge; et elle se tournait vers lui, les yeux luisants. --Mon Dieu! que c'est bete! disait-elle chaque fois. Hein! comme ils tapent! Lui, fremissant, repondait: --Oh! ils ont la tete solide. C'etait tout ce que son coeur trouvait. Ils descendaient l'un et l'autre aux enfantillages. La vie peu exemplaire de Polichinelle les alanguissait. Puis, au denouement du drame, lorsque le diable parut et qu'il y eut une supreme bataille, un egorgement general, Helene, en se renversant, ecrasa la main d'Henri, posee sur le dossier de son fauteuil; tandis que le parterre de bebes, criant et battant des mains, faisait craquer les chaises d'enthousiasme. Le rideau rouge etait retombe. Alors, au milieu du tapage, Pauline annonca Malignon, avec sa phrase habituelle: --Ah! voici le beau Malignon. Il arrivait, essouffle, en bousculant les sieges. --Tiens! quelle drole d'idee d'avoir tout ferme! s'ecria-t-il, surpris, hesitant. On croirait entrer chez des morts. Et, se tournant vers madame Deberle, qui s'avancait: --Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait courir!... Depuis ce matin, je cherche Perdiguet, vous savez, mon chanteur.... Alors, comme je n'ai pu mettre la main sur lui, je vous amene le grand Morizot.... Le grand Morizot etait un amateur qui recreait les salons en escamotant des muscades. On lui abandonna un gueridon, il executa ses plus jolis tours, mais sans passionner le moins du monde les spectateurs. Les pauvres chers petits etaient devenus tres-graves. Des bambins s'endormaient, en sucant leurs doigts. D'autres, plus grands, tournaient la tete, souriaient aux parents, qui eux-memes baillaient avec discretion. Aussi, fut-ce un soulagement general, lorsque le grand Morizot se decida a emporter son gueridon. --Oh! il est tres-fort, murmura Malignon dans le cou de madame Deberle. Mais le rideau rouge s'etait ecarte de nouveau, et un spectacle magique avait mis debout tous les enfants. Sous la vive clarte de la lampe centrale et de deux candelabres a dix branches, la salle a manger s'etendait, avec sa longue table, servie et paree comme pour un grand diner. Il y avait cinquante couverte. Au milieu et aux deux bouts, dans des corbeilles basses, des buissons de fleurs s'epanouissaient, separes par de haute compotiers, sur lesquels s'entassaient des "surprises", dont les papiers dores et peinturlures luisaient. Puis, c'etaient des gateaux montes, des pyramides de fruits glaces, des empilements de sandwichs, et, plus bas, toute une symetrie de nombreuses assiettes pleines de sucreries et de patisseries; les babas, les choux a la creme, les brioches alternaient avec les biscuits secs, les croquignoles, les petite fours aux amandes. Des gelees tremblaient dans des vases de cristal. Des cremes emplissaient des jattes de porcelaine. Et les bouteilles de vin de Champagne, hautes comme la main, faites a la taille des convives, allumaient autour de la table l'eclair de leurs casques d'argent. On eut dit un de ces gouters gigantesques comme les enfants doivent en imaginer en reve, un gouter servi avec la gravite d'un diner de grandes personnes, l'evocation feerique de la table des parents, sur laquelle on aurait renverse la corne d'abondance des patissiers et des marchands de joujoux. --Allons, le bras aux dames! dit madame Deberle en souriant de l'extase des enfants. Mais le defile ne put s'organiser. Lucien, triomphant, avait pris le bras de Jeanne et marchait le premier. Les autres, derriere lui, se bousculerent un peu. Il fallut que les mamans vinssent les placer. Et elles resterent la, surtout derriere les marmots, qu'elles surveillaient, par crainte des accidents. A la verite, les convives parurent d'abord fort genes; ils se regardaient, ils n'osaient toucher a toutes ces bonnes choses, vaguement inquiets de ce monde renverse, les enfants a table et les parents debout. Enfin, les plus grands s'enhardirent et envoyerent les mains. Puis, quand les mamans s'en melerent, coupant les gateaux montes, servant autour d'elles, le gouter s'anima et devint bientot tres-bruyant. La belle symetrie de la table fut bousculee comme par une rafale; tout circulait a la fois, au milieu des bras tendus, qui vidaient les plats au passage. Les deux petites Berthier, Blanche et Sophie, riaient a leurs assiettes ou il y avait de tout, de la confiture, de la creme, des gateaux, des fruits. Les cinq demoiselles Levasseur accaparaient un coin de friandises, tandis que Valentine, fiere de ses quatorze ans, faisait la dame raisonnable en s'occupant de ses voisins. Cependant, Lucien, pour montrer sa galanterie, deboucha une bouteille de champagne, et cela si maladroitement, qu'il faillit en verser le contenu sur sa culotte de soie cerise. Ce fut une affaire. --Veux-tu bien laisser les bouteilles! criait Pauline. C'est moi qui debouche le champagne. Elle se donnait un mouvement extraordinaire, s'amusant pour son compte. Des qu'un domestique arrivait, elle lui arrachait la chocolatiere et prenait un plaisir extreme a emplir les tasses, avec une promptitude de garcon de cafe. Puis, elle promenait des glaces et des verres de sirop, lachait tout pour bourrer quelque gamine qu'on oubliait, repartait en questionnant les uns et les autres. --Qu'est-ce que tu veux, toi, mon gros? hein? une brioche?... Attends, ma cherie, je vais te passer les oranges.... Mangez donc, grosses betes, vous jouerez apres! Madame Deberle, plus calme, repetait qu'on devait les laisser tranquilles, et qu'ils s'en tireraient toujours bien. A un bout de la piece, Helene et quelques dames riaient du spectacle de la table. Tous ces museaux roses croquaient a belles dents blanches. Et rien n'etait drole comme leurs manieres d'enfant bien eleves, s'oubliant parfois dans des incartades de jeunes sauvages. Ils prenaient leurs verres a deux mains pour boire jusqu'au fond, se barbouillaient, tachaient leurs costumes. Le tapage montait. On pillait les dernieres assiettes. Jeanne elle-meme dansait, sur sa chaise, en entendant jouer un quadrille dans le salon; et comme sa mere avancait, lui reprochant d'avoir trop mange: --Oh! maman, je suis si bien aujourd'hui! Mais la musique avait fait lever d'autres enfants. Peu a peu, la table se degarnit, et bientot il ne resta plus qu'un gros bebe, au beau milieu. Celui-la paraissait se moquer du piano. Une serviette au cou, le menton sur la nappe, tant il etait petit, il ouvrait des yeux enormes et avancait la bouche, chaque fois que sa mere lui presentait une cuilleree de chocolat. La tasse se vidait, il se laissait essuyer les levres, avalant toujours, ouvrant des yeux plus grands. --Fichtre! mon bonhomme, tu vas bien! dit Malignon qui le regardait d'un air reveur. Ce fut alors qu'il y eut un partage des "surprises". Les enfants, en quittant la table, emportaient chacun une des grandes papillotes dorees, dont ils se hataient de dechirer l'enveloppe; et ils sortaient de la des joujoux, des coiffures grotesques en papier mince, des oiseaux et des papillons. Mais la grande joie, c'etaient les petards. Chaque "surprise" contenait un petard que les garcons tiraient bravement, heureux du bruit, tandis que les demoiselles fermaient les yeux, en s'y reprenant a plusieurs fois. On n'entendit pendant un instant que le petillement sec de cette mousqueterie. Et ce fut au milieu du vacarme que les enfants retournerent dans le salon, ou le piano jouait sans arret des figures de quadrille. --Je mangerais bien une brioche, murmura mademoiselle Aurelie en s'asseyant. Alors, devant la table restee libre, couverte encore de la debandade de ce dessert colossal, des dames s'installerent. Elles etaient une dizaine qui avaient prudemment attendu pour manger. Comme elles ne pouvaient mettre la main sur un domestique, ce fut Malignon qui s'empressa. Il vida la chocolatiere, consulta le fond des bouteilles, parvint meme a trouver des glaces. Mais, tout en se montrant galant, il en revenait toujours a la singuliere idee qu'on avait eue de fermer les persiennes. --Positivement, repetait-il, on est dans un caveau. Helene etait restee debout, causant avec madame Deberle. Celle-ci retournait au salon, et elle se disposait a la suivre, lorsqu'elle se sentit toucher doucement. Le docteur souriait derriere elle. Il ne la quittait pas. --Vous ne prenez donc rien? demanda-t-il. Et, sous cette phrase banale, il mettait une supplication si vive, qu'elle eprouva un grand trouble. Elle entendait bien qu'il lui parlait d'autre chose. Une excitation la gagnait peu a peu elle-meme, dans cette gaiete qui l'entourait. Tout ce petit monde sautant et criant lui donnait de sa fievre. Les joues roses, les yeux brillants, elle refusa d'abord. --Non, merci, rien du tout. Puis, comme il insistait, prise d'une inquietude, voulant se debarrasser de lui: --Eh bien! une tasse de the. Il courut, rapporta la tasse. Ses mains tremblaient, en la presentant. Et, pendant qu'elle buvait, il s'approcha d'elle, les levres gonflees et fremissantes de l'aveu qui montait de son coeur. Alors, elle recula, lui tendit la tasse vide, et se sauva pendant qu'il la posait sur un dressoir, le laissant seul dans la salle a manger avec mademoiselle Aurelie, en train de macher lentement et d'inspecter les assiettes d'une facon methodique. Le piano jouait tres-fort, au fond du salon. Et, d'un bout a l'autre, le bal s'agitait dans une drolerie adorable. On faisait cercle autour du quadrille ou dansaient Jeanne et Lucien. Le petit marquis brouillait un peu les figures; il n'allait bien que lorsqu'il lui fallait empoigner Jeanne; alors, il la prenait a bras le corps, et il tournait. Jeanne se balancait comme une dame, ennuyee de le voir chiffonner son costume; puis, emportee par le plaisir, elle le saisissait a son tour, l'enlevait du sol. Et l'habit de satin blanc broche de bouquets se melait a la robe brodee de fleurs et d'oiseaux bizarres, les deux figurines de vieux Saxe prenaient la grace et l'etrangete d'un bibelot d'etagere. Apres la quadrille, Helene appela Jeanne pour rattacher sa robe. --C'est lui, maman, disait la petite. Il me frotte, il est insupportable. Autour du salon, les parents souriaient. Quand le piano recommenca, tous les bambins se remirent a sauter. Ils eprouvaient une mefiance, pourtant, en voyant qu'on les regardait; ils restaient serieux et se retenaient de gambader, pour paraitre comme il faut. Quelques-uns savaient danser; la plupart, ignorant les figures, se remuaient sur place, embarrasses de leurs membres. Mais Pauline intervint. --Il faut que je m'en mele.... Oh! les cruches! Elle se jeta au milieu du quadrille, en prit deux par les mains, l'un a gauche, l'autre a droite, et donna un tel branle a la danse, que les lames du parquet craquerent. On n'entendait plus que la debandade des petits pieds tapant du talon a contre-temps, tandis que le piano continuait tout seul a jouer en mesure. D'autres grandes personnes s'en melerent aussi. Madame Deberle et Helene, apercevant des fillettes honteuses qui n'osaient se risquer, les emmenerent au plus epais. Elles conduisaient les figures, poussaient les cavaliers, formaient les rondes; et les meres leur passaient les tout petits bebes, pour qu'elles les fissent sauter au instant, en les tenant des deux mains. Alors, le bal fut dans son beau. Les danseurs s'en donnaient a coeur joie, riant et se poussant, pareils a un pensionnat pris tout d'un coup d'une folie joyeuse, en l'absence du maitre. Et rien n'etait d'une gaiete plus claire, que ce carnaval de gamins, ces bouts d'hommes et de femmes qui melangeaient la, dans un monde en raccourci, les modes de tous les peuples, les fantaisies du roman et du theatre. Les costumes empruntaient aux bouches roses et aux yeux bleus, a ces mines si tendres, une fraicheur d'enfance. On aurait dit le gala d'un conte de fee, avec des Amours deguises pour les fiancailles de quelque prince Charmant. --On etouffe, disait Malignon. Je vais respirer. Il sortait, ouvrant la porte du salon toute grande. Le plein jour de la rue entrait alors en un coup de lumiere blafard, et qui attristait le resplendissement des lampes et des bougies. Et, tous les quarts d'heure, Malignon faisait battre la porte. Mais le piano ne s'arretait pas. La petite Guiraud, avec son papillon noir d'Alsacienne sur ses cheveux blonds, dansait au bras d'un Arlequin deux fois plus grand qu'elle. Un Ecossais faisait tourner si rapidement Marguerite Tissot, qu'elle perdait en chemin sa botte de laitiere. Les deux Berthier, Blanche et Sophie, qui etaient inseparables, sautaient ensemble, la Soubrette aux bras de la Folie, dont les grelots tintaient. Et l'on ne pouvait jeter un coup d'oeil sur le bal sans rencontrer une demoiselle Levasseur; les Chaperons-Rouges semblaient se multiplier; il y avait partout des loquets et des robes de satin ponceau a bandes de velours noir. Cependant, pour danser a l'aise, de grands garcons et de grandes filles s'etaient refugies au fond de l'autre salon. Valentine de Chermette, enveloppee dans sa mantille d'Espagnole, faisait la des pas savants, en face d'un jeune monsieur qui etait venu en habit. Tout d'un coup, il y eut des rires, on appela le monde, pour voir: c'etait, derriere une porte, dans un coin, le petit Guiraud, le Pierrot de deux ans, et une petite fille de son age, habillee en paysanne, qui se tenaient embrasses, se serrant bien fort, de peur de tomber, et tournant tout seuls comme des sournois, la joue contra la joue. --Je n'en puis plus, dit Helene en venant s'adosser a la porte de la salle a manger. Elle s'eventait, rouge d'avoir saute elle-meme. Sa poitrine se soulevait sous la grenadine transparente de son corsage. Et elle sentit encore sur ses epaules le souffle d'Henri, qui etait toujours la, derriere elle. Alors, elle comprit qu'il allait parler; mais elle n'avait plus la force d'echapper a son aveu. Il s'approcha, il dit tres-bas, dans sa chevelure: --Je vous aime! oh! je vous aime! Ce fut comme une haleine embrasee qui la brula de la tete aux pieds. Mon Dieu! il avait parle, elle ne pourrait plus feindre la pais si Douce de l'ignorance. Elle cacha son visage empourpre derriere son eventail. Les enfants, dans l'emportement des derniers quadrilles, tapaient plus fort des talons. Des rires argentins sonnaient, des voix d'oiseaux laissaient echapper de legers cris de plaisir. Une fraicheur montait de cette ronde d'innocents laches dans un galop de petits demons. --Je vous aime, oh! je vous aime! repeta Henri. Elle frissonna encore, elle voulait ne plus entendre. La tete perdue, elle se refugia dans la salle a manger. Mais cette piece etait vide; seul, M. Letellier dormait paisiblement sur une chaise. Henri l'avait suivie. Il osa lui prendre les poignets, au risque d'un scandale, avec un visage si bouleverse par la passion, qu'elle en tremblait. Il repetait toujours: --Je vous aime.... je vous aime.... --Laissez-moi, murmura-t-elle faiblement, laissez-moi, vous etes fou.... Et ce bal, a cote, qui continuait avec la debandade des petits pieds! On entendait les grelots de Blanche Berthier accompagnant les notes etouffees du piano. Madame Deberle et Pauline frappaient dans leurs mains pour marquer la mesure. C'etait une polka. Helene put voir Jeanne et Lucien passer en souriant, les mains a la taille. Alors, d'un mouvement brusque, elle se degagea, elle se sauva dans une piece voisine, une office ou entrait le grand jour. Cette clarte soudaine l'aveugla. Elle eut peur, elle etait hors d'etat de rentrer dans le salon, avec cette passion qu'on devait lire sur son visage. Et, traversant le jardin, elle monta se remettre chez elle, poursuivie par les bruits dansants du bal. V En haut, dans sa chambre, dans cette douceur cloitree qu'elle retrouvait, Helene se sentit etouffer. La piece l'etonnait, si calme, si bien close, si endormie sous les tentures de velours bleu, tandis qu'elle y apportait le souffle court et ardent de l'emotion qui l'agitait. Etait-ce sa chambre, ce coin mort de solitude ou elle manquait d'air? Alors, violemment, elle ouvrit une fenetre, elle s'accouda en face de Paris. La pluie avait cesse, les nuages s'en allaient, pareils a un troupeau monstrueux, dont la file debandee s'enfoncait dans les brumes de l'horizon. Une trouee bleue s'etait faite au-dessus de la ville, s'elargissant lentement. Mais Helene, les coudes fremissants sur la barre d'appui, encore essoufflee d'avoir monte trop vite, ne voyait rien, n'entendait que son coeur battant a grands coups contre sa gorge, qu'il soulevait. Elle respirait longuement, il lui semblait que l'immense vallee, avec son fleuve, ses deux millions d'existences, sa cite geante, ses coteaux lointains, n'aurait point assez d'air pour lui rendre la regularite et la paix de son haleine. Pendant quelques minutes, elle resta la, eperdue, dans cette crise qui la tenait tout entiere. C'etait, en elle, comme un grand ruissellement de sensations et de pensees confuses, dont le murmure l'empechait de s'ecouter et de se comprendra. Ses oreilles bourdonnaient, ses yeux voyaient de larges taches claires voyageant avec lenteur. Elle se surprit a examiner ses mains gantees, et a se souvenir qu'elle avait oublie de recoudre un bouton au gant de la main gauche. Puis, elle parla tout haut, elle repeta plusieurs fois, d'une voix de plus en plus basse: --Je vous aime.... Je vous aime.... Mon Dieu! je vous aime.... Et, d'un mouvement instinctif, elle posa la face dans ses mains jointes, appuyant les doigts sur ses paupieres closes, comme pour augmenter la nuit ou elle se plongeait. Une volonte de s'aneantir la prenait, de ne plus voir, d'etre seule au fond des tenebres. Sa respiration se calmait. Paris lui envoyait au visage son souffle puissant; elle le sentait la, ne voulant point le regarder, et cependant prise de peur a l'idee de quitter la fenetre, de ne plus avoir sous elle cette ville dont l'infini l'apaisait. Bientot, elle oublia tout. La scene de l'aveu, malgre elle, renaissait. Sur le fond d'un noir d'encre, Henri apparaissait avec une nettete singuliere, si vivant, qu'elle distinguait les petits battements nerveux de ses levres. Il s'approchait, il se penchait. Alors, follement, elle se rejetait en arriere. Mais, quand meme, elle sentait une brulure effleurer ses epaules, elle entendait une voix: "Je vous aime.... je vous aime...." Puis, lorsque d'un supreme effort elle avait chasse la vision, elle la voyait se reformer plus lointaine, lentement grossie; et c'etait de nouveau Henri qui la poursuivait dans la salle a manger, avec les memes mots: "Je vous aime.... je vous aime," dont la repetition prenait en elle la sonorite continue d'une cloche. Elle n'entendait plus que ces mots vibrant a toute volee dans ses membres. Cela lui brisait la poitrine. Cependant, elle voulait reflechir, elle s'efforcait encore d'echapper a l'image d'Henri. Il avait parle, jamais elle n'oserait le revoir face a face. Sa brutalite d'homme venait de gater leur tendresse. Et elle evoquait les heures ou il l'aimait sans avoir la cruaute de le dire, ces heures passees au fond du jardin, dans la serenite du printemps naissant. Mon Dieu! il avait parle! Cette pensee s'entetait, devenait si grosse et si lourde, qu'on coup de foudre detruisant Paris devant elle ne lui aurait pas paru d'une egale importance. C'etait, dans son coeur, un sentiment de protestation indignee, d'orgueilleuse colere, mele a une sourde et invincible volupte qui lui montait des entrailles et la grisait. Il avait parle et il parlait toujours, il surgissait obstinement, avec ces paroles brulantes: "Je vous aime.... je vous aime....", qui emportaient toute sa vie passee d'epouse et de mere. Pourtant, dans cette evocation, elle gardait la conscience des vastes etendues qui se deroulaient sous elle, derriere la nuit dont elle s'aveuglait. Une vois haute montait, des ondes vivantes s'elargissaient et l'enveloppaient. Les bruits, les odeurs, jusqu'a la clarte lui battaient le visage, malgre ses mains nerveusement serrees. Par moments, de brusques lueurs semblaient percer ses paupieres closes; et, dans ces lueurs, elle croyait voir les monuments, les fleches et les domes se detacher sur le jour diffus du reve. Alors, elle ecarta les mains, elle ouvrit les yeux et demeura eblouie. Le ciel se creusait, Henri avait disparu. On n'apercevait plus, tout au fond, qu'une barre de nuages, qui entassaient un ecroulement de roches crayeuses. Maintenant, dans l'air pur, d'un bleu intense, passaient seulement des vols legers de nuees blanches, nageant avec lenteur, ainsi que des flottilles de voiles que le vent gonflait. Au nord, sur Montmartre, il y avait un reseau d'une finesse extreme, comme un filet de soie pale tendu la, dans un coin du ciel, pour quelque peche de cette mer calme. Mais, au couchant, vers les coteaux de Meudon qu'Helene ne pouvait voir, une queue de l'averse devait encore noyer le soleil, car Paris, sous l'eclaircie, restait sombre et mouille, efface dans la buee des toits qui sechaient. C'etait une ville d'un ton uniforme, du gris bleuatre de l'ardoise, que les arbres tachaient de noir, tres-distincte cependant, avec les aretes vives et les milliers de fenetres des maisons. La Seine avait l'eclat terni d'un vieux lingot d'argent. Aux deux bords, les monuments semblaient badigeonnes de suie; la tour Saint-Jacques, comme mangee de rouille, dressait son antiquaille de musee, tandis que le Pantheon, au-dessus du quartier assombri qu'il surmontait, prenait un profil de catafalque geant. Seul, le dome des Invalides gardait des lueurs dans ses dorures; et l'on eut dit des lampes allumees en plein jour, d'une melancolie reveuse au milieu du deuil crepusculaire qui drapait la cite. Les plans manquaient; Paris, voile d'un nuage, se charbonnait sur l'horizon, pareil a un fusain colossal et delicat, tres-vigoureux sous le ciel limpide. Helene, devant cette ville morne, songeait qu'elle ne connaissait pas Henri. Elle etait tres-forte, a present que son image ne la poursuivait plus. Une revolte la poussait a nier cette possession qui, en quelques semaines, l'avait emplie de cet homme. Non, elle ne le connaissait pas. Elle ignorait tout de lui, ses actes, ses pensees; elle n'aurait meme pu dire s'il etait une grande intelligence. Peut-etre manquait-il de coeur plus encore que d'esprit. Et elle epuisait ainsi toutes les suppositions, se gonflant le coeur de l'amertume qu'elle trouvait au fond de chacune, se heurtant toujours a son ignorance, a ce mur qui la separait d'Henri et qui l'empechait de le connaitre. Elle ne savait rien, elle ne saurait jamais rien. Elle ne se l'imaginait plus que brutal, lui soufflant des paroles de flamme, lui apportant le seul trouble qui, jusqu'a cette heure, eut rompu l'equilibre heureux de sa vie. D'ou venait-il donc pour la desoler de la sorte? Tout d'un coup, elle pensa que, six semaines auparavant, elle n'existait pas pour lui, et cette idee lui fut insupportable. Mon Dieu! n'etre pas l'un pour l'autre, passer sans se voir, ne point se rencontrer peut-etre! Elle avait joint desesperement les mains, des larmes mouillaient ses yeux. Alors, Helene regarda fixement les tours de Notre-Dame, tres-loin. Un rayon, dardant entre deux nuages, les dorait. Elle avait la tete lourde, comme trop pleine des idees tumultueuses qui s'y heurtaient. C'etait une souffrance, elle aurait voulu s'interesser a Paris, retrouver sa serenite, en promenant sur l'ocean des toitures ses regards tranquilles de chaque jour. Que de fois, a pareille heure, l'inconnu de la grande ville, dans le calme d'un beau soir, l'avait bercee d'un reve attendri! Cependant, devant elle, Paris s'eclairait de coups de soleil. Au premier rayon qui etait tombe sur Notre-Dame, d'autres rayons avaient succede, frappant la ville. L'astre, a son declin, faisait craquer les nuages. Alors, les quartiers s'etendirent, dans une bigarrure d'ombres et de lumieres. Un moment, toute la rive gauche fut d'un gris de plomb, tandis que des lueurs rondes tigraient la rive droite, deroulee au bord du fleuve comme une gigantesque peau de bete. Puis, les formes changeaient et se deplacaient, au gre du vent qui emportait les nuees. C'etait, sur le ton dore des toits, des nappes noires voyageant toutes dans le meme sens, avec le meme glissement doux et silencieux. Il y en avait d'enormes, nageant de l'air majestueux d'un vaisseau amiral, entourees de plus petites qui gardaient des symetries d'escadre en ordre de bataille. Une ombre immense, allongee, ouvrant une gueule de reptile, barra un instant Paris, qu'elle semblait vouloir devorer. Et, quand elle se fut perdue au fond de l'horizon, rapetissee a la taille d'un ver de terre, un rayon, dont les rais jaillissaient en pluie de la crevasse d'un nuage, tomba dans le trou vide qu'elle laissait. On en voyait la poussiere d'or filer comme un sable fin, s'elargir en vaste cone, pleuvoir sans relache sur le quartier des Champs-Elysees, qu'elle eclaboussait d'une clarte dansante. Longtemps, cette averse d'etincelles dura, avec son poudroiement continu de fusee. Eh bien! la passion etait fatale, Helene ne se defendait plus. Elle se sentait a bout de force contre son coeur. Henri pouvait la prendre, elle s'abandonnait. Alors, elle gouta un bonheur infini a ne plus lutter. Pourquoi donc se serait-elle refusee davantage? N'avait-elle pas assez attendu? Le souvenir de sa vie passee la gonflait de mepris et de violence. Comment avait-elle pu exister, dans cette froideur dont elle etait si fiere Autrefois? Elle se revoyait jeune fille, a Marseille, rue des Petites-Maries, cette rue ou elle avait toujours grelotte; elle se revoyait mariee, glacee pres de ce grand enfant qui baisait ses pieds nus, se refugiant au fond de ses soucis de bonne menagere; elle se revoyait a toutes les heures de son existence, suivant du meme pas le meme chemin, sans une emotion qui derangeat son calme; et cette uniformite, maintenant, ce sommeil de l'amour qu'elle avait dormi, l'exasperait. Dire qu'elle s'etait crue heureuse d'aller ainsi trente annees devant elle, le coeur muet, n'ayant, pour combler le vide de son etre, que son orgueil de femme honnete! Ah! quelle duperie, cette rigidite, ce scrupule du juste qui l'enfermaient dans les jouissances steriles des devotes! Non, non, c'etait assez, elle voulait vivre! Et une raillerie terrible lui venait contre sa raison. Sa raison! en verite, elle lui faisait pitie, cette raison qui, dans une vie deja longue, ne lui avait pas apporte une somme de joie comparable a la joie qu'elle goutait depuis une heure. Elle avait nie la chute, elle avait eu l'imbecile vanterie de croire qu'elle marcherait ainsi jusqu'au bout, sans que son pied heurtat seulement une pierre. Eh bien! aujourd'hui, elle reclamait la chute, elle l'aurait souhaitee immediate et profonde. Toute sa revolte aboutissait a ce desir imperieux. Oh! disparaitre dans une etreinte, vivre en une minute tout ce qu'elle n'avait pas vecu! Cependant, au fond d'elle, une grande tristesse pleurait. C'etait un serrement interieur, avec une sensation de vide et de noir. Alors, elle plaida. N'etait-elle pas libre? En aimant Henri, elle ne trompait personne, elle disposait comme il lui plaisait de ses tendresses. Puis, tout ne l'excusait-il pas? Quelle etait sa vie depuis pres de deux ans? Elle comprenait que tout l'avait amollie et preparee pour la passion, son veuvage, sa liberte absolue, sa solitude. La passion devait couver en elle, pendant les longues soirees passees entre ses deux vieux amis, l'abbe et son frere, ces hommes simples dont la serenite la bercait; elle couvait, lorsqu'elle s'enfermait si etroitement, hors du monde, en face de Paris grondant a l'horizon; elle couvait, chaque fois qu'elle s'etait accoudee a cette fenetre, prise d'une de ces reveries qu'elle ignorait autrefois, et qui, peu a peu, la rendaient si lache. Et un souvenir lui vint, celui de cette claire matinee de printemps, avec la ville blanche et nette comme sous un cristal, un Paris tout blond d'enfance, qu'elle avait si paresseusement contemple, etendue dans sa chaise longue, un livre tombe sur ses genoux. Ce matin-la, l'amour s'eveillait, a peine un frisson qu'elle ne savait comment nommer et contre lequel elle se croyait bien forte. Aujourd'hui, elle etait a la meme place, mais la passion victorieuse la devorait, tandis que, devant elle, un soleil couchant incendiait la ville. Il lui semblait qu'une journee avait suffi, que c'etait la le soir empourpre de ce matin limpide, et elle croyait sentir toutes ces flammes bruler dans son coeur. Mais le ciel avait change. Le soleil, s'abaissant vers les coteaux de Meudon, venait d'ecarter les derniers nuages et de resplendir. Une gloire enflamma l'azur. Au fond de l'horizon, l'ecroulement de roches crayeuses qui barraient les lointains de Charenton et de Choisy-le-Roi, entassa des blocs de carmin bordes de laque vive; la flottille de petites nuees nageant lentement dans le bleu, au-dessus de Paris, se couvrit de voiles de pourpre; tandis que le mince reseau, le filet de soie blanche tendu au-dessus de Montmartre, parut tout d'un coup fait d'une ganse d'or, dont les mailles regulieres allaient prendre les etoiles a leur lever. Et, sous cette voute embrasee, la ville toute jaune, rayee de grandes ombres, s'etendait. En bas, sur la vaste place, le long des avenues, les fiacres et les omnibus se croisaient au milieu d'une poussiere orange, parmi la foule des passants, dont le noir fourmillement blondissait et s'eclairait de gouttes de lumiere. Un seminaire, en rangs presses, qui suivait le quai de Billy, mettait une queue de soutanes, couleur d'ocre, dans la clarte diffuse. Puis, les voitures et les pietons se perdaient, on ne devinait plus, tres-loin, sur quelque pont, qu'une file d'equipages dont les lanternes etincelaient. A gauche, les hautes cheminees de la Manutention, droites et roses, lachaient de gros tourbillons de fumee tendre, d'une teinte delicate de chair; tandis que, de l'autre cote de la riviere, les beaux ormes du quai d'Orsay faisaient une masse sombre, trouee de coups de soleil. La Seine, entre ses berges que les rayons obliques enfilaient, roulait des flots dansants ou le bleu, le jaune et le vert, se brisaient en un eparpillement bariole; mais, en remontant le fleuve, ce peinturlurage de mer orientale prenait un seul ton d'or de plus en plus eblouissant; et l'on eut dit un lingot sorti a l'horizon de quelque creuset invisible, s'elargissant avec un remuement de couleurs vives, a mesure qu'il se refroidissait. Sur cette coulee eclatante, les ponts echelonnes, amincissant leurs courbes legeres jetaient des barres grises, qui se perdaient dans un entassement incendie de maisons, au sommet duquel les deux tours de Notre-Dame rougeoyaient comme des torches. A droite, a gauche, les monuments flambaient. Les verrieres du Palais de l'Industrie, au milieu des futaies des Champs-Elysees, etalaient un lit de tisons ardents; plus loin, derriere la toiture ecrasee de la Madeleine, la masse enorme de l'Opera semblait un bloc de cuivre; et les autres edifices, les coupoles et les tours, la colonne Vendome, Saint-Vincent-de-Paul, la tour Saint-Jacques, plus pres les pavillons du nouveau Louvre et des Tuileries, se couronnaient de flammes, dressant a chaque carrefour des buchers gigantesques. Le dome des Invalides etait en feu, si etincelant, qu'on pouvait craindre a chaque minute de le voir s'effondrer, en couvrant le quartier des flammeches de sa charpente. Au dela des tours inegales de Saint-Sulpice, le Pantheon se detachait sur le ciel avec un eclat sourd, pareil a un royal palais de l'incendie qui se consumerait en braise. Alors, Paris entier, a mesure que le soleil baissait, s'alluma aux buchers des monuments. Des lueurs couraient sur les cretes des toitures, pendant que, dans les vallees, des fumees noires dormaient. Toutes les facades tournees vers le Trocadero rougissaient, en jetant le petillement de leurs vitres, une pluie d'etincelles qui montaient de la ville, comme si quelque soufflet eut sans cesse active cette forge colossale. Des gerbes toujours renaissantes s'echappaient des quartiers voisins, ou les rues se creusaient, sombres et cuites. Meme, dans les lointains de la plaine, du fond d'une cendre rousse qui ensevelissait les faubourgs detruits et encore chauds, luisaient des fusees perdues, sorties de quelque foyer subitement ravive. Bientot ce fut une fournaise. Paris brula. Le ciel s'etait empourpre davantage, les nuages saignaient au-dessus de l'immense cite rouge et or. Helene, baignee par ces flammes, se livrant a cette passion qui la consumait, regardait flamber Paris, lorsqu'une petite main la fit tressaillir en se posant sur son epaule. C'etait Jeanne qui l'appelait. --Maman! maman! Et, quand elle se fut tournee: --Ah! c'est heureux!... Tu n'entends donc pas? Voila dix fois que je t'appelle. La petite, encore costumee en Japonaise, avait des yeux brillants et des joues toutes roses de plaisir. Elle ne laissa pas a sa mere le temps de repondre. --Tu m'as joliment lachee.... Tu sais qu'on t'a cherchee partout, a la fin. Sans Pauline, qui m'a accompagnee jusqu'au bas de l'escalier, je n'aurais point ose traverser la rue. Et, d'un mouvement joli, elle approcha son visage des levres de sa mere, en demandant sans transition: --Tu m'aimes? Helene la baisa, mais d'une bouche distraite. Elle eprouvait une surprise, comme une impatience a la voir rentrer si vite. Est-ce que vraiment il y avait une heure qu'elle s'etait echappee du bal? Et, pour repondre aux questions de l'enfant qui s'inquietait, elle dit qu'en effet elle avait eprouve un leger malaise. L'air lui faisait du bien; il lui fallait un peu de tranquillite. --Oh! n'aie pas peur, je suis trop lasse, murmura Jeanne. Je vais me tenir la, tout plein sage.... Mais, petite mere, je puis parler, n'est-ce pas? Elle se posa pres d'Helene, se serrant contre elle, heureuse qu'on ne la deshabillat pas tout de suite. Sa robe brodee de pourpre, son jupon de soie verdatre, la ravissaient; et elle hochait sa tete fine, pour entendre claquer sur son chignon les pendeloques des longues epingles qui le traversaient. Alors, un flot de paroles pressees sortit de ses levres. Elle avait tout regarde, tout ecoute et tout retenu, avec son air beta de ne rien comprendre. Maintenant, elle se dedommageait d'etre restee raisonnable, la bouche cousue et les yeux indifferents. --Tu sais, maman, c'etait un vieux bonhomme, la barbe grise, qui faisait aller Polichinelle. Je l'ai bien vu, lorsque le rideau s'est ecarte.... Il y avait le petit Guiraud qui pleurait. Hein? est-il bete! Alors, on lui a dit que le gendarme viendrait lui mettre de l'eau dans sa soupe, et il a fallu l'emporter, tant il criait.... C'est comme au gouter, Marguerite s'est tout tache son costume de laitiere avec de la confiture. Sa maman l'a essuyee, en criant: "Oh! la sale!" Marguerite s'en etait fourre jusque dans les cheveux.... Moi, je ne disais rien, mais je m'amusais joliment a les regarder tomber sur les gateaux. Elles sont mal elevees, n'est-ce pas, petite mere? Elle s'interrompit quelques secondes, absorbee par un souvenir; puis, elle demanda d'un air pensif: --Dis donc, maman, est-ce que tu as mange de ces gateaux qui etaient jaunes et qui avaient de la creme blanche dedans? Oh! c'etait bon! c'etait bon!... J'ai garde tout le temps l'assiette a cote de moi. Helene n'ecoutait pas ce babil d'enfant. Mais Jeanne parlait pour se soulager, la tete trop pleine. Elle repartit, avec une abondance extraordinaire de details sur le bal. Les moindres petits faits prenaient une importance enorme. --Tu ne t'es pas apercue, toi, quand on a commence, voila ma ceinture qui s'est defaite. Une dame, que je ne connais pas, m'a mis une epingle. Je lui ai dit: "Je vous remercie bien, Madame...." Alors, Lucien, en dansant, s'est pique. Il m'a demande: "Qu'est-ce que tu as donc la devant qui pique?" Moi, je ne savais plus, je lui ai repondu que je n'avais rien. C'est Pauline qui m'a visitee et qui a remis l'epingle comme il faut.... Non! tu n'as pas idee! on se bousculait, une grande bete de garcon a donne un coup dans le derriere a Sophie, qui a failli tomber. Les demoiselles Levasseur sautaient a pieds joints. Ce n'est pas comme ca qu'on danse, bien sur.... Mais le plus beau, vois-tu, c'a ete la fin. Tu n'etais plus la, tu ne peux pas savoir. On s'est pris par les bras, on a tourne on rond; c'etait a mourir de rire. Il y avait de grands messieurs qui tournaient aussi. Bien vrai, je ne mens pas!... Pourquoi ne veux-tu pas me croire, petite mere? Le silence d'Helene finissait par la facher. Elle se serra davantage, lui secoua la main. Puis, voyant qu'elle n'en tirait que des paroles breves, elle se tut peu a peu elle-meme, glissant egalement a une reverie, songeant a ce bal qui emplissait son jeune coeur. Alors, toutes deux, la mere et la fille, demeurerent muettes, en face de Paris incendie. Il leur restait plus inconnu encore, ainsi eclaire par les nuees saignantes, pareil a quelque ville des legendes expiant sa passion sous une pluie de feu. --On a danse en rond?, demanda tout d'un coup Helene, comme reveillee en sursaut. --Oui, oui, murmura Jeanne absorbee a son tour. --Et le docteur? est-ce qu'il a danse? --Je crois bien, il a tourne avec moi.... Il m'enlevait, il me questionnait: "Ou est ta maman? ou est ta maman?" Puis, il m'a embrassee. Helene eut un sourire inconscient. Elle riait a ses tendresses. Qu'avait-elle besoin de connaitre Henri? Il lui semblait plus doux de l'ignorer, de l'ignorer a jamais, et de l'accueillir comme celui qu'elle attendait depuis si longtemps. Pourquoi se serait-elle etonnee et inquietee? Il venait de se trouver a l'heure dite sur son chemin. Cela etait bon. Sa nature franche acceptait tout. Un calme descendait en elle, fait de cette pensee qu'elle aimait et qu'elle etait aimee. Et elle se disait qu'elle serait assez forte pour ne pas gater son bonheur. Cependant, la nuit venait, un vent froid passa dans l'air. Jeanne, reveuse, eut un frisson. Elle posa la tete sur la poitrine de sa mere; et, comme si la question se fut rattachee a ses reflexions profondes, elle murmura une seconde fois: --Tu m'aimes? Alors, Helene, souriant toujours, lui prit la tete entre ses deux mains et parut chercher un instant sur son visage. Puis, elle posa longuement les levres pres de sa bouche, au-dessus d'un petit signe rose. C'etait la, elle le voyait bien, qu'Henri avait baise l'enfant. L'arete sombre des coteaux de Meudon entamait deja le disque lunaire du soleil. Sur Paris, les rayons obliques s'etaient encore allonges. L'ombre du dome des Invalides, demesurement grandie, noyait tout le quartier Saint-Germain; tandis que l'Opera, la tour Saint-Jacques, les colonnes et les fleches, zebraient de noir la rive droite. Les lignes des facades, les enfoncements des rues, les ilots eleves des toitures, brulaient avec une intensite plus sourde. Dans les vitres assombries, les paillettes enflammees se mouraient, comme si les maisons fussent tombees en braise. Des cloches lointaines sonnaient, une clameur roulait et s'apaisait. Et le ciel, elargi aux approches du soir, arrondissait sa nappe violatre, veinee d'or et de pourpre, au-dessus de la ville rougeoyante. Tout d'un coup, il y eut une reprise formidable de l'incendie, Paris jeta une derniere flambee qui eclaira jusqu'aux faubourgs perdus. Puis, il sembla qu'une cendre grise tombait, et les quartiers resterent debout, legers et noiratres comme des charbons eteints. TROISIEME PARTIE I Un matin de mai, Rosalie accourut de sa cuisine, sans lacher le torchon qu'elle tenait a la main. Et, avec sa familiarite de servante gatee: --Oh! Madame, arrivez vite.... Monsieur l'abbe qui est en bas, dans le jardin du docteur, en train de fouiller la terre! Helene ne bougea pas. Mais Jeanne s'etait deja precipitee, pour voir. Quand elle revint, elle s'ecria: --Est-elle bete, Rosalie! il ne fouille pas la terre du tout. Il est avec le jardinier, qui met des plantes dans une petite voiture.... Madame Deberle cueille toutes ses roses.... --Ca doit etre pour l'eglise, dit tranquillement Helene, tres-occupee a un travail de tapisserie. Quelques minutes plus tard, il y eut un coup de sonnette, et l'abbe Jouve parut. Il venait annoncer qu'il ne fallait pas compter sur lui, le mardi suivant. Ses soirees etaient prises par les ceremonies du mois de Marie. Le cure l'avait charge d'orner l'eglise. Ce serait superbe. Toutes ces dames lui donnaient des fleurs. Il attendait deux palmiers de quatre metres pour les poser a droite et a gauche de l'autel. --Oh! maman.... maman...., murmura Jeanne, qui ecoutait, emerveillee. --Eh bien! vous ne savez pas, mon ami, dit Helene en souriant, puisque vous ne pouvez venir, nous irons vous voir.... Voila que vous avez tourne la tete a Jeanne, avec vos bouquets. Elle n'etait guere devote, meme elle n'assistait jamais a la messe, pretextant la sante de sa fille, qui sortait toute frissonnante des eglises. Le vieux pretre evitait de lui parler religion. Il disait simplement, avec une tolerance pleine de bonhomie, que les belles ames font leur salut toutes seules, par leur sagesse et leur charite. Dieu saurait bien la toucher un jour. Jusqu'au lendemain soir, Jeanne ne songea qu'au mois de Marie. Elle questionnait sa mere, elle revait l'eglise emplie de roses blanches, avec des milliers de cierges, des voix celestes, des odeurs suaves. Et elle voulait etre pres de l'autel, pour mieux voir la robe de dentelle de la sainte Vierge, une robe qui valait une fortune, disait l'abbe. Mais Helene la calmait, en la menacant de ne pas la mener, si elle se rendait malade a l'avance. Enfin, le soir, apres le diner, elles partirent. Les nuits etaient encore fraiches. En arrivant rue de l'Annonciation, ou se trouve Notre-Dame de Grace, l'enfant grelottait. --L'eglise est chauffee, dit sa mere. Nous allons nous mettre pres d'une bouche de chaleur. Quand elle eut pousse la porte rembourree, qui retomba mollement, une tiedeur les enveloppa, tandis qu'une vive lumiere et des chants eclataient. La ceremonie etait commencee. Helene, voyant la nef centrale deja pleine, voulut suivre l'un des bas-cotes. Mais elle eut toutes les peines du monde a s'approcher de l'autel. Elle tenait la main de Jeanne, elle avancait patiemment; puis, renoncant a aller plus loin, elle prit les deux premieres chaises libres qui se presenterent. Un pilier leur cachait la moitie du choeur. --Je ne vois rien, maman, murmura la petite toute chagrine. Nous sommes tres-mal. Helene la fit taire. L'enfant alors se mit a bouder. Elle n'apercevait, devant elle, que le dos enorme d'une vieille dame. Quand sa mere se retourna, elle la trouva debout sur sa chaise. --Veux-tu descendre! dit-elle en etouffant sa voix. Tu es insupportable. Mais Jeanne s'entetait. --Ecoute donc, c'est madame Deberle.... Elle est la-bas, au milieu. Elle nous fait des signes. Une vive contrariete donna a la jeune femme un mouvement d'impatience. Elle secoua la petite, qui refusait de s'asseoir. Depuis le bal, pendant trois jours, elle avait evite de retourner chez le docteur, en pretextant mille occupations. --Maman, continuait Jeanne avec l'obstination des enfants, elle te regarde, elle te dit bonjour. Alors, il fallut bien qu'Helene tournat les yeux et saluat. Les deux femmes echangerent un hochement de tete. Madame Deberle, en robe de soie a mille raies, garnie de dentelles blanches, occupait le centre de la nef, a deux pas du choeur, tres-fraiche, tres-voyante. Elle avait amene sa soeur Pauline, qui se mit a gesticuler vivement de la main. Les chants continuaient, la voix large de la foule roulait sur une gamme descendante, tandis que des notes suraigues d'enfant piquaient ca et la le rythme trainard et balance du cantique. --Elles te disent de venir, tu vois bien! reprit Jeanne triomphante. --C'est inutile; nous sommes parfaitement ici. --Oh! maman, allons les retrouver.... Elles ont deux chaises. --Non, descends, assieds-toi. Pourtant, comme ces dames insistaient avec des sourires, sans se preoccuper le moins du monde du leger scandale qu'elles soulevaient, heureuses, au contraire, de voir les gens se tourner vers elles, Helene dut ceder. Elle poussa Jeanne enchantee, elle tacha de s'ouvrir un passage, les mains tremblantes d'une colere contenue. Ce n'etait point une besogne facile. Les devotes ne voulaient pas se deranger et la toisaient furieuses, la bouche ouverte, sans s'arreter de chanter. Elle travailla ainsi pendant cinq grandes minutes, au milieu de la tempete des voix, qui ronflaient plus fort. Quand elle ne pouvait passer, Jeanne regardait toutes ces bouches vides et noires, et elle se serrait contre sa mere. Enfin, elles atteignirent l'espace laisse libre devant le choeur, elles n'eurent plus que quelques pas a faire. --Arrivez donc, murmura madame Deberle. L'abbe m'avait dit que vous viendriez, je vous ai garde deux chaises. Helene remercia, en feuilletant tout de suite son livre de messe, pour couper court a la conversation. Mais Juliette gardait ses graces mondaines; elle etait la, charmante et bavarde comme dans son salon, tres a l'aise. Aussi se pencha-t-elle, continuant: --On ne vous voit plus. Je serais allee demain chez vous.... Vous n'avez pas ete malade au moins? --Non, merci.... Toutes sortes d'occupations.... --Ecoutez, il faut venir diner demain.... En famille, rien que nous.... --Vous etes trop bonne, nous verrons. Et elle parut se recueillir et suivre le cantique, decidee a ne plus repondre. Pauline avait pris Jeanne a cote d'elle, pour lui faire partager la bouche de chaleur, sur laquelle elle cuisait doucement, avec une jouissance beate de frileuse. Toutes deux, dans le souffle tiede qui montait, se haussaient curieusement, examinant chaque chose, le plafond bas, divise en panneaux de menuiserie, les colonnes ecrasees, reliees par des pleins cintres d'ou pendaient des lustres, la chaire en chene sculpte; et, par-dessus les tetes moutonnantes, que la houle du cantique agitait, elles allaient jusque dans les coins sombres des bas-cotes, aux chapelles perdues dont les ors luisaient, au baptistere que fermait une grille, pres de la grande porte. Mais elles revenaient toujours au resplendissement du choeur, peint de couleurs vives, eclatant de dorures; un lustre de cristal tout flambant tombait de la voute; d'immenses candelabres alignaient des gradins de cierges, qui piquaient d'une pluie d'etoiles symetriques les fonds de tenebres de l'eglise, detachant en lumiere le maitre-autel, pareil a un grand bouquet de feuillages et de fleurs. En haut, dans une moisson de roses, une Vierge habillee de satin et de dentelle, couronnee de perles, tenait sur son bras un Jesus en robe longue. --Hein! tu as chaud? demanda Pauline. C'est joliment bon. Mais Jeanne, en extase, contemplait la Vierge au milieu des fleurs. Il lui prenait un frisson. Elle eut peur de n'etre plus sage, et elle baissa les yeux, tachant de s'interesser au dallage blanc et noir, pour ne pas pleurer. Les voix freles des enfants de choeur lui mettaient de petits souffles dans les cheveux. Cependant, Helene, le visage sur son paroissien, s'ecartait chaque fois qu'elle sentait Juliette la froler de ses dentelles. Elle n'etait point preparee a cette rencontre. Malgre le serment qu'elle s'etait impose d'aimer Henri saintement, sans jamais lui appartenir, elle eprouvait un malaise en pensant qu'elle trahissait cette femme, si confiante et si gaie a son cote. Une seule pensee l'occupait: elle n'irait point a ce diner; et elle cherchait comment elle pourrait rompre peu a peu des relations qui blessaient sa loyaute. Mais les voix ronflantes des chantres, a quelques pas d'elle, l'empechaient de reflechir; elle ne trouvait rien, elle s'abandonnait au bercement du cantique, goutant un bien-etre devot, que jusque-la elle n'avait jamais ressenti dans une eglise. --Est-ce qu'on vous a conte l'histoire de madame de Chermette? demanda Juliette, cedant de nouveau a la demangeaison de parler. --Non, je ne sais rien. --Eh bien! imaginez-vous.... Vous avez vu sa grande fille, qui est si longue pour ses quinze ans? Il est question de la marier l'annee prochaine, et avec ce petit brun que l'on voit toujours dans les jupes de la mere.... On en cause, on en cause.... --Ah! dit Helene, qui n'ecoutait pas. Madame Deberle donna d'autres details. Mais, brusquement, le cantique cessa, les orgues gemirent et s'arreterent. Alors, elle se tut, surprise de l'eclat de sa voix, au milieu du silence recueilli qui se faisait. Un pretre venait de paraitre dans la chaire. Il y eut un fremissement; puis, il parla. Non, certes, Helene n'irait point a ce diner. Les yeux fixes sur le pretre, elle s'imaginait cette premiere entrevue avec Henri, qu'elle redoutait depuis trois jours; elle le voyait pali de colere, lui reprochant de s'etre enfermee chez elle; et elle craignait de ne pas montrer assez de froideur. Dans sa reverie, le pretre avait disparu, elle surprenait seulement des phrases, une voix penetrante, tombee de haut, qui disait: --Ce fut un moment ineffable que celui ou la Vierge, inclinant la tete, repondit: Voici la servante du Seigneur.... Oh! elle serait brave, toute sa raison etait revenue. Elle gouterait la joie d'etre aimee, elle n'avouerait jamais son amour, car elle sentait bien que la paix etait a ce prix. Et comme elle aimerait profondement, sans le dire, se contentant d'une parole d'Henri, d'un regard, echange de loin en loin, lorsqu'un hasard les rapprocherait! C'etait un reve qui l'emplissait d'une pensee d'eternite. L'eglise, autour d'elle, lui devenait amicale et douce. Le pretre disait: --L'ange disparut. Marie s'absorba dans la contemplation du divin mystere qui s'operait en elle, inondee de lumiere et d'amour.... --Il parle tres-bien, murmura madame Deberle en se penchant. Et tout jeune, trente ans a peine, n'est-ce pas? Madame Deberle etait touchee. La religion lui plaisait comme une emotion de bon gout. Donner des fleurs aux eglises, avoir de petites affaires avec les pretres, gens polis, discrets et sentant bon, venir en toilette a l'eglise, ou elle affectait d'accorder une protection mondaine au Dieu des pauvres, lui procurait des joies particulieres, d'autant plus que son mari ne pratiquait pas et que ses devotions prenaient le gout du fruit defendu. Helene la regarda, lui repondit seulement par un hochement de tete. Toutes deux avaient la face pamee et souriante. Un grand bruit de chaises et de mouchoirs s'eleva, le pretre venait de quitter la chaire, en lancant ce dernier cri: --Oh! dilatez votre amour, pieuses ames chretiennes. Dieu s'est donne a vous, votre coeur est plein de sa presence, votre ame deborde de ses graces! Les orgues ronflerent tout de suite. Les litanies de la Vierge se deroulerent, avec leurs appels d'ardente tendresse. Il venait des bas-cotes, de l'ombre des chapelles perdues, un chant lointain et assourdi, comme si la terre eut repondu aux voix angeliques des enfants de choeur. Une haleine passait sur les tetes, allongeait les flammes droites des cierges, tandis que, dans son grand bouquet de roses, au milieu des fleurs qui se meurtrissaient en exhalant leur dernier parfum, la Mere divine semblait avoir baisse la tete pour rire a son Jesus. Helene se tourna tout d'un coup, prise d'une inquietude instinctive. --Tu n'es pas malade, Jeanne? demanda-t-elle. L'enfant, tres-blanche, les yeux humides, comme emportee dans le torrent d'amour des litanies, contemplait l'autel, voyait les roses se multiplier et tomber en pluie. Elle murmura: --Oh! non, maman.... Je t'assure, je suis contente, bien contente.... Puis, elle demanda: --Ou donc est mon ami? Elle parlait de l'abbe. Pauline l'apercevait; il etait dans une stalle du choeur. Mais il fallut soulever Jeanne. --Ah! je le vois.... Il nous regarde, il fait des petits yeux. L'abbe "faisait des petits yeux," selon Jeanne, quand il riait en dedans. Helene alors echangea avec lui un signe de tete amical. Ce fut pour elle comme une certitude de paix, une cause derniere de serenite qui lui rendait l'eglise chere et l'endormait dans une felicite pleine de tolerance. Des encensoirs se balancaient devant l'autel, de legeres fumees montaient; et il y eut une benediction, un ostensoir pareil a un soleil, leve lentement et promene au-dessus des fronts abattus par terre. Helene restait prosternee, dans un engourdissement heureux, lorsqu'elle entendit madame Deberle qui disait: --C'est fini, allons-nous-en. Un remuement de chaises, un pietinement roulaient sous la voute. Pauline avait pris la main de Jeanne. Tout en marchant la premiere avec l'enfant, elle la questionnait. --Tu n'es jamais allee au theatre? --Non. Est-ce que c'est plus beau? La petite, le coeur gonfle de gros soupirs, avait un hochement de menton, comme pour declarer que rien ne pouvait etre plus beau. Mais Pauline ne repondit pas; elle venait de se planter devant un pretre, qui passait en surplis; et, lorsqu'il fut a quelques pas: --Oh! la belle tete! dit-elle tout haut, avec une conviction qui fit retourner deux devotes. Cependant, Helene s'etait relevee. Elle pietinait a cote de Juliette, au milieu de la foule qui s'ecoulait difficilement. Trempee de tendresse, comme lasse et sans force, elle n'eprouvait plus aucun trouble a la sentir si pres d'elle. Un moment, leurs poignets nus s'effleurerent, et elles se sourirent. Elles etouffaient, Helene voulut que Juliette passat la premiere, pour la proteger. Toute leur intimite semblait revenue. --C'est entendu, n'est-ce pas? demanda madame Deberle, nous comptons sur vous demain soir. Helene n'eut plus la volonte de dire non. Dans la rue, elle verrait. Enfin, elles sortirent des dernieres. Pauline et Jeanne les attendaient sur le trottoir d'en face. Mais une voix larmoyante les arreta. --Ah! ma bonne dame, qu'il y a donc longtemps que je n'ai eu le bonheur de vous voir! C'etait la mere Fetu. Elle mendiait a la porte de l'eglise. Barrant le passage a Helene, comme si elle l'avait guettee, elle continua: --Ah! j'ai ete bien malade, toujours la, dans le ventre, vous savez.... Maintenant c'est quasiment des coups de marteau.... Et rien de rien, ma bonne dame.... Je n'ai pas ose vous faire dire ca.... Que le bon Dieu vous le rende! Helene venait de lui glisser une piece de monnaie dans la main, en lui promettant de songer a elle. --Tiens! dit madame Deberle restee debout sous le porche, quelqu'un cause avec Pauline et Jeanne.... Mais c'est Henri! --Oui, oui, reprit la mere Fetu qui promenait ses minces regards sur les deux dames, c'est le bon docteur.... Je l'ai vu pendant toute la ceremonie, il n'a pas quitte le trottoir, il vous attendait, bien sur.... En voila un saint homme! Je dis ca parce que c'est la verite, devant Dieu qui nous entend.... Oh! je vous connais, Madame; vous avez la un mari qui merite d'etre heureux.... Que le ciel exauce vos desirs, que toutes ses benedictions soient avec vous! Au nom du Pere, du Fils, du Saint-Esprit, ainsi soit-il! Et, dans les mille rides de son visage, frise comme une vieille pomme, ses petits yeux marchaient toujours, inquiets et malicieux, allant de Juliette a Helene, sans qu'on put savoir nettement a laquelle des deux elle s'adressait en parlant du bon docteur. Elle les accompagna d'un marmottement continu, ou des lambeaux de phrases pleurnicheuses se melaient a des exclamations devotes. Helene fut surprise et touchee de la reserve d'Henri. Il osa a peine lever les regards sur elle. Sa femme l'ayant plaisante au sujet de ses opinions qui l'empechaient d'entrer dans une eglise, il expliqua simplement qu'il etait venu a la rencontre de ces dames, en fumant un cigare; et Helene comprit qu'il avait voulu la revoir, pour lui montrer combien elle avait tort de redouter quelque brutalite nouvelle. Sans doute, il s'etait jure comme elle de se montrer raisonnable. Elle n'examina pas s'il pouvait etre sincere avec lui-meme, cela la rendait trop malheureuse de le voir malheureux. Aussi, en quittant les Deberle, rue Vineuse, dit-elle gaiement: --Eh bien! c'est entendu, a demain sept heures. Alors, les relations se nouerent plus etroitement encore, une vie charmante commenca. Pour Helene, c'etait comme si Henri n'avait jamais cede a une minute de folie; elle avait reve cela; ils s'aimaient, mais ils ne se le diraient plus, ils se contenteraient de le savoir. Heures delicieuses, pendant lesquelles, sans parler de leur tendresse, ils s'en entretenaient continuellement, par un geste, par une inflexion de voix, par un silence meme. Tout les ramenait a cet amour, tout les baignait dans une passion qu'ils emportaient avec eux, autour d'eux, comme le seul air ou ils pussent vivre. Et ils avaient l'excuse de leur loyaute, ils jouaient en toute conscience cette comedie de leur coeur, car ils ne se permettaient pas un serrement de main, ce qui donnait une volupte sans pareille au simple bonjour dont ils s'accueillaient. Chaque soir, ces dames firent la partie de se rendre a l'eglise. Madame Deberle, enchantee, y goutait un plaisir nouveau, qui la changeait un peu des soirees dansantes, des concerts, des premieres representations; elle adorait les emotions neuves, on ne la rencontrait plus qu'avec des soeurs et des abbes. Le fond de religion qu'elle tenait du pensionnat remontait a sa tete de jeune femme ecervelee, et se traduisait par de petites pratiques qui l'amusaient, comme si elle se fut souvenue des jeux de son enfance. Helene, grandie en dehors de toute education devote, se laissait aller au charme des exercices du mois de Marie, heureuse de la joie que Jeanne paraissait y prendre. On dinait plus tot, on bousculait Rosalie pour ne pas arriver en retard et se trouver mal place. Puis, on prenait Juliette en passant. Un jour, on avait emmene Lucien; mais il s'etait si mal conduit, que, maintenant, on le laissait a la maison. Et, en entrant dans l'eglise chaude, toute bresillant de cierges, c'etait une sensation de mollesse et d'apaisement, qui peu a peu devenait necessaire a Helene. Lorsqu'elle avait eu des doutes dans la journee, qu'une anxiete vague l'avait saisie a la pensee d'Henri, l'eglise le soir l'endormait de nouveau. Les cantiques montaient, avec le debordement des passions divines. Les fleurs, fraichement coupees, alourdissaient de leur parfum l'air etouffe sous la voute. Elle respirait la toute la premiere ivresse du printemps, l'adoration de la femme haussee jusqu'au culte, et elle se grisait dans ce mystere d'amour et de purete, en face de Marie vierge et mere, couronnee de ses roses blanches. Chaque jour, elle restait agenouillee davantage. Elle se surprenait parfois les mains jointes. Puis, la ceremonie achevee, il y avait la douceur du retour. Henri attendait a la porte, les soirees se faisaient tiedes, on rentrait par les rues noires et silencieuses de Passy, en echangeant de rares paroles. --Mais vous devenez devote, ma chere! dit un soir madame Deberle en riant. C'etait vrai, Helene laissait entrer la devotion dans son coeur grand ouvert. Jamais elle n'aurait cru qu'il fut si bon d'aimer. Elle revenait la comme a un lieu d'attendrissement, ou il lui etait permis d'avoir les yeux humides, de rester sans une pensee, aneantie dans une adoration muette. Chaque soir, pendant une heure, elle ne se defendait plus; l'epanouissement d'amour qu'elle portait en elle, qu'elle contenait toute la journee, pouvait enfin monter de sa poitrine, s'elargir en des prieres, devant tous, au milieu du frisson religieux de la foule. Les oraisons balbutiees, les agenouillements, les salutations, ces paroles et ces gestes vagues sans cesse repetes, la bercaient, lui semblaient l'unique langage, toujours la meme passion, traduite par le meme mot ou le meme signe. Elle avait le besoin de croire, elle etait ravie dans la charite divine. Et Juliette ne plaisantait pas seulement Helene, elle pretendait qu'Henri lui-meme tournait a la devotion. Est-ce que, maintenant, il n'entrait pas les attendre dans l'eglise! Un athee, un paien qui declarait avoir cherche l'ame du bout de son scalpel et ne pas l'avoir trouvee encore! Des qu'elle l'apercevait, en arriere de la chaire, debout derriere une colonne, Juliette poussait le coude d'Helene. --Regardez donc, il est deja la.... Vous savez qu'il n'a pas voulu se confesser pour notre mariage.... Non, il a une figure impayable, il nous contemple d'un air si drole! Regardez-le donc! Helene ne levait pas tout de suite la tete. La ceremonie allait finir, l'encens fumait, les orgues eclataient d'allegresse. Mais, comme son amie n'etait pas femme a la laisser tranquille, elle devait repondre. --Oui, oui, je le vois, balbutiait-elle sans tourner les yeux. Elle l'avait devine, a l'hosanna qu'elle entendait monter de toute l'eglise. Le souffle d'Henri lui semblait venir jusqu'a sa nuque sur l'aile des cantiques, et elle croyait voir derriere elle ses regards qui eclairaient la nef et l'enveloppaient, agenouillee, d'un rayon d'or. Alors, elle priait avec une ferveur si grande, que les paroles lui manquaient. Lui, tres-grave, avait la mine correcte d'un mari qui venait chercher ces dames chez Dieu, comme il serait alle les attendre dans le foyer d'un theatre. Mais, quand ils se rejoignaient, au milieu de la lente sortie des devotes, tous deux se trouvaient comme lies davantage, unis par ces fleurs et ces chants; et ils evitaient de se parler, car ils avaient leurs coeurs sur les levres. Au bout de quinze jours, madame Deberle se lassa. Elle sautait d'une passion a une autre, tourmentee du besoin de faire ce que tout le monde faisait. A present, elle se donnait aux ventes de charite, montant soixante etages par apres-midi, pour aller queter des toiles chez les peintres connus, et employant ses soirees a presider avec une sonnette des reunions de dames patronnesses. Aussi, un jeudi soir, Helene et sa fille se trouverent-elles seules a l'eglise. Apres la sermon, comme les chantres attaquaient le _Magnificat_, la jeune femme, avertie par un elancement de son coeur, tourna la tete: Henri etait la, a la place accoutumee. Alors, elle demeura le front baisse jusqu'a la fin de la ceremonie, dans l'attente du retour. --Ah! c'est gentil d'etre venu! dit Jeanne a la sortie, avec sa familiarite d'enfant. J'aurais eu peur, dans ces rues noires. Mais Henri affectait la surprise. Il croyait rencontrer sa femme. Helene laissa la petite repondre, elle les suivait, sans parler. Comme ils passaient tous trois sous le porche, une voix se lamenta: --La charite.... Dieu vous le rende.... Chaque soir, Jeanne glissait une piece de dix sous dans la main de la mere Fetu. Lorsque celle-ci apercut le docteur seul avec Helene, elle secoua simplement la tete, d'un air d'intelligence, au lieu d'eclater en remerciements bruyants, comme d'habitude. Et, l'eglise s'etant videe, elle se mit a les suivre, de ses pieds trainards, en marmottant de sourdes paroles. Au lieu de rentrer par la rue de Passy, ces dames quelquefois revenaient par la rue Raynouard, lorsque la nuit etait belle, allongeant ainsi le chemin de cinq ou six minutes. Ce soir-la, Helene prit la rue Raynouard, desireuse d'ombre et de silence, cedant au charme de cette longue chaussee deserte, qu'un bec de gaz de loin en loin eclairait, sans que l'ombre d'un passant remuat sur le pave. A cette heure, dans ce quartier ecarte, Passy dormait deja, avec le petit souffle d'une ville de province. Aux deux bords des trottoirs, des hotels s'alignaient, des pensionnats de demoiselles, noirs et ensommeilles, des tables d'hote dont les cuisines luisaient encore. Pas une boutique ne trouait l'ombre du rayon de sa vitrine. Et c'etait une grande joie pour Helene et Henri que cette solitude. Il n'avait point ose lui offrir le bras. Jeanne marchait entre eux, au milieu de la chaussee, sablee comme une allee de parc. Les maisons cessaient, des murs s'etendaient, au-dessus desquels retombaient des manteaux de clematites et des touffes de lilas en fleurs. De grands jardins coupaient les hotels, une grille, par moments, laissait voir des enfoncements sombres de verdure, ou des pelouses d'un ton plus tendre palissaient parmi les arbres; tandis que, dans des vases que l'on devinait confusement; des bouquets d'iris embaumaient l'air. Tous trois ralentissaient le pas, sous la tiedeur de cette nuit printaniere qui les trempait de parfums; et, lorsque Jeanne, par un jeu d'enfant, s'avancait le visage leve vers le ciel, elle repetait: --Oh! maman! vois donc, que d'etoiles! Mais, derriere eux, le pas de la mere Fetu semblait etre l'echo des leurs. Elle se rapprochait; on entendait ce bout de phrase latine: "_Ave Maria, gratia plena_", sans cesse recommence sur le meme bredouillement. La mere Fetu disait son chapelet en rentrant chez elle. --Il me reste une piece, si je la lui donnais? demanda Jeanne a sa mere. Et, sans attendre la reponse, elle s'echappa, courut a la vieille, qui allait s'engager dans le passage des Eaux. La mere Fetu prit la piece, en invoquant toutes les saintes du paradis. Mais elle avait saisi en meme temps la main de l'enfant; elle la retenait, et changeant de voix: --Elle est donc malade, l'autre dame? --Non, repondit Jeanne etonnee. --Ah! que le ciel la conserve! qu'il la comble de prosperites, elle et son mari!... Ne vous sauvez pas, ma bonne petite demoiselle. Laissez- moi dire un _Ave Maria_ a l'intention de votre maman, et vous repondrez: _Amen_, avec moi.... Votre maman le permet, vous la rattraperez. Cependant, Helene et Henri etaient restes tout frissonnants de se trouver ainsi brusquement seuls, dans l'ombre d'une rangee de grands marronniers qui bordaient la rue. Ils firent doucement quelques pas. Par terre, les marronniers avaient laisse tomber une pluie de leurs petites fleurs, et ils marchaient sur ce tapis rose. Puis, ils s'arreterent, le coeur trop gonfle pour aller plus loin. --Pardonnez-moi, dit simplement Henri. --Oui, oui, balbutia Helene. Je vous en supplie, taisez-vous. Mais elle avait senti sa main qui effleurait la sienne. Elle recula. Heureusement, Jeanne revenait en courant. --Maman! maman! cria-t-elle, elle m'a fait dire un _Ave_, pour que ca te porte bonheur. Et tous trois tournerent dans la rue Vineuse, pendant que la mere Fetu descendait l'escalier du passage des Eaux, en achevant son chapelet. Le mois s'ecoula. Madame Deberle se montra aux exercices deux ou trois fois encore. Un dimanche, le dernier, Henri osa de nouveau attendre Helene et Jeanne. Le retour fut delicieux. Ce mois avait passe dans une douceur extraordinaire. La petite eglise semblait etre venue comme pour calmer et preparer la passion. Helene s'etait tranquillisee d'abord, heureuse de ce refuge de la religion ou elle croyait pouvoir aimer sans honte; mais le travail sourd avait continue, et quand elle s'eveillait de son engourdissement devot, elle se sentait envahie, liee par des liens qui lui auraient arrache la chair, si elle avait voulu les rompre. Henri restait respectueux. Pourtant, elle voyait bien une flamme remonter a son visage. Elle craignait quelque emportement de desir fou. Elle-meme se faisait peur, secouee de brusques acces de fievre. Une apres-midi, en revenant d'une promenade avec Jeanne, elle prit la rue de l'Annonciation, elle entra a l'eglise. La petite se plaignait d'une grande fatigue. Jusqu'au dernier jour, elle n'avait point voulu avouer que la ceremonie du soir la brisait, tant elle y goutait une jouissance profonde; mais ses joues etaient devenues d'une paleur de cire, et le docteur conseillait de lui faire faire de longues courses. --Mets-toi la, dit sa mere. Tu te reposeras.... Nous ne resterons que dix minutes. Elle l'avait assise pres d'un pilier. Elle-meme s'agenouilla, quelques chaises plus loin. Des ouvriers, au fond de la nef, declouaient des tentures, demenageaient des pots de fleurs, les exercices du mois de Marie etant finis de la veille. Helene, la face dans ses mains, ne voyait rien, n'entendait rien, se demandant avec anxiete si elle ne devait pas avouer a l'abbe Jouve la crise terrible qu'elle traversait. Il lui donnerait un conseil, il lui rendrait peut-etre sa tranquillite perdue. Mais, au fond d'elle, une joie debordante montait, de son angoisse elle-meme. Elle cherissait son mal, elle tremblait que le pretre ne reussit a la guerir. Les dix minutes s'ecoulerent, une heure se passa. Elle s'abimait dans la lutte de son coeur. Et, comme elle relevait enfin la tete, les yeux mouilles de larmes, elle apercut l'abbe Jouve a cote d'elle, la regardant d'un air chagrin. C'etait lui qui dirigeait les ouvriers. Il venait de s'avancer, en reconnaissant Jeanne. --Qu'avez-vous donc, mon enfant? demanda-t-il a Helene, qui se mettait vivement debout et essuyait ses larmes. Elle ne trouva rien a repondre, craignant de retomber a genoux et d'eclater en sanglots. Il s'approcha davantage, il reprit doucement: --Je ne veux pas vous interroger, mais pourquoi ne vous confiez-vous pas a moi, au pretre et non plus a l'ami. --Plus tard, balbutia-t-elle, plus tard, je vous le promets. Cependant, Jeanne avait d'abord patiente sagement, s'amusant a examiner les vitraux, les statues de la grande porte, les scenes du Chemin de la Croix, traitees en petits bas-reliefs, le long des nefs laterales. Peu a peu la fraicheur de l'eglise etait descendue sur elle comme un suaire; et, dans cette lassitude qui l'empechait meme de penser, un malaise lui venait du silence religieux des chapelles, du prolongement sonore des moindres bruits, de ce lieu sacre ou il lui semblait qu'elle allait mourir. Mais son gros chagrin etait surtout de voir emporter les fleurs. A mesure que les grands bouquets de roses disparaissaient, l'autel se montrait, nu et froid. Ces marbres la glacaient, sans un cierge, sans une fumee d'encens. Un moment, la Vierge vetue de dentelles chancela, puis tomba a la renverse dans les bras de deux ouvriers. Alors, Jeanne jeta un faible cri, ses bras s'elargirent, elle se roidit, tordue par la crise qui la menacait depuis quelques jours. Et, lorsque Helene, affolee, put l'emporter dans un fiacre, aidee de l'abbe qui se desolait, elle se retourna vers le porche, les mains tendues et tremblantes. --C'est cette eglise! c'est cette eglise! repetait-elle avec une violence ou il y avait le regret et le reproche du mois de tendresse devote qu'elle avait goute la. II Le soir, Jeanne allait mieux. Elle put se lever. Pour rassurer sa mere, elle s'enteta et se traina dans la salle a manger, ou elle s'assit devant son assiette vide. --Ce ne sera rien, disait-elle en tachant de sourire. Tu sais bien que je suis une patraque.... Mange, toi. Je veux que tu manges. Et elle-meme, voyant que sa mere la regardait palir et grelotter, sans pouvoir avaler une bouchee, finit par feindre une pointe d'appetit. Elle prendrait un peu de confiture, elle le jurait. Alors, Helene se hata, tandis que l'enfant, toujours souriante, avec un petit tremblement nerveux de la tete, la contemplait de son air d'adoration. Puis, au dessert, elle voulut tenir sa promesse. Mais des pleurs parurent au bord de ses paupieres. --Ca ne passe pas, vois-tu, murmura-t-elle. Il ne faut point me gronder. Elle eprouvait une terrible lassitude qui l'aneantissait. Ses jambes lui semblaient mortes, une main de fer la serrait aux epaules. Mais elle se faisait brave, elle retenait les legers cris que lui arrachaient des douleurs lancinantes dans le cou. Un moment, elle s'oublia, la tete trop lourde, sa rapetissant sous la souffrance. Et sa mere, en la voyant maigrie, si faible et si adorable, ne put achever la poire qu'elle s'efforcait de manger. Des sanglots l'etranglaient. Elle laissa tomber sa serviette, vint prendra Jeanne entre ses bras. --Mon enfant, mon enfant...., balbutiait-elle, le coeur creve par la vue de cette salle a manger, ou la petite l'avait si souvent egayee de sa gourmandise, lorsqu'elle etait bien portante. Jeanne se redressait, tachait de retrouver son sourire. --Ne te tourmente pas, ce ne sera rien, bien vrai.... Maintenant que tu as fini, tu vas me recoucher.... Je voulais te voir a table, parce que je te connais, tu n'aurais pas avale gros comme ca de pain. Helene l'emporta. Elle avait roule son petit lit pres du sien, dans la chambre. Quand Jeanne fut allongee, couverte jusqu'au menton, elle se trouva beaucoup mieux. Elle ne se plaignait plus que de douleurs sourdes, derriere la tete. Puis, elle s'attendrit, son affection passionnee paraissait grandir, depuis qu'elle souffrait. Helene dut l'embrasser, en jurant qu'elle l'aimait bien, et lui promettre de l'embrasser encore, quand elle se coucherait. --Ca ne fait rien si je dors, repetait Jeanne. Je te sens tout de meme. Elle ferma les yeux, elle s'endormit. Helene resta pres d'elle, a regarder son sommeil. Comme Rosalie venait sur la pointe des pieds lui demander si elle pouvait se retirer, elle lui repondit affirmativement, d'un signe de tete. Onze heures sonnerent, Helene etait toujours la, lorsqu'elle crut entendre frapper legerement a la porte du palier. Elle prit la lampe et, tres-surprise, alla voir. --Qui est la? --Moi, ouvrez, repondit une voix etouffee. C'etait la voix d'Henri. Elle ouvrit vivement, trouvant cette visite naturelle, sans doute, le docteur venait d'apprendre la crise de Jeanne, et il accourait, bien qu'elle ne l'eut pas fait appeler, prise d'une sorte de pudeur a la pensee de le mettre de moitie dans la sante de sa fille. Mais Henri ne lui laissa pas le temps de parler. Il l'avait suivie dans la salle a manger, tremblant, le sang au visage. --Je vous en prie, pardonnez-moi, balbutia-t-il on lui saisissant la main. Il y a trois jours que je ne vous ai vue, je n'ai pu resister au besoin de vous voir. Helene avait degage sa main. Lui, recula, les yeux sur elle, continuant: --Ne craignez rien, je vous aime.... Je serais reste a votre porte, si vous ne m'aviez pas ouvert. Oh! je sais bien que tout cela est fou, mais je vous aime, je vous aime.... Elle ecoutait, tres-grave, avec une severite muette qui le torturait. Devant cet accueil, tout le flot de sa passion coula. --Ah! pourquoi jouons-nous cette atroce comedie?... Je ne puis plus, mon coeur eclaterait; je ferais quelque folie, pire que celle de ce soir; je vous prendrais devant tous, et je vous emporterais.... Un desir eperdu lui faisait tendre les bras. Il s'etait rapproche, il baisait sa robe, ses mains fievreuses s'egaraient. Elle, toute droite, restait glacee. --Alors, vous ne savez rien? demanda-t-elle. Et, comme il avait pris son poignet nu sous la manche ouverte du peignoir, et qu'il le couvrait de baisers avides, elle eut enfin un mouvement d'impatience. --Laissez donc! Vous voyez bien que je ne vous entends seulement pas. Est-ce que je songe a ces choses! Elle se calma, elle posa une seconde fois sa question. --Alors, vous ne savez rien?... Eh bien! ma fille est malade. Je suis contente de vous voir, vous allez me rassurer. Prenant la lampe, elle marcha la premiere; mais, sur le seuil, elle se retourna, pour lui dire durement, avec son clair regard: --Je vous defends de recommencer ici.... Jamais, jamais! Il entra derriere elle, fremissant encore, comprenant mal ce qu'elle lui disait. Dans la chambre, a cette heure de nuit, au milieu des linges et des vetements epars, il respirait de nouveau cette odeur de verveine qui l'avait tant trouble, le premier soir ou il avait vu Helene echevelee, son chale glisse des epaules. Se retrouver la et s'agenouiller, boire toute cette odeur d'amour qui flottait, et attendre ainsi le jour en adoration, et s'oublier dans la possession de son reve! Ses tempes eclataient, il s'appuya au petit lit de fer de l'enfant. --Elle s'est endormie, dit Helene a voix basse. Regardez-la. Il n'entendait point, sa passion ne voulait pas faire silence. Elle s'etait penchee devant lui, il avait apercu sa nuque doree, avec de fins cheveux qui frisaient. Et il ferma les yeux, pour resister au besoin de la baiser a cette place. --Docteur, voyez donc, elle brule.... Ce n'est pas grave, dites? Alors, dans le desir fou qui lui battait le crane, il tata machinalement le pouls de Jeanne, cedant a l'habitude de la profession. Mais la lutte etait trop forte, il resta un moment immobile, sans paraitre savoir qu'il tenait cette pauvre petite main dans la sienne. --Dites, elle a une grosse fievre? --Une grosse fievre, vous croyez? repeta-t-il. La petite main chauffait la sienne. Il y eut un nouveau silence. Le medecin s'eveillait en lui. Il compta les pulsations. Dans ses yeux, une flamme s'eteignait. Peu a peu, sa face palit, il se baissa, inquiet, regardant Jeanne attentivement. Et il murmura: --L'acces est tres-violent, vous avez raison.... Mon Dieu, la pauvre enfant! Son desir etait mort, il n'avait plus que la passion de la servir. Tout son sang-froid revenait. Il s'etait assis, questionnait la mere sur les faits qui avaient precede la crise, lorsque la petite s'eveilla en gemissant. Elle se plaignait d'un mal de tete affreux. Les douleurs dans le cou et dans les epaules etaient devenues tellement vives, qu'elle ne pouvait plus faire un mouvement sans pousser un sanglot. Helene, agenouillee de l'autre cote du lit, l'encourageait, lui souriait, le coeur creve de la voir souffrir ainsi. --Il y a donc quelqu'un, maman? demanda-t-elle en se tournant et en apercevant le docteur. --C'est un ami, tu le connais. L'enfant l'examina un instant, pensive et comme hesitante. Puis, une tendresse passa sur son visage. --Oui, oui, je le connais. Je l'aime bien. Et, de son air calin: --Il faut me guerir, Monsieur, n'est-ce pas? pour que maman soit contente.... Je boirai tout ce que vous me donnerez, bien sur. Le docteur lui avait repris le pouls, Helene tenait son autre main; et, entre eux, elle les regardait l'un apres l'autre, avec le leger tremblement nerveux de sa tete, d'un air attentif, comme si elle ne les avait jamais si bien vus. Puis, un malaise l'agita. Ses petites mains se crisperent et les retinrent: --Ne vous en allez pas; j'ai peur.... Defendez-moi, empechez que tous ces gens ne s'approchent.... Je ne veux que vous, je ne veux que vous deux, tout pres, oh! tout pres, contre moi, ensemble.... Elle les attirait, les rapprochait d'une facon convulsive, en repetant: --Ensemble, ensemble.... Le delire reparut ainsi a plusieurs reprises. Dans les moments de calme, Jeanne cedait a des somnolences, qui la laissaient sans souffle, comme morte. Quand elle sortait en sursaut de ces courts sommeils, elle n'entendait plus, elle ne voyait plus, les yeux voiles de fumees blanches. Le docteur veilla une partie de la nuit, qui fut tres-mauvaise. Il n'etait descendu un instant que pour aller prendre lui-meme une potion. Vers le matin, lorsqu'il partit, Helene l'accompagna anxieusement dans l'antichambre. --Eh bien? demanda-t-elle. --Son etat est tres-grave, repondit-il; mais ne doutez pas, je vous en supplie; comptez sur moi.... Je reviendrai ce matin a dix heures. Helene, en rentrant dans la chambre, trouva Jeanne sur son seant, cherchant autour d'elle d'un air egare. --Vous m'avez laissee, vous m'avez laissee! criait-elle Oh! j'ai peur, je ne veux pas etre toute seule.... Sa mere la baisa pour la consoler, mais elle cherchait toujours. --Ou est-il? Oh! dis-lui de ne pas s'en aller.... Je veux qu'il soit la, je veux.... --Il va revenir, mon ange, repetait Helene, qui melait sas larmes aux siennes. Il ne nous quittera pas, je te le jure. Il nous aime trop.... Voyons, sois sage, recouche-toi. Moi, je reste la, j'attends qu'il revienne. --Bien vrai, bien vrai? murmura l'enfant, qui retomba peu a peu dans une somnolence profonde. Alors, commencerent des jours affreux, trois semaines d'abominables angoisses. La fievre ne cessa pas une heure. Jeanne ne trouvait un peu de calme que lorsque le docteur etait la et qu'elle lui avait donne l'une de ses petites mains, tandis que sa mere tenait l'autre. Elle se refugiait, en eux, elle partageait entre eux son adoration tyrannique, comme si elle eut compris sous quelle protection d'ardente tendresse elle se mettait. Son exquise sensibilite nerveuse, affinee encore par la maladie, l'avertissait sans doute que seul un miracle de leur amour pouvait la sauver. Pendant des heures, elle les regardait aux deux cotes de son lit, les yeux graves et profonds. Toute la passion humaine, entrevue et devinee, passait dans ce regard de petite fille moribonde. Elle ne parlait point, elle leur disait tout d'une pression chaude, les suppliant de ne pas s'eloigner, leur faisant entendre quel repos elle goutait a les voir ainsi. Lorsque, apres une absence, le medecin reparaissait, c'etait pour elle un ravissement, ses yeux qui n'avaient pas quitte la porte s'emplissaient de clarte; puis, tranquille, elle s'endormait, rassuree de les entendre, lui et sa mere, tourner autour d'elle et causer a voix basse. Le lendemain de la crise, le docteur Bodin s'etait presente. Mais Jeanne avait boude, tournant la tete, refusant de se laisser examiner. --Pas lui, maman, murmurait-elle, pas lui, je t'en prie. Et comme il revenait le jour suivant, Helene dut lui parler des repugnances de l'enfant. Aussi le vieux medecin n'entrait-il plus dans la chambre. Il montait tous les deux jours, demandait des nouvelles, causait parfois avec son confrere, le docteur Deberle, qui se montrait deferent pour son grand age. D'ailleurs, il ne fallait point chercher a tromper Jeanne. Ses sens avaient une finesse extraordinaire. L'abbe et M. Rambaud arrivaient chaque soir, s'asseyaient, passaient la une heure dans un silence navre. Un soir, comme le docteur s'en allait, Helene fit signe a M. Rambaud de prendre sa place et de tenir la main de la petite, pour qu'elle ne s'apercut pas du depart de son bon ami. Mais, au bout de deux ou trois minutes, Jeanne endormie ouvrit les yeux, retira brusquement sa main. Et elle pleura, elle dit qu'on lui faisait des mechancetes. --Tu ne m'aimes donc plus, tu ne veux donc plus de moi? repetait le pauvre M. Rambaud, les larmes aux yeux. Elle le regardait sans repondre, elle semblait ne plus meme vouloir le reconnaitre. Et le digne homme retournait dans son coin, le coeur gros. Il avait fini par entrer sans bruit et se glisser dans l'embrasure d'une fenetre, ou, a demi cache derriere un rideau, il restait la soiree, engourdi de chagrin, les regards fixes sur la malade. L'abbe aussi etait la, avec sa grosse tete toute pale, sur ses epaules maigres. Il se mouchait bruyamment pour cacher ses larmes. Le danger que courait sa petite amie le bouleversait au point qu'il en oubliait ses pauvres. Mais les deux freres avaient beau se reculer au fond de la piece, Jeanne les sentait la; ils la genaient, elle se retournait d'un air de malaise, meme lorsqu'elle etait assoupie par la fievre. Sa mere alors se penchait pour entendre les mots qu'elle balbutiait. --Oh! maman, j'ai mal!... Tout ca m'etouffe.... Renvoie le monde, tout de suite, tout de suite.... Helene, le plus doucement possible, expliquait aux deux freres que la petite voulait dormir. Ils comprenaient, ils s'en allaient en baissant la tete. Des qu'ils etaient partis, Jeanne respirait fortement, jetait un coup d'oeil autour de la chambre, puis reportait avec une douceur infinie ses regards sur sa mere et le docteur. --Bonsoir, murmurait-elle. Je suis bien, restez la. Pendant trois semaines, elle les retint ainsi. Henri etait d'abord venu deux fois par jour, puis il passa les soirees entieres, il donna a l'enfant toutes les heures dont il pouvait disposer. Au debut, il avait craint une fievre typhoide; mais des symptomes tellement contradictoires se presentaient, qu'il se trouva bientot tres-perplexe. Il etait sans doute en face d'une de ces affections chloro-anemiques, si insaisissables, et dont les complications sont terribles, a l'age ou la femme se forme dans l'enfant. Successivement, il redouta une lesion du coeur et un commencement de phtisie. Ce qui l'inquietait, c'etait l'exaltation nerveuse de Jeanne qu'il ne savait comment calmer, c'etait surtout cette fievre intense, entetee, qui refusait de ceder a la medication la plus energique. Il apportait a cette cure toute son energie et toute sa science, avec l'unique pensee qu'il soignait son bonheur, sa vie elle-meme. Un grand silence, plein d'une attente solennelle, se faisait en lui; pas une fois, pendant ces trois semaines d'anxiete, sa passion ne s'eveilla; il ne frissonnait plus sous le souffle d'Helene, et lorsque leurs regards se rencontraient, ils avaient la tristesse amicale de deux etres que menace un malheur commun. Pourtant, a chaque minute, leurs coeurs se fondaient davantage l'un dans l'autre. Ils ne vivaient plus que de la meme pensee. Des qu'il arrivait, il apprenait, on la regardant, de quelle facon Jeanne avait passe la nuit, et il n'avait pas besoin de parler pour qu'elle sut comment il trouvait la malade. D'ailleurs, avec son beau courage de mere, elle lui avait fait jurer de ne pas la tromper, de dire ses craintes. Toujours debout, n'ayant pas dormi trois heures de suite en vingt nuits, elle montrait une force et une tranquillite surhumaines, sans une larme, domptant son desespoir pour garder sa tete dans cette lutte contre la maladie de son enfant. Il s'etait produit un vide immense en elle et autour d'elle, ou le monde environnant, ses sentiments de chaque heure, la conscience meme de sa propre existence, avaient sombre. Rien n'existait plus. Elle ne tenait a la vie que par cette chere creature agonisante et cet homme qui lui promettait un miracle. C'etait lui, et lui seul, qu'elle voyait, qu'elle entendait, dont les moindres mots prenaient une importance supreme, auquel elle s'abandonnait sans reserve, avec le reve d'etre en lui pour lui donner de sa force. Sourdement, invinciblement, cette possession s'accomplissait. Lorsque Jeanne traversait une heure de danger, presque chaque soir, a ce moment ou la fievre redoublait, ils etaient la, silencieux et seuls, dans la chambra moite; et, malgre eux, comme s'ils avaient voulu se sentir deux contre la mort, leurs mains se rencontraient au bord du lit, une longue etreinte les rapprochait, tremblants d'inquietude et de pitie, jusqu'a ce qu'un faible soupir de l'enfant, une haleine apaisee et reguliere, les eut avertis que la crise etait passee. Alors, d'un hochement de tete, ils se rassuraient. Cette fois encore, leur amour avait vaincu. Et chaque fois leur etreinte devenait plus rude, ils s'unissaient plus etroitement. Un soir, Helene devina qu'Henri lui cachait quelque chose. Depuis dix minutes, il examinait Jeanne, sans une parole. La petite se plaignait d'une soif intolerable; elle etranglait, sa gorge sechee laissait entendre un sifflement continu. Puis, une somnolence l'avait prise, le visage tres-rouge, si alourdie, qu'elle ne pouvait plus meme lever les paupieres. Et elle restait inerte, on aurait cru qu'elle etait morte, sans le sifflement de sa gorge. --Vous la trouvez bien mal, n'est-ce pas? demanda Helene de sa voix breve. Il repondit que non, qu'il n'y avait pas de changement. Mais il etait tres-pale, il demeurait assis, ecrase par son impuissance. Alors, malgre la tension de tout son etre, elle s'affaissa sur une chaise, de l'autre cote du lit. --Dites-moi tout. Vous avez jure de tout me dire.... Elle est perdue? Et, comme il se taisait, elle reprit avec violence: --Vous voyez bien que je suis forte.... Est-ce que je pleure? est-ce que je me desespere?... Parlez. Je veux savoir la verite. Henri la regardait fixement. Il parla avec lenteur. --Eh bien, dit-il, si d'ici a une heure elle ne sort pas de cette somnolence, ce sera fini. Helene n'eut pas un sanglot. Elle etait toute froide, avec une horreur qui soulevait sa chevelure. Ses yeux s'abaisserent sur Jeanne, elle tomba a genoux et prit son enfant entre ses bras, d'un geste superbe de possession, comme pour la garder contre son epaule. Pendant une longue minute, elle pencha son visage tout pres du sien, la buvant du regard, voulant lui donner de son souffle, de sa vie a elle. La respiration haletante de la petite malade devenait plus courte. --Il n'y a donc rien a faire? reprit-elle en levant la tete. Pourquoi restez-vous la? Faites quelque chose.... Il eut un geste decourage. --Faites quelque chose.... Est-ce que je sais? N'importe quoi. Il doit y avoir quelque chose a faire.... Vous n'allez pas la laisser mourir. Ce n'est pas possible! --Je ferai tout, dit simplement le docteur. Il s'etait leve. Alors, commenca une lutte supreme. Tout son sang-froid et toute sa decision de praticien revenaient. Jusque-la, il n'avait point ose employer les moyens violents, craignant d'affaiblir ce petit corps deja si pauvre de vie. Mais il n'hesita plus, il envoya Rosalie chercher douze sangsues; et il ne cacha pas a la mere que c'etait une tentative desesperee, qui pouvait sauver ou tuer son enfant. Quand les sangsues furent la, il lui vit un moment de defaillance. --Oh! mon Dieu, murmurait-elle, mon Dieu, si vous la tuez.... Il dut lui arracher un consentement. --Eh bien! mettez-les, mais qui le ciel vous inspire! Elle n'avait pas lache Jeanne, elle refusa de se relever, voulant garder sa tete sur son epaule. Lui, le visage froid, ne parla plus, absorbe dans l'effort qu'il tentait. D'abord, les sangsues ne prirent pas. Les minutes s'ecoulaient, le balancier de la pendule, dans la grande chambre noyee d'ombre, mettait seul son bruit impitoyable et entete. Chaque seconde emportait un espoir. Sous le cercle de clarte jaune qui tombait de l'abat-jour, la nudite adorable et souffrante de Jeanne, au milieu des draps rejetes, avait une paleur de cire. Helene, les yeux secs, etranglee, regardait ces petits membres deja morts; et, pour voir une goutte du sang de sa fille, elle eut volontiers donne tout le sien. Enfin, une goutte rouge parut, les sangsues prenaient. Une a une, elles se fixerent. L'existence de l'enfant se decidait. Ce furent des minutes terribles, d'une emotion poignante. Etait-ce le dernier souffle, ce soupir que poussait Jeanne? etait-ce le retour de la vie? Un instant, Helene, la sentant se raidir, crut qu'elle passait, et elle eut la furieuse envie d'arracher ces betes qui buvaient si goulument; mais une force superieure la retenait, elle restait beante et glacee. Le balancier continuait a battre, la chambre anxieuse semblait attendre. L'enfant s'agita. Ses paupieres lentes se souleverent, puis elle les referma, comme etonnee et lasse. Une vibration legere, pareille a un souffle, passait sur son visage. Elle remua les levres. Helene, avide, tendue, se penchait, dans une attente farouche. --Maman, maman, murmurait Jeanne. Henri alors vint au chevet, pres de la jeune femme, en disant: --Ella est sauvee. --Elle est sauvee...., elle est sauvee...., repetait Helene, begayante, inondee d'une telle joie, qu'elle avait glisse par terre, pres du lit, regardant sa fille, regardant le docteur d'un air fou. Et, d'un mouvement violent, elle se leva, elle se jeta au cou d'Henri. --Ah! je t'aime! s'ecria-t-elle. Ella le baisait, elle l'etreignait. C'etait son aveu, cet aveu si longtemps retarde, qui lui echappait enfin, dans cette crise de son coeur. La mere et l'amante se confondaient, a ce moment delicieux; elle offrait son amour tout brulant de sa reconnaissance. --Je pleure, tu vois, je puis pleurer, balbutiait-elle. Mon Dieu! que je t'aime, et que nous allons etre heureux! Elle le tutoyait, elle sanglotait. La source de ses larmes, tarie depuis trois semaines, ruisselait sur ses joues. Elle etait demeuree entre ses bras, caressante et familiere comme un enfant, emportee dans cet epanouissement de toutes ses tendresses. Puis, elle retomba a genoux, elle reprit Jeanne pour l'endormir contre son epaule; et, de temps a autre, pendant que sa fille reposait, elle levait sur Henri des yeux humides de passion. Ce fut une nuit de felicite. Le docteur resta tres-tard. Allongee dans son lit, la couverture au menton, sa fine tete brune au milieu de l'oreiller, Jeanne fermait les yeux sans dormir, soulagee et aneantie. La lampe, posee sur le gueridon que l'on avait roule pres de la cheminee, n'eclairait qu'un bout de la chambre, laissant dans une ombre vague Helene et Henri, assis a leurs places habituelles, aux deux bords de l'etroite couche. Mais l'enfant ne les separait pas, les rapprochait au contraire, ajoutait de son innocence a leur premiere soiree d'amour. Tous deux goutaient un apaisement, apres les longs jours d'angoisse qu'ils venaient de passer. Enfin, ils se retrouvaient, cote a cote, avec leurs coeurs plus largement ouverts; et ils comprenaient bien qu'ils s'aimaient davantage, dans ces terreurs et ces joies communes, dont ils sortaient frissonnants. La chambre devenait complice, si tiede, si discrete, emplie de cette religion qui met son silence emu autour du lit d'un malade. Helene, par moments, se levait, allait sur la pointe des pieds chercher une potion, remonter la lampe, donner un ordre a Rosalie; pendant que le docteur, qui la suivait des yeux, lui faisait signe de marcher doucement. Puis, quand elle se rasseyait, ils echangeaient un sourire. Ils ne disaient pas une parole, ils s'interessaient a Jeanne seule, qui etait comme leur amour lui-meme. Mais, parfois, en s'occupant d'elle, lorsqu'ils remontaient la couverture ou qu'ils lui soulevaient la tete, leurs mains se rencontraient, s'oubliaient un instant l'une pres de l'autre. C'etait la seule caresse, involontaire et furtive, qu'ils se permettaient. --Je ne dors pas, murmurait Jeanne, je sais bien que vous etes la. Alors, ils s'egayaient de l'entendre parler. Leurs mains se separaient, ils n'avaient pas d'autres desirs. L'enfant les satisfaisait et les calmait. --Tu es bien, ma cherie? demandait Helene, quand elle la voyait remuer. Jeanne ne repondait pas tout de suite. Elle parlait comme dans un reve. --Oh! oui, je ne me sens plus.... Mois je vous entends, ca me fait plaisir. Puis, au bout d'un instant, elle faisait un effort, levant les paupieres, les regardant. Et elle souriait divinement, en refermant les yeux. Le lendemain, quand l'abbe et M. Rambaud se presenterent, Helene laissa echapper un mouvement d'impatience. Ils la derangeaient dans son coin de bonheur. Et, comme ils la questionnaient, tremblant d'apprendre de mauvaises nouvelles, elle eut la cruaute de leur dire que Jeanne n'allait pas mieux. Elle repondit cela sans reflexion, poussee par le besoin egoiste de garder pour elle et pour Henri la joie de l'avoir sauvee et d'etre seuls a le savoir. Pourquoi voulait-on partager leur bonheur? Il leur appartenait, il lui eut semble diminue si quelqu'un l'avait connu. Elle aurait cru qu'un etranger entrait dans son amour. Le pretre s'etait approche du lit. --Jeanne, c'est nous, tes bons amis.... Tu ne nous reconnais pas! Elle fit un grave signe de tete. Elle les reconnaissait, mais elle ne voulait pas causer, pensive, levant des regards d'intelligence vers sa mere. Et les deux bonnes gens s'en allerent, plus navres que les autres soirs. Trois jours apres, Henri permit a la malade son premier oeuf a la coque. Ce fut toute une grosse affaire. Jeanne voulut absolument le manger, seule avec sa mere et le docteur, la porte fermee. Comme M. Rambaud justement se trouvait la, elle murmura a l'oreille de sa mere, qui etalait deja une serviette sur le lit, en guise de nappe: --Attends, quand il sera parti. Puis, des qu'il se fut eloigne: --Tout de suite, tout de suite.... C'est plus gentil, quand il n'y a pas de monde. Helene l'avait assise, pendant qu'Henri mettait deux oreillers derriere elle, pour la soutenir. Et, la serviette etalee, une assiette sur les genoux, Jeanne attendait avec un sourire. --Je vais te le casser, veux-tu? demanda sa mere. --Oui, c'est cela, maman. --Et moi, je vais te couper trois mouillettes, dit le docteur. --Oh! quatre, j'en mangerai bien quatre, tu verras. Elle tutoyait le docteur, maintenant. Quand il lui donna la premiere mouillette, elle saisit sa main, et comme elle avait garde celle de sa mere, elle les baisa toutes deux, allant de l'une a l'autre avec la meme affection passionnee. --Allons, sois raisonnable, reprit Helene, qui la voyait pres d'eclater en sanglots; mange bien ton oeuf pour nous faire plaisir. Jeanne alors commenca; mais elle etait si faible, qu'apres la deuxieme mouillette, elle se trouva toute lasse. Elle souriait a chaque bouchee, en disant qu'elle avait les dents molles. Henri l'encourageait, Helene avait des larmes au bord des yeux. Mon Dieu! elle voyait son enfant manger! Elle suivait le pain, ce premier oeuf l'attendrissait jusqu'aux entrailles. La brusque pensee de Jeanne, morte, raidie sous un drap, vint la glacer. Et elle mangeait, elle mangeait si gentiment, avec ses gestes ralentis, ses hesitations de convalescente! --Tu ne gronderas pas, maman.... Je fais ce que je peux, j'en suis a ma troisieme mouillette.... Es-tu contente? --Oui, bien contente, ma cherie.... Tu ne sais pas toute la joie que tu me donnes. Et, dans le debordement de bonheur qui l'etouffait, elle s'oublia, s'appuya contre l'epaule d'Henri. Tous deux riaient a l'enfant. Mais celle-ci, lentement, parut prise d'un malaise: elle levait sur eux des regards furtifs, puis elle baissait la tete, ne mangeant plus, tandis qu'une ombre de mefiance et de colere blemissait son visage. Il fallut la recoucher. III La convalescence dura des mois. En aout, Jeanne etait encore au lit. Elle se levait une heure ou deux, vers le soir, et c'etait une immense fatigue pour elle que d'aller jusqu'a la fenetre, ou elle restait, allongee dans un fauteuil, en face de Paris incendie par le soleil couchant. Ses pauvres jambes refusaient de la porter; comme elle le disait avec un pale sourire, elle n'avait point assez de sang pour un petit oiseau, il fallait attendre qu'elle mangeat beaucoup de soupe. On lui coupait de la viande crue dans du bouillon. Elle avait fini par aimer ca, parce qu'elle aurait bien voulu descendre jouer au jardin. Ces semaines, ces mois qui coulaient, passerent, monotones et charmants, sans qu'Helene comptat les jours. Elle ne sortait plus, elle oubliait le monde entier, aupres de Jeanne. Pas une nouvelle du dehors n'arrivait jusqu'a elle. C'etait, devant Paris emplissant l'horizon de sa fumee et de son bruit, une retraite plus reculee et plus close que les saints ermitages perdus dans les rocs. Son enfant etait sauvee, cette certitude lui suffisait, elle employait les journees a guetter le retour de la sante, heureuse d'une nuance, d'un regard brillant, d'un geste gai. A chaque heure, elle retrouvait sa fille davantage, avec ses beaux yeux et ses cheveux qui redevenaient souples. Il lui semblait qu'elle lui donnait la vie une seconde fois. Plus la resurrection etait lente, et plus elle en goutait les delices, se souvenant des jours lointains ou elle la nourrissait, eprouvant, a la voir reprendre des forces, une emotion plus vive encore qu'autrefois, lorsqu'elle mesurait ses deux petits pieds dans ses mains jointes, pour savoir si elle marcherait bientot. Cependant, une inquietude lui restait. A plusieurs reprises, elle avait remarque cette ombre qui blemissait le visage de Jeanne, tout d'un coup mefiante et farouche. Pourquoi, au milieu d'une gaiete, changeait-elle ainsi brusquement? Souffrait-elle, lui cachait-elle quelque reveil de la douleur? --Dis-moi, ma cherie, qu'as-tu?... Tu riais tout a l'heure, et te voici le coeur gros. Reponds-moi, as-tu bobo quelque part? Mais Jeanne, violemment, tournait la tete, s'enfoncait la face dans l'oreiller. --Je n'ai rien, disait-elle d'une voix breve. Je t'en prie, laisse-moi. Et elle gardait des rancunes d'une apres-midi, les yeux fixes sur le mur, s'entetant, tombant a de grandes tristesses que sa mere desolee ne pouvait comprendre. Le docteur ne savait que dire; les acces se produisaient toujours lorsqu'il etait la, et il les attribuait a l'etat nerveux de la malade. Surtout il recommandait qu'on evitat de la contrarier. Une apres-midi, Jeanne dormait. Henri, qui l'avait trouvee tres-bien, s'etait attarde dans la chambre, causant avec Helene, occupee de nouveau a ses eternels travaux de couture devant la fenetre. Depuis la terrible nuit, ou, dans un cri de passion, elle lui avait avoue son amour, tous deux vivaient sans une secousse, se laissant aller a cette douceur de savoir qu'ils s'aimaient, insoucieux du lendemain, oublieux du monde. Aupres du lit de Jeanne, dans cette piece emue encore de l'agonie de l'enfant, une chastete les protegeait contre toute surprise des sens. Cela les calmait, d'entendre son haleine d'innocente. Pourtant, a mesure que la malade se montrait plus forte, leur amour, lui aussi, prenait des forces; du sang lui venait, ils demeuraient cote a cote, fremissants, jouissant de l'heure presente, sans vouloir se demander ce qu'ils feraient, lorsque Jeanne serait debout et que leur passion eclaterait, libre et bien portante. Pendant des heures, ils se bercaient de quelques paroles, dites de loin en loin, a voix basse, pour ne pas reveiller la petite. Les paroles avaient beau etre banales, elles les touchaient profondement. Ce jour-la, ils etaient tres attendris l'un et l'autre. --Je vous jure qu'elle va beaucoup mieux, dit le docteur. Avant quinze jours, elle pourra descendre au jardin. Helene piquait vivement son aiguille. Elle murmura: --Hier, elle a encore ete bien triste.... Mais, ce matin, elle riait; elle m'a promis d'etre sage. Il y eut un long silence. L'enfant dormait toujours, d'un sommeil qui les enveloppait l'un et l'autre d'une grande paix. Quand elle reposait ainsi, ils se sentaient soulages, ils s'appartenaient davantage. --Vous n'avez plus vu le jardin? reprit Henri. Il est plein de fleurs a present. --Les marguerites ont pousse, n'est-ce pas? demanda-t-elle. --Oui, la corbeille est superbe.... Les clematites sont montees jusque dans les ormes. On dirait un nid de feuilles. Le silence recommenca. Helene, cessant de coudre, l'avait regarde avec un sourire, et leur pensee commune les promenait tous deux dans des allees profondes, des allees ideales, noires d'ombre et ou tombaient des pluies de roses. Lui, penche sur elle, buvait la legere odeur de verveine, qui montait de son peignoir. Mais un froissement de linge les troubla. --Elle s'eveille, dit Helene qui leva la tete. Henri s'etait ecarte. Il jeta egalement un regard du cote du lit. Jeanne venait de prendre son oreiller entre ses petite bras; et, le menton enfonce dans la plume, elle avait a present la face entierement tournee vers eux. Mais ses paupieres restaient closes; elle parut se rendormir, l'haleine de nouveau lente et reguliere. --Vous cousez donc toujours? demanda-t-il, en se rapprochant. --Je ne puis rester les mains inoccupees, repondit-elle. C'est machinal, ca regle mes pensees.... Pendant des heures, je pense a la meme chose sans fatigue. Il ne dit plus rien, il suivait son aiguille qui piquait le calicot avec un petit bruit cadence; et il lui semblait que ce fil emportait et nouait un peu de leurs deux existences. Pendant des heures, elle aurait pu coudre, il serait reste la, a entendre le langage de l'aiguille, ce bercement qui ramenait en eux le meme mot, sans les lasser jamais. C'etait leur desir, des journees passees ainsi, dans ce coin de paix, a se serrer l'un pres de l'autre, tandis que l'enfant dormait et qu'ils evitaient de remuer, afin de ne point troubler son sommeil. Immobilite delicieuse, silence ou ils entendaient leurs coeurs, douceur infinie qui les ravissait dans une sensation unique d'amour et d'eternite! --Vous etes bonne, vous etes bonne, murmura-t-il a plusieurs reprises, ne trouvant que cette parole pour exprimer la joie qu'il lui devait. Elle avait de nouveau leve la tete, n'eprouvant aucune gene a se sentir si ardemment aimee. La visage d'Henri etait pres du sien. Un instant, ils se contemplerent. --Laissez-moi travailler, dit-elle a voix tres-basse. Je n'aurai jamais fini. Mais, a ce moment, une inquietude instinctive la fit se tourner. Et elle vit Jeanne, la face toute pale, qui les regardait, de ses yeux grandis, d'un noir d'encre. L'enfant n'avait pas bouge, le menton dans la plume, serrant toujours l'oreiller entre ses petits bras. Elle venait seulement d'ouvrir les yeux, et elle les regardait. --Jeanne, qu'as-tu? demanda Helene. Es-tu malade? veux-tu quelque chose? Elle ne repondait pas, elle ne bougeait pas, n'abaissait meme pas les paupieres, avec ses grands yeux fixes, d'ou sortait une flamme. L'ombre farouche etait descendue sur son front, ses joues blemissaient et se creusaient. Deja elle renversait les poignets, comme a l'approche d'une crise de convulsions. Helene se leva vivement, en la suppliant de parler; mais elle gardait sa raideur entetee, elle arretait sur sa mere des regards si noirs, que celle-ci finissait par rougir et balbutier: --Docteur, voyez donc, que lui prend-il? Henri avait recule sa chaise de la chaise d'Helene. Il s'approcha du lit, voulut s'emparer d'une des petites mains qui etreignaient si rudement l'oreiller. Alors, a ce contact, Jeanne parut recevoir une secousse. D'un bond elle se tourna vers le mur, en criant: --Laissez-moi, vous!... Vous me faites du mal! Elle s'etait enfouie sous la couverture. Vainement, pendant un quart d'heure, tous deux essayerent de la calmer par de douces paroles. Puis, comme ils insistaient, elle se souleva, les mains jointes, suppliante. --Je vous en prie, laissez-moi.... Vous me faites du mal. Laissez-moi. Helene, bouleversee, alla se rasseoir devant la fenetre. Mais Henri ne reprit pas sa place aupres d'elle. Ils venaient de comprendre enfin, Jeanne etait jalouse. Ils ne trouverent plus un mot. Le docteur marcha une minute en silence, puis il se retira, en voyant les regards anxieux que la mere jetait sur le lit. Des qu'il se fut eloigne, elle retourna pres de sa fille, l'enleva de force entre ses bras. Et elle lui parlait longuement. --Ecoute, ma mignonne, je suis seule.... Regarde-moi, reponds-moi.... Tu ne souffres pas? Alors, c'est que je t'ai fait de la peine? Il faut tout me dire.... C'est a moi que tu en veux? Qu'est-ce que tu as sur le coeur? Mais elle eut beau l'interroger, donner a ses questions toutes les formes, Jeanne jurait toujours qu'elle n'avait rien. Puis, brusquement, elle cria, elle repeta: --Tu ne m'aimes plus.... tu ne m'aimes plus.... Et elle eclata en gros sanglots, elle noua ses bras convulsifs autour du cou de sa mere, en lui couvrant le visage de baisers avides. Helene, le coeur meurtri, etouffant d'une tristesse indicible, la garda longtemps sur sa poitrine, en melant ses larmes aux siennes et en lui faisant le serment de ne jamais aimer personne autant qu'elle. A partir de ce jour, la jalousie de Jeanne s'eveilla pour une parole, pour un regard. Tant qu'elle s'etait trouvee en danger, un instinct lui avait fait accepter cet amour qu'elle sentait si tendre autour d'elle et qui la sauvait. Mais, a present, elle redevenait forte, elle ne voulait plus partager sa mere. Alors, elle se prit d'une rancune pour le docteur, d'une rancune qui grandissait sourdement et tournait a la haine, a mesure qu'elle se portait mieux. Cela couvait dans sa tete obstinee, dans son petit etre soupconneux et muet. Jamais elle ne consentit a s'en expliquer nettement. Elle-meme ne savait pas. Elle avait mal la, quand le docteur s'approchait trop pres de sa mere; et elle mettait les deux mains sur sa poitrine. C'etait tout, ca la brulait, tandis qu'une colere furieuse l'etranglait et la palissait. Et elle ne pouvait pas empecher ca; elle trouvait les gens bien injustes, elle se raidissait davantage, sans repondre, lorsqu'on la grondait d'etre si mechante. Helene, tremblante, n'osant la pousser a se rendre compte de son malaise, detournait les yeux devant ce regard d'une enfant de onze ans, ou luisait trop tot toute la vie de passion d'une femme. --Jeanne, tu me fais beaucoup de peine, lui disait-elle les larmes aux yeux, lorsqu'elle la voyait dans un acces d'emportement fou, qu'elle contenait et dont elle etouffait. Mais cette parole, toute puissante autrefois, qui la ramenait en larmes aux bras d'Helene, ne la touchait plus. Son caractere changeait. Dix fois dans une journee, elle montrait des humeurs differentes. Le plus souvent, elle avait une voix breve et imperative, parlant a sa mere comme elle aurait parle a Rosalie, la derangeant pour les plus petits services, s'impatientant, se plaignant toujours. --Donne-moi une tasse de tisane.... Comme tu es longue! On me laisse mourir de soif. Puis, lorsque Helene lui donnait la tasse: --Ce n'est pas sucre.... Je n'en veux pas. Elle se recouchait violemment, elle repoussait une seconde fois la tisane, en disant qu'elle etait trop sucree. On ne voulait plus la soigner, on le faisait expres. Helene, qui craignait de l'affoler davantage, ne repondait pas, la regardait, avec de grosses larmes sur les joues. Jeanne surtout reservait ses coleres pour les heures ou venait le medecin. Des qu'il entrait, elle s'aplatissait dans le lit, elle baissait sournoisement la tete, comme ces animaux sauvages qui ne tolerent pas l'approche d'un etranger. Certains jours, elle refusait de parler, lui abandonnant son pouls, se laissant examiner, inerte, les yeux au plafond. D'autres jours, elle ne voulait meme pas le voir, et elle se cachait les yeux de ses deux mains, si rageusement, qu'il aurait fallu lui tordre les bras, pour les ecarter. Un soir, elle eut cette parole cruelle, comme sa mere lui presentait une cuilleree de potion: --Non, ca m'empoisonne. Helene resta saisie, le coeur traverse d'une douleur aigue, craignant d'aller au fond de cette parole. --Que dis-tu, mon enfant? demanda-t-elle. Sais-tu bien ce que tu dis?... Les remedes ne sont jamais bons. Il faut prendre celui-la. Mais Jeanne garda son silence entete, tournant la tete pour ne pas avaler la potion. A partir de ce jour, elle fut capricieuse, prenant ou ne prenant pas les remedes, selon son humeur du moment. Elle flairait les fioles, les examinait avec mefiance sur la table de nuit. Et quand elle en avait refuse une, elle la reconnaissait; elle serait plutot morte que d'en boire une goutte. Le digne M. Rambaud pouvait seul la decider parfois. Elle l'accablait maintenant d'une tendresse exageree, surtout lorsque le docteur etait la; et elle coulait vers sa mere des regards luisants, pour voir si elle souffrait de cette affection qu'elle temoignait a un autre. --Ah! c'est toi, bon ami! criait-elle des qu'il paraissait. Viens t'asseoir la, tout pres.... Tu as des oranges? Elle se soulevait, elle fouillait en riant dans ses poches, ou il y avait toujours des friandises. Puis, elle l'embrassait, jouant toute une comedie de passion, satisfaite et vengee du tourment qu'elle croyait deviner sur la face pale de sa mere. M. Rambaud rayonnait d'avoir ainsi fait la paix avec sa petite cherie. Mais, dans l'antichambre, Helene, en allant a sa rencontre, venait de l'avertir, d'un mot rapide. Alors, tout d'un coup, il semblait apercevoir la potion sur la table. --Tiens! tu bois donc du sirop? Le visage de Jeanne s'assombrissait. Elle disait a demi-voix: --Non, non, c'est mauvais, ca pue, je ne bois pas de ca! --Comment! tu ne bois pas de ca? reprenait M. Rambaud, d'un air gai. Mais je parie que c'est tres-bon.... Veux-tu me permettre d'en boire un peu? Et, sans attendre la permission, il s'en versait une large cuillere et l'avalait sans une grimace, en affectant une satisfaction gourmande. --Oh! exquis! murmurait-il. Tu as bien tort.... Attends, rien qu'un petit peu. Jeanne, amusee, ne se defendait plus. Elle voulait bien de tout ce que M. Rambaud avait goute, elle suivait avec attention ses mouvements, semblait etudier sur son visage l'effet de la drogue. Et le brave homme, en un mois, se gorgea ainsi de pharmacie. Lorsque Helene le remerciait, il haussait les epaules. --Laissez donc! c'est tres-bon! finissait-il par dire, convaincu lui-meme, partageant pour son plaisir les medicaments de la petite. Il passait les soirees aupres d'elle. L'abbe, de son cote, venait regulierement tous les deux jours. Et elle les gardait le plus longtemps possible, elle se fachait lorsqu'elle les voyait prendre leurs chapeaux. A present, elle redoutait d'etre seule avec sa mere et le docteur, elle aurait voulu qu'il y eut toujours du monde la, pour les separer. Souvent elle appelait Rosalie sans motif. Quand ils restaient seuls, ses regards ne les quittaient plus, les poursuivaient dans tous les coins de la chambre. Elle palissait, des qu'ils se touchaient la main. S'ils venaient a echanger une parole a voix basse, elle se soulevait, irritee, voulant savoir. Meme elle ne tolerait plus que la robe de sa mere, sur le tapis, effleurat le pied du docteur. Ils ne pouvaient se rapprocher, se regarder, sans qu'aussitot elle fut prise d'un tremblement. Sa chair endolorie, son pauvre petit etre innocent et malade avait une irritation de sensibilite extreme, qui la faisait brusquement se retourner, lorsqu'elle devinait que, derriere elle, ils s'etaient souri. Les jours ou ils s'aimaient davantage, elle le sentait dans l'air qu'ils lui apportaient; et, ces jours-la, elle etait plus sombre, elle souffrait comme souffrent les femmes nerveuses, a l'approche de quelque violent orage. Autour d'Helene, tout le monde regardait Jeanne comme sauvee. Elle-meme s'etait peu a peu abandonnee a cette certitude. Aussi finissait-elle par traiter les crises comme des bobos d'enfant gatee, sans importance. Apres les six semaines d'angoisse qu'elle venait de traverser, elle eprouvait un besoin de vivre. Sa fille, maintenant, pouvait se passer de ses soins pendant des heures; c'etait une detente delicieuse, un repos et une volupte que de vivre ces heures, elle qui depuis si longtemps ne savait plus si elle existait. Elle fouillait ses tiroirs, retrouvait avec joie des objets oublies, s'occupait a toutes sortes de menues besognes, pour reprendre le train heureux de sa vie journaliere. Et, dans ce renouveau, son amour grandissait, Henri etait comme la recompense qu'elle s'accordait d'avoir tant souffert. Au fond de cette chambre, ils se trouvaient hors du monde, ayant perdu le souvenir de tout obstacle. Rien ne les separait plus que cette enfant, secouee de leur passion. Alors, justement, ce fut Jeanne qui fouetta leurs desirs. Toujours entre eux, avec ses regards qui les epiaient, elle les forcait a une contrainte continuelle, a une comedie d'indifference dont ils sortaient plus frissonnants. Pendant des journees, ils ne pouvaient echanger un mot, en sentant qu'elle les ecoutait, meme lorsqu'elle paraissait prise de somnolence. Un soir, Helene avait accompagne Henri; dans l'antichambre, muette, vaincue, elle allait tomber entre ses bras, lorsque Jeanne, derriere la porte refermee, s'etait mise a crier: "Maman! maman!" d'une vois furieuse, comme si elle avait recu le contre-coup du baiser ardent dont le medecin effleurait les cheveux de sa mere. Vivement, Helene dut rentrer, car elle venait d'entendre l'enfant sauter du lit. Elle la trouva, grelottante, exasperee, accourant en chemise. Jeanne ne voulait plus qu'on la quittat. A partir de ce jour, il ne leur resta qu'une poignee de main, a l'arrivee et au depart. Madame Deberle etait depuis un mois aux bains de mer avec son petit Lucien; le docteur, qui disposait de toutes ses heures, n'osait passer plus de dix minutes aupres d'Helene. Ils avaient cesse leurs longues causeries, si douces, devant la fenetre. Quand ils se regardaient, une flamme grandissante s'allumait dans leurs yeux. Ce qui surtout acheva de les torturer, ce furent les changements d'humeur de Jeanne. Elle fondit en larmes, un matin, comme le docteur se penchait au-dessus d'elle. Durant toute une journee, sa haine se tourna en une tendresse febrile; elle voulut qu'il restat pres de son lit, elle appela sa mere vingt fois, comme pour les voir cote a cote, emus et souriants. Celle-ci, bien heureuse, revait deja une longue suite de jours semblables. Mais, des le lendemain, lorsque Henri arriva, l'enfant le recut si durement, que la mere, d'un regard, le supplia de se retirer; toute la nuit, Jeanne s'etait agitee, avec le regret furieux d'avoir ete bonne. Et, a chaque instant, de pareilles scenes se reproduisirent. Apres les heures exquises que l'enfant leur accordait, dans ses moments de caresses passionnees, les mauvaises heures arrivaient comme des coups de fouet, qui leur donnaient le besoin d'etre l'un a l'autre. Alors, un sentiment de revolte anima peu a peu Helene. Certes, elle serait morte pour sa fille. Mais pourquoi la mechante enfant la torturait-elle a ce point, maintenant qu'elle etait hors de danger? Lorsqu'elle s'abandonnait a une de ces reveries qui la bercaient, quelque reve vague ou elle se voyait marcher avec Henri dans un pays inconnu et charmant, tout d'un coup l'image raidie de Jeanne se levait; et c'etaient de continuels dechirements dans ses entrailles et dans son coeur. Elle souffrait trop de cette lutte entre sa maternite et son amour. Une nuit, le docteur vint, malgre la defense formelle d'Helene. Depuis huit jours, ils n'avaient pu echanger une parole. Elle refusait de le recevoir; mais lui, doucement, la poussa dans la chambre, comme pour la rassurer. La, tous deux croyaient etre surs d'eux-memes. Jeanne dormait profondement. Ils s'assirent a leur place accoutumee, pres de la fenetre, loin de la lampe; et une ombre calme les enveloppait. Pendant deux heures, ils causerent, rapprochant leurs visages pour parler plus bas, si bas, qu'ils mettaient a peine un souffle dans la grande chambre ensommeillee. Parfois, ils tournaient la tete, jetant un coup d'oeil sur le fin profil de Jeanne, dont les petites mains jointes reposaient au milieu du drap. Mais ils finirent par l'oublier. Leur balbutiement montait. Helene, tout d'un coup, s'eveilla, degagea ses mains qui brulaient sous les baisers d'Henri. Et elle eut l'horreur froide de l'abomination qu'ils avaient failli commettre la. --Maman! maman! begayait Jeanne, brusquement agitee, comme tourmentee de quelque cauchemar. Elle se debattait dans son lit, les yeux lourds de sommeil, en cherchant a se mettre sur son seant. --Cachez-vous, je vous en supplie, cachez-vous, repetait Helene avec angoisse. Vous la tuez, si vous restez la. Henri disparut vivement dans l'embrasure de la fenetre, derriere un des rideaux de velours bleu. Mais l'enfant continuait a se plaindre. --Maman, maman, oh! que je souffre! --Je suis la, pres de toi, ma cherie.... Ou souffres-tu? --Je ne sais pas.... C'est par la, vois-tu. Ca me brule. Elle avait ouvert les yeux, la face contractee, et elle appuyait ses deux petites mains sur sa poitrine. --Ca m'a pris tout d'un coup.... Je dormais, n'est-ce pas? J'ai senti comme un grand feu. --Mais c'est passe, tu ne sens plus rien? --Si, si, toujours. Et, d'un regard inquiet, elle faisait le tour de la chambre. Maintenant, elle etait completement reveillee, l'ombre farouche descendait et blemissait ses joues. --Tu es seule, maman? demanda-t-elle. --Mais oui, ma cherie! Elle secoua la tete, regardant, flairant l'air, avec une agitation qui grandissait. --Non, non, je le sais bien.... Il y a quelqu'un.... J'ai peur, maman, j'ai peur! Oh! tu me trompes, tu n'es pas seule.... Une crise nerveuse se declarait, elle se renversa dans le lit en sanglotant, en se cachant sous la couverture, comme pour echapper a quelque danger. Helene, affolee, fit immediatement sortir Henri. Il voulait rester pour soigner l'enfant. Mais elle le poussa dehors. Elle revint, elle reprit Jeanne entre ses bras, pendant que celle-ci repetait cette plainte, qui resumait chaque fois ses grosses douleurs. --Tu ne m'aimes plus, tu ne m'aimes plus! --Tais-toi, mon ange, ne dis pas cela, cria la mere. Je t'aime plus que tout au monde.... Tu verras bien si je t'aime! Elle la soigna jusqu'au matin, resolue a lui donner son coeur, epouvantee de voir son amour retentir si douloureusement dans cette chere creature. Sa fille vivait son amour. Le lendemain, elle exigea une consultation. Le docteur Bodin vint comme par hasard et examina la malade, qu'il ausculta en plaisantant. Puis, il eut un long entretien avec le docteur Deberle, reste dans la piece voisine. Tous deux tomberent d'accord que l'etat present n'offrait aucune gravite; mais ils craignaient des complications, ils interrogerent longuement Helene, en se sentant devant une de ces nevroses qui ont une histoire dans les familles et qui deconcertent la science. Alors, elle leur dit ce qu'ils savaient deja en partie, son aieule enfermee dans la maison d'alienes des Tulettes, a quelques kilometres de Plassans, sa mere morte tout d'un coup d'une phtisie aigue, apres une vie d'affolement et de crises nerveuses. Elle, tenait de son pere, auquel elle ressemblait de visage, et dont elle avait le sage equilibre. Jeanne, au contraire, etait tout le portrait de l'aieule; mais elle restait plus frele, elle n'en aurait jamais la haute taille ni ta forte charpente osseuse. Les deux medecins repeterent une fois encore qu'il fallait de grands menagements. On ne pouvait trop prendre de precautions avec ces affections chloro-anemiques, qui favorisent le developpement de tant de maladies cruelles. Henri avait ecoute le vieux docteur Bodin avec une deference qu'il n'avait jamais eue pour un confrere. Il le consultait sur Jeanne, de l'air d'un eleve qui doute de lui. La verite etait qu'il finissait par trembler devant cette enfant; elle echappait a sa science, il craignait de la tuer et de perdre la mere. Une semaine se passa. Helene ne le recevait plus dans la chambre de la malade. Alors, de lui-meme, frappe au coeur, malade, il cessa ses visites. Vers la fin du mois d'aout, Jeanne put enfin se lever et marcher dans l'appartement. Elle riait soulagee; en quinze jours, elle n'avait pas eu une crise. Sa mere, toute a elle, toujours aupres d'elle, avait suffi pour la guerir. Dans les premiers temps, l'enfant restait mefiante, goutait ses baisers, s'inquietait de ses mouvements, exigeait sa main avant de s'endormir, et voulait la garder pendant son sommeil. Puis, voyant que personne ne montait plus, qu'elle ne la partageait plus, elle avait repris confiance, heureuse de recommencer leur bonne vie d'autrefois, toutes deux seules a travailler devant la fenetre. Chaque jour, elle redevenait rose. Rosalie disait qu'elle fleurissait a vue d'oeil. Certains soirs, cependant, a la tombee de la nuit, Helene s'abandonnait. Depuis la maladie de sa fille, elle restait grave, un peu pale, avec une grande ride au front, qu'elle n'avait point auparavant. Et lorsque Jeanne s'apercevait d'un de ces moments de lassitude, d'une de ces heures desesperees et vides, elle-meme se sentait tres-malheureuse, le coeur gros d'un vague remords. Doucement, sans parler, elle se pendait a son cou. Puis, a voix basse: --Tu es heureuse, petite mere? Helene avait un tressaillement. Elle se hatait de repondre: --Mais oui, ma cherie. L'enfant insistait. --Tu es heureuse, tu es heureuse?... Bien sur? --Bien sur.... Pourquoi veux-tu que je ne sois pas heureuse? Alors, Jeanne la serrait etroitement dans ses petits bras, comme pour la recompenser. Elle voulait l'aimer si fort, disait-elle, si fort, qu'on n'aurait pas pu trouver une mere aussi heureuse dans tout Paris. IV En aout, le jardin du docteur Deberle etait un veritable puits de feuillage. Contre la grille, les lilas et les faux ebeniers melaient leurs branches, tandis que les plantes grimpantes, les lierres, les chevrefeuilles, les clematites, poussaient de toutes parts des jets sans fin, qui se glissaient, se nouaient, retombaient en pluie, allaient jusque dans les ormes du fond, apres avoir couru le long des murailles; et, la, on aurait dit une tente attachee d'un arbre a l'autre, les ormes se dressaient comme les piliers puissants et touffus d'un salon de verdure. Ce jardin etait si petit, que le moindre pan d'ombre le couvrait. Au milieu, le soleil a midi faisait une seule tache jaune, dessinant la rondeur de la pelouse, flanquee de ses deux corbeilles. Contre le perron, il y avait un grand rosier, des roses the enormes qui s'epanouissaient par centaines. Le soir, quand la chaleur tombait, le parfum en devenait penetrant, une odeur chaude de roses s'alourdissait sous les ormes. Et rien n'etait plus charmant que ce coin perdu, si embaume, ou les voisins ne pouvaient voir, et qui apportait un reve de foret vierge, pendant que des orgues de Barbarie jouaient des polkas dans la rue Vineuse. --Madame, disait chaque jour Rosalie, pourquoi mademoiselle ne descend-elle pas dans le jardin?... Elle serait joliment a son aise sous les arbres. La cuisine de Rosalie etait envahie par les branches d'un des ormeaux. Elle arrachait des fouilles avec la main, elle vivait dans la joie de ce colossal bouquet, au fond duquel elle n'apercevait plus rien. Mais Helene repondait: --Elle n'est pas encore assez forte, la fraicheur de l'ombre lui ferait du mal. Cependant, Rosalie s'entetait. Quand elle croyait avoir une bonne idee, elle ne la lachait point aisement. Madame avait tort de croire que l'ombre faisait du mal. C'etait plutot que madame craignait de deranger le monde; mais elle se trompait, mademoiselle ne derangerait pour sur personne, car il n'y avait jamais ame qui vive, le monsieur n'y paraissait plus, la dame devait rester aux bains de mer jusqu'au milieu de septembre; cela etait si vrai, que la concierge avait demande a Zephyrin de donner un coup de rateau, et que, depuis deux dimanches, Zephyrin et elle y passaient l'apres-midi. Oh! c'etait joli, c'etait joli a ne pas croire! Helene refusait toujours. Jeanne semblait avoir une grosse envie d'aller dans le jardin, dont elle avait souvent parle pendant sa maladie; mais un sentiment singulier, un embarras qui lui faisait baisser les yeux, paraissait l'empecher d'insister aupres de sa mere. Enfin, le dimanche suivant, la bonne se presenta, tout essoufflee, en disant: --Oh! madame, il n'y a personne, je vous le jure. Il n'y a que moi et Zephyrin qui ratisse.... Laissez-la venir. Vous ne pouvez pas vous imaginer comme on est bien. Venez un peu, rien qu'un peu, pour voir. Et elle etait si convaincue, qu'Helene ceda. Elle enveloppa Jeanne dans un chale et dit a Rosalie de prendre une grosse couverture. L'enfant, ravie, d'un ravissement muet que temoignaient seuls ses grands yeux brillants, voulut descendre l'escalier sans etre aidee, pour montrer sa force. Derriere elle, sa mere avancait les bras, prete a la soutenir. En bas, lorsqu'elles mirent les pieds dans le jardin, toutes deux pousserent un cri. Elles ne le reconnaissaient pas, tant ce fourre impenetrable ressemblait peu au coin propre et bourgeois qu'elles avaient vu au printemps. --Quand je vous le disais! repetait Rosalie triomphante. Les massifs s'etaient elargis, changeant les allees en etroits sentiers, dessinant tout un labyrinthe ou les jupes s'accrochaient au passage. On aurait cru l'enfoncement lointain d'une foret, sous la voute des feuillages qui laissait tomber une lumiere verte, d'une douceur et d'un mystere charmants. Helene cherchait l'orme au pied duquel elle s'etait assise en avril. --Mais, dit-elle, je ne veux pas qu'elle reste la. L'ombre est trop fraiche. --Attendez donc, reprit la bonne. Vous allez voir. En trois pas, on traversait la foret. Et la, au milieu du trou de verdure, sur la pelouse, on trouvait le soleil, un large rayon d'or qui tombait, tiede et silencieux, comme dans une clairiere. En levant la tete, on ne voyait que des branches, se detachant sur la nappe bleue du ciel, avec une legerete de guipure. Les roses the du grand rosier, un peu fanees par la chaleur, donnaient sur leurs tiges. Dans les corbeilles, des marguerites rouges et blanches, d'un ton ancien, dessinaient des bouts de vieilles tapisseries. --Vous allez voir, repetait Rosalie, laissez-moi faire. C'est moi qui vais l'arranger. Elle venait de plier et d'etaler la couverture au bord d'une allee, a l'endroit ou l'ombre finissait. Puis, elle fit asseoir Jeanne, les epaules couvertes de son chale, en lui disant d'allonger ses petites jambes. De cette facon, l'enfant avait la tete a l'ombre et les pieds au soleil. --Tu es bien, ma cherie? demanda Helene. --Oh! oui, repondit-elle. Tu vois, je n'ai pas froid. On dirait que je me chauffe a un grand feu.... Oh! comme on respire, comme c'est bon! Alors, Helene, qui regardait d'un air inquiet les volets fermes de l'hotel, dit qu'elle remontait un instant. Et elle adressa toutes sortes de recommandations a Rosalie: elle veillerait bien au soleil, elle ne laisserait pas Jeanne la plus d'une demi-heure, elle ne la quitterait pas du regard. --N'aie donc pas peur, maman s'ecria la petite, qui riait. Il ne passe point de voitures, ici. Quand elle fut seule, elle prit des poignees de graviers, a cote d'elle, jouant a les faire tomber en pluie, d'une main dans l'autre. Cependant, Zephyrin ratissait. Lorsqu'il avait vu madame et mademoiselle, il s'etait hate de remettre sa capote, pendue a une branche; et il restait debout, ne ratissant plus, par respect. Durant toute la maladie de Jeanne, il etait venu a son habitude chaque dimanche; mais il se glissait dans la cuisine avec tant de precautions, qu'Helene n'aurait jamais soupconne sa presence, si Rosalie, chaque fois, n'avait demande des nouvelles de sa part, en ajoutant qu'il partageait le chagrin de la maison. Oh! il sa faisait aux belles manieres, comme elle le disait; il se decrassait joliment a Paris. Aussi, appuye sur son rateau, adressait-il a Jeanne un branlement de tete sympathique. Lorsqu'elle l'apercut, elle sourit. --J'ai ete bien malade, dit-elle. --Je sais, Mademoiselle, repondit-il en mettant une main sur son coeur. Puis, il voulut trouver quelque chose de gentil, une plaisanterie qui egayat la situation. Et il ajouta: --Votre sante s'est reposee, voyez-vous. Maintenant, ca va ronfler. Jeanne avait repris une poignee de cailloux. Alors, content de lui, riant d'un rire silencieux qui lui fendait la bouche d'une oreille a l'autre, il se remit a ratisser, de toute la force de ses bras. Le rateau, sur le gravier, avait un bruit regulier et strident. Au bout de quelques minutes, Rosalie, qui voyait la petite absorbee dans son jeu, heureuse et bien tranquille, s'eloigna d'elle pas a pas, comme attiree par le grincement du rateau. Zephyrin etait de l'autre cote de la pelouse, en plein soleil. --Tu sues comme un boeuf, murmura-t-elle. Ote donc ta capote. Mademoiselle ne sera pas offensee, va! Il retira sa capote et la pendit de nouveau a une branche. Son pantalon rouge, dont une courroie serrait la ceinture, lui montait tres-haut, tandis que sa chemise de grosse toile bise, tenue au cou par un col de crin, etait si raide, qu'elle bouffait et l'arrondissait encore. Il retroussa ses manches en se dandinant, histoire de montrer une fois de plus a Rosalie deux coeurs enflammes qu'il s'etait fait tatouer au regiment, avec cette devise: _Pour toujours_. --Es-tu alle a la messe, ce matin? demanda Rosalie qui lui faisait subir tous les dimanches cet interrogatoire. --A la messe...., a la messe...., repeta-t-il en ricanant. Ses deux oreilles rouges s'ecartaient de sa tete tondue tres-ras, et toute sa petite personne ronde exprimait un air profondement goguenard. --Sans doute que j'y suis alle, a la messe, finit-il par dire. --Tu mens! reprit violemment Rosalie. Je vois bien que tu mens, ton nez remue!... Ah! Zephyrin, tu te perds, tu n'as seulement plus de religion.... Mefie-toi! Pour toute reponse, d'un geste galant, il voulut la prendre a la taille. Mais elle parut scandalisee, elle cria: --Je te fais remettre ta capote, si tu n'es pas convenable!... Tu n'as pas honte! Voila mademoiselle qui te regarde. Alors, Zephyrin ratissa de plus belle. Jeanne, en effet, venait de lever les yeux. Le jeu la lassait un peu; apres les cailloux, elle avait ramasse des feuilles et arrache de l'herbe; mais une paresse l'envahissait, elle jouait mieux a ne rien faire, a regarder le soleil qui la gagnait petit a petit. Tout a l'heure, ses jambes seules, jusqu'aux genoux, trempaient dans ce bain chaud de rayons; maintenant, elle en avait jusqu'a la taille, et la chaleur montait toujours, elle la sentait qui grandissait en elle comme une caresse, avec des chatouilles bien gentilles. Ce qui l'amusait surtout, c'etaient les taches rondes, d'un beau jaune d'or, qui dansaient sur son chale. On aurait dit des betes. Et elle renversait la tete, pour voir si elles grimperaient jusqu'a sa figure. En attendant, elle avait joint ses deux petites mains dans du soleil. Comme elles paraissaient maigres! comme elles etaient transparentes! Le soleil passait au travers, et elles lui semblaient jolies tout de meme, d'un rose de coquillage, fines et allongees, pareilles aux menottes enfantines d'un Jesus. Puis, le grand air, ces gros arbres autour d'elle, cette chaleur, l'avaient un peu etourdie. Elle croyait dormir, et pourtant elle voyait, elle entendait. Cela etait tres-bon, tres-doux. --Mademoiselle, si vous vous reculiez, dit Rosalie qui etait revenue pres d'elle. Le soleil vous chauffe trop. Mais Jeanne, d'un geste, refusa de remuer. Elle se trouvait trop bien. A present, elle ne s'occupait plus que de la bonne et du petit soldat, cedant a une de ces curiosites d'enfant pour les choses qu'on leur cache. Sournoisement, elle baissa les yeux, voulant faire croire qu'elle ne regardait pas; et, entre ses longs cils, elle guettait, pendant qu'elle semblait tout assoupie. Rosalie demeura encore la quelques minutes. Elle etait sans force contre le bruit du rateau. De nouveau, elle rejoignit Zephyrin, pas a pas, comme malgre elle. Elle le grondait de ses nouvelles allures; mais, au fond, elle etait saisie, prise au coeur, pleine d'une sourde admiration. Le petit soldat, dans ses longues flaneries avec les camarades, au Jardin des Plantes et sur la place du Chateau-d'Eau, ou etait sa caserne, acquerait les graces balancees et fleuries du tourlourou parisien. Il en apprenait la rhetorique, les epanouissements galants, les entortillements de style, si flatteurs pour les dames. Des fois, elle restait suffoquee de plaisir, en ecoutant des phrases qu'il lui rapportait avec un dandinement des epaules, et dans lesquelles des mots qu'elle ne comprenait pas la faisaient devenir toute rouge d'orgueil. L'uniforme ne le genait plus: il jetait les bras a se les decrocher, d'un air crane; il avait surtout une facon de porter son shako sur la nuque, qui decouvrait sa face ronde, le nez en avant, tandis que le shako, mollement, accompagnait le roulis du corps. Puis, il s'emancipait, buvait la goutte, prenait la taille au sexe. Bien sur qu'il en savait plus long qu'elle, maintenant, avec ses manieres de ricaner et de ne pas en dire davantage. Paris le degourdissait trop. Et, ravie, furieuse, elle se plantait devant lui, hesitant entre les deux envies de le griffer ou de se laisser dire des betises. Cependant, Zephyrin, en ratissant, avait tourne l'allee. Il se trouvait derriere un grand fusain, lancant a Rosalie des oeillades obliques, pendant qu'il semblait l'amener contre lui, a petits coups, avec son rateau. Quand elle fut tout pres, il la pinca rudement a la hanche.... --Crie pas, c'est comme je t'aime! murmura-t-il en grasseyant. Et mets ca par-dessus! Il la baisait au petit bonheur, sur l'oreille. Puis, comme Rosalie, a son tour, le pincait au sang, il lui colla un autre baiser, sur le nez cette fois. Elle etait ecarlate, bien contente au fond, exasperee de ne pouvoir lui allonger un soufflet, a cause de mademoiselle. --Je me suis piquee, dit-elle en revenant pres de Jeanne, pour expliquer le leger cri qu'elle avait jete. Mais l'enfant avait vu la scene, au travers des branches greles du fusain. Le pantalon rouge et la chemise du soldat faisaient une tache vive, dans la verdure. Elle leva lentement les yeux sur Rosalie, la regarda un instant, pendant qu'elle rougissait davantage, les levres humides, les cheveux envoles. Puis, elle baissa de nouveau les paupieres, reprit une poignee de cailloux, n'eut pas la force de jouer; et elle resta les deux mains dans la terre chaude, somnolente, au milieu de la grande vibration du soleil. Un flot de sante remontait en elle et l'etouffait. Les arbres lui semblaient gigantesques et puissants, les roses la noyaient dans un parfum. Elle songeait a des choses vagues, surprise et ravie. --A quoi pensez-vous donc, mademoiselle? demanda Rosalie inquiete. --Je ne sais pas, a rien, repondit Jeanne. Ah! si, je sais.... Vois-tu, je voudrais vivre tres-vieille.... Et elle ne put expliquer cette parole. C'etait une idee qui lui venait, disait-elle. Mais, le soir, apres le diner, comme elle restait songeuse et que sa mere l'interrogeait, elle posa tout a coup cette question: --Maman, est-ce que les cousins et les cousines se marient ensemble? --Sans doute, dit Helene. Pourquoi me demandes-tu ca?--Pour rien.... Pour savoir. Helene etait d'ailleurs habituee a ses questions extraordinaires. L'enfant se trouva si bien de l'heure passee dans le jardin, qu'elle y descendit tous les jours de soleil. Les repugnances d'Helene disparurent peu a peu; l'hotel demeurait ferme, Henri ne se montrait pas, elle avait fini par rester et s'asseoir pres de Jeanne, sur un bout de la couverture. Mais, le dimanche suivant, elle s'inquieta en voyant, le matin, les fenetres ouvertes. --Pardi! on fait prendre l'air aux appartements, disait Rosalie, pour l'engager a descendre. Quand je vous jure qu'il n'y a personne! Ce jour-la, le temps etait plus chaud encore. Une grele de fleches d'or criblait les feuillages. Jeanne, qui commencait a devenir forte, marcha pendant pres de dix minutes, appuyee au bras de sa mere. Puis, fatiguee, elle revint sur sa couverture, en faisant a Helene une petite place. Toutes deux se souriaient, amusees de se voir ainsi par terre. Zephyrin qui avait fini de ratisser, aidait Rosalie a cueillir du persil, dont des touffes perdues poussaient le long de la muraille du fond. Tout a coup il y eut un grand bruit dans l'hotel; et, comme Helene songeait a se sauver, madame Deberle parut sur le perron. Elle arrivait, en robe de voyage, parlant haut, tres-affairee. Mais, quand elle apercut madame Grandjean et sa fille par terre, devant la pelouse, elle se precipita, les combla de caresses, les etourdit de paroles. --Comment! c'est vous!... Ah! que je suis heureuse de vous voir!... Embrasse-moi, ma petite Jeanne. Tu as ete bien malade, n'est-ce pas, mon pauvre chat? Mais ca va mieux, te voila toute rose.... Que de fois j'ai pense a vous, ma chere! Je vous ai ecrit, vous avez recu mes lettres? Vous avez du passer des heures bien terribles. Enfin, c'est fini.... Voulez-vous me permettre de vous embrasser? Helene s'etait mise debout. Elle dut se laisser poser deux baisers sur les joues et les rendre. Ces caresses la glacaient, elle balbutiait: --Vous nous excuserez d'avoir envahi votre jardin. --Vous voulez rire! reprit impetueusement Juliette. N'etes-vous pas ici chez vous? Elle les quitta un instant, remonta le perron, pour crier a travers les pieces toutes ouvertes: --Pierre, n'oubliez rien, il y a dix-sept colis! Mais elle revint tout de suite et parla de son voyage. --Oh! une saison adorable. Nous etions a Trouville, vous savez. Un monde sur la plage, a s'ecraser! Et tout ce qu'il y a de mieux.... J'ai eu des visites, oh! des visites.... Papa est venu passer quinze jours avec Pauline. N'importe, on est content de rentrer chez soi.... Ah! je ne vous ai pas dit.... Mais non, je vous conterai ca plus tard. Elle se baissa, embrassa Jeanne de nouveau, puis devint serieuse et posa cette question: --Est-ce que j'ai bruni? --Non, je ne m'apercois pas, repondit Helene, qui la regardait. Juliette avait ses yeux clairs et vides, ses mains potelees, son joli visage aimable. Elle ne vieillissait pas; l'air de la mer lui-meme n'avait pu entamer la serenite de son indifference. Elle semblait revenir d'une course dans Paris, d'une tournee chez ses fournisseurs, avec le reflet des etalages sur toute sa personne. Pourtant, elle debordait d'affection, et Helene demeurait d'autant plus genee, qu'elle se sentait raide et mauvaise. Au milieu de la couverture, Jeanne ne bougeait pas; elle levait seulement sa fine tete souffrante, les mains serrees frileusement au soleil. --Attendez, vous n'avez pas vu Lucien, s'ecria Juliette. Il faut le voir.... Il est enorme. Et lorsqu'on lui eut amene le petit garcon, que la femme de chambre debarbouillait de la poussiere du voyage, elle le poussa, elle le retourna, pour le montrer. Lucien, gros, joufflu, tout hale d'avoir joue sur la plage, au vent du large, crevait de sante, un peu empate meme, et l'air bourru, parce qu'on venait de le laver. Il etait mal essuye, une joue humide encore, rose du frottement de la serviette. Quand il apercut Jeanne, il s'arreta, surpris. Elle le regardait, avec son pauvre visage maigri, d'une paleur de linge, dans le ruissellement noir de ses cheveux, dont les boucles tombaient jusqu'aux epaules. Ses beaux yeux elargis et tristes lui tenaient toute la face; et, malgre la forte chaleur, elle avait un petit tremblement, tandis que ses mains frileuses se tendaient toujours comme devant un grand feu. --Eh bien! tu ne vas pas l'embrasser? dit Juliette. Mais Lucien semblait avoir peur. Il finit par se decider avec precaution, en allongeant les levres, pour approcher de la malade le moins possible. Puis, il se recula vite. Helene avait de grosses larmes au bord des yeux. Comme cet enfant se portait! Et sa Jeanne qui etait si essoufflee pour avoir fait le tour de la pelouse! Il y avait des meres bien heureuses! Juliette, tout d'un coup, comprit sa cruaute. Alors, elle se facha contre Lucien. --Tiens, tu es une bete!... Est-ce qu'on embrasse les demoiselles comme ca?... Vous n'avez pas idee, ma chere, il est devenu impossible, a Trouville. Elle s'embrouillait. Heureusement pour elle, le docteur parut. Elle s'en tira par une exclamation. --Ah! voila Henri! Il ne les attendait que le soir. Mais elle avait pris un autre train. Et elle expliquait longuement pourquoi, sans parvenir a etre claire. Le docteur ecoutait en souriant. --Enfin, vous etes ici, dit-il. C'est tout ce qu'il faut. Il venait d'adresser a Helene un salut muet. Son regard, un instant, tomba sur Jeanne; puis, embarrasse, il detourna la tete. La petite avait soutenu ce regard gravement; et, denouant ses mains, d'un geste instinctif, elle saisit la robe de sa mere, elle l'attira pres d'elle. --Ah! le gaillard! repetait le docteur, qui avait souleve Lucien et qui le baisait sur les joues. Il pousse comme un charme. --Eh bien! et moi, on m'oublie? demanda Juliette. Elle avancait la tete. Alors, il ne lacha pas Lucien, il le garda sur un bras, tout en se penchant pour baiser egalement sa femme. Tous trois se souriaient. Helene, tres-pale, parla de remonter. Mais Jeanne refusa; elle voulait voir, ses lents regards s'arretaient sur les Deberle, puis revenaient vers sa mere. Lorsque Juliette avait tendu les levres au baiser de son mari, une flamme s'etait allumee dans les yeux de l'enfant. --Il est trop lourd, continuait le docteur, en remettant Lucien par terre. Alors, la saison a ete bonne?... J'ai vu hier Malignon, il m'a conte son sejour la-bas.... Tu l'as donc laisse partir avant vous? --Oh! il est insupportable! murmura Juliette, qui devint serieuse, avec un air de figure embarrasse. Il nous a fait enrager tout le temps. --Ton pere esperait pour Pauline.... Notre homme ne s'est pas prononce? --Qui! lui, Malignon? cria-t-elle surprise et comme offensee. Puis, elle eut un geste d'ennui. --Ah! laisse donc, un toque!... Que je suis heureuse d'etre chez moi! Et elle eut, sans transition apparente, une de ces effusions qui surprenaient, avec sa nature d'oiseau charmant. Elle se serra contre son mari, levant la tete. Lui, indulgent et tendre, la tint un instant entre ses bras. Ils semblaient avoir oublie qu'ils n'etaient pas seuls. Jeanne ne les quittait pas des yeux. Une colore faisait trembler ses levres decolorees, elle avait sa figure de femme jalouse et mechante. La douleur dont elle souffrait etait si vive, qu'elle dut detourner les yeux. Et ce fut a ce moment qu'elle apercut, au fond du jardin, Rosalie et Zephyrin qui continuaient a chercher du persil. Pour ne pas deranger le monde sans doute, ils s'etaient coules au plus epais des massifs, accroupis l'un et l'autre. Zephyrin, sournoisement, avait pris un pied de Rosalie, pendant que celle-ci, sans parler, lui allongeait des tapes. Jeanne, entre deux branches, voyait la face du petit soldat, une lune bonne enfant, tres-rouge, crevant d'un rire amoureux. Il y eut une poussee, le petit soldat et la bonne roulerent derriere les verdures. Le soleil tombait d'aplomb, les arbres dormaient dans l'air chaud, sans qu'une feuille remuat. Il venait de dessous les ormes une odeur, l'odeur grasse de la terre que la beche ne retournait jamais. Lentement, les dernieres roses the laissaient leurs petales pleuvoir un a un sur le perron. Alors, Jeanne, la poitrine gonflee, ramena les yeux sur sa mere; et, en la retrouvant immobile et muette devant ce qui se passait la, elle eut pour elle un regard de supreme angoisse, un de ces regards profonds d'enfant que l'on n'ose interroger. Cependant, madame Deberle s'etait rapprochee, en disant: --J'espere que nous allons nous voir.... Puisque Jeanne se trouve bien, il faut qu'elle descende toutes les apres-midi. Helene cherchait deja une excuse, pretextait qu'elle ne voulait pas trop la fatiguer. Mais Jeanne intervint vivement: --Non, non, le soleil est si bon.... Nous descendrons, madame. Vous me garderez ma place, n'est-ce pas? Et comme le docteur restait en arriere, elle lui sourit. --Docteur, dites donc a maman que l'air ne me fait pas de mal. Il s'avanca, et cet homme fait a la douleur humaine eut une rougeur legere aux joues parce que cette enfant lui parlait avec douceur. --Sans doute, murmura-t-il, le grand air ne peut que hater la convalescence. --Ah! tu vois bien, petite mere, il faudra que nous venions, dit-elle avec un adorable regard de tendresse, tandis que des larmes s'etranglaient dans sa gorge. Mais Pierre avait reparu sur le perron; les dix-sept colis de madame etaient rentres. Juliette, suivie de son mari et de Lucien, se sauva, en declarant qu'elle etait sale a faire peur et qu'elle allait prendre un bain. Quand elles furent seules, Helene s'agenouilla sur la couverture, comme pour renouer le chale autour du cou de Jeanne. Puis, a voix basse: --Tu n'es donc plus fachee contre le docteur? L'enfant fit un long signe de tete. --Non, maman. Il y eut un silence. Helene, de ses mains tremblantes et maladroites, semblait ne pouvoir serrer le noeud du chale. Jeanne alors murmura: --Pourquoi en aime-t-il d'autres?... Je ne veux pas.... Et son regard noir devint dur, tandis que ses petites mains tendues caressaient les epaules de sa mere. Celle-ci voulut se recrier; mais elle eut peur des paroles qui lui venaient aux levres. Le soleil baissait; toutes deux remonterent. Cependant, Zephyrin avait reparu, avec un bouquet de persil, qu'il epluchait en lancant a Rosalie des regards assassins. La bonne, a distance, se mefiait, maintenant qu'il n'y avait plus personne; et comme il la pincait, au moment ou elle se baissait pour rouler la couverture, elle lui appliqua un coup de poing dans le dos, qui rendit un bruit de tonneau vide. Cela le remplit d'aise. Il en riait encore en dedans, lorsqu'il rentra dans la cuisine, epluchant toujours son persil. A partir de ce jour, Jeanne mit une obstination a descendre dans le jardin, des qu'elle y entendait la vois de madame Deberle. Elle ecoutait avidement les cancans de Rosalie sur le petit hotel voisin, s'inquietant de la vie qu'on y menait, s'echappant de la chambre parfois et venant elle-meme guetter a la fenetre de la cuisine. En bas, enfoncee dans un petit fauteuil que Juliette lui faisait apporter du salon, elle paraissait surveiller la famille, reservee avec Lucien, impatiente de ses questions et de ses jeux, surtout lorsque le docteur etait la. Alors, elle s'allongeait, comme lasse, les yeux ouverts, regardant. C'etait pour Helene une grande souffrance que ces apres-midi. Elle revenait pourtant, elle revenait malgre les revoltes de tout son etre. Chaque fois qu'Henri, a son retour, mettait un baiser sur les cheveux de Juliette, elle avait un elancement au coeur. Et, a ces moments-la, si, pour cacher son visage bouleverse, elle feignait de s'occuper de Jeanne, elle trouvait l'enfant plus pale qu'elle, avec ses yeux noirs grands ouverts, le menton convulse d'une colere contenue. Jeanne endurait ses tourments. Les jours ou sa mere, a bout de force, agonisait d'amour en detournant les yeux, elle-meme restait si sombre et si brisee, qu'il fallait la remonter et la coucher. Elle ne pouvait plus voir le docteur s'approcher de sa femme sans changer de visage, fremissante, le poursuivant du regard enflamme d'une maitresse trahie. --Je tousse le matin, lui dit-elle un jour. Il faut venir, vous me verrez. Des pluies tomberent. Jeanne voulut que le docteur recommencat ses visites. Elle allait beaucoup mieux cependant. Sa mere, pour la contenter, avait du accepter deux ou trois diners chez les Deberle. L'enfant, le coeur si longtemps dechire par un combat obscur, parut se calmer, lorsque sa sante fut enfin completement retablie. Elle repetait sa question: --Tu es heureuse, petite mere? --Oui, bien heureuse, ma cherie. Alors, elle rayonnait. On devait lui pardonner ses anciennes mechancetes, disait-elle. Elle en parlait comme d'une attaque independante de sa volonte, d'un mal de tete qui l'aurait prise tout d'un coup. Quelque chose se gonflait en elle, bien sur elle ne savait pas quoi. Toutes sortes d'idees se battaient, des idees vagues, de vilains reves qu'elle n'aurait seulement pu repeter. Mais c'etait passe, elle guerissait, ca ne reviendrait plus. V La nuit tombait. Du ciel pali, ou brillaient les premieres etoiles, une cendre fine semblait pleuvoir sur la grande ville, qu'elle ensevelissait lentement, sans relache. De grands tas d'ombre emplissaient deja les creux, tandis qu'une barre, comme un flot d'encre, montait du fond de l'horizon, mangeant les restes de jour, les lueurs hesitantes qui se retiraient vers le couchant. Il n'y avait plus, au-dessous de Passy, que quelques nappes de toitures encore distinctes. Puis le flot roula, ce furent les tenebres. --Quelle chaude soiree! murmura Helene, assise devant la fenetre, alanguie par les souffles tiedes que Paris lui envoyait. --Une belle nuit pour les pauvres gens, dit l'abbe, debout derriere elle. L'automne sera doux. Ce mardi-la, Jeanne s'etait assoupie au dessert, et sa mere l'avait couchee, en la voyant un peu lasse. Elle dormait deja dans son petit lit, pendant que, sur le gueridon, M. Rambaud s'occupait gravement a raccommoder un joujou, une poupee mecanique parlant et marchant, dont il lui avait fait cadeau, et qu'elle avait cassee; il excellait dans ces sortes de travaux. Helene, manquant d'air, souffrant de ces dernieres chaleurs de septembre, venait d'ouvrir la fenetre toute grande, soulagee par cette mer d'ombre, cette immensite noire qui s'etendait devant elle. Elle avait pousse un fauteuil pour s'isoler, elle fut surprise d'entendre le pretre. Il continua doucement: --Avez-vous bien couvert la petite?... L'air est toujours vif, a cette hauteur. Mais elle cedait a un besoin de silence, elle ne repondit pas. Elle goutait le charme du crepuscule, l'effacement dernier des choses, l'assoupissement des bruits. Une lueur de veilleuse brulait a la pointe des fleches et des tours; Saint-Augustin s'eteignit d'abord, le Pantheon un instant garda une lueur bleuatre, le dome eclatant des Invalides se coucha comme une lune dans une maree montante de nuages. C'etait l'Ocean, la nuit, avec son etendue elargie au fond des tenebres, un abime d'obscurite ou l'on devinait un monde. Un souffle enorme et doux venait de la ville invisible. Dans la voix prolongee qui ronflait, des sons montaient encore, affaiblis et distincts, un brusque roulement d'omnibus sur le quai, le sifflement d'un train traversant le pont du Point-du-Jour; et la Seine, grossie par les derniers orages, passait tres-large avec la respiration forte d'un etre vivant, allonge tout en bas, dans un pli d'ombre. Une odeur chaude fumait des toits encore brulants, tandis que la riviere, dans cette exhalaison lente des ardeurs de la journee, mettait de petites haleines fraiches. Paris, disparu, avait le repos reveur d'un colosse qui laisse la nuit l'envelopper, et reste la, immobile un moment, les yeux ouverts. Rien n'attendrissait plus Helene que cette minute d'arret dans la vie de la cite. Depuis trois mois qu'elle ne sortait pas, clouee pres du lit de Jeanne, elle n'avait pas d'autre compagnon de veillee au chevet de la malade que le grand Paris etale a l'horizon. Par ces chaleur de juillet et d'aout, les croisees restaient presque continuellement ouvertes, elle ne pouvait traverser la piece, bouger, tourner la tete, sans le voir avec elle developpant son eternel tableau. Il etait la, par tous les temps, se mettant de moitie dans ses douleurs et dans ses esperances, comme un ami qui s'imposait. Elle l'ignorait toujours, elle n'avait jamais ete si loin de lui, plus insoucieuse de ses rues et de son peuple; et il emplissait sa solitude. Ces quelques pieds carres, cette chambre de souffrance dont elle fermait si soigneusement la porte, s'ouvrait toute grande a lui par ses deux fenetres. Bien souvent, elle avait pleure en le regardant, lorsqu'elle venait s'accouder pour cacher ses larmes a la malade; un jour, le jour ou elle l'avait crue perdue, elle etait restee longtemps, suffoquee, etranglee, suivant des yeux les fumees de la Manutention qui s'envolaient. Souvent aussi, dans les heures d'espoir, elle avait confie l'allegresse de son coeur aux lointains perdus des faubourgs. Il n'etait plus un monument qui ne lui rappelat, une emotion triste ou heureuse. Paris vivait de son existence. Mais jamais elle ne l'aimait davantage, qu'au crepuscule, lorsque, la journee finie, il consentait a un quart d'heure d'apaisement, d'oubli et de songerie, en attendant que le gaz fut allume. --Que d'etoiles! murmura l'abbe Jouve. Elles brillent par milliers. Il venait de prendre une chaise et de s'asseoir pres d'elle. Alors, elle leva les yeux, regardant le ciel d'ete. Les constellations plantaient leurs clous d'or. Une planete, presque au ras de l'horizon, luisait comme une escarboucle, tandis qu'une poussiere d'etoiles presque invisibles sablait la voute d'un sable paillete d'etincelles. Le Chariot, lentement, tournait, son brancard en l'air. --Tenez, dit-elle a son tour, cette petite etoile bleue, dans ce coin du ciel, je la retrouve tous les soirs.... Mais elle s'en va, elle recule chaque nuit. Maintenant, l'abbe ne la genait point. Elle le sentait a son cote, comme une paix de plus. Ils echangerent quelques paroles, espacees par de longs silences. A deux reprises, elle le questionna sur des noms d'etoiles; toujours la vue du ciel l'avait tourmentee. Mais il hesitait, il ne savait pas. --Vous voyez, demandait-elle, cette belle etoile qui a un eclat si pur? --A gauche, n'est-ce pas? disait-il, pres d'une autre moins grosse, verdatre.... Il y en a trop, j'ai oublie. Ils se turent, les yeux toujours leves, eblouis et pris, d'un leger frisson en face de ce fourmillement d'astres qui grandissait. Derriere les milliers d'etoiles, d'autres milliers d'etoiles apparaissaient, et cela sans cesse, dans la profondeur infinie du ciel. C'etait un continuel epanouissement, une braise attisee de mondes brulant du feu calme des pierreries. La voie lactee blanchissait deja, developpait ses atomes de soleil si innombrables et si lointains, qu'ils ne sont plus, a la rondeur du firmament, qu'une echarpe de lumiere. --Cela me fait peur, dit Helene a voix tres-basse. Et elle pencha la tete pour ne plus voir, elle ramena ses regards sur le vide beant ou Paris semblait s'etre englouti. La, pas une lueur encore, la nuit complete egalement epandue; un aveuglement de tenebres. La voix haute et prolongee avait pris une douceur plus tendre. --Vous pleurez? demanda l'abbe, qui venait d'entendre un sanglot. --Oui, repondit simplement Helene. Ils ne se voyaient point. Elle pleurait longuement, avec un murmure de tout son etre. Cependant, derriere eux, Jeanne mettait le calme innocent de son sommeil, tandis que M. Rambaud, absorbe, inclinait sa tete grisonnante au-dessus de la poupee, dont il avait demonte les membres. Mais lui, par moments, laissait echapper des bruits secs de ressorts qui se detendaient, des begaiements d'enfant que ses gros doigts tiraient le plus doucement possible du mecanisme detraque. Et quand la poupee avait parle trop fort, il s'arretait net, inquiet et fache, regardant s'il ne venait pas de reveiller Jeanne. Puis, il se remettait a son raccommodage avec precaution, n'ayant pour outils qu'une paire de ciseaux et un poincon. --Pourquoi pleurez-vous, ma fille? reprit l'abbe. Ne puis-je donc vous apporter aucun soulagement? --Ah! laissez, murmura Helene; ces larmes me font du bien.... Tout a l'heure, tout a l'heure.... Elle etouffait trop pour repondre. Une premiere fois, a cette meme place, une crise de pleurs l'avait brisee; mais elle etait seule, elle avait pu sangloter dans les tenebres, defaillante, attendant que la source de l'emotion qui la gonflait se fut tarie. Pourtant, elle ne se connaissait aucun chagrin: sa fille etait sauvee, elle-meme avait repris le train monotone et charmant, de son existence. C'etait brusquement en elle comme le sentiment poignant d'une immense douleur, d'un vide insondable qu'elle ne comblerait jamais, d'un desespoir sans borne ou elle sombrait avec tous ceux qui lui etaient chers. Elle n'aurait su dire quel malheur la menacait ainsi, elle etait sans esperance, et elle pleurait. Deja, dans l'eglise parfumee des fleurs du mois de Marie, elle avait eu des attendrissements pareils. Le vaste horizon de Paris, au crepuscule, la touchait d'une profonde impression religieuse. La plaine semblait s'elargir, une melancolie montait de ces deux millions d'existences, qui s'effacaient. Puis quand il faisait noir, quand la ville s'etait evanouie avec ses bruits mourants, son coeur serre eclatait, ses larmes debordaient en face de cette paix souveraine. Elle aurait joint les mains et balbutie des prieres. Un besoin de foi, d'amour, d'aneantissement divin, lui donnait un grand frisson. Et c'etait alors que le lever des etoiles la bouleversait d'une jouissance et d'une terreur sacrees. Au bout d'un long silence, l'abbe Jouve insista. --Ma fille, il faut vous confier a moi. Pourquoi hesitez-vous? Elle pleurait encore, mais avec une douceur d'enfant, comme lasse et sans force. --L'eglise vous effraie, continua-t-il. Un instant, je vous ai crue conquise a Dieu. Mais il en a ete autrement. Le ciel a ses desseins.... Eh bien! puisque vous vous defiez du pretre, pourquoi refuseriez-vous plus longtemps une confidence a l'ami? --Vous avez raison, balbutia-t-elle, oui, je suis affligee et j'ai besoin de vous.... Il faut que je vous confesse ces choses. Quand j'etais petite, je n'entrais guere dans les eglises; aujourd'hui, je ne puis assister a une ceremonie sans etre profondement troublee.... Et la, tenez, tout a l'heure, ce qui m'a fait sangloter, c'est cette voix de Paris qui ressemble a un ronflement d'orgues, c'est cette immensite de la nuit, c'est ce beau ciel.... Ah! je voudrais croire. Aidez-moi, enseignez-moi. L'abbe Jouve la calma en posant legerement la main sur la sienne. --Dites-moi tout, repondit-il simplement. Elle se debattit un instant, pleine d'angoisse. --Je n'ai rien, je vous jure.... Je ne vous cache rien.... Je pleure sans raison, parce que j'etouffe, parce que mes larmes jaillissent d'elles-memes.... Vous connaissez ma vie. Je n'y trouverais a cette heure ni une tristesse, ni une faute, ni un remords.... Et je ne sais pas, je ne sais pas.... Sa voix s'eteignit. Alors, le pretre laissa tomber lentement cette parole: --Vous aimez, ma fille. Elle tressaillit, elle n'osa protester. Le silence recommenca. Dans la mer de tenebres qui dormait devant eux, une etincelle avait lui. C'etait a leurs pieds, quelque part dans l'abime, a un endroit qu'ils n'auraient pu preciser. Et, une a une, d'autres etincelles parurent. Elles naissaient dans la nuit avec un brusque sursaut, tout d'un coup, et restaient fixes, scintillantes comme des etoiles. Il semblait que ce fut un nouveau lever d'astres, a la surface d'un lac sombre. Bientot elles dessinerent une double ligne, qui partait du Trocadero et s'en allait vers Paris, par legers bonds de lumiere; puis, d'autres lignes de points lumineux couperent celle-ci, des courbes s'indiquerent, une constellation s'elargit, etrange et magnifique. Helene ne parlait toujours pas, suivant du regard ces scintillements, dont les feux continuaient le ciel au-dessous de l'horizon, dans un prolongement de l'infini, comme si la terre eut disparu et qu'on eut apercu de tous cotes la rondeur celeste. Et elle retrouvait la l'emotion qui l'avait brisee quelques minutes auparavant, lorsque le Chariot s'etait mis lentement a tourner autour de l'axe du pole, le brancard en l'air. Paris, qui s'allumait, s'etendait, melancolique et profond, apportant les songeries terrifiantes d'un firmament ou pullulent les mondes. Cependant, le pretre, de cette voix monotone et douce que lui donnait l'habitude du confessionnal, chuchotait longuement a son oreille. Il l'avait avertie un soir, il lui avait bien dit que la solitude ne lui valait rien. On ne se mettait pas impunement en dehors de la vie commune. Elle s'etait trop cloitree, elle avait ouvert la porte aux reveries dangereuses. --Je suis bien vieux, ma fille, murmura-t-il, j'ai vu souvent des femmes qui venaient a nous, avec des larmes, des prieres, un besoin de croire et de s'agenouiller.... Aussi ne puis-je guere me tromper aujourd'hui. Ces femmes, qui semblent chercher Dieu si ardemment, ne sont que de pauvres coeurs troubles par la passion. C'est un homme qu'elles adorent dans nos eglises.... Elle ne l'ecoutait pas, au comble de l'agitation, dans l'effort qu'elle faisait pour voir enfin clair en elle. L'aveu lui echappa, bas, etrangle. --Eh bien! oui, j'aime.... Et c'est tout. Ensuite, je ne sais plus, je ne sais plus.... Maintenant, il evitait de l'interrompre. Elle parla dans la fievre, par petites phrases courtes; et elle prenait une joie amere a confesser son amour, a partager avec ce vieillard son secret qui l'etouffait depuis si longtemps. --Je vous jure que je ne puis lire en moi.... Cela est venu sans que je le sache. Peut-etre bien tout d'un coup. Pourtant, je n'en ai senti la douceur qu'a la longue.... D'ailleurs, pourquoi me faire plus forte que je ne suis? Je n'ai pas cherche a fuir, j'etais trop heureuse; aujourd'hui, j'ai encore moins de courage.... Voyez, ma fille a ete malade, j'ai failli la perdre; eh bien! mon amour a ete aussi profond que ma douleur, il est revenu tout-puissant apres ces jours terribles, et il me possede, et je me sens emportee.... Elle reprit haleine, frissonnante. --Enfin je suis a bout de force.... Vous aviez raison, mon ami, cela me soulage de vous confier ces choses.... Mais, je vous en prie, dites-moi ce qui se passe au fond de mon coeur. J'etais si calme, j'etais si heureuse. C'est un coup de foudre dans ma vie. Pourquoi moi? pourquoi pas une autre? car je n'avais rien fait pour cela, je me croyais bien protegee.... Et si vous saviez! Je ne me reconnais plus.... Ah! aidez-moi, sauvez-moi! Voyant qu'elle se taisait, le pretre, machinalement, avec sa liberte accoutumee de confesseur, posa une question. --Le nom, dites-moi le nom? Elle hesitait, lorsqu'un bruit particulier lui fit tourner la tete. C'etait la poupee qui, entre les doigts de M. Rambaud, reprenait peu a peu sa vie mecanique; elle venait de faire trois pas sur le gueridon, avec le grincement des rouages fonctionnant mal encore; puis, elle avait culbute a la renverse, et, sans le digne homme, elle rebondissait par terre. Il la suivait, les mains tendues, pret a la soutenir, plein d'une anxiete paternelle. Quand il vit Helene se tourner, il lui adressa un sourire confiant, comme pour lui promettre que la poupee allait marcher. Et il se remit a fouiller le joujou avec ses ciseaux et son poincon. Jeanne dormait. Alors, Helene, detendue par ce milieu de paix, murmura un nom a l'oreille du pretre. Celui-ci ne bougea pas. Dans l'ombre, on ne pouvait voir son visage. Il parla, au bout d'un silence. --Je le savais, mais je voulais recevoir votre aveu.... Ma fille, vous devez beaucoup souffrir. Et il ne prononca aucune phrase banale sur les devoirs. Helene, aneantie, triste a mourir de cette pitie sereine de l'abbe, suivait de nouveau les etincelles qui pailletaient d'or le manteau sombre de Paris. Elles se multipliaient a l'infini. C'etait comme ces feux qui courent dans la cendre noire d'un papier brule. D'abord, ces points lumineux etaient partis du Trocadero, allant vers le coeur de la ville. Bientot, un autre foyer apparut a gauche, vers Montmartre; puis, un autre a droite, derriere les Invalides, et un autre encore, plus en arriere, du cote du Pantheon. De tous ces foyers a la fois descendaient des vols de petites flammes. --Vous vous souvenez de notre conversation, reprit l'abbe lentement. Je n'ai pas change d'opinion.... Il faut vous marier, ma fille. --Moi! dit-elle, ecrasee. Mais je viens de vous avouer.... Vous savez bien que je ne peux pas.... --Il faut vous marier, repeta-t-il avec plus de force. Vous epouserez un honnete homme.... Il semblait avoir grandi dans sa vieille soutane. Sa grosse tete ridicule, qui se penchait d'ordinaire sur une epaule, les yeux a demi clos, se relevait, et ses regards etaient si larges et si clairs, qu'elle les voyait luire dans la nuit. --Vous epouserez un honnete homme qui sera un pere pour votre Jeanne et qui vous rendra a toute votre loyaute. --Mais je ne l'aime pas.... Mon Dieu! je ne l'aime pas.... --Vous l'aimerez, ma fille.... Il vous aime et il est bon. Helene se debattait, baissait la voix, en entendant le petit bruit que M. Rambaud faisait derriere eux. Il etait si patient et si fort, dans son espoir, que, depuis six mois, il ne l'avait pas importunee une seule fois de son amour. Il attendait avec une tranquillite confiante, naturellement pret aux abnegations les plus heroiques. L'abbe fit le mouvement de se tourner. --Voulez-vous que je lui dise tout?... Il vous tendra la main, il vous sauvera. Et vous le comblerez d'une joie immense. Elle l'arreta, eperdue. Son coeur se revoltait. Tous deux l'effrayaient, ces hommes si paisibles et si tendres, dont la raison gardait cette froideur, a cote des fievres de sa passion. Dans quel monde vivaient-ils donc, pour nier ainsi ce dont elle souffrait tant? Le pretre eut un geste large de la main, montrant les vaste espaces. --Ma fille, voyez cette belle nuit, cette paix supreme en face de votre agitation.... Pourquoi refusez-vous d'etre heureuse? Paris entier etait allume. Les petites flammes dansantes avaient crible la mer des tenebres d'un bout de l'horizon a l'autre, et maintenant leurs millions d'etoiles brulaient avec un eclat fixe, dans une serenite de nuit d'ete. Pas un souffle de vent, pas un frisson n'effarait ces lumieres qui semblaient comme suspendues dans l'espace. Paris, qu'on ne voyait pas, en etait recule au fond de l'infini, aussi vaste qu'un firmament. Cependant, en bas des pentes du Trocadero, une lueur rapide, les lanternes d'un fiacre ou d'un omnibus, coupait l'ombra de la fusee continue d'une etoile filante; et la, dans le rayonnement des bacs de gaz, qui degageaient comme une buee jaune, on distinguait vaguement des facades brouillees, des coins d'arbres, d'un vert cru de decor. Sur le pont des Invalides, les etoiles se croisaient sans relache; tandis que, en dessous, le long d'un ruban de tenebres plus epaisses, se detachait un prodige, une bande de cometes dont les queues d'or s'allongeaient en pluie d'etincelles; c'etaient, dans les eaux noires de la Seine, les reverberations des lanternes du pont. Mais, au dela, l'inconnu commencait. La longue courbe du fleuve etait indiquee par un double cordon de gaz, que rattachaient d'autres cordons, de place en place; on eut dit une echelle de lumiere, jetee en travers de Paris, posant ses deux extremites au bord du ciel, dans les etoiles. A gauche, une autre trouee descendait, les Champs-Elysees menaient un defile regulier d'astres de l'Arc-de-Triomphe a la place de la Concorde, ou luisait le scintillement d'une pleiade; puis, les Tuileries, le Louvre, les pates de maisons du bord de l'eau, l'Hotel-de-Ville tout au fond, faisaient des barres sombres, separees de loin en loin par le carre lumineux d'une grande place; et, plus en arriere, dans la debandade des toitures, les clartes s'eparpillaient, sans qu'on put retrouver autre chose qu'un enfoncement de rue, un coin tournant de boulevard, un elargissement de carrefour incendie. Sur l'autre rive, a droite, l'Esplanade seule se dessinait nettement, avec son rectangle de flammes, pareil a quelque Orion des nuits d'hiver, qui aurait perdu son baudrier; les longues rues du quartier Saint-Germain espacaient des clartes tristes; au dela, les quartiers populeux braisillaient, allumes de petits feux serres, luisant dans une confusion de nebuleuse. C'etaient, jusqu'aux faubourgs, et tout autour de l'horizon, une fourmiliere de becs de gaz et de fenetres eclairees, comme une poussiere qui emplissait les lointains de la ville de ces myriades de soleils, de ces atomes planetaires que l'humain ne peut decouvrir. Les edifices avaient sombre, pas un falot n'etait attache a leur mature. Par moments, on aurait pu croire a quelque fete geante, a un monument cyclopeen illumine, avec ses escaliers, ses rampes, ses fenetres, ses frontons, ses terrasses, son monde de pierre, dont des lignes de lampions traceraient en traite phosphorescents l'etrange et enorme architecture. Mais la sensation qui revenait etait celle d'une naissance de constellations, d'un grandissement continu du ciel. Helene, en suivant le geste large du pretre, avait promene sur Paris allume un long regard. La aussi, elle ignorait le nom des etoiles. Volontiers elle aurait demande quelle etait cette lueur vive, la-bas, a gauche, qu'elle regardait tous les soirs. D'autres l'interessaient. Il y en avait qu'elle aimait, tandis que certaines la laissaient inquiete et fachee. --Mon pere, dit-elle, employant pour la premiere fois ce nom de tendresse et de respect, laissez-moi vivre.... C'est la beaute de cette nuit qui m'agite.... Vous vous etes trompe, vous ne sauriez a cette heure me donner de consolation, car vous ne pouvez m'entendre. Le pretre ouvrit les bras, puis les laissa retomber avec une lenteur resignee. Et apres un silence il parla a voix basse. --Sans doute, cela devait etre ainsi.... Vous appelez au secours, et vous n'acceptez pas la salut. Que d'aveux desesperes j'ai recueillis, et que de larmes je n'ai pu empecher!... Ecoutez, ma fille, promettez-moi une seule chose: si jamais la vie devient trop lourde pour vous, songez qu'un honnete homme vous aime et qu'il vous attend.... Vous n'aurez qu'a mettre votre main dans la sienne pour retrouver le calme. --Je vous le promets, repondit Helene avec gravite. Et, comme elle faisait ce serment, il y eut, dans la chambre, un leger rire. C'etait Jeanne qui venait de se reveiller et qui regardait sa poupee marcher sur le gueridon. M. Rambaud, enchante de son raccommodage, avancait toujours les mains de peur de quelque accident. Mais la poupee etait solide; elle tapait ses petits talons, elle tournait la tete en lachant a chaque pas les memes mots, d'une voix de perruche. --Oh! c'est une niche! murmurait Jeanne, encore ensommeillee. Qu'est- ce que tu lui as donc fait, dis? Elle etait cassee, et la voila en vie.... Donne un peu, fais voir.... Tu es trop gentil.... Cependant, sur Paris allume, une nuee lumineuse montait. On eut dit l'haleine rouge d'un brasier. D'abord, ce ne fut qu'une paleur dans la nuit, un reflet a peine sensible. Puis, peu a peu, a mesure que la soiree s'avancait, elle devenait saignante; et, suspendue en l'air, immobile au-dessus de la cite, faite de toutes les flammes et de toute la vie grondante qui s'exhalaient d'elle, elle etait comme un de ces nuages de foudre et d'incendie qui couronnent la bouche des volcans. QUATRIEME PARTIE I On avait servi les rince-bouche, et les dames, delicatement, s'essuyaient les doigts. Il y eut un moment de silence autour de la table. Madame Deberle jeta un regard, pour voir si tout le monde avait fini; puis, elle se leva sans parler, tandis que ses invites l'imitaient, au milieu d'un grand remuement de chaises. Un vieux monsieur, qui se trouvait a sa droite, s'etait hate de lui offrir le bras. --Non, non, murmura-t-elle en le menant elle-meme vers une porte. Nous allons prendre le cafe dans le petit salon. Des couples la suivirent. Au bout, venaient deux dames et deux messieurs, qui continuaient une conversation, sans songer a se joindre au defile. Mais, dans le petit salon, la gene cessa, la gaiete du dessert reparut. Le cafe etait deja servi sur un gueridon, dans un vaste plateau de laque. Madame Deberle tourna autour, avec la bonne grace d'une maitresse de maison qui s'inquiete des gouts differents de ses convives. A la verite, c'etait Pauline qui se remuait le plus et qui se reservait de servir les messieurs. Il y avait la une douzaine de personnes, le nombre a peu pres reglementaire que les Deberle invitaient chaque mercredi, a partir de decembre. Le soir, vers dix heures, il venait beaucoup de monde. --Monsieur de Guiraud, une tasse de cafe, disait Pauline, arretee devant un petit homme chauve. Ah! non, je sais, vous n'en prenez pas.... Alors, un verre de chartreuse? Mais elle s'embrouillait dans son service, elle apportait un verre de cognac. Et, souriante, elle faisait le tour des invites, avec son aplomb, regardant les gens dans les yeux, circulant a l'aise avec sa longue traine. Elle portait une superbe robe blanche de cachemire de l'Inde, garnie de cygne, ouverte en carre sur la poitrine. Lorsque tous les hommes furent debout, leur tasse a la main, buvant a petites gorgees en ecartant le menton, elle s'attaqua a un grand jeune homme, le fils Tissot, auquel elle trouvait une belle tete. Helene n'avait pas voulu de cafe. Elle s'etait assise a l'ecart, l'air un peu las, vetue d'une robe de velours noir, sans garniture, qui la drapait severement. On fumait dans le petit salon, les boites de cigares etaient pres d'elle, sur une console. Le docteur s'approcha, choisit un cigare, en lui demandant: --Jeanne va bien? --Tres-bien, repondit-elle. Nous sommes allees au Bois aujourd'hui, elle a joue comme une perdue.... Oh! elle doit dormir, a cette heure. Tous deux causaient amicalement, avec une familiarite souriante de gens qui se voyaient tous les jours. Mais la voix de madame Deberle s'eleva. --Tenez, madame Grandjean peut vous le dire.... N'est-ce pas, je suis revenue de Trouville vers le dix septembre? Il pleuvait, la plage etait insupportable. Trois ou quatre dames l'entouraient, tandis qu'elle parlait de son sejour au bord de la mer. Helene dut se lever et se joindre au groupe. --Nous avons passe un mois a Dinard, raconta madame de Chermette. Oh! un pays delicieux, un monde charmant! --Il y avait un jardin derriere le chalet, puis une terrasse sur la mer, continuait madame Deberle. Vous savez que je m'etais decidee a emmener mon landau et mon cocher.... C'est bien plus commode pour les promenades.... Mais madame Levasseur est venue nous voir.... --Oui, un dimanche, dit celle-ci. Nous etions a Cabourg.... Oh! vous aviez la une installation tout a fait bien, un peu chere, je crois.... --A propos, interrompit madame Berthier, en s'adressant a Juliette, est-ce que monsieur Malignon ne vous a pas appris a nager? Helene remarqua sur le visage de madame Deberle une gene, une contrariete subite. Deja plusieurs fois elle avait cru s'apercevoir que le nom de Malignon, prononce a l'improviste devant elle, l'ennuyait. Mais la jeune femme s'etait remise. --Un beau nageur! s'ecria-t-elle. Si jamais celui-la donne des lecons a quelqu'un!... Moi, j'ai une peur affreuse de l'eau froide. Rien que la vue des gens qui se baignent me fait grelotter. Et elle eut un joli frisson, en remontant ses epaules potelees, comme un oiseau mouille qui se secoue. --Alors, c'est un conte? dit madame de Guiraud. --Mais bien sur. Je parie que c'est lui qui l'a invente. Il m'execre depuis qu'il a passe la-bas un mois avec nous. Du monde commencait a arriver. Les dames, une touffe de fleurs dans les cheveux, les bras arrondis, souriaient avec un balancement de tete; les hommes, en habit, le chapeau a la main, s'inclinaient, tachaient de trouver une phrase. Madame Deberle, tout en causant, tendait le bout des doigts aux familiers de la maison; et beaucoup ne disaient rien, saluaient et passaient. Cependant, mademoiselle Aurelie venait d'entrer. Tout de suite, elle s'extasia sur la robe de Juliette, une robe de velours frappe bleu marine, garnie de faille. Alors, les dames, qui se trouvaient la, parurent seulement apercevoir la robe. Oh! delicieuse, vraiment delicieuse! Elle sortait de chez Worms. On en causa cinq minutes. Le cafe etait pris, les invites avaient repose les tasses vides un peu partout, sur le plateau, sur les consoles; seul, le vieux monsieur n'en finissait pas, s'arretant a chaque gorgee pour causer avec une dame. Une odeur chaude, l'arome du cafe mele aux legers parfums des toilettes, montait. --Vous savez que je n'ai rien eu, dit le fils Tissot a Pauline, qui lui parlait d'un peintre chez lequel son pere l'avait conduite voir des tableaux. --Comment! vous n'avez rien eu?... Je vous ai apporte une tasse de cafe. --Non, mademoiselle, je vous assure. --Mais je veux absolument que vous ayez quelque chose.... Attendez, voici de la chartreuse! Madame Deberle avait appele discretement son mari d'un signe de tete. Le docteur comprit, ouvrit lui-meme la porte du grand salon, ou l'on passa, tandis qu'un domestique enlevait le plateau. Il faisait presque froid dans la vaste piece, que six lampes et un lustre a dix bougies eclairaient d'une vive lumiere blanche. Des dames etaient deja la, rangees en cercle devant la cheminee; il n'y avait que deux ou trois hommes, debout au milieu des jupes etalees. Et, par la porte du salon reseda laissee ouverte, on entendit la voix aigue de Pauline, restee seule avec le fils Tissot. --Maintenant que je l'ai verse, vous allez le boire, bien sur.... Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse? Pierre a emporte le plateau. Puis, on la vit paraitre, toute blanche, dans sa robe garnie de cygne. Elle annonca, avec un sourire qui montrait ses dents entre ses levres Fraiches: --Voici le beau Malignon. Les poignees de mains et les salutations continuaient. M. Deberle s'etait mis pres de la porte. Madame Deberle, assise au milieu des dames sur un pouf tres-bas, se levait a chaque instant. Quand Malignon se presenta, elle affecta de tourner la tete. Il etait tres-correctement mis, frise au petit fer, les cheveux separes par une raie qui lui descendait jusqu'a la nuque. Sur le seuil, il avait fixe dans son oeil droit un monocle, d'une legere grimace, "pleine de chic," comme le repetait Pauline; et il promenait un regard autour du salon. Nonchalamment, il serra la main au docteur, sans rien dire, puis s'avanca vers madame Deberle, devant laquelle il plia sa longue taille, pincee dans son habit noir. --Ah! c'est vous, dit-elle de facon a etre entendue. Il parait que vous nagez maintenant. Il ne comprit pas, mais il repondit tout de meme, pour faire de l'esprit: --Sans doute.... Un jour, j'ai sauve un terre-neuve qui se noyait. Les dames trouverent cela charmant. Madame Deberle elle-meme parut desarmee. --Je vous permets les terre-neuve, repondit-elle. Seulement, vous savez bien que je ne me suis pas baignee une seule fois, a Trouville. --Ah! la lecon que je vous ai donnee! s'ecria-t-il. Eh bien! est-ce qu'un soir, dans votre salle a manger, je ne vous ai pas dit qu'il fallait remuer les pieds et les mains? Toutes ces dames se mirent a rire. Il etait delicieux. Juliette haussa les epaules. On ne pouvait pas causer serieusement avec lui. Et elle se leva pour aller au-devant d'une dame qui avait un grand talent de pianiste, et qui venait pour la premiere fois chez elle. Helene, assise pres du feu, avec son beau calme, regardait et ecoutait. Malignon surtout semblait l'interesser. Elle lui avait vu faire une evolution savante pour se rapprocher de madame Deberle, qu'elle entendait causer derriere son fauteuil. Tout d'un coup, les voix changerent. Elle se renversa, afin de mieux entendre. La voix de Malignon disait: --Pourquoi n'etes-vous pas venue hier? Je vous ai attendue jusqu'a six heures. --Laissez-moi, vous etes fou, murmurait Juliette. Ici, la voix de Malignon s'eleva, grasseyante. --Ah! vous ne croyez pas l'histoire de mon terre-neuve. Mais j'ai recu une medaille, je vous la montrerai. Et il ajouta tres-bas: --Vous m'aviez promis.... Rappelez-vous.... Toute une famille arrivait, madame Deberle eclata en compliments, tandis que Malignon reparaissait au milieu des dames, son monocle dans l'oeil. Helene resta toute pale des paroles rapides qu'elle venait de surprendre. C'etait un coup de foudre pour elle, quelque chose d'inattendu et de monstrueux. Comment cette femme si heureuse, d'un visage si calme, aux joues blanches et reposees, pouvait-elle trahir son mari? Elle lui avait toujours connu une cervelle d'oiseau, une pointe d'egoisme aimable qui la gardait contre les ennuis d'une sottise. Et avec un Malignon encore! Brusquement, elle revit les apres-midi du jardin, Juliette souriante et affectueuse sous le baiser dont le docteur effleurait ses cheveux. Ils s'aimaient pourtant. Alors, par un sentiment qu'elle ne s'expliqua pas, elle fut pleine de colere contre Juliette, comme si elle venait d'etre personnellement trompee. Cela l'humiliait pour Henri, une fureur jalouse l'emplissait, son malaise se lisait si clairement sur sa face, que mademoiselle Aurelie lui demanda: --Qu'est-ce que vous avez?... Vous etes souffrante? La vieille demoiselle s'etait assise pres d'elle, en l'apercevant seule. Me lui temoignait une vive amitie, charmee de la facon complaisante dont cette femme si grave et si belle ecoutait pendant des heures ses commerages. Mais Helene ne repondit pas. Elle avait un besoin, celui de voir Henri, de savoir a l'instant ce qu'il faisait, quelle figure il avait. Elle se souleva, le chercha dans le salon, finit par le trouver. Il causait, debout devant un gros homme bleme, et il etait bien tranquille, l'air satisfait, avec son sourire fin. Un moment, elle l'examina. Elle eprouvait pour lui une commiseration qui le rapetissait un peu, en meme temps qu'elle l'aimait davantage, d'une tendresse ou il entrait une vague idee de protection. Son sentiment, tres-confus encore, etait qu'elle devait a cette heure compenser autour de lui le bonheur perdu. --Ah bien! murmurait mademoiselle Aurelie, cela va etre gai, si la soeur de madame de Guiraud chante.... C'est la dixieme fois que j'entends les _Tourterelles_. Elle n'a que ca, cet hiver.... Vous savez qu'elle est separee de son mari. Regardez ce monsieur brun, la-bas, pres de la porte. Ils sont au mieux. Juliette est bien forcee de le recevoir, sans cela elle ne viendrait pas.... --Ah! dit Helene. Madame Deberle, vivement, allait de groupe en groupe, priant qu'on fit silence pour ecouter la soeur de madame de Guiraud. Le salon s'etait empli, une trentaine de dames en occupaient le milieu, assises, chuchotant et riant; deux, cependant, restaient debout, causant plus haut, avec de jolis mouvements d'epaules; tandis que cinq ou six hommes, tres a l'aise, semblaient la chez eux, comme perdus sous les jupes. Quelques Chut! discrets coururent, le bruit des voix tomba, les visages prirent une expression immobile et ennuyee; et il n'y eut plus que le battement des eventails, dans l'air chaud. La soeur de madame de Guiraud chantait, mais Helene n'ecoutait pas. Maintenant, elle regardait Malignon qui semblait gouter les _Tourterelles_, en affectant un amour immodere de la musique. Etait-ce possible! ce garcon-la! Sans doute, c'etait a Trouville qu'ils avaient joue quelque jeu dangereux. Les paroles surprises par Helene, semblaient indiquer que Juliette n'avait pas cede encore; mais la chute paraissait prochaine. Devant elle, Malignon marquait la mesure d'un balancement ravi; madame Deberle avait une admiration complaisante, pendant que le docteur se taisait, patient et aimable, attendant la fin du morceau pour reprendre son entretien avec la gros homme bleme. De legers applaudissements s'eleverent, lorsque la chanteuse se tut. Et des voix se pamaient. --Delicieux! ravissant! Mais le beau Malignon, allongeant les bras pardessus les coiffures des dames, tapait ses doigts gantes, sans faire de bruit, en repetant: "_Brava! Brava!_" d'une voix chantante qui dominait les autres. Tout de suite, cet enthousiasme tomba, les visages detendus se sourirent, quelques dames se leverent, tandis que les conversations repartaient, au milieu du soulagement general. La chaleur grandissait, une odeur musquee s'envolait des toilettes sous le battement des eventails. Par moments, dans le murmure des causeries, un rire perle sonnait, un Mot dit a voix haute faisait tourner les tetes. A trois reprises deja, Juliette etait allee dans le petit salon, pour supplier les hommes qui s'y refugiaient, de ne pas abandonner ainsi les dames. Ils la suivaient; et, dix minutes apres, ils avaient encore disparu. --C'est insupportable, murmurait-elle d'un air fache, on ne peut en retenir un. Cependant, mademoiselle Aurelie nommait les dames a Helene, qui venait seulement aux soirees du docteur pour la seconde fois. Il y avait la toute la haute bourgeoisie de Passy, des gens tres-riches. Puis, se penchant: --Decidement, c'est fait.... Madame de Chermette marie sa fille a ce grand blond avec lequel elle est restee dix-huit mois.... Au moins, voila une belle-mere qui aimera son gendre. Mais elle s'interrompit, tres-surprise. --Tiens! le mari de madame Levasseur qui cause avec l'amant de sa femme!... Juliette avait pourtant jure de ne plus les recevoir ensemble. Helene, d'un regard lent, faisait le tour du salon. Dans ce monde digne, parmi cette bourgeoisie d'apparence si honnete, il n'y avait donc que des femmes coupables? Son rigorisme provincial s'etonnait des promiscuites tolerees de la vie parisienne. Et, amerement, elle se raillait d'avoir tant souffert, lorsque Juliette mettait sa main dans la sienne. Vraiment! elle etait bien sotte de garder de si beaux scrupules! L'adultere s'embourgeoisait la d'une beate facon, aiguise d'une pointe de raffinement coquet. Madame Deberle, maintenant, semblait remise avec Malignon; et, petite, pelotonnant dans un fauteuil ses rondeurs de jolie brune douillette, elle riait des mots d'esprit qu'il disait. M. Deberle vint a passer. --Vous ne vous disputez donc pas ce soir? demanda-t-il. --Non, repondit Juliette tres-gaiement. Il dit trop de betises.... Si tu savais toutes les betises qu'il nous dit.... On chanta de nouveau. Mais le silence fut plus difficile a obtenir. C'etait le fils Tissot qui chantait un duo de la _Favorite_ avec Une dame tres-mure, coiffee a l'enfant. Pauline, debout a une des portes, au milieu des habits noirs, regardait le chanteur d'un air d'admiration ouverte, comme elle avait vu regarder des oeuvres d'art. --Oh! la belle tete! laissa-t-elle echapper, pendant une phrase etouffee de l'accompagnement, et si haut, que tout le salon l'entendit. La soiree s'avancait, une lassitude noyait les figures. Des dames, assises depuis trois heures sur le meme fauteuil, avaient un air d'ennui inconscient, heureuses pourtant de s'ennuyer la. Entre deux morceaux, ecoutes d'une oreille, les causeries reprenaient, et il semblait que ce fut la sonorite vide du piano qui continuat. M. Letellier racontait qu'il etait alle surveiller une commande de soie a Lyon; les eaux de la Saone ne se melangeaient pas aux eaux du Rhone, cela l'avait beaucoup frappe. M. de Guiraud, un magistrat, laissait tomber des phrases sentencieuses sur la necessite d'endiguer le vice a Paris. On entourait un monsieur qui connaissait un Chinois et qui donnait des details. Deux dames, dans un coin, echangeaient des confidences sur leurs domestiques. Cependant, dans le groupe de femmes ou tronait Malignon, on causait litterature: madame Tissot declarait Balzac Illisible; il ne disait pas non, seulement il faisait remarquer que Balzac avait, de loin en loin, une page bien ecrite. --Un peu de silence! cria Pauline. Elle va jouer. C'etait la pianiste, la dame qui avait un si beau talent. Toutes les tetes se tournerent par politesse. Mais, au milieu du recueillement, on entendit de grosses voix d'homme discutant dans le petit salon. Madame Deberle parut desesperee. Elle se donnait un mal infini. --Ils sont assommants, murmura-t-elle. Qu'ils restent la-bas, puisqu'ils ne veulent pas venir; mais, au moins, qu'ils se taisent! Et elle envoya Pauline, qui, enchantee, courut faire la commission. --Vous savez, messieurs, on va jouer, dit-elle, avec sa tranquille hardiesse de vierge, dans sa robe de reine. On vous prie de vous taire. Elle parlait tres-haut, elle avait la vois percante. Et comme elle resta la, avec les hommes, a rire et a plaisanter, le bruit devint beaucoup plus fort. La discussion continuait, elle donnait des arguments. Dans le salon, madame Deberle etait au supplice. D'ailleurs, on avait assez de musique, on resta froid. La pianiste se rassit, les levres pincees, malgre les compliments exageres que la maitresse de la maison crut devoir lui adresser. Helene souffrait. Henri ne semblait pas la voir. Il ne s'etait plus approche d'elle. Par moments, il lui souriait de loin. Au commencement de la soiree, elle avait eprouve un soulagement a le trouver si raisonnable. Mais, depuis qu'elle connaissait l'histoire des deux autres, elle aurait souhaite quelque chose, elle ne savait quoi, une marque de tendresse, quitte meme a etre compromise. Un desir l'agitait, confus, mele a toutes sortes de sentiments mauvais. Est-ce qu'il ne l'aimait plus, pour rester si indifferent? Certes, il choisissait son heure. Ah! si elle avait pu tout lui dire, lui apprendre l'indignite de cette femme qui portait son nom! Alors, tandis que le piano egrenait de petites gammes vives, un reve la bercait: Henri avait chasse Juliette, et elle etait avec lui comme sa femme, dans des pays lointains dont ils ignoraient la langue. Une voix la fit tressaillir. --Vous ne prenez donc rien? demandait Pauline. Le salon etait vide. On venait de passer dans la salle a manger, pour le the. Helene se leva peniblement. Tout se brouillait dans sa tete. Elle pensait qu'elle avait reve cela, les paroles entendues, la chute Prochaine de Juliette, l'adultere bourgeois, souriant et paisible. Si ces choses etaient vraies, Henri serait pres d'elle, tous deux auraient deja quitte cette maison. --Vous prendrez bien une tasse de the? Elle sourit, elle remercia madame Deberle, qui lui avait garde une place a la table. Des assiettes de patisseries et de sucreries couvraient la nappe, tandis qu'une grande brioche et deux gateaux s'elevaient symetriquement sur des compotiers; et, comme la place manquait, les tasses a the se touchaient presque, separees de deux en deux par d'etroites serviettes grises, a longues franges. Les dames seules etaient assises. Elles mangeaient du bout de leurs mains degantees des petits fours et des fruits confits, se passant le pot a creme, versant elles-memes avec des gestes delicats. Pourtant, trois ou quatre s'etaient devouees et servaient les hommes. Ceux-ci, debout le long des murs, buvaient, en prenant toutes sortes de precautions pour se garer des coups de coude involontaires. D'autres, restes dans les deux salons, attendaient que les gateaux vinssent a eux. C'etait l'heure ou Pauline triomphait. On causait plus fort, des rires et des bruits cristallins d'argenterie sonnaient, l'odeur de musc se chauffait encore des parfums penetrants du the. --Passez-moi donc la brioche, dit mademoiselle Aurelie, qui se trouvait justement aupres d'Helene. Toutes ces sucreries ne sont pas serieuses. Elle avait deja vide deux assiettes. Puis, la bouche pleine: --Voila le monde qui se retire.... On va etre a son aise. Des dames s'en allaient en effet, apres avoir serre la main de madame Deberle. Beaucoup d'hommes etaient partis, discretement. L'appartement se vidait. Alors, des messieurs s'assirent a leur tour devant la table. Mais mademoiselle Aurelie ne lacha pas la place. Mie aurait bien voulu un verre de punch. --Je vais vous en chercher un, dit Helene qui se leva. --Oh! non, merci.... Ne prenez pas cette peine. Depuis un instant, Helene surveillait Malignon. Il etait alle donner une poignee de main au docteur, il saluait maintenant Juliette, sur le seuil de la porte. Elle avait son visage blanc, ses yeux clairs, et, a son sourire complaisant, on aurait pu croire qu'il la complimentait au sujet de sa soiree. Comme Pierre versait le punch sur un dressoir, pres de la porte, Helene s'avanca et manoeuvra de facon a se trouver cachee derriere le retour de la portiere. Elle ecouta. --Je vous en prie, disait Malignon, venez apres-demain.... Je vous attendrai a trois heures.... --Vous ne pouvez donc pas etre serieux? repondait madame Deberle en riant. En dites-vous, des betises! Mais il insistait, repetant toujours: --Je vous attendrai.... Venez apres-demain.... Vous savez ou? Alors, rapidement, elle murmura: --Eh bien, oui, apres-demain. Malignon s'inclina et partit. Madame de Chermette se retirait avec madame Tissot. Juliette, gaiement, les accompagna dans l'antichambre, en disant a la premiere, de son air le plus aimable: --J'irai vous voir apres-demain.... J'ai un tas de visites, ce jour-la. Helene etait restee immobile, tres-pale. Cependant, Pierre, qui avait verse le punch lui tendait le verre. Elle le prit machinalement, elle le porta a mademoiselle Aurelie, qui attaquait les fruits confits. --Oh! vous etes trop gentille, s'ecria la vieille demoiselle. J'aurais fait signe a Pierre.... Voyez-vous, on a tort de ne pas offrir de punch aux dames.... Quand on a mon age.... Mais elle s'interrompit, en remarquant la paleur d'Helene. --Vous souffrez decidement.... Prenez donc un verre de punch. --Merci, ce n'est rien.... La chaleur est si forte.... Elle chancelait, elle retourna dans le salon desert, et se laissa tomber sur un fauteuil. Les lampes brulaient, rougeatres; les bougies du lustre, tres-basses, menacaient de faire eclater les bobeches. On entendait venir de la salle a manger les adieux des derniers invites. Helene avait oublie ce depart, elle voulait rester la, pour reflechir. Ainsi, ce n'etait pas un reve, Juliette irait chez cet homme. Apres-demain; elle savait le jour. Oh! elle ne se generait plus, c'etait le cri qui revenait en elle. Puis, elle pensa que son devoir etait de parler a Juliette, de lui eviter la faute. Mais cette bonne pensee la glacait, et elle l'ecartait comme importune. Dans la cheminee, qu'elle regardait fixement, une buche eteinte craquait. L'air alourdi et dormant gardait l'odeur des chevelures. --Tiens! vous etes la, cria Juliette en entrant. Ah! c'est gentil, de ne pas etre partie tout de suite.... Enfin, on respire! Et comme Helene, surprise, faisait mine de se lever: --Attendez donc, rien ne vous presse.... Henri, donne-moi mon flacon. Trois ou quatre personnes s'attardaient, des familiers. On s'assit devant le feu mort, on causa avec un abandon charmant, dans la lassitude deja ensommeillee de la grande piece. Les portes etaient ouvertes, on apercevait le petit salon vide, la salle a manger vide, tout l'appartement encore eclaire et tombe a un lourd silence. Henri se montrait d'une galanterie tendre pour sa femme; il venait de monter prendre dans leur chambre son flacon, qu'elle respirait en fermant lentement les yeux; et il lui demandait si elle ne s'etait pas trop fatiguee. Oui, elle eprouvait un peu de fatigue; mais elle etait ravie, tout avait bien marche. Alors, elle raconta que, les soirs ou elle recevait, elle ne pouvait s'endormir, elle s'agitait dans son lit jusqu'a six heures du matin. Henri eut un sourire, on plaisanta. Helene les regardait, et elle frissonnait, dans cet engourdissement du sommeil qui semblait peu a peu prendre la maison entiere. Cependant, il n'y avait plus la que deux personnes. Pierre etait alle chercher une voiture. Helene demeura la derniere. Une heure sonna. Henri, ne se genant plus, se haussa et souffla deux bougies du lustre qui chauffaient les bobeches. On eut dit un coucher, les lumieres eteintes une a une, la piece se noyant dans une ombre d'alcove. --Je vous empeche de vous mettre au lit, balbutia Helene en se levant brusquement. Renvoyez-moi donc. Elle etait devenue tres-rouge, le sang l'etouffait. Ils raccompagnerent dans l'antichambre. Mais la, comme il faisait froid, le docteur s'inquieta pour sa femme, dont le corsage etait tres-ouvert. --Rentre; tu prendras du mal.... Tu as trop chaud. --Eh bien! adieu, dit Juliette, qui embrassa Helene, comme cela lui arrivait dans ses heures de tendresse. Venez me voir plus souvent. Henri avait pris le manteau de fourrure, le tenait elargi, pour aider Helene. Quand elle eut glisse ses deux bras, il remonta lui-meme le collet, l'habillant ainsi avec un sourire, devant une immense glace qui couvrait un mur de l'antichambre. Ils etaient seuls, ils se voyaient dans la glace. Alors, tout d'un coup, sans se tourner, empaquetee dans sa fourrure, elle se renversa entre ses bras. Depuis trois mois, ils n'avaient echange que des poignees de main amicales; ils voulaient ne plus s'aimer. Lui, cessa de sourire; sa figure changeait, ardente et gonflee. Il la serra follement, il la baisa au cou. Et elle plia la tete en arriere pour lui rendre son baiser. II Helene n'avait pas dormi de la nuit. Elle se retournait, fievreuse, et lorsqu'elle glissait a un assoupissement, toujours la meme angoisse la reveillait en sursaut. Dans le cauchemar de ce demi-sommeil, elle etait tourmentee d'une idee fixe, elle aurait voulu connaitre le lieu du rendez-vous. Il lui semblait que cela la soulagerait. Ce ne pouvait etre le petit entresol de Malignon, rue Taitbout, dont on parlait souvent chez les Deberle. Ou donc? ou donc? Et sa tete travaillait malgre elle, et elle avait tout oublie de l'aventure pour s'enfoncer dans cette recherche pleine d'enervement et de sourds desirs. Quand le jour parut, elle s'habilla, elle se surprit a dire tout haut: --C'est pour demain. Un pied chausse, les mains abandonnees, elle songeait maintenant que c'etait peut-etre dans quelque hotel garni, une chambre perdue, louee au mois. Puis, cette supposition lui repugna. Elle s'imaginait un appartement delicieux, avec des tentures epaisses, des fleurs, de grands feux clairs brulant dans toutes les cheminees. Et ce n'etait plus Juliette et Malignon qui se trouvaient la, elle se voyait avec Henri, au fond de cette molle retraite, ou les bruits du dehors n'arrivaient point. Elle frissonna dans son peignoir mal attache. Ou donc etait-ce? ou donc? --Bonjour, petite mere! cria Jeanne, qui s'eveillait a son tour. Elle couchait de nouveau dans le cabinet, depuis qu'elle etait bien portante. Elle vint pieds nus et en chemise, comme tous les jours, se jeter au cou d'Helene. Puis, elle repartit en courant, elle se fourra encore un instant dans son lit chaud. Cela l'amusait, elle riait sous la couverture. Une seconde fois, elle recommenca. --Bonjour, petite mere! Et elle repartit. Cette fois, elle riait aux eclats, elle avait rejete le drap par-dessus sa tete, elle disait la-dessous, d'une grosse voix etouffee: --Je n'y suis plus.... je n'y suis plus.... Mais Helene ne jouait pas comme les autres matins. Alors, Jeanne, ennuyee, se rendormit. Il faisait trop petit jour. Vers huit heures, Rosalie se montra et se mit a conter sa matinee. Oh! un beau gachis dehors, elle avait failli laisser ses souliers dans la crotte, en allant chercher son lait. Un vrai temps de degel; l'air etait doux avec ca, on etouffait. Puis, brusquement, elle se souvint: il etait venu une vieille femme pour madame, la veille. --Tiens! cria-t-elle en entendant sonner, je parie que la voila! C'etait la mere Fetu, mais tres-propre, superbe, avec un bonnet blanc, une robe neuve et un tartan croise sur la poitrine. Elle gardait pourtant sa voix pleurarde. --Ma bonne dame, c'est moi, je me suis permis.... C'est pour quelque chose que j'ai a vous demander.... Helene la regardait, un peu surprise de la voir si cossue. --Vous allez mieux, mere Fetu? --Oui, oui, je vais mieux, si on peut dire.... Vous savez, j'ai toujours quelque chose de bien drole dans le ventre; ca me bat, mais enfin ca va mieux.... Alors, j'ai eu une chance. Ca m'a etonnee, parce que, voyez-vous, la chance et moi.... Un monsieur m'a chargee de son menage. Oh! c'est une histoire.... Sa voix se ralentissait, ses petits yeux vifs tournaient dans les mille plis de son visage. Elle semblait attendre qu'Helene la questionnat. Mais celle-ci, assise pres du feu que Rosalie venait d'allumer, n'ecoutait que d'une oreille distraite, l'air absorbe et souffrant. --Qu'avez-vous a me demander, mere Fetu? dit-elle. La vieille ne repondit pas tout de suite. Elle examinait la chambre, les meubles de palissandre, les tentures de velours bleu. Et, de son air humble et flatteur de pauvre, elle murmura: --C'est joliment beau chez vous, madame, excusez-moi.... Mon monsieur a une chambre comme ca, mais la sienne est rose.... Oh! toute une histoire! Imaginez-vous un jeune homme de la bonne societe, qui est venu louer un appartement dans notre maison. Ce n'est pas pour dire, mais au premier et au second, les appartements chez nous sont tres-gentils. Et puis, c'est si tranquille! pas une voiture, on se croirait a la campagne.... Alors, les ouvriers sont restes plus de quinze jours; ils ont fait de la chambre un bijou.... Elle s'arreta, voyant qu'Helene devenait attentive. --C'est pour son travail, reprit-elle en trainant la voix davantage; il dit que c'est pour son travail.... Nous n'avons pas de concierge, vous savez. C'est ca qui lui plait. Il n'aime pas les concierges, cet homme, et, vrai! il a raison.... Mais, de nouveau, elle s'interrompit, comme frappee d'une idee subite. --Attendez donc! vous devez le connaitre, mon monsieur.... Il voit une de vos amies. --Ah! dit Helene toute pale. --Bien sur, la dame d'a cote, celle avec qui vous alliez a l'eglise.... Elle est venue, l'autre jour. Les yeux de la mere Fetu se rapetissaient, en guignant l'emotion de la bonne dame. Celle-ci tacha de poser une question d'un ton calme. --Elle est montee chez lui? --Non, elle s'est ravisee, elle avait peut-etre oublie quelque chose.... Moi, j'etais sur la porte. Elle m'a demande monsieur Vincent; puis, elle s'est refourree dans son fiacre, en criant au cocher: Il est trop tard, retournez.... Oh! c'est une dame bien vive, bien gentille, bien comme il faut. Le bon Dieu n'en met pas des masses comme ca sur la terre. Apres vous, il n'y a qu'elle.... Que le ciel vous benisse tous! Et elle continuait, enfilant les phrases vides, avec une aisance de devote rompue a l'exercice du chapelet. D'ailleurs, le travail sourd qui se faisait dans les rides de sa face, n'en etait pas interrompu. Elle rayonnait a present, tres-satisfaite. --Alors, reprit-elle sans transition, je voudrais bien avoir une paire de bons souliers. Mon monsieur a ete trop gentil, je ne puis pas lui demander ca.... Tous voyez, je suis couverte; seulement, il me faudrait une paire de bons souliers. Les miens sont troues, regardez, et, par ces temps de boue, on attrape des coliques.... Vrai, j'ai eu des coliques hier, je me suis tortillee toute l'apres-midi.... Avec une paire de bons souliers.... --Je vous en porterai une paire, mere Fetu, dit Helene, en la congediant d'un geste. Puis, comme la vieille s'en allait a reculons, avec des reverences et des remerciements, elle lui demanda: --A quelle heure vous trouve-t-on seule? --Mon monsieur n'y est jamais apres six heures, repondit-elle. Mais ne vous donnez pas cette peine, je viendrai moi-meme, je prendrai les souliers chez votre concierge.... Enfin, ce sera comme vous voudrez. Vous etes un ange du paradis. Le bon Dieu vous rendra tout ca. On l'entendit qui s'exclamait encore sur le palier. Helene, assise, restait dans la stupeur du renseignement que cette femme venait de lui apporter, avec un si etrange a-propos. Elle savait ou, maintenant. Une chambre rose dans cette vieille maison delabree! Elle revoyait l'escalier suintant l'humidite, les portes jaunes, a chaque etage, noircies par des mains grasses, toute cette misere qui l'apitoyait l'hiver precedent, lorsqu'elle montait visiter la mere Fetu; et elle tachait de s'imaginer la chambre rose au milieu de ces laideurs de la pauvrete. Mais, comme elle restait plongee dans une profonde reverie, deux petites mains tiedes se poserent sur ses yeux rougis par l'insomnie, tandis qu'une voix rieuse demandait: --Qui est-ce?... qui est-ce? C'etait Jeanne qui venait de s'habiller toute seule. La voix de la mere Fetu l'avait reveillee; et, voyant qu'on avait ferme la porte du cabinet, elle s'etait vite depechee, pour attraper sa mere. --Qui est-ce?... qui est-ce?... repetait-elle, gagnee de plus en plus par le rire. Puis, comme Rosalie entrait, apportant le dejeuner: --Tu sais, ne parle pas.... On ne te demande rien. --Finis donc, folle! dit Helene. Je me doute bien que c'est toi. L'enfant se laissa glisser sur les genoux de sa mere, et la, renversee, se balancant, heureuse de son invention, elle continuait d'un air convaincu: --Dame! ca aurait pu etre une autre petite fille.... Hein? une petite fille qui t'aurait apporte une lettre de sa maman pour t'inviter a diner.... Alors, elle t'aurait bouche les yeux.... --Ne fais pas la bete, reprit Helene, en la mettant debout. Qu'est-ce que tu racontes?... Servez-nous, Rosalie. Mais la bonne examinait la petite, en disant que mademoiselle s'etait drolement attifee. Jeanne, en effet, dans sa hate, n'avait pas meme mis ses souliers. Elle etait en jupon, un court jupon de flanelle, dont la fente laissait passer un coin de la chemise. Sa camisole de molleton, degrafee, montrait sa nudite de gamine, une poitrine plate et d'une finesse exquise, ou des lignes tremblees s'indiquaient, avec les taches a peine rosees du bout des seins. Et, les cheveux embroussailles, marchant sur ses bas entres de travers, elle etait adorable ainsi, toute blanche dans ses linges a la diable. Elle se pencha, se regarda, puis eclata de rire. --Je suis gentille, maman, vois donc!... Dis, veux-tu? je vais rester comme ca.... C'est gentil! Helene, reprimant un geste d'impatience posa la question de tous les Matins: --Est-ce que tu es debarbouillee? --Oh! maman, murmura l'enfant, subitement chagrine, oh! maman.... Il pleut, il fait trop laid.... --Alors, tu n'auras pas a dejeuner.... Debarbouillez-la, Rosalie. D'ordinaire, c'etait elle qui veillait a ce soin. Mais elle eprouvait un veritable malaise, elle se serrait contre la flamme, grelottante, bien que le temps fut tres-doux. Rosalie venait d'approcher de la cheminee le gueridon, sur lequel elle avait mis une serviette et pose deux bols de porcelaine blanche. Devant le feu, le cafe au lait, dans une bouillotte d'argent, un cadeau de M. Rambaud, fremissait. A cette heure matinale, la chambre defaite, assoupie encore et pleine du desordre de la nuit, avait une intimite souriante. --Maman, maman! criait Jeanne du fond du cabinet, elle me frotte trop fort, ca m'ecorche.... Oh! la, la, que c'est froid! Helene, les yeux fixes sur la bouillotte, revait profondement. Elle voulait savoir, elle irait. Cela l'irritait et la troublait, de penser au mystere du rendez-vous, dans ce coin sordide de Paris. Elle trouvait ce mystere d'un gout detestable, elle reconnaissait l'esprit de Malignon, une imagination de roman, une toquade de faire revivre a bon compte les petites maisons de la Regence. Et pourtant, malgre ses repugnances, elle restait enfievree, attiree, les sens occupes du silence et du demi-jour qui devaient regner dans la chambre rose. --Mademoiselle, repetait Rosalie, si vous ne vous laissez pas faire, je vais appeler madame.... --Tiens! tu me mets du savon dans les yeux, repondait Jeanne, dont la voix etait grosse de larmes. J'en ai assez, lache-moi.... Les oreilles, ce sera pour demain. Mais le ruissellement de l'eau continuait, on entendait l'eponge s'egoutter dans la cuvette. Il y eut un bruit de lutte. L'enfant pleura. Presque aussitot, elle reparut, tres-gaie, criant: --C'est fini, c'est fini.... Et elle se secouait, les cheveux mouilles encore, toute rose d'avoir ete frottee, d'une fraicheur qui sentait bon. En se debattant, elle avait fait glisser sa camisole; son jupon se denouait; ses bas tombaient, montrant ses petites jambes. Pour le coup, comme disait Rosalie, mademoiselle ressemblait a un Jesus. Mais Jeanne etait tres-fiere d'etre propre; elle ne voulait pas qu'on la rhabillat. --Regarde un peu, maman, regarde mes mains, et mon cou, et mes oreilles.... Hein! laisse-moi me chauffer, je suis trop bien.... Tu ne diras pas, j'ai merite de dejeuner, aujourd'hui. Elle s'etait pelotonnee devant le feu, dans son petit fauteuil. Alors, Rosalie versa le cafe au lait. Jeanne prit son bol sur ses genoux, trempant sa rotie gravement, avec des mines de grande personne. Helene, d'habitude, lui defendait de manger ainsi. Mais elle demeurait preoccupee. Elle laissa son pain, se contenta de boire le cafe. A la derniere bouchee, Jeanne eut un remords. Un chagrin lui gonflait le coeur, elle posa le bol et se jeta au cou de sa mere, en la voyant si pale. --Maman, est-ce que tu es malade a ton tour?... Je ne t'ai pas fait de la peine, dis? --Non, ma cherie, tu es bien gentille au contraire, murmura Helene, qui l'embrassa. Mais je suis un peu lasse, j'ai mal dormi.... Joue, ne t'inquiete pas. Elle pensait que la journee serait terriblement longue. Qu'allait-elle faire, en attendant la nuit? Depuis quelque temps, elle ne touchait plus a une aiguille, le travail lui semblait d'un poids enorme. Pendant des heures, elle restait assise, les mains abandonnees, etouffant dans sa chambre, ayant le besoin de sortir pour respirer, et ne bougeant pas. C'etait cette chambre qui la rendait malade; elle la detestait, irritee des deux annees qu'elle y avait vecues; elle la trouvait odieuse avec son velours bleu, son immense horizon de grande ville, et revait un petit appartement dans le tapage d'une rue, qui l'aurait etourdie. Mon Dieu! comme les heures etaient lentes! Elle prit un livre, mais l'idee fixe qui battait dans sa tete, levait continuellement les memes images entre ses yeux et la page commencee. Cependant, Rosalie avait fait la chambre, Jeanne etait coiffee et habillee. Alors, au milieu des meubles ranges, tandis que sa mere, devant la fenetre, s'efforcait de lire, l'enfant, qui etait dans un de ses jours de gaiete bruyante, commenca une grande partie. Elle etait toute seule; mais cela ne l'embarrassait guere, elle faisait tres-bien trois et quatre personnes, avec une conviction et une gravite fort droles. D'abord, elle joua a la dame qui va en visite. Elle disparaissait dans la salle a manger; puis, elle rentrait en saluant, en souriant, en tournant la tete d'une facon coquette. --Bonjour, madame.... Comment allez-vous, madame?... Il y a si longtemps qu'on ne vous a vue. C'est un miracle, vraiment.... Mon Dieu! j'ai ete souffrante, madame. Oui, j'ai eu le cholera, c'est tres-desagreable.... Oh! ca ne parait pas du tout, vous rajeunissez, ma parole d'honneur. Et vos enfants, madame? Moi, j'en ai eu trois, depuis l'ete dernier.... Elle continuait ses reverences devant le gueridon, qui representait sans doute la dame chez laquelle elle etait en visite. Puis, elle approchait des sieges, soutenait une conversation generale qui durait une heure, avec une abondance de phrases vraiment extraordinaire. --Ne fais pas la bete, Jeanne, disait sa mere de loin en loin, lorsque le bruit l'impatientait. --Mais, maman, je suis chez mon amie.... Elle me parle, il faut bien que je lui reponde.... N'est-ce pas que, lorsqu'on sert du the, on ne met pas des gateaux dans ses poches? Et elle repartait: --Adieu, madame. Il etait delicieux, votre the.... Bien des choses a monsieur votre mari.... Tout d'un coup, ce fut autre chose. Elle sortait en voiture, elle allait faire des emplettes, a califourchon sur une chaise, comme un garcon. --Jean, pas si vite, j'ai peur.... Arretez-moi donc! nous sommes devant la modiste.... Mademoiselle, combien ce chapeau? Trois cents francs, ce n'est pas cher. Mais il n'est pas joli. Je voudrais un oiseau dessus, un oiseau gros comme ca.... Allons, Jean, conduisez-moi chez l'epicier. Vous n'avez pas du miel? Si, madame, en voila. Oh! qu'il est bon! Je n'en veux pas; donnez-moi deux sous de sucre.... Mais, faites donc attention, Jean! Voila que la voiture a verse! Monsieur le sergent de ville, c'est la charrette qui s'est jetee sur nous.... Vous n'avez pas de mal, madame? Non, monsieur, pas du tout.... Jean, Jean! nous rentrons. Hope la! Hope la! Attendez, je vais commander des chemises. Trois douzaines de chemises pour madame.... il me faut aussi des bottines et un corset.... Hope la! Hope la Mon Dieu, on n'en finit plus! Et elle s'eventait, elle faisait la dame qui rentre chez elle et qui Gronde ses gens. Jamais elle ne restait a court; c'etait une fievre, un epanouissement continu d'imaginations fantasques, tout le raccourci de la vie bouillant dans sa petite tete et sortant par lambeaux. La matinee, l'apres-midi, elle tourna, dansa, bavarda; quand elle etait lasse, un tabouret, une ombrelle apercue dans un coin, un chiffon ramasse par terre, suffisaient pour la lancer dans un autre jeu, avec de nouvelles fusees d'invention. Elle creait tout, les personnages, les lieux, les scenes; elle s'amusait comme si elle avait eu avec elle douze enfants de son age. Enfin, la nuit arriva. Six heures allaient sonner. Helene, s'eveillant de la somnolence inquiete ou elle avait passe l'apres-midi, jeta vivement un chale sur ses epaules. --Tu sors, maman? demanda Jeanne etonnee. --Oui, ma cherie, une course dans le quartier. Je ne resterai pas longtemps.... Sois sage. Dehors, le degel continuait. Un fleuve de boue coulait sur les chaussees. Helene entra, rue de Passy, dans un magasin de chaussures, ou elle avait deja conduit la mere Fetu. Puis, elle revint rue Raynouard. Le ciel etait gris, un brouillard montait du pave. La rue s'enfoncait devant elle, deserte et inquietante, malgre l'heure peu avancee, avec ses rares becs de gaz, qui, dans la buee d'humidite, faisaient des taches jaunes. Elle pressait le pas, rasant les maisons, se cachant comme si elle fut allee a un rendez-vous. Mais, lorsqu'elle tourna brusquement dans le passage des Eaux, elle s'arreta sous la voute, prise d'une veritable peur. Le passage s'ouvrait sous ses pieds comme un trou noir. Elle n'en voyait pas le fond, elle apercevait seulement, au milieu de ce boyau de tenebres, la lueur tremblotante au seul reverbere qui l'eclairait. Enfin, elle se decida, elle prit la rampe de fer pour ne pas tomber. Du bout des pieds, elle tatait les larges marches. A droite et a gauche, les murs se resserraient, allonges demesurement par la nuit, tandis que les branches depouillees des arbres, au-dessus, mettaient vaguement des profils de bras gigantesques, aux mains tendues et crispees. Elle tremblait a la pensee que la porte d'un des jardins allait s'ouvrir et qu'un homme se jetterait sur elle. Personne ne passait, elle descendait le plus vite possible. Tout d'un coup, une ombre sortit de l'obscurite; un frisson la glacait, lorsque l'ombre toussa; c'etait une vieille femme qui montait peniblement. Alors, elle se sentit rassuree, elle releva plus soigneusement sa robe dont la queue trainait dans la crotte. La boue etait si epaisse, que ses bottines restaient collees sur les marches. En bas, elle se tourna d'un mouvement instinctif. L'humidite des branches s'egouttait dans le passage, le reverbere avait une clarte de lampe de mineur, accrochee au flanc d'un puits que des infiltrations ont rendu dangereux. Helene monta droit au grenier ou elle etait venue si souvent, en haut de la grande maison du passage. Mais elle eut beau frapper, rien ne bougea. Elle redescendit alors, tres-embarrassee. La mere Fetu se trouvait sans doute a l'appartement du premier. Seulement, Helene n'osait se presenter la. Elle resta cinq minutes dans l'allee, qu'une lampe a petrole eclairait. Elle remonta, hesita, regarda les portes; et elle s'en allait, lorsque la vieille femme se pencha sur la rampe. --Comment, vous etes dans l'escalier, ma bonne dame! cria-t-elle. Mais entrez donc! ne restez pas a prendre du mal.... Oh! il est traitre, une vraie petite mort.... --Non, merci, dit Helene, voici votre paire de souliers, mere Fetu.... Et elle regardait la porte que la mere Fetu avait laissee ouverte derriere elle. On apercevait le coin d'un fourneau. --Je suis toute seule, je vous jure, repetait la vieille. Entrez.... C'est la cuisine par ici.... Ah! vous n'etes pas fiere avec le pauvre monde. Ca, on peut bien le dire.... Alors, malgre sa repugnance, honteuse de ce qu'elle faisait la, Helene la suivit. --Voici votre paire de souliers, mere Fetu.... --Mon Dieu! comment vous remercier?... Oh! les bons souliers!... Attendez, je vais les mettre. C'est tout mon pied, ca entre comme un gant.... A la bonne heure! au moins, on peut marcher avec ca, on ne craint pas la pluie.... Vous me sauvez, vous me prolongez de dix ans, ma bonne dame.... Ce n'est pas une flatterie, c'est ce que je pense, aussi vrai que voila une lampe qui nous eclaire. Non, je ne suis pas flatteuse.... Elle s'attendrissait en parlant, elle avait pris les mains d'Helene et les baisait. Du vin chauffait dans une casserole; sur la table, pres de la lampe, une bouteille de bordeaux a moitie vide allongeait son cou mince. D'ailleurs, il n'y avait la que quatre assiettes, un verre, deux poelons, une marmite. On sentait que la mere Fetu campait dans cette cuisine de garcon, dont elle n'allumait les fourneaux que pour elle. En voyant les yeux d'Helene se diriger vers la casserole, elle toussa, elle se fit dolente. --Ca me reprend dans le ventre, gemit-elle. Le medecin a beau dire, je dois avoir un ver.... Alors, une goutte de vin me remet.... Je suis bien affligee, ma bonne dame. Je ne souhaite mon mal a personne, c'est trop mauvais.... Enfin, je me dorlote un peu, maintenant; lorsqu'on en a vu de toutes les couleurs, il est permis de se dorloter, n'est-ce pas?... J'ai eu la chance de tomber sur un monsieur bien aimable. Que le ciel le benisse! Et elle mit deux gros morceaux de sucre dans son vin. Elle engraissait encore, ses petits yeux disparaissaient sous la bouffissure de son visage. Une felicite beate ralentissait ses mouvements. L'ambition de toute sa vie semblait enfin satisfaite. Elle etait nee pour ca. Comme elle serrait son sucre, Helene apercut au fond d'une armoire des gourmandises, un pot de confiture, un paquet de biscuits, jusqu'a des cigares voles au monsieur. --Eh bien! adieu, mere Fetu, je m'en vais, dit-elle. Mais la vieille poussait la casserole sur le coin du fourneau, en murmurant: --Attendez donc, c'est trop chaud, je boirai ca tout a l'heure.... Non, non, ne sortez pas par ici. Je vous demande pardon de vous avoir recue dans la cuisine.... Faisons le tour. Elle avait pris la lampe, elle s'etait engagee dans un etroit couloir. Helene, dont le coeur battait, passa derriere elle. Le couloir, lezarde, enfume, suait l'humidite. Une porte tourna, elle marchait maintenant sur un epais tapis. La mere Fetu avait fait quelques pas, au milieu d'une chambre close et silencieuse. --Hein? dit-elle en levant la lampe, c'est gentil. C'etaient deux pieces carrees qui communiquaient entre elles par une porte dont on avait enleve les vantaux; une portiere seulement les separait. Toutes deux etaient tendues de la meme cretonne rose a medaillons Louis XV, avec des Amours joufflus s'ebattant parmi des guirlandes de fleurs. Dans la premiere piece, il y avait un gueridon, deux bergeres, des fauteuils; dans la seconde, plus petite, un lit immense tenait toute la place. La mere Fetu fit remarquer au plafond une veilleuse de cristal, suspendue par des chaines dorees. Cette veilleuse representait, pour elle, le comble du luxe. Et elle donnait des explications. --Vous ne vous imaginez pas le drole de corps. Il allume tout en plein midi, il reste la, a fumer un cigare, en regardant en l'air.... Ca l'amuse, parait-il, cet homme.... N'importe, il a du en depenser, de l'argent! Helene, sans parler, faisait le tour des pieces. Elle les trouvait inconvenantes. Elles etaient trop roses, le lit etait trop grand, les meubles trop neufs. On sentait la une tentative de seduction blessante dans sa fatuite. Une modiste aurait succombe tout de suite. Et, cependant, un trouble peu a peu agitait Helene, tandis que la vieille continuait, en clignant les yeux: --Il se fait appeler monsieur Vincent.... Moi, ca m'est egal. Du moment qu'il paie, ce garcon.... --Au revoir, mere Fetu, repeta Helene qui etouffait. Elle voulut s'en aller, ouvrit une porte et se trouva dans une enfilade de trois petites pieces d'une nudite et d'une salete horribles. Les papiers arraches pendaient, les plafonds etaient noirs, des platras trainaient sur les carreaux defonces. Une odeur de misere ancienne suintait. --Pas par la, pas par la! criait la mere Fetu. D'ordinaire, cette porte est fermee pourtant.... Ce sont les autres chambres, celles qu'il n'a point fait arranger. Dame! ca lui avait deja coute assez cher.... Ah! c'est moins joli, bien sur.... Par ici, ma bonne dame, par ici.... Et, lorsque Helene repassa dans le boudoir aux tentures roses, elle l'arreta pour lui baiser la main de nouveau. --Allez, je ne suis pas ingrate.... Je me souviendrai toujours de ces souliers-la. C'est qu'ils me vont, et qu'ils sont chauds, et que je marcherais trois lieues avec!... Qu'est-ce que je pourrais donc demander au bon Dieu pour vous? O mon Dieu, entendez-moi, faites qu'elle soit la plus heureuse des femmes! Vous qui lisez dans mon coeur, vous savez ce que je lui souhaite. Au nom du Pere, du Fils, du Saint-Esprit, ainsi soit-il! Une exaltation devote l'avait subitement prise, elle multipliait les signes de croix, elle envoyait des genuflexions au grand lit et a la veilleuse de cristal. Puis, ouvrant la porte qui donnait sur le palier, elle ajouta a l'oreille d'Helene, d'une voix changee: --Quand vous voudrez, frappez a la cuisine: j'y suis toujours. Helene, etourdie, regardant derriere elle comme si elle sortait d'un lieu suspect, descendit l'escalier, remonta le passage des Eaux, se retrouva rue Vineuse, sans avoir conscience du chemin parcouru. La seulement, la derniere phrase de la vieille femme l'etonna. Certes, non, elle ne remettrait pas les pieds dans cette maison. Elle n'avait plus d'aumones a y porter. Pourquoi donc aurait-elle frappe a la cuisine? A present, elle etait satisfaite, elle avait vu. Et elle eprouvait un mepris contre elle et contre les autres. Quelle vilenie d'etre allee la! Les deux chambres, avec leur cretonne, reparaissaient sans cesse devant ses yeux; elle en avait emporte dans un regard les moindres details, jusqu'a la place occupee par les sieges et aux plis des rideaux qui drapaient le lit. Mais, toujours, a la suite, les trois autres petites pieces, les pieces sales, vides et abandonnees, defilaient; et cette vision, ces murs lepreux caches sous les Amours joufflus, soulevaient en elle autant de colere que de degout. --Ah bien! madame, cria Rosalie, qui guettait dans l'escalier, le diner sera bon! Voila une demi-heure que tout brule! Jeanne, a table, accabla sa mere de questions. Ou etait-elle allee? qu'avait-elle fait? Puis, comme elle ne recevait que des reponses breves, elle s'egaya toute seule en jouant a la dinette. Pres d'elle, sur une chaise, elle avait assis sa poupee. Fraternellement, elle lui passait la moitie de son dessert. --Surtout, mademoiselle, mangez proprement.... Essuyez-vous donc.... Oh! la petite sale, elle ne sait pas seulement mettre sa serviette.... La, vous etes belle.... Tenez, voici un biscuit. Qu'est-ce que vous dites? Vous voulez de la confiture dessus?... Hein! c'est meilleur comme ca.... Laissez-moi vous peler votre quartier de pomme.... Et elle posait la part de la poupee sur la chaise. Mais, lorsque son assiette fut vide, elle reprit une a une les friandises, elle les mangea, en parlant pour la poupee. --Oh! c'est exquis!... Jamais je n'ai mange d'aussi bonne confiture. Ou donc prenez-vous cette confiture-la, madame? Je dirai a mon mari de m'en apporter un pot.... Est-ce que c'est dans votre jardin, madame, que vous cueillez ces belles pommes? Elle s'endormit en jouant, elle tomba dans la chambre avec sa poupee entre les bras. Depuis le matin, elle ne s'etait pas arretee. Ses petites jambes n'en pouvaient plus, la fatigue du jeu l'avait foudroyee; et, endormie, elle riait encore, elle devait rever qu'elle jouait toujours. Sa mere la coucha, inerte, abandonnee, en train de faire quelque grande partie avec les anges. Maintenant, Helene etait seule dans la chambre. Elle s'enferma, elle passa une soiree affreuse, pres du feu mort. Sa volonte lui echappait, des pensees inavouables faisaient en elle un travail sourd. C'etait comme une femme mechante et sensuelle qu'elle ne connaissait point et qui lui parlait d'une voix souveraine, a laquelle elle ne pouvait desobeir. Lorsque minuit sonna, elle se coucha peniblement. Mais, au lit, ses tourments devinrent intolerables. Elle dormait a moitie, se retournait comme sur une braise. Des images, grandies par l'insomnie, la poursuivaient. Puis, une idee se planta dans son crane. Elle avait beau la repousser, l'idee s'enfoncait, la serrait a la gorge, la prenait tout entiere. Vers deux heures, elle se leva avec la raideur et la pale resolution d'une somnambule, elle ralluma la lampe et ecrivit une lettre, en deguisant son ecriture. C'etait une denonciation vague, un billet de trois lignes priant le docteur Deberle de se rendre le jour meme, a tel lieu, a telle heure, sans explication, sans signature. Elle cacheta l'enveloppe, mit la lettre dans la poche de sa robe, jetee sur un fauteuil. Et, quand elle se fut couchee, elle s'endormit tout de suite, elle resta sans souffle, aneantie par un sommeil de plomb. III Le lendemain, Rosalie ne put servir le cafe au lait que vers neuf heures. Helene s'etait levee tard, courbaturee, toute pale du cauchemar de la nuit. Elle fouilla dans la poche de sa robe, sentit la lettre, la renfonca et vint s'asseoir devant le gueridon, sans parler. Jeanne aussi avait la tete lourde, la mine grise et inquiete. Elle quittait son petit lit a regret, n'ayant pas le coeur au jeu, ce matin-la. Le ciel etait couleur de suie, une lumiere louche attristait la chambre, tandis que de brusques averses, de temps a autre, cinglaient les vitres. --Mademoiselle est dans ses noirs, disait Rosalie, qui causait toute seule. Elle ne peut pas etre dans ses roses deux jours de suite.... Voila ce que c'est que d'avoir tant saute hier! --Est-ce que tu es malade, Jeanne? demanda Helene. --Non, maman, repondit la petite. C'est ce vilain ciel. Helene retomba dans son silence. Elle acheva son cafe, resta la, absorbee, les yeux sur la flamme. En se levant, elle venait de se dire que son devoir lui commandait de parler a Juliette, de la faire renoncer au rendez-vous de l'apres-midi. Comment? elle l'ignorait; mais la necessite de sa demarche l'avait tout d'un coup frappee, et il n'y avait plus, dans sa tete, que la pensee de cette tentative, qui s'imposait, et l'obsedait. Dix heures sonnerent, elle s'habilla. Jeanne la regardait. Lorsqu'elle la vit prendre son chapeau, elle serra ses petites mains, comme si elle avait eu froid, tandis qu'une ombre de souffrance descendait sur son visage. D'habitude, elle se montrait tres-jalouse des sorties de sa mere, ne voulant pas la quitter, exigeant d'aller partout avec elle. --Rosalie, dit Helene, depechez-vous de finir la chambre.... Ne sortez pas. Je reviens a l'instant. Et elle se pencha, embrassa rapidement Jeanne, sans remarquer son chagrin. Des qu'elle fut partie, l'enfant, qui avait mis sa dignite a ne pas se plaindre, eut un sanglot. --Oh! que c'est laid, mademoiselle! repetait la bonne en maniere de consolation. Pardi! on ne vous la volera pas, votre maman. Il faut bien lui laisser faire ses affaires.... Vous ne pouvez pas etre toujours pendue a ses jupes. Cependant, Helene avait tourne le coin de la rue Vineuse, filant le long des murs, pour se proteger contre une averse. Ce fut Pierre qui lui ouvrit; mais il parut embarrasse. --Madame Deberle est chez elle? --Oui, madame; seulement, je ne sais pas.... Et comme Helene, en intime, se dirigeait vers le salon, il se permit de l'arreter. --Attendez, madame, je vais voir. Il se coula dans la piece, en entrouvrant la porte le moins possible, et l'on entendit aussitot la voix de Juliette qui se fachait. --Comment, vous avez laisse entrer! Je vous avais formellement defendu.... C'est incroyable, on ne peut etre tranquille une minute. Helene poussa la porte, resolue a accomplir ce qu'elle croyait etre son devoir. --Tiens, c'est vous! dit Juliette, en l'apercevant. J'avais mal entendu.... Mais elle gardait son air contrarie. Evidemment, la visiteuse la genait. --Est-ce que je vous derange? demanda celle-ci. --Non, non.... Vous allez comprendre. C'est une surprise que nous menageons. Nous repetons le _Caprice_, pour le jouer a un de mes mercredis. Precisement, nous avions choisi le matin, afin que personne ne put se douter.... Oh! restez maintenant. Vous serez discrete, voila tout. Et, tapant dans ses mains, s'adressant a madame Berthier, qui etait debout au milieu du salon, elle reprit, sans plus s'occuper d'Helene: --Voyons, voyons, travaillons.... Vous ne mettez pas assez de finesse dans cette phrase: "Faire une bourse en cachette de son mari, cela passerait, aux yeux de bien des gens, pour un peu plus que romanesque...." Repetez cela. Helene, tres-etonnee de l'occupation ou elle la trouvait, s'etait assise en arriere. On avait pousse contre les murs les sieges et les tables, le tapis restait libre. Madame Berthier, une blonde delicate, disait son monologue, en levant les yeux au plafond, pour chercher les mots; tandis que la forte madame de Guiraud, une belle brune, qui s'etait chargee du role de madame de Lery, attendait dans un fauteuil le moment de faire son entree. Ces dames, en petite toilette du matin, n'avaient retire ni leurs chapeaux ni leurs gants. Et, devant elles, tenant a la main le volume de Musset, Juliette, ebouriffee, enveloppee dans un grand peignoir de cachemire blanc, prenait des airs convaincus de regisseur qui indique aux artistes des inflexions de voix et des jeux de scene. Comme le jour etait tres-bas, les petits rideaux de tulle brode, releves et croises sur le bouton de l'espagnolette, laissaient voir le jardin, qui s'enfoncait, noir d'humidite. --Vous n'etes pas assez emue, declarait Juliette. Mettez plus d'intention, chaque mot doit porter. "Nous allons donc, ma chere petite bourse, vous faire votre derniere toilette...." Recommencez. --Je serai tres-mauvaise, dit languissamment madame Berthier. Pourquoi ne jouez-vous pas ca a ma place? Vous feriez une Mathilde delicieuse. --Oh! moi, non.... Il faut une blonde d'abord. Ensuite, je suis un tres-bon professeur, mais je n'execute pas.... Travaillons, travaillons. Helene restait dans son coin. Madame Berthier, tout a son role, ne s'etait pas meme tournee. Madame de Guiraud lui avait adresse un leger signe de tete. Et elle sentait qu'elle etait de trop, qu'elle aurait du refuser de s'asseoir. Ce qui la retenait, ce n'etait plus tant la pensee d'un devoir a accomplir, qu'un singulier sentiment, profond et confus, qu'elle avait parfois eprouve la. Elle souffrait de la facon indifferente dont Juliette la recevait. Il y avait, chez celle-ci, de continuels caprices d'amitie; elle adorait les gens pendant trois mois, se jetait a leur cou, ne semblait vivre que pour eux; puis, un matin, sans dire pourquoi, elle ne paraissait plus les connaitre. Sans doute, elle obeissait, en cela comme en toutes choses, a une mode au besoin d'aimer les personnes qu'on aimait autour d'elle. Ces brusques sautes de tendresse blessaient beaucoup Helene, dont l'esprit large et calme revait toujours d'eternite. Elle etait souvent sortie de chez les Deberle tres-triste, emportant un veritable desespoir du peu de fondement qu'on pouvait faire sur les affections humaines. Mais, ce jour-la, dans la crise qu'elle traversait, c'etait une douleur plus vive encore. --Nous passons la scene de Chavigny, dit Juliette. Il ne viendra pas, ce matin.... Voyons l'entree de madame de Lery. A vous, madame de Guiraud.... Prenez la replique. Et elle lut: --"Figurez-vous que je lui montre cette bourse...." Madame de Guiraud s'etait levee. Parlant d'une voix de tete, prenant un air fou, elle commenca: --"Tiens, c'est assez gentil. Voyons donc." Lorsque le domestique lui avait ouvert, Helene s'imaginait une tout autre scene. Elle croyait trouver Juliette nerveuse, tres-pale, frissonnant a la pensee du rendez-vous, hesitante et attiree; et elle se voyait elle-meme la conjurant de reflechir, jusqu'a ce que la jeune femme, etranglee de sanglots, se jetat dans ses bras. Alors, elles auraient pleure ensemble, Helene se serait retiree avec la pensee qu'Henri desormais etait perdu pour elle, mais qu'elle avait assure son bonheur. Et, nullement, elle tombait sur cette repetition, a laquelle elle ne comprenait rien; elle trouvait Juliette le visage repose, ayant bien dormi a coup sur, l'esprit assez libre pour discuter les gestes de madame Berthier, ne se preoccupant pas le moins du monde de ce qu'elle pourrait faire l'apres-midi. Cette indifference, cette legerete glacaient Helene, qui arrivait toute brulante de passion. Elle voulut parler. Elle demanda, au hasard: --Qui est-ce qui fait ce Chavigny? --Malignon, dit Juliette, en se tournant d'un air etonne. Il a joue Chavigny tout l'hiver dernier.... L'ennuyeux, c'est qu'on ne peut pas l'avoir aux repetitions.... Ecoutez, mesdames, je vais lire le role de Chavigny. Sans cela, nous n'en sortirons jamais. Et, des lors, elle aussi joua, faisant l'homme, avec un grossissement involontaire de la voix et des airs cavaliers qu'elle prenait, entrainee par la situation. Madame Berthier roucoulait, la grosse madame de Guiraud se donnait une peine infinie pour etre vive et spirituelle. Pierre entra mettre du bois au feu; et, d'un regard en dessous, il examinait ces dames, qu'il trouvait droles. Cependant, Helene, toujours resolue, malgre le serrement de son coeur, essaya de prendre Juliette a l'ecart. --Une minute seulement. J'ai quelque chose a vous dire. --Oh! impossible, ma chere.... Vous voyez bien, je suis prise.... Demain, si vous avez le temps. Helene se tut. Le ton detache de la jeune femme l'irritait. Elle sentait une colere, a la voir si paisible, lorsque elle-meme endurait depuis la veille une si douloureuse agonie. Un instant, elle fut sur le point de se lever et de laisser aller les choses. Elle etait bien sotte de vouloir sauver cette femme; tout son cauchemar de la nuit recommencait; sa main, qui venait de chercher la lettre dans sa poche, la serrait, brulante de fievre. Pourquoi donc aurait-elle aime les autres, puisque les autres ne l'aimaient pas et ne souffraient pas comme elle? --Oh! tres-bien, cria tout d'un coup Juliette. Madame Berthier appuyait la tete a l'epaule de madame de Guiraud, en sanglotant, en repetant: --"Je suis sure qu'il l'aime, j'en suis sure." --Vous aurez un succes fou, dit Juliette. Prenez un temps, n'est-ce pas?... "Je suis sure qu'il l'aime, j'en suis sure...." Et laissez votre tete. C'est adorable.... A vous, madame de Guiraud. --"Non, mon enfant, ca ne se peut pas; c'est un caprice, une fantaisie....", declama la grosse dame. --Parfait! Mais la scene est longue. Hein? reposons-nous un instant.... Il faut que nous reglions bien ce mouvement-la. Alors, toutes trois, elles discuterent l'arrangement du salon. La porte de la salle a manger, a gauche, servirait pour les entrees et les sorties; on placerait un fauteuil a droite, un canape au fond, et l'on pousserait la table pres de la cheminee. Helene, qui s'etait levee, les suivait, comme si elle se fut interessee a cette mise en place. Elle avait renonce au projet de provoquer une explication, elle voulait simplement faire une derniere tentative, en empechant Juliette de se trouver au rendez-vous. --Je venais, lui dit-elle, vous demander si ce n'est pas aujourd'hui que vous faites une visite a madame de Chermette. --Oui, cette apres-midi. --Alors, si vous le permettez, je viendrai vous prendre, car il y a longtemps que j'ai promis a cette dame d'aller la voir. Juliette eut une seconde d'embarras. Mais elle se remit tout de suite. --Certainement, je serais tres-heureuse.... Seulement, j'ai un tas de courses, je passe chez des fournisseurs d'abord, je ne sais vraiment pas a quelle heure j'arriverai chez madame de Chermette. --Ca ne fait rien, reprit Helene; ca me promenera. --Ecoutez, je puis vous parler franchement.... Eh bien! n'insistez pas, vous me generiez.... Ce sera pour l'autre lundi. Cela etait dit sans une emotion, si nettement, avec un si tranquille sourire, qu'Helene, confondue, n'ajouta rien. Elle dut donner un coup de main a Juliette, qui voulait tout de suite porter le gueridon pres de la cheminee. Puis, elle se recula, tandis que la repetition continuait. Apres la fin de la scene, madame de Guiraud, dans son monologue, lanca avec beaucoup de force ces deux phrases: --"Mais quel abime est donc le coeur de l'homme! Ah! ma foi, nous valons mieux qu'eux!" Que devait-elle faire, maintenant? Et Helene, dans le tumulte que cette question soulevait en elle, n'avait plus que des pensees confuses de violence. Elle eprouvait l'irresistible besoin de se venger du beau calme de Juliette, comme si cette serenite etait une injure a la fievre qui l'agitait. Elle revait sa perte, pour voir si elle garderait toujours le sang-froid de son indifference. Puis, elle se meprisait d'avoir eu des delicatesses et des scrupules. Vingt fois, elle aurait du dire a Henri: "Je t'aime, prends-moi, allons-nous-en," et ne pas frissonner, et montrer le visage blanc et repose de cette femme, qui, trois heures avant un premier rendez-vous, jouait la comedie chez elle. A cette minute encore, elle tremblait plus qu'elle; c'etait la ce qui l'affolait, la conscience de son emportement au milieu de la paix rieuse de ce salon, la peur d'eclater tout d'un coup en paroles passionnees. Elle etait donc lache? Une porte s'etait ouverte, elle entendit tout d'un coup la voix d'Henri qui disait: --Ne vous derangez pas.... Je passe seulement. La repetition allait finir. Juliette, qui lisait toujours le role de Chavigny, venait de saisir la main de madame de Guiraud. --"Ernestine, je vous adore!" cria-t-elle, dans un elan plein de conviction. --"Vous n'aimez donc plus madame de Blainville?" recita madame de Guiraud. Mais Juliette refusa de continuer, tant que son mari resterait la. Les hommes n'avaient pas besoin de savoir. Alors, le docteur se montra tres-aimable pour ces dames; il les complimenta, il leur promit un grand succes. Gante de noir, tres-correct avec son visage rase, il rentrait de ses visites. En arrivant, il avait simplement salue Helene d'un petit signe de tete. Lui, avait vu, a la Comedie-Francaise, une tres-grande actrice dans le role de madame de Lery; et il indiquait a madame de Guiraud des jeux de scene. --Au moment ou Chavigny va tomber a vos pieds vous vous approchez de la cheminee, vous jetez la bourse au feu. Froidement, n'est-ce pas? sans colere, en femme qui joue l'amour.... --Bon, bon, laisse-nous, repetait Juliette. Nous savons tout ca. Et, comme il poussait enfin la porte de son cabinet, elle reprit le mouvement. --Ernestine, je vous adore! Henri, avant de sortir, avait salue Helene du meme signe de tete. Elle etait restee muette, s'attendant a quelque catastrophe. Ce brusque passage du mari lui semblait plein de menaces. Mais lorsqu'il ne fut plus la, il lui apparut ridicule, avec sa politesse et son aveuglement. Lui aussi s'occupait de cette comedie imbecile! Et il n'avait pas eu une flamme dans le regard en la voyant la! Alors, toute la maison lui devint hostile et glaciale. C'etait un ecroulement, rien ne la retenait plus, car elle detestait Henri autant que Juliette. Au fond de sa poche, elle avait repris la lettre entre ses doigts crispes. Elle balbutia un "au revoir", elle s'en alla, dans un vertige qui faisait tourner les meubles autour d'elle; tandis que ces mots prononces par madame de Guiraud retentissaient a ses oreilles sonnantes: --"Adieu. Vous m'en voudrez peut-etre aujourd'hui, mais vous aurez demain quelque amitie pour moi, et, croyez-moi, cela vaut mieux qu'un caprice." Sur le trottoir, lorsque Helene eut referme la porte, elle tira la lettre d'un geste violent et comme mecanique, elle la glissa dans la botte. Puis, elle demeura quelques secondes, stupide, a regarder l'etroite lame de cuivre qui etait retombee. --C'est fait, dit-elle a demi-voix. Elle revoyait les deux chambres tendues de cretonne rose, les bergeres, le grand lit; il y avait la Malignon et Juliette; tout d'un coup le mur se fendait, le mari entrait; et elle ne savait plus, elle etait tres-calme. D'un regard instinctif, elle regarda si personne ne l'avait apercue mettant la lettre. La rue etait vide. Elle tourna le coin, elle remonta. --Tu as ete sage, ma cherie? dit-elle en embrassant Jeanne. La petite, assise sur le meme fauteuil, leva son visage boudeur. Sans repondre, elle jeta ses deux bras autour du cou de sa mere, elle la baisa, en poussant un gros soupir. Elle avait bien du chagrin. Au dejeuner, Rosalie s'etonna. --Madame a donc fait une longue course? --Pourquoi donc? demanda Helene. --C'est que madame mange d'un tel appetit.... Il y a longtemps que madame n'a si bien mange.... C'etait vrai. Elle avait tres-faim, un brusque soulagement lui creusait l'estomac. Elle se sentait dans une paix, dans un bien-etre indicibles. Apres les secousses de ces deux derniers jours, un silence venait de se faire en elle, ses membres etaient delasses, assouplis comme au sortir d'un bain. Elle n'eprouvait plus que la sensation d'une lourdeur quelque part, un poids vague qui l'appesantissait. Lorsqu'elle rentra dans la chambre, ses regards allerent droit a la pendule, dont les aiguilles marquaient midi vingt-cinq minutes. Le rendez-vous de Juliette etait pour trois heures. Encore deux heures et demie. Elle fit ce calcul machinalement. D'ailleurs, elle n'avait aucune hate, les aiguilles marchaient, personne au monde, maintenant, n'avait le pouvoir de les arreter; et elle laissait les faits s'accomplir. Depuis longtemps, un bonnet d'enfant commence trainait sur le gueridon. Elle le prit et se mit a coudre devant la fenetre. Un grand silence endormait la chambre. Jeanne s'etait assise a sa place habituelle; mais elle restait les mains lasses, abandonnees. --Maman, dit-elle, je ne peux pas travailler, ca ne m'amuse pas. --Eh bien, ma cherie, ne fais rien.... Tiens, tu enfileras mes aiguilles. Alors, l'enfant, muette, s'occupa avec des gestes ralentis. Elle coupait soigneusement des bouts de fil egaux, mettait un temps infini a trouver le trou de l'aiguille; et elle n'arrivait que juste, sa mere usait une a une les aiguillees qu'elle lui preparait. --Tu vois, murmura-t-elle, ca va plus vite.... Ce soir, mes six petits bonnets seront termines. Et elle se tourna pour regarder la pendule. Une heure dix minutes. Encore pres de deux heures. Maintenant, Juliette devait commencer a s'habiller. Henri avait recu la lettre. Oh! certainement, il irait. Les indications etaient precises, il trouverait tout de suite. Mais ces choses lui semblaient tres-loin encore et la laissaient froide. Elle cousait a points reguliers, avec une application d'ouvriere. Les minutes, une a une, s'ecoulaient. Deux heures sonnerent. Un coup de sonnette l'etonna. --Qui est-ce donc, petite mere? demanda Jeanne, qui avait tressailli sur sa chaise. Et comme M. Rambaud entrait: --C'est toi!... Pourquoi sonnes-tu si fort? Tu m'as fait peur. Le digne homme parut consterne. Il avait eu la main un peu lourde, en effet. --Je ne suis pas gentille aujourd'hui, j'ai mal, continuait l'enfant. Il ne faut pas me faire peur. M. Rambaud s'inquieta. Qu'avait donc la pauvre cherie? Et il ne s'assit, rassure, qu'en apercevant Helene lui adresser un leger signe, pour l'avertir que l'enfant etait dans ses noirs, comme disait Rosalie. D'ordinaire, il venait tres-rarement dans la journee. Aussi voulut-il expliquer tout de suite sa visite. C'etait pour un compatriote, un vieil ouvrier qui ne trouvait plus de travail, a cause de son grand age, et qui avait sa femme paralytique, dans une petite chambre, grande comme la main. On ne se figurait pas une pareille misere. Le matin meme, il etait monte chez eux, afin de se rendre compte. Un trou sous les toits, avec une fenetre a tabatiere, dont les vitres cassees laissaient tomber la pluie; la dedans, une paillasse, une femme enveloppee dans un ancien rideau, et l'homme hebete, accroupi par terre, n'ayant meme plus le courage de donner un coup de balai. --Oh! les malheureux, les malheureux! repetait Helene, emue aux larmes. Ce n'etait pas le vieil ouvrier qui embarrassait M. Rambaud. Il le prendrait chez lui, il trouverait bien a l'occuper. Mais la femme, cette paralytique que son mari n'osait laisser un instant seule et qu'il fallait rouler comme un paquet, ou la mettre, qu'en faire? --J'ai songe a vous, continua-t-il, il faut que vous la fassiez entrer tout de suite dans un hospice.... Je serais alle directement chez monsieur Deberle, mais j'ai pense que vous le connaissez davantage, que vous auriez plus d'influence.... S'il veut bien s'en occuper, l'affaire sera arrangee demain. Jeanne avait ecoute, toute pale, tremblante d'un frisson de pitie. Elle joignit les mains, elle murmura: --Oh! maman, sois bonne, fais entrer la pauvre femme.... --Mais bien sur! dit Helene, dont l'emotion grandissait. Des que je vais pouvoir, je parlerai au docteur, il s'occupera lui-meme des demarches.... Donnez-moi les noms et l'adresse, monsieur Rambaud. Celui-ci ecrivit une note sur le gueridon. Puis, se levant: --Il est deux heures trente-cinq, dit-il. Vous pourriez peut-etre trouver le docteur chez lui. Elle s'etait levee egalement, elle regarda la pendule, avec un sursaut de tout son corps. Il etait bien deux heures trente-cinq, et les aiguilles marchaient. Elle balbutia, elle dit que le docteur devait etre parti pour ses visites. Ses regards ne quittaient plus la pendule. Cependant, M. Rambaud, son chapeau a la main, la tenait debout, recommencait son histoire. Ces pauvres gens avaient tout vendu, jusqu'a leur poele; depuis le commencement de l'hiver, ils passaient les jours et les nuits sans feu. A la fin de decembre, ils etaient restes quatre jours sans manger. Helene eut une exclamation douloureuse. Les aiguilles marquaient trois heures moins vingt. M. Rambaud mit encore deux grandes minutes a partir. --Eh bien! je compte sur vous, dit-il. Et, se penchant pour embrasser Jeanne: --Au revoir, ma cherie. --Au revoir.... Sois tranquille, maman n'oubliera pas, je lui ferai souvenir. Lorsque Helene revint de l'antichambre, ou elle avait accompagne M. Rambaud, l'aiguille etait aux trois quarts. Dans un quart d'heure, tout serait fini. Immobile devant la cheminee, elle eut la brusque vision de la scene qui allait se passer: Juliette se trouvait deja la, Henri entrait et la surprenait. Elle connaissait la chambre, elle percevait les moindres details avec une nettete effrayante. Alors, secouee encore par l'histoire lamentable de M. Rambaud, elle sentit un grand frisson qui lui montait des membres a la face. Et un cri eclatait en elle. C'etait une infamie, ce qu'elle avait fait, cette lettre ecrite, cette denonciation lache. Cela lui apparaissait tout d'un coup ainsi, dans une lueur aveuglante. Vraiment, elle avait commis une infamie pareille! Et elle se rappelait le geste dont elle avait jete la lettre dans la boite, avec la stupeur d'une personne qui en aurait regarde une autre faire une mauvaise action, sans avoir eu l'idee d'intervenir. Elle sortait comme d'un reve. Que s'etait-il donc passe? pourquoi etait-elle la, a suivre toujours les aiguilles sur ce cadran? Deux minutes nouvelles s'etaient ecoulees. --Maman, dit Jeanne, si tu veux, nous irons voir le docteur ensemble, ce soir.... Ca me promenera. J'etouffe aujourd'hui. Helene n'entendait pas. Encore treize minutes. Elle ne pouvait pourtant pas laisser s'accomplir une telle abomination. Il n'y avait plus en elle, dans ce reveil tumultueux, qu'une volonte furieuse d'empecher cela. Il le fallait, elle ne vivrait plus. Et, folie, elle courut dans la chambre. --Ah! tu m'emmenes! cria Jeanne joyeusement. Nous allons voir le docteur tout de suite, n'est-ce pas, petite mere? --Non, non, repondait-elle, cherchant ses bottines, se baissant pour regarder sous le lit. Elle ne les trouva pas; elle eut un geste de supreme insouciance, en pensant qu'elle pouvait bien sortir avec les petits souliers d'appartement qu'elle avait aux pieds. Maintenant, elle bouleversait l'armoire a glace pour trouver son chale. Jeanne s'etait approchee, tres-caline. --Alors, tu ne vas pas chez le docteur, petite mere? --Non. --Dis, emmene-moi tout de meme.... Oh! emmene moi, tu me feras tant plaisir! Mais elle avait enfin son chale, elle le jetait sur ses epaules. Mon Dieu! plus que douze minutes, juste le temps de courir. Elle irait la-bas, elle ferait quelque chose, n'importe quoi. En chemin, elle verrait. --Petite mere, emmene-moi, repetait Jeanne d'une voix de plus en plus basse et touchante. --Je ne puis t'emmener, dit Helene. Je vais quelque part ou les enfants ne vont pas.... Donne-moi mon chapeau. Le visage de Jeanne avait blemi. Ses yeux noircirent, sa voix devint breve. Elle demanda: --Ou vas-tu? La mere ne repondit pas, occupee a nouer les brides de son chapeau. L'enfant continuait: --Tu sors toujours sans moi, a present.... Hier, tu es sortie; aujourd'hui, tu es sortie; et voila que tu t'en vas encore. Moi, j'ai trop de peine, j'ai peur ici, toute seule.... Oh! je mourrai, si tu me laisses.... Entends-tu, je mourrai, petite mere.... Puis, sanglotante, prise d'une crise de douleur et de rage, elle se cramponna a la jupe d'Helene. --Voyons, lache-moi, sois raisonnable, je vois revenir, repetait celle-ci. --Non, je ne veux pas.... non, je ne veux pas.... begayait l'enfant. Oh! tu ne m'aimes plus, sans cela tu m'emmenerais.... Oh! je sens bien que tu aimes mieux les autres.... Emmene-moi, emmene-moi, ou je vais rester la par terre, tu me retrouveras par terre.... Et elle nouait ses petits bras autour des jambes de sa mere, elle pleurait dans les plis de sa robe, s'accrochant a elle, se faisant lourde pour l'empecher d'avancer. Les aiguilles marchaient, il etait trois heures moins dix. Alors, Helene pensa que jamais elle n'arriverait assez tot; et, la tete perdue, elle repoussa Jeanne violemment, en criant: --Quelle enfant insupportable! C'est une vraie tyrannie!... Si tu pleures, tu auras affaire a moi! Elle sortit, referma rudement la porte. Jeanne avait recule en chancelant jusqu'a la fenetre, les larmes coupees par cette brutalite, raidie et toute blanche. Elle tendit les bras vers la porte, cria encore a deux reprises: "Maman! maman!" Et elle resta la, retombee sur sa chaise, les yeux agrandis, la face bouleversee par cette pensee jalouse que sa mere la trompait. Dans la rue, Helene hatait le pas. La pluie avait cesse; seules, de grosses gouttes, coulant des gouttieres, lui mouillaient lourdement les epaules. Elle s'etait promis de reflechir dehors, d'arreter un plan. Mais elle n'avait plus que le besoin d'arriver. Lorsqu'elle s'engagea dans le passage des Eaux, elle hesita une seconde. L'escalier se trouvait change en torrent, les ruisseaux de la rue Raynouard debordaient et s'engouffraient. Il y avait, le long des marches, entre les murs resserres, des rejaillissements d'ecume; tandis que des pointes de pave miroitaient, lavees par l'averse. Un coup de lumiere blafarde, tombant du ciel gris, blanchissait le passage, entre les branches noires des arbres. Elle retroussa a peine sa jupe, elle descendit. L'eau montait a ses chevilles, ses petits souliers manquerent de rester dans les flaques; et elle entendait autour d'elle, le long de la descente, un chuchotement clair, pareil au murmure des petites rivieres qui coulent sous les herbes, au fond des bois. Tout d'un coup, elle se trouva dans l'escalier, devant la porte. Elle demeura la, haletante, torturee. Puis, elle se souvint, elle prefera frapper a la cuisine. --Comment, c'est vous! dit la mere Fetu. Elle n'avait pas sa voix larmoyante. Ses yeux minces luisaient, pendant qu'un rire de vieille complaisante fretillait dans les mille rides de son visage. Elle ne se genait plus, elle lui tapota dans les mains, en ecoutant ses paroles entrecoupees. Helene lui donna vingt francs. --Dieu vous le rende! balbutia la mere Fetu par habitude. Tout ce que vous voudrez, ma petite. IV Malignon, renverse dans un fauteuil, allongeant les jambes devant le grand feu qui flambait, attendait tranquillement. Il avait eu le raffinement de fermer les rideaux des fenetres et d'allumer les bougies. La premiere piece, ou il se trouvait, etait vivement eclairee par un petit lustre et deux candelabres. Dans la chambre, au contraire, une obscurite regnait; seule la suspension de cristal mettait la un crepuscule a demi eteint. Malignon tira sa montre. --Fichtre! murmura-t-il, est-ce qu'elle me ferait encore poser aujourd'hui? Et il eut un leger baillement. Il attendait depuis une heure, il ne s'amusait guere. Cependant, il se leva, donna un coup d'oeil aux preparatifs. L'arrangement des fauteuils ne lui plut pas, il roula une causeuse devant la cheminee. Les bougies brulaient avec des reflets roses dans les tentures de cretonne, la piece se chauffait, silencieuse, etouffee; tandis que, au dehors, soufflaient de brusques coups de vent. Puis, il visita une derniere fois la chambre, et la il gouta une satisfaction de vanite: elle lui paraissait tres-bien, tout a fait "chic", capitonnee comme une alcove, le lit perdu dans une ombre voluptueuse. Au moment ou il donnait une bonne tournure aux dentelles des oreillers, on frappa trois coups rapides. C'etait le signal. --Enfin, dit-il tout haut, d'un air triomphant. Et il courut ouvrir. Juliette entra, la voilette baissee, empaquetee dans un manteau de fourrures. Pendant que Malignon refermait doucement la porte, elle resta un instant immobile, sans qu'on put voir l'emotion qui lui coupait la parole. Mais, avant que le jeune homme ait eu le temps de lui prendre la main, elle releva sa voilette, elle montra son visage souriant, un peu pale, tres-calme. --Tiens! vous avez allume, s'ecria-t-elle. Je croyais que vous detestiez ca, les bougies en plein jour. Malignon, qui s'appretait a la serrer dans ses bras, d'un geste passionne qu'il avait medite, fut decontenance et expliqua que le jour etait trop laid, que ses fenetres donnaient sur des terrains vagues. D'ailleurs, il adorait la nuit. --On ne sait jamais avec vous, reprit-elle en le plaisantant. Le printemps dernier, a mon bal d'enfants, vous m'avez fait toute une affaire: on etait dans un caveau, on aurait cru entrer chez un mort.... Enfin, mettons que votre gout a change. Elle semblait en visite, affectant une assurance qui grossissait un peu sa voix. C'etait le seul indice de son trouble. Par moments, elle avait une legere contraction du menton, comme si elle eut eprouve une gene dans la gorge. Mais ses yeux brillaient, elle goutait le vif plaisir de son imprudence. Cela la changeait, elle songeait a madame de Chermette, qui avait un amant. Mon Dieu! c'etait drole tout de meme. --Voyons votre installation, reprit-elle. Et elle fit le tour de la piece. Il la suivait, reflechissant qu'il aurait du l'embrasser tout de suite; maintenant, il ne pouvait plus, il devait attendre. Pourtant, elle regardait les meubles, examinait les murs, levait la tete, se reculait, tout en parlant. --Je n'aime guere votre cretonne. Elle est d'un commun! Ou avez-vous trouve ce rose abominable?... Tiens, voila une chaise qui serait gentille, si le bois n'etait pas si dore.... Et pas un tableau, pas un bibelot; rien que votre lustre et vos candelabres qui manquent de style.... Ah bien! mon cher, je vous conseille de vous moquer encore de mon pavillon japonais! Elle riait, elle se vengeait de ses anciennes attaques, dont elle lui avait toujours tenu rancune. --Il est joli, votre gout, parlons-en!... Mais vous ne savez pas que mon magot vaut mieux que tout votre mobilier!... Un commis de nouveautes n'aurait pas voulu de ce rose-la. Vous avez donc fait le reve de seduire votre blanchisseuse? Malignon, tres-vexe, ne repondait rien. Il essayait de la conduire dans la chambre. Elle resta sur le seuil, en disant qu'elle n'entrait pas dans les endroits ou il faisait si noir. D'ailleurs, elle voyait suffisamment, la chambre valait le salon. Tout ca sortait du faubourg Saint-Antoine. Et ce fut surtout la suspension qui l'egaya. Elle fut impitoyable, elle revenait sans cesse a cette veilleuse de camelote, le reve des petites ouvrieres qui ne sont pas dans leurs meubles. On trouvait des suspensions pareilles dans tous les bazars pour sept francs cinquante. --Je l'ai payee quatre-vingt-dix francs, finit par crier Malignon, impatiente. Alors, elle parut enchantee de l'avoir mis en colere. Il s'etait calme, il lui demanda sournoisement: --Vous ne retirez pas votre manteau? --Si, repondit-elle; il fait une chaleur chez vous! Elle ota meme son chapeau, qu'il alla porter avec la fourrure sur le lit. Quand il revint, il la trouva assise devant le feu, regardant encore autour d'elle. Elle etait redevenue serieuse; elle consentit a se montrer conciliante. --C'est tres-laid, mais vous n'etes tout de meme pas mal. Les deux pieces auraient pu etre tres-bien. --Oh! pour ce que je veux en faire! laissa-t-il echapper, avec un geste d'insouciance. Il regretta tout de suite cette parole stupide. On ne pouvait pas etre plus grossier ni plus maladroit. Elle avait baisse la tete, reprise d'une gene douloureuse a la gorge. Pendant un instant, elle venait d'oublier pourquoi elle etait la. Il voulut au moins profiter de l'embarras ou il l'avait mise. --Juliette, murmura-t-il en se penchant vers elle. Elle le fit asseoir d'un geste. C'etait aux bains de mer, a Trouville, que Malignon, ennuye par la vue de l'Ocean, avait eu la belle idee de tomber amoureux. Depuis trois annees deja, ils vivaient dans une familiarite querelleuse. Un soir, il lui prit la main. Elle ne se facha pas, plaisanta d'abord. Puis, la tete vide, le coeur libre, elle s'imagina qu'elle l'aimait. Jusqu'a ce jour, elle avait a peu pres fait tout ce que faisaient ses amies, autour d'elle; mais une passion lui manquait, la curiosite et la besoin d'etre comme les autres la pousserent. Dans les commencements, si le jeune homme s'etait montre brutal, elle aurait infailliblement succombe. Il eut la fatuite de vouloir vaincre par son esprit, il la laissa s'habituer au jeu de coquette qu'elle jouait. Aussi, des sa premiere violence, une nuit qu'ils regardaient la mer ensemble, comme des amants d'opera-comique, l'avait-elle chasse, etonnee, irritee de ce qu'il derangeait ce roman dont elle s'amusait. A Paris, Malignon s'etait jure d'etre plus habile. Il venait de la reprendre dans une periode d'ennui, a la fin d'un hiver fatigant, lorsque les plaisirs connus, les diners, les bals, les premieres representations, commencaient a la desoler par leur monotonie. L'idee d'un appartement meuble tout expres dans un quartier perdu, le mystere d'un pareil rendez-vous, la pointe d'odeur suspecte qu'elle flairait, l'avaient seduite. Cela lui semblait original, il fallait bien tout voir. Et elle avait, au fond d'elle, un si beau calme, qu'elle n'etait guere plus troublee chez Malignon que chez les peintres ou elle montait queter des toiles pour ses ventes de charite. --Juliette, Juliette, repetait le jeune homme, en cherchant des inflexions de voix caressantes. --Allons, soyez raisonnable, dit-elle simplement. Et elle prit un ecran chinois sur la cheminee, elle continua, tres a l'aise, comme si elle se trouvait dans son propre salon: --Vous savez que nous avons repete ce matin.... Je crains bien de n'avoir pas eu la main heureuse en choisissant madame Berthier. Elle fait une Mathilde pleurnicheuse, insupportable.... Ce monologue si joli, quand elle s'adresse a sa bourse: "Pauvre petite, je te baisais tout a l'heure...." eh bien! elle le recite comme une pensionnaire qui a prepare un compliment.... Je suis tres-inquiete. --Et madame de Guiraud? demanda-t-il, en rapprochant sa chaise et en lui prenant la main. --Oh! elle est parfaite.... J'ai deniche la une excellente madame de Lery, qui aura du mordant, de la verve.... Elle lui abandonnait sa main qu'il baisait entre deux phrases, sans qu'elle parut s'en apercevoir. --Mais le pis, voyez-vous, disait-elle, c'est que vous ne soyez pas la. D'abord, vous feriez des observations a madame Berthier; ensuite, il est impossible que nous arrivions a un bon ensemble, si vous ne venez jamais. Il avait reussi a lui passer un bras derriere la taille. --Du moment ou je sais mon role...., murmura-t-il. --Oui, c'est tres-bien; seulement, il y a la mise en scene a regler.... Vous n'etes guere gentil, de ne pas nous consacrer trois ou quatre matinees. Elle ne put continuer, il lui mettait une pluie de baisers sur le cou. Alors, elle dut remarquer qu'il la tenait dans ses bras, elle le repoussa, en le souffletant legerement avec l'ecran chinois qu'elle avait garde. Sans doute elle s'etait jure de ne pas le laisser aller plus loin. Son visage blanc rougissait sous l'ardent reflet du feu, ses levres s'amincissaient dans la moue d'une curieuse que ses sensations etonnent. Vraiment, ce n'etait que cela! Il aurait fallu voir jusqu'au bout; et une peur la prenait. --Laissez moi, balbutia-t-elle en souriant d'un air contraint, je vais encore me facher.... Mais il crut l'avoir touchee. Il pensait tres-froidement: "Si je la laisse sortir d'ici comme elle est entree, elle est perdue pour moi." Les paroles etaient inutiles, il lui reprit les mains, voulut remonter aux epaules. Un instant, elle parut s'abandonner. Elle n'avait qu'a fermer les yeux, elle saurait. Cette envie lui venait, et elle la discutait au fond d'elle, avec une grande lucidite. Cependant, il lui sembla que quelqu'un criait non. C'etait elle qui avait crie, avant meme de s'etre repondu. --Non, non, repetait-elle. Lachez-moi, vous me faites du mal.... Je ne veux pas, je ne veux pas. Comme il ne disait toujours rien, la poussant vers la chambre, elle se degagea violemment. Elle obeissait a des mouvements singuliers, en dehors de ses desirs; elle etait irritee contre elle-meme et contre lui. Dans son trouble, des paroles entrecoupees lui echappaient. Ah! certes, il la recompensait bien mal de sa confiance. Qu'esperait-il donc en montrant cette brutalite? Elle le traita meme de lache. Jamais de la vie elle ne le reverrait. Mais il la laissait parler pour s'etourdir, il la poursuivait avec un rire mechant et bete. Elle finit par balbutier, refugiee derriere un fauteuil, tout d'un coup vaincue, comprenant qu'elle lui appartenait, sans qu'il eut encore avanca les mains pour la prendre. Ce fut une des minutes les plus desagreables de son existence. Et ils etaient la, face a face, le visage change, honteux et violent, lorsqu'un bruit eclata. Ils ne comprirent pas d'abord. On avait ouvert une porte, des pas traversaient la chambre, tandis qu'une voix leur criait: --Sauvez-vous, sauvez-vous.... Vous allez etre surpris. C'etait Helene. Tous deux, stupefies, la regardaient. Leur etonnement etait si grand, qu'ils en oubliaient l'embarras de leur situation; Juliette n'eut pas un mouvement de gene. --Sauvez-vous, repetait Helene. Votre mari sera ici dans deux minutes. --Mon mari, begaya la jeune femme, mon mari.... Pourquoi ca? a propos de quoi? Elle devenait imbecile. Tout se brouillait dans sa tete. Cela lui paraissait prodigieux qu'Helene fut la et qu'elle lui parlat de son mari. Mais celle-ci eut un geste de colere. --Ah! si vous croyez que j'ai le temps de vous expliquer.... Il va venir. Vous voila avertie. Partez vite, partez tous les deux. Alors, Juliette entra dans une agitation extraordinaire. Elle courait au milieu des pieces, bouleversee, lachant des mots sans suite: --Ah! mon Dieu, ah! mon Dieu.... Je vous remercie. Ou est mon manteau? Que c'est bete, cette chambre toute noire! Donnez-moi mon manteau, apportez une bougie que je trouve mon manteau.... Ma chere, ne faites pas attention, si je ne vous remercie pas.... Je ne sais ou sont les manches; non, je ne sais plus, je ne peux plus.... La peur la paralysait, il fallut qu'Helene l'aidat a mettre son manteau. Elle posa son chapeau de travers, ne noua pas meme les brides. Mais le pis fut qu'on perdit une grande minute a chercher sa voilette, qui etait tombee sous le lit.... Elle balbutiait, les mains eperdues et tremblantes, tatant sur elle si elle n'oubliait rien de compromettant. --Quelle lecon! quelle lecon!... Ah! c'est bien fini, par exemple! Malignon, tres-pale, avait une figure sotte. Il pietinait, se sentant deteste et ridicule. La seule reflexion nette qu'il fut en etat de faire, etait que decidement il n'avait pas de chance. Il ne lui vint aux levres que cette pauvre question: --Alors, vous croyez que je dois m'en aller aussi? Et comme on ne lui repondait pas, il prit sa canne, en continuant de causer, pour affecter un beau sang-froid. On avait tout le temps. Justement, il existait un autre escalier, un petit escalier de service abandonne, mais ou l'on pouvait passer encore. Le fiacre de madame Deberle etait reste devant la porte; il les emmenerait tous deux par les quais. Et il repetait: --Calmez-vous donc. Ca s'arrange tres-bien.... Tenez, c'est par ici. Il avait ouvert une porte, on apercevait l'enfilade des trois petites pieces, noires et delabrees, laissees dans toute leur crasse. Une bouffee d'air humide entra. Juliette, avant de s'engager dans cette misere, eut une derniere revolte, demandant tout haut: --Comment ai-je pu venir! Quelle abomination!... Jamais je ne me pardonnerai. --Depechez-vous, disait Helene, aussi anxieuse qu'elle. Elle la poussa. Alors, la jeune femme se jeta a son cou en pleurant. C'etait une reaction nerveuse. Une honte la prenait; elle aurait voulu se defendre, dire pourquoi on l'avait trouvee chez cet homme. Puis, d'un mouvement instinctif, elle retroussa ses jupons, comme si elle allait traverser un ruisseau. Malignon, qui etait passe le premier, deblayait du bout de sa botte les platras encombrant l'escalier de service. Les portes se refermerent. Cependant, Helene etait restee debout au milieu du petit salon. Elle ecoutait. Un silence s'etait fait autour d'elle, un grand silence, chaud et enferme, que troublait seul le petillement des buches reduites en braise. Ses oreilles sonnaient, elle n'entendait rien. Mais, au bout d'un temps qui lui parut interminable, il y eut un brusque roulement de voiture. C'etait le fiacre de Juliette qui partait. Alors, elle soupira, elle eut toute seule un geste muet de remerciement. La pensee qu'elle n'aurait pas l'eternel remords d'avoir bassement agi, la noyait d'un sentiment plein de douceur et de vague reconnaissance. Elle etait soulagee, tres-attendrie, mais tout d'un coup si faible, apres la crise atroce dont elle sortait, qu'elle ne se sentait plus la force de s'eloigner a son tour. Au fond, elle songeait qu'Henri allait venir et qu'il devait trouver quelqu'un la. On frappa, elle ouvrit tout de suite. Ce fut d'abord une grande surprise. Henri entrait, preoccupe de cette lettre sans signature qu'il avait recue, le visage blemi d'inquietude. Mais, quand il l'apercut, un cri lui echappa. --Vous!... Mon Dieu! c'etait vous! Et il y avait, dans ce cri, encore plus de stupeur que de joie. Il ne comptait guere sur ce rendez-vous donne avec tant de hardiesse. Puis, tous ses desirs d'homme furent eveilles par une offre si imprevue, dans le mystere voluptueux de cette retraite. --Vous m'aimez, vous m'aimez, balbutia-t-il, Enfin, vous voila, et moi qui n'avais pas compris! Il ouvrit les bras, il voulait la prendre. Helene lui avait souri a son entree. Maintenant, elle reculait, toute pale. Sans doute, elle l'attendait, elle s'etait dit qu'ils causeraient ensemble un instant, qu'elle inventerait une histoire. Et, brusquement, la situation lui apparaissait. Henri croyait a un rendez-vous. Jamais elle n'avait voulu cela. Elle se revoltait. --Henri, je vous en supplie.... Laissez-moi.... Mais il lui avait saisi les poignets, il l'attirait lentement, comme pour la vaincre tout de suite d'un baiser. L'amour grandi en lui pendant des mois, endormi plus tard par la rupture de leur intimite, eclatait d'autant plus violent, qu'il commencait a oublier Helene. Tout le sang de son coeur montait a ses joues; et elle se debattait, en lui voyant cette face ardente, qu'elle reconnaissait et qui l'effrayait. Deja deux fois il l'avait regardee avec ces regards fous. --Laissez moi, vous me faites peur.... Je vous jure que vous vous trompez. Alors, il parut surpris de nouveau. --C'est bien vous qui m'avez ecrit? demanda-t-il. Elle hesita une seconde. Que dire, que repondre? --Oui, murmura-t-elle enfin. Elle ne pouvait pourtant pas livrer Juliette apres l'avoir sauvee. C'etait comme un abime ou elle se sentait glisser elle-meme. Henri, a present, examinait les deux pieces, s'etonnant de l'eclairage et de leur decoration. Il osa l'interroger. --Vous etes ici chez vous? Et comme elle se taisait. --Votre lettre m'a beaucoup tourmente.... Helene, vous me cachez quelque chose. De grace, rassurez-moi. Elle n'ecoutait pas, elle songeait qu'il avait raison de croire a un rendez-vous. Qu'aurait-elle fait la, pourquoi l'aurait-elle attendu? Elle ne trouvait aucune histoire. Elle n'etait meme plus certaine de ne pas lui avoir donne ce rendez-vous. Une etreinte l'enveloppait, dans laquelle elle disparaissait lentement. Lui, la pressait davantage. Il la questionnait de tout pres, les levres sur les levres, pour lui arracher la verite. --Vous m'attendiez, vous m'attendiez? Alors, s'abandonnant, sans force, reprisa par cette lassitude et cette douceur qui la brisaient, elle consentit a dire ce qu'il dirait, a vouloir ce qu'il voudrait. --Je vous attendais, Henri.... Leurs bouches se rapprochaient encore. --Mais pourquoi cette lettre?... Et je vous trouve ici!... Ou sommes-nous donc? --Ne m'interrogez pas, ne cherchez jamais a savoir.... Il faut me jurer cela.... C'est moi, je suis pres de vous, vous le voyez bien. Que demandez-vous de plus? --Vous m'aimez? --Oui, je vous aime. --Vous etes a moi, Helene, a moi tout entiere? --Oui, tout entiere. Les levres sur les levres, ils s'etaient baises. Elle avait tout oublie, elle cedait a une force superieure. Cela lui semblait maintenant naturel et necessaire. Une paix s'etait faite en elle, il ne lui venait plus que des sensations et des souvenirs de jeunesse. Par une journee d'hiver semblable, lorsqu'elle etait jeune fille, rue des Petites-Maries, elle avait manque mourir, dans une piece sans air, devant un grand feu de charbon allume pour un repassage. Un autre jour, en ete, les fenetres etaient ouvertes, et un pinson egare dans la rue noire avait d'un coup d'aile fait le tour de sa chambre. Pourquoi donc songeait-elle a sa mort, pourquoi voyait-elle cet oiseau s'envoler? Elle se sentait pleine de melancolie et d'enfantillage, dans l'aneantissement delicieux de tout son etre. --Mais tu es mouillee, murmura Henri. Tu es donc venue a pied? Il baissait la voix pour la tutoyer, il lui parlait a l'oreille, comme si on avait pu l'entendre. Maintenant qu'elle se livrait, ses desirs tremblaient devant elle, il l'entourait d'une caresse ardente et timide, n'osant plus, retardant l'heure. Un souci fraternel lui venait pour sa sante, il avait le besoin de s'occuper d'elle, dans quelque chose d'intime et de petit. --Tu as les pieds trempes, tu vas prendre du mal, repetait-il. Mon Dieu! s'il y a du bon sens a courir les rues avec des souliers pareils! Il l'avait fait asseoir devant le feu. Elle souriait, sans se defendre, lui abandonnant ses pieds pour qu'il la dechaussat. Ses petits souliers d'appartement, creves dans les flaques du passage des Eaux, etaient lourds comme des eponges. Il les retira, les posa aux deux cotes de la cheminee. Les bas, eux aussi, restaient humides, marques d'une tache boueuse jusqu'a la cheville. Alors, sans qu'elle songeat a rougir, d'un geste fache et plein de tendresse dans sa brusquerie, il les lui enleva, en disant: --C'est comme ca qu'on s'enrhume. Chauffe-toi. Et il avait pousse un tabouret. Les deux pieds de neige, devant la flamme, s'eclairaient d'un reflet rose. On etouffait un peu. Au fond, la chambre avec son grand lit dormait; la veilleuse s'etait noyee, un des rideaux de la portiere, detache de son embrasse, masquait a moitie la porte. Dans le petit salon, les bougies, qui brulaient tres-hautes, avaient mis l'odeur chaude d'une fin de soiree. Par moments, on entendait au dehors le ruissellement d'une averse, un roulement sourd dans le grand silence. --Oui, c'est vrai, j'ai froid, murmura-t-elle avec un frisson, malgre la grosse chaleur. Ses pieds de neige etaient glaces. Alors, il voulut absolument les prendre dans ses mains. Ses mains brulaient, elles les rechaufferaient tout de suite. --Les sens-tu? demandait-il. Tes pieds sont si petits que je puis les envelopper tout entiers. Il les serrait dans ses doigts fievreux. Les bouts roses passaient seulement. Elle haussait les talons, en entendait le leger frolement des chevilles. Il ouvrait les mains, les regardait quelques secondes, si fins, si delicats, avec leur pouce un peu ecarte. La tentation fut trop forte, il les baisa. Puis, comme elle tressaillait: --Non, non, chauffe-toi.... Quand tu auras chaud. Tous deux avaient perdu la conscience du temps et des lieux. Ils eprouvaient la vague sensation d'etre tres-avant dans une longue nuit d'hiver. Ces bougies qui s'achevaient dans la moiteur ensommeillee de la piece, leur faisaient croire qu'ils avaient du veiller pendant des heures. Mais ils ne savaient plus ou. Autour d'eux, un desert se deroulait; pas un bruit, pas une voix humaine, l'impression d'une mer noire ou soufflait une tempete. Ils etaient hors du monde, a mille lieues des terres. Et cet oubli des liens qui les attachaient aux etres et aux choses, etait si absolu, qu'il leur semblait naitre la, a l'instant meme, et devoir mourir la, tout a l'heure, lorsqu'ils se prendraient aux bras l'un de l'autre. Meme ils ne trouvaient plus de paroles. Les mots ne rendaient plus leurs sentiments. Peut-etre s'etaient-ils connus ailleurs, mais cette ancienne rencontre n'importait pas. Seule, la minute presente existait, et ils la vivaient longuement, ne parlant pas de leur amour, habitues deja l'un a l'autre comme apres dix ans de mariage. --As-tu chaud? --Oh! oui, merci. Une inquietude la fit se pencher. Elle murmura: --Jamais mes souliers ne seront secs. Lui, la rassura, prit les petits souliers, les appuya contre les chenets, en disant a voix tres-basse: --Comme cela, ils secheront, je t'assure. Il se retourna, baisa encore ses pieds, monta a sa taille. La braise qui emplissait l'atre les brulait tous les deux. Elle n'eut pas une revolte devant ces mains tatonnantes, que le desir egarait de nouveau. Dans l'effacement de tout ce qui l'entourait et de ce qu'elle etait elle-meme, le seul souvenir de sa jeunesse demeurait encore, une piece ou il faisait une chaleur aussi forte, un grand fourneau avec des fers, sur lequel elle se penchait; et elle se rappelait qu'elle avait eprouve un aneantissement pareil, que cela n'etait pas plus doux, que les baisers dont Henri la couvrait ne lui donnaient pas une mort lente plus voluptueuse. Lorsque, tout d'un coup, il la saisit entre ses bras, pour l'emmener dans la chambre, elle eut pourtant une anxiete derniere. Elle croyait que quelqu'un avait crie, il lui semblait qu'elle oubliait quelqu'un sanglotant dans l'ombre. Mais ce ne fut qu'un frisson, elle regarda autour de la piece, elle ne vit personne. Cette piece lui etait inconnue, aucun objet ne lui parla. Une averse plus violente tombait avec une clameur prolongee. Alors, comme prise d'un besoin de sommeil, elle s'abattit sur l'epaule d'Henri, elle se laissa emporter. Derriere eux, l'autre rideau de la portiere s'echappa de son embrasse. Quand Helene revint, les pieds nus, chercher ses souliers devant le feu qui se mourait, elle pensait que jamais ils ne s'etaient moins aimes que ce jour-la. V Jeanne, les yeux sur la porte, restait dans le gros chagrin du brusque depart de sa mere. Elle tourna la tete, la chambre etait vide et silencieuse; mais elle entendait encore le prolongement des bruits, des pas precipites qui s'en allaient, un froissement de jupe, la porte du palier refermee violemment. Puis, il n'y avait plus rien. Et elle etait seule. Toute seule, toute seule. Sur le lit, le peignoir de sa mere, jete a la volee, pendait, la jupe elargie, une manche contre le traversin, dans l'attitude etrangement ecrasee d'une personne qui serait tombee la sanglotante et comme videe par une immense douleur. Des linges trainaient. Un fichu noir faisait par terre une tache de deuil. Dans le desordre des sieges bouscules, du gueridon pousse devant l'armoire a glace, elle etait toute seule, elle sentait des larmes l'etrangler, en regardant ce peignoir ou sa mere n'etait plus, etire dans une maigreur de morte. Elle joignit les mains, elle appela une derniere fois: "Maman! maman!" Mais les tentures de velours bleu assourdissaient la chambre. C'etait fini, elle etait seule. Alors, le temps coula. Trois heures sonneront a la pendule. Un jour bas et louche entrait par les fenetres. Des nuees couleur de suie passaient, qui assombrissaient encore le ciel. A travers les vitres, couvertes d'une legere buee, on apercevait un Paris brouille, efface dans une vapeur d'eau, avec des lointains perdus dans de grandes fumees. La ville elle-meme n'etait pas la pour tenir compagnie a l'enfant, comme par ces claires apres-midi, ou il lui semblait qu'en se penchant un peu, elle allait toucher les quartiers avec la main. Qu'allait-elle faire? Ses petits bras desesperes se serrerent contre sa poitrine. Son abandon lui apparaissait noir, sans bornes, d'une injustice et d'une mechancete qui l'enrageaient. Elle n'avait jamais rien vu d'aussi vilain, elle pensait que tout allait disparaitre, que rien ne reviendrait jamais plus. Puis, elle apercut pres d'elle, dans un fauteuil, sa poupee, assise le dos contre un coussin, les jambes allongees, en train de la regarder, comme une personne. Ce n'etait pas sa poupee mecanique, mais une grande poupee avec une tete de carton, des cheveux frises, des yeux d'email, dont le regard fixe la troublait parfois; depuis deux ans qu'elle la deshabillait et la rhabillait, la tete s'etait ecorchee au menton et aux joues, les membres de peau rose bourres de son avaient pris un alanguissement, une mollesse degingandee de vieux linges. La poupee, pour le moment, etait en toilette de nuit, vetue d'une seule chemise, les bras disloques, l'un en l'air, l'autre en bas. Alors, Jeanne, en voyant que quelqu'un etait avec elle, se sentit un instant moins malheureuse. Elle la prit entre ses bras, la serra bien fort, tandis que la tete sa balancait en arriere, le cou casse. Et elle lui parlait, elle etait la plus sage, elle avait bon coeur, jamais elle ne sortait et ne la laissait toute seule. C'etait son tresor, son petit chat, son cher petit coeur. Toute fremissante, se retenant pour ne pas pleurer encore, elle la couvrit de baisers. Cette furie de caresses la vengeait un peu, la poupee retomba sur son bras comme une loque. Elle s'etait levee, elle regardait dehors, le front appuye contre une vitre. La pluie avait cesse, les nuages de la derniere averse, emportes par un coup de vent, roulaient a l'horizon, vers les hauteurs du Pere-Lachaise que noyaient des hachures grises; et Paris, sur ce fond d'orage, eclaire d'une lumiere uniforme, prenait une grandeur solitaire et triste. Il semblait depeuple, pareil a ces villes des cauchemars que l'on apercoit dans un reflet d'astre mort. Bien sur, ce n'etait guere joli. Vaguement, elle songeait aux gens qu'elle avait aimes, depuis qu'elle etait au monde. Son bon ami le plus ancien, a Marseille, etait un gros chat rouge, qui pesait tres-lourd; elle le prenait sous le ventre en serrant ses petits bras, elle le portait comme ca d'une chaise a une autre, sans qu'il se mit en colere; puis, il avait disparu, c'etait la premiere mechancete dont elle se souvint. Ensuite, elle avait eu un moineau; celui-la etait mort, elle l'avait ramasse un matin par terre, dans la cage; ca faisait deux. Elle ne comptait pas ses joujoux qui se cassaient pour lui causer du chagrin, toutes sortes d'injustices dont elle souffrait beaucoup, parce qu'elle etait trop bete. Une poupee surtout, pas plus haute que la main, l'avait desesperee en se laissant ecraser la tete; meme elle la cherissait tant, qu'elle l'avait enterree en cachette dans un coin de la cour; et plus tard, prise du besoin de la revoir et l'ayant deterree, elle s'etait rendue malade de peur, en la retrouvant si noire et si laide. Toujours les autres cessaient de l'aimer les premiers. Ils s'abimaient, ils partaient; enfin, il y avait de leur faute. Pourquoi donc? Elle ne changeait pas, elle. Quand elle aimait les gens, ca durait toute la vie. Elle ne comprenait pas l'abandon. Cela etait une chose enorme, monstrueuse, qui ne pouvait entrer dans son petit coeur sans le faire eclater. Un frisson la prenait, aux pensees confuses, lentement eveillees en elle. Alors, on se quittait un jour, on s'en allait chacun de son cote, on ne se voyait plus, on ne s'aimait plus. Et les yeux sur Paris, immense et melancolique, elle restait toute froide, devant ce que sa passion de douze ans devinait des cruautes de l'existence. Cependant, son baleine avait encore terni la vitre. Elle effaca de la main la buee qui l'empechait de voir. Des monuments, au loin, laves par l'averse, avaient des miroitements de glaces brunies. Des files de maisons, propres et nettes, avec leurs facades pales, au milieu des toitures, semblaient des pieces de linge etendues, quelque lessive colossale sechant sur des pres a l'herbe rousse. Le jour blanchissait, la queue du nuage qui couvrait encore la ville d'une vapeur, laissait percer le rayonnement laiteux du soleil; et l'on sentait une gaiete hesitante au-dessus des quartiers, certains coins ou le ciel allait rire. Jeanne regardait en bas, sur le quai et sur les pentes du Trocadero, la vie des rues recommencer, apres cette rude pluie, qui tombait par brusques averses. Les fiacres reprenaient leurs cahots ralentis, tandis que les omnibus, dans le silence des chaussees encore desertes, passaient avec un redoublement de sonorite. Des parapluies se fermaient, des passants abrites sous les arbres se hasardaient d'un trottoir a l'autre, au milieu du ruissellement des flaques coulant aux ruisseaux. Elle s'interessait surtout a une dame et a une petite fille tres-bien mises, qu'elle voyait debout sous la tente d'une marchande de jouets, pres du pont. Sans doute, elles s'etaient refugiees la, surprises par la pluie. La petite devalisait la boutique, tourmentait la dame pour avoir un cerceau; et toutes deux s'en allaient maintenant, l'enfant qui courait, rieuse et lachee, poussait le cerceau sur le trottoir. Alors, Jeanne redevint tres-triste, sa poupee lui parut affreuse. C'etait un cerceau qu'elle voulait, et etre la-bas, et courir, pendant que sa mere, derriere elle, aurait marche a petits pas, en lui criant de ne pas aller si loin. Tout se brouillait. A chaque minute, elle essuyait la vitre. On lui avait defendu d'ouvrir la fenetre; mais elle se sentait pleine de revolte, elle pouvait regarder dehors au moins, puisqu'on ne l'emmenait pas. Elle ouvrit, elle s'accouda comme une grande personne, comme sa mere, lorsqu'elle se mettait la et qu'elle ne parlait plus. L'air etait doux, d'une douceur humide, qui lui semblait tres-bonne. Une ombre, peu a peu etendue sur l'horizon, lui fit lever la tete. Elle avait, au-dessus d'elle, la sensation d'un oiseau geant, les ailes elargies. D'abord, elle ne vit rien, le ciel restait clair; mais une tache sombre se montra a l'angle de la toiture, deborda, envahit le ciel. C'etait un nouveau grain, pousse par un terrible vent d'ouest. Le jour avait baisse rapidement, la ville etait noire, dans une lueur livide qui donnait aux facades un ton de vieille rouille. Presque aussitot la pluie tomba. Les chaussees furent balayees. Des parapluies sa retournerent, des promeneurs, fuyant de tous cotes, disparurent comme des pailles. Une vieille dame tenait a deux mains ses jupons, tandis que l'averse s'abattait sur son chapeau avec une raideur de gouttiere. Et la pluie marchait, on pouvait suivre le vol du nuage a la course furieuse de l'eau vers Paris; la barre des grosses gouttes enfilait les avenues des quais, dans un galop de cheval emporte, soulevant une poussiere, dont la petite fumee blanche roulait au ras du sol avec une vitesse prodigieuse; elle descendait les Champs-Elysees, s'engouffrait dans les longues rues droites du quartier Saint-Germain, emplissait d'un bond les larges etendues, les places vides, les carrefours deserts. En quelques secondes, derriere cette trame de plus en plus epaisse, la ville palit, sembla se fondre. Ce fut comme un rideau tire obliquement du vaste ciel a la terre. Des vapeurs montaient, l'immense clapotement avait un bruit assourdissant de ferrailles remuees. Jeanne, etourdie par la clameur, se reculait. Il lui semblait qu'un mur blafard s'etait bati devant elle. Mais elle adorait la pluie, elle revint s'accouder, allongea les bras, pour sentir les grosses gouttes froides s'ecraser sur ses mains. Cela l'amusait, elle se trempait jusqu'aux manches. Sa poupee devait, comme elle, avoir mal a la tete. Aussi venait-elle de la poser a califourchon sur la barre, le dos contre le mur. Et, en voyant les gouttes l'eclabousser, elle pensait que ca lui faisait du bien. La poupee, tres-raide, avec l'eternel sourire de ses petites dents, avait une epaule qui ruisselait, tandis que des souffles de vent enlevaient sa chemise. Son pauvre corps, vide de son, grelottait. Pourquoi donc sa mere ne l'avait-elle pas emmenee? Jeanne trouvait, dans cette eau qui lui battait les mains, une nouvelle tentation d'etre dehors. On devait etre tres-bien dans la rue. Et elle revoyait, derriere le voile de l'averse, la petite fille poussant un cerceau sur le trottoir. On ne pouvait pas dire, celle-la etait sortie avec sa mere. Meme elles paraissaient joliment contentes toutes les deux. Ca prouvait qu'on emmenait les petites filles, quand il pleuvait. Mais il fallait vouloir. Pourquoi n'avait-on pas voulu? Alors, elle songeait encore a son chat rouge qui s'en etait alle, la queue en l'air, sur les maisons d'en face, puis a cette petite bete de moineau, qu'elle avait essaye de faire manger, quand il etait mort, et qui avait fait semblant de ne pas comprendre. Ces histoires lui arrivaient toujours, on ne l'aimait pas assez fort. Oh! elle aurait ete prete en deux minutes; les jours ou ca lui plaisait, elle s'habillait vite; les bottines que Rosalie boutonnait, le paletot, le chapeau, et c'etait fini. Sa mere aurait bien pu l'attendre deux minutes. Quand elle descendait chez ses amis, elle ne bousculait pas comme ca ses affaires; quand elle allait au bois de Boulogne, elle la promenait doucement par la main, elle s'arretait avec elle a chaque boutique de la rue de Passy. Et Jeanne ne devinait pas, ses sourcils noirs se froncaient, ses traits si fins prenaient cette durete jalouse qui lui donnait un visage bleme de vieille fille mechante. Elle sentait confusement que sa mere etait quelque part ou les enfants ne vont pas. On ne l'avait pas emmenee, pour lui cacher des choses. A ces pensees, son coeur se serrait d'une tristesse indicible, elle avait mal. La pluie devenait plus fine, des transparences se faisaient a travers le rideau qui voilait Paris. Le dome des Invalides reparut le premier, leger et tremblant, dans la vibration luisante de l'averse. Puis, des quartiers emergerent du flot qui se retirait, la ville sembla sortir d'un deluge, avec ses toits ruisselants, tandis que des fleuves emplissaient encore les rues d'une vapeur. Mais, tout d'un coup, une flamme jaillit, un rayon tomba au milieu de l'ondee. Alors, pendant un instant, ce fut un sourire dans des larmes. Il ne pleuvait plus sur le quartier des Champs-Elysees, la pluie sabrait la rive gauche, la Cite, les lointains des faubourgs; et l'on en voyait les gouttes filer comme des traits d'acier, minces et drus dans le soleil. Vers la droite, un arc-en-ciel s'allumait. A mesure que le rayon s'elargissait, des hachures roses et bleues peinturluraient l'horizon d'un bariolage d'aquarelle enfantine. Il y eut un flamboiement, une tombee de neige d'or sur une ville de cristal. Et le rayon s'eteignit, un nuage avait roule, le sourire se noyait dans les larmes, Paris s'egouttait avec un long bruit de sanglots, sous le ciel couleur de plomb. Jeanne, les manches trempees, eut un acces de toux. Mais elle ne sentait pas le froid qui la penetrait, occupee maintenant de la pensee que sa mere etait descendue dans Paris. Elle avait fini par connaitre trois monuments, les Invalides, le Pantheon, la tour Saint-Jacques; elle repetait leurs noms, elle les designait du doigt, sans s'imaginer comment ils pouvaient etre, quand on les regardait de pres. Sans doute sa mere se trouvait la-bas, et elle la mettait au Pantheon, parce que celui-la l'etonnait le plus, enorme et plante tout en l'air comme le panache de la ville. Puis, elle se questionnait. Paris restait pour elle cet endroit ou les enfants ne vont pas. On ne la menait jamais. Elle aurait voulu savoir, pour se dire tranquillement: "Maman est la, elle fait ceci." Mais ca lui semblait trop vaste, on ne retrouvait personne. Ses regards sautaient a l'autre bout de la plaine. N'etait-ce pas plutot dans ce tas de maisons, a gauche, sur une colline? ou tout pres, sous les grands arbres dont les branches nues ressemblaient a des fagots de bois mort? Si elle avait pu soulever les toitures! Qu'etait-ce donc, ce monument si noir? et cette rue, ou courait quelque chose de gros? et tout ce quartier dont elle avait peur, parce que bien sur on s'y battait. Elle ne distinguait pas nettement; mais, sans mentir, ca remuait, c'etait tres-laid, les petites filles ne devaient pas regarder. Toutes sortes de suppositions vagues, qui lui donnaient envie de pleurer, troublaient son ignorance d'enfant. L'inconnu de Paris, avec ses fumees, son grondement continu, sa vie puissante, soufflait jusqu'a elle, par ce temps mou de degel, une odeur de misere, d'ordure et de crime, qui faisait tourner sa jeune tete, comme si elle s'etait penchee au-dessus d'un de ces puits empestes, exhalant l'asphyxie de leur boue invisible. Les Invalides, le Pantheon, la tour Saint-Jacques, elle les nommait, elle les comptait; puis, elle ne savait plus, elle restait effrayee et honteuse, avec la pensee entetee que sa mere etait dans ces vilaines choses, quelque part qu'elle ne devinait point, tout au fond, la-bas. Brusquement, Jeanne se tourna. Elle aurait jure qu'on avait marche dans la chambre; meme une main legere venait de lui effleurer l'epaule. Mais la chambre etait vide, dans le lourd desordre ou Helene l'avait laissee; le peignoir pleurait toujours, allonge, ecrase sur le traversin. Alors, Jeanne, toute blanche, fit d'un regard le tour de la piece, et son coeur se brisa. Elle etait seule, elle etait seule. Mon Dieu! sa mere, en partant, l'avait poussee, et tres-fort, a la jeter par terre. Cela lui revenait dans une angoisse, la douleur de cette brutalite la reprenait aux poignets et aux epaules. Pourquoi l'avait-on battue? Elle etait gentille, elle n'avait rien a se reprocher. On lui parlait si doucement d'ordinaire, cette correction la revoltait. Elle eprouvait cette sensation de ses peurs d'enfant, lorsqu'on la menacait du loup et qu'elle regardait, sans l'apercevoir; c'etait dans l'ombre comme des choses qui allaient l'ecraser. Pourtant, elle se doutait, la face blemie, peu a peu gonflee d'une colere jalouse. Tout d'un coup, la pensee que sa mere devait aimer plus qu'elle les gens ou elle avait couru, en la bousculant si fort, lui fit porter les deux mains a sa poitrine. Elle savait a present. Sa mere la trahissait. Sur Paris, une grande anxiete s'etait faite, dans l'attente d'une nouvelle bourrasque. L'air obscurci avait un murmure, d'epais nuages planaient. Jeanne, a la fenetre, toussa violemment; mais elle se sentait comme vengee d'avoir froid, elle aurait voulu prendre du mal. Les mains contre la poitrine, elle sentait la grandir son malaise. C'etait une angoisse, dans laquelle son corps s'abandonnait. Elle tremblait de peur, et n'osait plus se retourner, toute froide a l'idee de regarder encore dans la chambre. Quand on est petite, on n'a pas de force. Qu'etait-ce donc, ce mal nouveau, dont la crise l'emplissait de honte et d'amere douceur? Lorsqu'on la taquinait, qu'on la chatouillait malgre ses rires, elle avait eu parfois ce frisson exaspere. Toute raidie, elle attendait dans une revolte de ses membres innocents et vierges. Et, du fond de son etre, de son sexe de femme eveille, une vive douleur jaillit comme un coup recu de loin. Alors, defaillante, elle poussa un cri etouffe: "Maman! maman!" sans qu'on put savoir si elle appelait sa mere a son secours, ou si elle l'accusait de lui envoyer ce mal dont elle se mourait. A ce moment, la tempete eclatait. Dans le silence lourd d'anxiete, au- dessus de la ville devenue noire, le vent hurla; et l'on entendit le craquement prolonge de Paris, les persiennes qui battaient, les ardoises qui volaient, les tuyaux de cheminee et les gouttieres qui rebondissaient sur le pave des rues. Il y eut un calme de quelques secondes; puis, un nouveau souffla passa, emplit l'horizon d'une baleine si colossale, que l'ocean des toitures, ebranle, sembla soulever ses vagues et disparut dans un tourbillon. Pendant un instant, ce fut le chaos. D'enormes nuages, elargis comme des taches d'encre, couraient au milieu de plus petits, disperses et flottants, pareils a des haillons que le vent dechiquetait et emportait fil a fil. Un instant, deux nuees s'attaquerent, se briserent avec des eclats, qui semerent de debris l'espace couleur de cuivre; et chaque fois que l'ouragan sautait ainsi, soufflant de tous les points du ciel, il y avait en l'air un ecrasement d'armees, un ecroulement immense dont les decombres suspendus allaient ecraser Paris. Il ne pleuvait pas encore. Tout a coup, un nuage creva sur le centre de la ville, une trombe d'eau remonta le cours de la Seine. Le ruban vert du fleuve, crible et sali par le clapotement des gouttes, se changeait en un ruisseau de boue; et, un a un, derriere l'averse, les ponts reparaissaient, amincis, legers dans la vapeur; tandis que, a droite et a gauche, les quais deserts secouaient furieusement leurs arbres, le long de la ligne grise des trottoirs. Au fond, sur Notre-Dame, le nuage se partagea, versa un tel torrent, que la Cite fut submergee; seules, en haut du quartier noye, les tours nageaient dans une eclaircie, comme des epaves. Mais, de toutes parts, le ciel s'ouvrait, la rive droite a trois reprises parut engloutie. Une premiere ondee ravagea les faubourgs lointains, s'elargissant, battant les pointes de Saint-Vincent-de-Paul et de la tour Saint-Jacques qui blanchissaient sous le flot. Deux autres, coup sur coup, ruisselerent sur Montmartre et sur les Champs-Elysees. Par instants, on distinguait les verrieres du Palais de l'Industrie fumant dans le rejaillissement de la pluie, Saint-Augustin dont la coupole roulait au fond d'un brouillard comme une lune eteinte, la Madeleine qui allongeait sa toiture plate, pareille aux dalles lavees a grande eau de quelque parvis en ruine; pendant que, en arriere, la masse enorme et sombree de l'Opera faisait penser a un vaisseau demate, la carene prise entre deux rocs, resistante aux assauts de la tempete. Sur la rive gauche, que voilait une poussiere d'eau, on apercevait le dome des Invalides, les fleches de Sainte-Clotilde, les tours de Saint-Sulpice mollissant, se fondant dans l'air trempe d'humidite. Un nuage s'elargit, la colonnade du Pantheon lacha des nappes qui menacaient d'inonder les quartiers bas. Et, des ce moment, les coups de pluie frapperent la ville a toutes places; on eut dit que le ciel se jetait sur la terre; des rues s'abimaient, coulant a fond et surnageant, dans des secousses dont la violence semblait annoncer la fin de la cite. Un grondement continu montait, la voix des ruisseaux grossis, le tonnerre des eaux se vidant aux egouts. Cependant, au-dessus de Paris boueux, que ces giboulees salissaient du meme ton jaune, les nuages s'effrangeaient, devenaient d'une paleur livide, egalement epandue, sans une fissure ni une tache. La pluie s'amincissait, raide et pointue; et quand une rafale soufflait encore, de grandes ondes moiraient les hachures grises, on entendait les gouttes obliques, presque horizontales, fouetter lus murs avec un sifflement, jusqu'a ce que, le vent tombe, elles redevinssent droites, piquant la sol dans un apaisement obstine, du coteau de Passy a la campagne plate de Charenton. Alors, l'immense cite, comme detruite et morte a la suite d'une supreme convulsion, etendit son champ de pierres renversees, sous l'effacement du ciel. Jeanne, affaissee a la fenetre, avait de nouveau balbutie: "Maman! maman!" et une immense fatigue la laissait toute faible, en face de Paris englouti. Dans cet aneantissement, les cheveux envoles, le visage mouille de gouttes de pluie, elle gardait le gout de l'amere douceur dont elle venait de frissonner, tandis que le regret de quelque chose d'irremediable pleurait en elle. Tout lui semblait fini, elle comprenait qu'elle devenait tres-vieille. Les heures pouvaient couler, elle ne regardait meme plus dans la chambre. Cela lui etait egal, d'etre oubliee et seule. Un tel desespoir emplissait son coeur d'enfant, qu'il faisait noir autour d'elle. Si on la grondait comme autrefois, quand elle etait malade, ce serait tres-injuste. Ca la brulait, ca la prenait comme un mal de tete. Surement, tout a l'heure, on lui avait casse quelque part une chose. Elle ne pouvait empecher ca. Il lui fallait bien se laisser faire ce qu'on voulait. A la fin, elle etait trop lasse. Sur la barre d'appui, elle avait noue ses deux petits bras, et une somnolence la prenait, la tete appuyee, ouvrant de temps a autre ses yeux tres-grands, pour voir l'averse. Toujours, toujours la pluie tombait, le ciel bleme fondait en eau. Un dernier souffle avait passe, on entendait un roulement monotone. La pluie souveraine battait sans fin, au milieu d'une solennelle immobilite, la ville qu'elle avait conquise, silencieuse et deserte. Et c'etait, derriere le cristal raye de ce deluge, un Paris fantome, aux lignes tremblantes, qui paraissait se dissoudre. Il n'apportait plus a Jeanne qu'un besoin de sommeil, avec de vilains reves, comme si tout son inconnu, le mal qu'elle ignorait, se fut exhale en brouillard pour la penetrer et la faire tousser. Chaque fois qu'elle ouvrait les yeux, des hoquets de toux la secouaient, et elle restait la quelques secondes a le regarder; puis, en laissant retomber la tete, elle en emportait l'image, il lui semblait qu'il s'etalait sur elle et l'ecrasait. La pluie tombait toujours. Quelle heure pouvait-il etre, maintenant? Jeanne n'aurait pas pu dire. Peut-etre la pendule ne marchait-elle plus. Cela lui paraissait trop fatigant de se retourner. Il y avait au moins huit jours que sa mere etait partie. Elle avait cesse de l'attendre, elle se resignait a ne plus la revoir. Puis, elle oubliait tout, les miseres qu'on lui avait faites, le mal etrange dont elle venait de souffrir, meme l'abandon ou le monde la laissait. Une pesanteur descendait en elle avec un froid de pierre. Elle etait seulement bien malheureuse, oh! malheureuse autant que les petits pauvres perdus sous les portes, auxquels elle donnait des sous. Jamais ca ne s'arreterait, elle serait ainsi pendant des annees, c'etait trop grand et trop lourd pour une petite fille. Mon Dieu! comme on toussait, comme on avait froid, quand on ne vous aimait plus! Elle fermait ses paupieres appesanties, dans le vertige d'un assoupissement fievreux, et sa derniere pensee etait un vague souvenir d'enfance, une visite a un moulin, avec du ble jaune, des graines toutes petites, qu coulaient sous des meules grosses comme des maisons. Des heures, des heures passaient, chaque minute apportait un siecle. La pluie tombait sans relache, du meme train tranquille, comme ayant tout le temps, l'eternite, pour noyer la plaine. Jeanne dormait. Pres d'elle, sa poupee, pliee sur la barre d'appui, les jambes dans la chambre et la tete dehors, semblait une noyee, avec sa chemise qui se collait a sa peau rose, ses yeux fixes, ses cheveux ruisselants d'eau; et elle etait maigre a faire pleurer, dans sa posture comique et navrante de petite morte. Jeanne, endormie, toussait; mais elle n'ouvrait plus les yeux, sa tete roulait sur ses bras croises, la toux s'achevait en un sifflement, sans qu'elle s'eveillat. Il n'y avait plus rien, elle dormait dans le noir, elle ne retirait meme pas sa main, dont les doigts rougis laissaient couler des gouttes claires, une a une, au fond des vastes espaces qui se creusaient sous la fenetre. Cela dura encore des heures, des heures. A l'horizon, Paris s'etait evanoui comme une ombre de ville, le ciel se confondait dans le chaos brouille de l'etendue, la pluie grise tombait toujours, entetee. CINQUIEME PARTIE I Il faisait nuit depuis longtemps, lorsque Helene rentra. Pendant qu'elle montait peniblement l'escalier en s'aidant de la rampe, son parapluie s'egouttait sur les marches. Devant sa porte, elle resta quelques secondes a souffler, encore etourdie du roulement de l'averse autour d'elle, du coudoiement des gens qui couraient, du reflet des reverberes dansant le long des flaques. Elle marchait dans un reve, dans la surprise de ces baisers qu'elle venait de recevoir et de rendre; et, tandis qu'elle cherchait sa clef, elle songeait qu'elle n'avait ni remords ni joie. Cela etait ainsi, elle ne pouvait faire que cela fut autrement. Mais elle ne trouvait pas sa clef; sans doute elle l'avait oubliee dans la poche de son autre robe. Alors, elle fut tres-contrariee, il lui sembla qu'elle s'etait mise a la porte de chez elle. Elle dut sonner. --Ah! c'est madame, dit Rosalie en ouvrant. Je commencais a etre inquiete. Et, prenant le parapluie pour le porter a la cuisine, sur la pierre de l'evier: --Hein? quelle pluie!... Zephyrin, qui vient d'arriver, etait trempe comme une soupe.... Je me suis permis de le retenir a diner, madame. Il a la permission de dix heures. Helene, machinalement, la suivait. Elle semblait avoir le besoin de revoir toutes les pieces de son appartement, avant d'oter son chapeau. --Vous avez bien fait, ma fille, repondit-elle. Un instant, elle se tint sur le seuil de la cuisine, regardant les fourneaux allumes. D'un geste instinctif, elle ouvrit une armoire et la referma. Tous les meubles etaient a leur place; elle les retrouvait, cela lui causait un plaisir. Cependant, Zephyrin s'etait leve respectueusement. Elle sourit, en lui adressant un leger signe de tete. --Je ne savais plus si je devais mettre le roti, reprit la bonne. --Quelle heure est-il donc? demanda-t-elle. --Mais bientot sept heures, madame. --Comment! sept heures! Et elle resta tres-etonnee. Elle avait perdu la conscience du temps. Ce fut pour elle un reveil. --Et Jeanne? dit-elle. --Oh! elle a ete bien sage, madame. Meme je crois qu'elle s'est endormie, car je ne l'ai plus entendue. --Vous ne lui avez donc pas donne de la lumiere? Rosalie resta embarrassee, ne voulant pas raconter que Zephyrin lui avait apporte des images. Mademoiselle n'avait pas bouge, c'etait que mademoiselle n'avait besoin de rien. Mais Helene ne l'ecoutait plus. Elle entra dans la chambre, ou un grand froid la saisit. --Jeanne! Jeanne! appela-t-elle. Aucune voix ne repondait. Ella se heurta contra un fauteuil. La porte de la salle a manger, qu'elle avait laissee entre-baillee, eclairait un coin du tapis. Elle eut un frisson, on aurait dit que la pluie tombait dans la piece, avec ses souffles humides et son ruissellement continu. Alors, en se tournant, elle apercut le carre pale que la fenetre taillait dans le gris du ciel. --Qui donc a ouvert cette fenetre! cria-t-elle. Jeanne! Jeanne! Toujours pas de reponse. Une inquietude mortelle la serrait au coeur. Elle voulut voir a cette fenetre; mais, en tatant, elle sentit une chevelure, Jeanne etait la. Et, comme Rosalie arrivait avec une lampe, l'enfant apparut, toute blanche, dormant la joue sur ses bras croises, tandis que l'eclaboussement des gouttes tombant du toit la mouillait. Elle ne soufflait plus, abattue de desespoir et de fatigue. Ses grandes paupieres bleuatres retenaient dans leurs cils deux grosses larmes. --Malheureuse enfant! balbutiait Helene, s'il est permis!... Mon Dieu, elle est toute froide!... S'endormir la, et par un pareil temps, lorsqu'on lui avait defendu de toucher a la fenetre!... Jeanne, Jeanne, reponds-moi, reveille-toi! Rosalie s'etait prudemment esquivee. La petite, que sa mere avait enlevee entre ses bras, laissait aller sa tete, comme ne pouvant secouer le sommeil de plomb qui s'etait empare d'elle. Pourtant, elle ouvrit enfin les paupieres; et elle restait engourdie, hebetee, les yeux blesses par la lampe. --Jeanne, c'est moi.... Qu'as-tu? Regarde, je viens de rentrer. Mais elle ne comprenait pas, murmurant d'un air de stupeur: --Ah!... ah!... Elle examinait sa mere, comme si elle ne l'eut pas reconnue. Pois, tout d'un coup, elle grelotta, elle parut sentir le grand froid de la chambre. Ses idees revenaient, les larmes de ses cils roulerent sur ses joues. Elle se debattait, voulant qu'on ne la touchat pas. --C'est toi, c'est toi.... Oh! laisse, tu me serres trop. J'etais si bien. Et, glissee de ses bras, elle avait peur d'elle. D'un regard inquiet, elle remontait de ses mains a ses epaules; une des mains etait degantee, elle reculait devant le poignet nu, la paume moite, les doigts tiedes, de l'air sauvage dont elle fuyait devant la caresse d'une main etrangere. Ce n'etait plus la meme odeur de verveine, les doigts avaient du s'allonger, la paume gardait une mollesse; et elle restait exasperee au contact de cette peau qui lui semblait changee. --Voyons, je ne te gronde pas, continuait Helene. Mais, vraiment, est-ce raisonnable?... Embrasse-moi. Jeanne reculait toujours. Elle ne se souvenait pas d'avoir vu cette robe, ni ce manteau a sa mere. La ceinture etait lache, les plis tombaient d'une facon qui l'irritait. Pourquoi donc revenait-elle si mal habillee, avec quelque chose de tres-laid et de si triste dans toutes ses affaires? Elle avait de la boue a son jupon, ses souliers etaient creves, rien ne lui tenait sur le corps, comme elle le disait elle-meme, lorsqu'elle se fachait contre les petites filles qui ne savaient pas s'habiller. --Embrasse-moi, Jeanne. Mais l'enfant ne reconnaissait pas davantage la voix, qui lui paraissait plus forte. Elle etait montee au visage, elle s'etonnait de la petitesse lassee des yeux, de la rougeur fievreuse des levres, de l'ombre etrange dont la face entiere etait noyee. Elle n'aimait pas ca, elle recommencait a avoir du mal dans la poitrine, comme lorsqu'on lui faisait de la peine. Alors, enervee par l'approche de ces choses subtiles et rudes qu'elle flairait, comprenant qu'elle respirait la l'odeur de la trahison, elle eclata en sanglots. --Non, non, je t'en prie.... Oh! tu m'as laissee seule, oh! j'ai ete trop malheureuse.... --Mais puisque je suis rentree, ma cherie.... Ne pleure pas, je suis rentree. --Non, non, c'est fini.... Je ne te veux plus.... Oh! j'ai attendu, j'ai attendu, j'ai trop de mal. Helene l'avait reprise et l'attirait doucement, tandis que l'enfant s'entetait, repetant: --Non, non, ce n'est plus la meme chose, tu n'es plus la meme. --Comment? Qu'est-ce que tu dis la, mon enfant? --Je ne sais pas, tu n'es plus la meme. --Tu veux dire que je ne t'aime plus? --Je ne sais pas, tu n'es plus la meme.... Ne dis pas non.... Tu ne sens plus la meme chose. C'est fini, fini, fini. Je veux mourir. Toute pale, Helene la tenait de nouveau dans ses bras. Ca se voyait donc sur son visage? Elle la baisa, mais la petite frissonnait, d'un air de si profond malaise, qu'elle ne lui mit pas au front un second baiser. Elle la garda pourtant. Ni l'une ni l'autre ne parlait plus. Jeanne pleurait tout bas, dans la revolte nerveuse qui la raidissait. Helene songeait qu'il ne fallait pas donner d'importance aux caprices des enfants. Au fond, elle avait une sourde honte, le poids de sa fille sur son epaule la faisait rougir. Alors, elle posa Jeanne par terre. Toutes deux furent soulagees. --Maintenant, sois raisonnable, essuie tes yeux, reprit Helene. Nous arrangerons tout ca. L'enfant obeit, se montra tres-douce, un peu craintive, avec des regards en dessous. Mais, brusquement, une quinte de toux la secoua. --Mon Dieu! te voila malade, maintenant. Je ne puis vraiment m'absenter une seconde.... Tu as eu froid? --Oui, maman, dans le dos. --Tiens! mets ce chale. Le poele de la salle a manger est allume. Tu vas avoir chaud.... Est-ce que tu as faim? Jeanne hesita. Elle allait dire la verite, repondre non; mais elle eut un nouveau regard oblique, et se recula, en disant a mi-voix: --Oui, maman. --Allons, ce ne sera rien, declara Helene, qui avait besoin de se rassurer. Mais, je t'en prie, mechante enfant, ne me fais plus de ces peurs. Comme Rosalie revenait annoncer que madame etait servie, elle la gronda vivement. La petite bonne baissait la tete, en murmurant que c'etait bien vrai, qu'elle aurait du veiller sur mademoiselle. Puis, pour calmer madame, elle l'aida a se deshabiller. Bon Dieu! madame etait dans un joli etat! Jeanne suivait les vetements qui tombaient un a un, comme si elle les eut interroges, en s'attendant a voir glisser de ces linges trempes de boue les choses qu'on lui cachait. Le cordon d'un jupon surtout ne voulait pas ceder; Rosalie dut travailler un instant pour en defaire le noeud; et l'enfant se rapprocha, attiree, partageant l'impatience de la bonne, se fachant contre ce noeud, prise de la curiosite de savoir comment il etait fait. Mais elle ne put rester, elle sa refugia derriere un fauteuil, loin des vetements dont la tiedeur l'importunait. Elle tournait la tete. Jamais sa mere changeant de robe ne l'avait genee ainsi. --Madame doit se sentir a son aise, disait Rosalie. C'est joliment bon, du linge sec, lorsqu'on est mouille. Helene, dans son peignoir de molleton bleu, poussa un leger soupir, comme si elle eut en effet eprouve un bien-etre. Elle se retrouvait chez elle, allegee, n'ayant plus a ses epaules le poids de ces vetements qu'elle avait traines. La bonne eut beau lui repeter que le potage etait sur la table, elle voulut meme se laver le visage et les mains a grande eau. Quand elle fut toute blanche, humide encore, le peignoir boutonne jusqu'au menton, Jeanne revint pres d'elle, lui prit une main et la baisa. A table pourtant, la mere et la fille ne parlerent point. Le poele ronflait, la petite salle a manger s'egayait avec son acajou luisant et ses porcelaines claires. Mais Helene semblait retombee dans cette torpeur qui l'empechait de penser; elle mangeait machinalement, d'un air d'appetit. Jeanne, en face d'elle, levait ses regards par-dessus son verre, sournoisement, ne perdant pas un de ses gestes. Elle toussa. Sa mere, qui l'oubliait, s'inquieta tout d'un coup. --Comment! tu tousses encore!... Tu ne te rechauffes donc pas? --Oh! si, maman, j'ai bien chaud. Elle voulut lui tater la main, pour voir si elle mentait. Alors, elle s'apercut que son assiette restait pleine. --Tu disais que tu avais faim.... Tu n'aimes donc pas ca? --Mais si, maman. Je mange. Jeanne faisait un effort, avalait une bouchee. Helene la surveillait un instant, puis son souvenir retournait la-bas, dans cette chambre pleine d'ombre. Et l'enfant voyait bien qu'elle ne comptait plus. Vers la fin du repas, ses pauvres membres brises s'etaient affaisses sur la chaise, elle ressemblait a une petite vieille, avec les yeux pales des filles tres-agees que jamais plus personne n'aimera. --Mademoiselle ne prend pas de la confiture? demanda Rosalie. Alors, je puis oter le couvert? Helene restait les yeux perdus. --Maman, j'ai sommeil, dit Jeanne, d'une voix changee; veux-tu me permettre de me coucher?... Je serai mieux dans mon lit. De nouveau, sa mere parut s'eveiller en sursaut. --Tu souffres, ma cherie! Ou souffres-tu? parle donc! --Mais non, quand je te dis!... J'ai sommeil, il est bien l'heure de dormir. Elle quitta sa chaise et se redressa, pour faire croire qu'elle n'avait pas de mal. Ses petits pieds engourdis butaient sur le parquet. Dans la chambre, elle s'appuya aux meubles, elle eut le courage de ne pas pleurer, malgre le feu qui la brulait partout. Sa mere venait la coucher; et elle ne put que nouer ses cheveux pour la nuit, tellement l'enfant avait mis de hate a oter elle-meme ses vetements. Elle se glissa toute seule entre les draps, elle ferma vite les yeux. --Tu es bien? demandait Helene, en remontant les couvertures et en la bordant. --Tres-bien. Laisse-moi, ne me remue pas.... Emporte la lumiere. Elle ne desirait qu'une chose, etre dans le noir pour rouvrir les yeux et sentir son mal, sans que personne la regardat. Quand la lampe ne fut plus la, elle ouvrit les yeux tout grands. Cependant, a cote, dans la chambre, Helene marchait. Un singulier besoin de mouvement la tenait debout, la pensee de se coucher lui etait insupportable. Elle regarda la pendule; neuf heures moins vingt, qu'allait-elle faire? Elle fouilla dans un tiroir, ne se souvint plus de ce qu'elle cherchait. Puis, elle s'approcha de la bibliotheque, jeta un coup d'oeil sur les livres, sans se decider, ennuyee par la seule lecture des titres. Le silence de la chambre bourdonnait a ses oreilles; cette solitude, cet air lourd lui devenaient une souffrance. Elle aurait souhaite du bruit, du monde, quelque chose qui la tirat d'elle-meme. A deux reprises, elle ecouta a la porte de la petite piece ou Jeanne ne mettait pas un souffle. Tout dormait, elle tourna encore, deplacant et replacant les objets qui lui tombaient sous la main. Mais elle eut une pensee brusque, elle songeait que Zephyrin devait etre encore avec Rosalie. Alors, soulagee, heureuse a l'idee de n'etre plus seule, elle se dirigea vers la cuisine, en trainant ses pantoufles. Comme elle etait dans l'antichambre et qu'elle poussait deja la porte vitree du petit couloir, elle surprit le claquement sonore d'un soufflet lance a toute volee. La voix de Rosalie criait: --Hein! tu me pinceras encore, peut-etre!... A bas les pattes! Tandis que Zephyrin murmurait en grasseyant: --Ca ne fait rien, ma belle, c'est comme je t'aime.... Et ca y est.. Mais la porte avait craque. Lorsque Helene entra, le petit soldat et la cuisiniere, attables bien tranquillement, avaient tous les deux le nez dans leur assiette. Ils jouaient l'indifference, ce n'etaient pas eux. Seulement, ils etaient tres-rouges, leurs yeux luisaient comme des chandelles, des fretillements les faisaient sauter sur leurs chaises de paille. Rosalie se leva, se precipita. --Madame desire quelque chose? Helene n'avait pas prepare de pretexte. Elle venait pour les voir, pour causer, pour etre avec du monde. Mais une honte la prit, elle n'osa pas dire qu'elle ne voulait rien. --Vous avez de l'eau chaude? demanda-t-elle enfin. --Non, madame, et mon feu s'eteignait.... Oh! ca n'empeche pas, je vais vous donner ca dans cinq minutes. Ca bout tout de suite. Elle remit du charbon, posa la bouillotte. Puis, voyant que sa maitresse restait la, sur le seuil: --Dans cinq minutes, madame, je vous porte ca. Alors, Helene eut un geste vague. --Je ne suis pas pressee, j'attendrai.... Ne vous derangez pas, ma fille; mangez, mangez.... Voila un garcon qui va etre oblige de rentrer a la caserne. Rosalie consentit a se rasseoir. Zephyrin, qui se tenait debout, salua militairement et coupa de nouveau sa viande, en elargissant les coudes, pour montrer qu'il savait se conduire. Quand ils mangeaient ainsi ensemble, apres le diner de madame, ils ne tiraient meme pas la table au milieu de la cuisine, ils preferaient se mettre cote a cote, le nez tourne vers la muraille. De cette facon, ils pouvaient se donner des coups de genoux, se pincer, s'allonger des claques, sans perdre un morceau; et, s'ils levaient les yeux, ils avaient la vue rejouissante des casseroles. Un bouquet de laurier et de thym pendait, la boite aux epices avait une odeur poivree. Autour d'eux, la cuisine, qui n'etait pas rangee encore, etalait la debandade de la desserte; mais elle restait bien agreable tout de meme pour des amoureux de bel appetit, se payant la des choses dont on ne servait jamais a la caserne. Ca sentait surtout le roti, releve d'une pointe de vinaigre, le vinaigre de la salade. Les reflets du gaz dansaient dans les cuivres et dans les fers battus. Comme le fourneau chauffait terriblement, ils avaient entr'ouvert la fenetre, et des souffles de vent frais, venus du jardin, gonflaient le rideau de cotonnade bleue. --Vous devez rentrer a dix heures precises? demanda Helene. --Oui, madame, sauf votre respect, repondit Zephyrin. --C'est qu'il y a une belle course!... Vous prenez l'omnibus? --Oh! madame, des fois.... Voyez-vous, avec un bon petit trot gymnastique, ca va encore mieux. Elle avait fait un pas dans la cuisine, elle s'appuyait contre le buffet, les mains tombees et nouees sur son peignoir. Elle causa encore du vilain temps de la journee, de ce qu'on mangeait au regiment, de la cherte des oeufs. Mais chaque fois qu'elle avait pose une question et qu'ils avaient repondu, la conversation cessait. Elle les genait, ainsi derriere leurs dos; ils ne se retournaient plus, parlant dans leurs assiettes, pliant les epaules sous ses regards, tandis qu'ils avalaient de toutes petites bouchees, pour etre propres. Elle, calmee, se trouvait bien la. --Ne vous impatientez pas, madame, dit Rosalie, voila deja l'eau qui chante.... Si le feu etait plus vif.... Helene l'empecha de se deranger. Tout a l'heure. Elle eprouvait seulement une grande lassitude dans les jambes. Machinalement, elle traversa la cuisine, alla pres de la fenetre, ou elle voyait la troisieme chaise, une chaise de bois, tres-haute, qui se transformait en escabeau, lorsqu'on la renversait. Mais elle ne s'assit pas tout de suite. Elle avait apercu, sur un coin de la table, un tas d'images. --Tiens! dit-elle en les prenant, avec le desir d'etre agreable a Zephyrin. Le petit soldat eut un rire silencieux. Il rayonnait, suivant les images du regard, hochant la tete, quand un beau morceau passait sous les yeux de madame. --Celle-la, dit-il tout d'un coup, je l'ai trouvee rue du Temple.... C'est une belle femme, qui a des fleurs dans son panier.... Helene s'etait assise. Elle examinait la belle femme, un couvercle de boite a pastilles, dore et verni, que Zephyrin avait essuye avec soin. Sur le dossier de la chaise, un torchon l'empechait de s'appuyer. Elle le repoussa, s'absorba de nouveau. Alors, les deux amoureux, en voyant madame si bonne, ne se generent plus. Ils finirent meme par l'oublier. Helene avait laisse, une a une, tomber les images sur ses genoux; et, vaguement souriante, elle les regardait, elle les ecoutait. --Dis donc, mon petit, murmurait la cuisiniere, tu ne reprends pas du gigot? Il ne repondait ni oui ni non, se balancait comme si on l'eut chatouille, puis s'elargissait d'aise, lorsqu'elle lui mettait une epaisse tranche sur son assiette. Ses epaulettes rouges sautaient, tandis que sa tete ronde, aux grandes oreilles ecartees, avait le branlement d'une tete de magot, dans son collet jaune. Il riait du dos, eclatant dans sa tunique, qu'il ne deboutonnait jamais a la cuisine, par respect pour madame. --Ca vaut mieux que les raves du pere Rouvet, finit-il par dire, la bouche pleine. Ca, c'etait un souvenir du pays. Tous deux creverent de rire; et Rosalie se retint apres la table, pour ne pas tomber. Un jour, c'etait avant leur premiere communion, Zephyrin avait vole trois raves au pere Rouvet; elles etaient dures, les raves, oh! dures a se casser les dents; mais Rosalie, tout de meme, avait croque sa part, derriere l'ecole. Alors, toutes les fois qu'ils mangeaient ensemble, Zephyrin ne manquait pas de dire: --Ca vaut mieux que les raves du pere Rouvet. Et, toutes les fois, Rosalie crevait si fort, qu'elle cassait le cordon de son jupon. On entendit le cordon qui partait. --Hein! tu l'as casse? dit le petit soldat triomphant. Il envoya les mains, il voulait savoir. Mais il recut des tapes. --Reste tranquille, tu ne le raccommoderas pas, peut-etre.... C'est bete, de me casser mon cordon. J'en remets un chaque semaine. Puis, comme il tatait tout de meme, elle lui prit entre ses gros doigts une pincee de chair sur la main et la tortilla. Cette gentillesse allait encore l'exciter, lorsque, d'un coup d'oeil furieux, elle lui montra madame, qui les regardait. Sans trop se troubler, il se gonfla la joue d'une enorme bouchee, clignant les paupieres de son air de troupier degourdi, faisant mine de dire que les femmes ne detestent pas ca, meme les dames. Bien sur, quand les gens s'aiment, on a toujours du plaisir a les voir. --Vous avez encore cinq ans a rester soldat? demanda Helene, affaissee sur la haute chaise de bois, s'oubliant dans une grande douceur. --Oui, madame, peut-etre quatre seulement, si on n'a pas besoin de moi. Rosalie comprit que madame songeait a son mariage. Elle s'ecria, en affectant d'etre en colere: --Oh! madame, il peut rester dix ans encore, ce n'est pas moi qui irai le reclamer au gouvernement.... Il devient trop chatouilleur. Je crois bien qu'on le debauche.... Oui, tu as beau rire. Mais, avec moi, ca ne prend pas. Quand monsieur le maire sera la, nous verrons a plaisanter. Et, comme il ricanait plus fort, pour se poser en seducteur devant madame, la cuisiniere se facha tout a fait. --Va, je te conseille!... Au fond, vous savez, madame, qu'il est aussi godiche. On n'a pas idee comme l'uniforme les rend betes. Ce sont des airs qu'il se donne avec les camarades. Si je le mettais a la porte, vous l'entendriez pleurer dans l'escalier.... Je me fiche de toi, mon petit! Quand je voudrai, est-ce que tu ne seras pas toujours la, pour savoir comment mes bas sont faits? Elle le regardait de tout pres; mais, a le voir ainsi, avec sa bonne figure couleur de son qui commencait a etre inquiete, elle fut brusquement attendrie. Et, sans transition apparente: --Ah! je ne t'ai pas dit, j'ai recu une lettre de la tante.... Les Guignard voudraient vendre leur maison. Oui, presque pour rien.... On pourra peut-etre, plus tard.... --Bigre! dit Zephyrin epanoui, on serait chez soi la dedans.... Il y a de quoi mettre deux vaches. Alors, ils se turent. Ils etaient au dessert. Le petit soldat lechait du raisine sur son pain avec une gourmandise d'enfant, tandis que la cuisiniere pelait une pomme, soigneusement, d'un air maternel. Lui, pourtant, avait fourre sous la table sa main restee libre, et il lui faisait des minettes le long des genoux, mais si doucement, qu'elle feignait de ne pas les sentir. Quand il restait honnete, elle ne se fachait point. Meme elle devait aimer ca, sans l'avouer, car elle avait de legers sauts de contentement sur sa chaise. Enfin, ce jour-la, c'etait un regal complet. --Madame, voila votre eau qui bout, dit Rosalie apres un silence. Helene ne bougeait pas. Elle se sentait comme enveloppee dans leur tendresse. Et elle continuait pour eux leurs reves, elle se les imaginait la-bas, dans la maison des Guignard, avec leurs deux vaches. Cela la faisait sourire, de le voir si serieux, la main sous la table, tandis que la petite bonne se tenait tres-raide, pour ne pas avoir l'air. Toutes les distances se trouvaient rapprochees, elle n'avait plus une conscience nette d'elle ni des autres, du lieu ou elle etait ni de ce qu'elle venait y faire. Les cuivres flambaient sur les murs, une mollesse la retenait, le visage noye, sans qu'elle fut blessee du desordre de la cuisine. Cet abaissement d'elle-meme lui donnait la profonde jouissance d'un besoin contente. Elle avait seulement tres- chaud, le fourneau mettait des gouttes de sueur a son front pale; et, derriere elle, la fenetre entr'ouverte soufflait sur sa nuque des frissons delicieux. --Madame, votre eau bout, repeta Rosalie. Il ne va rien rester dans la bouillotte. Et elle posa la bouillotte devant elle. Helene, un instant surprise, dut se lever. --Ah! oui.... Je vous remercie. Elle n'avait plus de pretexte, elle s'en alla lentement, a regret. Dans sa chambre, la bouillotte l'embarrassa. Mais toute une passion eclatait en elle. Cet engourdissement qui l'avait tenue comme imbecile, se fondait en un flot de vie ardente, dont le ruissellement la brulait. Elle frissonnait de la volupte qu'elle n'avait point eprouvee. Des souvenirs lui revenaient, ses sens s'eveillaient trop tard, avec un immense desir inassouvi, Droite au milieu de la piece, elle eut un etirement de tout son corps, les mains levees et tordues, faisant craquer ses membres enerves. Oh! elle l'aimait, elle le voulait, elle se donnerait comme ca, la fois prochaine. Et, au moment ou elle otait son peignoir en regardant ses bras nus, un bruit l'inquieta, elle crut que Jeanne avait tousse. Alors, elle prit la lampe. L'enfant, les paupieres closes, semblait endormie. Mais, lorsque sa mere tranquillisee eut tourne le dos, elle ouvrit ses yeux tout grands, des yeux noirs qui la suivaient, pendant qu'elle retournait dans la chambre. Elle ne dormait pas encore, elle ne voulait pas qu'on la fit dormir. Une nouvelle crise de toux lui dechira la gorge, et elle enfonca la tete sous la couverture, elle l'etouffa. Maintenant, elle pouvait s'en aller, sa mere ne s'en apercevrait plus. Elle gardait ses yeux ouverts dans la nuit, sachant tout, comme si elle venait de reflechir, et mourant de ca, sans une plainte. II Helene, le lendemain, eut toutes sortes d'idees pratiques. Elle s'eveilla avec l'imperieux besoin de veiller elle-meme sur son bonheur, frissonnante a la crainte de perdre Henri par quelque imprudence. A cette heure frileuse du lever, tandis que la chambre engourdie dormait encore, elle l'adorait, elle le desirait, dans un elan de tout son etre. Jamais elle ne s'etait connu ce souci d'etre habile. Sa premiere pensee fut qu'elle devait voir Juliette le matin meme. Elle eviterait ainsi des explications facheuses, des recherches qui pouvaient tout compromettre. Lorsqu'elle arriva chez madame Deberle, vers neuf heures, elle la trouva deja levee, pale et les yeux rougis comme une heroine de drame. Et, des qu'elle l'apercut, la pauvre femme se jeta dans ses bras en pleurant, en l'appelant son bon ange. Elle n'aimait pas du tout ce Malignon, oh! elle le jurait! Mon Dieu! quelle aventure stupide! Elle en serait morte, c'etait certain! car, maintenant, elle ne se sentait pas faite le moins du monde pour ces machines-la, les mensonges, les souffrances, les tyrannies d'un sentiment toujours le meme. Comme cela lui semblait bon de se retrouver libre! Elle riait d'aise; puis, elle sanglota de nouveau en suppliant son amie de ne pas la mepriser. Au fond de sa fievre, il y avait de la peur, elle croyait que son mari savait tout. La veille, il etait rentre agite. Elle accabla Helene de questions. Alors, celle-ci, avec une audace et une facilite qui l'etonnaient elle-meme, lui conta une histoire dont elle inventait les details un a un, abondamment. Elle lui jura que son mari ne se doutait de rien. C'etait elle qui, ayant tout appris et voulant la sauver, avait imagine d'aller ainsi troubler le rendez-vous. Juliette l'ecoutait, acceptait ce roman, le visage eclaire d'une joie debordante, au milieu de ses larmes. Elle se jeta une fois encore a son cou. Et Helene n'etait nullement genee par ses caresses, elle n'eprouvait aucun des scrupules de loyaute dont elle avait souffert autrefois. Lorsqu'elle la quitta, apres lui avoir fait promettre d'etre calme, elle riait au fond d'elle de son adresse, elle sortait ravie. Quelques jours se passerent. Toute l'existence d'Helene se trouvait deplacee; elle ne vivait plus chez elle, elle vivait chez Henri, par ses pensees de chaque heure. Plus rien n'existait que le petit hotel voisin, ou son coeur battait. Des qu'elle trouvait un pretexte, elle accourait, elle s'oubliait, satisfaite de respirer le meme air. Dans ce premier ravissement de la possession, la vue de Juliette l'attendrissait comme une dependance d'Henri. Pourtant celui-ci n'avait pu encore la rencontrer un instant seule. Elle semblait mettre un raffinement a retarder l'heure du second rendez-vous. Un soir, comme il la reconduisait jusqu'au vestibule, elle lui avait seulement fait jurer de ne pas revoir la maison du passage des Eaux, en ajoutant qu'il la compromettrait. Tous deux fremissaient dans l'attente de l'etreinte passionnee dont ils se reprendraient, ils ne savaient plus ou, quelque part, une nuit. Et Helene, hantee de ce desir, n'existait desormais que pour cette minute-la, indifferente aux autres, passant ses journees a l'esperer, tres-heureuse et ayant seulement dans son bonheur la sensation inquiete que Jeanne toussait autour d'elle. Jeanne toussait d'une petite toux seche, frequente, qui s'accentuait davantage vers le soir. Elle avait alors de legers acces de fievre; des sueurs l'affaiblissaient pendant son sommeil. Lorsque sa mere l'interrogeait, elle repondait qu'elle n'etait pas malade, qu'elle ne souffrait pas. C'etait sans doute une fin de rhume. Et Helene, tranquillisee par cette explication, n'ayant plus la conscience nette de ce qui se passait a ses cotes, gardait pourtant, dans le ravissement ou elle vivait, le sentiment confus d'une douleur, comme un poids dont la meurtrissure la faisait saigner a une place qu'elle n'aurait pu dire. Parfois, au milieu d'une de ces joies sans cause qui la baignaient de tendresse, une anxiete la prenait, il lui semblait qu'un malheur etait derriere elle. Elle se retournait et elle souriait. Quand on est trop heureuse, on tremble toujours. Personne n'etait la. Jeanne venait de tousser, mais elle buvait de la tisane, ce ne serait rien. Cependant, une apres-midi, le vieux docteur Bodin, qui montait en ami de la maison, avait fait trainer sa visite, preoccupe, etudiant Jeanne du coin de ses petits yeux bleus. Il l'interrogeait en ayant l'air de jouer avec elle. Ce jour-la, il ne dit rien. Mais, deux jours apres, il reparut; et, cette fois, sans examiner Jeanne, avec la gaiete d'un vieillard qui a vu beaucoup de choses, il mit la conversation sur les voyages. Autrefois, il avait servi comme chirurgien militaire; il connaissait toute l'Italie. C'etait un pays superbe qu'il fallait admirer au printemps. Pourquoi madame Grandjean n'y menait-elle pas sa fille? Il en vint ainsi, apres d'habiles transitions, a conseiller un sejour la-bas, au pays du soleil, comme il le disait. Helene le regardait fixement. Alors, il se recria; ni l'une ni l'autre n'etait malade, certes! seulement, cela rajeunissait de changer d'air. Elle etait devenue toute blanche, prise d'un froid mortel, a la pensee de quitter Paris. Mon Dieu! s'en aller si loin, si loin! perdre Henri tout d'un coup, laisser leurs amours sans lendemain! C'etait en elle un tel dechirement, qu'elle se pencha vers Jeanne, pour cacher son trouble. Est-ce que Jeanne voulait partir? L'enfant avait noue frileusement ses petits doigts. Oh! oui, elle voulait bien! elle voulait bien aller dans du soleil, toutes seules, elle et sa mere, oh! toutes seules; et sur sa pauvre figure maigrie, dont la fievre brulait les joues, l'espoir d'une vie nouvelle rayonnait. Mais Helene n'ecoutait plus, revoltee et mefiante, persuadee maintenant que tout le monde s'entendait, l'abbe, le docteur Bodin, Jeanne elle-meme, pour la separer d'Henri. En la voyant si bleme, le vieux medecin crut qu'il avait manque de prudence; il se hata de dire que rien ne pressait, decide a revenir sur cet entretien. Justement, madame Deberle devait rester chez elle, ce jour-la. Des que le docteur fut parti, Helene se hata de mettre son chapeau. Jeanne refusait de sortir; elle etait mieux aupres du feu; elle serait bien sage et n'ouvrirait pas la fenetre. Depuis quelque temps, elle ne tourmentait plus sa mere pour l'accompagner, elle la suivait seulement d'un long regard. Puis, lors-qu'elle etait seule, elle se rapetissait sur sa chaise et demeurait ainsi des heures, sans bouger. --Maman, est-ce loin, l'Italie? demanda-t-elle, quand Helene s'approcha pour l'embrasser. --Oh! tres-loin, ma mignonne. Mais Jeanne la tenait par le cou. Elle ne la laissa pas se relever tout de suite, murmurant: --Hein? Rosalie garderait ici tes affaires. Nous n'aurions pas besoin d'elle.... Vois-tu, avec une malle pas grosse.... Oh! ce serait bon, petite mere! Rien que nous deux!... Je reviendrais engraissee, tiens! comme ca. Elle gonflait les joues et arrondissait les bras. Helene dit qu'on verrait; puis, elle s'echappa, en recommandant a Rosalie de bien veiller sur mademoiselle. Alors, l'enfant se pelotonna au coin de la cheminee, regardant le feu bruler, enfoncee dans une reverie. De temps a autre, elle avancait machinalement les mains, pour les chauffer. Le reflet de la flamme fatiguait ses grands yeux. Elle etait si perdue qu'elle n'entendit pas entrer M. Rambaud. Il multipliait ses visites, il venait, disait-il, pour cette femme paralytique que le docteur Deberle n'avait pu encore faire entrer aux Incurables. Quand il trouvait Jeanne seule, il s'asseyait a l'autre coin de la cheminee, il causait avec elle comme avec une grande personne. C'etait bien ennuyeux, cette pauvre femme attendait depuis une semaine; mais il descendrait tout a l'heure, il verrait le docteur, qui lui donnerait peut-etre une reponse. Pourtant, il ne bougeait pas. --Ta mere ne t'a donc pas emmenee? demanda-t-il. Jeanne eut un mouvement des epaules, plein de lassitude. Cela la derangerait trop d'aller chez les autres. Plus rien ne lui plaisait. Elle ajouta: --Je deviens vieille, je ne peux pas jouer toujours.... Maman s'amuse dehors, moi, je m'amuse dedans; alors, nous ne sommes pas ensemble. Il y eut un silence. L'enfant frissonna, presenta les deux mains au brasier qui brulait avec une grande lueur rose; et elle ressemblait, en effet, a une bonne femme, emmitouflee dans un immense chale, un foulard au cou, un autre sur la tete. Au fond de tous ces linges, on la sentait pas plus grosse qu'un oiseau malade, ebouriffe et soufflant dans ses plumes. M. Rambaud, les mains nouees sur ses genoux, contemplait le feu. Puis, se tournant vers Jeanne, il lui demanda si sa mere etait sortie la veille. Elle repondit d'un signe affirmatif. Et l'avant-veille, et le jour d'auparavant. Elle disait toujours oui, d'un hochement du menton. Sa mere sortait tons les jours. Alors, M. Rambaud et la petite se regarderent longuement, avec des figures blanchies et graves, comme s'ils avaient a mettre en commun un grand chagrin. Ils n'en parlaient point, parce qu'une gamine et un homme vieux ne pouvaient causer de cela ensemble; mais ils savaient bien pourquoi ils etaient si tristes et pourquoi ils aimaient a rester ainsi a droite et a gauche de la cheminee, quand la maison etait vide. Cela les consolait beaucoup. Ils se serraient l'un contre l'autre, pour sentir moins leur abandon. Des effusions de tendresse leur venaient, ils auraient voulu s'embrasser et pleurer. --Tu as froid, bon ami, j'en suis sure.... Approche-toi du feu.--Mais non, ma cherie, je n'ai pas froid. --Oh! tu mens, tes mains sont glacees.... Approche-toi ou je me fache. Puis, c'etait lui qui s'inquietait. --Je parie qu'on ne t'a pas laissa de tisane.... Je vais t'en faire, veux-tu? Oh! je sais tres-bien la faire.... Si je te soignais, tu verrais, tu ne manquerais de rien. Il ne se permettait pas des allusions plus claires. Jeanne, vivement, repondait que la tisane la degoutait on lui en faisait trop boire. Pourtant, des fois, elle consentait a ce que M. Rambaud tournat autour d'elle, comme une mere; il lui glissait un oreiller sons les epaules, lui donnait sa potion qu'elle allait oublier, la soutenait dans la chambre, pendue a son bras. C'etaient des gateries qui les attendrissaient tous deux. Comme Jeanne le disait avec ses regards profonds dont la flamme troublait tant le bonhomme, ils jouaient au papa et a la petite fille, pendant que sa mere n'etait pas la. Tout d'un coup, des tristesses les prenaient, ils ne parlaient plus, s'examinant a la derobee, avec de la pitie l'un pour l'autre. Ce jour-la, apres un long silence, l'enfant repeta la question qu'elle avait deja posee a sa mere: --Est-ce loin, l'Italie? --Oh! je crois bien, dit M. Rambaud. C'est la-bas, derriere Marseille, au diable.... Pourquoi me demandes-tu ca? --Parce que, declara-t-elle gravement. Alors, elle se plaignit de ne rien savoir. Elle etait toujours malade, on ne l'avait jamais mise en pension. Tous deux se turent, la grande chaleur du feu les endormait. Cependant, Helene avait trouve madame Deberle et sa soeur Pauline dans le pavillon japonais, ou elles passaient souvent les apres midi. Il y faisait tres-chaud, une bouche de calorifere y soufflait une haleine etouffante. Les larges glaces etaient fermees, on apercevait l'etroit jardin en toilette d'hiver, pareil a une grande sepia traitee avec un fini merveilleux, detachant sur la terre brune les petites branches noires des arbres. Les deux soeurs se disputaient vertement. --Laisse-moi donc tranquille! criait Juliette, notre interet bien entendu est de soutenir la Turquie. --Moi, j'ai cause avec un Russe, repondit Pauline tout aussi animee. On nous aime a Saint-Petersbourg, nos allies veritables sont de ce cote. Mais Juliette prit un air grave, et, croisant les bras: --Alors, qu'est-ce que tu fais de l'equilibre europeen? La question d'Orient passionnait Paris, la conversation courante etait la, toute femme un peu repandue ne pouvait decemment parler d'autre chose. Aussi, depuis deux jours, madame Deberle se plongeait-elle avec conviction dans la politique exterieure. Elle avait des idees tres- arretees sur les differentes eventualites qui menacaient de se produire. Sa soeur Pauline l'agacait beaucoup, parce qu'elle se donnait l'originalite de soutenir la Russie, contrairement aux interets evidents de la France. Elle voulait la convaincre, puis elle se fachait. --Tiens! tais-toi, tu parles comme une sotte.... Si seulement tu avais etudie la question avec moi.... Elle s'interrompit, pour saluer Helene, qui entrait. --Bonjour, ma chere. Vous etes bien gentille d'etre venue.... Vous ne savez rien: On parlait ce matin d'un ultimatum. La seance de la Chambre des Communes a ete tres-agitee. --Non, je ne sais rien, repondit Helene, que la question stupefiait. Je sors si peu! D'ailleurs, Juliette n'avait pas attendu la reponse. Elle expliquait a Pauline pourquoi il fallait neutraliser la mer Noire, tout en nommant de temps a autre des generaux anglais et des generaux russes, familierement, avec une prononciation tres-correcte. Mais Henri venait de paraitre, tenant a la main un paquet de journaux. Helene comprit qu'il descendait pour elle. Leurs yeux s'etaient cherches, ils avaient appuye fortement leurs regards l'un sur l'autre. Ensuite ils s'envelopperent tout entiers dans la longue et silencieuse poignee de main qu'ils se donnerent. --Qu'y a-t-il dans les journaux? demanda fievreusement Juliette. --Dans les journaux, ma chere? dit le docteur; mais il n'y a jamais rien. Alors, on oublia un instant la question d'Orient. Il fut, a plusieurs reprises, question de quelqu'un sur qui l'on comptait et qui n'arrivait pas. Pauline faisait remarquer que trois heures allaient sonner. Oh! il viendrait, affirmait madame Deberle; il avait trop formellement promis; et elle ne nommait personne. Helene ecoutait sans entendre. Tout ce qui n'etait pas Henri ne l'interessait point. Elle n'apportait plus d'ouvrage, elle faisait des visites de deux heures, etrangere a la conversation, la tete occupee souvent du meme reve enfantin, imaginant que les autres disparaissaient par un prodige et restait seule avec lui. Cependant, elle repondit a Juliette qui la questionnait, tandis que le regard d'Henri, toujours pose sur le sien, la fatiguait delicieusement. Il passa derriere elle, comme pour relever un des stores, et elle sentit bien qu'il exigeait un rendez-vous, un frisson dont il effleura sa chevelure. Elle consentait, elle n'avait plus la force d'attendre. --On a sonne, ce doit etre lui, dit Pauline tout d'un coup. Les deux soeurs prirent un air indifferent. Ce fut Matignon qui se presenta, plus correct encore que de coutume, avec une pointe de gravite. Il serra les mains qui se tendaient vers lui; mais il evita ses plaisanteries habituelles, il rentrait en ceremonie dans la maison ou il n'avait plus paru depuis quelque temps. Pendant que le docteur et Pauline se plaignaient de la rarete de ses visites, Juliette se pencha a l'oreille d'Helene, qui, malgre sa souveraine indifference, restait surprise. --Hein? cela vous etonne?... Mon Dieu! je ne lui en veux pas. Au fond, il est si bon garcon qu'on ne peut rester fache.... Imaginez-vous qu'il a deterre un mari pour Pauline. C'est gentil, vous ne trouvez pas? --Sans doute, murmura Helene par complaisance. --Oui, un de ses amis, tres-riche, qui ne songeait pas du tout a se marier, et qu'il a jure de nous amener.... Nous l'attendions aujourd'hui pour avoir la reponse definitive.... Alors, vous comprenez, j'ai du passer par-dessus bien des choses. Oh! il n'y a plus de danger, nous nous connaissons maintenant. Elle eut un joli rire, rougit un peu au souvenir qu'elle evoquait; puis, elle s'empara vivement de Matignon. Helene souriait egalement. Ces facilites de l'existence l'excusaient elle-meme. On avait bien tort de rever des drames noirs, tout se denouait avec une bonhomie charmante. Mais, pendant qu'elle goutait ainsi un lache bonheur a se dire que rien n'etait defendu, Juliette et Pauline venaient d'ouvrir la porte du pavillon et d'entrainer Malignon dans le jardin. Tout d'un coup, elle entendit, derriere sa nuque, la voix d'Henri, basse et ardente: --Je vous en prie, Helene, oh! je vous en prie.... Elle tressaillit, regarda autour d'elle avec une soudaine inquietude. Ils etaient bien seuls, elle apercut les trois autres marchant a petits pas dans une allee. Henri avait ose la prendre aux epaules, et elle tremblait, et sa terreur etait pleine d'ivresse. --Quand vous voudrez, balbutia-t-elle, comprenant bien qu'il lui demandait un rendez-vous. Et, rapidement, ils echangerent quelques paroles. --Attendez-moi ce soir, dans cette maison du passage des Eaux. --Non, je ne puis pas.... Je vous ai explique, vous m'avez jure.... --Autre part alors, ou il vous plaira, pourvu que je vous voie.... Chez vous, cette nuit? Elle se revolta. Mais elle ne put refuser que d'un geste, reprise de peur, en voyant les deux femmes et Malignon qui revenaient. Madame Deberle avait feint d'emmener le jeune homme pour lui montrer une merveille, des touffes de violettes en pleine fleur, malgre le temps froid. Elle hata le pas, elle rentra la premiere, rayonnante. --C'est fait! dit-elle. --Quoi donc? demanda Helene, encore toute secouee, ne se rappelant plus. --Mais ce mariage!... Ah! quel debarras! Pauline commencait a ne pas etre commode.... Le jeune homme l'a vue et la trouve charmante. Demain, nous dinerons tous chez papa.... J'aurais embrasse Malignon pour sa bonne nouvelle. Henri, avec un sang-froid parfait, avait manoeuvre de facon a s'eloigner d'Helene. Lui aussi trouvait Malignon charmant. Il parut se rejouir beaucoup avec sa femme de voir enfin leur petite soeur placee. Puis, il avertit Helene qu'elle allait perdre un de ses gants. Elle le remercia. Dans le jardin, on entendait la vois de Pauline qui plaisantait; elle se penchait vers Malignon, lui chuchotait des mots entrecoupes, et eclatait de rire, lorsqu'il lui repondait egalement a l'oreille. Sans doute il lui faisait des confidences sur le futur. Par la porte du pavillon laissee ouverte, Helene respirait l'air froid avec delices. C'etait a ce moment, dans la chambre, que Jeanne et M. Rambaud se taisaient, engourdis par la grosse chaleur du brasier. L'enfant sortit de ce long silence, en demandant tout d'un coup, comme si cette demande eut ete la conclusion de sa reverie: --Veux-tu que nous allions a la cuisine?... Nous verrons si nous n'apercevons pas maman. --Je veux bien, repondit M. Rambaud. Elle etait plus forte, ce jour-la. Elle vint, sans etre soutenue, appuyer son visage a une vitre. M. Rambaud, lui aussi, regardait dans le jardin. Il n'y avait pas de feuilles, on distinguait nettement l'interieur du pavillon japonais, par les grandes glaces claires. Rosalie, en train de soigner un pot-au-feu, traita mademoiselle de curieuse. Mais l'enfant avait reconnu la robe de sa mere; et elle la montrait, elle s'ecrasait la face contre la vitre, pour mieux voir. Cependant, Pauline levait la tete, faisait des signes. Helene parut, appela de la main. --On vous a apercue, mademoiselle, repetait la cuisiniere. On vous dit de descendre. Il fallut que M. Rambaud ouvrit la fenetre. On le priait d'amener Jeanne, tout le monde la demandait. Jeanne s'etait sauvee dans la chambre, refusant violemment, accusant son bon ami d'avoir fait expres de taper contre la vitre. Elle aimait bien regarder sa mere, mais elle ne voulait plus aller dans cette maison-la; et, a toutes les questions suppliantes que lui adressait M. Rambaud, elle lui repondait par son terrible "parce que", qui expliquait tout. --Ce n'est pas toi qui devrais me forcer, dit-elle enfin, d'un air sombre. Mais il lui repetait qu'elle causerait beaucoup de peine a sa mere, qu'on ne pouvait pas faire des sottises aux gens. Il la couvrirait bien, elle n'aurait pas froid; et, en parlant, il nouait le chale autour de sa taille, il otait le foulard qu'elle avait sur la tete, pour la coiffer d'une petite capeline en tricot. Quand elle fut prete, elle protesta encore. Enfin, elle se laissa emmener, a la condition qu'il la remonterait tout de suite, si elle se sentait trop malade. La concierge leur ouvrit la porte de communication, on les accueillit dans le jardin par des exclamations joyeuses. Madame Deberle surtout temoigna beaucoup d'affection a Jeanne; elle l'installa dans un fauteuil, pres de la bouche de chaleur, voulut qu'on fermat tout de suite les glaces, en faisant remarquer que l'air etait un peu vif pour la chere enfant. Malignon etait parti. Et, comme Helene rentrait les cheveux ebouriffes de la petite, un peu honteuse de la voir ainsi chez le monde, emmaillottee dans un chale et coiffee d'une capeline, Juliette s'ecria: --Laissez donc! est-ce que nous ne sommes pas en famille?... Cette pauvre Jeanne! elle nous manquait. Elle sonna, elle demanda si mademoiselle Smithson et Lucien n'etaient pas rentres de leur promenade quotidienne. Ils n'etaient pas rentres. D'ailleurs, Lucien devenait impossible, il avait fait pleurer la veille les cinq demoiselles Levasseur. --Voulez-vous que nous jouions a pigeon vole? demanda Pauline, que l'idee de son prochain mariage affolait. Ce n'est pas fatigant. Mais Jeanne refusa d'un signe de tete. Longuement, entre ses cils baisses, elle promenait son regard sur les personnes qui l'entouraient. Le docteur venait d'apprendre a M. Rambaud que sa protegee etait enfin admise aux Incurables, et celui-ci, tres-emu, lui serrait les mains, comme s'il avait recu un grand bienfait personnel. Chacun s'allongea dans un fauteuil, la conversation prit une intimite charmante. Les voix se ralentissaient, des silences se faisaient par moments. Comme madame Deberle et sa soeur causaient ensemble, Helene dit aux deux hommes: --Le docteur Bodin nous a conseille un voyage en Italie. --Ah! c'est pour cela que Jeanne m'a questionne! s'ecria M. Rambaud. Ca te ferait donc plaisir d'aller la-bas? L'enfant, sans repondre, mit ses deux petites mains sur sa poitrine, tandis que sa face grise s'illuminait. Son regard s'etait coule vers le docteur, avec crainte; car elle avait compris que sa mere le consultait. Il avait eu un leger tressaillement, il restait tres-froid. Mais, brusquement, Juliette se jeta dans la conversation, voulant comme d'habitude etre a tous les sujets. --De quoi? vous parlez de l'Italie?... Est-ce que vous ne disiez pas que vous partez pour l'Italie!... Ah bien! la rencontre est drole! Justement, ce matin, je tourmentais Henri pour qu'il me menat a Naples.... Imaginez-vous que, depuis dix ans, je reve de voir Naples. Tous les printemps, il me promet, puis il ne tient pas sa parole. --Je ne t'ai pas dit que je ne voulais pas, murmura le docteur. --Comment, tu ne m'as pas dit?... Tu as refuse carrement, en m'expliquant que tu ne pouvais quitter tes malades. Jeanne ecoutait. Une grande ride coupait son front pur, pendant que, machinalement, elle tordait ses doigts, les uns apres les autres. --Oh! mes malades, reprit le medecin, pour quelques semaines, je les confierais bien a un confrere.... Si je croyais te faire un si grand plaisir.... --Docteur, interrompit Helene, est-ce que vous etes aussi d'avis qu'un pareil voyage serait bon pour Jeanne? --Excellent, cela la remettrait completement sur pied.... Les enfants se trouvent toujours bien d'un voyage. --Alors, s'ecria Juliette, nous emmenons Lucien, nous partons tous ensemble.... Veux-tu? --Mais, sans doute, je veux tout ce que tu voudras, repondit-il avec un sourire. Jeanne, baissant la tete, essuya deux grosses larmes de colere et de douleur qui lui brulaient les yeux. Et elle se laissa aller au fond du fauteuil, comme pour ne plus entendre et ne plus voir, pendant que madame Deberle, ravie de cette distraction inesperee qui se presentait a elle, eclatait en paroles bruyantes. Oh! que son mari etait gentil! Elle l'embrassa pour la peine. Tout de suite elle causa des preparatifs. On partirait la semaine suivante. Mon Dieu! jamais elle n'aurait le temps de tout appreter! Puis, elle voulut tracer un itineraire; il fallait passer par la; on resterait huit jours a Rome, on s'arreterait dans un petit pays charmant dont madame de Guiraud lui avait parle; et elle finit par se disputer avec Pauline, qui demandait qu'on retardat le voyage, pour etre en avec son mari. --Ah! non, par exemple! disait-elle. On fera la noce a notre retour. On oubliait Jeanne. Elle examinait fixement sa mere et le docteur. Certes, maintenant, Helene acceptait ce voyage, qui devait la rapprocher d'Henri. C'etait une grande joie: s'en aller tous les deux au pays du soleil, vivre les journees cote a cote, profiter des heures libres. Un rire de soulagement montait a ses levres, elle avait eu si peur de le perdre, elle etait si heureuse de pouvoir partir avec tous ses amours! Et, pendant que Juliette deroulait les contrees qu'ils traverseraient, tous les deux croyaient deja marcher dans un printemps ideal, se disaient d'un regard qu'ils s'aimeraient la, et la encore, partout ou ils passeraient ensemble. Cependant, M. Rambaud, qu'une tristesse avait peu a peu rendu silencieux, s'apercut du malaise de Jeanne. --Est-ce que tu n'es pas bien, ma cherie? demanda-t-il a mi-voix. --Oh! non, j'ai trop de mal.... Remonte-moi, je t'en supplie. --Mais il faut prevenir ta mere. --Non, non, maman est occupee, elle n'a pas le temps.... Remonte-moi, remonte-moi. Il la prit dans ses bras, il dit a Helene que l'enfant se sentait un peu fatiguee. Alors, elle le pria de l'attendre en haut, elle les suivait. La petite, quoique bien legere, lui glissait des mains, et il dut s'arreter au second etage. Elle avait appuye la tete a son epaule, tous deux se regardaient avec beaucoup de chagrin. Pas un bruit ne troublait le silence glace de l'escalier. Il murmura: --Tu es contente, n'est-ce pas, d'aller en Italie? Mais elle eclata en sanglots, balbutiant qu'elle ne voulait plus, qu'elle preferait mourir dans sa chambre. Oh! elle n'irait pas, elle tomberait malade, elle le sentait bien. Nulle part, elle n'irait nulle part. On pouvait donner ses petits souliers aux pauvres. Puis, au milieu de ses pleurs, elle lui parla tout bas. --Tu te rappelles ce que tu m'as demande, un soir? --Quoi donc, ma mignonne? --De rester toujours avec maman, toujours, toujours.... Eh bien! si tu veux encore, moi je veux aussi. Des larmes vinrent aux yeux de M. Rambaud. Il la baisa tendrement, tandis qu'elle ajoutait en baissant la voix davantage: --Tu es peut-etre fache parce que je me suis mise en colere. Je ne savais pas, vois-tu.... Mais c'est toi que je veux. Oh! tout de suite, dis? tout de suite.... Je t'aime mieux que l'autre.... En bas, dans le pavillon, Helene s'oubliait de nouveau. On causait toujours du voyage. Elle eprouvait un besoin imperieux d'ouvrir son coeur gonfle, de dire a Henri tout le bonheur qui l'etouffait. Alors, tandis que Juliette et Pauline discutaient le nombre de robes a emporter, elle se pencha vers lui, elle lui donna le rendez-vous qu'elle avait refuse une heure auparavant. --Venez cette nuit, je vous attendrai. Et, comme elle remontait enfin, elle rencontra Rosalie, bouleversee, qui descendait l'escalier en courant. Des qu'elle apercut sa maitresse, la bonne cria: --Madame! madame! depechez-vous!... Mademoiselle n'est pas bien. Elle crache le sang. III Au sortir de table, le docteur parla a sa femme d'une dame en couches, aupres de laquelle il serait sans doute force de passer la nuit. Il partit a neuf heures, descendit au bord de l'eau, se promena le long des quais deserts, dans la nuit noire; un petit vent humide soufflait, la Seine grossie roulait des flots d'encre. Lorsque onze heures sonnerent, il remonta les pentes du Trocadero et vint roder autour de la maison, dont la grande masse carree paraissait un epaississement des tenebres. Mais les vitres de la salle a manger luisaient encore. Il fit le tour, la fenetre de la cuisine jetait aussi une clarte vive. Alors, il attendit, etonne, peu a peu inquiet. Des ombres passaient sur les rideaux, une agitation semblait emplir l'appartement. Peut-etre M. Rambaud etait-il reste a diner? Jamais pourtant le digne homme ne s'oubliait au dela de dix heures. Et il n'osait monter, que dirait-il, si c'etait Rosalie qui lui ouvrait? Enfin, vers minuit, fou d'impatience, negligeant toutes les precautions, il sonna, il passa sans repondre devant la loge de madame Bergeret. En haut, ce fut Rosalie qui le recut. --C'est vous, monsieur. Entrez. Je vais dire que vous etes arrive.... Madame doit vous attendre. Elle ne temoignait aucune surprise de le voir a cette heure. Pendant qu'il entrait dans la salle a manger, sans trouver une parole, elle continua, bouleversee: --Oh! mademoiselle est bien mal, bien mal, monsieur.... Quelle nuit! Les jambes me rentrent dans le corps. Elle le quitta. Le docteur, machinalement, s'etait assis. Il oubliait qu'il etait medecin. Le long du quai, il avait reve de cette chambre ou Helene allait l'introduire, en posant un doigt sur ses levres, pour ne pas reveiller Jeanne, couchee dans le cabinet voisin; la veilleuse brulerait, la piece serait noyee d'ombre, leurs baisers ne feraient pas de bruit. Et il etait la, comme en visite, avec son chapeau devant lui, a attendre. Derriere la porte, une toux opiniatre dechirait seule le grand silence. Rosalie reparut, traversa rapidement la salle a manger, une cuvette a la main, en lui jetant cette simple parole: --Madame a dit que vous n'entriez pas. Il demeura assis, ne pouvant s'en aller. Alors, le rendez-vous serait pour un autre jour? Cela l'hebetait, comme une chose impossible. Puis, il faisait une reflexion: cette pauvre Jeanne manquait vraiment de sante; on n'avait que du chagrin et des contrarietes avec les enfants. Mais la porte se rouvrit, le docteur Bodin se presenta, en lui demandant mille pardons. Et, pendant un moment, il enfila des phrases: on etait venu le chercher, il serait toujours tres-heureux de consulter son illustre confrere. --Sans doute, sans doute, repetait le docteur Deberle, dont les oreilles bourdonnaient. Le vieux medecin, tranquillise, affecta d'etre perplexe, d'hesiter sur le diagnostic. Baissant la voix, il discutait les symptomes avec des expressions techniques qu'il interrompait et terminait par un clignement d'yeux. Il y avait une toux sans expectoration, un abattement tres-grand, une forte fievre. Peut-etre avait-on affaire a une fievre typhoide. Cependant, il ne se prononcait pas, la nevrose chloro-anemique pour laquelle on soignait la malade depuis si longtemps, lui faisait redouter des complications imprevues. --Qu'en pensez-vous? demandait-il apres chaque phrase. Le docteur Deberle repondait par des gestes evasifs. Pendant que son confrere parlait, il se sentait peu a peu honteux d'etre la. Pourquoi etait-il monte? --Je lui ai pose deux vesicatoires, continua le vieux medecin. J'attends, que voulez-vous!... Mais vous allez la voir. Vous vous prononcerez ensuite. Et il l'emmena dans la chambre. Henri entra, frissonnant. La chambre etait tres-faiblement eclairee par une lampe. Il se rappelait d'autres nuits pareilles, la meme odeur chaude, le meme air etouffe et recueilli, avec des enfoncements d'ombre ou dormaient les meubles et les tentures. Mais personne ne vint a sa rencontre, les mains tendues, comme autrefois. M. Rambaud, accable dans un fauteuil, semblait sommeiller. Helene, debout devant le lit, en peignoir blanc, ne se retourna pas; et cette figure pale lui parut tres-grande. Alors, pendant une minute, il examina Jeanne. Sa faiblesse etait si grande, qu'elle n'ouvrait plus les yeux sans fatigue. Baignee de sueur, elle restait appesantie, la face bleme, allumee d'une flamme aux pommettes. --C'est une phtisie aigue, murmura-t-il enfin, parlant tout haut sans le vouloir, et ne temoignant aucune surprise, comme s'il eut prevu le cas depuis longtemps. Helene entendit et le regarda. Elle etait toute froide, les yeux secs, dans un calme terrible. --Vous croyez? dit simplement le docteur Bodin, en hochant la tete, de l'air approbatif d'un homme qui n'aurait pas voulu se prononcer le premier. Il ausculta l'enfant de nouveau. Jeanne, les membres inertes, se preta a l'examen, sans paraitre comprendre pourquoi on la tourmentait. Il y eut quelques paroles rapides echangees entre les deux medecins. Le vieux docteur murmura les mots de respiration amphorique et de bruit de pot fele; pourtant, il feignait d'hesiter encore, il parlait maintenant d'une bronchite capillaire. Le docteur Deberle expliquait qu'une cause accidentelle devait avoir determine la maladie, un refroidissement sans doute, mais qu'il avait observe deja plusieurs fois la chloro-anemie favorisant les affections de poitrine. Helene, debout derriere eux, attendait. --Ecoutez vous-meme, dit le docteur Bodin en cedant la place a Henri. Celui-ci se pencha, voulut prendre Jeanne. Elle n'avait pas souleve les paupieres, elle s'abandonnait, brulee de fievre. Sa chemise ecartee montrait une poitrine d'enfant ou les formes naissantes de la femme s'indiquaient a peine; et rien n'etait plus chaste ni plus navrant que cette puberte deja touchee par la mort. Elle n'avait eu aucune revolte sous les mains du vieux docteur. Mais, des que les doigts d'Henri l'effleurerent, elle recut comme une secousse. Toute une pudeur eperdue l'eveillait de l'aneantissement ou elle etait plongee. Elle fit le geste d'une jeune femme surprise et violentee, elle serra ses deux pauvres petits bras maigres sur sa poitrine, en balbutiant d'une voix fremissante: --Maman.... maman.... Et elle ouvrit les yeux. Quand elle reconnut l'homme qui etait la, ce fut de la terreur. Elle se vit nue, elle sanglota de honte, en ramenant vivement le drap. Il semblait qu'elle eut vieilli tout d'un coup de dix ans dans son agonie, et que, pres de la mort, ses douze annees fussent assez mures pour comprendre que cet homme ne devait pas la toucher et retrouver sa mere en elle. Elle cria de nouveau, appelant a son secours: --Maman.... maman.... je t'en prie.... Helene, qui n'avait point encore parle, vint tout pres d'Henri. Elle le regardait fixement, avec sa face de marbre. Quand elle le toucha, elle lui dit ce seul mot d'une voix etouffee: --Allez-vous-en! Le docteur Bodin tachait de calmer Jeanne, qu'une crise de toux secouait dans le lit. Il lui jurait qu'on ne la contrarierait plus, que tout le monde allait partir, pour la laisser tranquille. --Allez-vous-en, repeta Helene, de sa voix basse et profonde, a l'oreille de son amant. Vous voyez bien que nous l'avons tuee. Alors, sans trouver un mot, Henri s'en alla. Il resta encore un instant dans la salle a manger, attendant il ne savait quoi, quelque chose qui peut-etre arriverait. Puis, voyant que le docteur Bodin ne sortait pas, il partit, il descendit l'escalier a tatons, sans que Rosalie prit seulement le soin de l'eclairer. Il songeait a la marche foudroyante des phtisies aigues, un cas qu'il avait beaucoup etudie: les tubercules miliaires se multiplieraient avec rapidite, les etouffements augmenteraient, Jeanne ne passerait certainement pas trois semaines. Huit jours s'ecoulerent. Le soleil se levait et se couchait sur Paris, dans le grand ciel elargi devant la fenetre, sans qu'Helene eut la sensation nette du temps impitoyable et rythmique. Elle savait sa fille condamnee, elle restait comme etourdie, dans l'horreur du dechirement qui se faisait en elle. C'etait une attente sans espoir, une certitude que la mort ne pardonnerait pas. Elle n'avait point de larmes, elle marchait doucement dans la chambre, toujours debout, soignant la malade avec des gestes lents et precis. Parfois, vaincue de fatigue, tombee sur une chaise, elle la regardait pendant des heures. Jeanne allait en s'affaiblissant; des vomissements tres-douloureux la brisaient, la fievre ne cessait plus. Quand le docteur Bodin venait, il l'examinait un instant, laissait une ordonnance; et son dos rond, en se retirant, exprimait une telle impuissance, que la mere ne l'accompagnait meme pas pour l'interroger. Des le lendemain de la crise, l'abbe Jouve etait accouru. Lui et son frere arrivaient chaque soir, echangeaient une poignee de main silencieuse avec Helene, n'osant lui demander des nouvelles. Ils avaient offert de veiller a tour de role, mais elle les renvoyait vers dix heures, elle ne voulait personne dans la chambre pour la nuit. Un soir, l'abbe, qui semblait tres-preoccupe depuis la veille, l'emmena a l'ecart. --J'ai songe a une chose, murmura-t-il. La chere enfant a ete retardee par sa sante.... Elle pourrait faire ici sa premiere communion.... Helene sembla d'abord ne pas comprendre. Cette idee ou, malgre sa tolerance, le pretre reparaissait tout entier avec son souci des interets du ciel, la surprenait, la blessait meme un peu. Elle eut un geste d'insouciance, en disant: --Non, non, je ne veux pas qu'on la tourmente.... Allez, s'il y a un paradis, elle y montera tout droit. Mais, ce soir-la, Jeanne eprouvait un de ces mieux trompeurs qui illusionnent les mourants. Elle avait entendu l'abbe, avec ses fines oreilles de malade. --C'est toi, bon ami, dit-elle. Tu parles de la communion.... Ce sera bientot, n'est-ce pas? --Sans doute, ma cherie, repondit-il. Alors, elle voulut qu'il s'approchat, pour causer. Sa mere l'avait soulevee sur l'oreiller, elle etait assise, toute petite; et ses levres brulees souriaient, tandis que, dans ses yeux clairs, la mort passait deja. --Oh! je vais tres-bien, reprit-elle, je me leverais, si je voulais.... Dis? j'aurais une robe blanche avec un bouquet?... Est-ce que l'eglise sera aussi belle que pour le mois de Marie? --Plus belle, ma mignonne. --Vrai? il y aura autant de fleurs, on chantera des choses aussi douces?... Bientot, bientot, tu me le promets? Elle etait toute baignee de joie. Elle regardait devant elle les rideaux du lit, prise d'une extase, en disant qu'elle aimait bien le bon Dieu, et qu'elle l'avait vu, quand on chantait des cantiques. Elle entendait des orgues, elle apercevait des lumieres qui tournaient, pendant que les fleurs des voyageaient comme des papillons. Mais une toux violente la secoua, la rejeta dans le lit. Et elle continuait de sourire, elle ne semblait pas savoir qu'elle toussait, repetant: --Je vais me lever demain, j'apprendrai mon catechisme sans une faute, nous serons tous tres-contents. Helene, au pied du lit, eut un sanglot. Elle qui ne pouvait pleurer, sentait un flot de larmes monter a sa gorge, en ecoutant le rire de Jeanne. Elle suffoquait, elle se sauva dans la salle a manger pour cacher son desespoir. L'abbe l'avait suivie. M. Rambaud s'etait leve vivement; afin d'occuper la petite. --Tiens! maman a crie, est-ce qu'elle s'est fait du mal? demandait- elle. --Ta maman? repondit-il. Mais elle n'a pas crie, elle a ri, au contraire, parce que tu te portes bien. Dans la salle a manger, Helene, la tete tombee sur la table, etouffait ses sanglots entre ses mains jointes. L'abbe se penchait, la suppliait de se contenir. Mais, levant sa face ruisselante, elle s'accusait, elle lui disait qu'elle avait tue sa fille; et toute une confession s'echappait de ses levres, en paroles entrecoupees. Jamais elle n'aurait cede a cet homme, si Jeanne etait restee aupres d'elle. Il avait fallu qu'elle le rencontrat dans cette chambre inconnue. Mon Dieu! le ciel aurait du la prendre avec son enfant. Elle ne pouvait plus vivre. Le pretre, effraye, la calmait en lui promettant le pardon. On sonna, un bruit de voix vint de l'antichambre. Helene essuyait ses yeux, lorsque Rosalie entra. --Madame, c'est le docteur Deberle.... --Je ne veux pas qu'il entre. --Il demande des nouvelles de mademoiselle. --Dites-lui qu'elle va mourir. La porte etait restee ouverte, Henri avait entendu. Alors, sans attendre la bonne, il redescendit. Chaque jour, il montait, recevait la meme reponse et s'en allait. Ce qui brisait Helene, c'etaient les visites. Les quelques dames dont elle avait fait la connaissance chez les Deberle, croyaient devoir lui apporter des consolations. Madame de Chermette, madame Levasseur, madame de Guiraud, d'autres encore, se presenterent; et elles ne demandaient pas a entrer, mais elles questionnaient Rosalie si haut, que le bruit de leurs voix traversait les minces cloisons du petit appartement. Alors, prise d'impatience, Helene les recevait dans la salle a manger, debout, la parole breve. Elle restait toute la journee en peignoir, oubliant de changer de linge, ses beaux cheveux simplement tordus et releves. Ses yeux se fermaient de lassitude dans son visage rougi, sa bouche amere et empatee ne trouvait plus les mots. Quand Juliette montait, elle ne pouvait lui fermer la chambre, elle la laissait s'installer un instant pres du lit. --Ma chere, lui dit un jour amicalement celle-ci, vous vous abandonnez trop. Ayez un peu de courage. Et Helene devait repondre, lorsque Juliette cherchait a la distraire, en parlant des evenements qui occupaient Paris. --Vous savez que decidement nous allons avoir la guerre.... Je suis tres-ennuyee, j'ai deux cousins qui partiront. Elle montait ainsi au retour de ses courses a travers Paris, animee par toute une apres-midi de bavardage, apportant le tourbillon de ses longues jupes dans cette chambre recueillie de malade; et elle avait beau baisser la voix, prendre des mines apitoyees, sa jolie indifference percait, on la voyait heureuse et triomphante d'etre elle-meme en bonne sante. Helene, abattue devant elle, souffrait d'une angoisse jalouse. --Madame, murmura Jeanne un soir, pourquoi Lucien ne vient-il pas jouer? Juliette, un moment embarrassee, se contenta de sourire. --Est-ce qu'il est malade, lui aussi? reprit la petite. --Non, ma cherie, il n'est pas malade.... Il est au college. Et, comme Helene l'accompagnait dans l'antichambre, elle voulut lui expliquer son mensonge. --Oh! je l'amenerais bien, je sais que ce n'est pas contagieux.... Mais les enfants s'effrayent tout de suite, et Lucien est si bete! Il serait capable de pleurer en voyant votre pauvre ange.... --Oui, oui, vous avez raison, interrompit Helene, le coeur creve a la pensee de cette femme si gaie, qui avait chez elle son enfant bien portant. Une seconde semaine avait passe. La maladie suivait son cours, emportait a chaque heure un peu de la vie de Jeanne. Elle ne se hatait point, dans sa foudroyante rapidite, mettant a detruire cette frele et adorable chair toutes les phases prevues, sans la gracier d'une seule. Les crachats sanglants avaient disparu; par moments, la toux cessait. Une telle oppression etouffait l'enfant, qu'a la difficulte de son haleine on pouvait suivre les ravages du mal, dans sa petite poitrine. C'etait trop rude pour tant de faiblesse, les yeux de l'abbe et de M. Rambaud se mouillaient de larmes a l'ecouter. Pendant des jours, pendant des nuits, le souffle s'entendait sous les rideaux, la pauvre creature qu'un heurt semblait devoir tuer, n'en finissait pas de mourir, dans ce travail qui la mettait en sueur. La mere, a bout de force, ne pouvant plus supporter le bruit de ce rale, s'en allait dans la piece voisine appuyer sa tete contre un mur. Peu a peu, Jeanne s'isolait. Elle ne voyait plus le monde, elle avait une expression de visage noyee et perdue, comme si elle eut deja vecu toute seule, quelque part. Quand les personnes qui l'entouraient voulaient attirer son attention et se nommaient, pour qu'elle les reconnut, elle les regardait fixement, sans un sourire, puis se retournait vers la muraille d'un air de fatigue. Une ombre l'enveloppait, elle s'en allait avec la bouderie irritee de ses mauvais jours de jalousie. Pourtant, des caprices de malade l'eveillaient encore. Un matin, elle demanda a sa mere: --C'est dimanche, aujourd'hui? --Non, mon enfant, repondit Helene. Nous ne sommes qu'au vendredi.... Pourquoi veux-tu savoir? Elle ne paraissait deja plus se rappeler la question qu'elle avait posee. Mais, le surlendemain, comme Rosalie etait dans la chambre, elle lui dit a demi-voix: --C'est dimanche.... Zephyrin est la, prie-le de venir. La bonne hesitait; mais Helene, qui avait entendu, lui adressa un signe de consentement. L'enfant repetait: --Amene-le, venez tous les deux, je serai contente. Lorsque Rosalie entra avec Zephyrin, elle se souleva sur l'oreiller. Le petit soldat, tete nue, les mains elargies, se dandinait pour cacher sa grosse emotion. Il aimait bien mademoiselle, cela l'embetait serieusement de lui voir passer l'arme a gauche, comme il le disait dans la cuisine. Aussi, malgre les avertissements de Rosalie, qui lui avait recommande d'etre gai, demeura-t-il stupide, la figure renversee, en l'apercevant si pale, reduite a rien du tout. Il etait reste sensible, avec ses allures conquerantes. Il ne trouva pas une de ces belles phrases, comme il savait les tourner maintenant. La bonne, par derriere, le pinca pour le faire rire. Mais il parvint seulement a balbutier: --Je vous demande pardon.... mademoiselle et la compagnie.... Jeanne se soulevait toujours sur ses bras amaigris. Elle ouvrait ses grands yeux vides, elle avait l'air de chercher. Un tremblement agitait sa tete, sans doute la grande clarte l'aveuglait, dans cette ombre ou elle descendait deja. --Approchez, mon ami, dit Helene au soldat. C'est mademoiselle qui a demande a vous voir. Le soleil entrait par la fenetre, une large trouee jaune, dans laquelle dansaient les poussieres du tapis. Mars etait venu, au dehors le printemps naissait. Zephyrin fit un pas, apparut dans le soleil; sa petite face ronde, couverte de son, avait le reflet dore du ble mur, tandis que les boutons de sa tunique etincelaient et que son pantalon rouge saignait comme un champ de coquelicots. Alors, Jeanne l'apercut. Mais ses yeux s'inquieterent de nouveau, incertains, allant d'un coin a un autre. --Que veux-tu, mon enfant? demanda sa mere. Nous sommes tous la. Puis, elle comprit. --Rosalie, approchez.... Mademoiselle veut vous voir. Rosalie, a son tour, s'avanca dans le soleil. Elle portait un bonnet dont les brides, rejetees sur les epaules, s'envolaient comme des ailes de papillon. Une poudre d'or tombait sur ses durs cheveux noirs et sur sa bonne face au nez ecrase, aux grosses levres. Et il n'y avait plus qu'eux, dans la chambre, le petit soldat et la cuisiniere, coude a coude, sous le rayon. Jeanne les regardait. --Eh bien, ma cherie, reprit Helene, tu ne leur dis rien?... Les voila ensemble. Jeanne les regardait, avec le tremblement de sa tete, un leger tremblement de femme tres-vieille. Ils etaient la comme mari et femme, prets a se prendre bras dessus bras dessous, pour retourner au pays. La tiedeur du printemps les chauffait, et desireux d'egayer mademoiselle, ils finissaient par se rire dans la figure, d'un air bete et tendre. Une bonne odeur de sante montait de leurs dos arrondis. S'ils avaient ete seuls, bien sur que Zephyrin aurait empoigne Rosalie et qu'il aurait recu d'elle un fameux soufflet. Ca se voyait dans leurs yeux. --Eh bien! ma cherie, tu n'as rien a leur dire? Jeanne les regardait, etouffant davantage. Elle ne dit pas un mot. Brusquement, elle eclata en larmes. Zephyrin et Rosalie durent quitter tout de suite la chambre. --Je vous demande pardon...., mademoiselle et la compagnie...., repeta le petit soldat ahuri en s'en allant. Ce fut la un des derniers caprices de Jeanne. Elle tomba dans une humeur sombre, dont rien ne la tirait plus. Elle se detachait de tout, meme de sa mere. Quand celle-ci se penchait au-dessus du lit, pour chercher son regard, l'enfant gardait un visage muet, comme si l'ombre des rideaux seule eut passe sur ses yeux. Elle avait les silences, la resignation noire d'une abandonnee qui se sent mourir. Parfois, elle restait longtemps les paupieres a demi closes, sans qu'on put deviner dans son regard aminci quelle idee entetee l'absorbait. Plus rien n'existait pour elle que sa grande poupee, couchee a son cote. On la lui avait donnee une nuit, pour la distraire de souffrances intolerables; et elle refusait de la rendre, elle la defendait d'un geste farouche, des qu'on voulait la lui enlever. La poupee, sa tete de carton posee sur le traversin, etait allongee comme une personne malade, la couverture aux epaules. Sans doute l'enfant la soignait, car de temps a autre, de ses mains brulantes, elle tatait les membres de peau rose, arraches, vides de son. Pendant des heures, ses yeux ne quittaient pas les yeux d'email, toujours fixes, les dents blanches, qui ne cessaient de sourire. Puis, des tendresses la prenaient, des besoins de la serrer contre sa poitrine, d'appuyer la joue contre la petite perruque, dont la caresse semblait la soulager. Elle se refugiait ainsi dans l'amour de sa grande poupee, s'assurant, au sortir de ses somnolences, qu'elle etait encore la, ne voyant qu'elle, causant avec elle, ayant parfois sur le visage l'ombre d'un rire, comme si la poupee lui avait murmure des choses a l'oreille. La troisieme semaine s'achevait. Le vieux docteur, un matin, s'installa. Helene comprit, son enfant ne passerait pas la journee. Depuis la veille, elle etait dans une stupeur qui lui otait la conscience meme de ses actes. On ne luttait plus contre la mort, on comptait les heures. Comme la malade souffrait d'une soif ardente, le medecin avait simplement recommande qu'on lui donnat une boisson opiacee, pour lui faciliter l'agonie; et cet abandon de tout remede rendait Helene imbecile. Tant que des potions trainaient sur la table de nuit, elle esperait encore un miracle de guerison. Maintenant, les fioles et les bottes n'etaient plus la, sa derniere foi s'en allait. Elle n'avait plus qu'un instinct, etre pres de Jeanne, ne pas la quitter, la regarder. Le docteur, qui voulait l'enlever a cette contemplation affreuse, tachait de l'eloigner, en la chargeant de petits soins. Mais elle revenait, attiree, avec le besoin physique de voir. Toute droite, les bras tombes, dans un desespoir qui lui gonflait le visage, elle attendait. Vers une heure, l'abbe Jouve et M. Rambaud arriverent. Le medecin alla a leur rencontre, leur dit un mot. Tous deux paliront. Ils resterent debout de saisissement; et leurs mains tremblaient. Helene ne s'etait pas retournee. La journee etait superbe, une de ces apres-midi ensoleillees des premiers jours d'avril. Jeanne, dans son lit, s'agitait. La soif qui la devorait lui donnait par instants un petit mouvement penible des levres. Elle avait sorti de la couverture ses pauvres mains transparentes, et elle les promenait doucement dans le vide. Le sourd travail du mal etait termine, elle ne toussait plus, sa voix eteinte ressemblait a un souffle. Depuis un moment, elle tournait la tete, elle cherchait des yeux la lumiere. Le docteur Bodin ouvrit la fenetre toute large. Alors, Jeanne ne s'agita plus et resta la joue contre l'oreiller, les regards sur Paris, avec sa respiration oppressee qui se ralentissait. Pendant ces trois semaines de souffrances, bien des fois elle s'etait ainsi tournee vers la ville etalee a l'horizon. Sa face devenait grave, elle songeait. A cette heure derniere, Paris souriait sous le blond soleil d'avril. Du dehors venaient des souffles tiedes, des rires d'enfants, des appels de moineaux. Et la mourante mettait ses forces supremes a voir encore, a suivre les fumees volantes qui montaient des faubourgs lointains. Elle retrouvait ses trois connaissances, les Invalides, le Pantheon, la tour Saint-Jacques; puis, l'inconnu commencait, ses paupieres lasses se fermaient a demi, devant la mer immense des toitures. Peut-etre revait-elle qu'elle etait peu a peu tres-legere, qu'elle s'envolait comme un oiseau. Enfin, elle allait donc savoir, elle se poserait sur les domes et sur les fleches, elle verrait, en sept ou huit coups d'aile, les choses defendues que l'on cache aux enfants. Mais une inquietude nouvelle l'agita, ses mains cherchaient encore; et elle ne se calma que lorsqu'elle tint sa grande poupee dans ses petits bras, contre sa poitrine. Elle voulait l'emporter avec elle. Ses regards se perdaient au loin, parmi les cheminees toutes roses de soleil. Quatre heures venaient de sonner, le soir laissait deja tomber ses ombres bleues. C'etait la fin, un etouffement, une agonie lente et sans secousse. Le cher ange n'avait plus la force de se defendre. M. Rambaud, vaincu, s'abattit sur les genoux, secoue de sanglots silencieux, se trainant derriere un rideau pour cacher sa douleur. L'abbe s'etait agenouille au chevet, les mains jointes, balbutiant les prieres des agonisants. --Jeanne, Jeanne, murmura Helene, glacee d'une horreur qui lui soufflait un grand froid dans les cheveux. Elle avait repousse le docteur, elle se jeta par terre, s'appuya contre le lit pour voir sa fille de tout pres. Jeanne ouvrit les yeux, mais elle ne regarda pas sa mere. Ses regards, toujours, allaient la-bas, sur Paris qui s'effacait. Elle serra davantage sa poupee, son dernier amour. Un gros soupir la gonfla, puis elle eut encore deux soupirs plus legers. Ses yeux palissaient, son visage un instant exprima une angoisse vive. Mais, bientot, elle parut soulagee, elle ne respirait plus, la bouche ouverte. --C'est fini, dit le docteur on lui prenant la main. Jeanne regardait Paris de ses grands yeux vides. Sa figure de chevre s'etait encore allongee, avec des traits severes, une ombre grise descendue des sourcils qu'elle froncait; et elle avait ainsi dans la mort son visage bleme de femme jalouse. La poupee, la tete renversee, les cheveux pendants, semblait morte comme elle. --C'est fini, repeta le docteur qui laissa retomber la petite main froide. Helene, la face tendue, serra son front entre ses poings, comme si elle sentait son crane s'ouvrir. Elle ne pleurait pas, elle promenait devant elle des regards fous. Puis, un hoquet se brisa dans sa gorge; elle venait d'apercevoir, au pied du lit, une petite paire de souliers, oubliee la. C'etait fini, Jeanne ne les mettrait jamais plus, on pouvait donner les petits souliers aux pauvres. Et ses pleurs coulaient, elle restait par terre, roulant son visage sur la main de la morte qui avait glisse. M. Rambaud sanglotait. L'abbe avait hausse la voix, tandis que Rosalie, dans la porte entre-baillee de la salle a manger, mordait son mouchoir, pour ne pas faire trop de bruit. Juste a cette minute, le docteur Deberle sonna. Il ne pouvait s'empecher de monter prendre des nouvelles. --Comment va-t-elle? demanda-t-il. --Ah! monsieur, begaya Rosalie, elle est morte. Il demeura immobile, etonne de ce denouement qu'il attendait de jour en jour. Puis, il murmura: --Mon Dieu! la pauvre enfant! quel malheur! Et il ne trouva que cette parole bete et navrante. La porte s'etait refermee, il descendit. IV Lorsque madame Deberle apprit la mort de Jeanne, elle pleura, elle eut un de ces coups de passion qui la mettaient en l'air pendant quarante- huit heures. Ce fut un desespoir bruyant, hors de toute mesure. Elle monta se jeter dans les bras d'Helene. Puis, sur un mot entendu, l'idee de faire a la petite morte des funerailles touchantes, s'empara d'elle et bientot l'occupa tout entiere. Elle s'offrit, elle se chargeait des moindres details. La mere, epuisee de larmes, restait aneantie sur une chaise. M. Rambaud, qui agissait en son nom, perdait la tete. Il consentit avec des effusions de reconnaissance. Helene s'eveilla un instant pour dire qu'elle voulait des fleurs, beaucoup de fleurs. Alors, sans perdre une minute, madame Deberle se donna un mal infini. Elle employa la journee du lendemain a courir chez toutes ces dames, pour leur apprendre l'affreuse nouvelle. Son reve etait d'avoir un defile de petites filles en robe blanche. Il lui en fallait au moins trente, et elle ne rentra que lorsqu'elle eut son compte. Elle avait passe elle-meme a l'administration des Pompes funebres, discutant les classes, choisissant les draperies. On tendrait les grilles du jardin, on exposerait le corps au milieu des lilas, deja couverts de fines pointes vertes. Ce serait charmant. --Mon Dieu! pourvu qu'il fasse beau demain! laissa-t-elle echapper le soir, apres ses courses faites. La matinee fut radieuse, un ciel bleu, un soleil d'or, avec cette haleine pure et vivante du printemps. Le convoi etait pour dix heures. Des neuf heures, les tentures furent posees. Juliette vint donner aux ouvriers des conseils. Elle voulait qu'on ne couvrit pas completement les arbres. Les draperies blanches, a frange d'argent, ouvraient un porche entre les deux battants de la grille, rabattus dans les lilas. Mais elle rentra vite au salon, elle vint recevoir ces dames. On se reunissait chez elle, pour ne pas encombrer les deux pieces de madame Grandjean. Seulement, elle etait bien ennuyee, son mari avait du partir le matin pour Versailles: une consultation qu'on ne pouvait remettre, disait-il. Elle restait seule, jamais elle ne s'en tirerait. Madame Berthier arriva la premiere, avec ses deux filles. --Croyez-vous, s'ecria madame Deberle, Henri qui me lache!... Eh bien! Lucien, tu ne dis pas bonjour? Lucien etait la, tout pret pour l'enterrement, avec des gants noirs. Il parut surpris a la vue de Sophie et de Blanche, habillees comme si elles allaient a une procession. Un ruban de soie serrait leur robe de mousseline, leur voile, qui tombait jusqu'a terre, cachait leur petit bonnet de tulle-illusion. Pendant que les deux meres causaient, les trois enfants se regarderent, un peu raides dans leur toilette. Puis, Lucien dit: --Jeanne est morte. Il avait le coeur gros, mais il souriait pourtant, d'un sourire etonne. Depuis la veille, l'idee que Jeanne etait morte le rendait sage. Comme sa mere ne lui repondait pas, trop affairee, il avait questionne les domestiques. Alors, on ne bougeait plus, lorsqu'on etait mort? --Elle est morte, elle est morte, repeterent les deux soeurs, toutes roses dans leurs voiles blancs. Est-ce qu'on va la voir? Un moment, il reflechit, et, les regards perdus, la bouche ouverte, comme cherchant a deviner ce qu'il y avait la-bas, au dela de ce qu'il savait, il dit a voix basse: --On ne la verra plus. Cependant, d'autres petites filles entraient. Lucien, sur un signe de sa mere, allait a leur rencontre. Marguerite Tissot, dans son nuage de mousseline, avec ses grands yeux, semblait une vierge enfant; ses cheveux blonds s'echappaient du petit bonnet, mettaient comme une pelerine brochee d'or sous la blancheur du voile. Un sourire discret courut, a l'arrivee des cinq demoiselles Levasseur; elles etaient toutes pareilles, on aurait dit un pensionnat, l'ainee en tete, la plus jeune a la queue; et leurs jupes bouffaient tellement, qu'elles occuperent un coin de la piece. Mais, lorsque la petite Guiraud parut, les voix chuchotantes monterent; on riait, on se la passait pour la voir et la baiser. Elle avait une mine de tourterelle blanche ebouriffee dans ses plumes, pas plus grosse qu'un oiseau, au milieu du frisson des gazes qui la faisaient enorme et toute ronde. Sa mere elle-meme ne trouvait plus ses mains. Le salon, peu a peu, s'emplissait d'une tombee de neige. Quelques garcons, en redingote, tachaient de noir cette purete. Lucien, puisque sa petite femme etait morte, en cherchait une autre. Il hesitait beaucoup, il aurait voulu une femme plus grande que lui, comme Jeanne. Pourtant, il paraissait se decider pour Marguerite, dont les cheveux l'etonnaient. Il ne la quittait plus. --Le corps n'a pas encore ete descendu, vint dire Pauline a Juliette. Pauline s'agitait, comme s'il se fut agi des preparatifs d'un bal. Sa soeur avait eu beaucoup de peine a obtenir qu'elle ne vint pas en blanc. --Comment! s'ecria Juliette, a quoi songent-ils? Je vais monter. Reste avec ces dames. Elle quitta vivement le salon, ou les meres en toilette sombre causaient a demi-voix, tandis que les enfants n'osaient risquer un mouvement, de peur de se chiffonner. En haut, lorsqu'elle entra dans la chambre mortuaire, un grand froid la saisit. Jeanne etait encore couchee, les moins jointes; et comme Marguerite, comme les demoiselles Levasseur, elle avait une robe blanche, un bonnet blanc, des souliers blancs. Une couronne de roses blanches, posee sur le bonnet, faisait d'elle la reine de ses petites amies, fetee par tout ce monde qui attendait en bas. Devant la fenetre, la biere de chene, doublee de satin, s'allongeait sur deux chaises, ouverte comme un coffret a bijoux. Les meubles etaient ranges, un cierge brulait; la chambre, close, assombrie, avait l'odeur et la paix humides d'un caveau mure depuis longtemps. Et Juliette, qui venait du soleil, de la vie souriante du dehors, restait muette, arretee tout d'un coup, n'osant plus dire qu'on se depechat. --Il y a deja beaucoup de monde, finit-elle par murmurer. Puis, n'ayant pas recu de reponse, elle ajouta, pour parler encore: --Henri a du aller en consultation a Versailles, vous l'excuserez. Helene, assise devant le lit, levait sur elle des yeux vides. On ne pouvait l'arracher de cette piece. Depuis trente-six heures, elle etait la, malgre les supplications de M. Rambaud et de l'abbe Jouve, qui veillaient avec elle. Les deux nuits surtout l'avaient brisee dans une agonie sans fin. Puis, il y avait eu la douleur affreuse de la derniere toilette, les souliers de soie blanche dont elle s'etait obstinee a chausser elle-meme les pieds de la petite morte. Elle ne bougeait plus, a bout de force, comme endormie par l'exces de son chagrin. --Vous avez des fleurs? begaya-t-elle avec effort, les yeux toujours leves sur madame Deberle. --Oui, oui, ma chere, repondit celle-ci. Ne vous tourmentez pas. Depuis que sa fille avait rendu le dernier soupir, elle n'avait plus que cette preoccupation: des fleurs, des moissons de fleurs. A chaque nouvelle personne qu'elle voyait, elle s'inquietait, elle semblait craindre qu'on ne trouvat jamais assez de fleurs. --Vous avez des roses? reprit-elle apres un silence. --Oui.... Je vous assure que vous serez contente. Elle hocha la tete, elle retomba dans son immobilite. Pourtant, les employes des Pompes funebres attendaient sur le palier. Il fallait en finir. M. Rambaud, qui lui-meme chancelait comme un homme ivre, fit un signe suppliant a Juliette, pour qu'elle l'aidat a emmener la pauvre femme. Tous deux la prirent doucement sous les bras; ils la levaient, ils la conduisaient vers la salle a manger. Mais quand elle comprit, elle les repoussa, dans une crise supreme de desespoir. Ce fut une scene navrante. Elle s'etait jetee a genoux devant le lit, cramponnee aux draps, emplissant la chambre du tumulte de sa revolte; tandis que Jeanne, etendue dans l'eternel silence, raidie et toute froide, gardait un visage de pierre. La face avait un peu durci, la bouche prenait une moue d'enfant vindicative; et c'etait ce masque sombre et sans pardon de fille jalouse qui affolait Helene. Elle l'avait bien vue, depuis trente-six heures, se glacer dans sa rancune, devenir plus farouche a mesure qu'elle se rapprochait de la terre. Quel soulagement, si Jeanne, une derniere fois, avait pu lui sourire! --Non, non! criait-elle. Je vous en supplie, laissez-la un instant.... Vous ne pouvez pas me la prendre. Je veux l'embrasser.... Oh! un instant, un seul instant.... Et, de ses bras tremblants, elle la tenait, elle la disputait a ces hommes qui se cachaient dans l'anti-chambre, le dos tourne, d'un air d'ennui. Mais ses levres n'echauffaient pas le froid visage, elle sentait Jeanne s'enteter et se refuser. Alors, elle s'abandonna aux mains qui l'entrainaient, elle tomba sur une chaise de la salle a manger, avec cette plainte sourde, repetee vingt fois: --Mon Dieu.... mon Dieu.... L'emotion avait epuise M. Rambaud et madame Deberle. Apres un court silence, quand celle-ci entre-bailla la porte, c'etait fini. Il n'y avait pas en un bruit, a peine un leger froissement. Les vis, huilees a l'avance, fermaient a jamais le couvercle. Et la chambre etait vide, un drap blanc cachait la biere. Alors, la porte resta ouverte, on laissa Helene libre. Lorsqu'elle rentra, elle eut un regard eperdu sur les meubles, autour des murs. On venait d'emporter le corps. Rosalie avait tire la couverture pour effacer jusqu'au poids leger de celle qui etait partie. Et, ouvrant les bras dans un geste fou, les mains tendues, Helene se precipita vers l'escalier. Elle voulait descendre. M. Rambaud la retenait, pendant que madame Deberle lui expliquait que cela ne se faisait pas. Mais elle jurait d'etre raisonnable, de ne pas suivre l'enterrement. On pouvait bien lui permettre de voir; elle se tiendrait tranquille dans le pavillon. Tous deux pleuraient en l'ecoutant. Il fallut l'habiller. Juliette cacha sa robe d'appartement sous un chale noir. Seulement elle ne trouvait pas de chapeau; enfin, elle en decouvrit un, dont elle arracha un bouquet de verveines rouges. M. Rambaud, qui devait conduire le deuil, prit Helene a son bras. Quand on fut dans le jardin: --Ne la quittez pas, murmura madame Deberle. Moi, j'ai un tas d'affaires.... Et elle s'echappa. Helene marchait peniblement, cherchant du regard devant elle. En entrant dans le grand jour, elle avait eu un soupir. Mon Dieu! quelle belle matinee! Mais ses yeux etaient alles droit a la grille, elle venait d'apercevoir la petite biere sous les tentures blanches. M. Rambaud ne la laissa approcher que de deux ou trois pas. --Voyons, soyez courageuse, disait-il, tout frissonnant lui-meme. Ils regarderent. L'etroit cercueil baignait dans un rayon. Sur un coussin de dentelle, aux pieds, etait pose un crucifix d'argent. A gauche, un goupillon trempait dans un benitier. Les grands cierges brulaient sans une flamme, tachant seulement le soleil de petites ames dansantes qui s'envolaient. Sous les tentures, des branches d'arbre faisaient un berceau, avec leurs bourgeons violatres. C'etait un coin de printemps, ou tombait, par un ecartement des draperies, la poussiere d'or du large rayon qui epanouissait les fleurs coupees, dont la biere etait couverte. Il y avait la un ecroulement de fleurs, des gerbes de roses blanches en tas, des camelias blancs, des lilas blancs, des oeillets blancs, toute une neige amassee de petales blancs; le corps disparaissait, des grappes blanches glissaient du drap, par terre des pervenches blanches, des jacinthes blanches avaient coule et s'effeuillaient. Les rares passants de la rue Vineuse s'arretaient, avec un sourire emu, devant ce jardin ensoleille ou cette petite morte dormait sous les fleurs. Tout ce blanc chantait, une purete eclatante flambait dans la lumiere, le soleil chauffait les tentures, les bouquets et les couronnes, d'un frisson de vie. Au-dessus des roses, une abeille bourdonnait. --Les fleurs.... les fleurs...., murmura Helene, qui ne trouva pas d'autres paroles. Elle appuyait son mouchoir sur ses levres, ses yeux s'emplissaient de larmes. Il lui semblait que Jeanne devait avoir chaud, et cette pensee la brisait davantage, d'un attendrissement ou il y avait de la reconnaissance pour ceux qui venaient de couvrir l'enfant de toutes ces fleurs. Elle voulut s'avancer, M. Rambaud ne songea plus a la retenir. Comme il faisait bon sous les tentures! Un parfum montait, l'air tiede n'avait pas un souffle. Alors, elle se baissa et ne choisit qu'une rose. C'etait une rose qu'elle venait chercher, pour la glisser dans son corsage. Mais un tremblement la prenait, M. Rambaud eut peur. --Ne restez pas la, dit-il, en l'entrainant. Vous avez promis de ne pas vous rendre malade. Il cherchait a la conduire dans le pavillon, lorsque la porte du salon s'ouvrit toute grande. Pauline parut la premiere. Elle s'etait chargee d'organiser le cortege. Une a une, les petites filles descendirent. Il semblait que ce fut une floraison hative, des aubepines miraculeusement fleuries. Les robes blanches se gonflaient dans le soleil, se moiraient de transparences, ou toutes les nuances delicates du blanc passaient comme sur des ailes de cygne. Un pommier laissait tomber ses petales, des fils de la Vierge flottaient, les robes etaient la candeur meme du printemps. Elles ne cessaient point, elles entouraient deja la pelouse, et elles descendaient toujours le perron, legeres, envolees comme un duvet, epanouies tout d'un coup au grand air. Alors, quand le jardin fut tout blanc, en face de cette bande lachee de petites filles, Helene eut un souvenir. Elle se rappela le bal de l'autre belle saison, avec la joie dansante des petits pieds. Et elle revoyait Marguerite en laitiere, sa boite au lait pendue a la ceinture, Sophie en soubrette, tournant au bras de sa soeur Blanche, dont le costume de Folie sonnait un carillon. Puis, c'etaient les cinq demoiselles Levasseur, des Chaperons-Rouges qui multipliaient les toquets de satin ponceau a bandes de velours noir; tandis que la petite Guiraud, avec son papillon d'Alsacienne dans les cheveux, sautait comme une perdue, en face d'un Arlequin deux fois plus grand qu'elle. Aujourd'hui, toutes etaient blanches. Jeanne aussi etait blanche, sur l'oreiller de satin blanc, dans les fleurs. La fine Japonaise, au chignon traverse de longues epingles, a la tunique de pourpre brodee d'oiseaux, s'en allait en robe blanche. --Comme elles ont grandi! murmura Helene, qui eclata en larmes. Toutes etaient la, sa fille seule manquait. M. Rambaud la fit entrer dans le pavillon; mais elle resta sur la porte, elle voulait voir le cortege se mettre en marche. Des dames vinrent la saluer discretement. Les enfants la regardaient, de leurs yeux bleus etonnes. Cependant, Pauline circulait, donnait des ordres. Elle etouffait sa voix pour la circonstance; mais elle s'oubliait par moments. --Allons, soyez sages.... Regarde, petite bete, tu es deja sale.... Je viendrai vous prendre, ne bougez pas. Le corbillard arrivait, on pouvait partir. Madame Deberle parut et s'ecria: --On a oublie les bouquets!... Pauline, vite les bouquets! Alors, il y eut un peu de confusion. On avait prepare un bouquet de roses blanches pour chaque petite fille. Il fallut distribuer ces roses; les enfants, ravies, tenaient les grosses touffes devant elles, comme des cierges. Lucien, qui ne quittait plus Marguerite, respirait avec delices, pendant qu'elle lui poussait ses fleurs dans la figure. Toutes ces gamines, avec leurs mains fleuries, riaient dans le soleil, puis devenaient tout d'un coup serieuses, en suivant des yeux la biere que des hommes chargeaient sur le corbillard. --Elle est la dedans? demanda Sophie tres-bas. Sa soeur Blanche fit un signe de tete. Puis, elle dit a son tour: --Pour les hommes, c'est grand comme ca. Elle parlait du cercueil, elle elargissait les bras tant qu'elle pouvait. Mais la petite Marguerite eut un rire, le nez dans ses roses, en racontant que ca lui faisait des chatouilles. Alors, les autres enfoncerent aussi leur nez, pour voir. On les appelait, elles redevinrent sages. Dehors, le cortege defila. Au coin de la rue Vineuse, une femme en cheveux, les pieds chausses de savates, pleurait et s'essuyait les joues avec le coin de son tablier. Quelques personnes s'etaient mises aux fenetres, des exclamations apitoyees monterent dans le silence de la rue. Le corbillard roulait sans bruit, tendu de draperies blanches, a franges d'argent; on entendait seulement les pas cadences des deux chevaux blancs, assourdis sur la terre battue de la chaussee. C'etait comme une moisson de fleurs, de bouquets et de couronnes, que ce char emportait; on ne voyait pas la biere, de legers cahots secouaient les gerbes amoncelees, le char derriere lui semait des branches de lilas. Aux quatre coins, volaient de longs rubans de moire blanche, que tenaient quatre petites filles, Sophie et Marguerite, une demoiselle Levasseur et la petite Guiraud, celle-ci si mignonne, si trebuchante, que sa mere l'accompagnait. Les autres, en troupe serree, entouraient le corbillard, avec leurs touffes de roses a la main. Elles marchaient doucement, leurs voiles s'enlevaient, les roues tournaient au milieu de cette mousseline, comme portees sur un nuage, ou souriaient des tetes delicates de cherubins. Puis, derriere, a la suite de M. Rambaud, le visage pale et baisse, venaient des dames, quelques petits garcons, Rosalie, Zephyrin, les domestiques des Deberle. Cinq voitures de deuil, vides, suivaient. Dans la rue pleine de soleil, des pigeons blancs prirent leur vol, au passage de ce char du printemps. --Mon Dieu! quel ennui! repetait madame Deberle, en voyant le cortege s'ebranler. Si Henri avait retarde cette consultation! Je la lui disais bien. Elle ne savait que faire d'Helene, affaissee sur un siege du pavillon. Henri serait reste pres d'elle. Il l'aurait un peu consolee. C'etait tres-desagreable, qu'il ne fut pas la. Heureusement, mademoiselle Aurelie voulut bien se proposer; elle n'aimait pas les choses tristes, elle s'occuperait en meme temps de la collation que les enfants devaient trouver a leur retour. Madame Deberle se hata de rejoindre le convoi qui se dirigeait vers l'eglise, par la rue de Passy. Maintenant, le jardin etait vide, des ouvriers pliaient les tentures. Il n'y avait plus, sur le sable, a la place ou Jeanne avait passe, que les petales effeuilles d'un camelia. Et Helene, tombee tout d'un coup a cette solitude et a ce grand silence, eprouvait de nouveau l'angoisse, l'arrachement de l'eternelle separation. Une seule fois encore, etre aupres d'elle une seule fois! L'idee fixe que Jeanne s'en allait fachee, avec son visage muet et noir de rancune, la traversait de la brulure vive d'un fer rouge. Alors, voyant bien que mademoiselle Aurelie la gardait, elle fut pleine de ruse pour lui echapper et courir au cimetiere. --Oui, c'est une grande perte, repetait la vieille fille, installee commodement dans un fauteuil. Moi, j'aurais adore les enfants, les petites filles surtout. Eh bien! quand j'y songe, je suis contente de ne m'etre pas mariee. Ca evite des chagrins.... Elle croyait la distraire. Elle parla d'une de ses amies qui avait eu six enfants; tous etaient morts. Une autre dame restait seule avec un grand fils qui la battait; celui-la aurait du mourir, sa mere se serait consolee sans peine. Helene semblait l'ecouter. Elle ne bougeait plus, agitee seulement d'un tremblement d'impatience. --Vous voila plus calme, dit enfin mademoiselle Aurelie. Mon Dieu! il faut toujours finir par se faire une raison. La porte de la salle a manger s'ouvrait dans le pavillon japonais. Elle s'etait levee, elle poussa cette porte, allongea le cou. Des assiettes de gateaux couvraient la table. Helene, vivement, s'enfuit par le jardin. La grille etait ouverte, les ouvriers des Pompes funebres emportaient leur echelle. A gauche, la rue Vineuse tourne dans la rue des Reservoirs. C'est la que se trouve le cimetiere de Passy. Un mur de soutenement colossal s'eleve du boulevard de la Muette, le cimetiere est comme une terrasse immense qui domine la hauteur, le Trocadero, les avenues, Paris entier. En vingt pas, Helene fut devant la porte beante, deroulant le champ desert des tombes blanches et des croix noires. Elle entra. Deux grands lilas bourgeonnaient aux angles de la premiere allee. On enterrait rarement, des herbes folles poussaient, quelques cypres coupaient les verdures de leurs barres sombres. Helene s'enfonca droit devant elle; une bande de moineaux s'effaroucha, un fossoyeur leva la tete, apres avoir lance a la volee sa pelletee de terre. Sans doute, le convoi n'etait pas arrive, le cimetiere semblait vide. Elle coupa a droite, poussa jusqu'au parapet de la terrasse; et, comme elle faisait le tour, elle apercut derriere un bouquet d'acacias les petites filles en blanc, agenouillees devant le caveau provisoire, ou l'on venait de descendre le corps de Jeanne. L'abbe Jouve, la main tendue, donnait une derniere benediction. Elle entendit seulement le bruit sourd de la pierre du caveau qui retombait. C'etait fini. Cependant, Pauline l'avait apercue et la montrait a madame Deberle. Celle-ci se facha presque, murmurant: --Comment! elle est venue! Mais ca ne se fait pas, c'est de tres- mauvais gout! Elle s'avanca, lui temoigna par son air de figure qu'elle la desapprouvait. D'autres dames s'approcherent a leur tour, curieusement. M. Rambaud l'avait rejointe, debout et silencieux pres d'elle. Elle s'etait appuyee a un des acacias, se sentant defaillir, fatiguee de tout ce monde. Tandis qu'elle repondait par des hochements de tete aux condoleances, une seule pensee l'etouffait: elle etait arrivee trop tard, elle avait entendu le bruit de la pierre qui retombait. Et ses yeux revenaient toujours au caveau, dont un gardien du cimetiere balayait la marche. --Pauline, surveille les enfants, repetait madame Deberle. Les petites filles agenouillees se levaient comme un vol de moineaux blancs. Quelques-unes, trop petites, les genoux perdus dans leurs jupes, s'etaient assises par terre; on dut les ramasser. Pendant qu'on descendait Jeanne, les grandes avaient allonge la tete, pour voir au fond du trou. C'etait tres-noir, un frisson les palissait. Sophie assurait tout bas qu'on restait la dedans des annees, des annees. La nuit aussi? demandait une des demoiselles Levasseur. Certainement, la nuit aussi, toujours. Oh! la nuit, Blanche y serait morte. Toutes se regardaient, les yeux tres-grands, comme si elles venaient d'entendre une histoire de voleurs. Mais-quand elles furent debout, lachees autour du caveau, elles redevinrent roses; ce n'etait pas vrai, on disait des contes pour rire. Il faisait trop bon, ce jardin etait joli, avec ses grandes herbes; comme on aurait fait de belles parties de cache-cache, derriere toutes ces pierres! Les petits pieds dansaient deja, les robes blanches battaient, pareilles a des ailes. Dans le silence des tombes, la pluie tiede et lente du soleil epanouissait cette enfance. Lucien avait fini par fourrer la main sous le voile de Marguerite; il touchait ses cheveux, il voulait savoir si elle ne mettait rien dessus, pour qu'ils fussent si jaunes. La petite se rengorgeait. Puis, il lui dit qu'ils se marieraient ensemble. Marguerite voulait bien, mais elle avait peur qu'il ne lui tirat les cheveux. Il les touchait encore, il les trouvait doux comme du papier a lettre. --N'allez pas si loin, cria Pauline. --Eh bien! nous partons, dit madame Deberle. Nous ne faisons rien la, les enfants doivent avoir faim.... Il fallut reunir les petites filles qui s'etaient debandees comme un pensionnat en recreation. On les compta, la petite Guiraud manquait; enfin, on l'apercut tres-loin, dans une allee, se promenant gravement avec l'ombrelle de sa mere. Alors, les dames se dirigerent vers la porte, en poussant devant elles le flot des robes blanches. Madame Berthier felicitait Pauline sur son mariage, qui devait avoir lieu le mois suivant. Madame Deberle disait qu'elle partait dans trois jours pour Naples, avec son mari et Lucien. Le monde s'ecoulait, Zephyrin et Rosalie resterent les derniers. A leur tour, ils s'eloignerent. Ils se prirent le bras, ravis de cette promenade, malgre leur gros chagrin; ils ralentissaient le pas, et leur dos d'amoureux, un moment encore, dansa dans la lumiere, au bout de l'avenue. --Venez, murmura M. Rambaud. Mais Helene, d'un geste, le pria d'attendre. Elle restait seule, il lui semblait qu'une page de sa vie etait arrachee. Quand elle eut vu les dernieres personnes disparaitre, elle s'agenouilla peniblement devant le caveau. L'abbe Jouve, en surplis, ne s'etait point encore releve. Tous deux prierent longtemps. Puis, sans parler, avec son beau regard de charite et de pardon, le pretre l'aida a se mettre debout. --Donne-lui ton bras, dit-il simplement a M. Rambaud. A l'horizon, Paris blondissait sous la radieuse matinee de printemps. Dans le cimetiere, un pinson chantait. V Deux ans s'etaient ecoules. Un matin de decembre, le petit cimetiere dormait dans un grand froid. Il neigeait depuis la veille, une neige fine que chassait le vent du nord. Du ciel qui palissait, les flocons plus rares tombaient avec une legerete volante de plumes. La neige se durcissait deja, une haute fourrure de cygne bordait le parapet de la terrasse. Au dela de cette ligne blanche, dans la paleur brouillee de l'horizon, Paris s'etendait. Madame Rambaud priait encore, a genoux devant le tombeau de Jeanne, sur la neige. Son mari venait de se relever, silencieux. Ils s'etaient epouses en novembre, a Marseille. M. Rambaud avait vendu sa maison des Halles, il se trouvait a Paris depuis trois jours pour terminer cette affaire; et la voiture qui les attendait rue des Reservoirs, devait passer a l'hotel prendre leurs malles et les conduire ensuite au chemin de fer. Helene avait fait le voyage dans l'unique pensee de s'agenouiller la. Elle restait immobile, la tete basse, comme perdue et ne sentant pas la froide terre qui lui glacait les genoux. Cependant, le vent cessait. M. Rambaud s'etait avance sur la terrasse, pour la laisser a la douleur muette de ses souvenirs. Une brume s'elevait des lointains de Paris, dont l'immensite s'enfoncait dans le vague blafard de cette nuee. Au pied du Trocadero, la ville couleur de plomb semblait morte, sous la tombee lente des derniers brins de neige. C'etait, dans l'air devenu immobile, une moucheture pale sur les fonds sombres, filant avec un balancement insensible et continu. Au dela des cheminees de la Manutention, dont les tours de brique prenaient le ton du vieux cuivre, le glissement sans fin de ces blancheurs s'epaississait, on aurait dit des gazes flottantes, deroulees fil a fil. Pas un soupir ne montait, de cette pluie du reve, enchantee en l'air, tombant endormie et comme bercee. Les flocons paraissaient ralentir leur vol, a l'approche des toitures; ils se posaient un a un, sans cesse, par millions, avec tant de silence, que les fleurs qui s'effeuillent font plus de bruit; et un oubli de la terre et de la vie, une paix souveraine venait de cette multitude en mouvement, dont on n'entendait pas la marche dans l'espace. Le ciel s'eclairait de plus en plus, partout a la fois, d'une teinte laiteuse, que des fumees troublaient encore. Peu a peu, les ilots eclatants des maisons se detachaient, la ville apparaissait a vol d'oiseau, coupee de ses rues et de ses places, dont les tranchees et les trous d'ombres dessinaient l'ossature geante des quartiers. Helene, lentement, s'etait relevee. A terre, ses deux genoux restaient marques sur la neige. Enveloppee d'un large manteau sombre, borde de fourrure, elle semblait tres-grande, les epaules superbes dans tout ce blanc. La barrette de son chapeau, une tresse de velours noir, lui mettait au front l'ombre d'un diademe. Elle avait retrouve son beau visage tranquille, ses yeux gris et ses dents blanches, son menton rond, un peu fort; qui lui donnait un air raisonnable et ferme. Lorsqu'elle tournait la tete, son profil prenait de nouveau une purete grave de statue. Le sang dormait sous la paleur reposee des joues, on la sentait rentree dans la hauteur de son honnetete. Deux larmes avaient roule de ses paupieres, son calme etait fait de sa douleur ancienne. Et elle se tenait debout, devant le tombeau, une simple colonne, ou le nom de Jeanne etait suivi de deux dates, mesurant la courte existence de la petite morte de douze ans. Autour d'elle, le cimetiere etalait la blancheur de son drap, que crevaient des angles de tombes rouillees, des fers de croix pareils a des bras en deuil. Seuls, les pas d'Helene et de M. Rambaud avaient fait un sentier dans ce coin desert. C'etait une solitude sans tache, ou les morts dormaient. Les allees enfoncaient les fantomes legers des arbres. Par moments, un paquet de neige tombait sans bruit d'une branche trop chargee; et rien ne bougeait plus. A l'autre bout, un pietinement noir avait passe: on enterrait sous ce linceul. Un second convoi venait a gauche. Les bieres et les corteges filaient en silence, comme des ombres decoupees, sur la paleur d'un linge. Helene sortait de sa reverie, lorsqu'elle apercut pres d'elle une mendiante qui se trainait. C'etait la mere Fetu, dont la neige assourdissait les gros souliers d'homme, creves et raccommodes avec des ficelles. Jamais elle ne l'avait vue grelotter d'une misere si noire, couverte de guenilles plus sales, engraissee encore, l'air abeti. La vieille, par les vilains temps, les fortes gelees, les pluies battantes, suivait maintenant les convois, pour speculer sur l'apitoiement des gens charitables; et elle savait qu'au cimetiere la peur de la mort fait donner des sous; elle visitait les tombes, s'approchant des gens agenouilles au moment ou ils fondaient en larmes, parce que alors ils ne pouvaient refuser. Depuis un instant, entree avec le dernier cortege, elle guettait Helene de loin. Mais elle n'avait point reconnu la bonne dame, elle racontait avec de petits sanglots, la main tendue, qu'elle avait chez elle deux enfants qui mouraient de faim. Helene l'ecoutait, muette devant cette apparition. Les enfants etaient sans feu, l'aine s'en allait de la poitrine. Tout d'un coup, la mere Fetu s'arreta; un travail se faisait dans les mille plis de son visage, ses yeux minces clignotaient. Comment! c'etait la bonne dame! Le ciel avait donc exauce ses prieres! Et, sans arranger l'histoire des enfants, elle se mit a geindre, avec un flot de paroles intarissable. Des dents lui manquaient encore, on l'entendait a peine. Toutes les miseres au bon Dieu lui etaient tombees sur la tete. Son monsieur avait donne conge, elle venait de rester trois mois dans son lit; oui, ca la tenait toujours, maintenant ca lui grouillait partout, une voisine disait qu'une araignee devait pour sur lui etre entree par la bouche, pendant qu'elle dormait. Si elle avait eu seulement un peu de feu, elle se serait chauffe le ventre; il n'y avait plus que ca pour la soulager. Mais rien de rien, pas des bouts d'allumettes. Peut-etre bien que madame etait allee en voyage? C'etaient ses affaires. Enfin, elle la trouvait joliment portante, et fraiche, et belle. Dieu lui rendrait tout ca. Comme Helene tirait sa bourse, la mere Fetu souffla, en s'appuyant a la grille du tombeau de Jeanne. Les convois s'en etaient alles. Quelque part, dans une fosse voisine, on entendait les coups de pioche reguliers d'un fossoyeur qu'on ne voyait pas. Pourtant, la vieille avait repris haleine, les yeux fixes sur la bourse. Alors, pour augmenter l'aumone, elle se montra tres- caline, elle parla de l'autre dame. On ne pouvait pas dire, c'etait une dame charitable; eh bien! elle ne savait pas faire, son argent ne profitait pas. Prudemment, elle regardait Helene en disant ces choses. Ensuite, elle se hasarda a nommer le docteur. Oh! celui-la etait bon comme le bon pain. L'ete dernier, il avait encore fait un voyage avec sa femme. Leur petit poussait, un bel enfant. Mais les doigts d'Helene, qui ouvraient la bourse, avaient tremble, et la mere Fetu, tout d'un coup, changea de voix. Stupide, effaree, elle venait seulement de comprendre que la bonne dame se trouvait la pres du tombeau de sa fille. Elle begaya, soupira, tacha de la faire pleurer. Une mignonne si gentille, avec des amours de petites mains, qu'elle voyait encore lui donner des pieces blanches. Et comme elle avait de longs cheveux, comme elle regardait les pauvres avec de grands yeux pleins de larmes! Ah! on ne remplacait pas un ange pareil; il n'y en avait plus, on pouvait chercher dans tout Passy. Aux beaux jours, elle apporterait chaque dimanche un bouquet de paquerettes, cueilli dans le fosse des fortifications. Elle se tut, inquiete du geste dont Helene lui coupa la parole. C'etait donc qu'elle ne trouvait plus ce qu'il fallait dire? La bonne dame ne pleurait pas, et elle ne lui donna qu'une piece de vingt sous. M. Rambaud, cependant, s'etait rapproche du parapet de la terrasse. Helene alla le rejoindre. Alors, la vue du monsieur alluma les yeux de la mere Fetu. Elle ne le connaissait pas, celui-la; ce devait etre un nouveau. Trainant les pieds, elle marcha derriere Helene, en appelant sur elle toutes les benedictions du paradis; et, lorsqu'elle fut pres de M. Rambaud, elle reparla du docteur. En voila un qui aurait un bel enterrement, quand il mourrait, si les pauvres gens qu'il avait soignes pour rien, suivaient son corps! Il etait un peu coureur, personne ne disait le contraire. Des dames de Passy le connaissaient bien. Mais ca ne l'empechait pas d'adorer sa femme, une femme si gentille, qui aurait pu se mal conduire et qui n'y songeait seulement plus. Un vrai menage de tourtereaux. Est-ce que madame leur avait dit bonjour? Ils etaient pour sur chez eux, elle venait de voir les persiennes ouvertes, rue Vineuse. Ils aimaient tant madame autrefois, ils seraient si heureux de l'embrasser! En machant ces bouts de phrases, la vieille guignait M. Rambaud. Il l'ecoutait, avec sa tranquillite de brave homme. Les souvenirs evoques devant lui ne mettaient pas une ombre sur son visage paisible. Il crut seulement remarquer que l'acharnement de cette mendiante importunait Helene, et il fouilla dans sa poche, il lui fit a son tour une aumone, en l'eloignant du geste. Lorsqu'elle vit une seconde piece blanche, la mere Fetu eclata en remerciements. Elle acheterait un peu de bois, elle chaufferait son mal; il n'y avait plus que ca pour lui calmer le ventre. Oui, un vrai menage de tourtereaux, a preuve que la dame etait accouchee, l'autre hiver, d'un deuxieme enfant, une belle petite fille, rose et grasse, qui devait aller sur ses quatorze mois. Le jour du bapteme, a la porte de l'eglise, le docteur lui avait mis cent sous dans la main. Ah! les bons coeurs se rencontrent, madame lui portait chance. Faites, mon Dieu! que madame n'ait pas un chagrin, comblez-la de toutes les prosperites! Au nom du Pere, du Fils, du Saint-Esprit, ainsi soit-il! Helene resta toute droite devant Paris, pendant que la mere Fetu s'en allait au milieu des tombes, en bredouillant trois _Pater_ et trois _Ave_. La neige avait cesse, les derniers flocons s'etaient poses sur les toits avec une lenteur lasse; et, dans le vaste ciel d'un gris de perle, derriere les brumes qui se fondaient, le ton d'or du soleil allumait une clarte rose. Une seule bande de bleu, sur Montmartre, bordait l'horizon, d'un bleu si lave et si tendre, qu'on aurait dit l'ombre d'un satin blanc. Paris se degageait des fumees, s'elargissait avec ses champs de neige, sa debacle qui le figeait dans une immobilite de mort. Maintenant, les mouchetures volantes ne donnaient plus a la ville ce grand frisson, dont les ondes pales tremblaient sur les facades couleur de rouille. Les maisons sortaient toutes noires des masses blanches ou elles dormaient, comme moisies par des siecles d'humidite. Des rues entieres semblaient ruinees, devorees de salpetre, les toitures pres de flechir, les fenetres enfoncees deja. Une place, dont on apercevait le carre platreux, s'emplissait d'un tas de decombres. Mais, a mesure que la bande bleue grandissait du cote de Montmartre, une lumiere coulait limpide et froide comme une eau de source, mettant Paris sous une glace ou les lointains eux-memes prenaient une nettete d'image japonaise. Dans son manteau de fourrure, les mains perdues au bord des manches, Helene songeait. Une seule pensee revenait en elle comme un echo. Ils avaient eu un enfant, une petite fille rose et grasse; et elle la voyait a l'age adorable ou Jeanne commencait a parler. Les petites filles sont si mignonnes a quatorze mois! Elle comptait les mois; quatorze, cela faisait presque deux ans, en tenant compte des autres; juste l'epoque, a quinze jours pres. Alors, elle eut une vision ensoleillee de l'Italie, un pays ideal, avec des fruits d'or, ou les amants s'en allaient sous des nuits embaumees, les bras a la taille. Henri et Juliette marchaient devant elle, dans un clair de lune. Ils s'aimaient comme des epoux qui redeviennent des amants. Une petite fille rose et grasse, dont les chairs nues rient au soleil, tandis qu'elle essaye de begayer des mots confus, que sa mere etouffe sous des baisers! Et elle pensait a ces choses sans colere, le coeur muet, elargissant encore sa serenite dans la tristesse. Le pays du soleil avait disparu, elle promenait ses lents regards sur Paris, dont l'hiver raidissait le grand corps. Des colosses de marbre semblaient couches dans la paix souveraine de leur froideur, les membres las d'une vieille souffrance qu'ils ne sentaient plus. Un trou bleu s'etait fait au-dessus du Pantheon. Pourtant, ses souvenirs redescendaient les jours. Elle avait vecu dans une stupeur, a Marseille. Un matin, en passant rue des Petites-Maries, elle s'etait mise a sangloter devant la maison de son enfance. C'etait la derniere fois qu'elle avait pleure. M. Rambaud venait souvent; elle le sentait autour d'elle comme une protection. Il n'exigeait rien, il n'ouvrait jamais son coeur. Vers l'automne, elle l'avait vu entrer un soir, les yeux rouges, brise par un grand chagrin: son frere, l'abbe Jouve, etait mort. A son tour, elle l'avait console. Ensuite, elle ne se rappelait plus nettement. L'abbe semblait sans cesse derriere eux, elle cedait a la resignation dont il l'enveloppait. Puisqu'il voulait encore cette chose, elle ne trouvait pas de raison pour refuser. Cela lui paraissait tres-sage. D'elle-meme, comme son deuil prenait fin, elle avait regle posement les details avec M. Rambaud. Les mains de son vieil ami tremblaient de tendresse eperdue. Comme elle voudrait, il l'attendait depuis des mois, un signe lui suffisait. Ils etaient maries en noir. Le soir des noces, lui aussi avait baise ses pieds nus, ses beaux pieds de statue qui redevenaient de marbre. Et la vie se deroulait de nouveau. Tandis que le ciel bleu grandissait a l'horizon, cet eveil de sa memoire etait une surprise pour Helene. Elle avait donc ete folle pendant un an? Aujourd'hui, lorsqu'elle evoquait la femme qui avait vecu pres de trois annees dans cette chambre de la rue Vineuse, elle croyait juger une personne etrangere, dont la conduite l'emplissait de mepris et d'etonnement. Quel coup d'etrange folie, quel mal abominable, aveugle comme la foudre! Elle ne l'avait pourtant pas appele. Elle vivait tranquille, cachee dans son coin, perdue dans l'adoration de sa fille. La route s'allongeait devant elle, sans une curiosite, sans un desir. Et un souffle avait passe, elle etait tombee par terre. A cette heure encore, elle ne s'expliquait rien. Son etre avait cesse de lui appartenir, l'autre personne agissait en elle. Etait-ce possible? elle faisait ces choses! Puis, un grand froid la glacait, Jeanne s'en allait sous les roses. Alors, dans l'engourdissement de sa douleur, elle redevenait tres-calme, sans un desir, sans une curiosite, continuant sa marche lente sur la route toute droite. Sa vie reprenait, avec sa paix severe et son orgueil de femme honnete. M. Rambaud fit un pas, voulut l'emmener de ce lieu de tristesse. Mais, d'un geste, Helene lui temoigna l'envie de rester encore. Elle s'etait approchee du parapet, elle regardait en bas, sur l'avenue de la Muette, une station de voitures dont la file mettait au bord du trottoir une queue de vieux carrosses creves par l'age. Les capotes et les roues blanchies, les chevaux couverts de mousse, semblaient se pourrir la depuis des temps tres-anciens. Des cochers restaient immobiles, raidis dans leurs manteaux geles. Sur la neige, d'autres voitures, une a une, peniblement, avancaient. Les betes glissaient, tendaient le cou, tandis que les hommes, descendus de leur siege, les tenaient a la bride, avec des jurons; et l'on voyait, derriere les vitres, des figures de voyageurs patients, renverses contre les coussins, resignas a faire en trois quarts d'heure une course de dix minutes. Une ouate etouffait les bruits; seules les voix montaient, dans cette mort des rues, avec une vibration particuliere, greles et distinctes: des appels, des rires de gens surpris par le verglas, des coleres de charretiers faisant claquer leurs fouets, un ebrouement de cheval soufflant de peur. Plus loin, a droite, les grands arbres du quai etaient des merveilles. On aurait dit des arbres de verre file, d'immenses lustres de Venise, dont des caprices d'artistes avaient tordu les bras piques de fleurs. Le vent, du cote du nord, avait change les troncs en futs de colonne. En haut, s'embroussaillaient des rameaux duvetes, des aigrettes de plume, une exquise decoupure de brindilles noires, bordees de filets blancs. Il gelait, pas une haleine ne passait dans l'air limpide. Et Helene se disait qu'elle ne connaissait pas Henri. Pendant un an, elle l'avait vu presque chaque jour: il etait reste des heures et des heures a se serrer contre elle, a causer, les yeux dans les yeux. Elle ne le connaissait pas. Un soir, elle s'etait donnee et il l'avait prise. Elle ne le connaissait pas, elle faisait un immense effort sans pouvoir comprendre. D'ou venait-il? comment se trouvait-il pres d'elle? quel homme etait-ce, pour qu'elle lui eut cede, elle qui serait plutot morte que de ceder a un autre? Elle l'ignorait, il y avait la un vertige ou chancelait sa raison. Au dernier comme au premier jour, il lui restait etranger. Vainement elle reunissait les petits faits epars, ses paroles, ses actes, tout ce qu'elle se rappelait de sa personne. Il aimait sa femme et son enfant, il souriait d'un air fin, il gardait l'attitude correcte d'un homme bien eleve. Puis, elle revoyait son visage en fou, ses mains egarees de desirs. Des semaines coulaient, il disparaissait, il etait emporte. A cette heure, elle n'aurait su dire ou elle lui avait parle pour la derniere fois. Il passait, son ombre s'en etait allee avec lui. Et leur histoire n'avait pas d'autre denouement. Elle ne le connaissait pas. Sur la ville, un ciel bleu, sans une tache, se deployait. Helene leva la tete, lasse de souvenirs, heureuse de cette purete. C'etait un bleu limpide, tres-pale, a peine un reflet bleu dans la blancheur du soleil. L'astre, bas sur l'horizon, avait un eclat de lampe d'argent. Il brulait sans chaleur, dans la reverberation de la neige, au milieu de l'air glace. En bas, de vastes toitures, les tuiles de la Manutention, les ardoises des maisons du quai, etalaient des draps blancs, ourles de noir. De l'autre cote du fleuve, le carre du Champ-de-Mars deroulait une steppe, ou des points sombres, des voitures perdues, faisaient songer a des traineaux russes filant avec un bruit de clochettes; tandis que les ormes du quai d'Orsay, rapetisses par l'eloignement, alignaient des floraisons de fins cristaux, herissant leurs aiguilles. Dans l'immobilite de cette mer de glace, la Seine roulait des eaux terreuses, entre ses berges qui la bordaient d'hermine; elle charriait depuis la veille, et l'on distinguait nettement, contre les piles du pont des Invalides, l'ecrasement des blocs s'engouffrant sous les arches. Pais, les ponts s'echelonnaient, pareils a des dentelles blanches, de plus de plus delicates, jusqu'aux roches eclatantes de la Cite, que les tours de Notre-Dame surmontaient de leurs pics neigeux. D'autres pointes, a gauche, trouaient la plaine uniforme des quartiers. Saint-Augustin, l'Opera, la tour Saint-Jacques, etaient comme des monts ou regnent les neiges eternelles; plus pres, les pavillons des Tuileries et du Louvre, relies par les nouveaux batiments, dessinaient l'arete d'une chaine aux sommets immacules. Et c'etaient encore, a droite, les cimes blanchies des Invalides, de Saint-Sulpice, du Pantheon, ce dernier tres-loin, profilant sur l'azur un palais du reve, avec des revetements de marbre bleuatre. Pas une voix ne montait. Des rues se devinaient a des fentes grises, des carrefours semblaient s'etre creuses dans un craquement. Par files entieres, les maisons avaient disparu. Seules, les facades voisines etaient reconnaissables aux mille raies de leurs fenetres. Les nappes de neige, ensuite, se confondaient, se perdaient en un lointain eblouissant, en un lac dont les ombres bleues prolongeaient le bleu du ciel. Paris, immense et clair, dans la vivacite de cette gelee, luisait sous le soleil d'argent. Alors, Helene, une derniere fois, embrassa d'un regard la ville impassible, qui, elle aussi, lui restait inconnue. Elle la retrouvait, tranquille et comme immortelle dans la neige, telle qu'elle l'avait quittee, telle qu'elle l'avait vue chaque jour pendant trois annees. Paris etait pour elle plein de son passe. C'etait avec lui qu'elle avait aime, avec lui que Jeanne etait morte. Mais, ce compagnon de toutes ses journees gardait la serenite de sa face geante, sans un attendrissement, temoin muet des rires et des larmes dont la Seine semblait rouler le flot. Elle l'avait, selon les heures, cru d'une ferocite de monstre, d'une bonte de colosse. Aujourd'hui, elle sentait qu'elle l'ignorerait toujours, indifferent et large. Il se deroulait, il etait la vie. M. Rambaud, cependant, la toucha legerement, pour l'emmener. Sa bonne, figure s'inquietait. Il murmura: --Ne te fais pas de peine. Il savait tout, il ne trouvait que cette parole. Madame Rambaud le regarda et fut apaisee. Elle avait le visage rose de froid, les yeux clairs. Deja elle etait loin. L'existence recommencait. --Je ne sais plus si j'ai bien ferme la grosse malle, dit-elle. M. Rambaud promit de s'en assurer. Le train partait a midi, ils avaient le temps. On sablait les rues, leur voiture ne mettrait pas une heure. Mais, tout d'un coup, il haussa la voix. --Je suis sur que tu as oublie les cannes a peche? --Oh! Absolument! cria-t-elle, surprise et fachee de son manque de memoire. Nous aurions du les prendre hier. C'etaient des cannes tres-commodes, dont le modele ne se vendait pas a Marseille. Ils possedaient, pres de la mer, une petite maison de campagne, ou ils devaient passer l'ete. M. Rambaud consulta sa montre. En allant a la gare, ils pouvaient encore acheter les cannes. On les attacherait avec les parapluies. Alors, il l'emmena, pietinant, coupant au milieu des tombes. Le cimetiere etait vide, il n'y avait plus que leurs pas sur la neige. Jeanne, morte, restait seule en face de Paris, a jamais. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, UNE PAGE D'AMOUR *** This file should be named 7pdam10.txt or 7pdam10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7pdam11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7pdam10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. 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