The Project Gutenberg EBook of Les mains pleines de rose, pleines d'or et pleines de sang by Eugène Houssaye Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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Vous n'avez pas voulu des orages de l'ame, Vous n'avez pas cueilli les fleurs du firmament; Vous craignez de marcher dans la neige ou la flamme, Vous fuyez le peche par epouvantement, Et vous n'entendez pas, quand le vent, d'hiver brame, Les fantomes d'amour vous pleurer leur tourment. Non, ce roman n'est pas pour les freles poupees Que n'ont point fait palir les pales passions, Qui craignent les dangers des belles equipees, Les larmes, les sanglots des desolations, Et qui ne savent pas, trompeuses ou trompees, Que l'amour, c'est Daniel dans la fosse aux lions. AR--H--YE. Juin 1874._ LES NOUVEAUX ROMANS D'ARSENE HOUSSAYE. [Note: Cette critique ou plutot ce profil litteraire a paru le 1er janvier dans _Paris-Journal_, avec cet avant-propos de Henri de Pene: "Un de nos amis, l'un des maitres de tout journaliste qui tient une plume francaise: Jules Janin, nous a donne, pour nos etrennes, un article sur ce brillant et fecond esprit, qui est a la fois de ses amis et des notres: Arsene Houssaye. "Cet article de Jules Janin, nous n'avons pas besoin de le recommander a nos lecteurs. Le doyen du feuilleton parisien a fait ici oeuvre de critique et d'ami en meme temps. A propos d'Arsene Houssaye, Theophile Gautier et Gerard de Nerval revivent aussi sous sa plume toujours magique et toujours jeune."] La plus grande intimite s'est etablie, il y a bien longtemps, entre Jules Janin et Arsene Houssaye. Quoi d'etonnant? Houssaye et Janin sont partis du meme point pour arriver au meme but; ils ont parcouru les memes sentiers; ils ont porte tout le poids des memes miseres. A cette heure encore, a l'heure du repos, l'un et l'autre ils sont a l'oeuvre, avec cette difference pourtant: que le premier n'a pas quitte son humble emploi de critique hebdomadaire, et que le second, beaucoup plus jeune, dans un mouvement plus vaste, embrasse aujourd'hui, avec la plus grande ferveur, des drames et des passions si compliques et si terribles, que nous ne comprenons pas qu'il vienne a bout de tant et tant d'illustres entreprises. Quand nous l'avons connu, Arsene Houssaye etait un jeune homme, amoureux de la forme, enivre des esperances de l'artiste et du poete. Il vivait gaiement et facilement, en belle et bonne compagnie, avec Gerard de Nerval, un talent de premier ordre, un bel esprit, qui-s'est tue dans un desespoir muet: ne pas atteindre a ces beaux reves qu'il portait, tout flamboyants, dans le coin de son cerveau! Ils avaient tous deux, pour leur devoue et fidele compagnon, cet esprit rare et charmant, voisin du genie, ecrivant ses doux poemes, leger au pourchas et hardi _a la rencontre_, Theophile Gautier, d'une verve inepuisable, un peintre, un poete, un narrateur, a qui nous devons la _Comedie de la mort_, le _Voyage a Constantinople_, et tant de pages heureuses qui lui servent d'oraison funebre aujourd'hui. L'amitie d'Arsene Houssaye et de Theophile Gautier passera plus tard a l'etat legendaire, et les lecteurs qui viendront ne sauraient les separer, dans leur estime et dans leur souvenir. A ces trois-la nous pourrions ajouter ce talent merveilleux, ce faiseur de miracles, Eugene Delacroix, enseveli dans son triomphe. Il aimait ces jeunes gens pleins de vie et qui parlaient si bien des choses qu'il aimait le mieux. Donc, vous voyez que commencer ainsi, c'etait bien commencer: une jeunesse enthousiaste, un esprit plein de doute, un talent plein de croyance, et surtout cette aimable croyance en soi-meme. On ne depend de personne; on n'a rien a demander a personne. On obeit a l'inspiration, heureux de peu, content de tout! C'etait un grand plaisir de les voir si bien vivre et marcher doucement dans les sentiers qu'ils avaient decouverts. Cela dura dix ans. Gerard de Nerval devint le voyageur favori de Charles Nodier, de Merimee, d'Armand Carrel et des voyageurs dans un fauteuil. Theophile Gautier s'emparait victorieux de l'histoire et du jugement des beaux-arts. Il regnait dans le feuilleton, par le talent, par la volonte, et, qui le croirait? par la bienveillance. Il etait l'ami de Mme de Girardin, le proneur de Victor Hugo; toujours a son oeuvre, et quand, parfois, il avait du temps a perdre, il nous contait une elegie, il nous racontait l'ardente histoire de Mlle de Maupin. Cependant, le troisieme ami, le peintre, intrepide et ne doutant de rien, se chargeait d'orner les plus beaux espaces, les places les plus celebres dans nos eglises, au conseil d'Etat, au Pantheon, partout, dans tous les lieux de pompe et de fete ou il etait designe par son genie. Eh bien, le plus insouciant de cette association du bien faire et du bien dire etait justement ce jeune reveur, revant toujours, travaillant peu, Arsene Houssaye! Son esprit, ne pour la jeunesse, n'etait pas encore ne pour le travail. Il semblait dire a ses amis: "Marchez devant, allez toujours, moi je fais l'ecole buissonniere, et j'irai, s'il vous plait, sans hate et sans ambition, au rendez-vous de la Fantaisie." Et pourtant ce fut alors qu'il ecrivait _la Pecheresse_, un livre charmant qui peint le duel du corps et de l'ame. Ce fut alors qu'il commencait ses _Portraits du XVIIIe siecle_, ce siecle des magies de Watteau, si dedaignees en notre jeunesse. Il avait ete pris dans son chemin par un travail inattendu, j'ai presque dit inattendu. Il fut charge de sauvegarder cette antique institution du grand siecle, appelee la Comedie-Francaise. En ce lieu superbe, les plus grands esprits de la France avaient trouve l'asile et le respect pour lesquels ils etaient nes. Ici, Moliere, ami du peuple, avait compose ses plus grands ouvrages: _le Misanthrope_ et _Celimene_, et _Tartufe_ et _les Femmes savantes_, enfants serieux du Theatre-Francais. Corneille avait apporte, du fond de la Normandie, _Auguste, Cinna, Emilie_ et tant d'autres heros, la gloire et l'orgueil du genre humain. Racine, en meme temps que Corneille, avait glorifie le theatre, et laisse--souvenirs de son glorieux passage ici-bas--tant d'heroines charmantes et de heros glorieux: _Junie, Agrippine_ et _Mithridate_; avec ses charmants railleurs qui faisaient un pendant a la comedie de Corneille: _les Plaideurs_; puis _Iphigenie, Esther_ et tout le reste. Etaient venus, plus tard, Voltaire et _Tancrede_, la philosophie apres la croyance, et la sagesse du poete apres l'antique enthousiasme. Il n'y avait point de position plus belle a defendre, a proteger, a conserver, et les plus habiles, quand ils virent ce jeune homme attache a ce penible labeur, furent en doute de savoir comment il va se tirer de peine et par quel bonheur du temps present il soutiendra les miracles du temps passe. Lui, cependant, sans un moment de doute ou d'hesitation, il prit en main la defense et la protection de ce theatre incomparable; il assistait, plein de respect, aux derniers moments de Mlle Mars. Il encourageait la naissante ardeur de Mlle Rachel, et quand elle voulut aller plus loin que _Camille_ et chanter _la Marseillaise_ [Note: Au temps ou Mlle Rachel chantait _la Marseillaise_, M. Arsene Houssaye n'etait pas encore directeur du Theatre-Francais.], il refusa de la suivre en ces perils sans nom. Ainsi lui fut compte, pour sa renommee, et disons le vrai mot, pour sa gloire, ce passage heureux et rapide a travers le Theatre-Francais (1849-1856). Il le quitta comme il l'avait pris, sans trouble et sans regret, laissant apres lui quelques oeuvres charmantes que lui seul il avait protegees: _Mademoiselle de la Seigliere; Charlotte Corday, les Contes de la reine de Navarre, Gabrielle_, et les chefs-d'oeuvre de Victor Hugo, et les coups de theatre d'Alexandre Dumas. J'allais oublier l'inoubliable Alfred de Musset, avec son _Chandelier_. Et Octave Feuillet, et Leon Gozlan, et Mme de Girardin! Et desormais voila Arsene Houssaye rendu a la vie litteraire, au culte des belles-lettres, ses fideles compagnes: un sourire dans le beau temps, la consolation des heures mauvaises, fideles compagnes qu'on ne saurait trop servir et qu'on ne peut trop aimer. Ce fut la premiere fois sans doute que l'on vit un directeur du Theatre-Francais quitter la regle et le compas, pour reprendre avec joie une plume fidele et bien taillee. Ainsi, il mit au jour ces livres charmants _le Roi Voltaire_ et _le Quarante et unieme Fauteuil_, dont il ecrivait l'histoire avec quarante plumes differentes. On voyait qu'avant d'ecrire ces beaux livres, il avait traverse la grande poesie; il en avait garde le souffle et le parfum. Heureux chez nous l'esprit libre et en gaiete de coeur, qui se transforme, et glorifions, o mes amis, l'imagination facile qui sait prendre a propos toutes les formes, toutes les graces, j'ai presque dit toutes les vertus. Qui veut ecrire et durer longtemps dans l'esprit et dans l'imagination du lecteur, aura grand soin de varier la peine et le plaisir des gens restes fideles a cette intime lecture. Il a sous les yeux de grands exemples, a commencer par _le Roi Voltaire_. Et quel homme, en ce bas monde, plus que Voltaire, fut jamais plus changeant et plus divers? Il a tout tente, et toujours il a triomphe de l'obstacle. Et du theatre a la philosophie, et du conte en vers au conte en prose, et meme, o malheur de tant reussir! du poeme epique aux legers poemes, ou le sourire arrive avec toutes les palpitations; et de l'histoire a la critique, et meme du leger billet avec lequel on finit par composer de tres-gros tomes; et de la comedie a la tragedie, et de la pitie a l'enchantement, ce roi Voltaire a reussi en toutes choses. Il etait la grace et la censure, l'elegie et la chanson, le charme enfin, le vrai charme, et le genre humain, ebloui de toutes ces merveilles, se demandait s'il n'etait pas le jouet d'un reve. Heureux changement! ces revolutions du bel esprit, roulant a l'infini dans un cercle qu'il s'est trace a lui-meme, et dont il sait par coeur tous les detours. L'auteur du _Quarante et unieme Fauteuil_ comprit bien celui-la qui eut rempli, a lui seul, tous les fauteuils; cet homme qui fut a la fois le juge et l'avocat de son siecle. Aussi quand il eut paye son tribut a l'esprit vif et souriant qui l'entourait, Arsene Houssaye, un beau jour, se mit a raconter, dans un grand livre intitule _la Comedie parisienne_, une suite infinie, imprevue, enorme, des plus terribles accidents. Il divisait ce livre en trois series, a savoir: _les Grandes Dames,--les Parisiennes,--les Courtisanes du monde_, c'est-a-dire douze gros tomes in-octavo, que nous avons lus avec stupeur, tres-etonne que le meme ecrivain qui tournait d'une facon si legere autour des plus graves questions, maintenant qu'il etait delivre de ces belles jeunes filles innocentes qui conservaient encore l'aspect et le parfum de leur village, entreprit, dans une suite de drames impitoyables, de devoiler ces courtisanes cachees sous le manteau des duchesses, et ces duchesses qui portaient insolemment le voile obscene des courtisanes: _Titulum mentitae Lysicae_, disait Juvenal; et veritablement nous savons, grace a ces livres, les monstres hideux et charmants qui se cachent sous ces noms-la: Mme _Venus_, Mme _Phryne_, la _Messaline blonde_, la _Chanoinesse rousse_, la _Marquise Danae_ et l'adorable _Violette_, et cent et une autres. Il les connait toutes, il sait leur vrai nom, et comment elles sont tombees, et par quel miracle la femme dechue est devenue une grande dame, et qu'il ne faut pas prendre au serieux les cheveux blonds de Messaline, pas plus que les cheveux noirs de sa soeur. Ah! mon Dieu, quelle suite incroyable de deguisements et d'aventures, de mensonges et de perfidies, et comment toutes ces femmes adulteres ne sont plus que des femmes tarees! C'est ainsi dans ce charmant livre intitule _la Boheme_, ecrit par un bohemien, nous avons vu la petite Mimi: qui, parfois, a la fin du trimestre, aux modes nouvelles, s'en allait chercher les robes et les manteaux de ce matin. Elle partait nue, ou peu s'en faut, et s'en revenait, huit jours apres, vetue de soie et de velours, paree de chaines et de dentelles, la soie aux souliers, le diamant a la jarretiere, et les bras charges de bracelets. C'est tres-vrai, la petite Mimi etait une marquise, et ses grands degingandes sentaient redoubler, aux fanfioles de ses toilettes, leur admiration pour Mimi. Dans ces livres si curieux d'Arsene Houssaye, il y a de ce melange ehonte de la courtisane et discret de la duchesse. Le romancier en connait beaucoup des unes et des autres, et quand il les reunit dans le meme salon, a l'ombre ardente, un demi-jour mysterieux, favorable aux vierges folles, le plus sage et le plus sceptique lecteur se surprend a etre attentif, souvent charme et toujours amoureux. Ces ceintures, si facilement nouees et denouees, ont un si grand attrait! Ces beaux rires contagieux ont un si grand charme! Enfin, nous allons si facilement a ces doux visages, a ces levres emperlees, au beau sein de ces pecheresses! Voila le charme et l'attrait de ces etudes: c'est du pur Balzac, mais du Balzac sans voiles et sans embuches, disant toutes choses hardiment, et jamais lasse dans ses revelations. Cette fois, par quel travail, quel mystere et quelle infatigable interpretation des vices les plus caches, le conteur infatigable est parvenu a composer ces douze volumes incomparables? Nous ne saurions le dire. Il a fallu rompre absolument et le meme jour avec ses petits livres accoutumes, les _Charmettes_, par exemple. Loin d'ici, mes elegies! loin de moi mes freles chansons! J'ai ferme pour jamais ce petit monde oisif, galant et dameret qui m'a suffi vingt annees. Il me faut desormais de grandes heroines, des passions illustres, et quelqu'une de ces nudites fameuses que le monde entoure a plaisir de ses haines et de ses adorations. Telle etait l'oeuvre ardue, et voila par quel sacrifice il a force la porte obstinee et pourtant hospitaliere de ces grands boudoirs et de _l'Hotel du Plaisir, mesdames._ Une fois dans ces fameux romans de sa deuxieme maniere, soyez en repos, vous trouverez toutes les palpitations imaginables. L'homme est savant dans toutes les intrigues du hasard et dans toutes les choses de l'amour. Autant que les plus grands artistes il excelle a parer et a scalper ces dames precieuses. Il sait qui donc les habille, et qui donc denoue ces beaux cheveux tordus sur ces nuques vaillantes. Il vous dira le nom de tous les amants de ces magiciennes, pour qui l'amour, la passion et la volupte n'ont plus de secrets. La femme ainsi aimee et parfumee en vain ne veut pas qu'on la suive: on la suit. Des mains invisibles vous poussent a cet abime. Il sait aussi le nom de toutes les pierres precieuses, et celles qui conviennent le mieux a la beaute, paree a son plaisir. Meme, apres avoir decrit le carrosse ou la dame se promene, il vous dira le nom de la dame. Il sait ou la prendre et dans quel hotel, entre cour et jardin, il retrouvera cette pestiferee, et notez bien qu'il n'est point amoureux de ces miracles de beaute et de ces beautes d'occasion. Au contraire, on dirait qu'il les raille et qu'il les hait, tant il les a bien vues. Harpies! la honte et le chagrin de tant d'honnetes gens. Ces douze volumes sont remplis de leurs mensonges et de leurs trahisons vus par un sceptique, mais un sceptique qui a ses quarts d'heure de pardon. Pour comble d'ironie, il ne va pas enfermer dans un mechant tome, en vil papier, ces trouvailles de son esprit et de sa souvenance; au contraire, il veut les publier superbes, sur un papier fait pour les grands poetes, et que chaque dame, ici presente, apparaisse dans sa grace et dans sa beaute. Voyez plutot, dans ces deux tomes de _la Femme fusillee_, Blanche de Volnay et Mlle Angeline Duportail, l'une armee d'un couteau a la facon de Charlotte Corday, l'autre a la poitrine sans voile, aux bras nus, et d'une beaute irresistible. Ce sont la ses armes de combat. Et maintenant que, par un si long detour, j'arrive a cette publication derniere, accordez-moi la permission d'en parler tout a mon aise et longuement. Ce nouveau livre en deux volumes non moins splendides que les autres etudes de moeurs parisiennes, est intitule: _Le Chien perdu et la Femme fusillee_, en souvenir d'un petit livre ecrit deux ans avant la revolution de Juillet: _L'Ane mort et la Femme guillotinee..._ On a plus tard efface le second titre, et ce n'est plus que _l'Ane mort..._ Je puis parler de ce livre, autrefois celebre, oublie de nos jours [Note: Oublie! _L'Ane mort et la Femme guillotinee_ est un des chefs-d'oeuvre de l'ecole romantique. Tout en voulant railler la litterature de sang, Jules Janin a cree des figures vivantes: la nature a vaincu le critique.]. C'etait l'oeuvre hesitante d'un nouveau venu dans les lettres, qui ne se doutait pas que cette histoire le jetterait, irrevocablement, dans la vie litteraire. L'ane et la fillette, heros de ces pages timorees, sont nes dans le meme village, et l'ane et la jeune fille accomplissent le meme voyage, jusqu'au moment ou celui-ci est traine a la barriere du Combat, ou celle-la est menee a l'echafaud. C'etait un recit tres-simple et tres-exact. On voyait que la fillette et la bete avaient vecu, mais nulle parure, et rien pour arreter le lecteur. Cela etait presque naif et faisait si peu de bruit! Seulement l'ecrivain, tres-jeune encore, avait tente de montrer comment, dans un style elegant et chatie, l'on pouvait decrire a l'usage des honnetes gens les lieux les plus corrompus de la grande ville, a savoir la Bourbe et la Morgue, et le lupanar abominable, et le bourreau, qui n'etait pas encore un personnage. Il y avait meme un certain baiser a la guillotine que nous trouvions charmant en ce temps-la. Le livre, a peine publie, fut proclame comme une chose bien faite. Il trouva, pour ses premiers repondants, M. de Salvandy, jeune homme, et M. Victor Hugo, dans toute la jeunesse et l'indulgence d'un grand ecrivain qui etait la fete et l'amour du public. Je crois bien que M. Sainte-Beuve eut quelque souci du livre nouveau; mais il s'en repentit, comme a fait plus tard George Sand, effacant de ses pages le titre du livre et le nom de l'auteur. Cependant _l'Ane mort_ a fait son chemin; on l'a mis en tableau, en gravure, en mauvais drame, et l'illustration de ce petit conte fut le dernier travail de Tony Johannot. D'autres livres sont venus plus tard qui ne devaient pas le laisser vivre. On ne va pas a _l'Ane mort_ quand on peut lire _Eugenie Grandet_ et _Notre-Dame de Paris_. Mais quoi! peu de lecteurs suffisent a l'homme sense: _Contentus paucis lectoribus_, disait Horace, et l'auteur de _l'Ane mort_, apres quelques tentatives pour arriver a son premier succes, finit par traduire Horace et ne trouva pas de concurrents. Il a fait plus tard un livre assez considerable: _la Fin d'un Monde et du Neveu de Rameau_, dont la premiere edition--o surprise!--est epuisee au bout de cinq ans, sans que l'auteur ait pu se plaindre de la critique ni de la curiosite de ses contemporains. C'est donc en souvenir de _l'Ane mort et la Femme guillotinee_ que M. Arsene Houssaye lui dedia: _Le Chien perdu et la Femme fusillee_. Or, cette fois, vous pourrez juger a quel point de realisme, et, disons mieux, de verite, l'illustre ecrivain a pousse les qualites par lesquelles il est parvenu a composer _les Grandes Dames, les Parisiennes_ et _les Courtisanes du monde_. Il a choisi pour son texte: les _Epouvantements_ et les _Abimes_, c'est-a-dire les derniers jours de l'infame Commune. Il la connait par coeur, il la connait aussi bien qu'il connait le grand monde et le demi-monde; et quand vous aurez lu ces deux tomes des abimes et des epouvantements, ne vous etonnez pas que vous sachiez toute cette histoire. Ah! voila bien cette autre fin d'un monde au milieu des flammes et des egorgements! Il y avait, en ce temps-la, un franc-tireur qui sauvait un chien d'une mort certaine; il s'appelait Ducharme; il etait amoureux d'une certaine Virginie Duportail, qui lui rendait amour pour amour, mais aussi trahison pour trahison. Elle riait quand elle avait bien trompe un amoureux de sa beaute; elle etait melee a ces histoires de Belleville et de l'Hotel de ville. S'il y avait une barricade, elle abordait la barricade avec du vin de Champagne. Enfin, s'il etait terrible, elle etait violente. Elle vivait avec ce qu'il y avait de pire a Paris, et l'auteur ne se gene pas pour les hommes, disant: "Celui-ci est un Spartiate et celui-la est un Athenien de barriere!" Entre tous ces jeunes gens il y avait ce beau chien nomme Thermidor, tres-bien venu des bataillons de Montmartre, de Montrouge et de Menilmontant. Thermidor est une bete plus interessante, et plus aimable que _l'Ane mort_. Il gambade autour de ces terroristes, Raoul Rigault et Gustave Flourens! Pauvre Flourens! je l'ai connu beaucoup, moi qui vous parle; il etait simple et bon. Il serait reste tout un jour assis dans le meme fauteuil et revant, Dieu sait a quoi! Nous avons aussi, a cote du chien Thermidor, le citoyen Carnaval, qui nous fait rire, et puis Mlle de Volnay, qui se tue a la grande facon romaine, a la facon de Lucrece, et qui n'en meurt pas! Bref, des les premieres pages, tout se mele et se confond dans ce recit, qui est deja le recit d'un autre monde. Avant l'heure ou les soldats de Versailles s'emparent de Paris et viennent a bout de la Commune, le peintre excelle a nous montrer les communards dans leur desordre et dans leur desastre. Ici Jules Valles apostrophant Courbet; plus loin Dacosta tendant son verre a Theophile Ferre. On ne boit plus dans tout Paris que du vin de Champagne, hormis du vin bleu; on n'entend plus que les echos de _la Marseillaise_, et nous avons vu le moment ou l'on allait representer l'oeuvre nouvelle de M. Pyat. Mais sa prudence a pressenti l'orage; il avait peur d'etre siffle--et fusille! Et tout ce monde en meme temps piaule et rugit, et chante, et crie. Il y en a qui s'enivrent, d'autres qui se cachent, plusieurs font l'amour, plusieurs s'en vont a Versailles a une partie ou les comediennes declament des vers de Theophile Gautier. Les demoiselles perdent des discretions, les dames perdent leur mouchoir, les vivandieres gagnent des federes, les honnetes femmes se cachent et font de la charpie. Le colonel Rossel, le general Dombrowski, M. de Rochefort, regnent et gouvernent. Le gamin de Paris s'en va de l'un a l'autre, et la belle Angeline Duportail fait la garde a l'Hotel de ville. Aventures monstrueuses! On s'empare a la fin d'Angeline Duportail, et, dans un hotel du parc Monceaux, on la fusille; elle tombe a la porte de Violette, une heroine des _Grandes Dames_. Quand elle est frappee, elle ressuscite et s'en va, chancelante, a la recherche de son amant. Car ici nous appelons les choses par leur nom: ma maitresse, mon amant, gros comme le bras. Enfin la mal fusillee, a peine couverte des voiles d'une dame de la charite, est reconnue par son chien et par un agent de police; alors commence une serie interminable d'epreuves et de maledictions. M. Arsene Houssaye est habile en toute sorte de peripeties. Angeline Duportail, sitot qu'elle est rendue a la douce lumiere, pleure des larmes de repentir; mais quand son amant est condamne a la deportation, elle le suit avec Thermidor jusqu'au port ou le colonel Ducharme est embarque pour Noumea. Alors Thermidor, voyant partir son maitre, l'appelle en desespere; il finit par se jeter dans le flot retentissant. Il aboie sa douleur; mais comment quitter celle-ci pour celui-la? Il va, il revient. Il finit par se noyer, et la belle Angeline, a son tour, meurt d'amour et de chagrin. Ah! que de peines avant d'arriver a la tombe, et que la jeune Henriette, de _l'Ane mort_, a plus tot fait de courber sa belle tete sous la main du bourreau! De tous les romans de M. Arsene Houssaye, il semble que celui-la est le plus rempli d'epouvante et de terreur. J'ai presque dit de sympathie et de pitie. Ainsi, ces creatures de l'autre monde auront merite l'honneur d'aller rejoindre, dans leurs chateaux, dans leurs boudoirs, en leurs abimes, en leurs cercueils, toutes les maitresses de M. Don Juan de Parisis. Mais que M. Arsene Houssaye, dans les entr'actes de ses livres plus severes, retourne a ses grandes dames, a ses belles pecheresses, a ses passions de la vie parisienne. Pourquoi n'ecrit-t-il pas ce livre, depuis longtemps annonce: _Les mains pleines de roses, pleines d'or et pleines de sang_? Il m'a conte cette histoire. Il y a la une idee philosophique et un drame terrible. JULES JANIN. LIVRE PREMIER LES MAINS PLEINES DE ROSES Celui qui nie l'Inconnu nie les destinees de son ame. GOETHE. J'ai commence par nier tout, j'ai fini par croire a tout. LA HARPE. Cette femme qui sourit dans sa beaute te donnera l'amour et la mort. Mais qu'est-ce que la vie sans l'amour! OCTAVE DE PARISIS. I LA VISION DU CHATEAU DE MARGIVAL Cette histoire va vous paraitre etrange; c'est la Verite elle-meme qui parle. Un jeune homme de vingt ans passait a cheval dans une petite vallee du Soissonnais, coupee de prairies, de bois et d'etangs, dominee par une montagne ou s'agitaient et babillaient trois ou quatre moulins a vent. Le soleil disait adieu aux fleches aigues de l'eglise; l'Angelus ne sonnait pas comme dans les romans, parce que le maitre d'ecole arrosait son jardinet borde de buis, ou fleurissait sur la meme ligne la ciboule et le dahlia. On entendait le cri argentin du crapaud, ce doux poete des marais. Le coucou et le merle, qui avaient deja fait leur lit sur la ramure, ne se repondaient plus qu'a de longs intervalles. Ce jeune homme allait je ne sais ou, ni lui non plus. Le cheval, tout enivre par la verte et savoureuse odeur de la luzerne fauchee, etait leger comme la jeunesse; il effleurait l'herbe et devorait l'espace. Le cavalier allait plus vite encore; il voyageait a bride abattue dans le monde ideal qui vous ouvre a vingt ans ses portes d'or et d'azur. D'ou venait-il? du college. Il n'avait pas vecu de la vie jusque-la. Il n'avait connu que les Grecs et les Romains. L'etude avait chastement veille en sentinelle sur son coeur, comme la vestale antique dans le temple de Junon. Il allait vivre, enfin! La passion viendrait bientot a lui tout echevelee avec ses fureurs divines, ses etreintes de flamme. Il avait appris a lire, mais il avait a peine entr'ouvert ce livre sacre, ce livre infernal ou Dieu et Satan ont ecrit leurs poemes. Comme il ne croyait qu'a Dieu, il entr'ouvrait le livre avec confiance. Il entrait dans la vie avec la pieuse ferveur d'un chretien qui franchit le seuil d'une eglise en songeant que la du moins, sous les regards des anges, des vierges et des saints qui sourient dans les vitraux ou dans les cadres, il est a l'abri des mechants. Georges du Quesnoy,--c'est son nom,--etait fils d'un magistrat, frappe dans sa carriere par 1848, un galant homme qui avait eu le tort de mettre un peu de politique dans la balance de la justice. Il avait trois enfants, deux fils et une fille. Sa fortune etait des plus mediocres. Il vivait dans le Soissonnais, tres-retire du monde, du produit d'une ferme qui ne devait guere donner que 100,000 francs a chacun de ses enfants. La fille etait mariee a un procureur imperial; le fils aine, depuis un an sorti du college, ne voulait rien faire, sous pretexte qu'il faisait des vers; le plus jeune se disait bon a tout: au journalisme, a la diplomatie, a l'epee, a la robe. Aussi il y avait tout a parier contre un que Georges du Quesnoy n'arriverait a rien. Il devait, apres la saison, partir pour Paris, le grand devoreur d'hommes; Paris qui engloutit mille ambitieux pour faire un nain. En attendant ce rude combat, il vivait d'insouciance, amoureux de l'aube et du crepuscule, du rayon qui descend et du bruit qui s'eleve, confiant ses reves aux nuages, a la foret et aux fontaines. Ce soir-la on respirait l'amere senteur des feves qui enivre quelques-uns jusqu'a la folie. Le moissonneur s'attardait dans les bois, au parfum des fraises deja mures. L'ecoliere s'amusait, au retour de l'ecole, a souffler, de ses levres virginales, le plantain en fleur qui semblait chevelu et poudre comme un marquis. L'ecolier admirait la delicatesse architecturale des chardons; il cueillait le pissenlit herisse, il se hasardait a sucer le suc de l'ortie, l'ortie dont il comparait la gueule blanche au rabat du pretre. Tout etait joie et fete en ce beau soir. La terre chantait son hymne a Dieu par la voix des hommes, des forets, des moissons et des oiseaux. Il n'est pas jusqu'au champ de pommes de terre qui ne livrat au vent l'odeur plebeienne de ses vertes ramures, etoilees ca et la de ces humbles fleurs dedaignees que nulle main blanche n'a cueillies et que nulle muse n'a chantees.--Je vous salue, o pommes de terre, vertes esperances des Spartiates futurs! Georges, apres avoir cotoye une haie de sureaux et d'aubepines ou le liseron suspendait ses clochettes blanches et roses, s'arreta soudainement a la grille d'un parc touffu qui cachait a demi la facade Louis XVI du chateau de Margival, dont le parc etait surnomme, on ne sait pas bien pourquoi, le _Parc aux Grives_, peut-etre parce que la vigne grimpait sur tous les arbres et que les grives y venaient en belles compagnies au temps de la vendange. Le chateau de Margival est un des plus jolis du Soissonnais; un peu moins, ce serait une simple villa, mais, un peu plus, ce serait un chateau princier, tant l'architecte a bien marque le style dans cette oeuvre en pierre de la fin du XVIIIe siecle. Dans ce chateau souvent abandonne, M. de Margival amenait tous les ans sa fille Valentine, qui etait encore au Sacre-Coeur. Mais comme c'etait deja une vraie demoiselle, on quittait Paris avant les vacances, pour passer trois a quatre mois dans cette belle solitude. M. de Margival s'y trouvait bien, en souvenir de sa femme qu'il avait adoree et qui etait morte jeune. Le pays ou on a ete malheureux de son bonheur est toujours un pays d'election. Mlle de Margival ne s'y trouvait pas mal, quoiqu'elle fut peu eprise de la solitude. Ce n'etait pas la premiere fois que Georges du Quesnoy venait se promener aux alentours de Margival. Son pere habitait a trois quarts de lieue; au petit village de Landouzy-les-Vignes, dans une simple maison de campagne, appelee par la maison bourgeoise, petite cour avec pavillons, un arpent de jardin par derriere, ou l'on veut jouer au parc tout en menageant un potager. Il aimait le chateau de Margival. Quoiqu'il ne fut pas poete comme son frere, il avait deja un vague sentiment de l'art: aussi etait-il dans l'enthousiasme devant cette facade. "Ah! s'ecria-t-il tristement, si mon pere habitait un pareil chateau, je voudrais y vivre et y mourir sans m'inquieter des pommes d'or des Hesperides! Ne peut-on trouver ici mieux qu'a Paris les joies du coeur, les fetes du ciel et de la nature? Il avait mis pied a terre pour appuyer son front brulant sur la grille. Il eut donne quelques beaux jours de sa vie pour pouvoir fouler en toute liberte l'herbe du parc. "Ainsi doit etre la vie, pensa le jeune philosophe: des tentations qui vous montrent leur sein nu, mais qui vous defendent d'approcher." A cet instant il vit apparaitre, comme dans un songe, une jeune fille vetue d'une robe blanche, qui debusquait d'une avenue de tilleuls et venait vers la grille d'un air recueilli. Elle avait vingt ans. Elle etait belle comme si elle fut sortie des mains du Correge; elle etait pure comme si elle fut sortie des mains de Dieu. Praxitele, qui n'a jamais trouve son ideal, se fut incline devant elle. Quoiqu'elle semblat mediter profondement, elle s'arreta tout a coup devant un papillon enjoue qui battait des ailes, comme pour applaudir a cette vision. Elle voulut saisir ces ailes toutes d'or et de pourpre; elle se mit a courir comme une ecoliere a travers les massifs et les branches. Sa chevelure, a peine nouee, s'envola sur ses epaules et lui voila les yeux. Sa robe, battue par le vent, s'accrochait a tous les rosiers. Vingt fois elle fut sur le point de saisir le papillon, qui semblait comprendre le jeu et qui voulait secouer un peu de la poussiere d'or de ses ailes sur cette main virginale. Elle poussa un cri qui traversa comme une fleche le coeur de Georges; elle avait dechire sa main a un rosier; le sang coulait comme des perles de vin. Elle se mit a rire pour oublier de pleurer; elle saisit une rose blanche et la teignit de pourpre comme autrefois Venus chassant avec les Heures. Elle avait oublie le papillon; elle cueillit des marguerites, elle les eparpilla dans ses cheveux et regarda dans l'etang pour voir si elle etait plus belle avec des fleurs. Je ne saurais raconter les mille et une folatreries dont elle egaya sa meditation. Georges du Quesnoy etait toujours a la grille. Il y serait encore si un hennissement de son cheval n'eut effraye la jeune fille. Des qu'elle se vit surprise en sa solitude, elle s'envola comme une colombe a travers les ramees. Georges du Quesnoy ne vit plus que les branches emues qu'elle avait touchees au passage. Il remonta a cheval, bien decide a venir tous les soirs se promener dans ce parc enchante. Comme il eperonnait son cheval pour arriver chez son pere a l'heure du diner: "Prenez donc garde, lui dit une paysanne ensevelie sous une moisson d'herbe fraichement coupee, vous allez me jeter dans le ruisseau. --Je ne vous avais pas vue. --Ou avez-vous donc les yeux? Ne dirait-on pas que je suis une fourmi portant un brin de paille a sa fourmiliere! --A qui appartient ce chateau? --A la Belle au bois dormant. --Est-ce cette jeune fille que je voyais tout a l'heure vetue de blanc comme une communiante?" La paysanne regarda Georges du Quesnoy d'un air moqueur. "Etes-vous visionnaire? --J'ai vu une jeune fille courant apres des roses et des papillons. --C'est un conte. M. de Margival et sa fille sont en pelerinage a Notre-Dame-de-Liesse. Il n'y a pas au chateau ame qui vive a cette heure." Georges du Quesnoy n'en voulait rien croire. Il partit au galop, bien decide a revenir le lendemain pour revoir cette belle fille aux cheveux flottants, Eve ideale de ce paradis terrestre. II TOUT ET RIEN Quand Georges rentra a Landouzy-les-Vignes, il rencontra son frere qui cueillait des rimes aux buissons. "C'est moi, lui dit-il, qui ai eu une vision poetique." Et il conta a Pierre comment une jeune fille, une reverie ideale en robe blanche lui etait apparue dans le parc du chateau de Margival. "C'est la preface de l'amour, lui dit Pierre. Mais moi qui suis poete, je vais t'expliquer en prose l'enigme de cette apparition. Mlle de Margival est arrivee depuis quelques jours au chateau avec son pere; elle a dix-huit ans et elle a les dix-huit beautes voulues par le peintre et le sculpteur... --Allons, tu vas commencer par divaguer. --C'est toi qui divagues; parce que tu vois une jeune fille en robe blanche, te voila revant a une apparition magique. --Tu as peut-etre raison, je ne suis qu'un visionnaire." Et Georges du Quesnoy, qui n'y avait pas songe, chercha a se prouver que la jeune fille en blanc, c'etait Mlle de Margival. Mais voila que tout a coup, et comme pour jeter le trouble dans son esprit, une caleche a deux chevaux passa devant les deux freres, emportant vers le chateau M. de Margival et sa fille. "Tu vois bien que ce n'etait pas elle." Les paysans, qui s'etaient arretes pour voir passer ce qu'ils appelaient le carrosse, apprirent a Georges que M. et Mlle de Margival venaient du chateau de Marchais ou ils avaient dejeune chez le prince de Monaco, tout en faisant un pelerinage a Notre-Dame-de-Liesse. "Cette fois, dit Pierre a son frere, je n'y suis plus du tout, a moins qu'il n'y ait au chateau quelque cousine inconnue, promenant sa robe blanche." Mais les memes paysans qui etaient les moissonneurs et les vendangeurs de M. de Margival, affirmerent que, hormis le pere et la fille, il n'y avait pas ame qui vive, sinon une cuisiniere grosse comme un tonneau et une femme de chambre grande comme un moulin. Les jeunes gens finirent par parler d'autre chose, ils allerent retrouver leur pere, qui les attendait pour diner. Au dessert, apres avoir parle de ceci et de cela, apres avoir mange beaucoup de ces belles cerises du pays qui valent bien mieux que les cerises de Montmorency, M. du Quesnoy leur dit: "Eh bien, messieurs mes fils, maintenant que vous voila tous les deux bacheliers es lettres, il faut vous decider a devenir des hommes; que ferez-vous? --Rien, dit Pierre. --Tout, dit Georges." III IL ETAIT UNE FOIS... A quelque temps de la, Georges du Quesnoy alla passer la soiree au chateau de Sancy-Lepinay. Ce n'etait pas sans une certaine emotion qu'il se hasardait dans sa vingtieme annee vers un monde nouveau. Quoiqu'il ne fut pas timide jusqu'a la betise,--c'est souvent la timidite des gens les plus spirituels--il avait peur de lui, il se demandait s'il trouverait quatre mots a dire dans ce beau monde, familiarise avec toutes les impertinences, car la comtesse de Sancy avait depuis huit jours, dans son chateau, ces messieurs et ces dames, qui sont le tout Paris de l'Opera et des courses. Georges du Quesnoy avait longtemps hesite a affronter le feu. C'etait son premier duel avec la vie; il resolut d'etre brave et de sourire au premier sang, car il ne doutait pas qu'il ne fut le point de mire de beaucoup de railleries plus ou moins directes: les Parisiens sont des francs-macons qui font toujours subir une rude entree aux provinciaux. "Apres tout, disait Georges, ils ne me mangeront pas." Il savait bien, d'ailleurs, qu'il n'etait pas plus bete qu'un autre. Il avait eu le prix d'excellence au college de Soissons,--ce qui n'etait pas une raison, puisque le genie n'a pas souvent de presence d'esprit,--mais en outre ses camarades lui accordaient une certaine eloquence humouristique. Ce n'etait certes ni l'humour de Sterne, ni de Hogarth, ni de Heine, ni de Stendhal. On ne revient pas si jeune de Corinthe. Mais il y avait toujours du charme dans sa causerie, parce que la gaiete y jaillissait des questions plus graves. Il etait moins content de son habillement que de son esprit, car apres tout on peut apprendre a lire Homere et Platon a Soissons comme a Paris, mais les tailleurs de Soissons n'ont pas encore le coup de ciseau des tailleurs de Paris. Il avait eu beau s'etudier devant son miroir, en se donnant des airs de desinvolture; il avait eu beau se coiffer a la derniere mode; il avait eu beau se relever la moustache: il y avait encore en lui je ne sais quoi de soissonnais qui marquait trop le terroir. Heureusement il ne se jugeait pas; il etait trop habitue a lui-meme pour se critiquer a propos; il trouvait meme que son pere et sa mere n'avaient pas trop mal travaille, car j'oubliais de dire qu'il avait une belle tete, peut-etre un peu feminine, a force de jeunesse, mais qui promettait de prendre du caractere. Le profil etait meme d'un dessin severe, mais l'oeil bleu de pervenche etait trop doux. On eut dit des yeux d'hiver ou tout au plus de printemps, car ils ne jetaient pas de flammes vives; peut-etre le volcan dormait-il sous la neige, peut-etre la passion devait-elle allumer ces yeux-la. Georges du Quesnoy n'etait pas trop mal chausse; aussi, des son entree dans le salon du chateau, la comtesse dit-elle a une des ses amies: "N'est-ce pas qu'il a de jolis pieds pour des pieds de province?" Quand un domestique dit son nom a la porte, il se sentit palir et chanceler, il salua a droite et a gauche sans savoir son chemin. Il alla trebucher contre un coussin et donna de la tete sur l'eventail de la jolie Mme de Fromentel, qui dit tout haut a une de ses amies: "Ce jeune homme est terrible, un peu plus il m'arrivait en pleine poitrine." Georges du Quesnoy etait revenu a lui a ce point qu'il hasarda ces paroles: "Je ne me serais pas casse la tete, madame." Mme de Fromentel ne savait si elle devait rougir ou se facher. "Voyez-vous, monsieur, lui dit-elle avec une pointe d'impertinence, c'est parce que vous n'y voyez pas avec votre lorgnon dans l'oeil." --C'est parce que j'avais peur d'etre ebloui, madame." On disait la bonne aventure au voisinage, non pas avec les cartes ni avec le marc de cafe, mais en lisant dans les mains: "Vous n'y entendez rien, dit tout a coup la maitresse de la maison a la sibylle. Monsieur du Quesnoy, savez-vous predire l'avenir en lisant dans les mains? --Puisque je sors du college, je sais tout, dit Georges, en s'efforcant de sourire. --Eh bien, vous allez commencer par moi." Georges du Quesnoy commenca bien: la dame avait trente ans passes; or, en lui prenant la main, voila quelles furent ses premieres paroles: "Madame la comtesse, quand vous aurez vingt-huit ans, vous traverserez des perils sans nombre!" Jusque-la tout le monde avait regarde le nouveau venu avec le froid dedain des gens qui sont au spectacle de la betise humaine. On s'etait quelque peu mis a rire en le voyant se jeter le lorgnon dans l'oeil sur l'eventail de Mme de Fromentel; on l'avait compare a un ecuyer du cirque qui va traverser un cerceau de papier; mais quand on vit qu'il n'etait pas trop depayse, on repeta de bouche en bouche que le collegien n'etait pas si bete qu'il en avait l'air. Un rayon presque sympathique tomba sur lui, on se demanda qui il etait et d'ou il venait. On ne fut pas fache d'apprendre que son pere etait une des personnalites de la magistrature, demi-noblesse de robe qui lui donnait ses petites entrees dans ce chateau heraldique s'il en fut. Puisque ce n'etait pas le dernier venu, on pouvait lui permettre d'avoir de l'esprit, aussi toutes les femmes voulurent lui donner la main. Il s'etait hasarde dans cette aventure sans savoir un mot de ce qu'il allait dire. La fortune est aux audacieux; d'ailleurs il lui etait impossible de rebrousser chemin: coute que coute, il fallait parler. Il parla. Il ressemblait fort a ce bucheron ivre qui fait des fagots a travers la foret, donnant des coups de hache de ca de la, abattant comme un aveugle et se dechirant la main aux epines. Quoiqu'il fut toujours un peu trouble, il n'oubliait pas de regarder chaque patiente face a face, pour lire quelque peu dans sa physionomie. C'est encore plus sur que la main, surtout pour ceux qui n'ont pas appris a lire dans ces hieroglyphes que dechiffrent si galamment les inities, comme si c'etait vraiment une langue consacree. Deja il avait contente ou mecontente deux curieuses plus ou moins naives, quand une troisieme, qui s'y entendait, lui prit sa main a lui-meme et lui debita quelques malices cousues de fil blanc. Il se laissa faire d'autant mieux que la dame etait jolie, etrange et provocante. "Monsieur, lui dit-elle, j'en sais plus que vous; tout ce que vous avez dit la, ce ne sont pas des paroles d'Evangile; vous avez sans doute appris cela en faisant votre rhetorique ou votre philosophie. Je vous ai oui parler du demon de Socrate et des visions de Descartes.... --Des cartes! s'ecria une femme, on va tirer les cartes. J'en suis." La dame qui tenait la main de Georges du Quesnoy se tourna vers l'interruptrice: "On voit bien, ma chere, que si vous avez fait votre rhetorique, vous n'avez pas fait votre philosophie: Descartes, c'est le philosophe." Cette chiromancienne, qui avait les secrets de Desbarolles, etait une demoiselle de Lamarre, cousine de la maitresse de sa maison. Elle n'avait pas voulu se marier, parce qu'elle avait lu dans sa main que le mariage lui serait fatal. Elle avait d'ailleurs une figure a rester vieille fille, quoique avec de beaux yeux et de belles dents. Cependant Mlle de Lamarre continuait a etudier la main de Georges: "Ah! mon Dieu!" dit-elle tout a coup. Elle prononca ces mots avec une paleur soudaine et avec une voix emue qui frapperent tous ceux qui etaient la en spectacle. Georges du Quesnoy la regarda avec une curiosite inquiete, quoiqu'il s'efforcat de prendre un masque moqueur. Elle avait laisse retomber la main. "C'est impossible, dit-elle en la reprenant. --Mais qu'y a-t-il donc? lui demanda la comtesse de Sancy. --Parlez! parlez! dit le jeune homme. Vous imaginez-vous que vous allez me faire peur? --C'est moi qui ai peur, murmura la devineresse. --Vous avez donc vu le diable dans ma main? --Si ce n'etait que cela. --Qu'avez-vous vu? --Je ne le dirai pas. --Permettez, dit un des assistants, c'est un peu le jeu des enfants que vous jouez la. Vous devez parler tout haut." Apres un silence de quelques secondes, la dame reprit gravement la parole: "Si je croyais beaucoup a toutes ces sorcelleries, je ne dirais rien; mais comme je n'y crois pas pour deux sous, je vais dire ce que j'ai vu. La ligne de Saturne est brisee par un X fatal, c'est un signe de mort violente." Un beau sourire s'epanouit sur la figure de Georges du Quesnoy. "Madame, lui dit-il, vous ne pouviez pas m'annoncer une mort plus agreable pour moi: mourir de mort violente, voila qui n'est pas a la portee de tout le monde, c'est la mort des dieux et des rois. Si j'etais un peu pedant, quelle belle occasion j'aurais la de faire une page d'histoire! --Soyez un peu pedant, dit la maitresse de la maison, je ne suis heureuse que si on me raconte des morts tragiques. --_Vae victis!_ Tant pis pour moi! Tous les grands noms sont morts de mort violente, sans parler de Jesus-Christ. Homere est mort de faim, Socrate a bu la cigue, Cesar fut poignarde, Alcibiade fut perce de fleches, toute l'antiquite est pleine de ces choses-la. Sardanapale se brula vif, Anacharsis fut etouffe, Zenon mourut dans les tortures, Polycrate fut crucifie, Esope, comme Danae, fut precipite du haut d'un rocher, Sapho se precipita elle-meme; Philippe; roi de Macedoine, tomba sous les coups de Pausanias, qui tomba sous les coups d'Alexandre; Phocion but la cigue, comme Socrate; Artaxerces fut devore par les betes, Pyrrhus tomba sous le coup d'une pierre, Antiochus et Berenice furent empoisonnes, comme Annibal, comme Aristippe; Archimede fut tue au siege de Syracuse; Mithridate a eu beau s'habituer au poison, il n'en mourut pas moins de mort violente; Cleopatre mit un aspic a son beau sein. Combien de morts terribles a Jerusalem! Plus de trois millions sous Vespasien et sous Titus. Et les Romains, croyez-vous qu'ils soient morts de leur belle mort? Tibere, Caligula, Claude, Neron, Galba, Othon, Vitellius, Domitien, Commode, Caracalla. Agrippine, femme de Tibere et fille d'Auguste, mourut de faim; mais je passe par-dessus toutes les tragedies. Protee se brula lui-meme sur un rocher, Manes fut ecorche vif, Bheram, roi des Perses, fut tue d'une fleche; l'empereur Maxime eut la tete tranchee, Attila, qui avait ruine cinq cents villes et tue un million d'hommes, mourut de joie dans son lit: mort violente! L'empereur Xenon fut enterre vivant par la belle Ariadne. Je passe sur tous les drames de la cour de France avant Fredegonde, apres Brunehaut. Et le conseil des Dix! et les Sforza! et les Borgia! Mais quel que soit le pays, qu'on s'appelle Jean Huss ou Marie Stuart, qu'on soit Cinq-Mars ou le duc de Montmorency, Barneweldt ou Buckingham. "Et la garde qui veille aux barrieres du Louvre n'en defend pas les rois:" Henri IV meurt poignarde, Louis XVI guillotine. 1793, c'est la grande epoque; la guillotine ne frappe pas assez vite quand les terroristes sont au pouvoir. Et quand la guillotine se repose, tout est-il fini? Et Paul Ier, assassine; et Mohamed, poignarde; et le duc d'Enghien, et le grand vizir Mustapha. Et le comte d'Entraygues et la Saint-Huberti dans les bras l'un de l'autre; et Napoleon Ier cloue sur un rocher, et Ney, qui inaugure la reaction blanche; et Kotzebue, et Karl Sand, et le duc de Berry, et le pacha de Janina, dont la belle tete, coupee, fut envoyee au serail; et les massacres de Chio, et l'empereur Iturbide, et les janissaires massacres a Constantinople; et le dernier des Conde, pendu a l'espagnolette d'une croisee; et Napoleon II, et Leopold Robert, et le baron Gros, et le marechal Mortier, et Armand Carrel, et le comte Rossi, et les archeveques de Paris, et Gerard de Nerval, et Maximilien! Hecatombe, hecatombe, hecatombe de morts violentes! Il n'y a que les paresseux qui meurent dans leurs lits. J'accepte donc la mort violente; si je meurs ainsi, c'est que je jouerai un grand role." Les auditeurs furent emerveilles de la memoire du lyceen. Il avait remue tous ces noms celebres avec la rapidite d'un prestidigitateur. Georges du Quesnoy paya encore d'audace. "Et maintenant, madame, dit-il avec beaucoup de laisser-aller, je vais vous raconter ma mort." Il se fit un grand silence; le jeune homme avait decidement conquis tout le monde. On se groupa autour de lui, les femmes avec une inquietude romanesque, les hommes avec une curiosite railleuse, mais pourtant attentive. Georges du Quesnoy avait passe sa main sur son front comme pour faire jaillir la lumiere dans sa pensee. "Attendez donc, dit la maitresse de la maison, on va servir le the, vous nous direz cette belle histoire tout a l'heure, car je ne veux pas que l'histoire soit coupee en deux." La comtesse sonna, on apporta le the, elle le servit de sa blanche main, mais en toute hate, comme pour dire: "Depechez-vous, la tragedie va commencer." Pendant qu'on prenait le the bruyamment, Georges, replie sur lui-meme dans l'attitude d'un chercheur, eut une vision etrange; soit que ce mot: _mort violente_, lui eut fait une profonde impression, soit que la prescience lui montrat un des tableaux de l'avenir, il vit, sous le rayon d'un soleil levant, cet abominable echafaud arme d'un couperet qui s'intitule la guillotine. "Eh bien, vous ne commencez pas?" lui dit Mme de Sancy. Il leva la tete et sembla ne plus savoir ou il etait. "Pardonnez-moi, madame, lui dit-il, mais j'etais deja si loin dans mon histoire, que j'oubliais de vous la raconter." Cinq minutes apres, tout le monde s'etait remis en cercle autour du conteur inedit. Georges du Quesnoy n'etait pas fache d'avoir vu s'ouvrir cette parenthese entre le titre de son roman et son recit. Il avait pu, tout en causant, ebaucher dans son esprit toute une histoire pour la galerie, mais il avait peur de tomber dans quelques vulgarites rebattues. Les beaux romans sont connus de tout le monde, on ne peut pas les refaire; les mauvais sont toujours nouveaux, mais est-ce la peine de les faire? Il craignait, d'ailleurs, que les choses ne se passassent comme a la lecture de _Paul et Virginie_: au beau milieu de son conte tous les chatelains voisins demanderaient leur carrosse. "Vaille que vaille, dit-il tout a coup. Je commence." Il huma delicieusement sa seconde tasse de the, du vrai the chinois, dans du vrai chine: "Il etait une fois.... --C'est un conte, dit une jeune fille; je n'y croirai pas. --Chut! dit Mme de Sancy avec impatience, il n'y a rien de plus vrai que la _Barbe-Bleue_. J'en connais plus d'un ici qui a eu sept femmes. --A propos, dit Georges du Quesnoy en se tournant vers la devineresse, vous m'avez dit que je mourrais de mort violente, mais de quelle mort violente? Serai-je pendu? Serai-je fusille? Boirai-je la cigue? Me precipiterai-je du rocher de Leucade? Serai-je assassine? Serai-je guillotine?" Apres chaque question, le jeune homme mettait un point d'interrogation et un silence, la dame repondait: "Non" par un signe de tete; mais a la derniere question: "Serai-je guillotine?" elle se tut et porta la main a son coeur. Et elle fit cela gravement, sans vouloir jouer la comedie, en femme convaincue. Tout a l'heure elle ne croyait qu'a moitie, maintenant elle ne doutait plus. Elle murmura en se parlant a elle-meme: "Oui, guillotine." Mme de Sancy fit remarquer alors que tout le monde ecoutait, meme les grillons du foyer. IV Mlle VALENTINE DE MARGIVAL "Il etait une fois, reprit Georges du Quesnoy, un bachelier es lettres qui ne savait rien de la vie, si ce n'est ce qu'on devine ou qu'on apprend dans les livres. Il n'avait pas ete plus mauvais ecolier qu'un autre, on avait meme dit de lui, comme de tous les enfants, que c'etait un prodige, parce qu'il avait fait en cinq jours une tragedie en cinq actes sur _l'Enlevement des Sabines_, laquelle tragedie fut representee, Romains et Sabines par tous les lyceens de Soissons aux applaudissements de tous les Soissonnais. Ce jour-la on se rappela que Soissons avait eu une Academie. "Or cet enfant prodige n'etait pourtant devenu qu'avec peine un bachelier es lettres. Il etait destine a la magistrature, il allait bientot partir pour Paris comme etudiant en droit, heureux d'entrer dans cet enfer du pays Latin, comme d'autres seraient heureux d'entrer dans le paradis de Mahomet, quand il alla passer la soiree dans un chateau hospitalier qui, au moment des chasses, recevait le dessus du panier des mondains et des mondaines. "C'est ici que se dessina a grands traits la destinee du lyceen de Soissons, car il rencontra en ce chateau une sibylle qui en eut remontre a la sibylle de Cumes. En effet, cette jolie sorciere des salons lui predit ce soir-la, en lisant dans sa main, qu'il serait guil-lo-ti-ne,--guillotine,--guillotine. Je dis trois fois la meme chose, comme les Americains, parce que cela en vaut bien la peine. "Le lyceen aurait bien pu repondre a la sibylle que la guillotine n'etant pas inventee quand on inventa la chiromancie, il etait donc impossible que la guillotine fut marquee dans l'alphabet de la main. Mais le lyceen n'etait pas pedant, il passa condamnation sur sa condamnation...." Georges du Quesnoy en etait la de son recit, ou plutot de sa preface, quand on annonca M. de Margival et Mlle de Margival, le pere et la fille. "Je ne les attendais pas si tot! s'ecria Mme de Sancy; decidement c'est comme a Paris: quand on va en soiree on y va le lendemain, c'est-a-dire apres minuit." Mlle de Margival etait une pensionnaire a peu pres comme Georges du Quesnoy etait un lyceen. On n'est plus naif, on n'est plus ingenue: on garde bien encore en sortant du college et du couvent une expression de gaucherie et d'embarras qui revele la candeur, mais cette expression qui a bien son charme est trop tot corrigee par la desinvolture voulue, que dis-je! par la desinvolture apprise; car aujourd'hui, c'est une des sciences de l'education. Mlle de Margival fit une entree radieuse; elle avait garde sa pelisse, mais arrivee au milieu du salon, elle la laissa tomber avec un abandon charmant. Une pensionnaire se fut retournee pour la ramasser, mais Mlle de Margival continua a s'avancer vers la maitresse de la maison, sans s'inquieter de sa sortie de bal. Elle savait bien, d'ailleurs, que trois ou quatre beaux messieurs du Bois-Dore se precipiteraient pour la recueillir. "Ma belle enfant, dit Mme de Sancy, vous arrivez tout a point, car M. du Quesnoy nous conte un roman. Que dis-je, un roman! c'est son roman a lui, non pas le roman qu'il a vecu jusqu'ici, car il a encore sur ses levres du lait de sa nourrice, mais le roman qu'il vivra dans sa jeunesse." Mlle de Margival prit un air discret et pudique. "Si c'est un roman, je n'ecouterai pas, car les jeunes filles ne lisent pas de romans." Elle regarda son pere avec un adorable sentiment d'ingenuite. Le pere sourit comme s'il n'etait pas bien convaincu que ce fut serieux. "Je crois, ma chere Valentine, que tu peux te risquer, car ce doit etre ici un roman, pour les jeunes filles." Georges du Quesnoy n'avait jamais vu Mlle de Margival. Il s'etait leve a son approche, il s'inclina devant elle en lui disant: "Vous pouvez d'autant plus vous risquer, mademoiselle, que mon roman est fini. --Votre roman est fini? s'ecria Mme de Sancy. --Oui, madame, mon roman est fini parce qu'il n'est pas commence." En disant ces mots, Georges du Quesnoy attachait ses deux yeux bleus sur les yeux noirs de Mlle de Margival. Ceux qui regardent de pres le spectacle de la vie auraient pu voir a cet instant sur le jeune homme et sur la jeune fille ce choc imprevu que les psychologistes appellent l'avant-coureur de l'orage, ou l'entrainement du magnetisme. Pour moi qui ne suis qu'un historien des choses du coeur, j'appellerai cela le premier avertissement de l'amour. On eut beau faire, Georges du Quesnoy ne voulut pas continuer. Vainement Mlle de Margival, qui semblait fort attristee d'avoir interrompu un roman a son premier chapitre, pria le jeune homme de poursuivre son recit, il s'y refusa avec quelque impatience. "C'est ridicule, dit-il, de s'amuser aux jeux de l'imagination, quand la verite est bien plus romanesque. Tout ce que je puis faire, c'est de vivre a pleine coupe et a quatre chevaux, si j'ai de quoi les nourrir, pour avoir l'honneur, l'an prochain, de venir vous conter cette annee scolaire, puisque je suis etudiant en droit, a moins que d'ici l'an prochain je n'aie ete guil-lo-ti-ne." Et il apprit a Mlle de Margival comment il avait ete condamne a mort par la chiromancienne. "Ce n'est pas un jugement sans appel? dit la jeune fille. --Sans appel, mademoiselle. --Vous aurez le recours en grace. --Je veux bien, si c'est vous qui devez me faire grace. --Je vous le promets, reprit Mlle de Margival, si je suis reine de France. --Oh! mon Dieu, mademoiselle, il ne faut pas toujours etre la reine pour avoir droit de grace. Et puis pourquoi ne seriez-vous pas reine de France? --N'est-ce pas?" Et la jeune chatelaine s'eloigna avec une attitude toute royale. C'en etait fait de la soiree, les voisins de campagne avaient demande leurs breacks ou leurs caleches; les invites de Paris aspiraient a leur chambre a coucher. Plus d'un n'etait pas fache de n'avoir pas a subir le roman du lyceen. Mme de Sancy seule regrettait que la soiree ne se continuat pas jusqu'a l'aurore, tant elle avait peur de la nuit. C'est que la nuit, de par un acte de l'etat civil et par une ceremonie religieuse, elle etait bien et dument la femme legitime du comte de Sancy-Lepinay, un provincial s'il en fut,--un mari s'il en sera,--car pour lui le mariage n'etait pas une chambre a deux lits. Il y a des hommes qui se marient pour avoir une dot, le comte de Sancy-Lepinay s'etait marie pour avoir une femme. Mais ce n'est pas la notre histoire! V LE MONDE DES ESPRITS A quelques jours de la, il y avait encore une soiree chez la comtesse. Mais cette fois le salon etait presque desert, les Parisiens s'etaient envoles, il n'y avait plus que les voisins de campagne et la jolie sorciere, qui passait l'automne au chateau. A cette autre soiree, Georges du Quesnoy amena son frere Pierre. Pierre du Quesnoy etait l'aine. Sorti du college depuis Paques, il ne voulait rien faire, si ce n'est des vers; selon lui, vivre en communion avec Dieu et la nature, c'etait toute la vie. Quoique son pere lui eut souvent represente que le devoir de tout homme digne de ce nom est de vivre avec les hommes; quoiqu'il lui eut repete sans cesse qu'il n'avait pas de fortune pour vivre les bras croises, le jeune homme n'en demordait pas, tant la poesie est aveugle en sa passion. Il vivait tres-solitaire, tantot chez son pere, tantot refugie dans un petit pavillon de chasse attenant a une ferme de deux cents arpents, qui etait toute la fortune de la famille. Il vivait de rien, revant, chassant, ecrivant, tout aux livres et aux bois. Quand son pere lui reprochait son _far niente_, il lui repondait: "Faut-il donc tous les biens du monde pour vivre?" Beaucoup d'esprits sont ainsi pris par la reverie en la premiere annee de la vraie jeunesse; les uns par paresse poetique, les autres dans la peur de l'action. Il est si difficile de bien faire et il est si facile de ne rien faire! Georges du Quesnoy presenta son frere a la devineresse. "Madame, je vous presente le plus beau paresseux des temps modernes. Je serais bien curieux de savoir ce que celui-ci a dans la main. Je crois qu'il n'a rien du tout. Et pourtant ce n'est pas faute de coeur ni faute d'esprit." La jeune dame prit la main de Pierre. "Voyons, dit-elle, j'aime les mains des jeunes, car je ne suis pas de celles qui predisent ce qui est deja arrive." Elle etudia silencieusement la main. "C'est incroyable, dit-elle tout a coup. L'alphabet n'est pas bien forme, des lignes indecises comme dans la main d'un enfant, rien n'est accentue, on voit bien que M. Pierre du Quesnoy n'a pas encore tenu pendant toute une heure la main d'une amoureuse, car rien ne marque les lignes comme cela. --Enfin que voyez-vous? demanda Georges avec une vraie curiosite. --Des predictions vagues, comme pour le premier venu; ce n'est pas la peine d'en parler. Attendons que la ligne de l'amour et de la fortune ait mieux sillonne la main. --Mais encore? dit a son tour Pierre du Quesnoy." La jeune dame laissa retomber la main. "Rien, vous dis-je." Mais en disant cela, une grande expression de tristesse s'empara de la figure de la devineresse. "C'est ma main qui vous a fait palir? lui dit Pierre du Quesnoy. --Non, monsieur, repondit la dame en se levant, c'est un souvenir de deuil qui a traverse mon esprit." La comtesse de Sancy alla vers son amie: "Ma chere belle, pourquoi ce visage, renverse?" La devineresse se pencha a l'oreille de Mme de Sancy. "C'est etrange, dit-elle, cette famille est predestinee, car celui-la perira de mort violente comme son frere. --Allons donc! --Vous verrez cela." Georges du Quesnoy, qui ecoutait aux portes, avait entendu. La prediction faite a lui-meme ne l'avait pas emu beaucoup, mais cette fois c'etait plus que serieux. Il devint pensif, tout en murmurant: "Cette femme est une folle ou une voyante." La chiromancienne aussi avait entendu. "Voyante, et pas folle, dit-elle tout haut. Puisque vous venez de faire votre philosophie et que vous croyez encore a la poesie, n'oubliez pas que les philosophes et les poetes, Socrate comme Aristophane, Descartes comme Byron, ont tous ete superstitieux, parce que tous les grands esprits ont entrevu le monde surnaturel. Ce sont les puissances occultes qui menent le monde. Les Orientaux nomment Fagio les esprits qui donnent la mort aux hommes; car tous ne meurent pas de maladie. Et encore, qui a donne la maladie?" Georges du Quesnoy voulut railler. "Ah! oui, la fievre maligne, cela vient des esprits malins. --Je ne ris pas. Il n'y a qu'une seule maladie: la decomposition du sang. Or la decomposition du sang vient toujours d'une cause morale. C'est l'ame qui tue le corps, par les passions ou par les chagrins. Les Orientaux reconnaissent surtout l'esprit invisible--le Fagio--qui frappe de mort soudaine. Voulez-vous un exemple? Le sultan Moctadi-ben-Villa dit un jour a une de ses femmes: "Pourquoi ces gens sont-ils entres ici?" La femme regarda et dit qu'il n'y avait personne. Mais au meme instant elle s'apercut que le sultan palissait. "Chassez ces gens," reprit-il. Disant ces mots, il expira. --Tout cela, dit Georges du Quesnoy, ce sont des contes arabes des _Mille et une Nuits_. --Des histoires des _Mille et une Nuits_? Voulez-vous que j'ouvre l'Evangile pour vous convaincre; monsieur l'esprit fort? --Oui, ouvrez donc l'Evangile." Il y avait la, sur la table, l'Evangile illustre par Moreau le Jeune. La chiromancienne se leva pour le feuilleter. "Tenez, dit-elle, voila tout justement le cinquieme chapitre de l'Evangile selon saint Marc. Lisez vous-meme." Georges lut qu'une legion d'esprits impurs, possedant un pecheur, s'accrochaient a sa vie _pour le fixer_ jour et nuit _dans les sepulcres et sur les_ montagnes_, ou les legionnaires infernaux imposaient tous les sepulcres a ce pauvre homme. "Comment te nommes-tu?" lui demanda Jesus. "Je me nomme legion, parce que nous sommes innombrables." "Ah! reprit Mlle de Lamarre, vous ne croyez pas aux esprits, mais l'Evangile, le livre des livres, les consacre a chaque page. Saint Luc ne vous dit-il pas que tout homme est une maison pour les esprits flottants? "Lorsqu'un esprit impur est sorti d'un homme, il s'en va par des lieux arides cherchant la solitude, mais comme il ne trouve pas le repos, il dit: "Je retournerai dans ma maison." Y revenant, il la voit belle et paree; alors il s'en va prendre sept esprits plus mechants que lui et il leur dit: "Entrez dans ma maison, voila votre demeure." Georges relisait l'Evangile avec surprise. "On sait tout, dit la chiromancienne, excepte l'Evangile. --Oui, reprit Georges, l'Evangile ne parle que par parabole et par symbole: les sept hommes plus mechants que le premier esprit, qui font election de domicile chez le pauvre pecheur, ce sont les sept peches capitaux! --Qu'importe! qui vous dit que les sept peches capitaux ne sont pas des esprits? Saint Augustin, qui n'etait pas un esprit faible, non plus qu'un esprit fort, connaissait bien ces ambassadeurs de Satan. Dans la _Cite de Dieu_ qui est son Evangile, ne vous dit-il pas: "Veillez, veillez sur vous-meme, car ces natures perfides, subtiles et familieres a toutes les metamorphoses, se font tour a tour Dieu, demons ou ames de trepasses: heureux qui leur echappe!" Avant saint Augustin, saint Paul n'avait-il pas dit: "Satan lui-meme se deguise en ange de lumiere pour nous mieux tromper"? --Pour trouver le diable, dit gaiement Georges du Quesnoy, Mlle de Lamarre va appeler a son aide tous les saints du calendrier. --Voulez-vous que je vous cite Socrate et Platon? Ceux-la ne croyaient ni a l'Olympe ni au Paradis, mais ils ont reconnu l'existence des anges. Qu'est-ce que la magie? Une fenetre ouverte sur le monde mixte place en dehors de nous, compose d'ames en peine, celles-ci esclaves du mal, celles-la deja libres, pour le bien." Mlle de Margival, qui venait d'arriver, s'etait approchee de Mlle de Lamarre, sous pretexte de feuilleter l'Evangile, mais au fond c'etait pour voir de plus pres Georges du Quesnoy. "Tout cela, dit-elle, ce ne sont que des paroles; puisque vous parlez magie, faites-nous voir le diable. --Le diable, dit Mlle de Lamarre, je ne crois pas que je le trouverai chez moi. Mais je pense qu'il ne faudrait pas se donner beaucoup de peine pour le trouver un jour chez M. Georges du Quesnoy. --Eh bien, mademoiselle, dit le jeune homme en s'inclinant vers la jeune fille, ce jour-la je vous ferai voir le diable." Ils causerent tout un quart d'heure--a l'americaine--dans la premiere ivresse d'un amour imprevu. VI LES BUCOLIQUES Le lendemain, Georges du Quesnoy alla encore se promener aux lisieres du parc du chateau de Margival, s'imaginant voir reapparaitre dans les lointains cette adorable vision qui l'avait enchante l'avant-veille. Mlle de Margival la lui avait rappelee; mais, en la regardant bien, il n'avait pas reconnu cette belle fille svelte, qui semblait s'envoler en marchant, cette figure de seraphin, cette blancheur rosee, ces attitudes ideales qui appartenaient tout a la fois a l'ange et a la femme. Quoiqu'il fut moins reveur que son frere le poete, il aimait a s'isoler dans ses songes. La meditation n'etait pas profonde, mais, comme son ame etait ardente, il s'abandonnait a tous les meandres de la pensee, sans souci des choses exterieures. Selon l'expression de Swedenborg, "il ne lui fallait qu'un instant pour sortir de chez lui et monter au septieme ciel". Aussi, oubliant bien vite que le parc n'etait pas une grande route, il franchit le petit saut-de-loup comme s'il passait dans ses terres. C'etait le cote du parc le plus solitaire et le plus boise. En le voyant faire, le garde champetre ne l'eut pas apprehende au corps, parce que M. de Margival permettait aux moissonneurs et aux vignerons de venir puiser de l'eau a une petite source minerale qui jaillissait sous les grands arbres. Georges s'arreta devant la source et but dans sa main. Quand il releva la tete, il murmura avec un sourire de joie: "Ah! la voila, la voila encore." Il venait de voir a une portee de fusil, a travers les ramees, sa chere vision, blanche, legere, belle comme l'avant-veille. Elle n'effeuillait plus de roses et elle semblait pensive. Il vit bien que decidement ce n'etait pas Mlle de Margival. Il marcha rapidement, decide a aborder cette belle inconnue, mais ce fut toujours le meme jeu: plus il s'avancait, plus elle s'eloignait. Il ne desesperait pourtant pas de l'atteindre, quand tout a coup Mlle de Margival, debusquant d'un massif, lui apparut a son tour, effeuillant des marguerites. "En verite, dit Georges du Quesnoy, il y a de la feerie dans ce chateau." Quoiqu'il n'eut pas frappe a la porte pour entrer, il jugea qu'il ne pouvait moins faire que de saluer Mlle de Margival. La jeune fille le salua a son tour avec une grace de pensionnaire emancipee. Elle voulut rebrousser chemin, comme si elle fut fachee d'etre surprise ainsi consultant l'oracle; mais comme, apres tout, elle demandait a la marguerite si M. Georges du Quesnoy l'aimerait un peu ou beaucoup, passionnement ou point du tout, elle trouva bien naturel de lui accorder une audience sous la voute des cieux. Donc, apres ce que nous appellerons une fausse sortie, elle vint bravement a la rencontre du jeune homme. Ils s'aborderent avec quelque embarras, tout en voulant cacher tous deux leur timidite ou leur emotion: "Mademoiselle.... --Monsieur...." Et un silence glacial tomba devant eux. "Mademoiselle, reprit Georges, vous habitez un chateau enchante. --Je ne trouve pas, monsieur. Ou voyez-vous qu'il soit enchante? --Primo, mademoiselle, vous l'habitez; secundo, il y a une autre jeune fille qui m'est deja apparue deux fois comme dans les contes de fees. --Tertio, monsieur, vous etes un visionnaire." Mlle de Margival, qui, au fond, n'etait pas timide, qui promettait meme d'etre une femme sans peur, sinon sans reproche, avait repris pied et maitrisait son emotion. "Je vous jure, mademoiselle, que tout a l'heure j'ai vu la-bas, plus loin que les marronniers, une jeune fille passer en robe blanche, legere comme une ombre. --Et d'abord, monsieur, vous conviendrez que la robe blanche n'est pas de saison. --Ma foi, mademoiselle, quand on est chez soi.... --Chez soi! dans un parc qui est ouvert a tout le monde. --Je ne puis le nier, puisque j'y suis moi-meme. --Oh! vous, vous n'etes pas tout le monde, vous etes de nos amis depuis hier." Georges s'inclina. --"Mademoiselle, avez-vous une soeur? une cousine? une filleule? --Ah! oui, vous revenez a votre vision. Eh bien, la verite, c'est que je n'ai ni soeur, ni cousine, ni filleule; c'est qu'il n'y a au chateau que mon pere et moi, avec un jardinier, un valet de chambre, une cuisiniere et une femme de chambre, qui ne sont pas du tout en robes blanches. --C'est que vous ne connaissez pas cette jeune fille, mademoiselle. Puisqu'apres tout ce parc est ouvert a tout venant, il n'est pas impossible qu'une demoiselle du voisinage y soit venue cueillir des fleurs." La jeune fille s'inclina a son tour, comme si elle jugeait que l'entrevue avait dure assez longtemps. Elle avait peur que son pere ne survint. "Adieu, mademoiselle, dit Georges du Quesnoy, qui s'etait enhardi; me permettez-vous de continuer ma promenade dans le parc et de recueillir, une a une, tous les petales des marguerites que vous avez effeuillees? --Non, monsieur, dit Mlle de Margival en rougissant, je ne veux pas que vous sachiez ce que m'a dit la marguerite. --Mademoiselle, je le sais, la marguerite vous a dit: passionnement." Mlle de Margival s'etait eloignee de quelques pas. Georges venait de cueillir, lui aussi, une marguerite. "Ce n'est pas la peine de la consulter, n'est-ce pas, mademoiselle, car elle me repondra: Point du tout." Valentine se retourna. Jamais un pareil eclair ne jaillit des yeux d'un jeune homme et d'une jeune fille. VII POINT DU TOUT. Le dimanche, a la messe, on se regarda encore; la messe parut trop courte a ces fervents catholiques. Au sortir de l'eglise, Georges du Quesnoy salua M. de Margival, qui lui tendit cordialement la main; mais Mlle de Margival semblait ne l'avoir jamais vu. La caleche du chateau attendait sous les arbres, a cote de l'eglise. Comme le comte y conduisait sa fille, le suisse, encore arme de sa hallebarde, vint lui dire qu'il y aurait le lendemain conseil de fabrique, et que M. le cure, qui retirait son surplis, voudrait bien en causer avec lui. Il etait question d'une chaire a precher. Le comte retourna a l'eglise pour causer avec le cure. Mlle de Margival se retrouva donc seule un instant avec Georges. Pour cacher son emotion elle lui demanda, d'un air un peu railleur, s'il etait revenu de ses visions. Il lui repondit qu'il etait plus visionnaire que jamais; puisqu'elle-meme lui apparaissait a toute heure. On se regarda encore comme a la rencontre dans le parc. "Est-ce que vous me permettrez, mademoiselle, de franchir demain le saut-de-loup, rien que pour cueillir une marguerite? --Non, monsieur, pas demain, parce que je n'y serais pas; mais aujourd'hui si vous voulez. --A quelle heure?" Avant de repondre, Mlle de Margival reflechit un peu. Je ne sais pas si le diable qui perdit Marguerite a la porte de l'eglise vint troubler l'ame de la jeune fille, mais elle repondit: "A six heures," tout en se disant que son pere ne serait pas au chateau a cette heure-la. M. de Margival devait diner chez Mme de Sancy. Diner de libres paroles d'ou toutes les jeunes filles etaient exclues. M. de Margival reparut presque aussitot avec M. le cure. Georges du Quesnoy le salua une seconde fois, tout en jetant ce mot a Mlle de Margival: "Passionnement." A quoi elle riposta par: "Point du tout." Comme Georges du Quesnoy avait deja de la malice philosophique, il jugea que ce _point du tout_ etait un aveu. Si Mlle de Margival avait voulu briser sur ce point delicat, elle se fut contentee de ne pas repondre. Georges retourna chez lui l'ame pleine d'amour, l'esprit plein d'esperance. Mlle de Margival, quel que fut le point de vue, etait une bonne fortune: pour l'amoureux elle etait belle, pour l'ambitieux elle etait riche, pour le glorieux elle etait noble. La question serait de decider le pere, non pas a dire _point du tout_, mais a dire oui. Georges pensa que ce ne serait point chose aisee, car M. de Margival etait une des personnalites du pays; il devait rever pour sa fille, a qui il donnerait trois ou quatre cent mille francs de dot, un mariage politique, nobiliaire, diplomatique. Georges aurait beau se hausser sur la pointe de ses pieds, il ne pourrait faire grande figure devant M. de Margival. Son pere etait fort honorable, legerement drape dans sa noblesse de robe, mais il ne pouvait montrer un blason sur fond d'or. A peine donnait-il a ses trois enfants chacun cinquante mille francs pour le jour de leur mariage. Mais il y avait un autre abime entre Georges et Valentine, c'est qu'ils etaient presque du meme age. L'echappe de college n'avait pas de temps devant lui pour arriver a quelque chose de serieux qui put plaider en sa faveur. Il ne serait pas encore avocat, sans doute, que deja la jeune fille aurait donne sa main. Toutes ces reflexions n'empechaient pas Georges d'etre tres-heureux de son amour et de l'amour de Valentine, car decidement il prenait le _point du tout_ pour l'argent comptant de l'amour. Rentre a la maison, il dit a son frere: "Tu n'as jamais ete amoureux, toi? --Moi, je le suis tous les jours. --De qui? --De toutes les femmes, ici, la, partout, plus loin. --Je connais cela; c'est le contraire de l'amour. C'est egal, puisque tu es poete, fais-moi des vers a ma beaute. --Ta beaute! qu'est-ce que cela? --Cela, c'est Mlle Valentine de Margival. --Tu es fou, une orgueilleuse qui te mettra a ses pieds. --Eh bien, qu'elle me mette a ses pieds; je me charge de la faire tomber dans mes bras. --Comme tu y vas. --Oh! moi, je ne suis pas pour les reveries platoniques. --Tu es venu, tu as vu, tu as vaincu. --Voyons, fais-moi des vers, je les enverrai demain matin dans un bouquet. --Et tu les signeras? --Pas si bete; mais elle saura bien qu'ils sont de moi." Pierre avait pris son crayon et ebauchait deja des alexandrins. "C'est si difficile d'ecrire en prose! dit Georges. --C'est si facile d'ecrire en vers! dit Pierre. Vois si j'ai traduit ton coeur. --Deja!" Et il lut: Vous etes a la fois la Grace et la Beaute: Votre sein chaste et fier dans la neige est sculpte, Vous avez le pied fin, vous avez la main blanche; Votre cou, c'est le lys que le vent d'avril penche; Vos yeux ont derobe les feux du firmament, Et vos regards mouilles versent l'enchantement. Valentine, croyez ma bouche ou le mensonge Ne passera jamais: l'amour est un beau songe Qui nous prend a minuit et nous reveille au ciel, Pour nous nourrir de lait, d'ambroisie et de miel. C'est une chaine d'or trainee avec delices, Un doux parfum venu des plus chastes calices, Une larme, une perle, un sourire, un rayon, Une gazelle, un loup, une biche, un lion, Une source ou jamais l'on ne se desaltere... Valentine, l'amour c'est le ciel et la terre! "Mais c'est admirable, s'ecria Georges, je n'aurais jamais trouve cela. --C'est parce que tu n'es pas si bete que moi, comme tu dis toujours. --Vous autres poetes, vous etes comme des marchands de nouveautes. Vous avez des rayons pour tous les sentiments: etoffes de printemps, etoffes d'automne. --Oh mon Dieu! oui, dit Pierre; quand tu voudras des imprecations contre ta beaute, tu viendras encore frapper a ma porte, je te donnerai cela a juste prix." Georges embrassa bien familialement Pierre. Ces deux freres etaient des freres amis qui s'etaient toujours beaucoup aimes. Ils etaient nes a un an d'intervalle, si bien qu'ils avaient traverse, les mains dans les mains, l'enfance et la premiere jeunesse, ne se disputant jamais les jouets et se battant l'un pour l'autre avec une bravoure touchante. Ils se rappelaient qu'au lit de mort, leur mere leur avait dit: "Embrassez-vous." Et chaque fois qu'ils s'embrassaient, ils sentaient que leur mere etait encore avec eux. Ce soir-la, Georges eut des larmes dans les yeux en embrassant Pierre, des larmes pour sa mere et des larmes pour Mlle de Margival. "Comme je voudrais que tu fusses heureux, dit Pierre en embrassant Georges a son tour. --Et moi aussi, dit Georges en reprenant sa gaiete, car je n'ai pas de temps a perdre, puisque je dois mourir de mort violente." VIII LES ETOILES Le lendemain matin, Mlle de Margival, se promenant dans le parc, vit venir a elle une paysanne qui lui presenta un bouquet. "Oh! les belles fleurs! d'ou cela vient-il? --De partout, repondit la paysanne avec un sourire malin. Je les ai cueillies par-ci par-la pour vous les offrir. --Oui, ce sont des fleurs des champs, n'est-ce pas? Elles sont si jolies, si jolies, si jolies, qu'on dirait des fleurs artificielles." Vrai mot de paysanne. Celle qui etait devant Mlle de Margival regarda autour d'elle pour s'assurer de la solitude. "Voyez-vous, mademoiselle, dans les fleurs des champs il y a le langage des fleurs. --On vous a appris cela au catechisme? --Non, a la veillee. Quand vous serez dans votre chambre vous prendrez chaque fleur, une a une et elles vous diront ce que vous voulez savoir. --Je ne connais pas le langage des fleurs. --Mademoiselle veut rire. Quand on sait lire comme mademoiselle, on lit dans les fleurs et dans les etoiles." Mlle de Margival ne rentra pas dans sa chambre pour questionner le bouquet. Elle s'enfonca dans une avenue tenebreuse de chataigniers ou elle etait sure de ne pas rencontrer son pere. Elle ne doutait pas que le bouquet ne vint de Georges du Quesnoy. Elle avait trop l'esprit feminin pour ne pas deviner que le langage des fleurs c'etait une lettre du jeune homme. C'etait mieux qu'une lettre, puisque c'etaient les vers de Pierre. "Chut! ca brule," dit-elle en mettant les vers dans son sein. Mais elle les reprit bientot pour les relire encore. "C'est amusant, les amoureux, murmura-t-elle." Elle ne disait pas encore: "C'est amusant, l'amour." A quelques jours de la, Mme de Sancy donna un bal ou se retrouverent Georges et Valentine. Ce soir-la, Valentine eut tant de caprices et de coquetteries que Georges souffrit mille morts. Il comprit qu'il ne pourrait jamais retenir dans ses bras cette jeune fille, qui avait soif de toutes les adorations. Mais comme elle le vit triste, elle vint a lui, elle l'emporta dans la valse, elle l'enivra de toutes les ivresses virginales. Ce qui les charmait et les detachait de la terre tous les deux, c'etait ce divin amour qui ne sait encore rien de la passion, qui s'ignore lui-meme, tant il s'etonne de ses ravissements, qui n'effleure meme pas la volupte, tant il brise les liens terrestres. Amour tout esprit, tout ame, tout coeur. Mais pour etre amoureux, il faut etre doue, car cela n'est pas a la portee de tout le monde. Combien qui passent a cote et qui vont tout droit a la passion sans avoir entrevu cet adorable vision! Mais Georges et Valentine etaient touches du rayon divin. Ni l'un ni l'autre n'avait hate de sortir du paradis pour trouver le paradis perdu. Un soir, en l'absence de M. de Margival, Georges du Quesnoy etait reste plus tard que de coutume; il avait dit a Valentine qu'il ne dinerait pas, esperant que Valentine reviendrait apres diner. Elle avait pour ainsi dire dine par coeur, tant elle avait hate de renouer la causerie interrompue. Et de quoi causait-on? de rien; mais c'etait tout. Mlle de Margival etait donc revenue bien vite. La nuit tombait; les arbres de l'avenue du chateau masquaient les nuages empourpres du couchant. Les oiseaux s'appelaient et se repondaient. Deja l'etoile du soir annoncait une belle nuit. Les deux amoureux ne s'etaient pas encore vus dans le demi-jour. Ils se sentirent plus emus que de coutume. Au plus leger bruit, Valentine se rapprochait de Georges, qui n'osait se rapprocher d'elle. Ils allerent s'asseoir sur une petite meule de regain ramasse le jour meme. Les rainettes criaient dans l'etang, les feuilles devisaient sur les arbres, une chanson lointaine retentissait dans le bois. Quoique Georges eut horreur des banalites, il ne trouva rien a dire, sinon que c'etait une fort belle soiree; ce a quoi Valentine repondit en soupirant, comme la premiere paysanne venue: "Ah! oui, on est heureux d'etre au monde." Il ne vint ni a l'un ni a l'autre la pensee d'etre plus heureux que cela. Georges ne songea meme pas que dans cette solitude cachee par le bois, presque voilee par la nuit, il lui serait bien doux d'etreindre Valentine et de s'enivrer sur ses levres. Elle-meme, quoique plus decidee par sa nature et son caractere, n'eut pas un instant peur que Georges ne tentat l'aventure. Elle se sentait si heureuse ainsi, qu'elle ne doutait pas que le bonheur de Georges ne se contentat de ce qui faisait son bonheur a elle. Peu a peu les etoiles s'allumerent au ciel. Ils firent par la un voyage au long cours abordant chez Saturne, debarquant chez Venus, s'attardant chez Jupiter, prenant pied dans la grande Ourse. Et partout ils s'y creaient une existence enchantee, un amour etoile, s'il en fut. Deux belles heures se passerent ainsi a decrocher des etoiles dans le bleu profond des nues. "C'est un malheur, dit tout a coup Valentine, j'ai trop etudie l'astronomie, la science gate l'imagination. --Vous avez bien raison, dit Georges, mais ne croyez pas un mot de la science. Le soleil n'a ete cree que pour illuminer la terre, et les etoiles pour illuminer la nuit. Ce ne sont pas des mondes, ce sont des ames egarees qui sont deja venues sur la terre et qui y reviendront." La cloche du chateau sonna dix heures. "Oh! mon Dieu, s'ecria Valentine, dix heures a la campagne, c'est minuit a Paris. On va me chercher avec des lanternes si je ne me sauve tout de suite." Elle s'etait levee. Elle tendit la main a Georges, qui y appuya ses levres. Elle trouva cela si naturel ce soir-la, qu'elle pencha en toute candeur deux fois son front vers les levres deja apprivoisees. Georges baisa et rebaisa les beaux cheveux avec delices. Mais, comme il s'y attendait un peu, elle lui dit: "Chut! les etoiles nous regardent." Leurs ames s'etaient si bien fondues dans la meme idee et dans le meme sentiment, que, tandis que Georges, s'en retournant a Landouzy-les-Vignes, s'imaginait que les etoiles lui faisaient une aureole, Valentine, a peine arrivee dans sa chambre, fit signe aux memes etoiles de venir jusque sur son oreiller. IX DAPHNIS ET CHLOE Ces fraiches promenades dans le parc de Margival furent la vraie jeunesse de coeur de Georges et de Valentine. Ils etaient nes a l'amour; ils n'etaient pas nes a la passion. C'etait l'aube vermeille et rieuse, c'etait le soleil a ses premiers rayons, s'eblouissant lui-meme a tous les diamants et a toutes les perles de la rosee. Plus tard, ils dirent tous les deux: "O mes fraiches promenades dans le parc de Margival, qui donc me les rendra!" C'est que les arbres, les arbustes, les buissons, les herbes et les fleurs, le ciel dans l'etang, le parfum des roses, la senteur penetrante des foins coupes, le bourdonnement des abeilles, les molles secousses de la brise, le gai sifflement du merle, la chanson interrompue du rossignol, les mille bruits, les mille couleurs, les mille aromes, la nature, en un mot, etait sympathique a leur amour. C'etait le fond du tableau, c'etait le cadre enchanteur. Le soir, Valentine rentrait dans sa chambre, tout enivree, mais prise par les melancolies, et elle se disait: "C'est donc triste d'aimer?" C'est triste, mais c'est doux. Qu'est-ce que la tristesse, d'ailleurs, sinon la porte ouverte sur l'infini? Quand le peintre flamand Kalft met une rose toute fraiche sur ses tetes de mort, il exprime une idee et un sentiment. L'amour touche la mort, parce que, dans ses gourmandises de temps et d'espace, il juge que la vie ne dure qu'un jour et qu'il ira plus loin que la vie. La tristesse, c'est l'aspiration au lendemain. C'etait bien avec les memes battements de coeur que Georges rentrait dans sa chambre. Quand il avait vu Valentine, il ne voulait parler a personne, tant il avait peur de perdre les tresors de son coeur. Il lui semblait qu'il emportait dans ses bras toute une gerbe de souvenirs. Il les savourait un a un avec une joie ineffable. Sa fenetre donnait du cote de Margival. Quel que fut le temps, il y restait deux longues heures, l'oeil perdu dans les etoiles, comme s'il dut y rencontrer le regard de Valentine. Il se promettait deja les contentements, les troubles, les ivresses du lendemain. Or, le lendemain, si Valentine lui avait donne rendez-vous pour deux heures, il partait apres le dejeuner de midi, pour arriver une heure trop tot, tant il aimait le chemin. Il s'amusait a battre les buissons, grand ecolier indiscipline, qui fait deja l'ecole buissonniere dans la vie. On sait deja que de Landouzy-les-Vignes a Margival il n'y a pas une heure a pied. Le chemin tout sinueux est lui-meme indiscipline; c'est le vieux chemin primitif qui va, qui vient, serpentant ici, de la, se perdant sous les touffes ombreuses, se retrouvant dans la vigne, sautant les ruisseaux et s'attardant a la montagne. Rien n'est plus pittoresque: tantot a fleur de terre, tantot cache par les talus tout egayes, d'epines et de sureaux. Aussi ce chemin etait aime de Pierre comme de Georges. "Tu ne t'imagines pas comme je cueille des rimes de ce cote-la!" disait Pierre. Il accompagnait souvent son frere au depart, mais ils se quittaient en route, le poete entraine par la solitude, comme l'amoureux par l'amour. Quoiqu'il ne voulut pas etre indiscret et qu'il craignit de rencontrer M. de Margival, Georges du Quesnoy arrivait toujours dans le parc avant l'heure. Valentine elle-meme devancait l'aiguille, elle venait chaque jour, avec une emotion grandissante. Quand elle s'approchait du saut-de-loup du cote des bois, c'etait avec de violents battements de coeur. Elle palissait et n'osait regarder, peut-etre d'ailleurs aimait-elle mieux etre surprise, quoiqu'elle eut des yeux de lynx. C'est ce qui arrivait souvent. Georges l'attendait sous une touffe de chataignier et debusquait a son passage, elle tressaillait et s'arretait court. "C'est vous!--Deja!--Si tard!--Il y a un siecle!--Quelle joie!" Les premieres fois on se donnait la main, on en etait arrive a s'embrasser, je me trompe, Valentine inclinait le front et Georges lui baisait les cheveux. C'etait tout. Que faut-il de plus aux vrais amoureux qui ne veulent pas egorger l'oiseau qui chante, a ceux qui craignent de sauter des pages dans le roman de l'amour, a ceux qui veulent ouir toute la gamme qui resonne dans le coeur? Bienheureux les amoureux qui commencent leurs reves dans les _Idylles_ de Theocrite, dans les _Bucoliques_ de Virgile, dans les _Eglogues_ de Longus. Les merveilleux bouquets que les Parisiens payent cinq louis pour envoyer le matin a leurs maitresses n'auront jamais le parfum de la violette et de la primevere que les amants rustiques cueillent ensemble sur la lisiere du bois ou dans la prairie. Il y a aussi loin d'un bonheur a l'autre que de la foret de l'Opera a la foret du bon Dieu. Cette aventure romanesque promettait des chapitres charmants; par malheur elle n'alla pas plus loin, car, le lendemain, M. de Margival dit a sa fille: "Que dirais-tu s'il te fallait habiter Vienne, Rome ou Saint-Petersbourg?" Valentine demeura d'abord silencieuse. "Par exemple, voila une etrange question. Je dirais que j'aime mieux habiter Paris. --Tu fais semblant de ne pas me comprendre, mais tu sais bien ce que je veux dire. --Oui, mon pere, je sais bien ce que tu veux dire. Je sais que tu en tiens pour la diplomatie. Je sais qu'il me serait fort desagreable d'avoir trop chaud a Rome, et trop froid a Saint-Petersbourg. Ce n'est pas une vie, celle-la. Tu veux donc m'exiler? --Non, j'irai partout ou tu iras." Mlle de Margival etait devenue pensive. "Tu disposes de ma vie, mais si j'avais dispose de mon coeur? --Ton coeur, tu ne connais pas cela. Le coeur, vois-tu, ma fille, c'est la raison, c'est le devoir, c'est la vertu. --Je crois que je le sais mieux que toi: le coeur, c'est le droit d'aimer qui on veut. --Tu dis des folies." Et M. de Margival, qui permettait bien a sa fille d'etre, ca et la, fantasque et volontaire, reprit despotiquement son autorite par la force du raisonnement. M. de Xaintrailles, deja allie a sa famille, etait second secretaire d'ambassade a Saint-Petersbourg. Il etait question de le nommer premier secretaire a Rome ou a Vienne. Il n'etait pas jeune, mais il possedait un demi-million; il avait de la figure et de l'esprit; on ne pouvait donc pas trouver un mari plus a point pour une heritiere qui n'avait qu'une demi-fortune. Mlle de Margival evoqua l'image de Georges du Quesnoy. Elle le trouvait charmant, mais il etait si jeune qu'elle ne pouvait songer a devenir sa femme avant quelques annees. Et puis il n'avait ni fortune ni position. Or elle voulait faire bonne figure dans le monde. "Et pourtant je crois que je l'aime," murmura-t-elle. Valentine n'etait pas precisement de la nature des anges. Nee pour la terre, elle avait un peu trop le souci des choses de la terre. Toute jeune, elle avait vu son pere pris aux difficultes de toutes sortes parce qu'il se defendait contre les batailles du luxe avec une tres-mediocre fortune. Quoiqu'il adorat sa fille, il discutait beaucoup avant de lui donner une robe nouvelle. Valentine aimait le superflu, mais c'etait un amour des plus platoniques. Chaque jour elle s'indignait contre l'argent. Mignon cherchait son pays; le pays de Valentine, c'etait le luxe. Et voici comment ces jolies bucoliques furent frappees d'un coup de vent a leur premiere aurore, sans quoi nous aurions peut-etre retrouve dans le monde moderne les amours pastorales de Daphnis et Chloe. X L'AMOUR QUI RAISONNE Valentine etait romanesque. Tout en pleurant elle-meme son reve evanoui, elle songea avec une douce volupte a toutes les larmes que repandrait Georges du Quesnoy. Ne pas aimer dans le mariage, mais savourer les larmes de l'amour, n'est-ce pas deja une consolation! Il etait doux a Mlle de Margival de penser que l'adoration de Georges du Quesnoy la suivrait partout; il lui etait meme doux de penser qu'il ne pourrait etre heureux sans elle. "Qui sait, dit-elle avec un sourire amer, si l'amour n'est pas l'impossible? qui sait si l'amour n'est pas un regret?" Depuis qu'elle lisait des romans, Valentine voyait que tout finissait mal; depuis qu'elle allait dans le monde, elle s'apercevait que les gens maries n'etaient pas amoureux. Les romanciers lui avaient appris que le roman de l'amour n'a qu'un beau commencement. N'avait-elle pas eu ce beau commencement? "Non, dit-elle, ce n'etait que le commencement du commencement." Un soir, en attendant M. de Xaintrailles, elle repassa les avenues du parc ou Georges du Quesnoy avait seme tant de souvenirs. Pourquoi ne vint-il pas ce soir-la? Elle se rappela le jour ou, lui disant adieu, elle avait penche ingenument son front, toute perdue dans ses reves. Il l'avait prise dans ses bras avec un sentiment d'adoration sans songer non plus qu'elle a mal faire. Elle s'etait envolee comme un oiseau qui a peur d'etre attrape. Mais elle ne s'etait pas envolee bien loin et il ne l'avait pas poursuivie. C'etait les amours de l'age d'or. A ce charmant souvenir elle ne put s'empecher de lui en vouloir. "Pourquoi, dit-elle, ne m'a-t-il pas gardee sur son coeur?" Elle avait peut-etre raison: ce sont les hommes qui font la destinee des femmes. Puisque Georges du Quesnoy l'aimait ardemment, profondement, violemment, n'avait-il pas le droit, en vertu des lois de la nature qui sont quelquefois les lois de Dieu de prendre son bien ou il le trouvait, car, puisque Valentine l'aimait, c'etait son bien. Si le coeur de Valentine avait battu une minute de plus sur le coeur de Georges, elle n'eut pas si legerement sacrifie son premier amour qui fut son unique amour. Certes, je ne veux pas faire le moraliste a rebours; nul plus que moi n'a le souci des grands devoirs de la vie, mais nul plus que moi ne hait les prejuges. Il est des jours ou le grand chemin de la vie c'est le chemin de traverse. Le lendemain Mlle de Margival resista encore a son pere avec toutes les mutineries d'un enfant gate. "Que veux-tu que j'aille faire avec ce M. de Xaintrailles? --Ma chere Valentine, quand on porte le nom de Margival, on ne peut pas se mesallier. Aimerais-tu mieux epouser un homme qui n'eut ni titre ni nom? --Peut-etre, s'il etait jeune comme moi. --Tu ne dis pas ce que tu penses. Tu es fiere comme la princesse Artaban. Si j'avais une dot serieuse a te donner, je pourrais bien te marier a un comte ou a un baron sans le sou, mais tu sais que ta dot est bien modeste, 200,000 francs a peine; que veux-tu faire avec cela par le temps qui court? --Eh bien, deux cent mille francs, il y a de quoi vivre deux ans. --Comme tu y vas! Et au bout de deux ans? --Qu'importe si ta fille est bien heureuse pendant deux ans? --Tu es folle, je veux que tu sois heureuse toujours." Valentine avait bien envie de dire a son pere qu'il lui serait impossible d'etre heureuse sans Georges du Quesnoy. Elle n'osa pourtant point, tant elle comprit la distance qui la separait de ce jeune homme--sans nom, sans titre et sans fortune.--M. de. Margival eut l'eloquence des chiffres. Il demontra a sa fille qu'il avait toutes les peines du monde a vivre sans faire de dettes au chateau de Margival, ou certes on ne jetait pas l'argent par les fenetres. Celles qui ont ete elevees dans un chateau ne veulent pas tomber de leur piedestal de chatelaine. Or M. de Margival prouva a sa fille que, si elle ne voulait pas epouser le comte de Xaintrailles, il serait force de vendre son chateau et d'aller vivre avec elle a Soissons de la vie mediocre des fermiers et des commercants qui ont fait une petite fortune. Valentine aimait Georges, mais son orgueil dominait son coeur. Elle fremit a l'idee de ne plus etre chatelaine de Margival, de ne plus monter a cheval, de ne plus troner dans le grand salon, de ne plus poser a la grille du parc pour les paysans emerveilles. Son pere lui fit d'ailleurs un tableau attrayant de sa vie future d'ambassadrice, car, selon lui, M. de Xaintrailles serait nomme ministre de France avant cinq ans. Quelle splendeur alors pour elle d'avoir le pas dans toutes les cours etrangeres, meme a la cour de France dans les jours de conge! Elle avait deja lu des romans, elle avait juge que celles qui sacrifient a leur coeur, font le plus souvent des sacrifices en pure perte. Voila pourquoi elle se decida a donner sa main, les yeux fermes, a M. de Xaintrailles. Ce fut un coup terrible pour Georges du Quesnoy. Jusque-la son amour pour Valentine etait riant et lumineux comme un rayon dans la rosee. Il avait entr'ouvert la porte d'or des songes. Il avait retrouve les clefs du Paradis perdu. Etre aime de Valentine, tout etait la! Le reveil fut le desespoir. Il alla se jeter dans les bras de son frere en lui disant qu'il voulait mourir. "Mourir, lui dit Pierre, tu souffriras, mille morts et tu ne mourras pas. Tu l'aimes donc bien? --Si je l'aime!" Georges a moitie fou se frappait le coeur avec desespoir comme s'il sentait la tous les dechirements d'une bete feroce. L'amour a des dents aigues et cruelles; s'il ne se nourrit pas de joie, il se nourrit de douleur. La fleche des anciens etait un symbole profond comme tous les symboles de l'antiquite. On a eu beau en faire une plaisanterie rococo de plus en plus demodee, la fleche frappe toujours, et il n'est pas un amoureux jaloux ou desespere qui ne la sente a tout instant. On a remplace l'image par un coeur brise, ce qui n'est pas une image vraie, puisque le coeur n'est pas un vase de Chine ni une coupe de Sevres. Mais, par malheur, tout est de convention dans l'art de parler et d'ecrire, meme dans les expressions de la passion, de la douleur et du desespoir. XI DESESPERANZA Et comment Georges apprit-il son malheur? Pendant quelques jours il chercha Mlle de Margival dans le Parc aux Grives sans la rencontrer. Puisqu'elle etait au chateau, pourquoi ne se promenait-elle plus dans le parc? Il envoya encore un bouquet, mais, cette fois, la paysanne qui le portait, toute rusee qu'elle fut, ne put parvenir jusqu'a Valentine. Une grande tristesse s'empara du coeur de Georges. Avec la jeune chatelaine il se sentait le courage d'arriver a tout, mais sans elle toutes ses aspirations tombaient a ses pieds. D'ou venait qu'elle se cachait pour ne plus lui parler? Il n'avait pas perdu toute esperance, parce qu'il s'imaginait entrevoir Mlle de Margival a travers les rideaux des fenetres; mais un jour, il comprit que tout etait fini, parce qu'une femme de chambre du chateau, repondant a une de ses questions, lui dit a brule-pourpoint: "Vous ne savez donc pas que nous nous marions dans trois semaines?" Ce fut un coup de foudre. Mlle de Margival ne lui avait pas donne le droit de lui demander des explications. Il s'eloigna en toute hate et il eclata en fureur contre sa destinee. Il interpella le ciel et la terre, le soleil et les arbres, les nuages et les fleurs, naguere temoins de ses joies amoureuses. Il voulut mourir aux pieds de Valentine; il voulut tuer son rival. Vous voyez d'ici toutes les charmantes extravagances d'un amoureux de vingt ans. "Oui, disait-il, je tuerai cet homme qui me vole mon bonheur." Mais tout a coup il vit se dresser devant lui la guillotine. Il se demanda si deja la prediction allait s'accomplir. "Eh bien, dit-il, qu'elle se marie! cela ne m'empechera pas de devenir son amant." Le soir meme il apprit que Valentine venait de partir pour Paris; on devait se marier au chateau, mais il fallait bien aller commander la robe d'epousee et la couronne de fleurs d'oranger. Le mariage fit grand bruit dans tout le pays, parce que la mariee etait belle et qu'elle epousait un quasi-ambassadeur. Tout le monde la trouvait bien heureuse, mais elle-meme, quoiqu'elle fit du peche Orgueil une de ses vertus, etait-elle bien heureuse? Georges du Quesnoy ne le croyait pas. Il ne voulut pas etre temoin de la ceremonie. Trois jours avant les noces il partit pour Paris, saris en demander la permission a son pere, mais non sans avoir dit adieu a Valentine dans un sonnet, cette fois rime par lui, ou il annoncait a la jeune fille que le mariage n'etait que la preface de l'amour et que le mari n'etait que le precurseur de l'amant. Ce fut le trait du Parthe. Je regrette bien que ce chef-d'oeuvre ne soit pas venu jusqu'a moi pour vous l'offrir ici, mais il parait que Valentine, qui avait deja vu la lune rousse avant le mariage, le noya de ses larmes et le jeta au feu,--apres l'avoir lu,--pour voir une derniere fois briller la flamme de son premier amour, car sans le savoir elle avait aime Georges du Quesnoy. Avant d'ecrire ce sonnet, Georges avait vingt fois commence et recommence une lettre tour a tour terrible et suppliante, ou son amour et son coeur eclatait en sanglots, pendant que son esprit eclatait en sarcasmes. Mais, tout bien considere, quoique cette lettre eut des accents d'eloquence, comme il avait l'esprit critique, il la trouva ridicule. "Non, s'ecria-t-il, il ne faut pas que Valentine garde de moi un mauvais souvenir." Voila pourquoi il avait rime un sonnet moqueur. Des que Georges fut a Paris, l'amour et la jalousie lui furent plus terribles. La grande ville indifferente ne pouvait apaiser ni son coeur ni son esprit. Paris n'a de distractions que pour les inities. Les arrivants n'y sont pas chez eux, a moins qu'ils ne soient de la franc-maconnerie, de ceux qui s'amusent partout. Georges eut hate de retourner a Landouzy-les-Vignes, ou du moins son frere etait sympathique a ses angoisses. Et, d'ailleurs, il voulait etre spectateur a son propre drame. Pourquoi n'irait-il pas a la messe de mariage, pour voir la figure que ferait devant l'autel cette belle Valentine qui lui avait promis le bonheur? Et quelle figure ferait-elle en passant, devant lui? car, sans meme le regarder, elle le verrait. Et puis il irait dans la sacristie pour la feliciter,--comme tout le monde. Peut-etre oserait-elle le presenter a son mari? "Ah! mon cher Pierre, dit-il en embrassant son frere, figure-toi que plus je m'eloignais, et plus mon chagrin etait violent. Mon coeur m'abandonnait en route; j'etais comme une ame en peine. Je suis revenu, tu me consoleras,--si je puis etre console. --C'est la douleur qui tue la douleur. A force de pleurer, on epuise la source des larmes. Aussi ce n'est pas moi qui te conseillerai "de jeter un voile la-dessus." Il faut oser aborder son malheur de front; il faut s'y heurter comme dans une attaque a fond de train. Tiens, pour commencer, je vais te jeter en pleine poitrine, comme une arme de combat, la lettre de mariage." Pierre passa a Georges une lettre imprimee dans la plus belle anglaise des temps modernes: _"M. le comte de Margival a l'honneur de vous faire part du mariage de Mlle Madeleine-Valentine de Margival avec M. le comte Francois-Xavier de Xaintrailles, secretaire d'ambassade;_ _"Et vous prie d'assister a la benediction nuptiale, qui sera donnee en l'eglise de Margival le 27 septembre 186.."_ Dans le meme pli, naturellement, se trouvait la lettre de faire-part du comte de Xaintrailles. Georges prit cette seconde lettre, la dechira et la pietina. "Voila ce que je ferai de lui un jour, dit-il dans sa colere. --Tu ferais peut-etre mieux de commencer par la, dit froidement Pierre; c'est lui qui vient te voler ton bonheur, va lui en demander raison. Si tu le tues, elle ne l'epousera pas." Et comme Georges saisissait cette idee avec passion, Pierre jeta tout de suite de l'eau sur le feu. "Non, ne fais pas cela, parce qu'on dirait que tu es fou, parce que tu ne trouverais pas de temoins dans ce pays-ci. Et puis, apres tout, le vrai coupable, c'est Valentine. Le comte de Xaintrailles ne te doit rien, tandis qu'elle te doit tout, puisque tu l'aimes." XII QU'IL NE FAUT PAS TOUJOURS ALLER A LA MESSE Georges entraina Pierre a la messe de mariage. Ils arriverent de bonne heure pour ne pas manquer le passage de la mariee. Mais la mariee, toute a sa beaute, ne voyait qu'elle-meme. Elle etait rayonnante. C'etaient les vingt ans couronnes de fleurs d'oranger. Rien dans ses yeux ni sur ses levres ne revelait que son coeur eut des remords; elle semblait obeir a ce dicton: "Que le mariage est le plus beau jour de la vie." "La cruelle!" dit Georges en la voyant passer. Il etait si agite qu'il sortit de l'eglise. Que fit-il? Il fuma une cigarette. Aujourd'hui, dans tous les moments tragiques, on commence par fumer une cigarette. "Que m'importe, reprit-il, qu'elle dise devant Dieu oui ou non a cet homme, puisqu'elle ne m'aime pas? Et, d'ailleurs, puisqu'elle a passe par la mairie, elle est a tout jamais Mme de Xaintrailles. C'est egal, elle ne portera pas ce soir son sourire au lit nuptial, car elle ne l'aime pas et elle ne l'aimera jamais." Quoique Georges fut a moitie fou de douleur et de desespoir, il n'avait pourtant pas le dessein de poignarder l'epousee. Mais il voulait, avant la fin de la journee, aller jusqu'a elle, non pour l'injurier, mais pour lui montrer sa paleur. Il lui dirait: "Vous m'avez tue, et vous riez!" Mais comment arriver jusqu'a elle? Il ne voulait pas faire un scandale; il avait le respect de son pere, comme il avait la peur du ridicule. Apres la messe, quand la mariee monta dans le coupe du marie, avec la mere de M. de Xaintrailles, il s'approcha d'abord; mais la haie des curieux le tint a distance. Il s'en retourna desespere avec son frere, ruminant toujours son dessein de voir face a face Valentine. Il ne fut pas plutot de retour a Landouzy-les-Vignes, qu'il revint sur ses pas, decide, coute que coute, a s'aventurer dans le Parc-aux-Grives. Aussi, a son retour a Margival, il franchit le saut-de-loup du parc, comme si Valentine l'attendait. Mais Valentine ne vint pas. Il vit passer dans les avenues les rares invites parisiens en promenade plus ou moins sentimentale. Comme la mariee n'etait pas avec eux, il se flatta de cette idee qu'elle n'avait pas voulu profaner le souvenir de leur amour en amenant le mari la ou l'amoureux avait passe. Valentine n'etait pas si poetique, quoiqu'elle fut romanesque. Une jeune mariee a toujours un peu la fievre; Valentine avait passe par tant d'emotions de vanite, de coquetterie, d'amour perdu et retrouve, qu'elle resta toute l'apres-midi au salon, a faire la causerie avec les provinciales emerveillees et les Parisiennes revenues de tout. Le diner dura trois heures comme un vrai diner de province, quoique la marquise eut donne des ordres pour que ce fut un diner napoleonien. Apres le diner, un orchestre a peu pres improvise appela les danseuses sous les armes. M. de Xaintrailles, qui n'avait pu s'arracher a cette fete, quoiqu'il eut bien voulu emmener sa femme apres la messe, ouvrit le bal avec la mariee. Mme de Sancy, qui faisait vis-a-vis avec un des temoins, le vicomte Arthur de la--, dit etourdiment: "Vous etes temoin du marie; eh bien, vous serez temoin qu'il sera marri. --Je n'en doute pas, dit l'ambassadeur a Constantinople, puisque vous lui avez donne la plus belle fille du monde. --Elle est arriere-petite-cousine de Mme de Montespan. Je crois qu'elle est bien de la meme famille. --Prenez-y garde. Lauzun disait de Mme de Montespan: "Elle est de celles-la a qui il faut deux hommes pour avoir raison d'elles, un le matin et un le soir. --Ah! si Valentine avait epouse Georges du Quesnoy!" Et, tout en dansant, la comtesse de Sancy raconta l'histoire, qu'elle savait fort mal, des bucoliques de Georges et de Valentine. M. le vicomte de la--, un Lamartine en prose, reconduisit sa danseuse en lui disant: "Ne craignez rien, je mettrai les deux mondes entre la mariee et son amoureux. Je vais prier le ministre d'envoyer M. de Xaintrailles a Rio ou a Teheran, car je ne veux pas etre temoin...." Le temoin du comte s'arreta sur ce mot. XIII LE DERNIER COUP DE MINUIT A minuit, M. de Xaintrailles trouva qu'il avait bien assez danse. Je me trompe: que Valentine avait deja trop valse. Il tenta de lui faire comprendre que l'heure etait venue. "L'heure de quoi? dit Valentine en se rembrunissant; allez-vous deja faire le mari? --Et vous, n'allez-vous pas faire l'enfant?" Valentine s'indigna, pleura, et ... continua a valser. A une heure, nouvelle priere,--nouvelle rebellion. A deux heures, le combat finissant faute de combattants, il fallut enfin s'expatrier du salon pour monter a la chambre nuptiale. Valentine pleurait de vraies larmes. Qu'est-ce que le lit nuptial, sinon le tombeau de la jeune fille? Comme Valentine n'avait plus sa mere, elle etait accompagnee de Mme de Sancy. Vainement le marie avait dit a la comtesse: "Ne vous inquietez pas, je connais les femmes." La comtesse avait replique: "Vous connaissez les femmes et les filles, mais vous ne connaissez pas les jeunes filles." Il s'etait resigne a subir cette suivante improvisee, qui menacait de mettre deux points sur les i. "Eh bien, Dieu merci! dit-elle quand elle fut seule avec Valentine; vous n'avez pas perdu votre temps, ce soir: tudieu! vous valsiez comme une comete. --Oui, et vous vous figurez, peut-etre que je me suis beaucoup amusee. Point du tout. --Pourquoi? --Parce que j'ai mes idees sur le mariage. Voyez-vous, le mariage est une fete comme toutes les fetes, mais une fete sans lendemain. --Vous etes une heresiarque! je vous ferai bruler en effigie. --Je voudrais bien vous y voir. --Mais, ma chere enfant, je m'y suis vue. --Vous allez me raconter vos impressions de voyage dans ce pays que je ne connais pas? --Nous n'avons pas le temps. --Comment! nous n'avons pas le temps! Nous avons jusqu'a demain matin. Vous allez vous coucher avec moi." Mme de Sancy leva les bras au ciel. "Si je faisais cela, le comte me jetterait par la fenetre. Vous me faites poser, d'ailleurs; vous savez bien que vous etes mariee le jour et la nuit. --La nuit? jamais! --Taisez-vous, belle sournoise, on n'est pas revenue du Sacre-Coeur sans savoir que le lit nuptial est le lit nuptial." Et, pour temperer cette parole, Mme de Sancy ajouta bien vite: "Tout ce que l'Eglise ordonne est sacre." Tout en parlant, la comtesse avait commence a deshabiller Valentine; les cheveux etaient denoues, la robe jetee sur un fauteuil, le corset de satin ne tenait plus que par une agrafe. "N'est-ce pas que j'etais mal habillee? dit Valentine en retenant l'autre agrafe. Ce Worth n'a pas le sens commun; il dit que le jour de ses noces une femme est encore une jeune fille; il m'a surchargee! C'est ridicule, je lui avais demande deux doigts de satin sur les epaules, il m'en a mis trois doigts: pourquoi pas une robe montante?" Mme de Sancy se mit a rire. "Voyons, ma chere, il fallait bien laisser quelque chose pour votre mari." Valentine se laissa tomber de son haut sur un fauteuil. "Ah ca, decidement le mari a donc des droits superbes, dit-elle avec un effroi non joue. --Oui, ecoutez plutot." En ce moment on entendit frapper trois coups. Valentine voulut cacher son emotion a Mme de Sancy, qui lui avait appris a rire de tout. "Frappez, on ne vous ouvrira pas, dit-elle, sans pouvoir toutefois lever la voix. --Tout a l'heure, ajouta Mme de Sancy. --Jamais, reprit Valentine." Mais le corset etait degrafe; Mme de Sancy avait denoue le dernier jupon: elle entraina Valentine vers le lit. Cette fois, la jeune mariee prit son role au tragique et se remit a pleurer. "Ce n'est pas ma mere qui me trahirait ainsi," dit-elle. Valentine etait plus belle encore dans les larmes, sous sa chemise transparente, a demi voilee par ses cheveux. "Ma foi, sauve qui peut," s'ecria Mme de Sancy." Et la comtesse s'envola par une porte derobee. Elle reparut presque aussitot. "Je suis bonne," reprit-elle. Et elle tira le verrou, pour que le comte put entrer, jugeant bien que Valentine n'oserait pas lui ouvrir la porte. Apres quoi, elle redisparut comme une ombre. Valentine n'eut pas le temps de faire un monologue. Le comte etait entre. Il s'avanca doucement, vers elle, mais elle se jeta sous le rideau. Il se passa une scene qui decida de la destinee de ce mariage. Si le comte avait ete decidement un homme d'esprit, il n'eut pas joue a l'esprit cette nuit-la; il se fut montre amoureux de Valentine, elle se fut brulee au feu; mais quand il la vit en rebellion, se barricadant dans sa vertu et dans sa pudeur, au lieu de la battre par les vraies armes, par la passion et par la force, il escarmoucha a traits d'esprit. Si bien que Valentine fut de plus en plus indignee. A un moment de paroxysme, elle se precipita du lit a la fenetre, le menacant de se jeter du haut de son balcon, s'il ne se hatait pas de rentrer dans sa chambre. M. de Xaintrailles continua a rire. "On a joue cela au Gymnase, dit-il, la comedie s'appelle: _Une femme qui se jette par la fenetre._" Quoique Valentine n'eut pas serieusement le dessein de se jeter par la fenetre, elle ouvrit la croisee. "Georges! Il est la! s'ecria-t-elle en se penchant sur le balcon." Oui, Georges. Il etait la. Il avait toute la nuit erre dans le parc, un revolver a la main, de plus en plus jaloux, de plus en plus furieux, en ecoutant les violons et la joie des convives. Il avait assiste, en spectateur invisible, au commencement et a la fin de la fete. Tous les convives etaient partis, mais il etait demeure, comme s'il dut etre encore le spectateur de la derniere scene. Il ne lui avait pas ete tres-facile de s'approcher du chateau, quelques convives etant sortis ca et la pour fumer; sans parler des domestiques qui allaient se conter sous les grands arbres les mysteres de la journee. Mais il connaissait bien le parc et il avait l'art de s'y cacher, des qu'il craignait d'etre surpris. Cette fois il etait bien seul. Il avait suivi, a travers les rideaux de mousseline brodee, toutes les marches et contre-marches de la chambre nuptiale; vraies ombres chinoises qui ne l'amusaient pas du tout. Au moment ou Valentine ouvrit la fenetre, il se demandait s'il n'allait pas, pour que sa folie fut plus accentuee et marquat mieux dans les reportages des journaux, escalader le balcon de la chambre nuptiale, pour se tirer un coup de revolver sous les yeux memes de Mme Valentine de Xaintrailles. Il lui semblait deja entendre par dela le tombeau le bruit quasi-scandaleux de sa mort. Je dis le bruit quasi-scandaleux; car on ne manquerait pas de dire que s'il s'etait tue pour Valentine, c'est qu'elle lui avait donne le droit de se tuer. Il y avait donc un peu de fatuite et un peu de mensonge dans cet acte de desespoir. Il n'etait pas fache qu'on soupconnat, non pas la femme de Cesar, mais la femme du secretaire d'ambassade. Disons-le pourtant a la gloire de sa passion: c'etait l'amour lui-meme qui le poussait a cette folie. Ne plus pouvoir aimer, c'est la mort: il voulait mourir. Tout a coup Valentine poussa un cri, et se rejeta sur M. de Xaintrailles, qui etait venu a elle. "Qu'y a-t-il? s'ecria le secretaire d'ambassade. --Ce qu'il y a!" dit-elle en le repoussant En cet instant un coup de revolver retentit. Georges du Quesnoy ne se tua pas du coup. Le cri d'effroi que jeta Valentine le troubla profondement, sa main vacilla, le coup partit, mais la balle qui devait frapper au coeur ne brisa qu'une cote. Georges chancela, et tomba, ne sachant pas encore s'il etait tue. Le sang jaillit abondamment; il se releva et chercha son revolver pour s'achever; mais il avait fait quelques pas avant de tomber; il ne le trouva pas. "Enfin, dit-il, en voyant son sang, c'est peut-etre assez pour mourir." Il retomba sur l'herbe, tout en regardant la fenetre de Valentine. Il esperait qu'elle viendrait sur le balcon, par curiosite sinon par amour. Ce fut bien mieux. Cette mariee toute deshabillee, qui n'etait plus qu'a un pas du lit nuptial, passa en toute hate une robe ouverte, jeta sur elle un manteau, et, quoi que fit son mari pour l'arreter, elle courut au jardin, n'ecoutant que son coeur, se croyant une heroine de roman, bravant tout, les devoirs de la jeune fille et de la jeune femme. M. de Xaintrailles avait couru apres elle, tout affole de ce coup de theatre imprevu; mais elle allait plus vite que lui, connaissant mieux le chemin dans la nuit. Quand elle fut devant Georges du Quesnoy, elle se pencha sur lui, comme pour le secourir, ne trouvant que ce seul mot: "Georges! Georges! --Ah! que je suis heureux de vous revoir avant de mourir! dit Georges; je voulais frapper au coeur, votre voix a detourne le revolver, mais la blessure est mortelle. --Non, Georges, vous ne mourrez pas. --Je veux mourir! si je me suis manque, je m'acheverai, je retrouverai mon revolver." Et sa main cherchait toujours dans l'herbe. "Dieu soit loue! s'ecria Valentine, je l'ai trouve votre revolver." Le comte, qui poursuivait sa femme, la surprit un revolver a la main. "Valentine!" cria-t-il avec effroi. XIV LA LUNE DE MIEL Voici quelle fut la fin du premier acte de ce drame en trois actes, qui avait commence si gaiement, malgre les predictions de Mme de Lamarre. Le medecin de Margival fut appele. Il jugea que Georges ne pouvait retourner chez son pere; il lui donna l'hospitalite. M. de Xaintrailles avait arrache le revolver des mains de sa femme. La femme du monde avait reparu dans la jeune fille romanesque. Sur les prieres de son pere, elle s'etait resignee a ses devoirs de fille, sinon d'epouse. Mais ce fut en vain qu'on lui representa que "l'escapade" de Georges etait une action demodee, meme sur les theatres de melodrame: elle persista dans son for interieur a trouver que c'etait l'heroisme de l'amour. Je ne dirai rien de la nuit nuptiale, qui ne commenca pas meme au chant du coq. Aussi Mme de Sancy disait-elle le soir que le coq n'avait pas chante trois fois a cause de la catastrophe. Le lendemain, M. de Xaintrailles brusqua le depart a la fin du dejeuner. Il avait ete nomme la veille premier secretaire a Rome. Il emmena Valentine a Paris, disant qu'il partirait pour Rome a quelques jours de la. A l'heure meme du depart, la jardiniere du chateau portait un admirable bouquet a Georges du Quesnoy. "D'ou viennent ces fleurs? demanda-t-il en cachant deux larmes. --Vous le savez bien," repondit la jardiniere en s'esquivant. Georges baisa le bouquet, en s'imaginant qu'il avait ete cueilli par Valentine elle-meme, dans les sentiers ou ils s'etaient tant de fois promenes ensemble. "Ainsi va le monde, dit le medecin, qui savait un peu cette histoire; c'est peut-etre vous qu'elle aime, et c'est un autre qui l'emporte." Quand Georges apprit que les maries avaient quitte le chateau de Margival, il voulut retourner chez son pere; mais le medecin le garda pendant les quelques jours de fievre. Son frere, venu le premier jour, ne le quittait pas et lui parlait de Valentine. "Ne te desole pas, le comte a beau l'emmener a Rome, elle te reviendra, par un chemin ou par un autre." Un mois apres, Georges etait sur pied, se trouvant tout a la fois heroique et ridicule. C'etait au temps ou l'Ecole de droit rouvre ses portes. M. du Quesnoy n'avait pas eu le courage de brusquer son fils apres le coup de revolver, mais il lui fit comprendre que l'heure de la sagesse etait venue. "Tu n'etais qu'un enfant, tu vas devenir un homme. Quand tu seras avocat, la Cour d'assises te montrera tous les jours ou vont ceux que ne contient pas le devoir." Georges ne voulut pas repartir pour Paris sans aller rever une derniere fois dans le Parc-aux-Grives. Il ne voulut pas s'y hasarder en plein jour. On savait dans tout le pays l'histoire du coup de revolver, il craignait d'etre surpris en flagrant delit de souvenirs et regrets. Il y passa une heure au clair de la lune, en se demandant si c'etait la lune de miel pour Valentine. Comme il cherchait les roses des mains plutot que des yeux, car la nuit etait profonde, il vit passer, sous les arbres noirs, cette adorable vision blanche qui avait enchante son coeur. Il s'elanca pour la saisir, mais elle disparut comme le fantome d'un reve. "Et pourtant, se disait-il, je ne suis pas un visionnaire." Sans doute, dans son voyage a Rome, Valentine regretta plus d'une fois d'avoir ecoute son orgueil plutot que son coeur. Ce fut en vain que le secretaire d'ambassade la berca dans toutes les vanites du titre et de la fortune. Elle ne vit pas se lever la lune de miel. "Ah! dit-elle un jour, si Georges etait second secretaire d'ambassade!" C'etait apres le premier quartier de lune rousse. Que devint Valentine a Rome? quelles furent les joies et les peines de ce mariage sans amour? Valentine n'aimait que le titre de son mari, le comte n'aimait que la beaute de sa femme: deux vanites. On ne batit pas le bonheur avec ce point d'appui. Ils commencerent par eblouir les curieux du Corso par le faste de leur equipage et les modes de Paris. Mais au bout de huit jours ils s'ennuyerent de poser. Valentine s'amusa huit jours encore des hommages des princes romains, des marquis desoeuvres et des monsignors curieux, apres quoi elle se mit a lire des romans. Un soir, en fermant un volume de George Sand, elle murmura: "Le vrai roman je l'ai commence dans le Parc-aux-Grives." LIVRE II LES MAINS PLEINES D'OR Si tu ne tues pas ton amour, ton amour te tuera. GERARD DE NERVAL. Regarde ton ame pour voir ta conscience. SAADI. I LE PORTRAIT FATAL Six semaines apres le mariage du comte de Xaintrailles, Georges recut, non sans quelque surprise, une photographie representant Valentine en pied avec ces deux signatures: Carolus Duran et Bertall. C'etait donc une photographie d'apres un portrait. Qui lui avait envoye cette figure? Il etudia l'ecriture de l'enveloppe; c'etait une ecriture libre et emportee. Valentine ne lui avait jamais ecrit; mais, plus d'une fois dans leurs promenades, elle avait ebauche des phrases sur le sable; il ne douta pas que le portrait ne lui fut envoye par la jeune femme. Pourquoi? se demanda-t-il. Un peu plus, il partait pour Rome. Quelques inities ont vu ce portrait a l'emporte-piece, de Valentine de Margival par Carolus Duran. C'etait quelques jours apres son mariage. Le comte de Xaintrailles avait voulu que M. de Margival ne perdit pas tout a fait sa fille; Carolus Duran, qui est un Espagnol des Flandres francaises, reussit comme par merveille a representer la femme exterieure et la femme interieure, la sculpturale beaute, l'ardente curiosite, la despotique coquetterie. Il peignit la future comtesse de Xaintrailles en pied sur un fond rouge, comme il a peint depuis une princesse Bonaparte. S'il n'a pas exprime toutes les nuances de ce caractere mobile, il a imprime sur la toile tout l'eclat de la beaute, tout le charme du sourire, toute la fierte du regard, temperee par les grands cils voluptueusement retrousses. On n'a jamais vu de si beaux yeux nageant dans le bleu. Comme toutes les beautes, celle de la comtesse de Xaintrailles etait discutable, selon qu'elle fut dans le repos ou dans l'action. Quoiqu'elle fut souverainement intelligente, on peut dire qu'elle sommeillait souvent les yeux ouverts. La reflexion eteignait ses yeux et masquait le charme de sa bouche. Pour qu'elle fut belle, il fallait donc que sa figure fut eclairee par le rayonnement. Alors, il n'y avait qu'a mettre un point d'admiration. Mais si la figure s'endormait, les yeux voiles, la bouche close, on avait le temps de remarquer que sa peau n'avait ni le duvet de la peche ni l'eclat "des roses et des lys". La chair etait trop brune. On pouvait remarquer aussi que la figure etait un peu courte quand le sourire n'entrouvrait pas la bouche. Valentine savait bien cela, aussi avait-elle l'habitude, quand elle etait seule, de lire, de dessiner, de faire de la tapisserie, devant sa psyche ou devant un miroir, car des qu'elle s'apercevait que sa figure "tombait", elle la relevait soudainement. C'etait le coup d'eperon donne a son cheval attarde. Ce portrait fut fatal a Georges. Il le regardait matin et soir avec adoration et avec colere. C'etait l'eternelle tentation qui devait le decourager a jamais. C'etait le souvenir sans l'esperance, c'etait l'amour sans la volupte, c'etait le battement de coeur sans l'etreinte. II COMMENT GEORGES DU QUESNOY ETUDIA LE DROIT Quand Georges du Quesnoy fit son entree dans le pays latin, c'etait en l'une des annees les plus prosperes du second Empire. Tout le monde avait cent mille livres de rente. Il etait impossible d'aller aux Champs-Elysees ou au Bois de Boulogne sans etre mordu au coeur du peche d'envie, en voyant s'epanouir aussi follement la haute vie parisienne. Naturellement Georges se dit: "Pourquoi n'aurais-je pas ma part du festin?" Il excusa presque Valentine d'avoir donne sa main au comte de Xaintrailles. Il comprit que la societe dans ses exigences condamne les belles femmes a aller ou est la fortune. On n'enchasse pas les diamants dans du cuivre. Chaque fois que Georges etait venu au spectacle du Paris mondain, il rentrait chez lui avec la rage dans l'ame. Il habitait une petite chambre de vingt francs par mois, qui pouvait faire aimer le travail, mais qui ne pouvait faire aimer la vie. C'etait a l'hotel du Perigord, rue des Mathurins; mais on n'y mangeait jamais de truffes. Quoique Georges ne fut pas habitue aux lits capitonnes, il n'etait pas content du tout dans ce lit de noyer traditionnel ou cinq cents etudiants s'etaient endormis avant lui, sans autre ambition que de passer leurs examens. Aussi, Georges ne fit pas un long sejour a l'hotel du Perigord, se risquant deja a sauter par-dessus les limites de son budget. Son pere, en ne lui donnant que deux mille francs par an, lui reservait pour des temps meilleurs le revenu de sa part dans la fortune de sa mere: environ cinquante mille francs. Donc, s'il avait beaucoup de jeunesse a depenser, il n'avait pas beaucoup d'argent. Avec deux mille francs on peut encore vivre studieusement dans le pays latin, mais a la condition de ne pas passer l'eau, tandis qu'avec deux mille francs sur les boulevards on ne fait que deux bouchees. Par malheur Georges du Quesnoy passait l'eau; il etait de ceux qui s'echappent du devoir comme les enfants qui s'echappent de leur lisiere, sauf a faire la culbute. Il ne se croyait pas ne pour vivre dans les infiniment petits. Il avait horreur de l'horizon bourgeois, disant qu'il y mourrait d'ennui. Des son arrivee a Paris, il s'etait resigne a vivre mal six jours de la semaine, sauf a vivre bien le dimanche. Peu a peu, comme les ivrognes, il avait fait le lundi, puis le mardi, puis le mercredi, puis le jeudi, puis le vendredi, puis le samedi. Non pas qu'il se fut mis a boire au cabaret du coin, mais au fond c'etait la meme chose: le jeu de dominos au cafe, la Closerie des lilas, Mabille, l'Elysee, Valentino, enfin les coulisses des petits theatres ou il avait penetre grace a sa bonne mine et a son esprit. En un mot, la vie des desoeuvres. Il fut bientot a bout de ressources, mais il connaissait deja l'art de faire des dettes: la dette ouverte et la dette insidieuse. Georges commenca par se dire qu'il pouvait bien s'emprunter a lui-meme un billet de mille francs par an. Une fois sur cette pente, il marcha vite; il prit une chambre de soixante-quinze francs par mois a l'hotel Voltaire, et commenca a passer l'eau pour aller diner avec quelques amis de college qui vivaient de l'autre cote. L'etudiant qui ne reste pas fidele au pays latin est un etudiant perdu. Si le Paris du plaisir entraine le Paris de l'etude, les meilleures resolutions s'evanouissent; le desoeuvrement frappe l'esprit; les droits de la vie s'imposent avant les droits du travail. Georges continua a etudier une heure par jour, mais le reste du temps, il s'amusa. "Ah! si j'avais connu Paris! disait-il souvent, Valentine ne m'eut pas echappe. Au lieu de lui faire des phrases sentimentales dans le Parc-aux-Grives, je lui eusse peint le tableau d'une vie a quatre chevaux a travers les folies parisiennes. Elle n'eut pas resiste. Mais, comme un imbecile, je lui faisais pressentir que, si elle m'epousait, nous repasserions par les moeurs de l'age d'or. C'etait enfantin!" Deja Georges ne songeait plus qu'aux chemins de traverse; il prenait en pitie ses camarades d'ecole, qui se promettaient a leur tour de devenir avocats de province et d'epouser quelque fille de notaire de campagne, pour mener une existence a six, huit ou dix mille francs par an. "J'aimerais mieux me faire enterrer tout de suite!" disait Georges d'un air hautain. Mais comment faire pour avoir les cent mille livres de rente d'un Parisien a la mode? Georges n'avait pourtant pas de gout pour la banque. "Qui sait? disait-il, ne voulant pas desesperer; il y a des hasards heureux. Je suis beau, ne puis-je pas faire un beau mariage?" Mais il aimait toujours trop Valentine pour penser serieusement a une autre femme. Il se consolait bien ca et la avec quelque consolatrice du pays latin; mais ce n'etait que des quarts d'heure d'amour. Il se levait a midi sous pretexte qu'il se couchait apres minuit. Il allait etudier au cafe en compagnie de sa voisine, qui lui repondait politique quand il lui parlait amour. Il admirait beaucoup Lycurgue en fumant a la Closerie des lilas. Il vantait, apres diner, le brouet lacedemonien et declamait contre l'argent en pensant qu'il avait des dettes. Ca et la il etait alle a l'Ecole de droit; une fois on lui avait parle _mur mitoyen_: il etait rentre en toute hate pour redire sa lecon a sa voisine. Une autre fois il avait rencontre sur le seuil de l'Ecole de droit une fille d'Eve qui cherchait son chemin. "Ou allez-vous? --Je ne sais pas. --C'est mon chemin, nous ferons route ensemble." Et ils etaient alles. Aussi Georges du Quesnoy passa son premier examen comme Louis XIV passa le Rhin. Ses ennemis, les professeurs de droit, ne reussirent pas a le battre avec leur grosse artillerie. Il leur fit un discours sur la peine de mort en matiere politique, en homme qui avait profondement etudie la question. Un des trois oracles s'endormit, le second eclata de rire, le dernier essuya une larme: total, trois boules rouges. Dans le tohu-bohu amoureux du quartier latin, Georges du Quesnoy avait oublie son pays--le pays de sa mere.--Les roses qu'il avait cueillies sur la tombe trop tot ouverte, les baisait-il encore d'une levre respectueuse? La vie etait devenue pour lui un bal masque, un carnaval sans fin, presque une descente de Courtille; il allait sans detourner la tete, enivre par toutes les ardentes folies de la premiere jeunesse, jetant son coeur comme son argent--par la fenetre---a tous les hasards de l'amour. On se demanda bientot comment ses maitresses avaient de si belles robes; on finit par se demander pourquoi il etait si bien chausse et pourquoi il n'allait jamais a pied. O scandale inoui, une coquine a la mode l'amena un jour a l'Ecole de droit dans une Victoria a deux chevaux! Qui payait la coquine? ce n'etait pas lui; qui payait les chevaux? ce n'etait pas la coquine. Donc Georges du Quesnoy promenait sans vergogne, a deux chevaux, son deshonneur. Le matin, entre onze heures et midi, on reconnaissait encore l'etudiant au cafe Voltaire, ou au cafe de Cluny; dejeunant d'une simple tasse de chocolat, mais le soir entre onze heures et minuit, il changeait ses batteries: on le rencontrait sur le boulevard au sortir des theatres meditant un souper, a la _Maison d'or_ ou au _Cafe du Helder_. Vous me saurez gre de ne pas vous conter, le mot a mot de cette existence a la derive qui est aujourd'hui fort commune a Paris pour les etudiants qui ont de l'argent, qui passent leurs examens chez quelque _demoiselle trente-six vertus_ et qui font leur stage dans toutes les folies parisiennes. Beaucoup finissent par rentrer dans le giron de la sagesse, mais plus d'un finit mal pour avoir mal commence. Sera-ce l'histoire de Georges du Quesnoy? Ce fut en vain que son pere vint a diverses reprises pour le ramener a la raison. Comme ce n'etait pas un mauvais coeur, il jurait de bonne foi qu'il briserait avec ses fatales habitudes. Il embrassait son pere avec l'effusion la plus filiale; mais des que M. du Quesnoy etait parti, il retombait sous le charme des magiciennes. Et quelles magiciennes! Des femmes qui n'ont de prix que parce qu'on les paie. "On n'en voudrait pas pour rien," disait Georges d'un air degage. Mais il en voulut encore quand il ne les paya plus. Son frere vint lui-meme. Mais que vouliez-vous que conseillat un reveur a un desoeuvre? Ils furent heureux de causer ensemble: ce fut tout. "Et toi, demanda Georges a Pierre, que fais tu? --Je suis amoureux. --De qui? de quoi? --Un amour desespere. --Parle. --J'aime Mme de Fromentel. --Ah! mon pauvre Pierre, je te plains, car on m'a dit qu'elle aimait son mari et son amant! --Je tuerai l'amant. --Et le mari?" Pierre ne repondit pas. "Te voila plus fou que moi-meme, reprit Georges. Crois-moi, viens habiter Paris. La Seine c'est le Lethe. Il n'est que Paris pour oublier. --Allons, donc! Tu n'as pas oublie Valentine. --C'est vrai. Mais Valentine, c'est Valentine. C'est la jeunesse, c'est la beaute, c'est la poesie. Et encore je finirai par l'oublier." Le lendemain Pierre partit. "Pourquoi si vite? --J'ai promis d'aller ce soir jouer aux echecs avec M. de Fromentel." III LE COEUR MAITRE DE L'ESPRIT Georges croyait que l'esprit gouverne le coeur comme un navire qui fuit le rivage. Il avait compte sans la tempete. Maintenant qu'il avait deja la prescience du naufrage, il s'avouait qu'il subissait la domination de son coeur. Il ne pouvait dominer son amour. Et comme beaucoup de jeunes gens qui portent un coeur blesse, il cachait la blessure par un sourire railleur. Mais il ne trompait pas ceux qui ont aime et qui ont souffert. Ce fut cette passion trahie qui le jeta a la recherche de l'Inconnu, plutot encore que les predictions de Mme de Lamarre. Son coeur entraina son esprit. Il tenta tout, decide a rire de Dieu et du diable. Je me trompe, il ne croyait ni a Dieu ni au diable. O logique de la raison! Tout sceptique qu'il etait il se mit a croire aux esprits, cet esprit fort! Un philosophe a dit que chaque heure du jour et de la nuit impose son despotisme ou tout au moins son influence. Les anciens, nos maitres eternels, n'avaient pas pour rien cree des theories pour symboliser la force occulte des actions de la nature sur l'homme. On a beau jouer au scepticisme, l'esprit fort le plus resolu n'est le plus souvent qu'un esprit faible, quand sonnent, dans la solitude et le silence, les heures nocturnes. Socrate et Platon, dans l'antiquite, Descartes et Byron dans le monde moderne, pour ne citer que les plus sages et les plus rebelles aux menees invisibles des puissances superieures, ont reconnu que minuit est une heure fatale ou l'esprit humain n'a pas ses coudees franches. Certes, quand on est en belle et bonne compagnie, quand on soupe gaiement ou amoureusement, l'heure passe sans vous donner le fremissement de ses ailes, mais si la douzieme heure vous surprend dans la reverie ou la meditation, quand vous etes seul avec vous-meme dans le cortege des souvenirs, vous subissez le contre-coup de cette heure du sabbat qui repand autour de vous, comme une pluie de fleurs mortes, les ames en peine qui ont ete les ames de votre vie et qui viennent tenter leur resurrection dans votre coeur. Ce n'est pas seulement le moyen age qui a imprime un caractere mysterieux a la douzieme heure; dans l'antiquite, quelles que soient les religions, on retrouve partout ce sentiment de terreur religieuse qui s'empare des hommes, qui fait crier les betes. C'est la nature elle-meme qui a commence le sabbat; l'homme n'a rien invente; il a dechiffre peu a peu les verites eternelles dans le livre grandiose que Dieu tenait ouvert sous ses yeux. Les esprits forts disent que la nature n'a pas de mysteres. Ils ne croient a rien et ils parlent de tout avec la desinvolture des gens qui ne savent rien. Un peu de science eloigne de Dieu, beaucoup y ramene. On peut appliquer ceci aux ames en peine, aux esprits errants, au monde invisible, qui nous obsedent. Il faudrait etre un docteur de l'omniscience pour resoudre si lestement le premier de ces terribles problemes. Mais l'esprit humain est comme la mer qui perd d'un cote ce qu'elle gagne de l'autre. Nous ne pouvons aborder qu'un coin de la verite. Et encore, parmi les plus hardis navigateurs, combien qui vont se briser dans les recifs apres avoir entrevu le rivage! Celui qui dit: "Je sais que je ne sais rien," est deja un sage. Le Regent Philippe d'Orleans, qui fut un homme de beaucoup d'esprit et d'impiete, disait gaiement: "Je ne crois pas a Dieu, mais je crois au diable." C'est l'histoire de tous les athees, c'est l'histoire de beaucoup de chretiens qui ne croient a Dieu que parce qu'ils ont peur du diable. Eh bien, le Regent avait la bonne foi d'avouer qu'il avait peur des ombres, voila pourquoi il soupait bruyamment pour lutter contre la nuit. Il avait aborde le grand oeuvre; avant d'inventer Law, il avait voulu faire de l'or par la vertu de l'alchimie. Il riait tout haut en plein midi des apparitions nocturnes, mais il ne les niait pas: il reconnaissait qu'il ne faut pas "trop s'approcher de l'inconnu". Certes il ne tombait pas dans le piege grossier des magiciens et il se moquait des commerages de la sorcellerie. Ce n'etait pas la qu'il avait etudie les sciences occultes, il etait parti de plus haut et de plus loin. Je parle ici du Regent, parce que c'etait un sceptique, il me serait trop facile de mettre en scene les esprits enthousiastes pour prouver l'existence de "l'invisible". Bon gre mal gre, il faut reconnaitre sa force sans vouloir s'y heurter. Les sciences humaines sont toutes des abimes: si on s'y penche trop on s'y precipite. Rien n'est plus pres de l'extreme sagesse que l'extreme folie. Georges du Quesnoy s'etait aventure dans ce pays de l'inconnu; son imagination ardente voulait depasser tous les horizons visibles. Il doutait de tout, mais il se laissait pourtant envahir par l'ame mysterieuse des choses. Comme il se croyait appele a de hautes destinees, il posait a toute heure son point d'interrogation devant l'avenir, sans jamais oublier, d'ailleurs, les predictions de la chiromancienne. L'idee fixe est la premiere station de la folie. Les amis de Georges du Quesnoy commencaient a chuchoter autour de lui. Naguere il eclatait en saillies, il etait l'homme de toutes les discussions et de tous les plaisirs; mais peu a peu ce ne fut plus la gaiete que par intermittence; on le surprenait meditatif, inquiet, assombri. Il eut toutes les peines du monde a passer son dernier examen, quoiqu'il fut certes un des plus subtils esprits parmi ses camarades. Il s'apercut lui-meme de ses chimeriques preoccupations. Il voulut s'arracher a cette fascination de l'abime. Il reconnut qu'il marchait dans le vide, la raison fuyait sous ses pieds, il resolut de ne plus hanter "l'Inconnu". Mais quand l'esprit a pris des habitudes, il ne peut pas "decoucher", comme dit Montaigne. Georges du Quesnoy s'etait tourne vers la folie; apres avoir divorce avec la raison, il ne pouvait rebrousser chemin. Tout le rejetait dans sa voie nouvelle, soit qu'il fut chez lui, soit qu'il fut dans le monde. Chez lui il n'aimait que les livres des visionnaires, dans le monde il n'aimait que la causerie des spiritistes ou des femmes qui croient aux evocations ou aux revenants. Partout ou il allait, on faisait cercle autour de lui, comme on eut fait cercle autour d'un sphinx. On le questionnait comme un voyageur qui revient d'un pays inconnu. Tout le monde esperait qu'il ferait un peu de lumiere dans les tenebres, mais il jetait un peu plus de nuees sur les nuees, tout en imprimant autour de lui un sentiment de terreur. Il avait d'ailleurs tout ce qu'il faut pour inspirer confiance. Il parlait fort bien; il etait physionomiste jusqu'a penetrer les ames; il lisait dans les mains comme Desbarolles; il tirait mieux les cartes que tous les charlatans a la mode. "Mais, disait-il a ses amis, ce ne sont la que des jeux d'enfant; je voudrais bien n'avoir pas ete plus loin que ces amusements de salon; par malheur, moi aussi, j'ai franchi le Rubicon, et j'ai vu de trop pres l'autre monde pour vivre en paix dans celui-ci." Et quand on voulait rire, il mettait au defi le premier venu de braver la solitude nocturne en bravant le sommeil, parce que le sommeil endort plus encore l'esprit que la bete, parce que le sommeil nous fait retourner sur nos pas toutes les nuits, parce que le sommeil baisse la toile devant notre imagination a l'heure meme ou elle s'envolerait avec ses coudees franches loin de toutes preoccupations humaines. IV VISION A LA CLOSERIE DES LILAS Un soir Georges du Quesnoy errait a la Closerie des lilas attendant l'heure de l'arrivee de quelques grandes cocottes qui l'avaient averti d'une entree triomphale. Il fut attire sur le champ de bataille de la danse par les dehors engageants de Mlle Pochardinette,--une Taglioni bien connue a l'Opera en plein vent. Plus que jamais, Georges etait un reveur qui brouillait le monde reel et le monde ideal. Telle femme qui passait lui rappelait telle femme oubliee, qui reapparaissait comme par evocation. Ce va-et-vient de la vie egare toutes les imaginations ardentes. Goethe et Byron disaient qu'ils ne distinguaient plus bien les figures vivantes des figures revees, creations de la nature ou creations de la poesie. Or, tout a coup, tandis que cent yeux suivaient gaiement les gargouillades spirituelles de cette danseuse illustre, Georges palit et chancela. Il venait de voir passer dans un tourbillon de nouveaux venus une figure qui lui etait bien connue. C'etait une jeune fille d'une beaute insolente, en plein epanouissement. Elle se jeta follement au milieu du quadrille et dansa avec passion. Jamais Fanny Elsler n'avait montre avec plus de coquetterie impertinente sa jambe a la Diane chasseresse; jamais gorge plus franche n'avait fatigue corsage plus orgueilleux. Elle etait belle par la vie, par la jeunesse, par la volupte. Sa chevelure legerement doree et ses yeux qui avaient derobe un rayon au soleil, rappelaient Flora, la belle Violante, cette immortelle maitresse du Titien. C'etait la meme _floraison_, la meme _violence_, la meme luxuriance de beaute humaine. Mais de beaute divine point. Elle avait oublie le ciel pour la terre. Cependant quand elle fut au bout de sa cachucha enragee, elle pencha sa tete avec un nuage de melancolie comme si un souvenir eut touche son coeur. Mais au meme instant, un sourire desordonne passa sur sa bouche; elle jeta ses mains jointes sur l'epaule de son danseur et lui ordonna de l'emporter dans toutes les joies furieuses de la valse. Georges du Quesnoy avait reconnu la jeune fille du Parc-aux-Grives. C'etait la meme figure chargee de trois printemps de plus; trois printemps savoureux, couronnes de bleuets, d'epis et de cerises. Elle etait fraiche encore; mais deja atteinte par les premiers ravages des passions. Sa bouche, autrefois pure comme un sourire de peche, n'avait plus cette adorable naivete d'une bouche ignorante qui n'a encore ri qu'a elle-meme: la science d'aimer avait trop passe par la. "C'est elle pourtant, dit Georges en s'avancant du cote de la danseuse. J'ai reconnu ce beau cou nonchalant que je n'ai retrouve que dans la _Psyche_ de Praxitele. Et ces yeux si fiers et si doux! Et ce profil taille en plein marbre! A n'en pas douter, c'est elle. Enfin! elle va m'expliquer ce mystere etrange. --A qui en as-tu dans ton monologue?" Georges fut ainsi interrompu par un ami intime qu'il connaissait depuis la veille. "Ecoute: il y a trois ans, dans un parc de mon pays, j'ai vu passer--comme une vision--une belle fille dont je suis encore amoureux et que je n'ai jamais pu approcher. --Ce n'etait qu'une vision. --Peut-etre. Mais aujourd'hui, cette vision detachee du bleu des nues, voila que je la retrouve dansant ici. Vois plutot cette robe bariolee, ce chapeau insolent, cette echarpe dont elle fait un serpent, cette ceinture de pourpre qui vaut une bonne renommee. --Tu te moques de moi! je ne vois ni la robe, ni le chapeau, ni l'echarpe, ni la ceinture. Est-ce que tu es visionnaire? --Comment! s'ecria Georges avec impatience, tu ne vois pas cette danseuse eperdue, qui jette des roses par poignees et qui repand autour d'elle une odeur savoureuse de jeunesse. Regarde-moi bien, je cours a elle et je l'enleve avec toute la force de ma passion." Georges s'elanca pour saisir la danseuse; mais comme il croyait la toucher deja, elle disparut dans un flot envahissant de beautes surannees que M. Brididi amenait sur ses pas. Durant plus d'une heure, Georges du Quesnoy courut tout le jardin pour la retrouver. Il tomba epuise dans les bras de son ami, qui lui offrit une glace et lui jeta au-dessus la tete un verre d'eau frappee, tout en lui promettant de le recommander au docteur Blanche. "Je ne suis pas fou," dit Georges avec fureur. Survinrent les cocottes en rupture de ban. Il essaya de rire et de "blaguer" avec elles, mais il etait trop emu encore par cette vision qui agitait son coeur. Il riait des levres, mais il repondait de travers. "Voyons, dit une comedienne sans emploi, qui croyait faire des mots, tu n'es ni a la Closerie ni a la causerie. Est-ce que tu es sorti comme ton argent? --Ni argent ni esprit comptant, dit une autre demoiselle de la meme paroisse. --Vous m'avez tout emprunte! --On n'emprunte qu'aux riches, mon cher! --Eh bien, pretez-moi cent sous pour vous offrir des cigares." Ce jour-la, Georges du Quesnoy avait a peine les cinq sous du Juif errant pour fumer le cigare de minuit. "Oui, je veux bien te preter cent sous, dit la grande cocotte en prenant pour rire un air de protection, mais c'est a la condition que tu vas me dicter une lettre d'injures a mon amant." Georges se recria. "Ecrivain public! a cent sous la seance! Pour qui me prends-tu? --Ah! voila que tu fais ta tete, mais, mon cher, tu ne vaux pas mieux que nous autres. Si tu ne te donnais pas pour cent sous, tu te donnerais pour cent francs. --Peut-etre! Tu as raison. Donne-moi cinq louis et je te dicte une lettre qui sera un chef-d'oeuvre." On s'etait assis a une petite table; la demoiselle demanda des bocks et des glaces, une plume et de l'encre--ce qui ne s'etait jamais vu la. Et quand elle eut la plume en main: "Eh bien, j'y suis, dit-elle. --Et les cinq louis? --C'est comme au theatre, on paye en entrant? --Eh bien, tu paieras apres la lettre. Mais pourquoi cette lettre? --C'est bien simple, mon amant ne revient a moi que quand je lui dis des injures. --Ecris. Cela se trouve bien, car je voudrais ce soir injurier le ciel, la terre, la lune et les etoiles." Georges du Quesnoy dicta a cette fille un vrai chef-d'oeuvre d'impertinences passionnees. On sentait que c'etait l'indignation de l'amour. Chaque mot frappait juste. Jamais femme jalouse n'avait si bien marque les battements de son coeur par des mouvements de colere. Aussi, a la derniere phrase, la demoiselle se jeta au cou de Georges du Quesnoy. "Un chef-d'oeuvre! s'ecria-t-elle, Leon est capable de me repondre par un billet de mille francs." Georges ne rougissait pas de son role, tant il avait deja perdu ce sixieme sens qui s'appelle le sens moral. Il croyait faire une "blague" a la don Juan. "Eh bien, dit-il, prete-moi cinq louis sur les mille francs. --C'est serieux? --Tres serieux. Je te dirai pourquoi." La demoiselle prit gravement son porte-monnaie et le passa a Georges, qui ne fit aucune facon pour y prendre un billet de cent francs. "Demain j'irai te voir pour te demander des nouvelles de la lettre. --Ecoute, s'il m'envoie mille francs, je te donnerai encore cent francs. --Tu me preteras encore cent francs." Georges du Quesnoy rectifiait le mot de la demoiselle, mais ce n'etait pas la peine, car deja a cette epoque de sa vie, quiconque lui pretait risquait de lui donner. Une des amies de la comedienne vint s'asseoir a leur table. "Tu sais que ton amant me plait, dit-elle a cette demoiselle, en prenant la cigarette allumee de Georges du Quesnoy. S'il veut, je lui ferai bien le sacrifice de toute une soiree. --Eh bien, dit l'autre en raillant, tu auras de la chance si tu ne fais que de te donner, car avec lui, ca coute plus cher que ca." Georges du Quesnoy s'indigna d'abord et voulut dechignonner un peu l'impertinente par une chiquenaude sur ses faux cheveux; mais il etait devenu si philosophe qu'il se croyait au-dessus ou au-dessous de tout ce qu'on pouvait dire. On se leva de table et on alla voir valser Mlle Pochardinette. "J'en ferais bien autant," dit la comedienne. Et elle entraina Georges du Quesnoy. Il commenca a valser avec elle. Mais tout d'un coup il l'abandonna pour se jeter a la rencontre de la vision qui l'avait frappe une heure auparavant. "Tu es donc fou?" lui dit la comedienne en le ressaisissant. Il etait pale comme la mort. "Figure-toi, lui dit-il, que je viens de voir passer une jeune fille de mon pays, que j'ai aimee, a qui je n'ai jamais parle, que je n'esperais pas revoir... Elle m'a jete une poignee d'or et une poignee de roses a la figure...." Georges se baissa et ramassa des roses. "Tiens, vois plutot. --Des roses fanees, souillees, pietinees!" Georges du Quesnoy promenait partout son regard anxieux. "Voila que je l'ai reperdue, tout en la retrouvant." Quoi que fit la comedienne, Georges du Quesnoy ne voulut pas aller souper avec elle. Il rentra chez lui, voulant s'isoler pour vivre une heure dans son souvenir. La vision l'avait arrache a la vie parisienne pour le rejeter en cette adorable saison ou il croyait a tout: au travail, au devoir, a l'amour. Il lui sembla qu'il prenait un bain de jeunesse et qu'il revoyait flotter sur son front ces beaux fils de la Vierge qui portent bonheur aux voyageurs. Il pensa a son pere, qu'il n'avait pas vu depuis trois mois; a son frere, qui n'etait pas revenu a Paris pour le rappeler une fois de plus a la vie de famille. "Mon frere a raison, dit-il tristement. Je le prenais pour un fou, a cause de ses rimes; mais lui aussi est un voyant et j'ai peur de ses predictions." Il resolut d'aller le lendemain chez son pere et de se retremper aux sources vives. Il se coucha et dormit mal. Toute la nuit la vision passa au-dessus de son lit. Ce fut une obsession. Le matin on lui apporta une depeche de son pere qui ne contenait que ces mots: "_Ton frere est mort. Je t'attends_." V COMMENT PIERRE DU QUESNOY MOURUT DE MORT VIOLENTE La mort de Pierre Du Quesnoy fut une aventure tragique, qui a eclate dans les journaux aux quatre coins de la France. Il etait devenu l'amant platonique d'une Mme de Fromentel, qui avait, a ce qu'il parait, un amant plus reel, nomme M. de Vermand. Je ne fais que copier la _Gazette des Tribunaux_. Le mari, un vrai mari de la vieille comedie, ne voulant pas se donner les emotions d'un duel avec M. de Vermand, trouva fort malicieux de preparer un duel entre l'amant et l'amoureux, se disant que c'etait le moyen le plus pratique de se debarrasser de l'un et de l'autre. Il joua si bien son jeu qu'il mit bientot en effet les armes a la main a M. de Vermand et a Pierre du Quesnoy. Seulement, ce fut un duel entre un homme qui savait se battre et un enfant qui ne savait pas se defendre. Circonstances aggravantes, le duel eut lieu le soir, dans un bois, aux derniers feux du jour, aux premieres clartes de la nuit. Pierre du Quesnoy ne se defendit pas longtemps. Quoique M. de Vermand ne voulut que lui donner une lecon, il le frappa d'un coup au coeur, parce que Pierre se precipita au-devant de son epee. Ce fut une desolation dans tout le pays. M. de Vermand etait parti la nuit meme pour l'Angleterre, disant que c'etait pour eviter la prison preventive, mais il ne se presenta pas devant le jury quand il fut appele. On le condamna, par defaut, a cinq ans de prison. Les jures furent tres-severes, parce qu'ils connaissaient tous Pierre du Quesnoy. M. de Fromentel en fit une maladie. Mme de Fromentel ne se consolera jamais. Georges du Quesnoy arriva a temps pour voir son frere. Ce fut une scene dechirante, car on sait combien ils s'aimaient tous les deux. "J'ai tout perdu, disait Georges, pensant a Valentine comme a Pierre. C'etait la vie de mon coeur et de mon esprit; il ne me reste plus qu'a mourir." Il fallut que son pere, non moins desespere, lui redonnat du courage. Il fallut que sa soeur, qui etait arrivee par l'express du matin, l'arrachat dix fois dans la journee du lit funeraire. Le lendemain, pendant la messe mortuaire, Georges du Quesnoy apercut Mlle de Lamarre, qui etait venue prier avec Mme de Sancy. "Elle l'avait dit, murmura Georges, _lui aussi mourra de mort violente_. Decidement, il me faudra donc monter sur la guillotine, puisque les predictions de cette voyante se realisent!" Georges ne manqua pas de faire encore un pelerinage au chateau de Margival. Mais ce n'etait plus qu'une solitude abandonnee. Le comte, qui aimait les voyages, etait parti quelques jours apres le mariage de sa fille pour Rome, Naples, Athenes, Constantinople. Il n'etait pas encore revenu. Georges lut sur une pancarte attachee a la grille: CHATEAU A VENDRE. "Ce chateau est comme moi, pensa-t-il. Ce chateau n'a plus de maitre et il est a vendre." Il pensait en philosophe. Tout homme qui ne se possede plus est a vendre. "La mort partout," dit tristement Georges. Et il s'eloigna du chateau comme du cimetiere de sa jeunesse. VI LA VOYANTE M. du Quesnoy ne voulut pas rester a Landouzy-les-Vignes apres la mort de son premier fils. Il alla vivre a Rouen avec sa fille. Georges ne le consola pas, car il mit bientot la main sur sa part dans la petite fortune que Pierre avait recueillie de sa mere. Georges faisait deja argent de tout. Cet argent, venu de son frere bien-aime, ne lui porta pas bonheur. Il le joua et le perdit. Il n'en fut que plus avance vers toutes les tristesses et tous les decouragements. Son pere, indigne de cette conduite, ne repondit plus a ses lettres. Sa soeur elle-meme lui ferma son coeur, parce qu'elle ne lui pardonnait pas, elle qui avait des enfants, d'avoir dissipe si vite de quoi nourrir une famille. L'homme qui n'est plus sous la main ou sous les yeux de sa famille a deja perdu son meilleur point d'appui sur la terre. Georges ne savait plus ou se tourner. S'il devenait avocat sans le sou, resterait-il avocat sans causes? Il continua pourtant son droit; mais dans son amour de l'Inconnu, il etudia la chimie; bientot il passa dans l'alchimie, voulant a son tour tenter l'Impossible, jouant le superbe devant Dieu et devant le diable. Quand on penetre dans le monde des Esprits, on se demande tout d'abord si on a franchi le seuil de Charenton. Comme Pascal on voit l'abime sous ses pieds, et comme Newton on est pris de vertige. C'est que Dieu n'a pas permis a l'homme de franchir le monde visible, il lui a dit comme a la mer: "Tu n'iras pas plus loin." Ce qui est d'autant plus inquietant pour cette parcelle de sagesse humaine que nous appelons orgueilleusement la raison, c'est que les plus grands philosophes sont des visionnaires. Descartes n'a-t-il pas vu apparaitre la vierge Marie; Voltaire ne se sentait-il pas possede d'un esprit surhumain, dont il disait: "Je ne suis pas le maitre;" Kant, qui certes n'etait pas le Jupiter assemble-nuages de la philosophie, ne disait-il pas: "On en viendra un jour a demontrer que l'ame humaine vit dans une communaute etroite avec les natures immaterielles du monde des Esprits; _que ce monde agit sur le notre_ et lui communique des impressions profondes, dont l'homme n'a pas conscience aussi longtemps que tout va bien chez lui?" Georges du Quesnoy finit par s'apercevoir que plus il interrogeait tous les docteurs de la science occulte, plus la nuit se faisait dans son ame. Que lui importait d'ailleurs qu'il y eut des demons s'il ne pouvait s'en servir? Un jour il jeta tous ses livres au feu et se tourna vers le soleil en lui disant: "Je te salue, lumiere du monde, les meilleurs esprits ne feraient pas le plus mince de tes rayons." Il rouvrit Lucrece, Newton et Voltaire, ces fils du soleil; mais il eut beau se baigner dans les vives clartes de l'esprit humain, il sentit que ce n'etait pas tout. Il ne put effacer de son ame l'image de Dieu, il ne put rayer de son souvenir cette prediction de Mlle de Lamarre qui avait vu la guillotine se dresser pour lui. Vainement il jouait a l'esprit fort: il sentait une ame dans le monde invisible. Il avait dit souvent que pour les imbeciles la terre tournait dans le vide, tandis que pour les hommes d'esprit elle tournait dans le ciel. Il ne pouvait s'habituer a l'idee du neant, le neant avant lui, le neant apres lui. Comment nier le pressentiment quand il y a quelque chose la, sous le front, et quelque chose la, dans le coeur? Du pressentiment a la divination, il n'y a pas loin. Si Dieu n'existait pas, on n'aurait pas l'idee de Dieu; si les devins n'avaient pas lu dans les astres, dans les physionomies, jusque dans les mains, le jeu des destinees humaines, qui donc aurait cru a tous les oracles de l'antiquite, a toutes les sorcelleries du moyen age, aux esprits frappeurs d'aujourd'hui? pourquoi les ames du purgatoire n'auraient-elles pas la mission de nous conduire par la vie a travers le bien et le mal? Et alors qui les empecherait de se manifester par des signes visibles pour les voyants, car il y a des voyants? Swedenborg n'etait ni dupe pour lui-meme ni charlatan pour les autres. A force d'ouvrir les yeux de son ame, il avait vu. Quand Dieu a dit: Malheur a l'homme seul, c'est que Dieu n'a pas voulu que l'homme se tournat avant l'heure vers l'infini. Dans le tourbillon du monde, l'homme ne voit passer que les figures du monde, tandis que dans les studieuses meditations de la solitude, il ose franchir les abimes qui separent la vie de la mort. Les grands solitaires ont tous ete des voyants. Voila ce que disait Georges du Quesnoy, non pas qu'il tombat dans les illusions des spiritistes qui voient partout graviter des ames. Il n'avait, jamais voulu faire tourner les tables possedees; il se moquait de quelques-uns de ses amis qui parlaient des esprits frappeurs, mais il ne pouvait aller jusqu'au scepticisme absolu. "C'est pourtant trop bete, disait-il quelquefois en se rappelant les predictions du chateau de Sancy; parce qu'une femme distraite aura dit, pour etonner son monde, que je serai guillotine, il faudra que je sois toute ma vie preoccupe de la guillotine. C'est la une mauvaise plaisanterie dont je veux faire justice." Mais plus il voulait n'y plus penser, et plus il y pensait. Un jour qu'il se retournait vers le passe, appuye a sa fenetre, il vit un etudiant et une etudiante qui revenaient de Vanves, bras dessus bras dessous, avec des branches de lilas dans la main, s'eventant l'un l'autre, avec la grace du Misanthrope, s'il se fut arme de l'eventail de Celimene. "Ah! s'ecrie-t-il, que les lilas doivent sentir bon dans le Parc-aux-Grives!" Une heure apres, il etait au chemin de fer du Nord, ligne des Ardennes. Le soir il dinait a Soissons et s'en allait a pied jusqu'a Landouzy-les-Vignes. La maison natale abandonnee lui sembla un cimetiere, que dis-je! un tombeau, car le lendemain matin quand il alla saluer la tombe de sa mere et celle de son frere, le cimetiere lui parut un pays souriant par ses arbres, ses fleurs et ses gazons. Ce lui fut aussi un pays souriant que le Parc-aux-Grives, tout epanoui sous les pousses printanieres. Il y passa des heures regardant a chaque minute les fenetres de Valentine--un cadre sans portrait.--"Helas! murmura-t-il, la fenetre ne s'ouvrira pas!" Il eut l'idee d'aller faire une visite au chateau de Sancy; il ne s'avouait pas que c'etait pour revoir la chiromancienne, mais au fond il n'y allait que pour cela. Il retrouva au chateau la meme societe provinciale; Paris se metamorphose sans cesse, mais la province est sempiternelle dans ses evolutions. Non-seulement c'etait la meme societe, mais c'etaient les memes causeries. Georges du Quesnoy se crut un instant rajeuni de trois ans. Mais il pensa a son frere et cacha une larme; on n'avait jamais pleure une plus belle ame. "A propos, dit Mme de Sancy, plus etourdie chaque annee, vous n'etes pas encore guillotine?" Georges du Quesnoy s'inclina en essayant un sourire. "Je vous remercie de votre impatience, madame; que voulez-vous, j'ai manque l'occasion." Disant ces mots, il regardait a la derobee la sibylle en cheveux blonds qui, tout en piquant sa tapisserie, murmura d'un air convaincu: "Oh! oh! nous n'y sommes pas, M. Georges du Quesnoy a encore bien du temps devant lui." Le jeune homme se leva et traina son fauteuil devant la dame. "Puisque aussi bien, lui dit-il, me voila avec vous face a face, je vous demande serieusement de me dire pourquoi vous avez mis une guillotine sur mon chemin? --Avez-vous lu Cazotte? lui demanda Mlle de Lamarre. --Oui, j'ai lu ses predictions dans La Harpe. --Eh bien, c'etait un voyant, comme je suis une voyante. Apres l'avoir ecoute, puisque c'etait un homme de bonne foi, il fallait se mettre en garde contre les malheurs qu'il voyait de si loin et de si pres. Louis XVI, tout le premier, a ri de ses predictions, comme les enfants qui jouent au bord l'abime. S'il y eut ajoute foi, il pouvait prevenir la Revolution en se mettant en travers. On peut rire des voyants, mais il faut tenir compte de ce qu'ils ont vu. --Alors, madame, vous etes une spectatrice qui voyez deja le drame a travers le rideau quand les acteurs sont encore dans la coulisse. --Oui, le rideau se fait diaphane pour moi et j'entrevois les acteurs qui repetent leurs roles. --Et vous m'avez vu dans la coulisse, au denoument de ma vie, repetant mon role avec le pretre et avec le bourreau? --Je vous en ai trop dit, vous etes un noble coeur, car je vous ai vu pleurer sur la tombe de votre frere; vous etes un esprit hors ligne, car je vous ai entendu discuter sur les destinees de l'ame avec le cure de Sancy. Vous n'etes pas ne pour une existence vulgaire. Si vous escaladez les cimes, prenez garde au vertige; si votre esprit hante les nues, prenez garde au tourbillon." Et, parlant plus bas, la chiromancienne dit a Georges: "Il n'est pas douteux pour moi que vous aimez toujours Valentine. Voila un tourbillon dont il faut vous defier. Prenez garde! si vous la rencontrez, ce sera votre malheur a tous les deux. --Vous ne savez donc pas, madame, qu'il y a des heures de malheur qu'on voudrait acheter par des eternites de joie!" Georges du Quesnoy rentra a Paris un peu plus trouble qu'a son depart. Je defie l'homme le plus sceptique de se moquer du lendemain. VII LES DECHEANCES Georges du Quesnoy passa son dernier examen, mais plus preoccupe de poser des points d'interrogation devant toutes les philosophies, plus preoccupe surtout de vivre a plein coeur et a pleine coupe que de prendre la robe severe de l'avocat. Vivre a plein coeur! Mais depuis qu'il avait ebauche la plus adorable des passions avec Valentine de Margival, il ne croyait pas qu'il lui fut possible d'aimer une autre femme. Qui donc aurait pour lui ce charme penetrant? qui donc le ravirait par cette beaute opulente, beaute divine et beaute du diable? yeux qui rappelaient le ciel, mais qui promettaient toutes les voluptes? Georges se contentait de distraire son coeur par des aventures d'un jour. On sait deja que, des son arrivee dans le pays latin, il avait ete a la mode parmi les etudiantes, ces demoiselles etant encore assez primitives pour tenir plus compte de la beaute et de l'esprit que de la fortune. Ceci peut paraitre une illusion, c'est pourtant la verite. On sait aussi que Georges avait etendu ses conquetes de l'autre cote de l'eau, si bien qu'il ne fut jamais en peine de femmes, quand il voulait perdre une heure ou meme un jour. Il avait trop pris au pied de la lettre la pensee du philosophe qui dit: "L'homme sans passions est un vaisseau qui attend le vent, voiles tendues, sans faire un pas." Il avait appele a lui tous les vents: ceux qui viennent par la tempete comme ceux qui viennent par la fleur des bles. Il s'etait brise aux ecueils, il avait fait eau de toutes parts; encore quelques ouragans, il echouait sans une planche de salut. L'orgie--l'orgie de l'esprit--l'avait envahi de la tete au coeur. Il etait entre dans le labyrinthe de la passion--la passion sans ame. Il vecut plus que jamais des hasards du jeu et de l'amour. Un soir qu'il desesperait de tout, il recut ce mot mysterieux, griffonne par une main qui voulait masquer son ecriture: _Souvenez-vous de l'oubliee_. Il ne douta pas que ce mot ne lui vint de Valentine. "Ah Valentine! s'ecria-t-il tristement, c'etait l'ame et la force de ma vie!" Or cette femme, qui eut ete l'ame et la force de sa vie, qu'etait-elle devenue? Sa chute avait ete non moins rapide. La jeune chatelaine de Margival avait jete son bonnet par-dessus le Capitole et il etait tombe sur la roche Tarpeienne. C'etait au temps ou quelques grandes dames emerveillaient Paris de leurs aventures. La comtesse de Xaintrailles avait voulu que la France fut bien representee a Rome. Pendant que son mari allait a confesse pour la convaincre que Dieu seul vaut la peine d'etre aime, elle courait gaiement les villas voisines avec de nobles etrangeres qui n'etaient pas venues a Rome seulement pour voir le pape. Parmi les princesses du nord et les duchesses du midi qui voyagent par curiosite, il en est plus d'une qui ne rentrent pas le front haut dans leurs maisons. Un soir, la comtesse de Xaintrailles ne rentra pas du tout. Grand scandale a Rome jusque chez le pape qui lui avait donne sa benediction. Il est vrai que, ce jour-la, un jeune monsignor lui avait offert a Saint-Pierre la clef du paradis de Mahomet. Elle avait refuse, mais l'impiete avait fleuri dans son coeur. Rome est le pays des grands repentirs; mais aussi des grandes perversites. Il ne fallait pas etre d'ailleurs un profond physionomiste, physiologiste et psychologiste, pour predire au comte de Xaintrailles qu'il ne serait bientot qu'un mari de Moliere, en voyant l'impetueuse nature de sa jeune femme. On ne marie pas impunement le couchant a l'aurore, le couchant est rejete dans la nuit, quand l'aurore s'allume dans le soleil. C'est la loi des forces et des defaillances. Toute femme qui ne se jette pas dans les bras de Dieu se jettera dans les bras de son prochain. Valentine etait adoree de son pere, elle savait que, quoi qu'elle fit, elle aurait son pardon. L'opinion publique c'etait sa conscience, sa conscience c'etait son coeur, son coeur c'etait sa passion. L'exemple en a perdu plus d'une. Valentine voyait tous les jours a Nice et a Bade, a Rome et a Tivoli, a Paris ou elle venait souvent en conge avec ou sans son mari, de tres-nobles dames qui se pavanaient dans l'adultere avec une gaiete impertinente. Elle trouvait cela de bon air. Il fut un temps ou c'etait presque a la mode. Valentine voulut etre une femme a la mode. Ce jour-la, le mari put s'ecrier: "Tu l'as voulu, Georges Dandin." Il songea a se venger. Il parla de faire enfermer sa femme. Il jura qu'il tuerait son rival. Mais il en avait deux. Il voulut etre le troisieme larron: il se jeta aux pieds de sa femme. Il la conjura de lui pardonner ses crimes a elle--combien de maris tombent dans cette lachete?--Mais M. de Xaintrailles avait bien quelques peches sur la conscience. Il continuait de vagues relations avec une ci-devant danseuse qui avait ete sa maitresse pendant dix ans. Valentine renvoya son mari a sa maitresse en lui disant: "Si vous voulez que je vous aime, faites-vous une autre tete. Je vous ai sacrifie quatre annees de ma jeunesse, de ma fortune, de ma beaute, si vous n'etes pas content vous etes difficile a vivre." Et elle s'enfuit a Bade avec le marquis Panino, son second amant. VIII LE MISERERE DU PIANO C'etait au temps des prodiges de M. Home. Il etait bien naturel que Georges du Quesnoy, deja visionnaire, voulut voir de pres le celebre medium, esperant avoir le premier et le dernier mot de toutes ces aventures occultes. Il voulait aller tout expres a Bade pour le rencontrer, lorsqu'il lut un matin dans un journal la liste des etrangers en villegiature la-bas. Le nom de: _Madame la comtesse de Xaintrailles_ le frappa comme un coup de soleil. "Decidement, dit-il, ma destinee m'appelle a Bade." Mais, arrive a Bade, il lui fut impossible de decouvrir Valentine. Il alla chez M. Home. On sait que M. Home ne se laissait pas aborder par le premier venu; mais Georges du Quesnoy, arriere-petit-cousin de M. de Ravignan, arriva jusqu'a lui, grace a ce nom tres-revere par cet esprit trouble. Georges du Quesnoy, quoiqu'un peu hautain, etait, quand il le voulait, l'homme du monde le plus sympathique. M. Home se laissa conquerir a moitie, quoiqu'il fut toujours sur la reserve. Cet homme, qui avait commence par les malices des dessous de cartes, avait fini par se prendre au jeu. Il avait vu devant lui l'abime de Pascal, et pour les autres il etait devenu un abime. Georges eut peur d'y tomber; mais au dela de cet abime on voyait la lumiere comme on voit la vie future au dela du tombeau. Le medium avoua qu'il n'etait pas maitre de lui depuis qu'il etait obsede par un esprit dominateur qui le rappelait toujours a l'ordre quand il voulait se revolter. C'est ainsi qu'il expliquait ce mouvement des choses materielles, tables, fauteuils, pianos, quand il voulait nier les esprits. "Car je ne les appelle jamais, disait-il, surtout depuis ma confession a l'abbe de Ravignan. Ils me font peur, et je passe ma vie a les exorciser moi-meme. C'est dans la lutte qu'ils reviennent ainsi faire le sabbat. --Eh bien, faites-moi voir ce sabbat, je vous en supplie," dit Georges. Il avait deja raconte au medium ses visions du parc de Margival et de la Closerie des lilas; mais il ne voulait pas croire aux tables tournantes non plus qu'a la sarabande des fauteuils. Depuis quelques jours, M. Home refusait aux plus belles etrangeres en villegiature a Bade, de se remettre en communication avec les esprits frappeurs ou tourbillonnants. On parlait beaucoup alors de sa celebre seance chez l'imperatrice des Francais, ou il avait convaincu les plus incredules de ses obsessions demoniaques. C'en etait assez pour sa gloire ephemere. Pour lui, les grands de la terre etaient ceux qui, comme le pere Ravignan, travaillaient a la redemption des ames. Il jouait le dedain du monde perissable. Georges du Quesnoy fut donc bien mal venu a demander des miracles. Mais un soir qu'ils se promenaient tous les deux dans l'avenue de Lichenthal, M. Home lui dit: "Voyez comme je suis malheureux! ce que j'aimerais c'est la solitude, pour rever a toutes les merveilles du monde, mais je ne connais pas la solitude; des que je suis seul, les esprits reviennent a moi plus furieux que jamais." Quoique ce fut avant le coucher du soleil, Georges regarda de tres-pres M. Home. Il etait pale et effare. "Ne me quittez pas ce soir, ne me quittez pas ce soir," disait-il avec une inquietude, qui ne semblait pas jouee. Georges jugea que c'etait une bonne fortune pour lui que cette soudaine reprise des esprits. Il allait enfin savoir! M. Home lui dit qu'il ne voulait pas rentrer a l'hotel de Russie, ou il avait pris pied depuis quelques jours. Il decida qu'il irait a l'hotel Victoria, ou etait descendu Georges. "C'est un hotel plus vivant et plus gai; les esprits ne franchiront peut-etre pas le seuil, surtout si vous leur tenez tete." Ce n'etait pas l'affaire de Georges. Aussi il n'eut garde de faire le sceptique. Bien au contraire, il appela lui-meme les esprits avec la douceur des oiseleurs qui appellent les oiseaux. Les voila entres. M. Home demanda une simple chambre; il n'y en avait pas une seule qui fut libre. On lui proposa l'appartement d'une des grandes-duchesses de Russie, qu'on attendait toujours et qui ne venait jamais. "Il faut bien l'accepter," dit Home, qui ne regardait pas a l'argent. En passant dans le salon, il fut fache de voir un piano. "Pourvu qu'ils ne me fassent pas de musique," dit-il avec tressaillement. Georges se disait: "Il y a la un charlatan, un fou ou un voyant; peut-etre y a-t-il de tout cela." Ils allerent jusqu'a la chambre a coucher. "Je suis brise," dit M. Home. Il se jeta sur son lit et fit signe a Georges de s'asseoir en face de lui sur le canape. "Ne vous en allez qu'apres minuit, c'est une grace que je vous demande, lui dit le medium. Attendez que je sois endormi, car, si vous n'etiez la, je n'aurais pas de toute cette nuit une heure de sommeil." Georges voulut parler des esprits, mais M. Home le supplia de changer de causerie. Et il parla a voix haute de toutes les belles dames qu'ils avaient rencontrees dans leur promenade, femmes serieuses et femmes legeres, princesses etrangeres et princesses de la rampe. M. Home ne parlait si haut et n'evoquait de si belles figures que pour faire peur aux esprits. A un certain moment, il se jeta hors du lit pour arreter la pendule. "Pourquoi faites-vous cela? --Pourquoi? C'est que cette pendule pourrait sonner les douze coups de minuit, et me frapper douze fois le coeur presque mortellement." Cinq minutes apres: "Voyez, reprit-il, la pendule marche malgre moi; je l'ai pourtant bien arretee. Parlez-moi bien vite de la princesse *** et de Mme Anna Delion. Voila deux beautes, souveraines, une pour Dieu, l'autre pour le diable." Une seconde fois il alla arreter la pendule. "Pourquoi avez-vous allume cette troisieme bougie? dit-il a son compagnon. --C'est singulier, dit le jeune homme, car, en effet, il n'y avait tout a l'heure que deux bougies d'allumees." M. Home en eteignit une; mais a peine fut-il couche que Georges vit encore trois bougies allumees. Il commenca a croire aux esprits. Il eteignit lui-meme la troisieme bougie. Pendant toute une heure, ils causerent de la vie parisienne a Bade, de toutes les aventures amoureuses, de la folie des joueurs. "Vous savez, dit Georges; que ce grand Italien, qui avait l'air d'un Meyerbeer brun, s'est pendu au vieux chateau? --Chut! dit M. Home, ne me parlez pas du vieux chateau; c'est la que je n'irais pas a minuit." Un silence. "Voyez, reprit le medium en montrant la pendule, cette fois elle est bien arretee, mais les aiguilles vont toujours, il est minuit; accourez vite, je vais mourir." Georges se jeta vers M. Home. La pendule sonna minuit. M. Home prit la main de Georges et la porta a son coeur. "N'est-ce pas que c'est epouvantable?" lui dit-il. Chaque tintement de la pendule se repetait dans le coeur de M. Home par un battement de toute violence; c'etait a le briser. "Voyez comme elle tinte lentement; c'est pour prolonger mon agonie." Georges courut a la pendule et la secoua pour arreter la sonnerie, mais elle persista a sonner. Cette fois, sa raison l'avait abandonne, mille nuages passaient sur son front. Sans bien savoir pourquoi, il agita le cordon de la sonnette. "C'est inutile, lui dit M. Home, la sonnette ne sonnera pas, les esprits sont les maitres ici; il faut nous en aller." Mais il se passa plus d'une heure sans que M. Home reprit la force de se tenir debout. Georges avait voulu appeler. "Non, lui dit le medium, je ne veux pas donner ce spectacle." Enfin M. Home, tout defaillant, se mit debout, prit son chapeau et marcha vers la porte du salon. Georges allait le suivre, quand il s'arreta court. "N'entendez-vous pas?" lui dit M. Home en tombant sur un fauteuil. Georges ecoutait. Il entendit resonner le piano comme une harpe eolienne; c'etait une vague musique d'eglise ecoutee dans le lointain. Le _De profundis_ et le _Miserere_ n'ont pas de clameurs plus doucement funebres. "Qui touche du piano? demanda Georges, plus emu encore. --Pouvez-vous le demander? ce sont mes ennemis. Ne les entendez-vous pas qui chantent la mort de mon ame? c'est horrible." M. Home avait des larmes dans les yeux. Il se traina a la fenetre et l'ouvrit; mais deja Bade dormait. "On n'entend plus, dit le medium, que le sabbat qu'ils font la-haut au vieux chateau. --Voila ce que vous entendez, dit Georges, mais moi, j'entends un autre sabbat; on danse la tout a cote, chez Mlle Soubise. J'y suis invite et je vous y emmene. Vous serez sauve, car vous ne serez plus dans le monde des Esprits. Mery est la avec Scholl et quelques autres esprits bien pensants. --Jamais, dit M. Home, jamais je n'irai dans ce monde-la. --Ce n'est pas la peine de quitter l'esprit des tenebres pour retrouver l'esprit de l'enfer. --Ne rions pas, dit M. Home avec un accent severe. Vous ne sentez donc pas que vous etes au milieu du sabbat? Tout est sens dessus dessous ici. Regardez plutot dans la glace, vous ne vous verrez pas." Comme M. Home disait ces mots, les bougies s'eteignirent. "Permettez, ce n'est pas de jeu," dit Georges en voulant rire encore. M. Home frappa du pied. "Croyez-vous donc que je suis maitre de faire le jour et la nuit?" Et apres un silence: "Avez-vous aime? --Si j'ai aime! j'ai aime a en mourir. C'a ete le malheur de ma vie. --Et quelle etait la femme? --Une adorable creature. Je ne suis venu ici que pour la voir. --Et vous l'avez vue? --Non. Elle n'a fait que passer, je crois qu'elle est allee a Ems, ou j'irai demain. --Contez-moi cette histoire. J'aime beaucoup les contes amoureux." Georges ne se fit pas prier. Il conta en quelques mots rapides, avec tout l'accent de la passion, les premiers chapitres de son roman. Il peignit, en s'y attardant un peu, cette belle figure de Valentine dont le seul souvenir lui masquait toutes les femmes. "Et vous ne l'avez pas revue une seule fois? lui demanda M. Home. --Non, pas une seule fois; je voulais aller jusqu'a Rome, mais j'avais peur de la trouver heureuse la-bas. Si je suis venu a Bade, si je me decide a aller a Ems pour la poursuivre, c'est que j'ai appris qu'elle avait plante la le comte de Xaintrailles.... --Attendez donc, je la connais. C'est un miracle de beaute, surtout quand elle rit. Je l'ai beaucoup vue a Rome. Je sais mieux son histoire que vous ne la savez vous-meme. Elle a enleve le marquis Panino qui n'osait pas tenter l'aventure. C'a ete le bruit de la Ville eternelle au dernier carnaval. Comment a-t-elle passe ici sans venir me voir? J'ai cause vingt fois avec elle a Rome: et causeries les plus intimes. Elle m'a souvent donne sa main, en me priant de lui dire sa destinee. Eh bien, mon cher ami, vous voyez qu'il ne faut jamais desesperer; maintenant qu'elle est en rupture de mariage, vous aurez votre tour. --Mon tour! s'ecria Georges blesse au coeur. Je la veux toute pour l'emporter a tout jamais dans ma passion. Ce n'est pas une bonne fortune que je cherche. Dieu merci, j'ai use ma curiosite a ces folies-la. Ce que je veux retrouver en elle, c'est ma jeunesse. Mais retrouverai-je son amour? Voyez-vous, si elle voulait m'aimer, j'oublierais les mauvaises annees de ma vie. Je renouerais la chaine d'or et je redeviendrais un homme. --Tout beau! vous voila deja un enfant. Enfin je vois que vous l'aimiez bien. --Oh! oui, je l'aimais bien! je l'aimais a ce point, que, depuis que je l'ai perdue, je n'ai aime les autres femmes que par contre-coup, que parce qu'elles me la rappelaient. Celle-ci avait sa voix, celle-la la couleur de ses yeux; mais aucune n'avait ce charme terrible qui me poursuit encore, qui me poursuivra jusque dans la mort. Je suis devenu le plus grand sceptique de l'amour. Eh bien, si je retrouvais Valentine, je tomberais a ses pieds aussi emu et aussi croyant qu'autrefois. --Voulez-vous la voir? --Puisque je vous ai deja dit que je voulais partir demain pour Ems ou elle doit etre. --Je vous demande si vous voulez la voir tout de suite. --Vous le savez bien. Mais elle n'est pas ici." M. Home se leva et s'approcha de la glace en saisissant avec force la main de Georges. "Regardez dans cette glace. --Mais il faudrait au moins rallumer les bougies. --Regardez dans cette glace." Georges voulut regarder, mais a cet instant M. Home lui passa la main sur les yeux. "Regardez bien." Georges croyait qu'il allait se voir lui-meme, mais il vit la comtesse de Xaintrailles. Ce ne fut qu'une vision, car elle disparut au meme instant. "J'ai vu, dit-il, mais je ne crois pas. --Eh bien moi, dit M. Home, je n'ai pas vu, mais je crois." Les bougies venaient de se rallumer. Georges, deja fort emu, fut frappe de la paleur de M. Home. "Puisque vous croyez; expliquez-moi ce miracle. --C'est bien simple; ne savez-vous pas que les ames ont l'image plus ou moins invisible des corps? Quoi de plus naturel que l'ame de Mme de Xaintrailles, si elle vous aime, ne soit venue a vous sur ma priere, quand vous l'attendez? --Ce que vous me dites n'est pas si simple que cela. Et d'abord comment voulez-vous que l'ame de Mme de Xaintrailles se soit si galamment detachee de son corps? --C'est elementaire: l'ame, qu'est-ce autre chose que la pensee? Mille fois par jour, votre ame quitte son corps pour faire le tour de tous les mondes connus, meme des mondes qu'elle ne connait que par oui-dire. Ne voyage-t-elle pas dans le passe qu'elle n'a jamais vu? dans l'avenir qui n'a jamais existe? --Je veux bien, mais pourquoi voulez-vous que l'ame de Valentine?--si j'admets l'image de l'ame--vienne s'egarer ici a l'hotel Victoria, ou elle ne sait pas que je suis? --Par les attractions de l'amour, par la volonte de mon ame, car j'ai voulu qu'elle vint. Ne vous est-il pas arrive souvent, quand vous etiez au theatre ou a votre fenetre, de forcer une femme a vous regarder par le magnetisme de votre regard? Si l'homme corporel a une telle force, pouvez-vous douter de la force cent mille fois plus forte de l'homme incorporel? Puisque l'ame est une parcelle de la Divinite, elle peut soulever un monde." Georges du Quesnoy ne fut pas convaincu, et pourtant la vision le frappait encore. M. Home s'etant approche de la fenetre: "Mon cher ami, dit-il a Georges, je dedaigne de vous mettre les points sur les i. Rappelez-vous cette lettre de Marie-Antoinette ou elle raconte que Cagliostro lui a fait voir la guillotine dans une carafe. --La guillotine! s'ecria Georges avec un sentiment de terreur. --Eh bien, oui, la guillotine. Quand la malheureuse reine fut au Temple, elle se rappela la carafe de Cagliostro; aussi elle demanda toujours qu'on lui servit de l'eau dans une cruche. --La guillotine! dit encore Georges. --C'est un mot qui vous epouvante? --Non, je n'ai peur de rien, mais je dois vous dire qu'une chiromancienne m'a predit que je mourrais guillotine. --Si je n'avais pas ouvert la fenetre, dit M. Home, j'interrogerais votre destinee. Peut-etre la glace nous dirait-elle s'il y aura ou s'il n'y aura pas de guillotine. Mais c'est fini, je suis delivre des esprits. Si vous voulez a toute force savoir comment vous mourrez, interrogez un miroir quand vous serez seul la nuit avec la foi au monde invisible. Mais il ne faut pas un seul etre vivant autour de vous." M. Home respirait avec bonheur l'air vif de la nuit. "Je suis sauve encore une fois," reprit-il en s'animant. Un silence. "Les esprits ont livre bataille, mais les voila vaincus, grace a votre presence. Adieu. Je vais me coucher; je n'ai plus peur." Ils sortirent tous les deux. Georges serra la main de M. Home. C'etait une main de marbre. Comme il avait oublie sa canne, il retourna dans la chambre a coucher. Quand il passa devant le piano, ce ne fut pas sans frissonner un peu. A peine fut-il a la porte, que le piano eut encore quelques notes de son chant lugubre. La porte se ferma violemment derriere lui; aussi il eut beau vouloir reprendre son air de scepticisme pour entrer chez Mlle Soubise, Mlle Anna Delion lui dit: "Vous avez l'air d'un mort qui a la permission de minuit. --Ma foi, dit Georges, je suis plus mort que vif. J'ai passe la soiree avec M. Home, qui m'a livre aux esprits. --Eh bien, dit Aurelien Scholl avec son sourire diabolique, ici vous serez livre aux betes." IX VOYAGE SENTIMENTAL Le lendemain Georges du Quesnoy partit pour Ems. A peine etait-il dans le wagon qu'il vit passer la comtesse de Xaintrailles, au bras du marquis Panino. Ils etaient en retard et ils semblaient s'entrainer l'un l'autre. En reconnaissant la comtesse, en la voyant si belle et si gaie, Georges ressentit un coup au coeur, un vrai coup de poignard; car s'il avait pu admettre jusqu'a un certain point que Valentine le quittat pour se marier, comment pouvait-elle, trahissant tout a la fois le mariage et l'amour, s'abandonner avec la joie dans l'ame a ce Napolitain, qui d'ailleurs n'etait ni jeune ni beau? C'est la le mystere des passions. Si elles marchaient a pas comptes avec la logique, elles ne seraient plus des passions. C'est peut-etre la volonte occulte de la nature, qui veut toujours marier le beau et le laid, le chaud et le froid, le bien et le mal, l'esprit et la betise pour les lois de l'harmonie universelle. Georges pensa a se jeter hors du wagon pour courir a la comtesse et lui reprocher sa double felonie. Mais ce fut le premier mouvement. Il avait trop vecu deja pour ne pas comprendre le ridicule d'une telle action. Sa seconde pensee fut de rentrer tout simplement a Bade et d'y risquer ses derniers louis, au lieu de les depenser dans ce voyage inutile. Mais il etait trop tard, le coup de sifflet retentit: il fallait partir! Il se promit de descendre a la prochaine station et de monter vaillamment dans le compartiment du marquis et de la comtesse. Ainsi il savourerait douloureusement ce spectacle de la trahison. Comme il n'avait peur de rien, il parlerait haut et ferme, il braverait l'amant et tenterait de reconquerir la maitresse. Et en effet, des que le train s'arreta, il sauta a terre et il alla droit au wagon des amoureux. Il lut sur la portiere: _compartiment reserve_. Mais il n'etait pas homme a s'arreter pour si peu. Il tourna la poignee et monta lestement. "Chut! lui dit le marquis, en se precipitant vers lui, nous sommes chez nous. --Chut! riposta Georges du Quesnoy en mettant un pied sur le tapis, je suis ici chez moi et je prends mon bien ou je le trouve. --Qu'est-ce que c'est que cela?" dit le marquis en lui fermant le passage. Georges eut certes passe outre si un des hommes du train ne l'eut saisi par le pan de sa redingote, en lui disant qu'il se trompait de compartiment. Georges etait vaincu. Vainement il persista a vouloir entrer, l'homme du train le fit tomber du marchepied au moment meme ou le train repartait. Il envoya cet homme d'un coup de pied rouler jusqu'a la porte de la gare, mais il n'en etait pas plus avance. Pourtant il se rejeta tout eperdu sur le compartiment, qui ne courait pas encore a grande vitesse. Cette fois il y penetra comme le tonnerre; il saisit le marquis Panino et le voulut precipiter sur la voie. Par malheur le marquis tenait bon et il l'entraina lui-meme dans sa chute. Si bien que la comtesse de Xaintrailles fit le voyage toute seule jusqu'a la prochaine station. "Enfin monsieur! que me voulez-vous? dit le marquis a Georges. --Rien. Je veux seulement vous empecher de voyager avec la comtesse de Xaintrailles. --De quel droit, monsieur? --La force prime le droit. D'ailleurs vous n'etes pas son mari. --Ni vous non plus, monsieur. --La question n'est pas la. Si vous n'etes pas content.... --Non, certes, monsieur, je ne suis pas content. --Eh bien, voici ma carte. Vous me trouverez partout: a Bade, a Paris ou a Rome, si vous vous permettez de retourner par la avec la comtesse." Le marquis Panino donna lui-meme sa carte; apres quoi il alla questionner le chef de gare sur le moyen le plus rapide de rejoindre le train qui partait pour Ems. Georges du Quesnoy se promettait d'empecher son rival d'aller plus loin, voulant lui-meme rejoindre Valentine sur la route d'Ems, quand un de ses amis du boulevard des Italiens, qui attendait a la gare le train retournant sur Bade, frappa sur les vitres de la salle d'attente et l'appela non-seulement par sa voix, mais par la voix de deux demoiselles a la mode dans les coulisses des Bouffes-Parisiens: Mlles Rose Blanche et Adele Cherche-Apres, la Gaiete et l'Insouciance en voyage. "Je suis furieux! dit Georges a son ami; si tu veux partir pour Ems avec moi, tu seras mon temoin dans un duel a mort, avec ce marquis napolitain qui vient de m'enlever la plus adorable des femmes. --Allons donc! dit Mlle Cherche-Apres, une de perdue, deux de retrouvees! --D'autant plus, ajouta Mlle Rose Blanche, que nous avons peur de ne pas trouver d'appartement a Bade et que nous avons compte sur ta chambre a coucher. --Ma chambre a coucher! dit Georges qui se rappela alors le sabbat de la veille, il y revient des esprits. --Des esprits! Ils ne reviendront pas si nous sommes la. Conte-nous donc cette betise?" Georges leur dit mot a mot ce qui s'etait passe a la gare et a l'hotel Victoria. "Et tu es assez candide pour t'imaginer que tu as vu ta bien-aimee dans le miroir, par la volonte de M. Home? --Oui, je suis assez candide pour cela. --Qui te dit qu'elle n'etait pas la avec M. Home? --Apres tout, murmura Georges, ceci n'est pas impossible, d'autant plus qu'elle habitait l'hotel Victoria." Il se decida a ne pas poursuivre plus longtemps la comtesse de Xaintrailles, jugeant que c'etait maintenant a elle a lui donner de ses nouvelles. Il retourna donc a Bade, en compagnie de son amie et des comediennes. Quand il revit M. Home, il l'interrogea sur la vision dans la glace. Mais le medium lui prouva sans beaucoup de peine qu'il lui eut ete bien plus difficile de preparer cette comedie impossible que d'appeler l'ame de Valentine. Il lui jura que d'ailleurs il la croyait partie pour Ems. "Croyez-vous, lui dit-il, que je me suis confesse a l'abbe de Ravignan pour trahir la religion? C'a ete pour moi une benediction. L'abbe de Ravignan m'a exorcise, mais, par malheur, les esprits reprennent peu a peu leur empire." Georges avait conte a M. Home sa mesaventure sur le marchepied du wagon. "Quand vous verrez la comtesse, lui dit le medium, vous l'interrogerez a son tour. --Mais la reverrai-je? --N'en doutez pas. Vous vous etes trop aimes pour ne pas vous revoir. Dieu et la nature le veulent. --Comment a-t-elle pu m'oublier jusqu'a prendre un amant? --Qui vous dit que ce n'est pas le chemin fatal pour revenir a vous? Du reste, elle doit repasser par Bade. Cette fois, ne manquez pas l'occasion." Georges attendit la comtesse de Xaintrailles sans trop d'impatience, parce qu'il oubliait son coeur et son esprit dans les folies du jeu et des filles galantes. Comme il passait pour avoir de la veine, sans doute parce qu'il etait ruine, ces demoiselles lui faisaient tous les matins une bourse de jeu. Il etait toujours sur le point de se revolter contre lui-meme, mais comment se relever de ses decheances sans avoir de l'argent pour point d'appui? Il esperait toujours faire sauter la banque. Cette bonne fortune lui arriva un jour; mais comme il etait en spectacle et comme il jouait l'argent des autres, il ne voulut pas s'arreter en si beau chemin. Il joua encore, il joua toujours, jusqu'au moment ou ce fut lui qui sauta. Desespoirs et recriminations de ces demoiselles; un instant il avait eu toutes les caresses, il en fut bientot aux egratignures. On l'accusa d'avoir mis de l'argent de cote. La verite, c'est qu'il revint a Paris sans un sou, n'osant pas attendre a Bade la comtesse de Xaintrailles au retour d'Ems, parce qu'il ne voulait reparaitre devant elle qu'en vainqueur et non en vaincu. "Soyez mon ambassadeur, dit-il a M. Home. Si vous revoyez Mme de Xaintrailles, dites-lui que jamais heroine de roman ne fut aimee comme elle." X LA CHIMIE ET L'ALCHIMIE La fortune est aux audacieux: ne doutant pas de son audace, Georges ne douta pas de sa fortune. Ce fut alors qu'il se mela a la tourbe des coquins en gants de Suede qui s'abattent sur Paris comme sur un grand chemin, sans souci de l'honneur non plus que du devoir, jetant leur conscience par-dessus le dernier moulin de Montmartre, decides a tout pour arriver a tout, brassant des affaires qui n'ont que des commencements, sautant tous les jours a pieds joints par-dessus la police correctionnelle, vrais saute-ruisseaux des hauts financiers, tentant les hasards de la Bourse, jetes par la fenetre du parquet, tombes dans la coulisse, aujourd'hui courtiers, demain remisiers, apres-demain directeurs de la Banque des Familles avec des succursales sans nombre. Vous les connaissez tous: celui-la cree un journal qui n'aura qu'un numero, celui-ci ouvre un depot de _prets sur titres_, l'un vous vendra a juste prix la honte de votre ennemi, l'autre vous vendra a plus juste prix les bonnes graces d'une femme en renom. Je dirai pourtant que Georges du Quesnoy fut longtemps dans ce monde perdu, homme de pensee, mais point homme d'action. Il partait de ce beau principe: l'homme est ne voleur, depuis le berceau jusqu'a la tombe, avec le souci de prendre ici, la, plus loin, toujours. Le grand art, c'est de voler avec la protection du gouvernement. Par exemple, le marchand de vin et le marchand d'eau ne volent-ils pas sur la qualite et la quantite avec une patente du gouvernement? Le banquier qui fait un emprunt d'Etat vole d'abord le roi qui emprunte et ensuite les peuples qui pretent. Il est vole a son tour par la fille d'Opera, qui vole tout aussi bien, puisqu'elle se vend sans se donner. Georges, comme s'il riait de tout, debitait ainsi mille paradoxes subversifs, arme de Baboeuf et de Proudhon, mais ne croyant pas un mot de ce qu'il disait. Ses vrais amis lui conseillaient de se hasarder au Palais, puisqu'il avait l'eloquence naturelle et l'eloquence etudiee; mais comme c'etait un chercheur et un inquiet, comme il appartenait a la secte de ces esprits turbulents et desordonnes qui n'aiment pas les chemins officiels de la vie, il se jeta decidement dans les hasards de la chimie. La curiosite le dominait toujours. Tout en reconnaissant que la science n'aimait pas les mysteres, la encore il voulait trouver des mysteres. Mais ce qu'il voulait trouver surtout, c'etait le miracle d'une fortune rapide. Il avait d'ailleurs vu quelques-uns de ses amis de rencontre et d'occasion, faire leur fortune dans des decouvertes imprevues. La chimie est une loterie. Il en est qui ne tirent jamais le bon numero, mais il en est qui gagnent du premier coup. Il ne tenta pas de faire de l'or, comme les alchimistes du sabbat, mais il tenta d'orifier le cuivre. Ce fut le sabbat des metaux. Le cuivre fut rebelle a toute metamorphose. On ne refait pas une virginite a la fille perdue. Apres cette tentative il s'aventura dans les eaux des fees voulant retrouver les teintures venitiennes. C'etait encore chercher l'or. Il retrouva le blond de Diane de Poitiers, le blond du Nord; mais il comprit que le soleil seul donnait aux filles de Venise le chaud rayon qui les aureole. De la il passa dans les poisons. C'est lui qui inventa ou reinventa le poison des Medicis, ou le poison des bagues et des perles. On se souvient que, vers les dernieres annees de Napoleon III, beaucoup de creves, de journalistes, de chercheurs, de femmes dechues, de hautes courtisanes, ne voulaient mourir que par ce poison doux et violent. J'ai rencontre hier a la table d'une comedienne un prince et un homme politique qui portent encore le poison de Georges du Quesnoy "pour etre maitres de leur mort a travers les revolutions". Ils oublient trop que le poison se dissout et perd sa vertu par la chaleur. Par malheur pour Georges du Quesnoy, ce poison ne fit pas sa fortune, n'etant pas a la portee de ceux et de celles qui n'ont ni bagues ni perles. Il chercha d'autres inventions, mais il n'eut pas la main heureuse, quoiqu'il eut le coup d'oeil subtil. Il commencait pourtant a se faire un nom dans la science. Il faut lui rendre cette justice qu'il aimait la science pour la science. Jusqu'a Lavoisier, la chimie avait encore des airs de famille avec l'alchimie; mais Lavoisier prit des balances pour peser l'or vrai et l'or faux. Il marqua d'une vive lumiere les agents invisibles, comme les oxydes; il prouva les corps simples et ruina la theorie des transmutations: c'etait ruiner la pierre philosophale. Il decomposa tout, pour tout recomposer. Il fonda la theorie atomique, prouvant que la combinaison des differents corps provient de la juxtaposition des atomes. Autour de la theorie atomique se grouperent la theorie des radicaux et celle des substitutions. On comprit enfin que les composes chimiques etaient les pierres d'un monument, qu'on pouvait substituer les unes aux autres sans changer la forme ni l'equilibre. Il y eut encore la theorie des types, qui donne la clef de la methode universelle. Georges du Quesnoy admirait beaucoup les Dumas et les Wurtz; il poursuivit la science moderne jusqu'a ses confins; mais il etait trop epris du merveilleux pour ne pas s'obstiner a voir autre chose que la verite. Il rencontra Claude Bernard et le contredit par les paradoxes les plus inattendus. Il voulut lui prouver que toutes les theories modernes etaient deja dans La Bruyere, dans Fontenelle et dans tous les malins du XVIIIe siecle. Il lui developpa sa theorie a lui, la theorie des affinites, qui ne voulait pas sacrifier l'alchimie a la chimie, parce que tout est dans tout, et que c'est l'inconnu, bien plus que le connu, qui fait marcher le monde. Que Georges fut dans le vrai ou dans le faux, il n'en devint pas moins un des sous-oracles de la science moderne; on citait son nom dans les journaux scientifiques; on lut un memoire de lui sur l'electricite a l'Academie des sciences: c'etait ecrit a l'emporte-piece, dans un style image, qui egarait l'esprit bien plus qu'il ne l'eclairait. "Et la conclusion?" demanda un membre de l'Academie apres la lecture. Georges etait peut-etre trop raisonnable pour conclure. Qui donc a dit le dernier mot sur toutes choses, hormis le philosophe qui a ecrit: "Je sais que je ne sais rien?" Je ne raconterai pas toutes les chutes de Georges du Quesnoy. Un seul sentiment le relevait au-dessus de lui-meme: c'etait l'amour de la patrie. L'orgie n'avait pu l'entamer par ce cote-la. La patrie a cela de bon--comme la mere--qu'elle peut preserver un homme des dernieres chutes et le relever meme sur les hauteurs d'ou il etait tombe. Georges ne fut pourtant pas preserve, il tomba jusqu'au fond de l'abime--l'abime sans fond. Comme Figaro, ne sachant plus que faire, il avait pris une plume--entre deux femmes--pour fustiger cette societe batie sur l'argent, vivant pour l'argent, adorant l'argent. On avait du premier coup d'oeil reconnu en lui un vehement satirique, poetiquement inspire dans ses patriotiques et sauvages coleres. Quelques journaux lui donnerent de quoi fumer. Un de ses amis etait devenu secretaire du ministre de l'interieur. Ils se rencontrerent, ils se comprirent; Georges fut inscrit parmi les honnetes gens qui sont marques au coeur de ces deux mots odieux: _fonds secrets_. La veille il avait bafoue la royaute, le lendemain il souffleta la France. Ce ne fut pas son premier crime, ce crime de lese-nation. Quelles que fussent les decheances de cet esprit malade, il gardait avec religion le souvenir radieux de Valentine de Margival. C'etait une source pure ou il retrempait son ame; c'etait le rivage apres toutes les tempetes; c'etait le coin du ciel a travers les nuees les plus sombres. Saint Augustin a dit: "Il n'est pas de pecheur si egare qui ne voie encore Dieu sur son chemin." Georges ne voyait pas Dieu, mais il voyait Valentine. Il se rappelait avec delices ces beaux jours perdus ou il vivait des joies les plus pures et les plus ideales de l'amour. Il ouvrait encore les levres comme pour boire les fraiches senteurs du Parc-aux-grives. "Ah! Valentine! s'ecria-t-il avec desespoir, vous avez tue en moi ce qu'il y avait de beau et de bon. Vous avez tue ma force a ce point que je n'ai meme pas le courage de vous hair." Il ne pouvait pas la hair, parce qu'il l'aimait toujours. "Et pourquoi? se demandait-il. C'est qu'aucune femme n'aura eu pour moi, meme celles qui m'ont aime, la saveur de cette Valentine, que je n'ai appuyee qu'une seule fois sur mon coeur." Un soir qu'il lisait la vie de Marie-Magdeleine, il fit cette reflexion qu'aux femmes seules il est beaucoup pardonne si elles ont beaucoup aime; ce qui est une vertu chez la femme est considere comme une faiblesse chez l'homme. "Et pourtant, disait-il, combien qui ne sont plus des hommes, parce qu'ils ont rencontre une femme sur leur chemin!" XI LE MIRACLE DU JEU Tout le monde a connu a Paris la misere a la mode: une femme du monde dechue, toute ravagee, toute fletrie, toute depenaillee, qu'on trouve le soir et le matin accroupie a la porte, les mains dans les cheveux, les yeux fixes, les joues pales. Elle ne prie pas, elle ne pleure pas. La fortune l'a trahie, mais n'a pas vaincu sa fierte. Si elle se confesse ce n'est pas pour mendier, c'est parce qu'elle a trouve une ame sympathique. Ca et la elle se hasarde pourtant a tendre la main discretement, mais, presque toujours, elle aime mieux mourir de faim, s'enveloppant dans le linceul de sa dignite. Georges du Quesnoy connut bien cette misere-la. Vainement il la chassait de son seuil par toutes les roueries d'un viveur qui trouve de l'argent dans sa famille et chez ses amis, voire meme chez ses maitresses. Mais ce jeu-la n'a qu'un temps. Comme a dit un vieux jurisconsulte, l'argent mal recueilli ne germe point. Aussi Georges du Quesnoy, apres toutes ses escapades, se retrouvait-il plus pauvre qu'auparavant. Trois fois deja il avait change de quartier pour depister ses creanciers, mais il avait beau se rouvrir de nouveaux credits sur la naivete publique, il pressentait que Paris tout grand qu'il soit lui serait bientot impossible a habiter: on le reconnaissait a sa tete hautaine et railleuse, partout ou on lui avait fait credit. En quelques annees, il etait parvenu a devorer cent quatre-vingt mille francs, dont moitie pris a son pere. Il avait cent creanciers pour l'autre moitie. Comment avait-il mange tant d'argent? On pourrait se demander pourquoi il n'en avait pas depense le triple, car il avait joue, il avait soupe, il avait loue des avant-scene et des carrosses; en un mot, sans mener a front decouvert la grande vie des fils de famille, il avait vecu a peu pres comme eux. Georges du Quesnoy avait des amities demi-celebres; car il y a la demi-celebrite comme le demi-monde, ou plutot il y a la petite celebrite et la grande celebrite, comme il y a la petite academie et la grande academie. Dans la confusion des personnalites la plupart des gens ne font pas de distinction entre les unes et les autres, mais il y a toujours une elite qui met tout le monde a sa place. Cette elite, Georges du Quesnoy en etait par l'intelligence, mais sa vie desordonnee, sans fortune et sans talent, ne lui avait pas permis d'etre du vrai monde de toutes les aristocraties: aristocratie de la naissance, des lettres et des arts. Il y touchait, mais c'etait tout. Il fallait qu'il se contentat d'etre en camaraderie avec une foule de gens d'esprit qui sont toujours un peu sur le pave, parce qu'il leur manque deux choses: la dignite et le genie; fils de famille tombes, gens de lettres et artistes qui n'ont pas signe une oeuvre pour demain, journalistes, fameliques, admirant ou critiquant selon le journal, s'imaginant qu'ils font l'opinion publique, parce qu'ils la font fille publique. Comme Georges parlait haut et parlait bien dans les brasseries politiques, litteraires, artistiques, qui sont des academies comme les clubs sont des tribunes, on lui disait souvent de se faire journaliste. Mais il etait ne pour parler et non pour ecrire. Toutefois il prit la plume et fit quelque bruit dans un journal bruyant. Naturellement, il n'exprima pas une seule de ses opinions. Il lui fallut prendre l'air connu de la maison. On lui donna, en politique et en litterature, le nom des hommes a exalter et le nom des hommes a fusiller a traits d'esprit. Il fit cela haut la main. Quelques niais du journalisme s'imaginent volontiers que ce qu'ils disent est toujours parole d'Evangile. Ils s'embusquent derriere un pseudonyme et debitent leurs injures avec la conviction que les hommes qu'ils attaquent ne s'en releveront pas. C'est de la poudre aux moineaux: la fumee retombe sur eux. Ce sont eux qui ne s'en relevent pas. Georges n'etait pas si bete: il savait tres-bien que, dans la bataille de la vie, les blessures qui ne tuent pas sont des titres de plus. Il avait trop le veritable orgueil pour tomber dans cette puerile vanite du critique qui raisonne comme sa pantoufle: "Tout le monde admire celui que j'attaque, je prouve que j'ai plus d'esprit que lui, donc c'est moi qu'il faut admirer." Georges n'avait pas l'esprit si deprave. Il admirait dans le journalisme cinq ou six hommes hors ligne qui parlent haut parce qu'ils parlent bien; il aurait voulu marcher a leur suite, mais ii s'etait embourbe dans le mauvais chemin. Aussi s'arreta-t-il bientot en route, disant que le veritable esprit vit de consideration, comme l'estomac vit de pain. De la il tomba dans la passion du jeu. Il joua partout: au cafe, au tripot, au cercle, jouant ce qu'il avait et ce qu'il n'avait pas. Au cercle, son compte ne fut pas long a regler, car, au cercle, on ne joue pas longtemps sur parole. Mais il tomba du cercle dans le tripot. La on trouve toujours de quoi jouer. La tout n'est jamais perdu, hormis l'honneur. La fortune avait trahi Georges du Quesnoy au cercle, elle lui fut bonne fille au tripot. --C'est etonnant, se disait-il a lui-meme, il y a la un voleur sur deux joueurs; il me faut une fiere veine pour avoir raison de tout le monde." Non-seulement il avait de la veine, mais il avait des yeux. Il empechait les meridionaux en rupture de soleil de forcer la carte. Les plus beaux escamoteurs le savaient decide a tout, ils n'osaient trop le braver. Apres avoir perdu vingt-cinq mille francs au cercle, les dernieres epaves de sa fortune patrimoniale, il gagna pres de cinquante mille francs dans les tripots, a petites journees. Il retourna au cercle, arme de toutes pieces, voulant se venger. A sa premiere rentree de jeu, il gagna un peu plus de cinquante mille francs. Il est vrai que cette nuit-la, celui qui perdait le plus lui jeta les cartes a la figure en l'accusant d'avoir apporte des cartes. Qu'y avait-il de vrai? Je ne veux pas me faire l'avocat d'office de Georges du Quesnoy, je me contente de dire qu'il sauta a la figure de celui qui l'outrageait en lui jetant ces mots qui ne prouvent rien: --Et toi, quand tu m'as gagne il y a trois mois, avec quelles cartes jouais-tu? Les deux adversaires se battaient le lendemain au bois de Vincennes, mais ils ne parurent plus au cercle ni l'un ni l'autre. Or la moralite de ceci, c'est que Georges du Quesnoy soupa le soir avec une comedienne a la mode qu'il afficha le lendemain pour s'afficher avec elle. Depuis le commencement de l'hiver, il etait courbe sur les tables vertes, il n'avait jamais pris une heure pour relever la tete et respirer la vie. Maintenant qu'il avait cent mille francs, il se sentait le coeur leger. Une porte d'or s'ouvrait pour lui sur le monde. Il allait depouiller la misere et vivre de loisirs, en attendant qu'il trouvat sa voie, car il se croyait toujours appele a de hautes destinees. En plein mois de janvier, il retrouvait un printemps en lui. La neige qui tombait sur le boulevard lui semblait douce, comme autrefois la neige des pommiers du Soissonnais. "O Valentine! s'ecriait-il avec un renouveau d'enthousiasme; o Valentine! quel printemps virginal je retrouverais cette annee si tu venais me dire: "Me voila!" XII LA BACCHANTE Ce coup de des fut le commencement d'une vraie veine. Georges joua partout: dans le cercle, dans les tripots, a la Bourse, le tripot des tripots. Il gagna partout; mais partout il fut quelque peu accuse de faire sauter la carte, car a la Bourse il avait un partner qui jouait le contre-coup et qui ne payait pas. Il vivait a fond de train de l'argent du jeu, le prodiguant a toute occasion, achetant des tableaux peints et des tableaux vivants, des objets d'art et des vertus. Un soir, vers minuit et demi, il rencontra un de ses amis qui descendait en habit de bal d'une voiture de maitre. "D'ou viens-tu? --D'un bal de banquiers. Mais decidement l'or est trop triste, je vais m'egayer un peu au bal de l'Opera." Georges prit le bras a son ami. "L'or n'est pas si triste que cela. Moi aussi; je vais au bal de l'Opera. Et si tu me promets d'etre gai, je te payerai a souper avec des drolesses. --Si tu me promets qu'elles seront droles, je veux bien." On entra au bal. On fureta toutes les loges pour y trouver des amis, on finit par s'etablir dans une avant-scene louee par un prince moldave que Georges avait rencontre chez ces demoiselles. Il y en avait quelques-unes qui venaient faire galerie dans la loge. Le prince trepignait de joie en voyant bondir les almees parisiennes. "Quel peuple! disait-il, comme il a de l'esprit, quoi qu'il fasse! Il n'y a que les femmes de Paris pour avoir de l'esprit au bout des pieds." Sans doute il osait hasarder cette opinion parce qu'une chicarde de la danse levait, a chaque mesure, le pied vers l'avant-scene, en criant au prince qu'elle lui faisait des pieds de nez. En effet, plus d'une fois elle avait failli le toucher au nez. Georges du Quesnoy etonna d'abord toute l'avant-scene par ses menus propos eblouissants. Mais ce ne fut qu'une fusee. Malgre les agaceries des femmes, il se tourna vers le spectacle de la danse avec toute la curiosite d'un habitue des premieres representations. Il etait de ceux qui s'ecoutent parler, mais qui n'ecoutent jamais les autres, si bien que, presque toujours apres avoir jete son feu, il se recueillait dans la reverie ou la meditation, ne voulant causer qu'avec lui-meme, tant il etait personnel. Que meditait-il, ou a quoi revait-il? Il pensait toujours a ses cent mille francs. C'etait le point d'appui d'Archimede. Rien ne l'arreterait plus dans son ambition. Cent mille francs! du savoir-vivre et du savoir-faire, de l'esprit, de la figure et "de la blague", il faudrait ne pas vouloir faire un pas en avant pour ne pas arriver a tout. Mais Georges du Quesnoy n'avait pas seulement l'ambition de marcher vers les grandeurs de ce monde. Il avait l'ambition d'arriver a Valentine, aux joies inesperees de son amour, a cet ideal du coeur, plus rayonnant que tous les mirages de l'esprit. Le roman de sa premiere jeunesse se rouvrait a toute heure dans son souvenir et repandait dans son ame toute la fraicheur de l'aube et de la rosee. Quels que fussent les orages de sa vie, il n'oubliait jamais ce point de depart rayonnant, ce reve irrealise, cette promesse miragee du bonheur. Pendant que le prince voyait par les yeux du corps toutes les comiques peripeties du champ de bataille de la danse, Georges se creait un autre theatre et voyait passer sur la scene de l'Opera les bucoliques de ses vingt ans. Il n'y a pas d'ame parmi les plus troublees qui ne retourne aux sources vives. Toutefois la realite s'accusait trop bruyamment pour que Georges effacat le spectacle des danses emportees qui tourbillonnaient sous ses yeux. Si bien qu'il melait le present au passe, la verite a l'imagination, comme lorsqu'un reve nous prend dans le demi-sommeil. "Voyez-vous? dit-il tout a coup au prince. --Je vois tout et je ne vois rien. --Comment, vous ne voyez pas, dominant toutes les danseuses, cette bacchante toute couronnee de pampres qui jette des louis a pleines mains? --Je crois que vous devenez fou. --Regardez bien! c'est une pluie d'or. --Si c'est une pluie d'or, je n'en suis pas ebloui du tout. Vous savez bien, d'ailleurs, que toutes ces filles qui sont la ne trouveraient pas dans leur porte-monnaie de quoi faire une poignee d'or. Il n'y a que Jupiter qui fasse ces miraclespour Danae...." Mais le prince parlait seul; Georges du Quesnoy s'etait elance hors de la loge pour se precipiter vers la bacchante. Comme a la Closerie des lilas, il avait reconnu la jeune fille qui lui etait apparue toute blanche dans le Parc-aux-Grives. Mais quelle metamorphose! La virginale figure, couronnee de marguerites, etait ce soir-la tout allumee et toute couperosee par les orgies nocturnes. Au lieu de ce regard timide qui se derobait, c'etait un coup d'oeil insolent qui jetait l'ivresse et la luxure. Au lieu de cette bouche candide, qui souriait sous la reverie et qui n'avait baise que des roses, c'etait une bouche gourmande et inassouvie qui avait devore les sept peches capitaux, levres a jamais fletries et toutes barbouillees de rouge. "Pourquoi cette fille jette-t-elle de l'or a pleines mains?" demanda Georges en s'approchant d'elle. Celui a qui il s'adressait etait un pierrot, qui se contenta de l'appeler polichinelle en habit noir. Georges fit un pas de plus, mais on avait commence la quatrieme figure du quadrille _d'Orphee aux Enfers_. Ce fut une vraie bourrasque. Il fut jete de cote et ne retrouva pas la bacchante. XIII LA DESTINEE Cependant le jeu le trahit. Il reperdit en quelques nuits de baccarat et en une seule liquidation de Bourse ce qui lui restait de son gain et bien au dela. Il se retrouva donc plus pauvre que jamais. Il avait tente plus d'une fois de s'arracher au desoeuvrement qui rongeait son ame comme la rouille ronge le fer. Tout en se prenant aux voluptes enervantes des debauches parisiennes, il aspirait a l'air vif des sommets. Il se disait sans cesse qu'il n'etait pas ne pour vivre sous cette atmosphere. Un jour il eut le courage--il croyait qu'il fallait du courage pour cela--de s'arracher aux mille toiles d'araignee qui l'emprisonnaient. Il courut chez sa soeur, a Rouen; il se jeta dans ses bras, il la pria de le sauver de lui-meme. "Quoi! lui dit-elle, tu es un homme, et c'est a une femme que tu demandes de te sauver?" Il resta quelques jours avec sa soeur. Il s'attendrit au tableau de famille, tout epanoui d'enfants. "Hors de la, dit-il, point de salut. --Eh bien, mon cher Georges, lui dit sa soeur, qui t'empeche de prendre une femme et d'avoir des enfants? --Une femme! murmura-t-il amerement, je n'en connais qu'une au monde. Dieu me l'a montree comme une raillerie: c'est Valentine de Margival. --Pourquoi s'obstiner a celle-la, puisqu'elle est mariee? --Elle est mariee, mais elle a pris mon coeur, elle a pris mon ame. Je la sens toujours qui tue ma vie. Vous me condamnez tous, mais vous ne savez pas comme je suis esclave de cette femme, meme loin d'elle. Elle m'a rendu tout impossible. Je ne me sauverai d'elle que si j'en triomphe un jour. Jusque-la je l'aimerai, je la hairai, je ne serai bon a rien." Il en etait arrive a desesperer de tout, sinon de lui-meme. Il songeait a se retremper dans une vie nouvelle en partant pour l'Amerique, la patrie hospitaliere des esprits aventureux, quand il recut un petit billet tout parfume, ecrit sur papier whatman par une main qui n'etait pas anglaise du tout: "_Vous avez peut-etre oublie Valentine de Marginal; si oui, _requiescat in pace; _si non, venez continuer une conversation interrompue dans le Parc-aux-Grives_." "VALENTINE." On ne saurait dire avec quelle joie Georges lut ces quelques lignes! Sa jeunesse deja mourante se releva, en lui avec toute sa force et toute sa seve. Ce fut une renaissance soudaine. "Valentine, murmura-t-il, mon reve, ma vie, mon ame!" Etait-ce l'amour ou la destinee qui avait dicte cette lettre? la est le mystere de i'inconnu. Georges du Quesnoy ne se fit pas attendre longtemps a l'hotel du Louvre. Il lut la lettre deux fois, il baisa la signature, il prit un coupe et se presenta un quart d'heure apres au numero 17. Une femme de chambre vint ouvrir qui lui dit que Mme la comtesse prenait un bain, dans sa chambre a coucher. Georges ne doutait pas que Valentine elle-meme n'eut grande hate de le revoir. "Donnez-lui ma carte et dites-lui que je n'ai que cinq minutes." Il voulait brusquer les choses, il esperait que la comtesse le recevrait devant la baignoire. En effet, elle fit d'abord quelques facons, mais elle finit par lui faire dire d'entrer dans sa chambre a coucher, quoique tout y fut sens dessus dessous. Il se precipita. Elle lui tendit sa main toute mouillee, en lui disant de l'air du monde le plus simple: "Vous voyez que je vous recois toute nue. --Pas si nue que ca, dit Georges qui voulait cacher sa surprise d'un tel accueil: vous me recevez comme Venus avant de sortir des ondes. --Quel langage! vous etes demode, mon cher. Venus s'habille chez Worth. --Je le sais trop, helas! --Est-ce que vous payez beaucoup de factures par la? --Pas precisement: je n'ai paye chez Worth qu'une robe d'indienne qui m'a coute dix-huit cents francs. Les femmes que j'ai l'honneur d'habiller ne vont pas encore la. --Et les femmes que vous n'habillez pas? --Ah! c'est autre chose, celles-la vont toutes chez Worth. --Eh bien, dit la comtesse en se soulevant un peu, nous avons la une jolie conversation pour commencer. Mais aujourd'hui il n'y a plus que les femmes honnetes qui parlent mal et qui ne soient pas des grues. Georges avait admire les epaules de Valentine. Il l'avait aimee jeune fille svelte et legere comme un cygne; il la retrouvait dans toute la luxuriance de la femme, nourrie de chair, comme on disait des figures de Rubens. XIV LA BAIGNEUSE Georges du Quesnoy, qui s'etait assis a une distance respectueuse de la baignoire, s'approcha tout contre, en disant avec passion, au risque d'etre entendu de la femme de chambre qui venait de passer dans le cabinet de toilette: "O Valentine, comme je vous aime!" Ils etaient loin tous les deux de ces fraiches promenades dans le parc de Margival ou ils ne s'aimaient que par le coeur et par l'ame; ou l'amour ne songeait pas encore a la passion; ou ils jetaient sur leurs reveries les chastes echarpes de la candeur. Quel chemin ils avaient fait tous les deux en descendant! Georges devorait des yeux Valentine: "En verite, vous etes plus belle que jamais. --Si je n'etais pas plus belle que jamais, je ne vous eusse pas dit de venir me voir. --Vous etes donc bien heureuse, comtesse, pour vous porter si bien? --Ah! oui, parlons-en: je suis si heureuse, si heureuse, si heureuse que je voudrais mourir. --Vous etes encore en pleine lune de miel." La comtesse prit une expression de sauvage tristesse. C'etait une question insidieuse. Georges ne voulait pas accuser Valentine, mais il ne pouvait vaincre sa jalousie, non pas sa jalousie contre le mari, mais contre les amants. Il faillit meme eclater en reproches, mais il se contint. "Voyez-vous, Georges, je suis la femme la plus malheureuse du monde. --Pourquoi? --Vous ne le devinez pas?" dit Valentine en veloutant ses yeux. Les femmes veulent toujours qu'on leur parle d'elles, a moins qu'elles n'en parlent elles-memes. La comtesse de Xaintrailles ne se fit pas prier pour conter ses aventures a Georges, tout en ne disant que ce qu'elle voulait dire, jouant a l'heroine de roman, et voulant convaincre son amoureux que toutes ces folies, elle ne les avait faites que dans l'enivrement de sa passion pour lui. Ce qui etait bien un peu vrai. "Je n'en crois pas un mot, dit Georges. --C'est toute la verite. Pourquoi n'etes-vous pas venu a Rome? --Pourquoi ne m'avez-vous pas appele? --Je vous ai envoye mon portrait et je vous ai ecrit: _Souvenez-vous de l'oubliee_. --Comment ne m'avez-vous pas fait signe a Bade? --Vous etiez en trop mauvaise compagnie; mais d'ailleurs je ne vous ai pas vu, sinon sur la route d'Ems." Valentine dit a Georges que, le voyant a Bade, elle s'etait cachee. "Voila pourquoi j'ai voulu aller a Ems. Vous m'avez entrevue et vous m'avez violemment separee du marquis Panino. J'etais ravie de votre belle action, mais je suis devenue furieuse en voyant que vous ne me poursuiviez pas a Calsruhe. Le marquis m'a retrouvee plus folle que jamais, mais je ne l'aimais plus du tout. --Vous l'avez donc aime? --J'aimais l'amour, toujours a cause de vous." Georges expliqua a la comtesse qu'il n'avait pas poursuivi l'aventure dans la peur du ridicule. "C'est que vous ne m'aimiez plus. --Peut-etre. Et qu'avez-vous fait de votre marquis? --J'ai failli le precipiter dans le Vesuve. --Pour un autre? --Non. Je revins a mon mari un jour de repentir en lisant une lettre de mon pere. Mais c'en etait fait des joies conjugales. Un matin, apres une nuit orageuse, je courus a Civita-Vecchia, et je me jetai dans le premier navire en partance pour Marseille, decidee a revoir Paris,--je veux dire a vous revoir;--je suis arrivee aujourd'hui meme, et mon premier travail a ete de vous ecrire." Georges baisa la main droite de Valentine. "Mais savez-vous mon malheur? C'est que monsieur mon mari est arrive a Paris avant moi. Voila ce que vient de m'apprendre ma femme de chambre en allant a son petit pied-a-terre, rue de Penthievre. Le chemin de fer va plus vite que le navire. Heureusement que je suis descendue sous un nom de guerre: _Mme Duflot, rentiere a Dijon_. Et puis je suis a peine connue a Paris et je ne veux sortir que sous un triple voile." Toute cette histoire, Valentine la conta a Georges du Quesnoy avec une desinvolture charmante, comme si elle eut parle d'une autre. "Oui, a travers toutes ces folies, je n'ai aime que vous, dit-elle en penchant son front vers Georges. Mais vous n'etiez pas la. --J'y serai toujours maintenant." On voit que la comtesse de Xaintrailles en etait arrivee a ne plus vouloir que du masque de la vertu. Elle avait une fureur de gaiete, de passion, de curiosite qui la jetait toute en dehors. Elle avait endormi, sinon etouffe les plus adorables vertus de la femme. En six mois de folies, elle s'etait metamorphosee en demi-mondaine. "C'est la faute de son sang, disait Cabarrus, son medecin, il ne faut pas lui en vouloir." Et pendant que la comtesse Valentine de Xaintrailles devoilait ainsi les annees de sa vie a son premier amoureux, Georges, penche au-dessus d'elle, baisait avec passion ses cheveux rebelles et parfumes epars au dehors de la baignoire. Il baisait aussi le cou, il baisait aussi l'epaule. Mais Valentine, toute rieuse, lui jetait des poignees d'eau a la figure. Il ne se tenait pas pour battu, il ripostait par des baisers. C'etait un jeu charmant. "Maintenant, dit-elle tout a coup, vous allez me faire le plaisir de passer dans le salon, parce que je vais sortir du bain. --Puisque je suis un mythologue, lui dit-il, figurez-vous que vous etes une Diane ou une Venus qui sort de la fontaine ou de la mer, sans s'inquieter des simples mortels. --Je vous comprends, mais je ne suis pas de marbre. --Je vous jure que je vous regarderai comme une statue, avec le sentiment de l'art. --C'est egal, allez vous-en par la. --Eh bien, savez-vous le fond de ma pensee? c'est que si vous etiez belle comme une deesse, vous ne vous cacheriez pas. --J'y ai pense, dit-elle, mais, tout bien considere, j'ai encore de la pudeur, meme pour ceux que j'aime. --La pudeur! simple question d'atmosphere." XV PROMENADE AU BOIS Je ne sais pas bien ce qui se passa ce jour-la entre l'amoureux et l'amoureuse. Ce que je sais bien c'est que le lendemain, dans leur joie d'etre ensemble, ils etaient alles dejeuner a Versailles. En debarquant a l'hotel des Reservoirs, Georges avait signe au livre des voyageurs: _Baron de Villafranca_. C'etait son nom quand il voyageait. Il avait encore un autre pseudonyme pour se cacher dans les petites occasions: _Edmond Duclos_. C'etait au temps ou Versailles n'avait pas encore reconquis la dictature. On n'allait la que pour voir l'olympe de Louis XIV. Les amoureux trouvaient leur compte dans cette solitude des solitudes, hantee autrefois par toutes les passions et toutes les voluptes. Il en reste bien encore quelque chose. Les Lavalliere, les Fontange, les Montespan repandent toujours dans les bosquets les douces senteurs de leurs chevelures denouees. Qui n'est pas amoureux a Versailles n'a jamais ete pris par les magies de l'amour. Georges et Valentine amoureux a Paris furent amoureux a Versailles. Avant le dejeuner, pour aiguiser la faim, ils s'egarerent dans le parc, elle, suspendue a son bras, lui, toujours penche pour lui baiser le front. C'etait un gracieux spectacle de les voir tous les deux, ivres de jeunesse, sans souci du monde, oublieux du temps et cueillant l'heure. Georges publiait meme qu'il avait a peine de quoi payer l'addition a l'hotel des Reservoirs. Il parait que ce ne fut pas un gracieux spectacle pour tout le monde, car un autre promeneur plus matinal encore faillit les heurter dans l'Ile d'amour. C'etait le comte de Xaintrailles. Comment etait-il la? C'etait bien simple: Mlle Emilie, la femme de chambre de la comtesse, le trahissait et la trahissait pour se venger de tous les deux. Mlle Emilie etait une de ces creatures qui fleurissent dans la fange parisienne. Fille de couturiere, elle avait eu des aspirations; mais elle avait manque de figure et de tenue pour prendre les premiers roles. Elle compta sur l'amour, mais elle eut d'abord a faire a un drole qui la roua de coups et la depouilla, quoiqu'elle n'eut encore rien. Elle se resigna a se faire femme de chambre, mais femme de chambre de grande maison, en attendant qu'elle put se faire servir elle-meme. C'etait un caractere par la volonte; elle n'aimait rien que l'argent. Elle etait fort caressante avec Mme de Xaintrailles; mais c'etait les caresses du chat qui cache ses griffes. A l'epoque ou la comtesse commencait a tourbillonner dans les galanteries romaines, le comte, qui aimait les femmes pourvu que ce fussent des femmes, avait fait deux doigts de cour a Mlle Emilie, en lui disant que c'etait en faveur des parisiennes. La femme de chambre fut charmee d'etre desagreable a sa maitresse. Si bien qu'un jour Valentine trouva cette fille en tete-a-tete avec le comte, qui voulut se sauver de la en disant que c'etait un quiproquo. La comtesse, qui n'etait pas serieusement jalouse, avait pardonne a Emilie, croyant se faire une creature. Mais la femme de chambre aimait trop les trahisons et les catastrophes pour ne pas garder son libre arbitre et pour ne pas tromper le mari et la femme. Elle y trouvait d'ailleurs son compte et elle aimait beaucoup l'argent. Voila pourquoi M. de Xaintrailles avait ete renseigne sur le voyage a Versailles. Que fit-il en les voyant dans l'Ile d'amour? Un contre deux: on pouvait le jeter a l'eau. Il se detourna pour mieux jouir du tableau de son malheur. Jusque-la, quoique separe de sa femme, non pas officiellement, mais par les fugues perpetuelles de Valentine, il croyait encore a la vertu de cette belle aventureuse. Il n'y avait plus a douter. "C'est bien, dit-il, je me vengerai." Les jeunes gens etaient si eperdus dans leur bonheur, si aveugles par ce nuage de volupte dont Homere a couvert Mars et Venus, qu'ils ne virent pas le mari. Une heure apres ils dejeunaient gaiement a l'hotel des Reservoirs, pendant que le mari dejeunait tristement a l'hotel de la Chasse. Pauvre mari! pourquoi ne pas dire: pauvres amants! Le soir meme, au cafe Anglais, Georges vit venir a lui deux hommes qu'il ne connaissait pas. Le plus grave prit la parole: "Vous etes bien M. le baron de Villafranca? --Oui, dit Georges, qui se rappelait avoir pris ce nom-la le matin a l'hotel des Reservoirs. --Monsieur, le comte de Xaintrailles se trouve offense par vous, il veut avoir demain matin raison de cette offense, voulez-vous nous dire les noms de vos temoins?" Georges dinait avec trois amis; il les regarda tous les trois: "Messieurs, leur dit-il, repondez." Deux des amis se leverent et accompagnerent tout de suite les ambassadeurs de M. de Xaintrailles jusque sur le boulevard. Ils revinrent bientot et demanderent a Georges s'il reconnaissait avoir offense le comte de Xaintrailles. "Non-seulement je l'ai offense, mais je veux l'offenser encore. Puisque ce n'est plus un secret, je vous dirai que j'adore sa femme, que ni lui ni ses temoins ne m'empecheront de l'adorer aujourd'hui, demain, toujours." On decida que le duel aurait lieu le lendemain a huit heures dans les bois de Meudon. On se battrait au pistolet parce que M. de Xaintrailles avait perdu l'habitude de faire des armes. On dina rapidement, apres quoi Georges courut a l'hotel du Louvre, ou Valentine l'attendait en lisant un journal du soir. "Demain, lui dit-il, vous apprendrez quelque chose en lisant le journal." Elle eut beau le questionner, il ne voulut pas dire un mot de plus. Mais il avait beau vouloir refouler son inquietude, une legere expression de melancolie passait sur sa figure. Il etait brave, mais il ne pouvait s'empecher de penser a tout le bonheur qu'il perdrait s'il etait tue le lendemain. Dans la soiree, Valentine parla de son mari; elle raconta a Georges comment il la laissait sans le sou, sous pretexte de sauvegarder sa dot, dont il ne voulait pas se desemparer. Par malheur, M. de Margival avait genereusement donne a sa fille plus qu'il ne devait lui donner. Elle ne pouvait donc plus compter sur lui. "Comment faire, dit-elle, pour ressaisir ma dot dans les mains crochues de cet avare? --Ah! pardieu! s'ecria Georges, qu'il ne se trouve jamais sur mon chemin, car je le provoque et je le tue en duel. --Je ne lui veux pas de mal, dit Valentine, mais vous me feriez la une belle grace." Il y eut un silence expressif. Elle continua: "Mais c'est surtout a lui que vous feriez une belle grace. Il a la goutte, il a la pierre, il a deja la mort dans le coeur. Quand je pense que je suis allee m'enchainer a ce tombeau, quand je pouvais me jeter dans vos bras et faire un mariage d'amour." Valentine se jeta dans les bras de Georges toute eploree et toute eperdue. "Ah! Georges, je vous aimais et je vous aime, tandis que cet homme je ne l'aimais pas et je le hais. Pourquoi Dieu a-t-il permis ce mariage sacrilege, quand il m'avait promise a vous?" Valentine eut tout un quart d'heure d'eloquence. Georges eut tout un quart d'heure de passion. "Ah! si je pouvais tuer demain M. de Xaintrailles!" se disait-il a lui-meme. Ils ne se tuerent ni l'un ni l'autre. M. de Xaintrailles tira le premier a vingt pas. Georges du Quesnoy se croyait sur de son coup, mais il ne fit que defriser son adversaire. M. de Xaintrailles voulut recommencer. Les temoins de Georges obtinrent que les deux adversaires partiraient de vingt-cinq pas et tireraient quand ils voudraient. Georges impatient tira le premier, toujours sur de lui. Quand M. de Xaintrailles fut a dix pas, les temoins de Georges lui crierent: "Tirez donc!" Il tirai mais n'atteignit pas non plus son rival. Tous les deux demanderent a recommencer, mais les temoins se recuserent, en disant que c'etait deja trop. Georges n'en revenait pas d'avoir casse tant de poupees et de n'avoir pu toucher un homme, car c'etait la premiere fois qu'il se battait au pistolet. Quand il raconta son duel a Valentine, il lui dit: "J'esperais vous apporter un extrait mortuaire, mais c'est a peine si j'ai coupe une meche de cheveux a votre mari." XVI QUE LE BONHEUR EST UN REVE QUAND ON N'A PAS D'ARGENT "Enfin, se disait Georges du Quesnoy, je tiens donc le bonheur sous la main. Mon ideal c'etait Valentine: j'ai fini par atteindre mon ideal." Ce n'etait pas encore le bonheur, Valentine n'aimait pas comme lui. C'etait la curieuse et l'affamee. Elle se jetait a travers la vie pour toucher a tout et pour mordre a tout. Mais elle avait trop d'aspirations pour se contenter des joies de l'amour cache. "Tu es trop belle pour m'aimer bien, disait Georges. Il faut que tu montres ta beaute a tout le monde. Tu aimes encore mieux l'admiration que l'amour. --Peut-etre, disait-elle. Je suis comme la vigne: j'eclate dans ma seve, je brise mon corset. Mon coeur m'emporte au triple galop a toutes les sensations. J'aime tout ce qui est beau: les robes et les chevaux, la fleur dans l'hiver, la neige dans l'ete, le soleil partout. Mon esprit a toujours soif et toujours faim." Georges lui disait souvent: "Vois-tu, ton amour est charmant, mais il a des entr'actes. Tu m'embrasses bien, mais tes levres sont distraites. Quand tu me regardes, c'est divin, mais tu vois plus loin que moi. Ah! Valentine, ce n'est pas la le veritable amour. Si tu m'aimais comme je t'aime, tu viendrais vers moi sans detourner la tete et sans regarder au-dela. --O mon Dieu, oui! repondait gaiement Valentine. Tu voudrais me comparer a la louve affamee, qui court chercher la pature de ses louveteaux, sans rien voir sur son chemin. Tu veux que je te serve mon coeur sans qu'une seule pensee etrangere l'agite et le fasse battre. Tu veux l'amour dans toute sa fureur et dans tout son aveuglement. Il y a peut-etre des femmes qui donnent cet amour-la; va les chercher." Et, se reprenant: "Non, prends-moi comme je suis. Vois-tu, mon cher Georges, tu ne seras jamais heureux, parce que tu cherches l'absolu. --Ah! tu sais bien qu'il n'y a point d'absolu." Si Georges n'etait pas heureux, meme dans son bonheur, c'est qu'il pressentait deja que Valentine lui echapperait comme un beau reve. Ce qui l'empechait aussi d'etre heureux, c'est qu'il n'avait pas d'argent et qu'il n'y a point d'amour sans argent--dans le beau monde. C'etait aussi le malheur de Valentine dans son bonheur. Quand le marquis Panino l'avait enlevee, il ne lui avait pas donne d'argent, mais il lui avait donne une vie fastueuse, a Bade, a Ems et ailleurs. Elle n'avait eu qu'a parler pour etre obeie dans tous ses caprices de grande dame et de grande prodigue. Le marquis Panino n'avait, pas jete moins de cent mille francs dans ce voyage d'agrement s'il en fut. C'etait meme pour cela qu'il l'avait "plantee la", comme on dit clans le beau monde. Il avait sans doute compris qu'avec de si belles dents elle lui croquerait sa fortune en quelques saisons. Rien n'est plus difficile, en amour, que de compter avec les femmes, ou plutot de leur apprendre a compter, surtout quand on a commence par prendre des airs de prince. Elles ne s'inquietent pas de la question d'argent, ou plutot elles ne veulent pas s'en inquieter. Est-ce qu'on marchande l'eau aux fleurs et le millet aux oiseaux? Une femme est une fleur et un oiseau. La comtesse de Xaintrailles etait venue echouer sans un sou a l'hotel du Louvre, poursuivie par son mari qui l'adorait, mais se cachant de lui. Si elle avait choisi cet hotel de provinciaux de l'arriere-province, c'est qu'elle savait bien que le comte n'irait pas la chercher la. Mais cela ne lui donnait pas d'argent. Une femme ne se fait jamais enlever sans ses diamants; mais la comtesse n'avait pas emporte sa parure des grands jours. A son arrivee a Paris, elle ne put mettre en gage qu'une broche et deux bagues. Les pendants d'oreilles etaient pour elle deux lumieres pour sa beaute: elle ne voulait pas les eteindre. Aussi ne fut-elle pas longtemps sans crier misere a sa femme de chambre. On sait que Mlle Emilie n'etait pas la premiere venue. Ancienne femme de chambre d'une actrice, c'etait une fille de ressources, pareille a ces anciens valets de comedie qui se mettaient en campagne pour trouver de l'argent a leur maitre. La comtesse s'etait attachee a sa femme de chambre, et n'avait pu s'en separer depuis son mariage, quoiqu'elle la trouvat trop familiere avec le comte. Mais, dans sa fierte, Valentine avait dit devant les plus belles Romaines qu'elle mettrait sur son blason: "Jalouse ne daigne." Ce n'etait pas pour s'inquieter des yeux noirs de sa femme de chambre, d'autant plus qu'elle se gardait bien de mettre le comte sous clef. Moins il etait avec elle, plus il s'en trouvait bien. Les femmes ne sont pas prevoyantes quand elles ont une fortune sous la main. Mais quand elles sont sans argent, elles se tournent vers le lendemain avec inquietude. Valentine se disait vaguement qu'elle avait encore sa dot, s'imaginant que deux cent mille francs sont un capital aujourd'hui. Mais comment reprendre sa dot? La femme de chambre lui amena un matin une marchande a la toilette de ses connaissances, qui lui preta sur cette dot cinq mille francs, comme si c'etait par amitie; d'autant plus que, ce jour-la, elle ne lui offrit rien de sa boutique. XVII LE MARI ET L'AMANT Georges du Quesnoy s'imaginait qu'il etait debarrasse du mari, mais il comptait sans le mari. M. de Xaintrailles avait commence par le commencement, c'est-a-dire par le duel, voulant se donner les airs d'un galant homme, mais il voulait finir par les tribunaux. Voila pourquoi un beau matin, le commissaire de police vint sonner a la porte de la comtesse, au n deg. 17 de l'hotel du Louvre. La femme de chambre, qui trahissait toujours le mari et la femme, poussa un cri et tomba en syncope; comme si elle n'eut pas ete prevenue de cette visite inopportune. Mme de Xaintrailles, qui entendit ce cri, pressentit un malheur: elle se jeta hors du lit pour aller fermer le verrou de sa chambre; mais il etait deja trop tard. Le commissaire de police parut sur le seuil. Il n'etait pas seul: M. de Xaintrailles se montra presque aussitot. Le flagrant delit fut constate, car la comtesse non plus n'etait pas seule. La comtesse se jeta au-devant de son mari: "Quoi! lui dit-elle, furieuse, echevelee, menacante, vous n'avez pas honte de venir ainsi chez moi! --Chez vous! madame, dit M. de Xaintrailles, je suis chez moi. --Vous etes chez moi!" lui cria Georges du Quesnoy, qui venait d'arracher le rideau du lit pour se draper dedans. Ce fut une vraie tragi-comedie. Georges du Quesnoy voulut avoir raison du commissaire et du mari, mais il n'etait pas assez habille pour cela. Pourtant il les secoua si rudement tous les deux que le commissaire de police appela deux agents qui attendaient dans le salon. La force representait la loi, la loi representait la force. Valentine finit par demander grace a son mari. "Monsieur, je vous abandonne ma dot, mais laissez-moi libre." Le mari n'avait plus d'oreilles pour sa femme. Le soir, elle couchait au couvent des Dames-Sainte-Marie. Georges du Quesnoy couchait a la Conciergerie, non pour le flagrant delit, mais pour coups et blessures. Il avait pu parler un instant a la femme de chambre en quittant le Grand-Hotel. "Je ferai votre fortune, lui dit-il, mais repondez toujours que vous ne savez pas qui je suis." En arrivant au greffe de la Conciergerie, il avait pu s'entendre avec Mme de Xaintrailles. Comme quelques aventureux qui sont un peu aventuriers, Georges avait dans sa poche des cartes toutes faites pour les deux pseudonymes qui lui servaient souvent: EDMOND LEBRUN CHIMISTE. Regent street, 93. Et celle-la: BARON DE VILLAFRANCA Hotel du Louvre. Lorsque le commissaire de police l'interrogea, il s'empressa de repondre qu'il se nommait Edmond Lebrun, chimiste, ne a Turin, domicilie a Londres, habitant l'hotel du Louvre pendant son passage a Paris. Quand le juge d'instruction l'interrogea le lendemain, il le serra de pres par ses questions. Mais il etait homme a tenir tete a tous les juges d'instruction. Il lui fagota une histoire si vraisemblable, que celui-ci n'y vit que la verite. "Mais pourtant, monsieur, on ne vous connait pas au Grand-Hotel d'autre appartement que celui de Mme de Xaintrailles. --Je suis venu de Londres tout expres pour la voir. --Vous la connaissiez donc? --Je l'ai connue a Rome, a Nice, a Bade. --Pourquoi ce nom de Villafranca quand vous vous etes battu avec le comte? --Quand je voyage, je prends un titre qui appartient a ma famille, je suis baron de Villafranca, mais le nom de mon pere comme le mien est tout simplement Lebrun. Je me nomme Edmond Lebrun." Malgre les coups et blessures, Georges, grace a son pere, finit par obtenir sa liberte jusqu'au jour ou il devrait repondre a l'accusation d'adultere. La prevention fut longue, comme toujours; mais le matin meme ou le proces fut appele, aucun accuse ne repondit a l'appel. Les curieux en furent pour leur curiosite, car l'affaire ne vint pas. M. de Xaintrailles, pour l'honneur de son nom, avait enfin compris qu'il etait indigne de lui de faire ce proces. On rendit une ordonnance de non-lieu. Il esperait que Georges du Quesnoy, a cause des coups et blessures, ne reparaitrait pas de sitot. Aussi chercha-t-il a se rapprocher de sa femme par toute une comedie sentimentale. Mais Valentine avait mis sur son blason: JE N'OUBLIE PAS. Non-seulement elle n'oubliait pas, mais elle voulait se venger. Elle refusa de recevoir M. de Xaintrailles, quelles que fussent les prieres de ses billets doux. Elle demanda une separation de corps, voulant enfin disposer de sa fortune. Mais M. de Xaintrailles lui fit croire que la justice n'avait que suspendu son action; si Valentine refusait de se remettre avec lui, il finirait par la faire condamner comme adultere. Il la menaca d'ailleurs de lui envoyer les gendarmes pour la reintegrer au domicile conjugal. La comtesse etait desesperee; elle se penchait a toute heure a sa fenetre de l'hotel du Louvre, ou elle etait retournee, comme si elle dut voir revenir Georges du Quesnoy. Elle avait repris sa femme de chambre, qui s'etait jure a elle-meme de ne plus trahir sa maitresse, parce que le comte ne l'avait pas recompensee. Huit jours se passerent sans que la comtesse vit venir son amant. Enfin, un soir, vers minuit, on sonna a sa porte. Elle savait bien que ce n'etait pas son mari. Elle ouvrit elle-meme, la femme de chambre etant deja endormie. "C'est toi! --Enfin!". Et des etreintes a perdre l'ame. "J'ai devine que tu reviendrais ici, voila pourquoi j'y suis revenue. Que m'importe l'opinion des gens de cet hotel! L'opinion, c'est toi: si tu es content, je suis contente." On se conta les ennuis et les anxietes de la prison et du couvent; on avait pu s'ecrire, mais on n'avait pas tout dit; la haine contre M. de Xaintrailles s'etait accrue de toutes les douleurs subies depuis trois mois. "Je me vengerai, dit Valentine. --Je te vengerai, dit Georges. --Songe qu'il tient ma fortune et qu'il me laisse sans argent. Georges etait desespere de ne pouvoir mettre une fortune aux pieds de Valentine. "Combien a-t-il a toi?. --200,000 francs! toute ma dot. Il n'a pas pu la manger, puisque je suis mariee sous le regime dotal. --Que dit ton pere? --Mon pere lui donne tort, mais il me donne tort aussi. Il est d'ailleurs malade a Margival. Il ne veut pas encore revenir a Paris. Mes deux avocats, Me Allou et Me Carraby, me disent que je ne puis demander la separation de corps si je ne suis d'accord avec mon mari. Et, d'ailleurs, meme si on me donne raison contre lui, ce sera bien long. Le comte veut que je revienne chez lui. Que vais-je faire? que vais-je devenir? --Comptez sur moi, dit Georges." Mais il ne pouvait pas meme compter sur lui. Vers une heure du matin, comme Georges allait sortir de l'hotel du Louvre, il fut rappele par une voix de femme. C'etait la femme de chambre de la comtesse. "Monsieur, lui dit-elle, il ne faut pas que madame sache que je vous parle, mais je vous avertis que nous sommes tout a fait sans argent. On fait credit a madame sur sa bonne mine et sur son titre de comtesse, mais les creanciers se facheront bientot. Par exemple, avant-hier, nous avons achete des dentelles aux magasins du Louvre, je les ai portees au Mont-de-Piete et je n'ai eu que 1,000 francs qui on ete eparpilles dans la journee, car madame devait ici avant d'aller au couvent. Ce qui ne l'a pas empechee de donner cinq louis a une pauvre femme qui portait deux enfants dans ses bras. Or, aujourd'hui, on est deja venu deux fois des magasins du Louvre. Jugez donc si on savait que nous avons mis les dentelles au Mont-de-Piete! --Que vous ont-elles coute? --Je crois bien que c'est 2,400 francs." Georges du Quesnoy fouillait dans sa poche. "Tenez, ma chere, voila cinq louis, ne dites pas a la comtesse que je vous les ai donnes; si on revient des magasins du Louvre, vous enverrez chez moi; mais ne prenez pas la fievre, ni vous ni votre maitresse: je veille sur vous. --Voyez-vous, monsieur, il n'y a qu'une chose a faire, c'est de se debarrasser du mari. --Vous en parlez bien a votre aise. --Ayez encore un duel avec lui, cette fois vous ne le manquerez pas." Georges alluma un cigare sous les arcades de la rue de Rivoli. "Cette fille a raison, dit-il, il faut se debarrasser du mari." Comme il disait ces mots, l'heure tintait a Saint-Germain-l'Auxerrois, ce qui le ramena a ses impressions du monde invisible. XVII LA PREFACE DU CRIME C'etait un vendredi; M. de Nieuwerkerke recevait. La plupart des invites etaient deja partis, il ne restait plus chez lui que les intimes, qui assistaient, tout en fumant, aux spirituelles caricatures d'Eugene Giraud. Un peintre sortit, un ami de Georges du Quesnoy. Il le reconnut dans la nuit. "Bonsoir, Georges, que diable fais-tu la a cette heure occulte? Est-ce que tu songes a aller coucher avec la Venus de Milo? --Non, je n'aime pas les femmes de marbre. --Ni les antiques! --Ah! que vous etes heureux, vous autres artistes, vous vivez de rien quand vous n'avez rien; vous ne vous eparpillez pas aux quatre coins du monde. Vous etes consoles de tout par la passion de l'art. --Je te croyais l'homme du monde le plus heureux. Je t'ai rencontre avec la plus belle femme que j'aie vue, et on m'a dit que tu faisais de l'or. --Allons donc! je fais de la chimie et point de l'alchimie. Cela couterait d'ailleurs plus cher a faire de l'or qu'a en acheter. --Je ne suis pas en peine, tu es de ceux qui ne restent pas en chemin. Quand on te voit, on juge que tu monteras haut. Adieu, je vais me coucher." Reste seul, Georges murmura: "Je monterai haut. Si j'etais superstitieux, je dirais que tout me conduit a la guillotine." Il vit alors dans les parterres du Louvre une guillotine avec le bourreau, le pretre et le condamne. Dans l'apres-midi du lendemain, Emilie lui apporta cette lettre de sa maitresse: _Mon ami, Je suis desesperee; M. Dufaure, avocat de mon mari, est venu me voir tout a l'heure. Il m'a dit les choses les plus eloquentes en me parlant du devoir. Si tu ne viens pas tout de suite me voir, je serai peut-etre assez bete pour retourner avec le comte. Tu sais, d'ailleurs, que je n'ai pas d'argent et que je ne veux pas que tu m'en donnes. Je t'attends. VALENTINE._ "Oh monsieur! dit la femme de chambre, c'est moi qui suis au desespoir. Nous voyez-vous rentrer avec monsieur? Il parait qu'il nous emmenera a Rio de Janeiro. C'est a se jeter a l'eau. Vous n'etes pas un homme a ne pas trouver un truc pour nous tirer de la. Du reste, moi je m'en moque, parce que moi je ne partirai pas. Chacun a ses affaires a Paris. --Je comprends, vous ne voulez pas emmener votre amant au dela des mers? Vous figurez-vous que je vais laisser partir Valentine? Jamais! --Comment ferez-vous? --Ah! si vous vouliez etre de moitie dans l'aventure, ce serait bientot fait. --Voyons, parlez." Georges ne parla pas si vite. "Non, dit-il. C'est tenter le diable: Souvent femme varie, Bien fol qui s'y fie. --Vous ne me connaissez pas! je ne suis pas une grue, ni une eventee. --Qu'est-ce que votre amant? --Mon amant? J'en avais deux, un surnumeraire a la Banque et.... --Et?.... --Le comte de Xaintrailles! --Quoi! vous trahissiez la comtesse? --Non, je trahissais le comte: il n'avait pas de secret pour moi et je n'avais pas de secret pour madame. --O temps! o moeurs! s'ecria Georges, qui ne pouvait s'empecher de "blaguer", meme dans les moments les plus critiques. --Oui, mais maintenant, n-i ni, c'est fini. --Vous ne pourriez pas le reacpincer, cet Othello? --Oh! il ne faudrait pas me mettre en quatre pour cela. --Eh bien, allez-y gaiement, je vous dirai pourquoi. --Non, dites-le-moi d'abord. --C'est que quand vous serez redevenue sa maitresse, nous serons maitres de lui. --J'y vais de ce pas. --Allons donc! --Comme je vous le dis! Voici une lettre que madame vient de me donner pour le comte; au lieu de la mettre a la poste, je cours la lui porter." Et Emilie partit du pied gauche pour aller trouver le comte qu'elle ne voyait plus, tandis que Georges du Quesnoy partait pour l'hotel du Louvre. Il la rappela dans l'escalier: "Pas un mot au surnumeraire. --Etes-vous bete! --Je connais du monde a la Banque, je vous reponds qu'il fera son chemin. --J'en accepte l'augure." Quand Georges du Quesnoy fut avec Mme de Xaintrailles, il s'apercut que l'avocat du comte avait bouleverse ce jeune esprit ardent a tout, meme au bien. Elle avait deja tempere sa passion. Elle comprenait qu'une femme bien nee doit etre prete a tous les sacrifices. On lui pardonnerait ses folies, qui n'etaient que des folies d'une heure, si elle redevenait loyalement la comtesse de Xaintrailles. Au contraire, que ferait-elle en se maintenant dans sa revolte? Le comte, justement blesse, la punirait en s'opposant a une separation de corps. Il continuerait a retenir ses biens. Son pere menacait de ne plus la recevoir. Elle n'avait pas a Paris une seule amie qui lui tendit la main. "Tant pis, mon cher, dit-elle a Georges. C'est l'heure de la resignation. --Ah! si j'avais tue votre mari en duel! --Oui, vous avez manque l'occasion ce jour-la de faire notre bonheur a tous les trois." Et quoiqu'elle eut bien envie de pleurer, Valentine se mit a rire. Georges du Quesnoy etait au paroxysme de la passion. En la voyant si belle, en la voyant si pres de lui echapper, il jura qu'elle ne serait plus au comte. Le soir, il eut une seconde conference avec la femme de chambre. Emilie lui conta qu'elle avait ete fort mal recue par M. de Xaintrailles. Il etait malade. Elle avait penetre jusqu'a son lit, mais il s'etait ecrie qu'il ne la voulait plus voir tout en lui montrant la porte. "Alors, vous ne le verrez plus? --Je ne suis pas fille a obeir quand on me dit de m'en aller. J'ai si bien fait mon compte, qu'une demi-heure apres j'etais encore au chevet de M. Xaintrailles, lui rappelant les beaux jours de Rome et de Tivoli, quand il me disait que plus je l'aimais, plus il aimait sa femme. En un mot, j'ai triomphe a ce point qu'il m'a priee de retourner demain. Il a fini par me dire: "Tu as bien fait de venir me demander ton pardon, sans quoi je ne t'aurais pas gardee quand la comtesse va revenir chez moi." --Quoi! s'ecria Georges, il en est si sur que cela? --Oui, son avocat n'en doute pas. --Eh bien, il etait temps de se mettre en travers. Georges du Quesnoy demanda a Emilie quelle etait la maladie du comte. Elle lui repondit que c'etait une nevralgie qui lui faisait souffrir mille morts. Il souffrait en outre de la goutte et de la pierre, mais son medecin, qui etait venu ce jour-la, lui promettait que dans huit jours il serait debout. --Eh bien, je vous reponds que dans huit jours il ne sera pas debout, dit Georges en se mordant les levres. Vers minuit il alla se jeter encore aux pieds de la comtesse de Xaintrailles, pour lui dire tout son desespoir, a la seule idee de la voir retourner avec son mari. Elle parut bien peu touchee; elle semblait n'ecouter que son devoir, ou plutot elle etait toute soumise encore aux conseils de M. Dufaure. Le celebre jurisconsulte lui avait montre le neant de toutes ces passions baties, sur un volcan, qui n'enfantent que la douleur et le remords. "Non, se disait-elle, quand on porte mon nom, on n'a pas le droit de trahir la societe. Je veux reconquerir la consideration; le bonheur que vous me donnez m'epouvante. Je vous aime encore, mais je sens que je vous hairais bientot. Je vais quitter cet hotel de malheur.... --Pouvez-vous dire cela? Valentine. --Cet hotel de bonheur, si vous voulez. J'ai deja envoye ma femme de chambre au comte pour le soigner. Moi, je vais retourner au couvent pour faire quarantaine." Georges eut toutes les eloquences, toutes les caresses, toutes les coleres. "Quoi! lui dit-il, je vous avais presque oubliee; c'est vous qui m'avez appele, et c'est vous qui me rejetez. Que voulez-vous que je fasse dans ce desespoir? Ce sera le coup mortel. --Vous vivrez de souvenirs, comme moi. Ou plutot, comme vous etes un homme, vous oublierez et vous aimerez une autre femme. Pour moi, je vous jure que je n'aurai aime que vous. Votre souvenir sera ma seule joie. --J'etais deja perdu a moitie, reprit Georges en marchant a grands pas, vous me precipitez au fond de l'abime, au lieu de me sauver. --Mon ami, ne dites pas cela. Vous savez que si je le puis, je vous tendrai les bras. Jusqu'ici vous avez perdu votre temps, mais vous etes si jeune que vous vous releverez de toutes vos folies. Je connais trois ministres, voulez-vous que j'aille les trouver pour vous? Je n'ai pas encore perdu mon credit, voulez-vous etre magistrat, consul, sous-prefet? --C'est cela; vous voulez m'exiler. --Vous etes fou! je veux vous emprisonner dans un devoir rigoureux, comme je veux m'emprisonner moi-meme dans la maison de mon mari." Georges prit la main de Valentine. "Eh bien, non, c'est au dela de mes forces. J'aime mieux mourir que de vous perdre." Et, se penchant pour l'embrasser: "Tu ne sais donc pas comme je t'aime?" La comtesse leva ses beaux yeux sur son amant. "Tu ne sais donc pas comme je t'aime aussi?" dit-elle. Il retomba a ses pieds et il pleura. Elle pleura aussi. Il croyait l'avoir reconquise, mais elle se releva de cette rechute. "Non, mon ami, lui dit-elle, je ne serai plus votre maitresse. Vous etes cruel de me decourager. Redevenez un homme et non un enfant. --Si je vous decourage, c'est parce que je sais bien que vous voulez jouer un role qui n'est pas le votre. Les femmes ne se repentent jamais si jeunes. --Je m'appelle Valentine, mais je m'appelle aussi Madeleine. --Madeleine ne s'est repentie que parce qu'elle a aime Dieu lui-meme. Mais ce n'est jamais avec M. de Xaintrailles que vous vous repentirez. Vous aller tenter l'impossible; aussi, dans six mois, vous aurez plante la votre mari pour la troisieme fois; car ne m'avez-vous pas dit vous-meme que vous aviez voulu vous repentir avec M. de Xaintrailles de votre aventure avec le marquis Panino? --Eh bien, si je n'ai pas la force du devoir, j'aurai la force de l'amour: je viendrai me jeter encore dans vos bras. Mais, pour aujourd'hui, ne perdez pas votre temps; je vous jure que vous ne gagnerez rien. --Vous me donnerez un quart d'heure de grace? --Je vous offrirai a diner, si vous voulez, a la condition que vous me donnerez de l'appetit." Ils dinerent ensemble dans le petit salon, comme ils avaient souvent dine aux meilleurs jours de leur passion. Georges voulait encore se faire illusion, tout en s'avouant que c'etait lui qui avait toujours ete domine. Elle avait eu beau s'abandonner avec les voluptueuses lachetes de l'esclave, il n'etait jamais parvenu a se rendre maitre de cet esprit rebelle. La raison, ce n'est pas seulement sa timidite presque enfantine dans le Parc-aux-Grives; c'etait qu'il l'aimait trop. Pour Valentine, quand elle etait devant lui, il y avait toujours une societe, une famille, un Dieu. Pour lui, il n'y avait plus rien que Valentine. Apres le diner, il aurait bien voulu rester encore--rester toujours,--mais Valentine lui dit qu'elle avait promis a M. de Xaintrailles d'aller passer une heure avec lui, et que, pour rien au monde, elle ne manquerait a cette promesse. "Songez donc, lui dit-elle, il est si malade que ce serait un homicide." Il fallut bien que Georges se resignat. "A demain, dit-il a Valentine. --Qui sait!" repondit-elle. Mais elle le vit si triste, qu'elle se hata d'ajouter un de ces _oui_ charmants que les femmes savent si bien dire. Georges eut peut-etre, d'ailleurs, insiste davantage, s'il n'eut ete attendu a une table de jeu, car le bonheur ne lui avait pas fait perdre ses bonnes habitudes des jours malheureux. Le lendemain, quand il vint pour voir la comtesse, elle n'y etait pas. Il vint jusqu'a trois fois sans la trouver. Il revint le surlendemain. Cette fois, on lui donna ce mot: "Adieu! nous ne nous verrons plus. Si vous m'aimez encore, ne cherchez pas a me rencontrer." Georges devint pale. Il eut froid au coeur; il lui sembla qu'il allait mourir. Il questionna, et on lui apprit que la comtesse avait quitte l'hotel pour n'y pas revenir. Elle etait retournee au couvent de Sainte-Marie. Il courut au couvent, mais ne fut pas recu. On lui apprit que la comtesse etait toute seule, meme sans sa femme de chambre. Il ecrivit, mais on ne lui repondit pas. Il etait si desespere qu'il en devint presque fou. Cette fois c'en etait fait. Valentine mariee n'etait pas si loin que ne le devenait Valentine repentie. Il ne la verrait donc plus! Il ne rallumerait pas cette belle passion qui le tuait dans les delires et les delices! Il fallait donc tenter l'impossible pour arracher cette pecheresse a son repentir! Pour la ramener dans ses bras, plus egaree que jamais, pour lui prouver que la vie c'etait l'amour! Mais il aurait beau faire, c'etait tenter l'impossible, a moins que le comte ne mourut. "C'est moi qui suis mort!" s'ecriait Georges. Il s'etait si bien habitue au savoureux parfum de Valentine, qu'il voulut habiter la chambre meme quelle occupait a l'hotel du Louvre. Aucun voyageur n'y etait encore entre; il s'y precipita et s'y enferma avec une sombre volupte. Il se jeta sur le lit, il baisa l'oreiller, il s'enroula dans les couvertures. Il aurait voulu rattraper de chez la blanchisseuse les draps de la comtesse. "Ici, se disait-il, au moins je ne suis pas aussi loin d'elle! je la sens partout! Cette pendule-la parlait de moi." Et il portait ses levres partout et sur toutes choses, ne comprenant pas lui-meme que la folie humaine puisse egarer ainsi un homme. "Oh! Valentine, Valentine! comme je vous aime!" dit-il en tombant agenouille devant le lit. Quoiqu'il n'eut pas beaucoup d'argent, il paya huit jours d'avance pour etre bien sur qu'on ne lui enleverait pas la chambre de Valentine. Dans l'aveuglement de sa passion, il se hasarda rue de Penthievre, jusqu'a l'appartement du comte. Ce fut Emilie qui vint lui ouvrir. "Pourquoi avez-vous quitte la comtesse? --Je ne l'ai pas quittee pour longtemps, puisqu'elle doit venir ici la semaine prochaine. D'ailleurs, vous savez bien que je suis devenue la garde malade du comte. --Comment va-t-il? --Vous etes bien bon! ni bien ni mal. Mais il a trop de maladies a la fois pour en avoir une bonne. --Il faut que je voie la comtesse. --Ah! si madame a dit non, c'est non! Je la connais encore mieux que vous; quand vous verrez madame, c'est que madame voudra vous voir. --Elle vient ici? --Oui! elle est venue hier, elle reviendra demain. Mais je suppose que vous ne songez pas a lui donner ici un rendez-vous. D'ailleurs, elle ne vient pas seule; elle est accompagnee de Mme de Fromentel, une autre femme romanesque, qui, depuis la mort tragique de votre frere, passe la moitie de sa vie a pleurer au couvent de Sainte-Marie. --Il faut pourtant que je voie Valentine. Je lui ai ecrit, elle ne me repond pas. Si vous la voyez demain, dites-lui bien que tout ceci finira mal." Cette petite conversation se passait, moitie dans l'antichambre, moitie sur le palier; car ni Georges ni Emilie n'avaient franchi le seuil. La femme de chambre baissa la voix pour murmurer: "Tout ca finirait bien, si le comte aimait assez sa femme pour en mourir." XIX LE CRIME Cependant Georges n'etait plus maitre de sa passion ni de son desespoir. Il souffrait les mille morts de l'amour. Il ne dormait pas, il ne mangeait pas, il ne vivait pas. Il subissait tous les tourments et toutes les angoisses. Cette femme attendue si longtemps! Cette femme retrouvee et reperdue, Dieu la lui rendrait-il? "Mais il n'y a pas de Dieu, dit-il avec colere. Il n'y a pas de Dieu, puisque le bonheur est impossible, puisque la vie est trahie a chaque pas, puisque les reves ne sont pas des reves, puisque notre pain quotidien est la douleur, puisqu'une heure de joie se paye par une eternite de larmes!" Et quand Georges eut bien declame ces imprecations, il s'ecria: "Si Dieu n'existe pas, c'est aux hommes forts a faire la justice. Pourquoi ne tuerais-je pas le comte de Xaintrailles, puisque c'est lui qui m'a vole mon bonheur?" Il s'enhardit dans cette belle idee, en appelant a lui tous les docteurs de l'atheisme. Qu'est-ce qu'un homme inutile de plus ou de moins? Cesar, Napoleon, ne passent pas pour des homicides, quoiqu'ils aient tue des millions d'hommes. Ce fut en vain que son imagination--ou sa conscience--lui montrait a l'horizon la guillotine, que la chiromancienne lui avait predite; il etait decide a tout braver, etouffant en lui toute prescience et toute divination; niant les mysteres de l'inconnu, apres les avoir expliques. "Mais comment me debarrasser de cet homme?" se demandait Georges. On s'habitue au crime comme au poison. A la premiere idee, on se revolte; la conscience ferme la porte, c'est a peine si on ose regarder le crime par la fenetre. C'est aussi l'histoire de la femme qui s'effraye d'abord de prendre un amant. Quand elle s'abandonne a cette pensee, elle croit encore que c'est un reve irrealisable. Quand elle savoure par avance les voluptes de l'amour, elle ne peut pas s'imaginer qu'elle franchira jamais le Rubicon. La minute qui precede le crime ou la chute semble l'eternite: on n'y arrivera jamais. Georges etait bien ne; il appartenait a ce monde chretien qui se resigne et qui ne se revolte pas. Il avait vecu sa premiere jeunesse dans toutes les soumissions aux lois de l'Evangile, ce code des codes. Le paradoxe avait hante ses levres sans descendre dans son coeur; il sentait Dieu en lui. L'amour de la famille le sauvegardait, comme l'amour des lettres, car il avait trouve dans l'histoire une seconde famille. Tous ceux que le genie a doues etaient des siens, depuis Hesiode jusqu'a Lamartine, depuis Achille jusqu'a Napoleon, depuis Apelle jusqu'a Delacroix. Si, au temps de ses etudes; quand il prenait la plume pour expliquer les maitres de toutes les langues, on lui eut dit: "Cette main-la frappera du poignard, ou versera le poison," il se fut noblement indigne, en s'ecriant: "Je me nomme Georges du Quesnoy, du nom de mon pere." Et il eut pris a temoin toutes les figures qui lui etaient sympathiques, tous ses amis d'election dans le monde ancien et dans le monde moderne. Ce qui l'eut indigne alors l'indigna encore, meme apres ses decheances morales, quand le desoeuvrement eut couvert cette intelligence d'elite dont on pouvait tout esperer; mais l'homme avait trop abdique pour que la passion ne fut pas plus forte que son coeur. Il n'etait plus capable que de faire un sacrifice a lui-meme, l'homme perissable, au lieu de le faire a sa conscience, l'ame immortelle. En quelques jours, Georges s'habitua donc au crime. Mais comment pratiquer le crime? S'il eut obei a son temperament, il eut pris le poignard, car il gardait une haine violente a cet homme qui l'avait jete en prison, pour ce qu'il appelait un delit de droit commun; mais il choisit le poison, pour pouvoir cacher son crime a tout le monde, surtout a Valentine. Il pensa d'abord au poison des Indiens. Il irait trouver le comte de Xaintrailles; il lui demanderait raison de ses nuits blanches a la Conciergerie, de sa fievre de prisonnier; dans sa colere, il lui saisirait le bras et ferait penetrer le poison dans la chair, par les angles d'une bague imbibee. Tout le monde sait que ce poison est le plus violent et le plus rapide. Ou bien encore, il verserait dans un des breuvages du malade son fameux poison des Medicis, soit celui qui tue a l'instant meme, soit celui qui tue lentement. Grace a la femme de chambre, consciente ou inconsciente, cela n'etait pas bien difficile. Ou bien encore, il porterait a Emilie, pour tenir compagnie au comte, le cerf-volant du charnier qui donne le charbon. Et l'aconit, ce capuchon de Venus, avec ses jolies fleurs blanches et violettes qui vous endorment dans l'eternite! Mais, comme depuis quelque temps il avait etudie les effets inouis de l'eau de laurier-cerise, il se decida a se servir de ce poison, peut-etre parce que c'etait le plus nouveau. Il etait, d'ailleurs, arme de toutes pieces. A partir du jour ou il concut le crime, quoiqu'il ne fut pas bien decide a le commettre, il portait toujours sur lui trois ou quatre poisons, sans parler d'un revolver americain, un bijou s'il en fut. Georges avait traverse plus d'une aventure perilleuse. Il disait que rien ne preserve de la mort comme la mort elle-meme. Il ne sortait donc jamais sans elle. Il ne hata pas les choses, esperant encore que M. de Xaintrailles mourrait de sa belle mort. Le lendemain, il retourna rue de Penthievre, esperant toujours voir Mme de Xaintrailles; mais ce jour-la elle ne vint pas. Il retourna le surlendemain. A le voir errer par la rue, avec l'inquietude peinte sur sa figure de plus en plus palissante, les sergents de ville commencaient a se confier qu'il meditait sans doute un mauvais coup, a moins qu'il ne meditat tout simplement d'enlever une des dames du quartier. A force d'aller et de venir ce jour-la sans voir arriver Valentine, Georges se decida pour la seconde fois a monter chez M. de Xaintrailles. Ce fut la cuisiniere qui lui ouvrit. Il ne voulut pas entrer, disant qu'il ne voulait parler qu'a la femme de chambre. La cuisiniere alla avertir Emilie, qui vint sur le palier, a moitie endormie, parce qu'elle ne s'etait pas couchee la derniere nuit. "Ce n'est pas moi que vous voulez voir, dit la femme de chambre a Georges, mais je vous avertis que vous ne verrez plus madame; elle est venue ce matin avec son pere; la reconciliation a ete des plus touchantes. Je ne dis pas que cela amuse beaucoup madame, mais elle s'y resigne. Dans quelques jours, elle partira pour le Bresil ou pour la Perse, car on ne sait pas encore ou monsieur sera nomme ministre. --Le comte va donc mieux? --Helas! oui. Pourtant, selon moi, il a encore une patte dans la tombe; les nuits sont tres-mauvaises; la fievre le fait divaguer comme un fou; pour moi, je suis au bout de mes forces. --Jetez-lui donc sur le nez un mouchoir imbibe de chloroforme, pour le calmer un peu. --Oui, mais je n'ai pas de chloroforme. Justement je voulais en demander au medecin parce que j'ai mal aux dents." Georges donna a Emilie une petite fiole, fermee a l'emeri, pleine d'extrait de laurier-cerise. "Qu'a cela ne tienne, dit-il, voila qui vaut mieux que du chloroforme. Si vous buviez tout cela, vous n'auriez plus jamais mal aux dents. Mais vous avez trop d'esprit pour faire une betise, surtout quand je pense a votre fortune. Bonsoir." Georges n'ajouta pas un mot. Des qu'il fut sorti, il alla droit au cafe de la Paix pour ecrire a Mme de Xaintrailles; mais il eut beau donner cent sous a l'Auvergnat qui porta la lettre, cet homme ne rapporta pas de reponse. "Oui, dit-il, c'est bien fini, a moins que le comte ne s'en releve pas." Et apres avoir pense a sa fiole d'extrait de laurier-cerise: --Si Emilie me comprenait! murmura-t-il. Mais je ne me suis pas assez bien explique pour me faire comprendre. Le soir, quoiqu'il n'eut pas trop l'esperance de rencontrer Valentine rue de Penthievre, il y retourna aussitot son diner; un diner sommaire s'il en fut, car depuis quelques jours il n'avait pas faim. Apres avoir depeche une fruitiere a la femme de chambre, comme cette fille refusait de descendre, il monta pour lui parler. Cette fois ce fut le valet de chambre, qui lui ouvrit. La femme de chambre vint bientot et lui dit qu'il etait fou de se montrer dans la maison. "Heureusement, ajouta-t-elle, que j'ai dit que vous etiez medecin; mais, je vous en prie, ne venez plus, si vous voulez que tout aille bien. --L'eau de laurier-cerise a-t-elle calme votre mal de dents? --Je crois bien! a la premiere goutte, je dormais debout. --C'est souverain! Vous pouvez en donner au comte, avec l'approbation de son medecin. Il vous signera une ordonnance. Il le faut, car s'il arrivait un malheur, on ne manquerait pas de dire que vous avez voulu empoisonner ce moribond. --Est-ce que c'est du poison? --Oui, si on prenait toute la fiole dans une tisane. --A bon entendeur, salut! Mais allez-vous-en bien vite." On montait dans l'escalier. C'etait une femme. Georges ne fut pas peu surpris de reconnaitre Valentine. Elle etait preoccupee et ne regardait pas; si bien qu'elle ne vit pas que c'etait lui quand il lui saisit la main. "Vous!" s'ecria-t-elle. Elle faillit se trouver mal. "Oui, je vous poursuivrai jusque chez votre mari. Je veux vous voir et vous parler, ne fut-ce que pour la derniere fois. --Georges! vous allez me perdre. Que dirait-on si on vous voyait ici? --On dira ce qu'on voudra. J'ai le coeur brise; j'ai la tete perdue. --De grace! laissez-moi, dit la comtesse en degageant sa main. Vous savez bien que tout est fini. --Je sais que je veux vous voir encore, ne fut-ce qu'une heure, ne fut-ce qu'un instant. Georges avait ressaisi la main de Mme de Xaintrailles. --Eh bien, dit-elle, subissant cette volonte plus forte que la sienne, demain matin, a dix heures, j'irai vous voir a l'Hotel du Louvre. --Vous me le jurez? --Je vous le jure!" On se separa. Je ne sais si le comte remarqua que sa femme etait tres-emue en venant lui dire bonsoir. Il se plaignit d'etre plus malade que le matin. Son medecin avait eu peur d'un erysipele; sa nevralgie etait plus insupportable que jamais: "Quelle nuit je vais passer!" dit-il. La comtesse lui promit de venir le veiller le lendemain. Elle lui proposa meme de rester ce jour-la; mais M. de Xaintrailles lui dit qu'elle etait trop bien habillee pour cela. Le bruit de sa robe de soie l'agacait, tant il etait enerve. Ils se dirent adieu, sans se douter que ce fut le dernier adieu. Le medecin revint vers onze heures; le comte dormait. La femme de chambre dit qu'il fallait une potion pour que la nuit fut bonne, car elle ne doutait pas que le comte ne se reveillat bientot. Elle parla d'eau de laurier-cerises, disant qu'un ami de M. de Xaintrailles lui avait conseille d'en prendre quelques gouttes dans du lait. Le medecin ne fit aucune difficulte de signer une ordonnance d'eau de laurier-cerise. Il etait venu entre deux entr'actes des Italiens, en se disant sans doute que cette visite payerait sa stalle. Il raffolait de la Patti, qui chantait pour la derniere fois. LIVRE III LES MAINS PLEINES DE SANG La mort n'est pas une porte qui se ferme, c'est une porte qui s'ouvre. Mais la porte de l'Enfer s'ouvre sur le Paradis. OCTAVE DE PARISIS. Dieu a cree une peine pour chaque joie. La porte du Paradis s'ouvre sur l'Enfer. Mais la porte de l'Enfer s'ouvre sur le Paradis. Mlle CLEOPATRE. L'amour qui perd son bien est comme Promethee sur son rocher. Il ne voit rien autour de lui, rien que la mer, qui vient pleurer ses larmes trois fois ameres jusqu'a ses pieds meurtris. Il attend, mais le vautour vient seul, qui, sous son bec affame, lui boit le coeur jusqu'a la derniere goutte de sang. GEORGES DU QUESNOY. Pleure pour te consoler. Meurs pour revivre. MAHOMET. I LA TROISIEME VISION Georges du Quesnoy savait-il deja la destinee de M. de Xaintrailles, vers onze heures du soir, quand il se promenait sur le boulevard des Italiens? Sans doute sa conscience etait inquiete, car il murmurait entre ses dents: "Je ne veux pas vivre sans cette femme. Ceinture doree vaut mieux que bonne renommee. Il y a des crimes qui sont de belles actions. Si cet homme meurt; il delivre sa femme. C'est le bonheur de sa femme, par contre-coup c'est mon bonheur. Et puis, qu'est-ce que tuer un homme deja penche sur le tombeau? C'est lui donner une chiquenaude. M. de Xaintrailles est deja mort a toutes les joies de la terre. Si je brise ses chaines corporelles, si je renverse les murs de sa prison, je lui ouvre le ciel a deux battants, car un homme assassine meurt en etat de grace. Que ferait sur la terre cet homme qui n'a plus la force d'avoir des passions? C'est le fourreau sans la lame, c'est la tige sans les fleurs, c'est l'autel sans le dieu. M. de Xaintrailles, la-haut, aux voutes etherees, me benira des deux mains pour l'avoir frappe. Dans onze mois, quand j'epouserai sa femme, il nous benira tous les deux. Onze mois! c'est la loi qui a marque ce chiffre. Onze mois, quelle ironie! puisqu'il y a onze mois que j'ai epouse Mme de Xaintrailles." Georges cherchait dans les fumees du vin de Champagne a jouer au grand criminel et a tuer sa conscience, mais sa conscience etait encore debout. Au moment ou il se disait toutes ces belles choses, il coudoya sur le boulevard une fille de joie qui lui jeta au nez un rire insolent. Il faillit tomber a la renverse. Il venait de reconnaitre la jeune fille du Parc-aux-Grives, la danseuse enragee de la Closerie des lilas, la bacchante saoule du bal de l'Opera. "C'est elle; c'est vous! C'est toi! O mon Dieu! Tant de beaute radieuse! Je t'aurais payee de ma vie, et tu ne vaux pas une piece de cent sous!" Elle restait devant lui, immobile et silencieuse comme une statue de marbre, les yeux allumes, la bouche fletrie, les joues ravagees, sans un battement de coeur. "Non, ce n'est plus toi, je ne te reconnais plus," dit Georges effraye. Elle lui tourna le dos et s'en alla a un autre. Il suivit des yeux sa robe soutachee, dont les couleurs criardes attiraient tous les yeux. "Et pourtant, si j'allais a elle, si je l'entrainais chez moi, si je l'interrogeais? Il faut que je sache toute l'histoire de cette douloureuse decadence; mon coeur saigne devant une chute si profonde; cette jeune fille n'avait donc pas de mere! Mais il reste toujours un peu de place dans le coeur pour le repentir: Madeleine avait encore des larmes pour laver les pieds de Jesus-Christ." Il rejoignit la fille de joie, qui, une seconde fois, s'arreta silencieuse devant lui. Elle lui montra un magnifique collier de perles fines, un camee antique du plus haut prix, des bagues allumees de diamants. "O pauvre folle! dit Georges avec abattement, tu crois donc que la beaute s'achete avec de l'or? Je t'ai connue plus belle il y a huit ans dans le Parc-aux-Grives, quand tu n'avais que des marguerites pour diamants." Elle sourit et pencha sa tete. "Autres temps, autres moeurs, reprit-il. Du reste, ta beaute est encore vivante et glorieuse. Quelle opulence de corsage!" Georges avanca la main sans facon. Le corsage se degrafa, et un poignard ensanglante tomba a terre. La fille de joie le ramassa et s'enfuit en toute hate. "La coquine, dit une de ses pareilles en passant, elle cache son crime, mais elle sera guillotinee." Georges crut sentir passer sur son cou le froid du couteau. "De quoi est-elle coupable? demanda-t-il a celle qui passait. --Qui! quoi! que dites-vous? je ne comprends pas. Georges ne comprenait pas lui-meme. Il parla du poignard ensanglante, mais on lui rit au nez. Dans son epouvante, il marcha d'un pas rapide vers l'hotel du Louvre. Il se coucha, mais il eut toutes les peines du monde a s'endormir. "Que se passera-t-il donc demain? se demandait-il. Est-ce que ma destinee veille et travaille cette nuit? Apres tout, si le comte est empoisonne, c'est la fatalite qui aura verse le poison." II LE LENDEMAIN Quand Georges se reveilla, huit heures sonnaient a Saint-Germain-l'Auxerrois. "Un beau jour," dit-il, en voyant jouer gaiement un rayon de soleil. Il pensa au comte et a la comtesse de Xaintrailles,--a l'eau de laurier-cerise et au rendez-vous. Un beau jour, en effet, car a la meme heure il y avait du nouveau rue de la Pepiniere, chez le comte de Xaintrailles. Le docteur Tardieu avait ete appele au point du jour. Je ne puis mieux faire que de donner mot a mot son proces-verbal, que je trouve dans la _Gazette medicale_: "J'arrivai a cinq heures du matin chez le comte de Xaintrailles qui venait d'etre empoisonne. "Le comte avait bu a peu pres soixante grammes d'eau de laurier-cerise, si j'ai bien juge par la fiole qui etait sur la table de nuit. "Il tomba tout de suite saisi de vertige, selon le rapport de la femme de chambre. "Deja le medecin du malade avait voulu agir par les contre-poisons. Mais il venait de s'eloigner pour une visite forcee. Je prodiguai au comte les soins les plus rapides. Il begaya et me regarda d'un air etrange, quoiqu'il me connut bien. Je le fis porter sur son canape, en pleine lumiere. Il ne pouvait plus se tenir assis. Sa tete pendait en avant; il me fallait me baisser pour lui regarder la figure, qui avait deja la paleur mortelle. Deja aussi, il etait froid. J'essayai de combattre la paralysie generale du mouvement; mais quand je vis les pupilles dilatees, quand je sentis le pouls lent, mou et regulier, je compris qu'il etait trop tard. "Survinrent alors deux docteurs amis de la maison. Il semblait nous reconnaitre, mais deja les mots etaient brouilles dans son cerveau. On ne pouvait savoir, d'ailleurs, si la raison l'avait ou non abandonne, puisque le malade ne pouvait parler, ni montrer sa langue, ni donner la main, ni faire aucun geste. De cinq minutes en cinq minutes, il subissait des convulsions internes qui alteraient encore sa figure, deja frappee de l'effroi de la mort. Les dents etaient serrees avec une telle force qu'il nous fut impossible de lui faire rien prendre. Nous ne pumes agir que par les medicaments externes. "L'agonie dura cinq heures, mais quand il mourut, il y avait deja cinq heures qu'il n'existait plus. "Vingt-quatre heures apres, nous fimes la dissection, par ordre du parquet; il s'exhala, au premier coup de scalpel, une odeur d'amandes ameres qui se repandit jusque dans le salon voisin. Le sang etait fonce et liquide; le coeur droit etait hyperemique; le diaphragme etait colore en noir; la langue etait blanche et l'epithelium se detachait facilement; le pharynx et l'oesophage etaient gris, mais encore fermes." C'en est assez, ne suivons pas la science jusqu'au bout. Voici l'interrogatoire de la femme de chambre, par M. Mace, le futur commissaire aux delegations judiciaires des drames parisiens: "D'ou vient que cette eau de laurier-cerise a ete donnee au malade? --Le comte avait demande une potion pour dormir, car il avait de cruelles insomnies; il passait la nuit a se retourner par-ci par-la, sans jamais se trouver bien; il avait meme demande un masque chloroforme; mais le docteur s'etait recrie, parce qu'on en a vu plus d'un s'endormir pour tout de bon. --Mais qui a eu l'idee du laurier-cerise? Ici, nous avons remarque qu'avant de repondre, la femme de chambre avait regarde le comte comme si elle craignait d'etre dementie. Toutefois ce fut d'une voix ferme qu'elle repondit: --C'est monsieur! --Comment le comte a-t-il pu avoir l'idee de boire de l'eau de laurier-cerise? --C'est parce que l'eau de pavot ne reussissait plus. Le medecin avait parle d'opium, mais monsieur disait que l'opium le reveillait au lieu de l'endormir. Demandez plutot au valet de chambre. Le valet de chambre appele a repondu qu'il n'etait pas la, mais que le comte avait horreur de l'opium. --Et dans quelle boisson avez-vous verse l'eau de laurier-cerise? --Dans du lait; monsieur ne buvait que du lait. Le docteur vous avait dit combien vous en pouviez mettre de gouttes? --Oui, quelques gouttes. --D'ou vient que la fiole est vide? --C'est monsieur lui-meme qui, a la seconde fois, voulant a toute force dormir, a verse le reste de la fiole dans une tasse de lait; mais il ne buvait qu'une gorgee de temps en temps. Aussi a-t-il bu a peine la moitie de la seconde tasse. Voyez plutot: il a renverse le reste sur le lit. --Il ne vous a rien dit? --Non! il s'est endormi, mais en s'agitant beaucoup comme s'il avait le delire. Il a appele la comtesse a voix haute; j'ai pris peur et j'ai crie au valet de chambre de venir. Le valet de chambre interroge a dit que le comte semblait dormir, quoiqu'il eut les yeux entr'ouverts et quoiqu'il parlat tout haut. La femme de chambre ajouta que c'etait le cauchemar. Cette fille en etait la de sa deposition quand arriva le docteur ***, medecin ordinaire de M. de Xaintrailles. Le docteur dit qu'il avait ordonne de l'eau de laurier-cerise, mais demanda l'ordonnance et la fiole. La fille Emilie donna la fiole qui etait sur la table de nuit et sembla chercher l'ordonnance. Puis, indiquant la cheminee: --J'ai peut-etre jete cela au feu. On trouva du verre casse dans les cendres. --Pourquoi avez-vous fait cela? --C'est que monsieur lui-meme jetait tout cela au feu. La femme de chambre s'est troublee, en disant que cette ordonnance etait sans doute restee chez le pharmacien. --Mais qui a porte l'ordonnance? --Je ne sais pas. C'est la cuisiniere ou le valet de chambre. On appela la cuisiniere. Cette femme venait de sortir. Le valet de chambre declara que ce n'etait pas lui. --Peut-etre bien, a dit cet homme, en regardant du coin de l'oeil la femme de chambre, que l'eau de laurier-cerise aura ete ordonnee par un monsieur qui a fait une visite a Mlle Emilie, car j'ai entendu qu'ils parlaient entre eux de l'eau de laurier-cerise. --Quel est ce monsieur? Apres un silence la femme de chambre s'est decidee a dire que c'etait un ami du comte, un de ses anciens medecins, lequel avait en effet conseille de l'eau de laurier-cerise pour la nuit si le malade ne pouvait pas dormir. --Mais le nom de ce medecin? --Ah! ni moi non plus. Je ne connais pas par leur nom tous les amis de monsieur, surtout depuis le sejour a Rome. Mais qu'est-ce que cela fait, puisque c'est le medecin du comte qui a signe l'ordonnance? --Mais encore une fois, s'il a signe cette ordonnance, elle doit se retrouver. Je l'ai remise a la cuisiniere. --Qui a ouvert la porte a l'autre medecin? Le valet de chambre a repondu que c'etait lui. --Aviez-vous deja vu ce medecin? --Oui, mais je ne lui ai pas parle. Il a demande Mlle Emilie. --C'est donc son medecin? Ici la femme de chambre prit la parole. --Dieu merci! je n'ai pas besoin de medecin pour mon mal de dents. --Enfin, celui-la venait-il pour vous ou pour le comte? --Cette question! il venait pour le comte. Seulement le comte ne voulait pas que son medecin ordinaire apprit que celui-la fut venu. Vous savez, tous les malades ont leurs lubies. --Mademoiselle, puisque vous ne retrouvez pas l'ordonnance, on va vous tenir en etat d'arrestation. La femme de chambre perdit un peu de son aplomb. Elle s'ecria d'un air indigne: --Me prenez-vous pour une empoisonneuse? --Si vous n'etes pour rien dans tout ceci, soyez sans inquietude: la lumiere se fera. --On n'a toujours pas le droit de m'arreter! --Ou demeure le medecin en question? --Ah! ma foi, il ne m'a pas donne son numero. La cuisiniere rentra a cet instant. Elle declara avoir remis l'ordonnance et la fiole dans les mains de Mlle Emilie. --Vous voyez bien, mademoiselle, que vous aviez l'ordonnance. --J'en ai eu bien d'autres dans les mains. Je ne pouvais pourtant pas les garder comme des billets de banque. --C'est bien! tout a l'heure quand viendra le medecin, on saura a quoi s'en tenir. --Et si le medecin ne vient pas, est-ce qu'on a la pretention de me retenir prisonniere bien longtemps? --Oui! bien longtemps, si le medecin ne vient pas. --C'est une rude injustice! S'il fallait rechercher tous les amis de monsieur, on n'y parviendrait pas. --Oui, mais cet ami de monsieur parait etre de vos amis, puisque c'est vous qu'il a demande. --Il a demande la garde-malade, pour ne pas deranger monsieur, si monsieur dormait. --Vous vous defendez trop bien. --Faut-il donc que je me laisse faire sans rien dire? Pendant tout cet interrogatoire, M. de Xaintrailles ne fit que les mouvements d'un convulsionnaire. Quoiqu'on parlat haut et qu'on fut tourne de son cote, il ne dormait pas, signe d'intelligence. Le cerveau avait ete atteint avant tout le reste. Il expira a dix heures. On se mit en campagne pour trouver le docteur introuvable. La femme de chambre, gardee a vue dans l'appartement, faisait bonne contenance. Mais, quand on l'avertit qu'elle allait partir pour la Conciergerie, elle eclata comme une tempete, et jura qu'elle attendait celui qui avait conseille l'eau de laurier-cerise. Le commissaire de police voulut qu'elle le conduisit a l'instant meme chez cet homme. Elle refusa en disant qu'elle ne savait pas ou il demeurait; mais elle etait bien sure qu'il viendrait le jour meme, parce qu'il l'avait promis au comte. Des que la femme de chambre se crut libre de ses mouvements, elle ecrivit a Georges du Quesnoy, qui, on le sait, n'etait connu a l'Hotel du Louvre que sous le nom d'Edmond Lebrun. Voici la lettre: _Je dirai a M. Edmond Lebrun que monsieur le comte s'est fort mal trouve de l'eau de laurier-cerise. On m'a mise en etat d'arrestation, venez bien vite prouver que ce n'est pas ma faute, ni la votre non plus._ _EMILIE._ On ne pouvait pas ecrire une lettre plus habile, car, tout en disant a Georges de venir, elle le mettait sur ses gardes. Mais cette lettre fut saisie au moment meme ou Emilie la voulait mettre a la poste. III LE DEJEUNER AUX FRAISES On se souvient que Valentine avait promis de venir ce jour-la dire adieu une derniere fois a son amant, a l'hotel du Louvre, dans cette chambre ou ils s'etaient tant aimes. On avait servi a Georges un dejeuner frugal: une aile de poulet, des fraises et du the. Il n'avait pu se resigner a se mettre a table dans l'anxiete de l'attente. Quand deux heures sonnerent, il desesperait de la voir venir, mais elle entra bientot, tout de noir habillee, comme si elle portait deja le deuil de son mari. "Tu vois, dit-elle a son amant qui s'etait jete dans ses bras et qui soulevait son double voile, tu vois que je porte le deuil de mon bonheur. --De mon bonheur! dit Georges. C'est moi seul qui serai malheureux. --Pourquoi dire cela? Je souffrirai plus que toi, mais j'ai deja appris la resignation. Ils s'embrasserent avec des sanglots etouffes. --Je n'aurai pas le courage de vivre une heure si tu me quittes, dit Georges. --Est-ce que tu aurais le courage de mourir?" Georges montra son revolver. "Mon ami, dit Valentine, je n'aime pas ces raisons-la." Elle saisit le revolver et le mit dans sa poche. "Et toi, aurais-tu le courage de mourir? --Non. Je t'aime, mais j'ai horreur de la nuit. --Tu es trop belle pour mourir. --Peut-etre. Et puis, j'ai soif de vivre. --Si tu m'aimais encore, tu ne dirais pas cela; moi, je n'ai que la soif de ton amour. --Ne me parlez pas ainsi, Georges, dit tristement Valentine. Je ne veux plus de cette vie impossible ou il faut se cacher. Je n'y retomberai pas." Georges l'attaqua par l'esprit comme par le coeur. Il lui dit qu'il n'etait pas un heros de roman, mais que jamais ces amoureux transis qui s'appellent Saint-Preux et Werther, ces amoureux affoles qui s'appellent des Grieux et Ravensvood n'aimaient pas comme lui d'un amour profond, mysterieux, invincible et fatal. "Des reveries," dit Valentine voulant cacher son coeur. Elle prit une fraise, et la mangea. "Oh! les admirables dents de crocodile, murmura son amant. --Tu veux dire que je me nourris de tes larmes. Je te jure que j'aime mieux tes fraises. La comtesse prit une seconde fraise, puis une autre encore. --Tu vois qu'il y a de bonnes choses sur la terre. --O sublime gourmande!" Et Georges presenta lui-meme une fraise aux levres de Valentine. "Ta bouche n'est pas assez grande." Madame de Xaintrailles coupa sa fraise en deux. "Pour toi," dit-elle. Georges le comprenait ainsi. "Et tu aurais le coeur, dit-il, de manger desormais des fraises sans moi? --Oh! mon Dieu, oui. Je vais devenir plus gourmande que jamais pour me consoler. Mais tu sais que je n'ai qu'une heure a te donner: l'heure du diable. Nous avons deja perdu une demi-heure." Les deux amants etaient redevenus presque gais. Ni l'un ni l'autre ne pouvait croire que c'etait la leur rendez-vous d'adieu. Georges esperait vaguement que le comte n'en reviendrait pas, et Valentine, toujours legere, ne s'imaginait pas que la separation serait eternelle, quoiqu'elle fut de bonne foi dans son repentir. "Georges, dit-elle tout a coup, vous n'etes pas serieux; vous voulez me perdre encore; mais j'ai un ami qui me sauvera. --Un ami? --Oui, Dieu." Georges tressaillit. Il ne croyait plus a Dieu; mais a ce seul mot, un grand trouble se fit en lui. "Dieu, c'est mon ennemi!" dit-il. On sonna sur ce mot. "N'ouvre pas!" dit la comtesse. Un pressentiment l'empecha de mordre la fraise qu'elle avait aux levres. On sonna encore. "Cache-toi," dit Georges a Valentine en lui montrant le balcon. On sonna une troisieme fois. "Est-ce que mon mari recommencerait deja sa comedie? --Passe sur le balcon, je vais ouvrir." "Au nom de la loi, ouvrez la porte," dit une voix ferme. Georges alla ouvrir la porte sans bien savoir ce qu'il faisait. Un commissaire de police entra, suivi de deux agents. C'etait celui qui avait arrete la femme de chambre. "Vous etes monsieur Edmond Lebrun? --Oui, monsieur. --Monsieur, reprit le commissaire a brule-pourpoint, vous avez empoisonne M. le comte de Xaintrailles." Georges du Quesnoy subit le choc avec fermete. "Monsieur, je ne vous donne pas le droit de venir m'accuser ici. --Monsieur, je vous accuse au nom de la justice. --Monsieur, pas un mot de plus." Jusque-la, Georges n'avait pas vu les agents de police, il se sentait de taille a lutter avec le commissaire. Mais des qu'il vit ces deux hommes s'approcher, il palit et perdit sa force de resistance. Le commissaire avait vu flotter sur le balcon la robe de Valentine. Pendant que Georges s'etait retourne vers la cheminee croyant trouver son revolver, car il oubliait deja que la comtesse le lui avait pris, le commissaire courut au balcon et ramena la comtesse au salon. Mme de Xaintrailles, tout epouvantee, tomba aneantie sur un fauteuil. "Ne craignez rien, dit Georges en lui prenant la main, il y a la un fatal malentendu, a moins que ce ne soit une mauvaise plaisanterie. --Monsieur, reprit le commissaire de police, si vous n'etes pas coupable, la verite se fera bien vite dans votre confrontation avec la femme de chambre de Mme la comtesse de Xaintrailles, car cette fille a ete arretee aussitot la mort du comte. --M. de Xaintrailles est mort!" s'ecria la comtesse. Un cri de surprise et d'epouvante! Il etait trop tard pour jeter un cri de delivrance. Elle fut abimee dans son desespoir. "La chose a ete mal faite," murmura Georges. Il fit semblant de suivre le commissaire sans plus opposer la moindre resistance, mais bien decide a s'echapper en route s'il le pouvait. Il se rappela tout a coup que Valentine avait mis son revolver dans sa poche. "Monsieur, dit-il avec douceur au commissaire, permettez-moi de dire adieu a madame pour le cas, peu probable d'ailleurs, ou je serais retenu en prevention. --Faites, monsieur, repondit le commissaire, mais je ne puis vous laisser seul avec madame." Georges vit bien qu'il ne gagnerait rien par ses prieres. Il se contenta de s'approcher de Mme de Xaintrailles, tout en lui cachant la figure par la sienne. "Je n'y comprends pas un mot, lui dit-il. De grace, donnez-moi mon petit revolver." La comtesse pria le commissaire de police de permettre a Georges d'ecrire un mot. "Un mot que vous lirez," se hata de dire le jeune homme. Ceci permit a la comtesse de passer son mouchoir a son amant. Le commissaire tendit la main pour le saisir, mais deja Georges avait pris le revolver avec la dexterite d'un prestidigitateur, quoiqu'il fut tres-agite. Pour mieux cacher cette action, il se mit a ecrire sans bien savoir a qui il ecrirait et ce qu'il ecrirait. "Apres tout, dit-il tout a coup, il est impossible que je sois arrete, ce n'est pas la peine d'ecrire." Et se rapprochant une derniere fois de la comtesse: "Adieu, Valentine, lui dit-il en l'embrassant, aimez-moi jusqu'a la fin." Mme de Xaintrailles se croyait dans un reve. Elle ne voulait pas voir la realite. Enfin Georges du Quesnoy sortit, suivi de pres par le commissaire. Apres avoir descendu un etage, comme il passait devant le grand corridor, il s'y precipita avec la rapidite du vertige. Les deux hommes de la police couraient bien, mais il parvint a se jeter dans une chambre entr'ouverte dont il eut le temps de refermer la porte avant qu'on ne le vit entrer. C'etait beaucoup pour se sauver, mais c'etait trop peu. En un clin d'oeil, la police avertit la police: on cerna l'hotel du Louvre. On decida qu'aucune chambre n'echapperait a la visite domiciliaire. Georges du Quesnoy s'imagina pourtant qu'il ne serait pas repris. La chambre ou il etait entre etait occupee par une dame etrangere sortie pour la messe a Saint-Roch. Il se nicha dans une montagne de robes qui avaient ete essayees le matin. En effet, a premiere vue, on jugea qu'il n'y avait personne, car un des agents de police apres etre entre, ressortit en disant: "Ce n'est pas la." Ce fut la dame elle-meme qui le perdit. Elle revint de la messe cinq minutes apres, pendant qu'on cherchait a l'etage superieur. Un grand bruit s'etait fait dans tout l'hotel, elle s'imagina qu'on poursuivait un voleur. Elle entra chez elle avec quelque inquietude. A ce moment, Georges, se croyant a demi sauve, etait sorti du lot de chiffons pour tenter de gagner la rue. L'impatience est imprudente. La dame poussa un cri en voyant Georges. "Madame, de grace, sauvez-moi; je ne suis pas un voleur, je suis un amoureux." La dame etait une provinciale pour qui un amoureux etait bien plus dangereux qu'un voleur. Elle s'imagina que l'amoureux etait la pour elle, et elle cria de plus belle. Le jeune homme furieux faillit lui tirer un coup de revolver. Elle finit par se calmer a moitie, mais il etait trop tard: ses cris avaient ramene un autre agent de police. Celui-la passa, comme on dit, un mauvais quart d'heure, car Georges le tint a distance par le revolver. "Si tu dis un mot et si tu t'approches, je te tue comme un chien." L'agent de police se tint en respect, mais sans vouloir s'en aller. "Va-t'en, lui dit Georges. --A moi," dit l'agent de police, en criant tres-haut. Ce cri fut couvert par une detonation. La petite balle du revolver qui devait le frapper au coeur le frappa a l'epaule, parce qu'il fit un mouvement rapide. Georges renversa la provinciale, repoussa l'agent qui n'etait pas tombe et s'enfuit a tout hasard. Mais les cris de l'agent jeterent au-devant de Georges un autre agent et deux domestiques de l'hotel. Il tira un coup en l'air pour jeter l'epouvante, mais cet autre agent se precipita dans ses jambes pour le jeter a terre. Il passa outre, se croyant encore sauve, mais cette fois il se jeta a la tete du commissaire lui-meme, qui avait avec lui toute une escouade. Puisqu'il avait engage la lutte, il ne voulut pas se rendre; il fit feu une troisieme fois. Il n'atteignit pas le commissaire, mais la balle blessa une curieuse par ricochet. Il eut fait feu une quatrieme fois si on ne l'eut frappe d'un coup de canne sur le bras. Il comprit qu'il etait perdu; le revolver venait de tomber; il se jeta a terre, le ressaisit de sa main gauche et se tira a lui-meme le quatrieme coup en pleine poitrine. "Un peu plus tot, un peu plus tard, c'est un homme mort," dit le commissaire. IV LA COUR D'ASSISES On n'a pas encore oublie le bruit que fit cette arrestation; mais comme les journaux ne donnerent que les initiales ou les noms de guerre des deux amants, M. Lebrun et Mme Duflot, on ne s'interessa pas beaucoup a leur cause. C'etait un monsieur quelconque et une femme adultere de plus. Bien plus, comme on disait que c'etait un empoisonneur, le roman de ces amours mal connues n'emut que mediocrement. Quoique la balle eut fait une lesion a la poitrine, Georges du Quesnoy ne mourut point de sa blessure. A trois mois de la il comparaissait devant le juge d'instruction. Des son premier interrogatoire, il declara que s'il y avait un coupable c'etait lui seul, sans toutefois avouer qu'il fut coupable. Il jura que la femme de chambre etait inconsciente. Il lui avait en effet conseille l'eau de laurier-cerise pour calmer un malade qu'il ne connaissait pas; mais si elle avait donne contre ses prescriptions le remede a trop forte dose, c'est qu'elle ne savait pas sans doute que ce remede eut quelque danger. Comme cette declaration s'accordait avec les dires de la femme de chambre, on avait donne la liberte a cette fille, tout en la gardant a vue jusqu'aux assises. Aux assises, Georges du Quesnoy ne fut connu que sous le nom d'Edmond Lebrun, chimiste a Londres. Le hasard le servit: un agent francais a Londres declara qu'en effet un sieur Lebrun, fabricant de produits chimiques, avait passe le detroit vers l'epoque du crime. Les amis de Georges ne devaient pas le reconnaitre, non plus que les temoins du comte dans son duel avec M. le comte de Xaintrailles. Il avait coupe sa barbe et ses cheveux. Il s'etait marque le front et les joues par cinq points de pierre infernale. Il avait acheve de se defigurer par un clignement d'yeux et une grimace perpetuelle. Il n'avait pas meme dit son nom a son avocat, par respect pour son pere, quoique son pere l'eut depuis longtemps abandonne. Sa grande preoccupation aux assises ne fut ni l'eloquence de son avocat,--c'etait Me Lachaud,--ni l'idee de la condamnation, ni la curiosite publique, c'etait le vague espoir de voir apparaitre dans la foule, ne fut-ce qu'un instant, cette femme qu'il avait adoree et pour laquelle il allait mourir. Elle ne vint pas. Pendant les trois jours que dura l'affaire, ce fut en vain qu'il la chercha dans toutes les curieuses; Mme de Xaintrailles ne voulut point se hasarder jusque-la, quoiqu'elle eut tout donne pour le revoir. Elle esperait d'ailleurs qu'il ne serait pas condamne. Condamne, il le fut, et sans circonstances attenuantes. On le declara coupable d'avoir empoisonne le comte de Xaintrailles, et, par aggravation, d'avoir, pour echapper a la justice, blesse un homme et une femme de deux coups de revolver. Pendant tout le proces, il avait fait bonne contenance, dedaignant de repondre aux questions trop precises, jouant quelquefois trop au desillusionne qui se moque de la vie; s'ecoutant avec complaisance dans quelque periode eloquente; jetant ca et la un mot de raillerie a travers la gravite des debats. Il remercia Me Lachaud d'avoir si bien plaide une si mauvaise cause. "Je vous donne tout ce que j'ai," lui dit-il en lui passant au doigt un petit camee antique, representant plus ou moins Demosthene. Pour les condamnes a mort, le moment le plus terrible n'est pas la condamnation, c'est l'entree a la Roquette. La Roquette! un tombeau ou l'on vit, d'ou l'on ne sortira que pour monter sur l'echafaud. Le jour ou on entre a la Roquette est plus triste que le jour ou l'on en sort. "Et pourtant, dit Georges du Quesnoy en franchissant le seuil, Dante n'ecrirait pas ici ses mortelles paroles: Moi je n'y attends pas la vie, mais j'y attends encore un rayon d'amour." Il ne doutait pas que Valentine ne lui ecrivit. Qui sait? Peut-etre meme viendrait-elle; l'amour a des inspirations sublimes: pourquoi ne se dirait-elle pas sa soeur pour avoir le droit de venir le voir? V LA ROQUETTE Des qu'il fut dans sa cellule, Georges appela un pretre. Un pretre, c'est le dernier ami serieux de ceux qui vont mourir, condamnes ou non. Le pretre--c'etait l'abbe----, le pretre des condamnes a mort--vint le jour meme. "Vous voulez que je vous parle de Dieu, mon enfant. ---Non, mon pere, je veux que vous me parliez _d'elle_." Et des ce jour-la Georges fit toute sa confession. Ce fut avec un allegement de coeur qui le rasserena. Un ami etait entre dans la cellule, ce fut un frere qui en sortit. Le pretre comprit que ce condamne a mort n'etait pas le premier venu. Il allait mourir de sa passion, dans le crime et le repentir de sa passion, mais non pas dans les terreurs d'un criminel vulgaire. Le premier coupable, n'etait-ce pas cette femme trop aimee qui avait sacrifie son coeur a son orgueil? Si Valentine eut obei resolument a sa premiere inspiration, elle eut decide son pere a la donner pour femme a Georges du Quesnoy; c'eut ete un mariage d'amour qui fut devenu un mariage de raison, car chez lui comme chez elle il y avait un coeur et une ame. Combien de fois le mariage n'est-il pas la preface du crime! combien de fois, l'enfer du mariage a-t-il conduit dans l'autre! Le pretre de la Roquette prit Georges en grande sympathie, parce que le condamne se confessa en toute abondance de coeur, comme un chretien qui depouille l'orgueil du _Moi_, qui foule aux pieds les vanites humaines et ne reconnait plus que Dieu sur la terre. Aussi Georges pria l'abbe---- de lui accorder tous les jours une demi-heure de son temps; ce que fit l'abbe avec une bonne grace evangelique. Naturellement le sujet de la conversation etait l'immortalite de l'ame. La grace n'avait pas encore touche Georges. C'etait donc par la raison et non par la foi qu'il voulait voir Dieu. Il ne doutait pas d'ailleurs du reveil de son ame dans la mort, mais il ne croyait pas au pardon. Selon lui, tout crime devait s'expier, non pas seulement par les larmes du repentir, mais par la punition du lendemain. Chaque pas que faisait vers lui le cure de la Roquette le rapprochait d'ailleurs du catholicisme. "Voyons, lui disait l'abbe----, puisque vous avez cru naguere aux esprits, puisque vous avez cru au diable, pourquoi refuser de croire a ce miracle supreme qui a fait de Jesus le fils de Dieu? Et si vous croyez a l'Evangile, pourquoi ne pas entrer dans l'Eglise, qui est la porte du ciel? --Pourquoi? la est le grand mot. Il m'est impossible de croire que parce que je me serai humilie a vos pieds en m'accusant de mon crime, je serai pardonne par Dieu. A quoi servirait la Vertu, si le dernier des coquins peut aller s'asseoir a cote d'elle au paradis, apres avoir ete absous sur la terre? Dieu ne vous a pas donne le droit de faire grace." Le pretre lui repliquait: "Vous soulevez des questions resolues depuis longtemps. Si vous etiez plus savant en theologie, vous verriez que les plus grands esprits de l'Eglise ont tous fini par soumettre la raison a la foi, parce que la foi c'est la lumiere. Abandonnez-moi votre ame rebelle pendant toute une semaine, et le dimanche, a la messe, vous sentirez que Dieu est la. Vous comprendrez que ce n'est pas le pretre qui pardonne, que c'est Dieu lui-meme; car il est le tres-humble serviteur de Dieu, et c'est Dieu qui parle par sa bouche. Mais ne croyez pas pourtant que quand je vous aurai pardonne au nom de Dieu, vous entrerez au paradis avec la quietude des blanches ames qui n'ont connu sur la terre que le devoir, le sacrifice, la vertu! Non; vous ne passerez pas par l'enfer, puisque vous aurez cru a la misericorde de Dieu, et que Dieu ne trahit pas ceux qui esperent en lui; mais vous emporterez vous-meme votre enfer en paradis. Vous serez admis parmi les elus, mais vous souffrirez longtemps encore de votre indignite. Votre ame ne s'epurera peu a peu qu'aux flammes de l'amour divin." Georges du Quesnoy n'etait toujours pas convaincu. "Vous ne croyez pas ma parole, reprenait le pretre, parce que vous ne m'ecoutez qu'a demi. --C'est vrai, mon pere, vous voulez m'entrainer au ciel, mais mon coeur bat toujours pour la terre. Cette femme que j'ai adoree, je l'aime toujours. Ah! que ne donnerais-je pas pour la revoir avant de mourir!" Un jour, l'abbe---- dit a Georges du Quesnoy: "Mon enfant, ce que je n'ai pu faire pour votre salut, puisque votre esprit est toujours rebelle a votre foi, la femme que vous avez tant aimee le fera mieux que moi. J'ai appris hier qu'elle allait entrer en religion; j'ai couru a elle, je l'ai decidee a un adieu supreme. --Elle viendra! s'ecria Georges transporte. --Oui, mon enfant, elle viendra." Le condamne embrassa le pretre avec une effusion filiale et religieuse. "O mon pere! O mon ami! elle viendra!" VI LA CONFESSION Dans les conversations de la derniere heure, Georges du Quesnoy demanda a l'abbe---- s'il etait decidement indispensable que le mal fut impose a la terre pour la plus grande gloire de Dieu? Il lui parla de son frere. Dans ses plus mauvais jours, il n'avait pas oublie cet enfant tue en duel, qu'il aimait de toute l'amitie des vingt ans. Il repetait souvent que, si Pierre avait vecu, il se fut mieux contenu dans le devoir, car Pierre etait un esprit mieux trempe que le sien, qui ne devait pas bifurquer pour aboutir a toutes les decheances. Georges avait deja raconte au cure de la Roquette les etranges predictions de Mlle de Lamarre. "Je ne puis nier, avait dit l'abbe----, que c'etaient la des avertissements du ciel. Puisque cette dame vous predisait la mort violente a tous les deux, il fallait reagir, lutter et vaincre le demon. Mlle de Lamarre fut une voyante qui se mit en sentinelle pour vous defendre vous et votre frere. Il fallait ecouter le cri de la sentinelle et ne pas vous laisser surprendre. --Pourquoi Dieu jette-t-il au coeur de chacun de ses enfants la semence du mal? Le mal, comme les mauvaises herbes, envahit le bon grain et l'etouffe le plus souvent. Le sage et le juste sont toujours vaincus sur la terre. --C'est une vallee de larmes, parce que les hommes sont mechants. --Pourquoi ce jeu cruel du Createur? --C'est que pour aimer le bien, il faut connaitre le mal. Il y a des berceaux dores et couverts de guipure; il y a des berceaux d'osier et couverts d'etoupe. Des deux cotes c'est la meme ame. Celui-la qui vit dans le travail comme, celui-la qui vit dans l'oisivete auront un jour le meme juge. Mais deja, sur la terre, ils ont le meme ange gardien qui s'appelle la Conscience." Une vague idee traversa l'esprit de Georges, mais dans la penombre elle ne put se faire lumineuse. Il parla des inquietudes de sa conscience, tout en voulant la nier. "C'est peut-etre une image, dit-il, mais c'est peut-etre un mot." Et, sans se rendre bien compte de la logique des sentiments, des reflexions et des reveries, il en vint a parler de cette jeune fille qui lui etait apparue trois fois dans les trois periodes de sa vie. "Figurez-vous, mon pere, qu'il y a cinq ou six ans, comme je sortais a peine du college, je vis dans le parc de Margival, dont je vous ai souvent parle, apparaitre une jeune fille mysterieuse, avec des marguerites dans les cheveux, robe blanche toute flottante, yeux couleur du temps, effeuillant des roses avec un sourire angelique. C'etait une benediction de la voir si belle, si fraiche, si pure: un ange descendu et non un ange tombe. Quand j'ai voulu m'approcher de cette jeune fille, elle s'est evanouie comme une vision. Je ne l'ai jamais retrouvee ni dans le parc ni dans le voisinage; on m'a traite de visionnaire, mais pourtant je l'ai bien vue." Le pretre ecoutait sans mot dire. "Ce n'est pas tout, reprit le condamne, trois ans apres, j'avais jete ma jeunesse a tous les vents, j'avais trahi tous mes devoirs: devoirs de fils, devoirs de citoyen; l'orgueil du corps avait tue l'orgueil de l'ame; je courais les filles, j'etais ruine par l'argent qui etait a moi et par l'argent qui etait aux autres. Ne vous l'ai-je pas dit deja, j'etais un fanfaron de vices et je n'avais pas de honte de vivre dans le monde des filles galantes sans payer ma part du festin! Je ne saurais trop confesser ces hontes douloureuses aujourd'hui, mais dont je riais en ces mauvais jours. Eh bien, un soir, cette jeune fille du parc de Margival m'apparut dans un mauvais lieu, ou toutes les filles plus ou moins a la mode, vont perdre une heure dans leur desoeuvrement. On appelle cela la _Closerie des lilas_ ou le champ de bataille de la danse. Eh bien, la, je l'ai revue; mais la figure angelique s'etait changee en tete de bacchante. C'etait la meme creature, mais avec tous les signes des mauvaises passions. Elle valsait eperdument, les yeux egares par la debauche. Elle jetait des roses fanees et des poignees d'argent. Je courus a elle pour lui demander raison de cette chute profonde; mais, comme la premiere fois, elle s'evanouit des que je voulus lui saisir la main. Une autre fois encore je l'ai revue au bal de l'Opera, plus folle que jamais, et jetant l'or a pleines mains. Ce fut la meme vision plus accentuee et plus reelle encore." Le pretre gardait toujours le silence. "Et la troisieme vision? demanda-t-il a Georges. --Oh! la troisieme vision, c'est horrible a dire. C'etait la nuit du crime; j'errais sur le boulevard. J'avais dine gaiement; les fumees du vin de Champagne me couronnaient la tete. Je me croyais maitre du monde, parce que je defiais la societe. Je pressentais mon crime du lendemain, et je le regardais en face sans broncher. Je me voyais deja epousant la femme et la fortune du comte de Xaintrailles. Voila que tout a coup une fille de joie, une courtisane a sa derniere incarnation, passe devant moi dans toute l'insolence de la femme qui brave la femme elle-meme. Or, dans cette derniere des filles, je reconnus tres-distinctement la figure du parc de Margival et de la Closerie des lilas. C'etait la meme femme, mais elle n'avait plus rien de la femme, sinon le masque, avec tous les stigmates des passions qui se cachent. Elle les montrait sans honte au grand jour, car il ne fait jamais nuit sur le boulevard des Italiens. Que lui importait a elle, qui ne rougissait plus? J'allai a elle, frappe au coeur, effraye de cette decheance. "Comment! lui dis-je, c'est toi, encore toi, toujours toi!" Elle leva la tete avec arrogance, elle eclata de rire et frappa de sa main sur son coeur. Sa robe se degrafa, et un poignard ensanglante tomba a ses pieds. Je n'etais plus maitre de moi; la peur me prit, je m'enfuis a l'hotel du Louvre." Le pretre avait ecoute ces trois histoires avec un vif interet. "Vous n'avez pas compris? dit-il a Georges. --Vous comprenez donc vous-meme?" Le pretre s'etait leve. "Peut-etre," dit-il en serrant la main du condamne. Et souriant avec melancolie: "La suite a demain," ajouta-t-il de sa voix douce. Quand Georges fut seul, il pensa qu'il ne pourrait plus dire longtemps: _la suite a demain_. VII L'ADIEU Valentine vint le surlendemain. Le pretre avait vaincu tous les obstacles. La comtesse de Xaintrailles n'etait pas encore vetue en religieuse, mais elle etait accompagnee d'une soeur de charite. Georges du Quesnoy avait ete averti la veille. Aussi ce jour-la fut un jour de fete. L'horrible cellule fut remplie de fleurs. Le matin, le condamne salua le soleil comme il ne l'avait jamais fait. Il demanda un miroir, comme s'il eut eu peur d'etre devenu trop laid pour paraitre devant Valentine. Il se trouva plus beau que jamais, parce que sa figure avait pris plus de caractere dans la gravite. Il y avait maintenant en lui du religieux, du cenobite, de l'ascete. Toute la tete s'etait spiritualisee. Il pouvait sourire encore a sa maitresse, puisqu'il avait la blancheur des dents et la flamme humide des yeux. Valentine arriva a midi. Que de choses ils se dirent avant de se parler dans ces premieres larmes et ces premiers soupirs qui arreterent les mots de leurs levres! Et, d'ailleurs, que pouvaient-ils se dire qu'ils ne sussent deja? Mme de Xaintrailles n'avait-elle pas compris toutes les douleurs de celui qui n'avait accompli un crime qu'a force d'amour? Georges du Quesnoy n'avait-il pas compris que puisque Mme de Xaintrailles allait prendre le voile, c'est que son coeur mourait pour lui pour ne revivre qu'en Dieu? La premiere parole de Georges fut celle-ci: "Madame, donnez-moi une heure; puisque vous devenez soeur de charite, regardez-moi comme un malade qui va mourir. Vos mains pieuses me feront l'oreiller plus doux." Il saisit les deux mains de Valentine. Le pretre, la soeur de charite et le geolier se mirent a chuchoter ensemble comme pour ne pas entendre et pour ne pas voir. Georges, en regardant Valentine, tout detache qu'il fut des biens perissables, ne put s'empecher de penser a cette beaute souveraine, tout epanouie hier, s'effacant deja aujourd'hui dans la priere et le repentir. Quoi! ces beaux cheveux odorants, il ne les baiserait plus! ces epaules somptueuses, il n'y cacherait plus son front tout enivre des altieres voluptes! ces beaux bras aux etreintes passionnees ne se fermeraient plus sur lui! Mais quelle joie deja pour son amour jaloux, de penser que ces beautes corporelles seraient perdues pour le monde! Nul ne viendrait s'abreuver a cette source de delices, nul n'imprimerait ses levres sur cette chair de peche, de lis et de roses. Cette voix timbree a l'or ne resonnerait plus pour les confidences amoureuses. Valentine ne partait pas avec lui, mais elle faisait un pas sur le meme chemin. Elle ne mourait pas, mais elle fuyait le monde. Que se dirent-ils? Elle pleurait et il pleurait. Ils evoquerent le passe; ils rappelerent les jours coupables, mais charmants, les ivresses, les eperduments, les abimes roses ou ils s'etaient precipites sans voir le fond dans le vertige des vertiges. Dieu les separait violemment, mais n'avaient-ils pas pendant toute une annee escalade vingt fois le septieme ciel? Georges parla a Valentine de leur premiere rencontre au chateau de Sancy, de la marguerite effeuillee devant l'eglise, de leurs promenades dans le parc de Margival. Ce n'etaient que les aubes deja lumineuses de leur amour. La passion etait venue dans toute sa luxuriance quand Georges s'etait jete dans les bras de Valentine a l'hotel du Louvre. Quels divins battements de coeur! C'etait le paradis retrouve. Ils avaient bu a pleine coupe toutes les delices? Georges du Quesnoy se rejetait aveuglement dans le passe, mais Valentine le rappela malgre lui aux douleurs du present. "Je vous ai promis une heure, lui dit-elle, nous avons devore trois quarts d'heure. Ne parlons plus de nous, parlons de Dieu. Ne parlons plus d'hier ni d'aujourd'hui, parlons de demain. --Demain, dit Georges, je mourrai en vous, parce que je mourrai en Dieu. --Et moi, dit Valentine, je ne veux vivre que pour prier pour vous; mais jurez-moi de passer vos derniers jours humilie dans les grandeurs de la religion. Si vous saviez comme c'est bon de se tourner vers Dieu! Le jour ou vous m'avez quittee j'ai voulu mourir. Un rayon du ciel a traverse mon ame. C'etait la grace. Je me suis agenouillee, j'ai pleure, j'ai prie. Quand je me suis relevee, mon desespoir s'etait fait heroisme. Je me suis vue dans la psyche et j'ai condamne ma beaute a disparaitre. Des ce jour-la, j'ai jure que je mourrais soeur de charite. Certes, je suis fiere de mon sacrifice, puisque toute ma fortune, sinon celle de M. de Xaintrailles, me revenait par sa mort. Eh bien, je donnerai ma fortune aux pauvres, comme je donnerai ma beaute a la cellule. Si j'ai attendu pour entrer en religion, c'est que je voulais vous revoir. L'abbe---- est un saint homme; il a compris que je vous apporterais l'amour de Dieu, voila pourquoi je suis venue. --C'est irrevocable? dit Georges en mesurant toute la grandeur du sacrifice. --Oui, maintenant que je vous ai vu, je n'attends plus que le jour terrible.... --Je comprends, dit Georges. --Oui, vous avez compris, mon ami. Ce jour-la, a l'heure ou Dieu vous recevra, je me jetterai au pied de l'autel, et je ne retournerai plus la tete. Georges et Valentine s'embrasserent dans les sanglots. La soeur prit Valentine et l'entraina, le pretre prit le condamne et lui montra le crucifix. Mais la passion etait encore la plus forte: Georges ne baisa pas le crucifix, il se precipita comme un lion vers Valentine. Elle-meme s'etait retournee. Ils se jeterent eperdument dans les bras l'un de l'autre, comme s'ils cherchaient la mort dans cette derniere et solennelle etreinte. VIII LA GUILLOTINE. Je ne sais si le pressentiment avait frappe, l'esprit de Georges: trois jours apres cette visite, quand on alla le prendre pour la mort, on le trouva tout eveille qui crayonnait quelques pages. On s'imagina que c'etait une lettre: c'etait les feuillets volants d'un manuscrit sur le _Libre Arbitre_. "Tenez, mon pere, dit-il, en embrassant le pretre des condamnes; vous lirez ceci en souvenir de moi. Ce n'est pas tres-orthodoxe, mais, rassurez-vous, je vais mourir en Dieu." Et apres un silence: "Quand vous reverrez Mme de Xaintrailles, remettez-lui ces fleurs fanees; cueillies avec elle dans le Parc-aux-Grives. Je les ai brulees sur mon coeur, je les ai sanctifiees par mes larmes et par mes prieres." Georges se confessa et communia. Dans sa confession il dit au pretre: "Vous n'imaginez pas comme j'ai passe une bonne nuit! J'etais libre et je courais comme un enfant les sentiers de mon pays. Mais je ne pouvais franchir le saut-de-loup du Parc-aux-Grives." Pendant la "toilette des condamnes", l'abbe---- lut la premiere page volante crayonnee par Georges: "Les ames en peine, ces ames voyageuses qui ne sont ni du paradis ni de l'enfer, parce qu'elles ne sont detachees ni du bien ni du mal, ont ete condamnees a representer l'esprit de Dieu et l'esprit de Satan devant les ames de la terre. "Nous sommes tous les jouets de ces ames en peine. Nous avons chacun la notre. "On s'imagine qu'on vit en liberte et qu'on fait ce qu'on veut; mais on obeit sans le savoir--et sans le vouloir--a cette ame en peine qui a veille sur notre berceau et qui nous conduira jusqu'a la tombe." Le pretre dit a Georges: "Ce que vous avez ecrit, c'est la legende du Mal dominant le Bien. Mais il n'y a sur la terre qu'une volonte: c'est celle de Dieu. Tout homme qui marche dans l'esprit de Dieu est maitre de ses passions." Ce jour-la, quoiqu'on n'eut pas annonce la veille le spectacle, il y avait foule pour la tragedie devant la place de la Roquette, quand cinq heures sonnerent a Sainte-Marguerite. C'etait l'heure. Les premieres representations sont presque toujours en retard. Le theatre etait dispose avec ses decors funebres, mais les acteurs n'arrivaient pas. Les gamins grimpes sur les murs, sur les arbres, jusque sur les toits, commencaient a siffler. "La toile! ou mes six sous! dit un gavroche. --Patience, cria un de ses camarades, voila le gaz allume." Le soleil venait de jeter sur la guillotine son premier baiser du matin. Une grande rumeur s'eleva: la porte de la Roquette venait de s'ouvrir. On vit s'avancer, pale, mais fier, mais ferme, un jeune homme qui regarda sans emotion visible l'horrible machine de mort. "Dieu est au dela," lui dit un pretre plus pale encore. --Je le crois, mon pere, dit le condamne; quand j'aurai monte ces degres, je n'aurai plus qu'un pas a faire. Georges du Quesnoy embrassa l'abbe---- et sourit au bourreau. M. de Paris s'inclina devant lui pour passer le premier. "Faites, monsieur, vous etes chez vous, dit le condamne." Le pretre mit un pied sur la premiere marche comme pour montrer le chemin au condamne, qui devanca l'abbe---- et monta deux marches sans chanceler. "Adieu, mon pere. Voyez souvent Mme de Xaintrailles. Dites-lui bien que c'est elle qui m'a fait croire a Dieu. Avant de monter sur le dernier theatre de sa vie, il pencha la tete vers le crucifix que lui presentait l'abbe----. Il y appuya ses levres avec onction. Deux larmes de foi et de repentir tomberent de ses yeux. Quand Georges fut sur la seconde marche, il jeta un regard autour de lui, comme pour dire adieu au ciel et aux hommes. Il vit passer dans la foule,--dans l'horrible foule en haillons,--qui la veille s'etait enivree de vin et qui allait s'enivrer de sang, une figure qu'il connaissait bien. "Valentine!" cria-t-il. Mais, en regardant mieux, il vit bien que ce n'etait pas la comtesse de Xaintrailles. C'etait une jeune fille vetue de blanc, les pieds nus, les bras leves, les mains jointes, la chevelure flottante, ceinte d'un cercle d'or, dans l'attitude de la priere. Georges du Quesnoy se retourna vers le pretre: "Voyez-vous? lui dit-il d'une voix etouffee. --Que voulez-vous dire, mon enfant? dit le pretre en montant sur la premiere marche. --Ne voyez-vous pas la-bas celle dont je vous ai si souvent parle, la-bas, dans ce groupe noir, toute blanche?...." A cet instant le bourreau fit un signe d'impatience. "Le bourreau a failli attendre! dit le condamne. Une seconde encore, monsieur de Paris, et je suis a vous." Et penchant la tete vers le groupe qu'il avait indique a l'abbe. "Voyez, c'est elle, toujours elle. Mais quelle etrange metamorphose! Il semble qu'elle ait perdu jusqu'au souvenir de ses mauvaises passions. Elle a repris comme par miracle sa robe d'innocence et sa candeur de seize ans. Voyez! elle vient de me sourire avec la bouche d'un ange!" Cette fois le condamne se sentit chanceler. "Finissons-en, dit le bourreau," avec une grace onctueuse. Mais le condamne voulait voir encore. "Regardez bien! dit-il a l'abbe----, la voila qui monte ... qui monte ... qui monte encore ... Elle s'est envolee au ciel. --Mon enfant, dans un instant vous la retrouverez. Vous avez compris, n'est-ce pas, que celle que vous avez vue aux quatre epoques de votre vie, Celle qui a ete belle, pure, suave, divine, Celle qui a ete folle de son corps, Celle qui a vendu son ame et qui a trempe ses mains dans le sang, Celle qui s'est repentie et s'est envolee toute blanche au ciel: C'est votre _ame_ qui vous est apparue!" IX LE DERNIER RENDEZ-VOUS Ce fut un horrible frisson dans la foule, quand on vit cette belle tete couronnee d'un rayon de supreme intelligence, couchee sous le couteau et tombant dans le panier. Les spectateurs se souviennent encore que l'horrible coupe-tete mal machinee ce jour-la resista cinq secondes au bourreau, ce qui donna le temps au condamne de tourner a demi la tete par curiosite. Cette fois il aurait pu dire a monsieur de Paris: "J'ai failli attendre!" A la meme heure, puisque cinq heures sonnaient a la chapelle des Missions-Etrangeres, la comtesse de Xaintrailles se jeta le front sur les marches de l'autel, pour s'abimer dans la priere, en attendant l'heure d'entrer en religion. "Mon Dieu! mon Dieu! dit Valentine tout en larmes, c'est moi qui l'ai tue." FIN TABLE A Madame---- Les nouveaux romans d'Arsene Houssaye, par Jules Janin LIVRE PREMIER LES MAINS PLEINES DE ROSES I. La Vision du chateau de Margival II. Tout et rien III. Il etait une fois IV. Mlle Valentine de Margival V. Le Monde des esprits VI. Les Bucoliques VII. Point du tout VIII. Les Etoiles IX. Daphnis et Chloe X. L'Amour qui raisonne XI. Desesperanza XII. Qu'il ne faut pas toujours aller a la messe XIII. Le dernier Coup de minuit XIV. La Lune de miel LIVRE II LES MAINS PLEINES D'OR I. Le Portrait fatal II. Comment Georges du Quesnoy etudia le droit III. Le Coeur maitre de l'Esprit IV. Vision a la Closerie des lilas V. Comment Pierre du Quesnoy mourut de mort violente VI. La Voyante VII. Les Decheances VIII. Le _Miserere_ du piano IX. Voyage sentimental X. La Chimie et l'Alchimie XI. Le Miracle du jeu XII. La Bacchante XIII. La Destinee XIV. La Baigneuse XV. Promenade au bois XVI. Que le bonheur est un reve quand on n'a pas d'argent XVII. Le Mari et l'Amant XVIII. La Preface du crime XIX. Le Crime LIVRE III LES MAINS PLEINES DE SANG I. La troisieme Vision II. Le Lendemain III. Le Dejeuner aux fraises IV. La Cour d'assises V. La Roquette VI. La Confession VII. L'Adieu VIII. La Guillotine IX. Le dernier Rendez-vous *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LES MAINS PLEINES DE ROSE, PLEINES D'OR ET PLEINES DE SANG *** This file should be named 7lmpd10.txt or 7lmpd10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7lmpd11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7lmpd10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. 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