The Project Gutenberg EBook of La Bete Humaine, by Emile Zola (#6 in our series by Emile Zola) Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: La Bete Humaine Author: Emile Zola Release Date: February, 2004 [EBook #5154] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on May 17, 2002] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LA BETE HUMAINE *** This eBook was produced by Carlo Traverso. This is #17 in Zola's "Les Rougon-Macquart" series. We thank the Bibliotheque Nationale de France that has made available the image files at www://gallica.bnf.fr, authorizing the preparation of the etext through OCR. Nous remercions la Bibliotheque Nationale de France qui a mis a disposition les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donne l'autorisation de les utiliser pour preparer ce texte. LES ROUGON-MACQUART Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire LA BETE HUMAINE EMILE ZOLA I En entrant dans la chambre, Roubaud posa sur la table le pain d'une livre, le pate et la bouteille de vin blanc. Mais, le matin, avant de descendre a son poste, la mere Victoire avait du couvrir le feu de son poele, d'un tel poussier, que la chaleur etait suffocante. Et le sous-chef de gare, ayant ouvert une fenetre, s'y accouda. C'etait impasse d'Amsterdam, dans la derniere maison de droite, une haute maison ou la Compagnie de l'Ouest logeait certains de ses employes. La fenetre, au cinquieme, a l'angle du toit mansarde qui faisait retour, donnait sur la gare, cette tranchee large trouant le quartier de l'Europe, tout un deroulement brusque de l'horizon, que semblait agrandir encore, cet apres-midi-la, un ciel gris du milieu de fevrier, d'un gris humide et tiede, traverse de soleil. En face, sous ce poudroiement de rayons, les maisons de la rue de Rome se brouillaient, s'effacaient, legeres. A gauche, les marquises des halles couvertes ouvraient leurs porches geants, aux vitrages enfumes, celle des grandes lignes, immense, ou l'oeil plongeait, et que les batiments de la poste et de la bouillotterie separaient des autres, plus petites, celles d'Argenteuil, de Versailles et de la Ceinture; tandis que le pont de l'Europe, a droite, coupait de son etoile de fer la tranchee, que l'on voyait reparaitre et filer au-dela, jusqu'au tunnel des Batignolles. Et, en bas de la fenetre meme, occupant tout le vaste champ, les trois doubles voies qui sortaient du pont, se ramifiaient, s'ecartaient en un eventail dont les branches de metal, multipliees, innombrables, allaient se perdre sous les marquises. Les trois postes d'aiguilleur, en avant des arches, montraient leurs petits jardins nus. Dans l'effacement confus des wagons et des machines encombrant les rails, un grand signal rouge tachait le jour pale. Pendant un instant, Roubaud s'interessa, comparant, songeant a sa gare du Havre. Chaque fois qu'il venait de la sorte passer un jour a Paris, et qu'il descendait chez la mere Victoire, le metier le reprenait. Sous la marquise des grandes lignes, l'arrivee d'un train de Mantes avait anime les quais; et il suivit des yeux la machine de manoeuvre, une petite machine-tender, aux trois roues basses et couplees, qui commencait le debranchement du train, alerte besogneuse, emmenant, refoulant les wagons sur les voies de remisage. Une autre machine, puissante celle-la, une machine d'express, aux deux grandes roues devorantes, stationnait seule, lachait par sa cheminee une grosse fumee noire, montant droit, tres lente dans l'air calme. Mais toute son attention fut prise par le train de trois heures vingt-cinq, a destination de Caen, empli deja de ses voyageurs, et qui attendait sa machine. Il n'apercevait pas celle-ci, arretee au-dela du pont de l'Europe; il l'entendait seulement demander la voie, a legers coups de sifflet presses, en personne que l'impatience gagne. Un ordre fut crie, elle repondit par un coup bref qu'elle avait compris. Puis, avant la mise en marche, il y eut un silence, les purgeurs furent ouverts, la vapeur siffla au ras du sol, en un jet assourdissant. Et il vit alors deborder du pont cette blancheur qui foisonnait, tourbillonnante comme un duvet de neige, envolee a travers les charpentes de fer. Tout un coin de l'espace en etait blanchi, tandis que les fumees accrues de l'autre machine elargissaient leur voile noir. Derriere, s'etouffaient des sons prolonges de trompe, des cris de commandement, des secousses de plaques tournantes. Une dechirure se produisit, il distingua, au fond, un train de Versailles et un train d'Auteuil, l'un montant, l'autre descendant, qui se croisaient. Comme Roubaud allait quitter la fenetre, une voix qui prononcait son nom, le fit se pencher. Et il reconnut, au-dessous, sur la terrasse du quatrieme, un jeune homme d'une trentaine d'annees, Henri Dauvergne, conducteur-chef, qui habitait la en compagnie de son pere, chef adjoint des grandes lignes, et de ses soeurs, Claire et Sophie, deux blondes de dix-huit et vingt ans, adorables, menant le menage avec les six mille francs des deux hommes, au milieu d'un continuel eclat de gaiete. On entendait l'ainee rire, pendant que la cadette chantait, et qu'une cage, pleine d'oiseaux des iles, rivalisait de roulades. --Tiens! monsieur Roubaud, vous etes donc a Paris?... Ah! oui, pour votre affaire avec le sous-prefet! De nouveau accoude, le sous-chef de gare expliqua qu'il avait du quitter Le Havre, le matin meme, par l'express de six heures quarante. Un ordre du chef de l'exploitation l'appelait a Paris, on venait de le sermonner d'importance. Heureux encore de n'y avoir pas laisse sa place. --Et madame? demanda Henri. Madame avait voulu venir, elle aussi, pour des emplettes. Son mari l'attendait la, dans cette chambre dont la mere Victoire leur remettait la clef, a chacun de leurs voyages, et ou ils aimaient dejeuner, tranquilles et seuls, pendant que la brave femme etait retenue en bas, a son poste de la salubrite. Ce jour-la, ils avaient mange un petit pain a Mantes, voulant se debarrasser de leurs courses d'abord. Mais trois heures etaient sonnees, il mourait de faim. Henri, pour etre aimable, posa encore une question: --Et vous couchez a Paris? Non, non! ils retournaient tous deux au Havre le soir, par l'express de six heures trente. Ah bien! oui, des vacances! On ne vous derangeait que pour vous flanquer votre paquet, et tout de suite a la niche! Un moment, les deux employes se regarderent, en hochant la tete. Mais ils ne s'entendaient plus, un piano endiable venait d'eclater en notes sonores. Les deux soeurs devaient taper dessus ensemble, riant plus haut, excitant les oiseaux des iles. Alors, le jeune homme, qui s'egayait a son tour, salua, rentra dans l'appartement; et le sous-chef, seul, demeura un instant les yeux sur la terrasse, d'ou montait toute cette gaiete de jeunesse. Puis, les regards leves, il apercut la machine qui avait ferme ses purgeurs, et que l'aiguilleur envoyait sur le train de Caen. Les derniers floconnements de vapeur blanche se perdaient, parmi les gros tourbillons de fumee noire, salissant le ciel. Et il rentra, lui aussi, dans la chambre. Devant le coucou qui marquait trois heures vingt, Roubaud eut un geste desespere. A quoi diable Severine pouvait-elle s'attarder ainsi? Elle n'en sortait plus, lorsqu'elle etait dans un magasin. Pour tromper la faim qui lui labourait l'estomac, il eut l'idee de mettre la table. La vaste piece, a deux fenetres, lui etait familiere, servant a la fois de chambre a coucher, de salle a manger et de cuisine, avec ses meubles de noyer, son lit drape de cotonnade rouge, son buffet a dressoir, sa table ronde, son armoire normande. Il prit, dans le buffet, des serviettes, des assiettes, des fourchettes et des couteaux, deux verres. Tout cela etait d'une proprete extreme, et il s'amusait a ces soins de menage, comme s'il eut joue a la dinette, heureux de la blancheur du linge, tres amoureux de sa femme, riant lui-meme du bon rire frais dont elle allait eclater, en ouvrant la porte. Mais, lorsqu'il eut pose le pate sur une assiette, et place, a cote, la bouteille de vin blanc, il s'inquieta, chercha des yeux. Puis, vivement, il tira de ses poches deux paquets oublies, une petite boite de sardines et du fromage de gruyere. La demie sonna. Roubaud marchait de long en large, tournant, au moindre bruit, l'oreille vers l'escalier. Dans son attente desoeuvree, en passant devant la glace, il s'arreta, se regarda. Il ne vieillissait point, la quarantaine approchait, sans que le roux ardent de ses cheveux frises eut pali. Sa barbe, qu'il portait entiere, restait drue, elle aussi, d'un blond de soleil. Et, de taille moyenne, mais d'une extraordinaire vigueur, il se plaisait a sa personne, satisfait de sa tete un peu plate, au front bas, a la nuque epaisse, de sa face ronde et sanguine, eclairee de deux gros yeux vifs. Ses sourcils se rejoignaient, embroussaillant son front de la barre des jaloux. Comme il avait epouse une femme plus jeune que lui de quinze annees, ces coups d'oeil frequents, donnes aux glaces, le rassuraient. Il y eut un bruit de pas, Roubaud courut entrebailler la porte. Mais c'etait une marchande de journaux de la gare, qui rentrait chez elle, a cote. Il revint, s'interessa a une boite de coquillages, sur le buffet. Il la connaissait bien, cette boite, un cadeau de Severine a la mere Victoire, sa nourrice. Et ce petit objet avait suffi, toute l'histoire de son mariage se deroulait. Deja trois ans bientot. Ne dans le Midi, a Plassans, d'un pere charretier, sorti du service avec les galons de sergent-major, longtemps facteur mixte a la gare de Mantes, il etait passe facteur chef a celle de Barentin; et c'etait la qu'il l'avait connue, sa chere femme, lorsqu'elle venait de Doinville, prendre le train, en compagnie de mademoiselle Berthe, la fille du president Grandmorin. Severine Aubry n'etait que la cadette d'un jardinier, mort au service des Grandmorin; mais le president, son parrain et son tuteur, la gatait tellement, faisant d'elle la compagne de sa fille, les envoyant toutes deux au meme pensionnat de Rouen, et elle-meme avait une telle distinction native, que longtemps Roubaud s'etait contente de la desirer de loin, avec la passion d'un ouvrier degrossi pour un bijou delicat, qu'il jugeait precieux. La etait l'unique roman de son existence. Il l'aurait epousee sans un sou, pour la joie de l'avoir, et quand il s'etait enhardi enfin, la realisation avait depasse le reve: outre Severine et une dot de dix mille francs, le president, aujourd'hui en retraite, membre du conseil d'administration de la Compagnie de l'Ouest, lui avait donne sa protection. Des le lendemain du mariage, il etait passe sous-chef a la gare du Havre. Il avait sans doute pour lui ses notes de bon employe, solide a son poste, ponctuel, honnete, d'un esprit borne, mais tres droit, toutes sortes de qualites excellentes qui pouvaient expliquer l'accueil prompt fait a sa demande et la rapidite de son avancement. Il preferait croire qu'il devait tout a sa femme. Il l'adorait. Lorsqu'il eut ouvert la boite de sardines, Roubaud perdit decidement patience. Le rendez-vous etait pour trois heures. Ou pouvait-elle etre? Elle ne lui conterait pas que l'achat d'une paire de bottines et de six chemises demandait la journee. Et, comme il passait de nouveau devant la glace, il s'apercut, les sourcils herisses, le front coupe d'une ligne dure. Jamais au Havre il ne la soupconnait. A Paris, il s'imaginait toutes sortes de dangers, des ruses, des fautes. Un flot de sang montait a son crane, ses poings d'ancien homme d'equipe se serraient, comme au temps ou il poussait des wagons. Il redevenait la brute inconsciente de sa force, il l'aurait broyee, dans un elan de fureur aveugle. Severine poussa la porte, parut toute fraiche, toute joyeuse. --C'est moi... Hein? tu as du croire que j'etais perdue. Dans l'eclat de ses vingt-cinq ans, elle semblait grande, mince et tres souple, grasse pourtant avec de petits os. Elle n'etait point jolie d'abord, la face longue, la bouche forte, eclairee de dents admirables. Mais, a la regarder, elle seduisait par le charme, l'etrangete de ses larges yeux bleus, sous son epaisse chevelure noire. Et, comme son mari, sans repondre, continuait a l'examiner, du regard trouble et vacillant qu'elle connaissait bien, elle ajouta: --Oh! j'ai couru... Imagine-toi, impossible d'avoir un omnibus. Alors, ne voulant pas depenser l'argent d'une voiture, j'ai couru... Regarde comme j'ai chaud. --Voyons, dit-il violemment, tu ne me feras pas croire que tu viens du Bon Marche. Mais, tout de suite, avec une gentillesse d'enfant, elle se jeta a son cou, en lui posant, sur la bouche, sa jolie petite main potelee: --Vilain, vilain, tais-toi!... Tu sais bien que je t'aime. Une telle sincerite sortait de toute sa personne, il la sentait restee si candide, si droite, qu'il la serra eperdument dans ses bras. Toujours ses soupcons finissaient ainsi. Elle, s'abandonnait, aimant a se faire cajoler. Il la couvrait de baisers, qu'elle ne rendait pas; et c'etait meme la son inquietude obscure, cette grande enfant passive, d'une affection filiale, ou l'amante ne s'eveillait point. --Alors, tu as devalise le Bon Marche? --Oh! oui. Je vais te conter... Mais, auparavant, mangeons. Ce que j'ai faim!... Ah! ecoute, j'ai un petit cadeau. Dis: Mon petit cadeau. Elle lui riait dans le visage, de tout pres. Elle avait fourre sa main droite dans sa poche, ou elle tenait un objet, qu'elle ne sortait pas. --Dis vite: Mon petit cadeau. Lui, riait aussi, en bon homme. Il se decida. --Mon petit cadeau. C'etait un couteau qu'elle venait de lui acheter, pour en remplacer un qu'il avait perdu et qu'il pleurait, depuis quinze jours. Il s'exclamait, le trouvait superbe, ce beau couteau neuf, avec son manche en ivoire et sa lame luisante. Tout de suite, il allait s'en servir. Elle etait ravie de sa joie; et, en plaisantant, elle se fit donner un sou, pour que leur amitie ne fut pas coupee. --Mangeons, mangeons, repeta-t-elle. Non, non! je t'en prie, ne ferme pas encore. J'ai si chaud! Elle l'avait rejoint a la fenetre, elle demeura la quelques secondes, appuyee a son epaule, regardant le vaste champ de la gare. Pour le moment, les fumees s'en etaient allees, le disque cuivre du soleil descendait dans la brume, derriere les maisons de la rue de Rome. En bas, une machine de manoeuvre amenait, tout forme, le train de Mantes, qui devait partir a quatre heures vingt-cinq. Elle le refoula le long du quai, sous la marquise, fut detelee. Au fond, dans le hangar de la Ceinture, des chocs de tampons annoncaient l'attelage imprevu de voitures qu'on ajoutait. Et, seule, au milieu des rails, avec son mecanicien et son chauffeur, noirs de la poussiere du voyage, une lourde machine de train omnibus restait immobile, comme lasse et essoufflee, sans autre vapeur qu'un mince filet sortant d'une soupape. Elle attendait qu'on lui ouvrit la voie, pour retourner au depot des Batignolles. Un signal rouge claqua, s'effaca. Elle partit. --Sont-elles gaies, ces petites Dauvergne! dit Roubaud en quittant la fenetre. Les entends-tu taper sur leur piano?... Tout a l'heure, j'ai vu Henri, qui m'a dit de te presenter ses hommages. --A table, a table! cria Severine. Et elle se jeta sur les sardines, elle devora. Ah! le petit pain de Mantes etait loin! Cela la grisait, quand elle venait a Paris. Elle etait toute vibrante du bonheur d'avoir couru les trottoirs, elle gardait une fievre de ses achats au Bon Marche. En un coup, chaque printemps, elle y depensait ses economies de l'hiver, preferant tout y acheter, disant qu'elle y economisait son voyage. Aussi, sans perdre une bouchee, ne tarissait-elle pas. Un peu confuse, rougissante, elle finit par lacher le total de la somme qu'elle avait depensee, plus de trois cents francs. --Fichtre! dit Roubaud saisi, tu te mets bien, toi, pour la femme d'un sous-chef!... Mais tu n'avais a prendre que six chemises et une paire de bottines? --Oh! mon ami, des occasions uniques!... Une petite soie a rayures delicieuses! un chapeau d'un gout, un reve! des jupons tout faits, avec des volants brodes! Et tout ca pour rien, j'aurais paye le double au Havre... On va m'expedier, tu verras! Il avait pris le parti de rire, tant elle etait jolie, dans sa joie, avec son air de confusion suppliante. Et puis, c'etait si charmant, cette dinette improvisee, au fond de cette chambre ou ils etaient seuls, bien mieux qu'au restaurant. Elle, qui d'ordinaire buvait de l'eau, se laissait aller, vidait son verre de vin blanc, sans savoir. La boite de sardines etait finie, ils entamerent le pate avec le beau couteau neuf. Ce fut un triomphe, tellement il coupait bien. --Et toi, voyons, ton affaire? demanda-t-elle. Tu me fais bavarder, tu ne me dis pas comment ca s'est termine, pour le sous-prefet. Alors, il conta en detail la facon dont le chef de l'exploitation l'avait recu. Oh! un lavage de tete en regle! Il s'etait defendu, avait dit la vraie verite, comment ce petit creve de sous-prefet s'etait obstine a monter avec son chien dans une voiture de premiere, lorsqu'il y avait une voiture de seconde, reservee pour les chasseurs et leurs betes, et la querelle qui s'en etait suivie, et les mots qu'on avait echanges. En somme, le chef lui donnait raison d'avoir voulu faire respecter la consigne; mais le terrible etait la parole qu'il avouait lui-meme: <> On le soupconnait d'etre republicain. Les discussions qui venaient de marquer l'ouverture de la session de 1869, et la peur sourde des prochaines elections generales rendaient le gouvernement ombrageux. Aussi l'aurait-on certainement deplace, sans la bonne recommandation du president Grandmorin. Encore avait-il du signer la lettre d'excuse, conseillee et redigee par ce dernier. Severine l'interrompit, criant: --Hein? ai-je eu raison de lui ecrire et de lui faire une visite avec toi, ce matin, avant que tu ailles recevoir ton savon... Je savais bien qu'il nous tirerait d'affaire. --Oui, il t'aime beaucoup, reprit Roubaud, et il a le bras long, dans la Compagnie... Vois donc un peu a quoi ca sert, d'etre un bon employe. Ah! on ne m'a point menage les eloges: pas beaucoup d'initiative, mais de la conduite, de l'obeissance, du courage, enfin tout! Eh bien, ma chere, si tu n'avais pas ete ma femme, et si Grandmorin n'avait pas plaide ma cause, par amitie pour toi, j'etais fichu, on m'envoyait en penitence, au fond de quelque petite station. Elle regardait fixement le vide, elle murmura, comme se parlant a elle-meme: --Oh! certainement, c'est un homme qui a le bras long. Il y eut un silence, et elle restait les yeux elargis, perdus au loin, cessant de manger. Sans doute elle evoquait les jours de son enfance, la-bas, au chateau de Doinville, a quatre lieues de Rouen. Jamais elle n'avait connu sa mere. Quand son pere, le jardinier Aubry, etait mort, elle entrait dans sa treizieme annee; et c'etait a cette epoque que le president, deja veuf, l'avait gardee pres de sa fille Berthe, sous la surveillance de sa soeur, madame Bonnehon, la femme d'un manufacturier, egalement veuve, a qui le chateau appartenait aujourd'hui. Berthe, son ainee de deux ans, mariee six mois apres elle, avait epouse M. de Lachesnaye, conseiller a la cour de Rouen, un petit homme sec et jaune. L'annee precedente, le president etait encore a la tete de cette cour, dans son pays, lorsqu'il avait pris sa retraite, apres une carriere magnifique. Ne en 1804, substitut a Digne au lendemain de 1830, puis a Fontainebleau, puis a Paris, ensuite procureur a Troyes, avocat general a Rennes, enfin premier president a Rouen. Riche a plusieurs millions, il faisait partie du conseil general depuis 1855, on l'avait nomme commandeur de la Legion d'honneur, le jour meme de sa retraite. Et, du plus loin qu'elle se souvenait, elle le revoyait tel qu'il etait encore, trapu et solide, blanc de bonne heure, d'un blanc dore d'ancien blond, les cheveux en brosse, le collier de barbe coupe ras, sans moustaches, avec une face carree que les yeux d'un bleu dur et le nez gros rendaient severe. Il avait l'abord rude, il faisait tout trembler autour de lui. Roubaud dut elever la voix, repetant a deux reprises: --Eh bien, a quoi donc penses-tu? Elle tressaillit, eut un petit frisson, comme surprise et secouee de peur. --Mais a rien. --Tu ne manges plus, tu n'as donc plus faim? --Oh! si... Tu vas voir. Severine, ayant vide son verre de vin blanc, acheva la tranche de pate qu'elle avait dans son assiette. Mais il y eut une alerte: ils avaient fini le pain d'une livre, pas une bouchee ne restait pour manger le fromage. Ce furent des cris, puis des rires, lorsque, bousculant tout, ils decouvrirent, au fond du buffet de la mere Victoire, un bout de pain rassis. Bien que la fenetre fut ouverte, il continuait de faire chaud, et la jeune femme, qui avait le poele derriere elle, ne se rafraichissait guere, plus rose et plus excitee par l'imprevu de ce dejeuner bavard, dans cette chambre. A propos de la mere Victoire, Roubaud en etait revenu a Grandmorin: encore une, celle-la, qui lui devait une belle chandelle! Fille seduite dont l'enfant etait mort, nourrice de Severine qui venait de couter la vie a sa mere, plus tard femme d'un chauffeur de la Compagnie, elle vivait mal, a Paris, d'un peu de couture, son mari mangeant tout, lorsque la rencontre de sa fille de lait avait renoue les liens d'autrefois, en faisant d'elle aussi une protegee du president; et, aujourd'hui, il lui avait obtenu un poste a la salubrite, la garde des cabinets de luxe, le cote des dames, ce qu'il y a de meilleur. La Compagnie ne lui donnait que cent francs par an, mais elle s'en faisait pres de quatorze, avec la recette, sans compter le logement, cette chambre ou elle etait meme chauffee. Enfin, une situation bien agreable. Et Roubaud calculait que, si Pecqueux, le mari, avait apporte ses deux mille huit cents francs de chauffeur, tant pour les primes que pour le fixe, au lieu de nocer aux deux bouts de la ligne, le menage aurait reuni plus de quatre mille francs, le double de ce que lui, sous-chef de gare, gagnait au Havre. --Sans doute, conclut-il, toutes les femmes ne voudraient pas tenir les cabinets. Mais il n'y a pas de sot metier. Cependant, leur grosse faim s'etait apaisee, et ils ne mangeaient plus que d'un air alangui, coupant le fromage par petits morceaux, pour faire durer le regal. Leurs paroles aussi se faisaient lentes. --A propos, cria-t-il, j'ai oublie de te demander... Pourquoi as-tu donc refuse au president d'aller passer deux ou trois jours a Doinville? Son esprit, dans le bien-etre de la digestion, venait de refaire leur visite du matin, tout pres de la gare, a l'hotel de la rue du Rocher; et il s'etait revu dans le grand cabinet severe, il entendait encore le president leur dire qu'il partait le lendemain pour Doinville. Puis, comme cedant a une idee soudaine, il leur avait offert de prendre le soir meme, avec eux, l'express de six heures trente, et d'emmener ensuite sa filleule la-bas, chez sa soeur, qui la reclamait depuis longtemps. Mais la jeune femme avait allegue toutes sortes de raisons, qui l'empechaient, disait-elle. --Tu sais, moi, continua Roubaud, je ne voyais pas de mal a ce petit voyage. Tu aurais pu y rester jusqu'a jeudi, je me serais arrange... N'est-ce pas? dans notre position, nous avons besoin d'eux. Ce n'est guere adroit, de refuser leurs politesses; d'autant plus que ton refus a eu l'air de lui causer une vraie peine... Aussi n'ai-je cesse de te pousser a accepter, que lorsque tu m'as tire par mon paletot. Alors, j'ai dit comme toi, mais sans comprendre... Hein! pourquoi n'as-tu pas voulu? Severine, les regards vacillants, eut un geste d'impatience. --Est-ce que je puis te laisser tout seul? --Ce n'est pas une raison... Depuis notre mariage, en trois ans, tu es bien allee deux fois a Doinville, passer ainsi une semaine. Rien ne t'empechait d'y retourner une troisieme. La gene de la jeune femme croissait, elle avait detourne la tete. --Enfin, ca ne me disait pas. Tu ne vas pas me forcer a des choses qui me deplaisent. Roubaud ouvrit les bras, comme pour declarer qu'il ne la forcait a rien. Pourtant, il reprit: --Tiens! tu me caches quelque chose... La derniere fois, est-ce que madame Bonnehon t'aurait mal recue? Oh! non, madame Bonnehon l'avait toujours tres bien accueillie. Elle etait si agreable, grande, forte, avec de magnifiques cheveux blonds, belle encore malgre ses cinquante-cinq ans! Depuis son veuvage, et meme du vivant de son mari, on racontait qu'elle avait eu souvent le coeur occupe. On l'adorait a Doinville, elle faisait du chateau un lieu de delices, toute la societe de Rouen y venait en visite, surtout la magistrature. C'etait dans la magistrature que madame Bonnehon avait eu beaucoup d'amis. --Alors, avoue-le, ce sont les Lachesnaye qui t'ont battu froid. Sans doute, depuis son mariage avec M. de Lachesnaye, Berthe avait cesse d'etre pour elle ce qu'elle etait autrefois. Elle ne devenait guere bonne, cette pauvre Berthe, si insignifiante, avec son nez rouge. A Rouen, les dames vantaient beaucoup sa distinction. Aussi, un mari comme le sien, laid, dur, avare, semblait-il plutot fait pour deteindre sur sa femme et la rendre mauvaise. Mais non, Berthe s'etait montree convenable a l'egard de son ancienne camarade, celle-ci n'avait aucun reproche precis a lui adresser. --C'est donc le president qui te deplait, la-bas? Severine, qui, jusque-la, repondait lentement, d'une voix egale, fut reprise d'impatience. --Lui, quelle idee! Et elle continua, en petites phrases nerveuses. On le voyait seulement a peine. Il s'etait reserve, dans le parc, un pavillon, dont la porte donnait sur une ruelle deserte. Il sortait, il rentrait, sans qu'on le sut. Jamais sa soeur, du reste, ne connaissait au juste le jour de son arrivee. Il prenait une voiture a Barentin, se faisait conduire de nuit a Doinville, vivait des journees dans son pavillon, ignore de tous. Ah! ce n'etait pas lui qui vous genait, la-bas. --Je t'en parle, parce que tu m'as raconte vingt fois que, dans ton enfance, il te faisait une peur bleue. --Oh! une peur bleue! tu exageres, comme toujours... Bien sur qu'il ne riait guere. Il vous regardait si fixement, de ses gros yeux, qu'on baissait la tete tout de suite. J'ai vu des gens se troubler, ne pas pouvoir lui adresser un mot, tellement il leur en imposait, avec son grand renom de severite et de sagesse... Mais, moi, il ne m'a jamais grondee, j'ai toujours senti qu'il avait un faible pour moi... De nouveau, sa voix se ralentissait, ses yeux se perdaient au loin. --Je me souviens... Quand j'etais gamine et que je jouais avec des amies, dans les allees, s'il venait a paraitre, toutes se cachaient, meme sa fille Berthe, qui tremblait sans cesse d'etre en faute. Moi, je l'attendais, tranquille. Il passait, et en me voyant la, souriante, le museau leve, il me donnait une petite tape sur la joue... Plus tard, a seize ans, lorsque Berthe avait une faveur a obtenir de lui, c'etait toujours moi qu'elle chargeait de la demande. Je parlais, je ne baissais pas les regards, et je sentais les siens qui m'entraient sous la peau. Mais je m'en moquais bien, j'etais si certaine qu'il accorderait tout ce que je voudrais!... Ah! oui, je me souviens, je me souviens! La-bas, il n'y a pas un taillis du parc, pas un corridor, pas une chambre du chateau, que je ne puisse evoquer en fermant les yeux. Elle se tut, les paupieres closes; et, sur son visage chaud et gonfle, semblait passer le frisson de ces choses d'autrefois, les choses qu'elle ne disait point. Un instant, elle demeura ainsi, avec un petit battement des levres, comme un tic involontaire qui lui tirait douloureusement un coin de la bouche. --Il a ete certainement tres bon pour toi, reprit Roubaud, qui venait d'allumer sa pipe. Non seulement il t'a fait elever comme une demoiselle, mais il a tres sagement administre tes quatre sous, et il a arrondi la somme, lors de notre mariage... Sans compter qu'il doit te laisser quelque chose, il l'a dit devant moi. --Oui, murmura Severine, cette maison de la Croix-de-Maufras, cette propriete que le chemin de fer a coupee. On y allait parfois passer huit jours... Oh! je n'y compte guere, les Lachesnaye doivent le travailler pour qu'il ne me laisse rien. Et puis, j'aime mieux rien, rien! Elle avait prononce ces dernieres paroles d'une voix si vive, qu'il s'en etonna, retirant sa pipe de la bouche, la regardant de ses yeux arrondis. --Es-tu drole! On assure que le president a des millions, quel mal y aurait-il a ce qu'il mit sa filleule dans son testament? Personne n'en serait surpris, et ca arrangerait joliment nos affaires. Puis, une idee qui lui traversa le cerveau le fit rire. --Tu n'as peut-etre pas peur de passer pour sa fille?... Car, tu sais, le president, malgre son air glace, on en chuchote de raides sur son compte. Il parait que, du vivant meme de sa femme, toutes les bonnes y passaient. Enfin, un gaillard qui, aujourd'hui encore, vous trousse une femme... Mon Dieu! va, quand tu serais sa fille! Severine s'etait levee, violente, le visage en flamme, avec le vacillement effraye de son regard bleu, sous la masse lourde de ses cheveux noirs. --Sa fille, sa fille!... Je ne veux pas que tu plaisantes avec ca, entends-tu! Est-ce que je puis etre sa fille? est-ce que je lui ressemble?... Et en voila assez, parlons d'autre chose. Je ne veux pas aller a Doinville, parce que je ne veux pas, parce que je prefere rentrer avec toi au Havre. Il hocha la tete, il l'apaisa du geste. Bon, bon! du moment que ca lui donnait sur les nerfs. Il souriait, jamais il ne l'avait vue si nerveuse. Le vin blanc sans doute. Desireux de se faire pardonner, il reprit le couteau, s'extasiant encore, l'essuyant avec soin; et, pour montrer qu'il coupait comme un rasoir, il s'en taillait les ongles. --Deja quatre heures un quart, murmura Severine, debout devant le coucou. J'ai encore quelques courses... Il faut songer a notre train. Mais, comme pour achever de se calmer, avant de mettre un peu d'ordre dans la chambre, elle retourna s'accouder a la fenetre. Lui, alors, lachant le couteau, lachant sa pipe, quitta la table a son tour, s'approcha d'elle, la prit par-derriere, entre ses bras, doucement. Et il la tenait enlacee ainsi, il avait pose le menton sur son epaule, appuye la tete contre la sienne. Ni l'un ni l'autre ne bougeait plus, ils regardaient. Sous eux, toujours, les petites machines de manoeuvre allaient et venaient sans repos; et on les entendait a peine s'activer, comme des menageres vives et prudentes, les roues assourdies, le sifflet discret. Une d'elles passa, disparut sous le pont de l'Europe, emmenant au remisage les voitures d'un train de Trouville, qu'on debranchait. Et, la-bas, au-dela du pont, elle frola une machine venue seule du Depot, en promeneuse solitaire, avec ses cuivres et ses aciers luisants, fraiche et gaillarde pour le voyage. Celle-ci s'etait arretee, demandant de deux coups brefs la voie a l'aiguilleur, qui, presque immediatement, l'envoya sur son train, tout forme, a quai sous la marquise des grandes lignes. C'etait le train de quatre heures vingt-cinq, pour Dieppe. Un flot de voyageurs se pressait, on entendait le roulement des chariots charges de bagages, des hommes poussaient une a une les bouillottes dans les voitures. Mais la machine et son tender avaient aborde le fourgon de tete, d'un choc sourd, et l'on vit le chef d'equipe serrer lui-meme la vis de la barre d'attelage. Le ciel s'etait assombri vers les Batignolles; une cendre crepusculaire, noyant les facades, semblait tomber deja sur l'eventail elargi des voies; tandis que, dans cet effacement, au lointain, se croisaient sans cesse les departs et les arrivees de la banlieue et de la Ceinture. Par-dela les nappes sombres des grandes halles couvertes, sur Paris obscurci, des fumees rousses, dechiquetees, s'envolaient. --Non, non, laisse-moi, murmura Severine. Peu a peu, sans une parole, il l'avait enveloppee d'une caresse plus etroite, excite par la tiedeur de ce corps jeune, qu'il tenait ainsi a pleins bras. Elle le grisait de son odeur, elle achevait d'affoler son desir, en cambrant les reins pour se degager. D'une secousse, il l'enleva de la fenetre, dont il referma les vitres du coude. Sa bouche avait rencontre la sienne, il lui ecrasait les levres, il l'emportait vers le lit. --Non, non, nous ne sommes pas chez nous, repeta-t-elle. Je t'en prie, pas dans cette chambre! Elle-meme etait comme grise, etourdie de nourriture et de vin, encore vibrante de sa course fievreuse a travers Paris. Cette piece trop chauffee, cette table ou trainait la debandade du couvert, l'imprevu du voyage qui tournait en partie fine, tout lui allumait le sang, la soulevait d'un frisson. Et pourtant elle se refusait, elle resistait, arc-boutee contre le bois du lit, dans une revolte effrayee, dont elle n'aurait pu dire la cause. --Non, non, je ne veux pas. Lui, le sang a la peau, retenait ses grosses mains brutales. Il tremblait, il l'aurait brisee. --Bete, est-ce qu'on saura? Nous retaperons le lit. D'habitude, elle s'abandonnait avec une docilite complaisante, chez eux, au Havre, apres le dejeuner, lorsqu'il etait de service de nuit. Cela semblait sans plaisir pour elle, mais elle y montrait une mollesse heureuse, un affectueux consentement de son plaisir a lui. Et ce qui, en ce moment, le rendait fou, c'etait de la sentir comme jamais il ne l'avait eue, ardente, fremissante de passion sensuelle. Le noir reflet de sa chevelure assombrissait ses calmes yeux de pervenche, sa bouche forte saignait dans le doux ovale de son visage. Il y avait la une femme qu'il ne connaissait point. Pourquoi se refusait-elle? --Dis, pourquoi? Nous avons le temps. Alors, dans une angoisse inexplicable, dans un debat ou elle ne paraissait pas juger les choses nettement, comme si elle se fut ignoree elle aussi, elle eut un cri de douleur vraie, qui le fit se tenir tranquille. --Non, non, je t'en supplie, laisse-moi!... Je ne sais pas, ca m'etrangle, rien que l'idee, en ce moment... ca ne serait pas bien. Tous deux etaient tombes assis au bord du lit. Il se passa la main sur la face, comme pour s'en oter la cuisson qui le brulait. En le voyant redevenu sage, elle, gentille, se pencha, lui posa un gros baiser sur la joue, voulant lui montrer qu'elle l'aimait bien tout de meme. Un instant, ils resterent de la sorte, sans parler, a se remettre. Il lui avait repris la main gauche et jouait avec une vieille bague d'or, un serpent d'or a petite tete de rubis, qu'elle portait au meme doigt que son alliance. Toujours il la lui avait connue la. --Mon petit serpent, dit Severine d'une voix involontaire de reve, croyant qu'il regardait la bague et eprouvant l'imperieux besoin de parler. C'est a la Croix-de-Maufras, qu'il m'en a fait cadeau, pour mes seize ans. Roubaud leva la tete, surpris. --Qui donc? le president? Lorsque les yeux de son mari s'etaient poses sur les siens, elle avait eu une brusque secousse de reveil. Elle sentit un petit froid glacer ses joues. Elle voulut repondre, et ne trouva rien, etranglee par la sorte de paralysie qui la prenait. --Mais, continua-t-il, tu m'as toujours dit que c'etait ta mere qui te l'avait laissee, cette bague. Encore a cette seconde, elle pouvait rattraper la phrase, lachee dans un oubli de tout. Il lui aurait suffi de rire, de jouer l'etourdie. Mais elle s'enteta, ne se possedant plus, inconsciente. --Jamais, mon cheri, je ne t'ai dit que ma mere m'avait laisse cette bague. Du coup, Roubaud la devisagea, palissant lui aussi. --Comment? tu ne m'as jamais dit ca? Tu me l'as dit vingt fois!... Il n'y a pas de mal a ce que le president t'ait donne une bague. Il t'a donne bien autre chose... Mais pourquoi me l'avoir cache? pourquoi avoir menti, en parlant de ta mere? --Je n'ai pas parle de ma mere, mon cheri, tu te trompes. C'etait imbecile, cette obstination. Elle voyait qu'elle se perdait, qu'il lisait clairement sous sa peau, et elle aurait voulu revenir, ravaler ses paroles; mais il n'etait plus temps, elle sentait ses traits se decomposer, l'aveu sortir malgre elle de toute sa personne. Le froid de ses joues avait envahi sa face entiere, un tic nerveux tirait ses levres. Et lui, effrayant, redevenu subitement rouge, a croire que le sang allait faire eclater ses veines, lui avait saisi les poignets, la regardait de tout pres, afin de mieux suivre, dans l'effarement epouvante de ses yeux, ce qu'elle ne disait pas tout haut. --Nom de Dieu! begaya-t-il, nom de Dieu! Elle eut peur, baissa le visage pour le cacher sous son bras, devinant le coup de poing. Un fait, petit, miserable, insignifiant, l'oubli d'un mensonge a propos de cette bague, venait d'amener l'evidence, en quelques paroles echangees. Et il avait suffi d'une minute. Il la jeta d'une secousse en travers du lit, il tapa sur elle des deux poings, au hasard. En trois ans, il ne lui avait pas donne une chiquenaude, et il la massacrait, aveugle, ivre, dans un emportement de brute, de l'homme aux grosses mains, qui, autrefois, avait pousse des wagons. --Nom de Dieu de garce! tu as couche avec!... couche avec!... couche avec! Il s'enrageait a ces mots repetes, il abattait les poings, chaque fois qu'il les prononcait, comme pour les lui faire entrer dans la chair. --Le reste d'un vieux, nom de Dieu de garce!... couche avec!... couche avec! Sa voix s'etranglait d'une telle colere, qu'elle sifflait et ne sortait plus. Alors, seulement, il entendit que, mollissante sous les coups, elle disait non. Elle ne trouvait pas d'autre defense, elle niait pour qu'il ne la tuat pas. Et ce cri, cet entetement dans le mensonge, acheva de le rendre fou. --Avoue que tu as couche avec. --Non! non! Il l'avait reprise, il la soutenait dans ses bras, l'empechant de retomber la face contre la couverture, en pauvre etre qui se cache. Il la forcait a le regarder. --Avoue que tu as couche avec. Mais, se laissant glisser, elle s'echappa, elle voulut courir vers la porte. D'un bond, il fut de nouveau sur elle, le poing en l'air; et, furieusement, d'un seul coup, pres de la table, il l'abattit. Il s'etait jete a son cote, il l'avait empoignee par les cheveux, pour la clouer au sol. Un instant, ils resterent ainsi par terre, face a face, sans bouger. Et, dans l'effrayant silence, on entendit monter les chants et les rires des demoiselles Dauvergne, dont le piano faisait rage, heureusement, en dessous, etouffant les bruits de lutte. C'etait Claire qui chantait des rondes de petites filles, tandis que Sophie l'accompagnait a tour de bras. --Avoue que tu as couche avec. Elle n'osa plus dire non, elle ne repondit point. --Avoue que tu as couche avec, nom de Dieu! ou je t'eventre! Il l'aurait tuee, elle le lisait nettement dans son regard. En tombant, elle avait apercu le couteau, ouvert sur la table; et elle revoyait l'eclair de la lame, elle crut qu'il allongeait le bras. Une lachete l'envahit, un abandon d'elle-meme et de tout, un besoin d'en finir. --Eh bien! oui, c'est vrai, laisse-moi m'en aller. Alors, ce fut abominable. Cet aveu qu'il exigeait si violemment, venait de l'atteindre en pleine figure, comme une chose impossible, monstrueuse. Il semblait que jamais il n'aurait suppose une infamie pareille. Il lui empoigna la tete, il la cogna contre un pied de la table. Elle se debattait, et il la tira par les cheveux, au travers de la piece, bousculant les chaises. Chaque fois qu'elle faisait un effort pour se redresser, il la rejetait sur le carreau d'un coup de poing. Et cela haletant, les dents serrees, un acharnement sauvage et imbecile. La table, poussee, faillit renverser le poele. Des cheveux et du sang resterent a un angle du buffet. Quand ils reprirent haleine, hebetes, gonfles de cette horreur, las de frapper et d'etre frappee, ils etaient revenus pres du lit, elle toujours par terre, vautree, lui accroupi, la tenant encore aux epaules. Et ils soufflerent. En bas, la musique continuait, les rires s'envolaient, tres sonores et tres jeunes. D'une secousse, Roubaud remonta Severine, l'adossa contre le bois du lit. Puis, demeurant a genoux, pesant sur elle, il put parler enfin. Il ne la battait plus, il la torturait de ses questions, du besoin inextinguible qu'il avait de savoir. --Ainsi, tu as couche avec, garce!... Repete, repete que tu as couche avec ce vieux... Et a quel age, hein? toute petite, toute petite, n'est-ce pas? Brusquement, elle venait d'eclater en larmes, ses sanglots l'empechaient de repondre. --Nom de Dieu! veux-tu me dire!... Hein? tu n'avais pas dix ans, que tu l'amusais, ce vieux? C'est pour ca qu'il t'elevait a la becquee, c'est pour sa cochonnerie, dis-le donc, nom de Dieu! ou je recommence! Elle pleurait, elle ne pouvait prononcer un mot, et il leva la main, il l'etourdit d'une nouvelle claque. A trois reprises, comme il n'obtenait pas davantage de reponse, il la gifla, repetant sa question. --A quel age, dis-le donc, garce! dis-le donc? Pourquoi lutter? Son etre fuyait sous elle. Il lui aurait sorti le coeur, de ses doigts gourds d'ancien ouvrier. Et l'interrogatoire continua, elle disait tout, dans un tel aneantissement de honte et de peur, que ses phrases, soufflees tres bas, s'entendaient a peine. Et lui, mordu de sa jalousie atroce, s'enrageait a la souffrance dont le dechiraient les tableaux evoques: il n'en savait jamais assez, il l'obligeait a revenir sur les details, a preciser les faits. L'oreille aux levres de la miserable, il agonisait de cette confession, avec la continuelle menace de son poing leve, pret a cogner encore, si elle s'arretait. De nouveau, tout le passe, a Doinville, defila, l'enfance, la jeunesse. Etait-ce au fond des massifs du grand parc? etait-ce dans le detour perdu de quelque corridor du chateau? Deja le president songeait donc a elle, lorsqu'il l'avait gardee, a la mort de son jardinier, et fait elever avec sa fille? Cela, pour sur, avait commence, les jours ou les autres gamines s'enfuyaient, au milieu de leurs jeux, s'il venait a paraitre, tandis qu'elle, souriante, le museau en l'air, attendait qu'il lui donnat en passant une petite tape sur la joue. Et, plus tard, si elle osait lui parler en face, si elle obtenait tout de lui, n'etait-ce pas qu'elle se sentait maitresse, alors qu'il l'achetait par ses complaisances de trousseur de bonnes, si digne et si severe aux autres? Ah! la sale chose, ce vieux se faisant baisoter comme un grand-pere, regardant pousser cette fillette, la tatant, l'entamant un peu a chaque heure, sans avoir la patience d'attendre qu'elle fut mure! Roubaud haletait. --Enfin, a quel age, repete, a quel age? --Seize ans et demi. --Tu mens! Mentir, mon Dieu! pourquoi? Elle eut un haussement d'epaules plein d'un abandon et d'une lassitude immenses. --Et, la premiere fois, ou ca s'est-il passe? --A la Croix-de-Maufras. Il hesita une seconde, ses levres s'agitaient, une lueur jaune troublait ses yeux. --Et, je veux que tu me dises, qu'est-ce qu'il t'a fait? Elle resta muette. Puis, comme il brandissait le poing: --Tu ne me croirais pas. --Dis toujours... Il n'a pu rien faire, hein? D'un signe de tete, elle repondit. C'etait bien cela. Et, alors, il s'acharna sur la scene, il voulut la connaitre jusqu'au bout, il descendit aux mots crus, aux interrogations immondes. Elle ne desserrait plus les dents, elle continuait a dire oui, a dire non, d'un signe. Peut-etre ca les soulagerait-il l'un et l'autre, quand elle aurait avoue. Mais lui souffrait davantage de ces details, qu'elle croyait etre une attenuation. Des rapports normaux, complets, l'auraient hante d'une vision moins torturante. Cette debauche pourrissait tout, enfoncait et retournait au fond de sa chair les lames empoisonnees de sa jalousie. Maintenant, c'etait fini, il ne vivrait plus, il evoquerait toujours l'execrable image. Un sanglot dechira sa gorge. --Ah! nom de Dieu... ah! nom de Dieu!... ca ne peut pas etre, non, non! c'est trop, ca ne peut pas etre! Puis, tout d'un coup, il la secoua. --Mais nom de Dieu de garce! pourquoi m'as-tu epouse?... Sais-tu que c'est ignoble de m'avoir trompe ainsi? Il y a des voleuses, en prison, qui n'en ont pas tant sur la conscience... Tu me meprisais donc, tu ne m'aimais donc pas?... Hein! pourquoi m'as-tu epouse? Elle eut un geste vague. Est-ce qu'elle savait au juste, a present? En l'epousant, elle etait heureuse, esperant en finir avec l'autre. Il y a tant de choses qu'on ne voudrait pas faire et qu'on fait, parce qu'elles sont encore les plus sages. Non, elle ne l'aimait pas; et ce qu'elle evitait de lui dire, c'etait que, sans cette histoire, jamais elle n'aurait consenti a etre sa femme. --Lui, n'est-ce pas? desirait te caser. Il a trouve une bonne bete... Hein? il desirait te caser pour que ca continue. Et vous avez continue, hein? a tes deux voyages, la-bas. C'est pour ca qu'il t'emmenait? D'un signe, elle avoua de nouveau. --Et c'est pour ca encore qu'il t'invitait, cette fois?... Jusqu'a la fin, alors, ca aurait recommence, ces ordures! Et, si je ne t'etrangle pas, ca recommencera! Ses mains convulsees s'avancaient pour la reprendre a la gorge. Mais, ce coup-ci, elle se revolta. --Voyons, tu es injuste. Puisque c'est moi qui ai refuse d'y aller. Tu m'y envoyais, j'ai du me facher, rappelle-toi... Tu vois bien que je ne voulais plus. C'etait fini. Jamais, jamais plus, je n'aurais voulu. Il sentit qu'elle disait la verite, et il n'en eut aucun soulagement. L'affreuse douleur, le fer qui lui restait en pleine poitrine, c'etait l'irreparable, ce qui avait eu lieu entre elle et cet homme. Il ne souffrait horriblement que de son impuissance a faire que cela ne fut pas. Sans la lacher encore, il s'etait rapproche de son visage, il semblait fascine, attire la, comme pour retrouver, dans le sang de ses petites veines bleues, tout ce qu'elle lui avouait. Et il murmura, obsede, hallucine: --A la Croix-de-Maufras, dans la chambre rouge... Je la connais, la fenetre donne sur le chemin de fer, le lit est en face. Et c'est la, dans cette chambre... Je comprends qu'il parle de te laisser la maison. Tu l'as bien gagnee. Il pouvait veiller sur tes sous et te doter, ca valait ca... Un juge, un homme riche a millions, si respecte, si instruit, si haut! Vrai, la tete vous tourne... Et, dis donc, s'il etait ton pere? Severine, d'un effort, se mit debout. Elle l'avait repousse, avec une vigueur extraordinaire, pour sa faiblesse de pauvre etre vaincu. Violente, elle protestait. --Non, non, pas ca! Tout ce que tu voudras, pour le reste. Bats-moi, tue-moi... Mais ne dis pas ca, tu mens! Roubaud lui avait garde une main dans les siennes. --Est-ce que tu en sais quelque chose? C'est bien parce que tu en doutes toi-meme, que ca te souleve ainsi. Et, comme elle degageait sa main, il sentit la bague, le petit serpent d'or a tete de rubis, oublie a son doigt. Il l'en arracha, le pila du talon sur le carreau, dans un nouvel acces de rage. Puis, il marcha d'un bout de la piece a l'autre, muet, eperdu. Elle, tombee assise au bord du lit, le regardait de ses grands yeux fixes. Et le terrible silence dura. La fureur de Roubaud ne se calmait point. Des qu'elle semblait se dissiper un peu, elle revenait aussitot, comme l'ivresse, par grandes ondes redoublees, qui l'emportaient dans leur vertige. Il ne se possedait plus, battait le vide, jete a toutes les sautes du vent de violence dont il etait flagelle, retombant a l'unique besoin d'apaiser la bete hurlante au fond de lui. C'etait un besoin physique, immediat, comme une faim de vengeance, qui lui tordait le corps et qui ne lui laisserait plus aucun repos, tant qu'il ne l'aurait pas satisfaite. Sans s'arreter, il se tapa les tempes de ses deux poings, il begaya, d'une voix d'angoisse: --Qu'est-ce que je vais faire? Cette femme, puisqu'il ne l'avait pas tuee tout de suite, il ne la tuerait pas maintenant. Sa lachete de la laisser vivre exasperait sa colere, car c'etait lache, c'etait parce qu'il tenait encore a sa peau de garce, qu'il ne l'avait pas etranglee. Il ne pouvait pourtant la garder ainsi. Alors, il allait donc la chasser, la mettre a la rue, pour ne jamais la revoir? Et un nouveau flot de souffrance l'emportait, une execrable nausee le submergeait tout entier, lorsqu'il sentait qu'il ne ferait pas meme ca. Quoi, enfin? Il ne restait qu'a accepter l'abomination et qu'a remmener cette femme au Havre, a continuer la tranquille vie avec elle, comme si de rien n'etait. Non! non! la mort plutot, la mort pour tous les deux, a l'instant! Une telle detresse le souleva, qu'il cria plus haut, egare: --Qu'est-ce que je vais faire? Du lit ou elle restait assise, Severine le suivait toujours de ses grands yeux. Dans la calme affection de camarade qu'elle avait eue pour lui, il l'apitoyait deja, par la douleur demesuree ou elle le voyait. Les gros mots, les coups, elle les aurait excuses, si cet emportement fou lui avait laisse moins de surprise, une surprise dont elle ne revenait pas encore. Elle, passive, docile, qui toute jeune s'etait pliee aux desirs d'un vieillard, qui plus tard avait laisse faire son mariage, simplement desireuse d'arranger les choses, n'arrivait pas a comprendre un tel eclat de jalousie, pour des fautes anciennes, dont elle se repentait; et, sans vice, la chair mal eveillee encore, dans sa demi-inconscience de fille douce, chaste malgre tout, elle regardait son mari, aller, venir, tourner furieusement, comme elle aurait regarde un loup, un etre d'une autre espece. Qu'avait-il donc en lui? Il y en avait tant sans colere! Ce qui l'epouvantait, c'etait de sentir l'animal, soupconne par elle depuis trois ans, a des grognements sourds, aujourd'hui dechaine, enrage, pret a mordre. Que lui dire, pour empecher un malheur? A chaque retour, il se retrouvait pres du lit, devant elle. Et elle l'attendait au passage, elle osa lui parler. --Mon ami, ecoute... Mais il ne l'entendait pas, il repartait a l'autre bout de la piece, ainsi qu'une paille battue d'un orage. --Qu'est-ce que je vais faire? Qu'est-ce que je vais faire? Enfin elle lui saisit le poignet, elle le retint une minute. --Mon ami, voyons, puisque c'est moi qui ai refuse d'y aller... Je n'y serais jamais plus allee, jamais, jamais! C'est toi que j'aime. Et elle se faisait caressante, l'attirant, levant ses levres pour qu'il les baisat. Mais, tombe pres d'elle, il la repoussa, dans un mouvement d'horreur. --Ah! garce, tu voudrais maintenant... Tout a l'heure, tu n'as pas voulu, tu n'avais pas envie de moi... Et, maintenant, tu voudrais, pour me reprendre, hein? Lorsqu'on tient un homme par la, on le tient solidement... Mais ca me brulerait, d'aller avec toi, oui! je sens bien que ca me brulerait le sang d'un poison. Il frissonnait. L'idee de la posseder, cette image de leurs deux corps s'abattant sur le lit, venait de le traverser d'une flamme. Et, dans la nuit trouble de sa chair, au fond de son desir souille qui saignait, brusquement se dressa la necessite de la mort. --Pour que je ne creve pas d'aller encore avec toi, vois-tu, il faut avant ca que je creve l'autre... Il faut que je le creve, que je le creve! Sa voix montait, il repeta le mot, debout, grandi, comme si ce mot, en lui apportant une resolution, l'avait calme. Il ne parla plus, il marcha lentement jusqu'a la table, y regarda le couteau, dont la lame, grande ouverte, luisait. D'un geste machinal, il le ferma, le mit dans sa poche. Et, les mains ballantes, les regards au loin, il restait a la meme place, il songeait. Des obstacles coupaient son front de deux grandes rides. Pour trouver, il retourna ouvrir la fenetre, il s'y planta, le visage dans le petit air froid du crepuscule. Derriere lui, sa femme s'etait levee, reprise de peur; et, n'osant le questionner, tachant de deviner ce qui se passait au fond de ce crane dur, elle attendait, debout elle aussi, en face du large ciel. Sous la nuit commencante, les maisons lointaines se decoupaient en noir, le vaste champ de la gare s'emplissait d'une brume violatre. Du cote des Batignolles surtout, la tranchee profonde etait comme noyee d'une cendre, ou commencaient a s'effacer les charpentes du pont de l'Europe. Vers Paris, un dernier reflet de jour palissait les vitres des grandes halles couvertes, tandis que, dessous, les tenebres amassees pleuvaient. Des etincelles brillerent, on allumait les becs de gaz, le long des quais. Une grosse clarte blanche etait la, la lanterne de la machine du train de Dieppe, bonde de voyageurs, les portieres deja closes, et qui attendait pour partir l'ordre du sous-chef de service. Des embarras s'etaient produits, le signal rouge de l'aiguilleur fermait la voie, pendant qu'une petite machine venait reprendre des voitures, qu'une manoeuvre mal executee avait laissees en route. Sans cesse, des trains filaient dans l'ombre croissante, parmi l'inextricable lacis des rails, au milieu des files de wagons immobiles, stationnant sur les voies d'attente. Il en partit un pour Argenteuil, un autre pour Saint-Germain; il en arriva un de Cherbourg, tres long. Les signaux se multipliaient, les coups de sifflet, les sons de trompe; de toutes parts, un a un, apparaissaient des feux, rouges, verts, jaunes, blancs; c'etait une confusion, a cette heure trouble de l'entre chien et loup, et il semblait que tout allait se briser, et tout passait, se frolait, se degageait, du meme mouvement doux et rampant, vague au fond du crepuscule. Mais le feu rouge de l'aiguilleur s'effaca, le train de Dieppe siffla, se mit en marche. Du ciel pale, commencaient a voler de rares gouttes de pluie. La nuit allait etre tres humide. Quand Roubaud se retourna, il avait la face epaisse et tetue, comme envahie d'ombre par cette nuit qui tombait. Il etait decide, son plan etait fait. Dans le jour mourant, il regarda l'heure au coucou, il dit tout haut: --Cinq heures vingt. Et il s'etonnait: une heure, une heure a peine, pour tant de choses! Il aurait cru que tous deux se devoraient la depuis des semaines. --Cinq heures vingt, nous avons le temps. Severine, qui n'osait l'interroger, le suivait toujours de ses regards anxieux. Elle le vit fureter dans l'armoire, en tirer du papier, une petite bouteille d'encre, une plume. --Tiens! tu vas ecrire. --A qui donc? --A lui... Assieds-toi. Et, comme elle s'ecartait instinctivement de la chaise, sans savoir encore ce qu'il allait exiger, il la ramena, l'assit devant la table, d'une telle pesee, qu'elle y resta. --Ecris... <> Elle tenait la plume, mais sa main tremblait, sa peur s'augmentait de tout l'inconnu, que creusaient devant elle ces deux simples lignes. Aussi s'enhardit-elle jusqu'a lever la tete, suppliante. --Mon ami, que vas-tu faire?... Je t'en prie, explique-moi... Il repeta, de sa voix haute, inexorable: --Ecris, ecris. Puis, les yeux dans les siens, sans colere, sans gros mots, mais avec une obstination dont elle sentait le poids l'ecraser, l'aneantir: --Ce que je vais faire, tu le verras bien... Et, entends-tu, ce que je vais faire, je veux que tu le fasses avec moi... Comme ca, nous resterons ensemble, il y aura quelque chose de solide entre nous. Il l'epouvantait, elle eut un recul encore. --Non, non, je veux savoir... Je n'ecrirai pas avant de savoir. Alors, cessant de parler, il lui prit la main, une petite main frele d'enfant, la serra dans sa poigne de fer, d'une pression continue d'etau, jusqu'a la broyer. C'etait sa volonte qu'il lui entrait ainsi dans la chair, avec la douleur. Elle jeta un cri, et tout se brisait en elle, tout se livrait. L'ignorante qu'elle etait restee, dans sa douceur passive, ne pouvait qu'obeir. Instrument d'amour, instrument de mort. --Ecris, ecris. Et elle ecrivit, de sa pauvre main douloureuse, peniblement. --C'est bon, tu es gentille, dit-il, quand il eut la lettre. A present, range un peu ici, apprete tout... Je reviendrai te prendre. Il etait tres calme. Il refit le noeud de sa cravate devant la glace, mit son chapeau, puis s'en alla. Elle l'entendit qui fermait la porte, a double tour, et qui emportait la clef. La nuit croissait de plus en plus. Un instant, elle resta assise, l'oreille tendue a tous les bruits du dehors. Chez la voisine, la marchande de journaux, il y avait une plainte continue, assourdie: sans doute un petit chien oublie. En bas, chez les Dauvergne, le piano se taisait. C'etait maintenant un tapage gai de casseroles et de vaisselle, les deux menageres s'occupant au fond de leur cuisine, Claire a soigner un ragout de mouton, Sophie a eplucher une salade. Et elle, aneantie, les ecoutait rire, dans la detresse affreuse de cette nuit qui tombait. Des six heures un quart, la machine de l'express du Havre, debouchant du pont de l'Europe, fut envoyee sur son train, et attelee. A cause d'un encombrement, on n'avait pu loger ce train sous la marquise des grandes lignes. Il attendait au plein air, contre le quai qui se prolongeait en une sorte de jetee etroite, dans les tenebres d'un ciel d'encre, ou la file des quelques becs de gaz, plantes le long du trottoir, n'alignait que des etoiles fumeuses. Une averse venait de cesser, il en restait un souffle d'une humidite glaciale, epandu par ce vaste espace decouvert, qu'une brume reculait jusqu'aux petites lueurs palies des facades de la rue de Rome. Cela etait immense et triste, noye d'eau, ca et la pique d'un feu sanglant, confusement peuple de masses opaques, les machines et les wagons solitaires, les troncons de trains dormant sur les voies de garage; et, du fond de ce lac d'ombre, des bruits arrivaient, des respirations geantes, haletantes de fievre, des coups de sifflet pareils a des cris aigus de femmes qu'on violente, des trompes lointaines sonnant, lamentables, au milieu du grondement des rues voisines. Il y eut des ordres a voix haute, pour qu'on ajoutat une voiture. Immobile, la machine de l'express perdait par une soupape un grand jet de vapeur qui montait dans tout ce noir, ou elle s'effiloquait en petites fumees, semant de larmes blanches le deuil sans bornes tendu au ciel. A six heures vingt, Roubaud et Severine parurent. Elle venait de rendre la clef a la mere Victoire, en passant devant les cabinets, pres des salles d'attente; et il la poussait, de l'air presse d'un mari que sa femme attarde, lui impatient et brusque, le chapeau en arriere, elle sa voilette serree au visage, hesitante, comme brisee de fatigue. Un flot de voyageurs suivait le quai, ils s'y melerent, longerent la file des wagons, cherchant du regard un compartiment de premiere vide. Le trottoir s'animait, des facteurs roulaient au fourgon de tete les chariots de bagages, un surveillant s'occupait de caser une famille nombreuse, le sous-chef de service donnait un coup d'oeil aux attelages, sa lanterne-signal a la main, pour voir s'ils etaient bien faits, serres a bloc. Et Roubaud avait enfin trouve un compartiment vide, dans lequel il allait faire monter Severine, lorsqu'il fut apercu par le chef de gare, M. Vandorpe, qui se promenait la, en compagnie de son chef adjoint des grandes lignes, M. Dauvergne, tous les deux les mains derriere le dos, suivant la manoeuvre, pour la voiture qu'on ajoutait. Il y eut des saluts, il fallut s'arreter et causer. D'abord, on parla de cette histoire du sous-prefet, qui s'etait terminee a la satisfaction de tout le monde. Ensuite, il fut question d'un accident arrive le matin au Havre, et que le telegraphe avait transmis: une machine, la Lison, qui, le jeudi et le samedi, faisait le service de l'express de six heures trente, avait eu sa bielle cassee, juste comme le train entrait en gare; et la reparation devait immobiliser la-bas, pendant deux jours, le mecanicien, Jacques Lantier, un pays de Roubaud, et son chauffeur, Pecqueux, l'homme de la mere Victoire. Debout devant la portiere du compartiment, Severine attendait, sans monter encore; tandis que son mari affectait avec ces messieurs une grande liberte d'esprit, haussant la voix, riant. Mais il y eut un choc, le train recula de quelques metres: c'etait la machine qui refoulait les premiers wagons sur celui qu'on venait d'ajouter, le 293, pour avoir un coupe reserve. Et le fils Dauvergne, Henri, qui accompagnait le train en qualite de conducteur-chef, ayant reconnu Severine sous sa voilette, l'avait empechee d'etre heurtee par la portiere grande ouverte, en l'ecartant d'un geste prompt; puis, s'excusant, souriant, tres aimable, il lui expliqua que le coupe etait pour un des administrateurs de la Compagnie, qui venait d'en faire la demande, une demi-heure avant le depart du train. Elle eut un petit rire nerveux, sans cause, et il courut a son service, il la quitta enchante, car il s'etait dit souvent qu'elle ferait une maitresse bien agreable. L'horloge marquait six heures vingt-sept. Encore trois minutes. Brusquement, Roubaud, qui guettait au loin les portes des salles d'attente, tout en causant avec le chef de gare, quitta celui-ci, pour revenir pres de Severine. Mais le wagon avait marche, ils durent rejoindre le compartiment vide, a quelques pas; et, tournant le dos, il bousculait sa femme, il la fit monter d'un effort du poignet, tandis que, dans sa docilite anxieuse, elle regardait instinctivement en arriere, pour savoir. C'etait un voyageur attarde qui arrivait, n'ayant a la main qu'une couverture, le collet de son gros paletot bleu releve et si ample, le bord de son chapeau rond si bas sur les sourcils, qu'on ne distinguait de la face, aux clartes vacillantes du gaz, qu'un peu de barbe blanche. Pourtant, M. Vandorpe et M. Dauvergne s'etaient avances, malgre le desir evident que le voyageur avait de n'etre pas vu. Ils le suivirent, il ne les salua que trois wagons plus loin, devant le coupe reserve, ou il monta en hate. C'etait lui. Severine, tremblante, s'etait laissee tomber sur la banquette. Son mari lui broyait le bras d'une etreinte, comme une prise derniere de possession, exultant, maintenant qu'il etait certain de faire la chose. Dans une minute, la demie sonnerait. Un marchand s'entetait a offrir les journaux du soir, des voyageurs se promenaient encore sur le quai, finissant une cigarette. Mais tous monterent: on entendait venir, des deux bouts du train, les surveillants fermant les portieres. Et Roubaud, qui avait eu la surprise desagreable d'apercevoir, dans ce compartiment qu'il croyait vide, une forme sombre occupant un coin, une femme en deuil sans doute, muette, immobile, ne put retenir une exclamation de veritable colere, lorsque la portiere fut rouverte et qu'un surveillant jeta un couple, un gros homme, une grosse femme, qui s'echouerent, etouffant. On allait partir. La pluie, tres fine, avait repris, noyant le vaste champ tenebreux, que sans cesse traversaient des trains, dont on distinguait seulement les vitres eclairees, une file de petites fenetres mouvantes. Des feux verts s'etaient allumes, quelques lanternes dansaient au ras du sol. Et rien autre, rien qu'une immensite noire, ou seules apparaissaient les marquises des grandes lignes, palies d'un faible reflet de gaz. Tout avait sombre, les bruits eux-memes s'assourdissaient, il n'y avait plus que le tonnerre de la machine, ouvrant ses purgeurs, lachant des flots tourbillonnants de vapeur blanche. Une nuee montait, deroulant comme un linceul d'apparition, et dans laquelle passaient de grandes fumees noires, venues on ne savait d'ou. Le ciel en fut obscurci encore, un nuage de suie s'envolait sur le Paris nocturne, incendie de son brasier. Alors, le sous-chef de service leva sa lanterne, pour que le mecanicien demandat la voie. Il y eut deux coups de sifflet, et la-bas, pres du poste de l'aiguilleur, le feu rouge s'effaca, fut remplace par un feu blanc. Debout a la porte du fourgon, le conducteur-chef attendait l'ordre du depart, qu'il transmit. Le mecanicien siffla encore, longuement, ouvrit son regulateur, demarrant la machine. On partait. D'abord, le mouvement fut insensible, puis le train roula. Il fila sous le pont de l'Europe, s'enfonca vers le tunnel des Batignolles. On ne voyait de lui, saignant comme des blessures ouvertes, que les trois feux de l'arriere, le triangle rouge. Quelques secondes encore, on put le suivre, dans le frisson noir de la nuit. Maintenant, il fuyait, et rien ne devait plus arreter ce train lance a toute vapeur. Il disparut. II A La Croix-de-Maufras, dans un jardin que le chemin de fer a coupe, la maison est posee de biais, si pres de la voie, que tous les trains qui passent l'ebranlent; et un voyage suffit pour l'emporter dans sa memoire, le monde entier filant a grande vitesse la sait a cette place, sans rien connaitre d'elle, toujours close, laissee comme en detresse, avec ses volets gris que verdissent les coups de pluie de l'ouest. C'est le desert, elle semble accroitre encore la solitude de ce coin perdu, qu'une lieue a la ronde separe de toute ame. Seule, la maison du garde-barriere est la, au coin de la route qui traverse la ligne et qui se rend a Doinville, distant de cinq kilometres. Basse, les murs lezardes, les tuiles de la toiture mangees de mousse, elle s'ecrase d'un air abandonne de pauvre, au milieu du jardin qui l'entoure, un jardin plante de legumes, ferme d'une haie vive, et dans lequel se dresse un grand puits, aussi haut que la maison. Le passage a niveau se trouve entre les stations de Malaunay et de Barentin, juste au milieu, a quatre kilometres de chacune d'elles. Il est d'ailleurs tres peu frequente, la vieille barriere a demi pourrie ne roule guere que pour les fardiers des carrieres de Becourt, dans la foret, a une demi-lieue. On ne saurait imaginer un trou plus recule, plus separe des vivants, car le long tunnel, du cote de Malaunay, coupe tout chemin, et l'on ne communique avec Barentin que par un sentier mal entretenu longeant la ligne. Aussi les visiteurs sont-ils rares. Ce soir-la, a la tombee du jour, par un temps gris tres doux, un voyageur, qui venait de quitter a Barentin un train du Havre, suivait d'un pas allonge le sentier de la Croix-de-Maufras. Le pays n'est qu'une suite ininterrompue de vallons et de cotes, une sorte de moutonnement du sol, que le chemin de fer traverse, alternativement, sur des remblais et dans des tranchees. Aux deux bords de la voie, ces accidents de terrain continuels, les montees et les descentes, achevent de rendre les routes difficiles. La sensation de grande solitude en est augmentee; les terrains, maigres, blanchatres, restent incultes; des arbres couronnent les mamelons de petits bois, tandis que, le long des vallees etroites, coulent des ruisseaux, ombrages de saules. D'autres bosses crayeuses sont absolument nues, les coteaux se succedent, steriles, dans un silence et un abandon de mort. Et le voyageur, jeune, vigoureux, hatait le pas, comme pour echapper a la tristesse de ce crepuscule si doux sur cette terre desolee. Dans le jardin du garde-barriere, une fille tirait de l'eau au puits, une grande fille de dix-huit ans, blonde, forte, a la bouche epaisse, aux grands yeux verdatres, au front bas, sous de lourds cheveux. Elle n'etait point jolie, elle avait les hanches solides et les bras durs d'un garcon. Des qu'elle apercut le voyageur, descendant le sentier, elle lacha le seau, elle accourut se mettre devant la porte a claire-voie, qui fermait la haie vive. --Tiens! Jacques! cria-t-elle. Lui, avait leve la tete. Il venait d'avoir vingt-six ans, egalement de grande taille, tres brun, beau garcon au visage rond et regulier, mais que gataient des machoires trop fortes. Ses cheveux, plantes drus, frisaient, ainsi que ses moustaches, si epaisses, si noires, qu'elles augmentaient la paleur de son teint. On aurait dit un monsieur, a sa peau fine, bien rasee sur les joues, si l'on n'eut pas trouve d'autre part l'empreinte indelebile du metier, les graisses qui jaunissaient deja ses mains de mecanicien, des mains pourtant restees petites et souples. --Bonsoir, Flore, dit-il simplement. Mais ses yeux, qu'il avait larges et noirs, semes de points d'or, s'etaient comme troubles d'une fumee rousse, qui les palissait. Les paupieres battirent, les yeux se detournerent, dans une gene subite, un malaise allant jusqu'a la souffrance. Et tout le corps lui-meme avait eu un instinctif mouvement de recul. Elle, immobile, les regards poses droit sur lui, s'etait apercue de ce tressaillement involontaire, qu'il tachait de maitriser, chaque fois qu'il abordait une femme. Elle semblait en rester toute serieuse et triste. Puis, desireux de cacher son embarras, comme il lui demandait si sa mere etait a la maison, bien qu'il sut celle-ci souffrante, incapable de sortir, elle ne repondit que d'un signe de tete, elle s'ecarta pour qu'il put entrer sans la toucher, et retourna au puits, sans un mot, la taille droite et fiere. Jacques, de son pas rapide, traversa l'etroit jardin et entra dans la maison. La, au milieu de la premiere piece, une vaste cuisine ou l'on mangeait et ou l'on vivait, tante Phasie, ainsi qu'il la nommait depuis l'enfance, etait seule, assise pres de la table, sur une chaise de paille, les jambes enveloppees d'un vieux chale. C'etait une cousine de son pere, une Lantier, qui lui avait servi de marraine, et qui, a l'age de six ans, l'avait pris chez elle, quand, son pere et sa mere disparus, envoles a Paris, il etait reste a Plassans, ou il avait suivi plus tard les cours de l'ecole des arts et metiers. Il lui en gardait une vive reconnaissance, il disait que c'etait a elle qu'il le devait, s'il avait fait son chemin. Lorsqu'il etait devenu mecanicien de premiere classe a la Compagnie de l'Ouest, apres deux annees passees au chemin de fer d'Orleans, il y avait trouve sa marraine, remariee a un garde-barriere du nom de Misard, exilee avec les deux filles de son premier mariage, dans ce trou perdu de la Croix-de-Maufras. Aujourd'hui, bien qu'agee de quarante-cinq ans a peine, la belle tante Phasie d'autrefois, si grande, si forte, en paraissait soixante, amaigrie et jaunie, secouee de continuels frissons. Elle eut un cri de joie. --Comment, c'est toi, Jacques!... Ah! mon grand garcon, quelle surprise! Il la baisa sur les joues, il lui expliqua qu'il venait d'avoir brusquement deux jours de conge force: la Lison, sa machine, en arrivant le matin au Havre, avait eu sa bielle rompue, et comme la reparation ne pouvait etre terminee avant vingt-quatre heures, il ne reprendrait son service que le lendemain soir, pour l'express de six heures quarante. Alors, il avait voulu l'embrasser. Il coucherait, il ne repartirait de Barentin que par le train de sept heures vingt-six du matin. Et il gardait entre les siennes ses pauvres mains fondues, il lui disait combien sa derniere lettre l'avait inquiete. --Ah! oui, mon garcon, ca ne va plus, ca ne va plus du tout... Que tu es gentil d'avoir devine mon desir de te voir! Mais je sais a quel point tu es tenu, je n'osais pas te demander de venir. Enfin, te voila, et j'en ai si gros, si gros sur le coeur! Elle s'interrompit, pour jeter craintivement un regard par la fenetre. Sous le jour finissant, de l'autre cote de la voie, on apercevait son mari, Misard, dans un poste de cantonnement, une de ces cabanes de planches, etablies tous les cinq ou six kilometres et reliees par des appareils telegraphiques, afin d'assurer la bonne circulation des trains. Tandis que sa femme, et plus tard Flore, etait chargee de la barriere du passage a niveau, on avait fait de Misard un stationnaire. Comme s'il avait pu l'entendre, elle baissa la voix, dans un frisson. --Je crois bien qu'il m'empoisonne! Jacques eut un sursaut de surprise a cette confidence, et ses yeux, en se tournant eux aussi vers la fenetre, furent de nouveau ternis par ce trouble singulier, cette petite fumee rousse qui en palissait l'eclat noir, diamante d'or. --Oh! tante Phasie, quelle idee! murmura-t-il. Il a l'air si doux et si faible. Un train allant vers Le Havre venait de passer, et Misard etait sorti de son poste, pour fermer la voie derriere lui. Pendant qu'il remontait le levier, mettant au rouge le signal, Jacques le regardait. Un petit homme malingre, les cheveux et la barbe rares, decolores, la figure creusee et pauvre. Avec cela, silencieux, efface, sans colere, d'une politesse obsequieuse devant les chefs. Mais il etait rentre dans la cabane de planches, pour inscrire sur son garde-temps l'heure du passage, et pour pousser les deux boutons electriques, l'un qui rendait la voie libre au poste precedent, l'autre qui annoncait le train au poste suivant. --Ah! tu ne le connais pas, reprit tante Phasie. Je te dis qu'il doit me faire prendre quelque salete... Moi qui etais si forte, qui l'aurais mange, et c'est lui, ce bout d'homme, ce rien du tout, qui me mange! Elle s'enfievrait d'une rancune sourde et peureuse, elle vidait son coeur, ravie de tenir enfin quelqu'un qui l'ecoutait. Ou avait-elle eu la tete de se remarier avec un sournois pareil, et sans le sou, et avare, elle plus agee de cinq ans, ayant deux filles, l'une de six ans, l'autre de huit ans deja? Voici dix annees bientot qu'elle avait fait ce beau coup, et pas une heure ne s'etait ecoulee sans qu'elle en eut le repentir: une existence de misere, un exil dans ce coin glace du Nord, ou elle grelottait, un ennui a perir, de n'avoir jamais personne a qui causer, pas meme une voisine. Lui, etait un ancien poseur de la voie, qui, maintenant, gagnait douze cents francs comme stationnaire; elle, des le debut, avait eu cinquante francs pour la barriere, dont Flore aujourd'hui se trouvait chargee; et la etaient le present et l'avenir, aucun autre espoir, la certitude de vivre et de crever dans ce trou, a mille lieues des vivants. Ce qu'elle ne racontait pas, c'etaient les consolations qu'elle avait encore, avant de tomber malade, lorsque son mari travaillait au ballast, et qu'elle demeurait seule a garder la barriere avec ses filles; car elle possedait alors, de Rouen au Havre, sur toute la ligne, une telle reputation de belle femme, que les inspecteurs de la voie la visitaient au passage; meme il y avait eu des rivalites, les piqueurs d'un autre service etaient toujours en tournee, a redoubler de surveillance. Le mari n'etait pas une gene, deferent avec tout le monde, se glissant par les portes, partant, revenant sans rien voir. Mais ces distractions avaient cesse, et elle restait la, les semaines, les mois, sur cette chaise, dans cette solitude, a sentir son corps s'en aller un peu plus, d'heure en heure. --Je te dis, repeta-t-elle pour conclure, que c'est lui qui s'est mis apres moi, et qu'il m'achevera, tout petit qu'il est. Une sonnerie brusque lui fit jeter au-dehors le meme regard inquiet. C'etait le poste precedent qui annoncait a Misard un train allant sur Paris; et l'aiguille de l'appareil de cantonnement, pose devant la vitre, s'etait inclinee dans le sens de la direction. Il arreta la sonnerie, il sortit pour signaler le train par deux sons de trompe. Flore, a ce moment, vint pousser la barriere; puis, elle se planta, tenant tout droit le drapeau, dans son fourreau de cuir. On entendit le train, un express, cache par une courbe, s'approcher avec un grondement qui grandissait. Il passa comme en un coup de foudre, ebranlant, menacant d'emporter la maison basse, au milieu d'un vent de tempete. Deja Flore s'en retournait a ses legumes, tandis que Misard, apres avoir ferme la voie montante derriere le train, allait rouvrir la voie descendante, en abattant le levier pour effacer le signal rouge; car une nouvelle sonnerie, accompagnee du relevement de l'autre aiguille, venait de l'avertir que le train, passe cinq minutes plus tot, avait franchi le poste suivant. Il rentra, prevint les deux postes, inscrivit le passage, puis attendit. Besogne toujours la meme, qu'il faisait pendant douze heures, vivant la, mangeant la, sans lire trois lignes d'un journal, sans paraitre meme avoir une pensee, sous son crane oblique. Jacques, qui, autrefois, plaisantait sa marraine sur les ravages qu'elle faisait parmi les inspecteurs de la voie, ne put s'empecher de sourire, en disant: --Peut-etre bien qu'il est jaloux. Mais Phasie eut un haussement d'epaules plein de pitie, pendant qu'un rire montait egalement, irresistible, a ses pauvres yeux palis. --Ah! mon garcon, qu'est-ce que tu dis la?... Lui, jaloux! Il s'en est toujours fichu, du moment que ca ne lui sortait rien de la poche. Puis, reprise de son frisson: --Non, non, il n'y tenait guere, a ca. Il ne tient qu'a l'argent... Ce qui nous a faches, vois-tu, c'est que je n'ai pas voulu lui donner les mille francs de papa, l'annee derniere, quand j'ai herite. Alors, ainsi qu'il m'en menacait, ca m'a porte malheur, je suis tombee malade... Et le mal ne m'a plus quittee depuis cette epoque, oui! Juste depuis cette epoque. Le jeune homme comprit, et comme il croyait a des idees noires de femme souffrante, il essaya encore de la dissuader. Mais elle s'entetait d'un branle de la tete, en personne dont la conviction est faite. Aussi finit-il par dire: --Eh bien, rien n'est plus simple, si vous desirez que ca finisse... Donnez-lui vos mille francs. Un effort extraordinaire la mit debout. Et, ressuscitee, violente: --Mes mille francs, jamais! J'aime mieux crever... Ah! ils sont caches, bien caches, va! On peut retourner la maison, je defie qu'on les trouve... Et il l'a assez retournee, lui, le malin! Je l'ai entendu, la nuit, qui tapait dans tous les murs. Cherche, cherche! Rien que le plaisir de voir son nez s'allonger, ca me suffirait pour prendre patience... Faudra savoir qui lachera le premier, de lui ou de moi. Je me mefie, je n'avale plus rien de ce qu'il touche. Et si je claquais, eh bien, il ne les aurait tout de meme pas, mes mille francs! je prefererais les laisser a la terre. Elle retomba sur la chaise, epuisee, secouee par un nouveau son de trompe. C'etait Misard, au seuil du poste de cantonnement, qui, cette fois, signalait un train allant au Havre. Malgre l'obstination ou elle s'enfermait, de ne pas donner l'heritage, elle avait de lui une peur secrete, grandissante, la peur du colosse devant l'insecte dont il se sent mange. Et le train annonce, l'omnibus parti de Paris a midi quarante-cinq, venait au loin, d'un roulement sourd. On l'entendit sortir du tunnel, souffler plus haut dans la campagne. Puis, il passa, dans le tonnerre de ses roues et la masse de ses wagons, d'une force invincible d'ouragan. Jacques, les yeux leves vers la fenetre, avait regarde defiler les petites vitres carrees, ou apparaissaient des profils de voyageurs. Il voulut detourner les idees noires de Phasie, il reprit en plaisantant: --Marraine, vous vous plaignez de ne jamais voir un chat, dans votre trou... Mais en voila, du monde! Elle ne comprit pas d'abord, etonnee. --Ou ca, du monde?... Ah! oui, ces gens qui passent. La belle avance! on ne les connait pas, on ne peut pas causer. Il continuait de rire. --Moi, vous me connaissez bien, vous me voyez passer souvent. --Toi, c'est vrai, je te connais, et je sais l'heure de ton train, et je te guette, sur ta machine. Seulement, tu files, tu files! Hier, tu as fait comme ca de la main. Je ne peux seulement pas repondre... Non, non, ce n'est pas une maniere de voir le monde. Pourtant, cette idee du flot de foule que les trains montants et descendants charriaient quotidiennement devant elle, au milieu du grand silence de sa solitude, la laissait pensive, les regards sur la voie, ou tombait la nuit. Quand elle etait valide, qu'elle allait et venait, se plantant devant la barriere, le drapeau au poing, elle ne songeait jamais a ces choses. Mais des reveries confuses, a peine formulees, lui embarbouillaient la tete, depuis qu'elle demeurait les journees sur cette chaise, n'ayant a reflechir a rien qu'a sa lutte sourde avec son homme. Cela lui semblait drole, de vivre perdue au fond de ce desert, sans une ame a qui se confier, lorsque, de jour et de nuit, continuellement, il defilait tant d'hommes et de femmes, dans le coup de tempete des trains, secouant la maison, fuyant a toute vapeur. Bien sur que la terre entiere passait la, pas des Francais seulement, des etrangers aussi, des gens venus des contrees les plus lointaines, puisque personne maintenant ne pouvait rester chez soi, et que tous les peuples, comme on disait, n'en feraient bientot plus qu'un seul. Ca, c'etait le progres, tous freres, roulant tous ensemble, la-bas, vers un pays de cocagne. Elle essayait de les compter, en moyenne, a tant par wagon: il y en avait trop, elle n'y parvenait pas. Souvent, elle croyait reconnaitre des visages, celui d'un monsieur a barbe blonde, un Anglais sans doute, qui faisait chaque semaine le voyage de Paris, celui d'une petite dame brune, passant regulierement le mercredi et le samedi. Mais l'eclair les emportait, elle n'etait pas bien sure de les avoir vus, toutes les faces se noyaient, se confondaient, comme semblables, disparaissaient les unes dans les autres. Le torrent coulait, en ne laissant rien de lui. Et ce qui la rendait triste, c'etait, sous ce roulement continu, sous tant de bien-etre et tant d'argent promenes, de sentir que cette foule toujours si haletante ignorait qu'elle fut la, en danger de mort, a ce point que, si son homme l'achevait un soir, les trains continueraient a se croiser pres de son cadavre, sans se douter seulement du crime, au fond de la maison solitaire. Phasie etait restee les yeux sur la fenetre, et elle resuma ce qu'elle eprouvait trop vaguement pour l'expliquer tout au long. --Ah! c'est une belle invention, il n'y a pas a dire. On va vite, on est plus savant... Mais les betes sauvages restent des betes sauvages, et on aura beau inventer des mecaniques meilleures encore, il y aura quand meme des betes sauvages dessous. Jacques de nouveau hocha la tete, pour dire qu'il pensait comme elle. Depuis un instant, il regardait Flore qui rouvrait la barriere, devant une voiture de carrier, chargee de deux blocs de pierre enormes. La route desservait uniquement les carrieres de Becourt, si bien que, la nuit, la barriere etait cadenassee, et qu'il etait tres rare qu'on fit relever la jeune fille. En voyant celle-ci causer familierement avec le carrier, un petit jeune homme brun, il s'ecria: --Tiens! Cabuche est donc malade, que son cousin Louis conduit ses chevaux?... Ce pauvre Cabuche, le voyez-vous souvent, marraine? Elle leva les mains, sans repondre, en poussant un gros soupir. C'etait tout un drame, a l'automne dernier, qui n'avait pas ete fait pour la remettre: sa fille Louisette, la cadette, placee comme femme de chambre chez madame Bonnehon, a Doinville, s'etait sauvee un soir, affolee, meurtrie, pour aller mourir chez son bon ami Cabuche, dans la maison que celui-ci habitait en pleine foret. Des histoires avaient couru, qui accusaient de violence le president Grandmorin; mais on n'osait pas les repeter tout haut. La mere elle-meme, bien que sachant a quoi s'en tenir, n'aimait point revenir sur ce sujet. Pourtant, elle finit par dire: --Non, il n'entre plus, il devient un vrai loup... Cette pauvre Louisette, qui etait si mignonne, si blanche, si douce! Elle m'aimait bien, elle m'aurait soignee, elle! tandis que Flore, mon Dieu! je ne m'en plains pas, mais elle a pour sur quelque chose de derange, toujours a n'en faire qu'a sa tete, disparue pendant des heures, et fiere, et violente!... tout ca est triste, bien triste. En ecoutant, Jacques continuait a suivre des yeux le fardier, qui, maintenant, traversait la voie. Mais les roues s'embarrasserent dans les rails, il fallut que le conducteur fit claquer son fouet, tandis que Flore elle-meme criait, excitant les chevaux. --Fichtre! declara le jeune homme, il ne faudrait pas qu'un train arrive... Il y en aurait une, de marmelade! --Oh! pas de danger, reprit tante Phasie. Flore est drole des fois, mais elle connait son affaire, elle ouvre l'oeil... Dieu merci, voici cinq ans que nous n'avons pas eu d'accident. Autrefois, un homme a ete coupe. Nous autres, nous n'avons encore eu qu'une vache, qui a manque de faire derailler un train. Ah! la pauvre bete! on a retrouve le corps ici et la tete la-bas, pres du tunnel... Avec Flore, on peut dormir sur ses deux oreilles. Le fardier etait passe, on entendait s'eloigner les secousses profondes des roues dans les ornieres. Alors, elle revint a sa preoccupation constante, a l'idee de la sante, chez les autres autant que chez elle. --Et toi, ca va-t-il tout a fait bien, maintenant? Tu te rappelles, chez nous, les choses dont tu souffrais, et auxquelles le docteur ne comprenait rien? Il eut son vacillement inquiet du regard. --Je me porte tres bien, marraine. --Vrai! tout a disparu, cette douleur qui te trouait le crane, derriere les oreilles, et les coups de fievre brusques, et ces acces de tristesse qui te faisaient te cacher comme une bete, au fond d'un trou? A mesure qu'elle parlait, il se troublait davantage, pris d'un tel malaise, qu'il finit par l'interrompre, d'une voix breve. --Je vous assure que je me porte tres bien... Je n'ai plus rien, plus rien du tout. --Allons, tant mieux, mon garcon!... Ce n'est point parce que tu aurais du mal, que ca me guerirait le mien. Et puis, c'est de ton age, d'avoir de la sante. Ah! la sante, il n'y a rien de si bon... Tu es tout de meme tres gentil d'etre venu me voir, quand tu aurais pu aller t'amuser ailleurs. N'est-ce pas? tu vas diner avec nous, et tu coucheras la-haut dans le grenier, a cote de la chambre de Flore. Mais, encore une fois, un son de trompe lui coupa la parole. La nuit etait tombee, et tous deux, en se tournant vers la fenetre, ne distinguerent plus que confusement Misard causant avec un autre homme. Six heures venaient de sonner, il remettait le service a son remplacant, le stationnaire de nuit. Il allait etre libre enfin, apres ses douze heures passees dans cette cabane, meublee seulement d'une petite table, sous la planchette des appareils, d'un tabouret et d'un poele, dont la chaleur trop forte l'obligeait a tenir presque constamment la porte ouverte. --Ah! le voici, il va rentrer, murmura tante Phasie, reprise de sa peur. Le train annonce arrivait, tres lourd, tres long, avec son grondement de plus en plus haut. Et le jeune homme dut se pencher pour se faire entendre de la malade, emu de l'etat miserable ou il la voyait se mettre, desireux de la soulager. --Ecoutez, marraine, s'il a vraiment de mauvaises idees, peut-etre que ca l'arreterait, de savoir que je m'en mele... Vous feriez bien de me confier vos mille francs. Elle eut une derniere revolte. --Mes mille francs! pas plus a toi qu'a lui!... Je te dis que j'aime mieux crever! A ce moment, le train passait, dans sa violence d'orage, comme s'il eut tout balaye devant lui. La maison en trembla, enveloppee d'un coup de vent. Ce train-la, qui allait au Havre, etait tres charge, car il y avait une fete pour le lendemain dimanche, le lancement d'un navire. Malgre la vitesse, par les vitres eclairees des portieres, on avait eu la vision des compartiments pleins, les files de tetes rangees, serrees, chacune avec son profil. Elles se succedaient, disparaissaient. Que de monde! encore la foule, la foule sans fin, au milieu du roulement des wagons, du sifflement des machines, du tintement du telegraphe, de la sonnerie des cloches! C'etait comme un grand corps, un etre geant couche en travers de la terre, la tete a Paris, les vertebres tout le long de la ligne, les membres s'elargissant avec les embranchements, les pieds et les mains au Havre et dans les autres villes d'arrivee. Et ca passait, ca passait, mecanique, triomphal, allant a l'avenir avec une rectitude mecanique, dans l'ignorance volontaire de ce qu'il restait de l'homme, aux deux bords, cache et toujours vivace, l'eternelle passion et l'eternel crime. Ce fut Flore qui rentra la premiere. Elle alluma la lampe, une petite lampe a petrole, sans abat-jour, et mit la table. Pas un mot n'etait echange, a peine glissa-t-elle un regard vers Jacques, qui se detournait, debout devant la fenetre. Sur le poele, une soupe aux choux se tenait chaude. Elle la servait, lorsque Misard parut a son tour. Il ne temoigna aucune surprise de trouver la le jeune homme. Peut-etre l'avait-il vu arriver, mais il ne le questionna pas, sans curiosite. Un serrement de main, trois paroles breves, rien de plus. Jacques dut repeter, de lui-meme, l'histoire de la bielle rompue, son idee de venir embrasser sa marraine et de coucher. Doucement, Misard se contentait de branler la tete, comme s'il trouvait cela tres bien, et l'on s'assit, l'on mangea sans hate, d'abord en silence. Phasie, qui, depuis le matin, n'avait pas quitte des yeux la marmite ou bouillait la soupe aux choux, en accepta une assiette. Mais son homme s'etant leve pour lui donner son eau ferree, oubliee par Flore, une carafe ou trempaient des clous, elle n'y toucha pas. Lui, humble, chetif, toussant d'une petite toux mauvaise, n'avait point l'air de remarquer les regards anxieux dont elle suivait ses moindres mouvements. Comme elle demandait du sel, dont il n'y avait pas sur la table, il lui dit qu'elle se repentirait d'en manger tant, que c'etait ca qui la rendait malade; et il se releva pour en prendre, en apporta dans une cuiller une pincee, qu'elle accepta sans defiance, le sel purifiant tout, disait-elle. Alors, on causa du temps vraiment tiede qu'il faisait depuis quelques jours, d'un deraillement qui s'etait produit a Maromme. Jacques finissait par croire que sa marraine avait des cauchemars tout eveillee, car lui ne surprenait rien, chez ce bout d'homme si complaisant, aux yeux vagues. On s'attarda plus d'une heure. Deux fois, au signal de la trompe, Flore avait disparu un instant. Les trains passaient, secouaient les verres sur la table; mais aucun des convives n'y faisait meme attention. Un nouveau son de trompe se fit entendre, et, cette fois, Flore, qui venait d'oter le couvert, ne reparut pas. Elle laissait sa mere et les deux hommes attables devant une bouteille d'eau-de-vie de cidre. Tous trois resterent la une demi-heure encore. Puis, Misard, qui, depuis un instant, avait arrete ses yeux fureteurs sur un angle de la piece, prit sa casquette et sortit, avec un simple bonsoir. Il braconnait dans les petits ruisseaux voisins, ou il y avait des anguilles superbes, et jamais il ne se couchait, sans etre alle visiter ses lignes de fond. Des qu'il ne fut plus la, Phasie regarda fixement son filleul. --Hein, crois-tu? l'as-tu vu fouiller du regard la-bas, dans ce coin?... C'est que l'idee lui est venue que je pouvais avoir cache mon magot derriere le pot a beurre... Ah! je le connais, je suis sure que, cette nuit, il ira deranger le pot, pour voir. Mais des sueurs la prenaient, un tremblement agitait ses membres. --Regarde, ca y est encore, va! Il m'aura droguee, j'ai la bouche amere comme si j'avais avale des vieux sous. Dieu sait pourtant si j'ai rien pris de sa main! C'est a se ficher a l'eau... Ce soir, je n'en peux plus, vaut mieux que je me couche. Alors, adieu, mon garcon, parce que, si tu pars a sept heures vingt-six, ce sera de trop bonne heure pour moi. Et reviens, n'est-ce pas? et esperons que j'y serai toujours. Il dut l'aider a rentrer dans la chambre, ou elle se coucha et s'endormit, accablee. Reste seul, il hesita, se demandant s'il ne devait pas monter s'etendre, lui aussi, sur le foin qui l'attendait au grenier. Mais il n'etait que huit heures moins dix, il avait le temps de dormir. Et il sortit a son tour, laissant bruler la petite lampe a petrole, dans la maison vide et ensommeillee, ebranlee de temps a autre par le tonnerre brusque d'un train. Dehors, Jacques fut surpris de la douceur de l'air. Sans doute, il allait pleuvoir encore. Dans le ciel, une nuee laiteuse, uniforme, s'etait epandue, et la pleine lune, qu'on ne voyait pas, noyee derriere, eclairait toute la voute d'un reflet rougeatre. Aussi distinguait-il nettement la campagne, dont les terres autour de lui, les coteaux, les arbres se detachaient en noir, sous cette lumiere egale et morte, d'une paix de veilleuse. Il fit le tour du petit potager. Puis, il songea a marcher du cote de Doinville, la route par la montant moins rudement. Mais la vue de la maison solitaire, plantee de biais a l'autre bord de la ligne, l'ayant attire, il traversa la voie en passant par le portillon, car la barriere etait deja fermee pour la nuit. Cette maison, il la connaissait bien, il la regardait a chacun de ses voyages, dans le branle grondant de sa machine. Elle le hantait sans qu'il sut pourquoi, avec la sensation confuse qu'elle importait a son existence. Chaque fois, il eprouvait, d'abord comme une peur de ne plus la retrouver la, ensuite comme un malaise a constater qu'elle y etait toujours. Jamais il n'en avait vu ouvertes ni les portes ni les fenetres. Tout ce qu'on lui avait appris d'elle, c'etait qu'elle appartenait au president Grandmorin; et, ce soir-la, un desir irresistible le prenait de tourner autour, pour en savoir davantage. Longtemps, Jacques resta plante sur la route, en face de la grille. Il se reculait, se haussait, tachant de se rendre compte. Le chemin de fer, en coupant le jardin, n'avait d'ailleurs laisse devant le perron qu'un etroit parterre, clos de murs; tandis que, derriere, s'etendait un assez vaste terrain, entoure simplement d'une haie vive. La maison etait d'une tristesse lugubre, en sa detresse, sous le rouge reflet de cette nuit fumeuse; et il allait s'eloigner, avec un frisson a fleur de peau, lorsqu'il remarqua un trou dans la haie. L'idee que ce serait lache de ne pas entrer, le fit passer par le trou. Son coeur battait. Mais, tout de suite, comme il longeait une petite serre en ruine, la vue d'une ombre, accroupie a la porte, l'arreta. --Comment, c'est toi? s'ecria-t-il etonne, en reconnaissant Flore. Qu'est-ce que tu fais donc? Elle aussi avait eu une secousse de surprise. Puis, tranquillement: --Tu vois bien, je prends des cordes... Ils ont laisse la un tas de cordes qui pourrissent, sans servir a personne. Alors, moi, comme j'en ai toujours besoin, je viens en prendre. En effet, une paire de forts ciseaux a la main, assise par terre, elle demelait les bouts de corde, coupait les noeuds, quand ils resistaient. --Le proprietaire ne vient donc plus? demanda le jeune homme. Elle se mit a rire. --Oh! depuis l'affaire de Louisette, il n'y a pas de danger que le president risque le bout de son nez a la Croix-de-Maufras. Va, je puis prendre ses cordes. Il se tut un instant, l'air trouble par le souvenir de l'aventure tragique qu'elle evoquait. --Et toi, tu crois ce que Louisette a raconte, tu crois qu'il a voulu l'avoir, et que c'est en se debattant qu'elle s'est blessee? Cessant de rire, brusquement violente, elle cria: --Jamais Louisette n'a menti, ni Cabuche non plus... C'est mon ami, Cabuche. --Ton amoureux peut-etre, a cette heure? --Lui! ah bien, il faudrait etre une fameuse cateau!... Non, non! c'est mon ami, je n'ai pas d'amoureux, moi! je n'en veux pas avoir. Elle avait releve sa tete puissante, dont l'epaisse toison blonde frisait tres bas sur le front; et, de tout son etre solide et souple, montait une sauvage energie de volonte. Deja une legende se formait sur elle, dans le pays. On contait des histoires, des sauvetages: une charrette retiree d'une secousse, au passage d'un train; un wagon, qui descendait tout seul la pente de Barentin, arrete ainsi qu'une bete furieuse, galopant a la rencontre d'un express. Et ces preuves de force etonnaient, la faisaient desirer des hommes, d'autant plus qu'on l'avait crue facile d'abord, toujours a battre les champs des qu'elle etait libre, cherchant les coins perdus, se couchant au fond des trous, les yeux en l'air, muette, immobile. Mais les premiers qui s'etaient risques n'avaient pas eu envie de recommencer l'aventure. Comme elle aimait a se baigner pendant des heures, nue dans un ruisseau voisin, des gamins de son age etaient alles faire la partie de la regarder; et elle en avait empoigne un, sans meme prendre la peine de remettre sa chemise, et elle l'avait arrange si bien, que personne ne la guettait plus. Enfin, le bruit se repandait de son histoire avec un aiguilleur de l'embranchement de Dieppe, a l'autre bout du tunnel: un nomme Ozil, un garcon d'une trentaine d'annees, tres honnete, qu'elle semblait avoir encourage un instant, et qui, ayant essaye de la prendre, s'imaginant un soir qu'elle se livrait, avait failli etre tue par elle d'un coup de baton. Elle etait vierge et guerriere, dedaigneuse du male, ce qui finissait par convaincre les gens qu'elle avait pour sur la tete derangee. En l'entendant declarer qu'elle ne voulait pas d'amoureux, Jacques continua de plaisanter. --Alors, ca ne va pas, ton mariage avec Ozil? Je m'etais laisse dire que, tous les jours, tu filais le rejoindre par le tunnel. Elle haussa les epaules. --Ah! ouitche! mon mariage... ca m'amuse, le tunnel. Deux kilometres et demi a galoper dans le noir, avec l'idee qu'on peut etre coupe par un train, si l'on n'ouvre pas l'oeil. Faut les entendre, les trains, ronfler la-dessous!... Mais il m'a ennuyee, Ozil. Ce n'est pas encore celui-la que je veux. --Tu en veux donc un autre? --Ah! je ne sais pas... Ah! ma foi, non! Un rire l'avait reprise, tandis qu'une pointe d'embarras la faisait se remettre a un noeud des cordes, dont elle ne pouvait venir a bout. Puis, sans relever la tete, comme tres absorbee par sa besogne: --Et toi, tu n'en as pas, d'amoureuse? A son tour, Jacques redevint serieux. Ses yeux se detournerent, vacillerent en se fixant au loin, dans la nuit. Il repondit d'une voix breve: --Non. --C'est ca, continua-t-elle, on m'a bien conte que tu abominais les femmes. Et puis, ce n'est pas d'hier que je te connais, jamais tu ne nous adresserais quelque chose d'aimable... Pourquoi, dis? Il se taisait, elle se decida a lacher le noeud et a le regarder. --Est-ce donc que tu n'aimes que ta machine? On en plaisante, tu sais. On pretend que tu es toujours a la frotter, a la faire reluire, comme si tu n'avais des caresses que pour elle... Moi, je te dis ca, parce que je suis ton amie. Lui aussi, maintenant, la regardait, a la pale clarte du ciel fumeux. Et il se souvenait d'elle, quand elle etait petite, violente et volontaire deja, mais lui sautant au cou des qu'il arrivait, prise d'une passion de fillette sauvage. Ensuite, l'ayant souvent perdue de vue, il l'avait chaque fois retrouvee grandie, l'accueillant du meme saut a ses epaules, le genant de plus en plus par la flamme de ses grands yeux clairs. A cette heure, elle etait femme, superbe, desirable, et elle l'aimait sans doute, de tres loin, du fond meme de sa jeunesse. Son coeur se mit a battre, il eut la sensation soudaine d'etre celui qu'elle attendait. Un grand trouble montait a son crane avec le sang de ses veines, son premier mouvement fut de fuir, dans l'angoisse qui l'envahissait. Toujours le desir l'avait rendu fou, il voyait rouge. --Qu'est-ce que tu fais la, debout? reprit-elle. Assieds-toi donc! De nouveau, il hesitait. Puis, les jambes subitement tres lasses, vaincu par le besoin de tenter l'amour encore, il se laissa tomber pres d'elle, sur le tas de cordes. Il ne parlait plus, la gorge seche. C'etait elle, maintenant, la fiere, la silencieuse, qui bavardait a perdre haleine, tres gaie, s'etourdissant elle-meme. --Vois-tu, le tort de maman, c'a ete d'epouser Misard. Ca lui jouera un mauvais tour... Moi, je m'en fiche, parce qu'on a assez de ses affaires, n'est-ce pas? Et puis, maman m'envoie coucher, des que je veux intervenir... Alors, qu'elle se debrouille! Je vis dehors, moi. Je songe a des choses, pour plus tard... Ah! tu sais, je t'avais vu passer, ce matin, sur ta machine, tiens! de ces broussailles, la-bas, ou j'etais assise. Mais toi, tu ne regardes jamais... Et je te les dirai, a toi, les choses auxquelles je songe, mais pas maintenant, plus tard, quand nous serons tout a fait bons amis. Elle avait laisse glisser les ciseaux, et lui, toujours muet, s'etait empare de ses deux mains. Ravie, elle les lui abandonnait. Pourtant, lorsqu'il les porta a ses levres brulantes, elle eut un sursaut effare de vierge. La guerriere se reveillait, cabree, batailleuse, a cette premiere approche du male. --Non, non! laisse-moi, je ne veux pas... Tiens-toi tranquille, nous causerons... ca ne pense qu'a ca, les hommes. Ah! si je te repetais ce que Louisette m'a raconte, le jour ou elle est morte, chez Cabuche... D'ailleurs, j'en savais deja sur le president, parce que j'avais vu des saletes, ici, lorsqu'il venait avec des jeunes filles... Il en a une que personne ne soupconne, une qu'il a mariee... Lui, ne l'ecoutait pas, ne l'entendait pas. Il l'avait saisie d'une etreinte brutale, et il ecrasait sa bouche sur la sienne. Elle eut un leger cri, une plainte plutot, si profonde, si douce, ou eclatait l'aveu de sa tendresse longtemps cachee. Mais elle luttait toujours, se refusait quand meme, par un instinct de combat. Elle le souhaitait et elle se disputait a lui, avec le besoin d'etre conquise. Sans parole, poitrine contre poitrine, tous deux s'essoufflaient a qui renverserait l'autre. Un instant, elle sembla devoir etre la plus forte, elle l'aurait peut-etre jete sous elle, tant il s'enervait, s'il ne l'avait pas empoignee a la gorge. Le corsage fut arrache, les deux seins jaillirent, durs et gonfles de la bataille, d'une blancheur de lait, dans l'ombre claire. Et elle s'abattit sur le dos, elle se donnait, vaincue. Alors, lui, haletant, s'arreta, la regarda, au lieu de la posseder. Une fureur semblait le prendre, une ferocite qui le faisait chercher des yeux, autour de lui, une arme, une pierre, quelque chose enfin pour la tuer. Ses regards rencontrerent les ciseaux, luisant parmi les bouts de corde; et il les ramassa d'un bond, et il les aurait enfonces dans cette gorge nue, entre les deux seins blancs, aux fleurs roses. Mais un grand froid le degrisait, il les rejeta, il s'enfuit, eperdu; tandis qu'elle, les paupieres closes, croyait qu'il la refusait a son tour, parce qu'elle lui avait resiste. Jacques fuyait dans la nuit melancolique. Il monta au galop le sentier d'une cote, retomba au fond d'un etroit vallon. Des cailloux roulant sous ses pas l'effrayerent, il se lanca a gauche parmi des broussailles, fit un crochet qui le ramena a droite, sur un plateau vide. Brusquement, il devala, il buta contre la haie du chemin de fer: un train arrivait, grondant, flambant; et il ne comprit pas d'abord, terrifie. Ah! oui, tout ce monde qui passait, le continuel flot, tandis que lui agonisait la! Il repartit, grimpa, descendit encore. Toujours maintenant il rencontrait la voie, au fond des tranchees profondes qui creusaient des abimes, sur des remblais qui fermaient l'horizon de barricades geantes. Ce pays desert, coupe de monticules, etait comme un labyrinthe sans issue, ou tournait sa folie, dans la morne desolation des terrains incultes. Et, depuis de longues minutes, il battait les pentes, lorsqu'il apercut devant lui l'ouverture ronde, la gueule noire du tunnel. Un train montant s'y engouffrait, hurlant et sifflant, laissant, disparu, bu par la terre, une longue secousse dont le sol tremblait. Alors, Jacques, les jambes brisees, tomba au bord de la ligne, et il eclata en sanglots convulsifs, vautre sur le ventre, la face enfoncee dans l'herbe. Mon Dieu! il etait donc revenu, ce mal abominable dont il se croyait gueri? Voila qu'il avait voulu la tuer, cette fille! Tuer une femme, tuer une femme! cela sonnait a ses oreilles, du fond de sa jeunesse, avec la fievre grandissante, affolante du desir. Comme les autres, sous l'eveil de la puberte, revent d'en posseder une, lui s'etait enrage a l'idee d'en tuer une. Car il ne pouvait se mentir, il avait bien pris les ciseaux pour les lui planter dans la chair, des qu'il l'avait vue, cette chair, cette gorge, chaude et blanche. Et ce n'etait point parce qu'elle resistait, non! c'etait pour le plaisir, parce qu'il en avait une envie, une envie telle, que, s'il ne s'etait pas cramponne aux herbes, il serait retourne la-bas, en galopant, pour l'egorger. Elle, mon Dieu! cette Flore qu'il avait vue grandir, cette enfant sauvage dont il venait de se sentir aime si profondement. Ses doigts tordus entrerent dans la terre, ses sanglots lui dechirerent la gorge, dans un rale d'effroyable desespoir. Pourtant, il s'efforcait de se calmer, il aurait voulu comprendre. Qu'avait-il donc de different, lorsqu'il se comparait aux autres? La-bas, a Plassans, dans sa jeunesse, souvent deja il s'etait questionne. Sa mere Gervaise, il est vrai, l'avait eu tres jeune, a quinze ans et demi; mais il n'arrivait que le second, elle entrait a peine dans sa quatorzieme annee, lorsqu'elle etait accouchee du premier, Claude; et aucun de ses deux freres, ni Claude, ni Etienne, ne plus tard, ne semblait souffrir d'une mere si enfant et d'un pere gamin comme elle, ce beau Lantier, dont le mauvais coeur devait couter a Gervaise tant de larmes. Peut-etre aussi ses freres avaient-ils chacun son mal, qu'ils n'avouaient pas, l'aine surtout qui se devorait a vouloir etre peintre, si rageusement, qu'on le disait a moitie fou de son genie. La famille n'etait guere d'aplomb, beaucoup avaient une felure. Lui, a certaines heures, la sentait bien, cette felure hereditaire; non pas qu'il fut d'une sante mauvaise, car l'apprehension et la honte de ses crises l'avaient seules maigri autrefois; mais c'etaient, dans son etre, de subites pertes d'equilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui echappait, au milieu d'une sorte de grande fumee qui deformait tout. Il ne s'appartenait plus, il obeissait a ses muscles, a la bete enragee. Pourtant, il ne buvait pas, il se refusait meme un petit verre d'eau-de-vie, ayant remarque que la moindre goutte d'alcool le rendait fou. Et il en venait a penser qu'il payait pour les autres, les peres, les grands-peres, qui avaient bu, les generations d'ivrognes dont il etait le sang gate, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois. Jacques s'etait releve sur un coude, reflechissant, regardant l'entree noire du tunnel; et un nouveau sanglot courut de ses reins a sa nuque, il retomba, il roula sa tete par terre, criant de douleur. Cette fille, cette fille qu'il avait voulu tuer! Cela revenait en lui, aigu, affreux, comme si les ciseaux eussent penetre dans sa propre chair. Aucun raisonnement ne l'apaisait: il avait voulu la tuer, il la tuerait, si elle etait encore la, degrafee, la gorge nue. Il se rappelait bien, il etait age de seize ans a peine, la premiere fois, lorsque le mal l'avait pris, un soir qu'il jouait avec une gamine, la fillette d'une parente, sa cadette de deux ans: elle etait tombee, il avait vu ses jambes, et il s'etait rue. L'annee suivante, il se souvenait d'avoir aiguise un couteau pour l'enfoncer dans le cou d'une autre, une petite blonde, qu'il voyait chaque matin passer devant sa porte. Celle-ci avait un cou tres gras, tres rose, ou il choisissait deja la place, un signe brun, sous l'oreille. Puis, c'en etaient d'autres, d'autres encore, un defile de cauchemar, toutes celles qu'il avait effleurees de son desir brusque de meurtre, les femmes coudoyees dans la rue, les femmes qu'une rencontre faisait ses voisines, une surtout, une nouvelle mariee, assise pres de lui au theatre, qui riait tres fort, et qu'il avait du fuir, au milieu d'un acte, pour ne pas l'eventrer. Puisqu'il ne les connaissait pas, quelle fureur pouvait-il avoir contre elles? car, chaque fois, c'etait comme une soudaine crise de rage aveugle, une soif toujours renaissante de venger des offenses tres anciennes, dont il aurait perdu l'exacte memoire. Cela venait-il donc de si loin, du mal que les femmes avaient fait a sa race, de la rancune amassee de male en male, depuis la premiere tromperie au fond des cavernes? Et il sentait aussi, dans son acces, une necessite de bataille pour conquerir la femelle et la dompter, le besoin perverti de la jeter morte sur son dos, ainsi qu'une proie qu'on arrache aux autres, a jamais. Son crane eclatait sous l'effort, il n'arrivait pas a se repondre, trop ignorant, pensait-il, le cerveau trop sourd, dans cette angoisse d'un homme pousse a des actes ou sa volonte n'etait pour rien, et dont la cause en lui avait disparu. Un train, de nouveau, passa avec l'eclair de ses feux, s'abima en coup de foudre qui gronde et s'eteint, au fond du tunnel; et Jacques, comme si cette foule anonyme, indifferente et pressee, avait pu l'entendre, s'etait redresse, refoulant ses sanglots, prenant une attitude d'innocent. Que de fois, a la suite d'un de ses acces, il avait eu ainsi des sursauts de coupable, au moindre bruit! Il ne vivait tranquille, heureux, detache du monde, que sur sa machine. Quand elle l'emportait dans la trepidation de ses roues, a grande vitesse, quand il avait la main sur le volant du changement de marche, pris tout entier par la surveillance de la voie, guettant les signaux, il ne pensait plus, il respirait largement l'air pur qui soufflait toujours en tempete. Et c'etait pour cela qu'il aimait si fort sa machine, a l'egal d'une maitresse apaisante, dont il n'attendait que du bonheur. Au sortir de l'ecole des arts et metiers, malgre sa vive intelligence, il avait choisi ce metier de mecanicien, pour la solitude et l'etourdissement ou il y vivait, sans ambition d'ailleurs, arrive en quatre ans au poste de mecanicien de premiere classe, gagnant deja deux mille huit cents francs, ce qui, avec ses primes de chauffage et de graissage, le mettait a plus de quatre mille, mais ne revant rien au-dela. Il voyait ses camarades de troisieme classe et de deuxieme, ceux que formait la Compagnie, les ouvriers ajusteurs qu'elle prenait pour en faire des eleves, il les voyait presque tous epouser des ouvrieres, des femmes effacees qu'on apercevait seulement parfois a l'heure du depart, lorsqu'elles apportaient les petits paniers de provisions; tandis que les camarades ambitieux, surtout ceux qui sortaient d'une ecole, attendaient d'etre chefs de depot pour se marier, dans l'espoir de trouver une bourgeoise, une dame a chapeau. Lui, fuyait les femmes, que lui importait? Jamais il ne se marierait, il n'avait d'autre avenir que de rouler seul, rouler encore et encore, sans repos. Aussi tous ses chefs le donnaient-ils pour un mecanicien hors ligne, ne buvant pas, ne courant pas, plaisante seulement par les camarades noceurs sur son exces de bonne conduite, et inquietant sourdement les autres, lorsqu'il tombait a ses tristesses, muet, les yeux palis, la face terreuse. Dans sa petite chambre de la rue Cardinet, d'ou l'on voyait le depot des Batignolles, auquel appartenait sa machine, que d'heures il se souvenait d'avoir passees, toutes ses heures libres, enferme comme un moine au fond de sa cellule, usant la revolte de ses desirs a force de sommeil, dormant sur le ventre! D'un effort, Jacques tenta de se lever. Que faisait-il la, dans l'herbe, par cette nuit tiede et brumeuse d'hiver? La campagne restait noyee d'ombre, il n'y avait de lumiere qu'au ciel, le fin brouillard, l'immense coupole de verre depoli, que la lune, cachee derriere, eclairait d'un pale reflet jaune; et l'horizon noir dormait, d'une immobilite de mort. Allons! il devait etre pres de neuf heures, le mieux etait de rentrer et de se coucher. Mais, dans son engourdissement, il se vit de retour chez les Misard, montant l'escalier du grenier, s'allongeant sur le foin, contre la chambre de Flore, une simple cloison de planches. Elle serait la, il l'entendrait respirer; meme il savait qu'elle ne fermait jamais sa porte, il pourrait la rejoindre. Et son grand frisson le reprit, l'image evoquee de cette fille devetue, les membres abandonnes et chauds de sommeil, le secoua une fois encore d'un sanglot dont la violence le rabattit sur le sol. Il avait voulu la tuer, voulu la tuer, mon Dieu! Il etouffait, il agonisait a l'idee qu'il irait la tuer dans son lit, tout a l'heure, s'il rentrait. Il aurait beau n'avoir pas d'arme, s'envelopper la tete de ses deux bras, pour s'aneantir: il sentait que le male, en dehors de sa volonte, pousserait la porte, etranglerait la fille, sous le coup de fouet de l'instinct du rapt et par le besoin de venger l'ancienne injure. Non, non! plutot passer la nuit a battre la campagne, que de retourner la-bas! Il s'etait releve d'un bond, il se remit a fuir. Alors, de nouveau, pendant une demi-heure, il galopa au travers de la campagne noire, comme si la meute dechainee des epouvantes l'avait poursuivi de ses abois. Il monta des cotes, il devala dans des gorges etroites. Coup sur coup, deux ruisseaux se presenterent: il les franchit, se mouilla jusqu'aux hanches. Un buisson qui lui barrait la route, l'exasperait. Son unique pensee etait d'aller tout droit, plus loin, toujours plus loin, pour se fuir, pour fuir l'autre, la bete enragee qu'il sentait en lui. Mais il l'emportait, elle galopait aussi fort. Depuis sept mois qu'il croyait l'avoir chassee, il se reprenait a l'existence de tout le monde; et, maintenant, c'etait a recommencer, il lui faudrait encore se battre, pour qu'elle ne sautat pas sur la premiere femme coudoyee par hasard. Le grand silence pourtant, la vaste solitude l'apaisaient un peu, lui faisaient rever une vie muette et deserte comme ce pays desole, ou il marcherait toujours, sans jamais rencontrer une ame. Il devait tourner a son insu, car il revint, de l'autre cote, buter contre la voie, apres avoir decrit un large demi-cercle, parmi les pentes, herissees de broussailles, au-dessus du tunnel. Il recula, avec l'inquiete colere de retomber sur des vivants. Puis, ayant voulu couper derriere un monticule, il se perdit, se retrouva devant la haie du chemin de fer, juste a la sortie du souterrain, en face du pre ou il avait sanglote tout a l'heure. Et, vaincu, il restait immobile, lorsque le tonnerre d'un train sortant des profondeurs de la terre, leger encore, grandissant de seconde en seconde, l'arreta. C'etait l'express du Havre, parti de Paris a six heures trente, et qui passait la a neuf heures vingt-cinq: un train que, de deux jours en deux jours, il conduisait. Jacques vit d'abord la gueule noire du tunnel s'eclairer, ainsi que la bouche d'un four, ou des fagots s'embrasent. Puis, dans le fracas qu'elle apportait, ce fut la machine qui en jaillit, avec l'eblouissement de son gros oeil rond, la lanterne d'avant, dont l'incendie troua la campagne, allumant au loin les rails d'une double ligne de flamme. Mais c'etait une apparition en coup de foudre: tout de suite les wagons se succederent, les petites vitres carrees des portieres, violemment eclairees, firent defiler les compartiments pleins de voyageurs, dans un tel vertige de vitesse, que l'oeil doutait ensuite des images entrevues. Et Jacques, tres distinctement, a ce quart precis de seconde, apercut, par les glaces flambantes d'un coupe, un homme qui en tenait un autre renverse sur la banquette et qui lui plantait un couteau dans la gorge, tandis qu'une masse noire, peut-etre une troisieme personne, peut-etre un ecroulement de bagages, pesait de tout son poids sur les jambes convulsives de l'assassine. Deja, le train fuyait, se perdait vers la Croix-de-Maufras, en ne montrant plus de lui, dans les tenebres, que les trois feux de l'arriere, le triangle rouge. Cloue sur place, le jeune homme suivait des yeux le train, dont le grondement s'eteignait, au fond de la grande paix morte de la campagne. Avait-il bien vu? et il hesitait maintenant, il n'osait plus affirmer la realite de cette vision, apportee et emportee dans un eclair. Pas un seul trait des deux acteurs du drame ne lui etait reste vivace. La masse brune devait etre une couverture de voyage, tombee en travers du corps de la victime. Pourtant, il avait cru d'abord distinguer, sous un deroulement d'epais cheveux, un fin profil pale. Mais tout se confondait, s'evaporait, comme en un reve. Un instant, le profil, evoque, reparut; puis, il s'effaca definitivement. Ce n'etait sans doute qu'une imagination. Et tout cela le glacait, lui semblait si extraordinaire, qu'il finissait par admettre une hallucination, nee de l'affreuse crise qu'il venait de traverser. Pendant pres d'une heure encore, Jacques marcha, la tete alourdie de songeries confuses. Il etait brise, une detente se produisait, un grand froid interieur avait emporte sa fievre. Sans l'avoir decide, il finit par revenir vers la Croix-de-Maufras. Puis, lorsqu'il se retrouva devant la maison du garde-barriere, il se dit qu'il n'entrerait pas, qu'il dormirait sous le petit hangar, scelle a l'un des pignons. Mais une raie de lumiere passait sous la porte, et il poussa cette porte machinalement. Un spectacle inattendu l'arreta sur le seuil. Misard, dans le coin, avait derange le pot a beurre; et, a quatre pattes par terre, une lanterne allumee posee pres de lui, il sondait le mur a legers coups de poing, il cherchait. Le bruit de la porte le fit se redresser. Du reste, il ne se troubla pas le moins du monde, il dit simplement, d'un air naturel: --C'est des allumettes qui sont tombees. Et, quand il eut remis en place le pot a beurre, il ajouta: --Je suis venu prendre ma lanterne, parce que, tout a l'heure, en rentrant, j'ai apercu un individu etale sur la voie... Je crois bien qu'il est mort. Jacques, saisi d'abord a la pensee qu'il surprenait Misard en train de chercher le magot de tante Phasie, ce qui changeait en brusque certitude son doute au sujet des accusations de cette derniere, fut ensuite si violemment remue par cette nouvelle de la decouverte d'un cadavre, qu'il en oublia l'autre drame, celui qui se jouait la, dans cette petite maison perdue. La scene du coupe, la vision si breve d'un homme egorgeant un homme, venait de renaitre, a la lueur du meme eclair. --Un homme sur la voie, ou donc? demanda-t-il, palissant. Misard allait raconter qu'il rapportait deux anguilles, decrochees de ses lignes de fond, et qu'il avait avant tout galope jusque chez lui, pour les cacher. Mais quel besoin de se confier a ce garcon? Il n'eut qu'un geste vague, en repondant: --La-bas, comme qui dirait a cinq cents metres... Faut voir clair, pour savoir. A ce moment, Jacques entendit, au-dessus de sa tete, un choc assourdi. Il etait si anxieux qu'il en sursauta. --C'est rien, reprit le pere, c'est Flore qui remue. Et le jeune homme, en effet, reconnut le bruit de deux pieds nus sur le carreau. Elle avait du l'attendre, elle venait ecouter, par sa porte entrouverte. --Je vous accompagne, reprit-il. Et vous etes sur qu'il est mort? --Dame! ca m'a semble. Avec la lanterne, on verra bien. --Enfin, qu'est-ce que vous en dites? Un accident, n'est-ce pas? --Ca se peut. Quelque gaillard qui se sera fait couper, ou peut-etre bien un voyageur qui aura saute d'un wagon. Jacques fremissait. --Venez vite! venez vite! Jamais une telle fievre de voir, de savoir, ne l'avait agite. Dehors, tandis que son compagnon, sans emotion aucune, suivait la voie, balancant la lanterne, dont le rond de clarte suivait doucement les rails, lui courait en avant, s'irritait de cette lenteur. C'etait comme un desir physique, ce feu interieur qui precipite la marche des amants, aux heures de rendez-vous. Il avait peur de ce qui l'attendait la-bas, et il y volait, de tous les muscles de ses membres. Quand il arriva, quand il faillit se cogner dans un tas noir, allonge pres de la voie descendante, il resta plante, parcouru des talons a la nuque d'une secousse. Et son angoisse de ne rien distinguer nettement, se tourna en jurons contre l'autre, qui s'attardait a plus de trente pas en arriere. --Mais, nom de Dieu! arrivez donc! s'il vivait encore, on pourrait le secourir. Misard se dandina, s'avanca, avec son flegme. Puis, lorsqu'il eut promene la lanterne au-dessus du corps: --Ah! ouitche, il a son compte. L'individu, culbutant sans doute d'un wagon, etait tombe sur le ventre, la face contre le sol, a cinquante centimetres au plus des rails. On ne voyait, de sa tete, qu'une couronne epaisse de cheveux blancs. Ses jambes se trouvaient ecartees. De ses bras, le droit gisait comme arrache, tandis que le gauche etait replie sous la poitrine. Il etait tres bien vetu, un ample paletot de drap bleu, des bottines elegantes, du linge fin. Le corps ne portait aucune trace d'ecrasement, beaucoup de sang avait seulement coule de la gorge et tachait le col de la chemise. --Un bourgeois a qui on a fait son affaire, reprit tranquillement Misard, apres quelques secondes d'examen silencieux. Puis, se tournant vers Jacques, immobile, beant: --Faut pas toucher, c'est defendu... Vous allez rester la, a le garder, vous, pendant que moi, je vas courir a Barentin prevenir le chef de gare. Il leva sa lanterne, consulta un poteau kilometrique. --Bon! juste au poteau 153. Et, posant la lanterne par terre, pres du corps, il s'eloigna de son pas trainard. Jacques, reste seul, ne bougeait pas, regardait toujours cette masse inerte, effondree, que la clarte vague, au ras du sol, laissait confuse. Et, en lui, l'agitation qui avait precipite sa marche, l'horrible attrait qui le retenait la, aboutissait a cette pensee aigue, jaillissante de tout son etre: l'autre, l'homme entrevu le couteau au poing, avait ose! l'autre etait alle jusqu'au bout de son desir, l'autre avait tue! Ah! n'etre pas lache, se satisfaire enfin, enfoncer le couteau! Lui que l'envie en torturait depuis dix ans! Il y avait, dans sa fievre, un mepris de lui-meme et de l'admiration pour l'autre, et surtout le besoin de voir ca, la soif inextinguible de se rassasier les yeux de cette loque humaine, du pantin casse, de la chiffe molle, qu'un coup de couteau faisait d'une creature. Ce qu'il revait, l'autre l'avait realise, et c'etait ca. S'il tuait, il y aurait ca par terre. Son coeur battait a se rompre, son prurit de meurtre s'exasperait comme une concupiscence au spectacle de ce mort tragique. Il fit un pas, s'approcha davantage, ainsi qu'un enfant nerveux qui se familiarise avec la peur. Oui! il oserait, il oserait a son tour! Mais un grondement, derriere son dos, le forca a sauter de cote. Un train arrivait, qu'il n'avait meme pas entendu, au fond de sa contemplation. Il allait etre broye, l'haleine chaude, le souffle formidable de la machine venait seul de l'avertir. Le train passa, dans son ouragan de bruit, de fumee et de flamme. Il y avait beaucoup de monde encore, le flot des voyageurs continuait vers Le Havre, pour la fete du lendemain. Un enfant s'ecrasait le nez contre une vitre, regardant la campagne noire; des profils d'hommes se dessinerent, tandis qu'une jeune femme, baissant une glace, jetait un papier tache de beurre et de sucre. Deja le train joyeux filait au loin, dans l'insouciance de ce cadavre que ses roues avaient frole. Et le corps gisait toujours sur la face, eclaire vaguement par la lanterne, au milieu de la melancolique paix de la nuit. Alors, Jacques fut pris du desir de voir la blessure, pendant qu'il etait seul. Une inquietude l'arretait, l'idee que, s'il touchait a la tete, on s'en apercevrait peut-etre. Il avait calcule que Misard ne pouvait guere etre de retour, avec le chef de gare, avant trois quarts d'heure. Et il laissait passer les minutes, il songeait a ce Misard, a ce chetif, si lent, si calme, qui osait lui aussi, tuant le plus tranquillement du monde, a coups de drogue. C'etait donc bien facile de tuer? tout le monde tuait. Il se rapprocha. L'idee de voir la blessure le piquait d'un aiguillon si vif, que sa chair en brulait. Voir comment c'etait fait et ce qui avait coule, voir le trou rouge! En replacant la tete soigneusement, on ne saurait rien. Mais il y avait une autre peur, inavouee, au fond de son hesitation, la peur meme du sang. Toujours et en tout, chez lui, l'epouvante s'etait eveillee avec le desir. Encore un quart d'heure a etre seul, et il allait se decider pourtant, lorsqu'un petit bruit, a son cote, le fit tressaillir. C'etait Flore, debout, regardant comme lui. Elle avait la curiosite des accidents: des qu'on annoncait une bete broyee, un homme coupe par un train, on etait sur de la faire accourir. Elle venait de se rhabiller, elle voulait voir le mort. Et, apres le premier coup d'oeil, elle n'hesita pas, elle. Se baissant, soulevant la lanterne d'une main, de l'autre elle prit la tete, la renversa. --Mefie-toi, c'est defendu, murmura Jacques. Mais elle haussa les epaules. Et la tete apparaissait, dans la clarte jaune, une tete de vieillard, au grand nez, aux yeux bleus d'ancien blond, largement ouverts. Sous le menton, la blessure baillait, affreuse, une entaille profonde qui avait coupe le cou, une plaie labouree, comme si le couteau s'etait retourne en fouillant. Du sang inondait tout le cote droit de la poitrine. A gauche, a la boutonniere du paletot, une rosette de commandeur semblait un caillot rouge, egare la. Flore avait eu un leger cri de surprise. --Tiens! le vieux! Jacques, penche comme elle, s'avancait, melait ses cheveux aux siens, pour mieux voir; et il etouffait, il se gorgeait du spectacle. Inconsciemment, il repeta: --Le vieux... le vieux... --Oui, le vieux Grandmorin... Le president. Un moment encore, elle examina cette face pale, a la bouche tordue, aux grands yeux d'epouvante. Puis, elle lacha la tete que la rigidite cadaverique commencait a glacer, et qui retomba contre le sol, refermant la blessure. --Fini de rire avec les filles! reprit-elle plus bas. C'est a cause d'une, pour sur... Ah! ma pauvre Louisette, ah! le cochon, c'est bien fait! Et un long silence regna. Flore, qui avait repose la lanterne, attendait, en jetant sur Jacques de lents regards; tandis que celui-ci, separe d'elle par le corps, n'avait plus bouge, comme perdu, aneanti dans ce qu'il venait de voir. Il devait etre pres de onze heures. Un embarras, apres la scene de la soiree, l'empechait de parler la premiere. Mais un bruit de voix se fit entendre, c'etait son pere qui ramenait le chef de gare; et, ne voulant pas etre vue, elle se decida. --Tu ne rentres pas te coucher? Il tressaillit, un debat parut l'agiter un instant. Puis, dans un effort, dans un recul desespere: --Non, non! Elle n'eut pas un geste, mais la ligne tombante de ses bras de forte fille exprima beaucoup de chagrin. Comme pour se faire pardonner sa resistance de tout a l'heure, elle se montra tres humble, elle dit encore: --Alors, tu ne rentreras pas, je ne te reverrai pas? --Non, non! Les voix approchaient, et sans chercher a lui serrer la main, puisqu'il semblait mettre expres ce cadavre entre eux, sans meme lui jeter l'adieu familier de leur camaraderie d'enfance, elle s'eloigna, se perdit dans les tenebres, le souffle rauque, comme si elle etouffait des sanglots. Tout de suite, le chef de gare fut la, avec Misard et deux hommes d'equipe. Lui aussi constata l'identite: c'etait bien le president Grandmorin, qu'il connaissait, pour le voir descendre a sa station, chaque fois que celui-ci se rendait chez sa soeur, madame Bonnehon, a Doinville. Le corps pouvait rester a la place ou il etait tombe, il le fit seulement couvrir d'un manteau, que l'un des hommes apportait. Un employe avait pris, a Barentin, le train de onze heures, pour prevenir le procureur imperial de Rouen. Mais il ne fallait pas compter sur ce dernier avant cinq ou six heures du matin, car il aurait a amener le juge d'instruction, le greffier du tribunal et un medecin. Aussi le chef de gare organisa-t-il un service de garde, pres du mort: pendant toute la nuit, on se relaierait, un homme serait constamment la, a veiller avec la lanterne. Et Jacques, avant de se decider a aller s'etendre sous quelque hangar de la station de Barentin, d'ou il ne devait repartir pour Le Havre qu'a sept heures vingt, demeura longtemps encore, immobile, obsede. Puis, l'idee du juge d'instruction qu'on attendait le troubla, comme s'il s'etait senti complice. Dirait-il ce qu'il avait vu, au passage de l'express? Il resolut d'abord de parler, puisque lui n'avait en somme rien a craindre. Son devoir, d'ailleurs, n'etait pas douteux. Mais, ensuite, il se demanda a quoi bon: il n'apporterait pas un seul fait decisif, il n'oserait affirmer aucun detail precis sur l'assassin. Ce serait imbecile de se mettre la-dedans, de perdre son temps et de s'emotionner, sans profit pour personne. Non, non, il ne parlerait pas! Et il s'en alla enfin, et il se retourna deux fois, pour voir la bosse noire que le corps faisait sur le sol, dans le rond jaune de la lanterne. Un froid plus vif tombait du ciel fumeux sur la desolation de ce desert, aux coteaux arides. Des trains encore etaient passes, un autre arrivait, pour Paris, tres long. Tous se croisaient, dans leur inexorable puissance mecanique, filaient a leur but lointain, a l'avenir, en frolant, sans y prendre garde, la tete coupee a demi de cet homme, qu'un autre homme avait egorge. III Le lendemain, un dimanche, cinq heures du matin venaient de sonner a tous les clochers du Havre, lorsque Roubaud descendit de la marquise de la gare, pour prendre son service. Il faisait encore nuit noire; mais le vent, qui soufflait de la mer, avait grandi et poussait les brumes, noyant les coteaux dont les hauteurs s'etendent de Sainte-Adresse au fort de Tourneville; tandis que, vers l'ouest, au-dessus du large, une eclaircie se montrait, un pan de ciel, ou brillaient les dernieres etoiles. Sous la marquise, les becs de gaz brulaient toujours, palis par le froid humide et l'heure matinale; et il y avait la le premier train de Montivilliers, que formaient des hommes d'equipe, aux ordres du sous-chef de nuit. Les portes des salles n'etaient pas ouvertes, les quais s'etendaient deserts, dans ce reveil engourdi de la gare. Comme il sortait de chez lui, en haut, au-dessus des salles d'attente, Roubaud avait trouve la femme du caissier, madame Lebleu, immobile au milieu du couloir central, sur lequel donnaient les logements des employes. Depuis des semaines, cette dame se relevait la nuit, pour guetter mademoiselle Guichon, la buraliste, qu'elle soupconnait d'une intrigue avec le chef de gare, M. Dabadie. D'ailleurs, elle n'avait jamais surpris la moindre chose, pas une ombre, pas un souffle. Et, ce matin-la encore, elle etait vite rentree chez elle, ne rapportant que l'etonnement d'avoir apercu, chez les Roubaud, pendant les trois secondes mises par le mari a ouvrir et a refermer la porte, la femme debout dans la salle a manger, la belle Severine deja vetue, peignee, chaussee, elle qui d'habitude trainait au lit jusqu'a neuf heures. Aussi, madame Lebleu avait-elle reveille Lebleu, pour lui apprendre ce fait extraordinaire. La veille, ils ne s'etaient pas couches avant l'arrivee de l'express de Paris, a onze heures cinq, brulant de savoir ce qu'il advenait de l'histoire du sous-prefet. Mais ils n'avaient rien pu lire dans l'attitude des Roubaud, qui etaient revenus avec leur figure de tous les jours; et, vainement, jusqu'a minuit, ils avaient tendu l'oreille: aucun bruit ne sortait de chez leurs voisins, ceux-ci devaient s'etre endormis tout de suite, d'un profond sommeil. Certainement, leur voyage n'avait pas eu un bon resultat, sans quoi Severine n'aurait pas ete levee a pareille heure. Le caissier ayant demande quelle mine elle faisait, sa femme s'etait efforcee de la depeindre: tres raide, tres pale, avec ses grands yeux bleus, si clairs sous ses cheveux noirs; et pas un mouvement, l'air d'une somnambule. Enfin, on saurait bien a quoi s'en tenir, dans la journee. En bas, Roubaud trouva son collegue Moulin, qui avait fait le service de nuit. Et il prit le service, tandis que Moulin causait, se promenait quelques minutes encore, tout en le mettant au courant des menus faits arrives depuis la veille: des rodeurs avaient ete surpris, au moment de s'introduire dans la salle de consigne; trois hommes d'equipe s'etaient fait reprimander pour indiscipline; un crochet d'attelage venait de se rompre, pendant qu'on formait le train de Montivilliers. Silencieux, Roubaud ecoutait, d'un visage calme; et il etait seulement un peu bleme, sans doute un reste de fatigue, que ses yeux battus accusaient aussi. Cependant, son collegue avait cesse de parler, qu'il semblait l'interroger encore, comme s'il se fut attendu a d'autres evenements. Mais c'etait bien tout, il baissa la tete, regarda un instant la terre. En marchant le long du quai, les deux hommes etaient arrives au bout de la halle couverte, a l'endroit ou, sur la droite, se trouvait une remise, dans laquelle stationnaient les wagons de roulement, ceux qui, arrives la veille, servaient a former les trains du lendemain. Et il avait releve le front, ses regards s'etaient fixes sur une voiture de premiere classe, pourvue d'un coupe, le numero 293, qu'un bec de gaz justement eclairait d'une lueur vacillante, lorsque l'autre s'ecria: --Ah! j'oubliais... La face palie de Roubaud se colora, et il ne put retenir un leger mouvement. --J'oubliais, repeta Moulin. Il ne faut pas que cette voiture parte, ne la faites pas mettre ce matin dans l'express de six heures quarante. Il y eut un court silence, avant que Roubaud demandat, d'une voix tres naturelle: --Tiens! pourquoi donc? --Parce qu'il y a un coupe retenu pour l'express de ce soir. On n'est pas sur qu'il en vienne dans la journee, autant garder celui-la. Il le regardait toujours fixement, il repondit: --Sans doute. Mais une autre pensee l'absorbait, il s'emporta tout d'un coup. --C'est degoutant! Voyez-moi comme ces bougres-la nettoient! Cette voiture semble avoir de la poussiere de huit jours. --Ah! reprit Moulin, quand les trains arrivent passe onze heures, il n'y a pas de danger que les hommes donnent un coup de torchon... ca va bien encore lorsqu'ils consentent a faire la visite. L'autre soir, ils ont oublie sur une banquette un voyageur endormi, qui ne s'est reveille que le lendemain matin. Puis, etouffant un baillement, il dit qu'il montait se coucher. Et, comme il s'en allait, une brusque curiosite le ramena. --A propos, votre affaire avec le sous-prefet, c'est fini, n'est-ce pas? --Oui, oui, un tres bon voyage, je suis content. --Allons, tant mieux... Et rappelez-vous que le 293 ne part pas. Quand Roubaud se trouva seul sur le quai, il revint lentement vers le train de Montivilliers, qui attendait. Les portes des salles furent ouvertes, des voyageurs parurent, quelques chasseurs avec leurs chiens, deux ou trois familles de boutiquiers profitant du dimanche, peu de monde en somme. Mais, ce train-la parti, le premier de la journee, il n'eut pas de temps a perdre, il dut immediatement faire former l'omnibus de cinq heures quarante-cinq, un train pour Rouen et Paris. A cette heure matinale, le personnel etant peu nombreux, la besogne du sous-chef de service se compliquait de toutes sortes de soins. Lorsqu'il eut surveille la manoeuvre, chaque voiture prise au remisage, mise sur le chariot que des hommes poussaient et amenaient sous la marquise, il dut courir a la salle de depart, donner un coup d'oeil a la distribution des billets et a l'enregistrement des bagages. Une querelle eclatait entre des soldats et un employe, qui necessita son intervention. Pendant une demi-heure, parmi les courants d'air glace, au milieu du public grelottant, les yeux gros encore de sommeil, dans cette mauvaise humeur d'une bousculade en pleines tenebres, il se multiplia, n'eut pas une pensee a lui. Puis, le depart de l'omnibus ayant deblaye la gare, il se hata de se rendre au poste de l'aiguilleur, s'assurer que tout allait bien de ce cote, car un autre train arrivait, le direct de Paris, qui avait du retard. Il revint assister au debarquement, attendit que le flot des voyageurs eut rendu les billets et se fut empile dans les voitures des hotels, qui, en ce temps-la, entraient attendre sous la marquise, separees de la voie par une simple palissade. Et, alors seulement, il put souffler un instant dans la gare redevenue deserte et silencieuse. Six heures sonnaient. Roubaud sortit de la halle couverte, d'un pas de promenade; et, dehors, ayant devant lui l'espace, il leva la tete, il respira, en voyant que l'aube se levait enfin. Le vent du large avait acheve de balayer les brumes, c'etait le clair matin d'un beau jour. Il regarda vers le nord la cote d'Ingouville, jusqu'aux arbres du cimetiere, se detacher d'un trait violace sur le ciel palissant; ensuite, se tournant vers le midi et l'ouest, il remarqua, au-dessus de la mer, un dernier vol de legeres nuees blanches, qui nageaient lentement en escadre; tandis que l'est tout entier, la trouee immense de l'embouchure de la Seine, commencait a s'embraser du lever prochain de l'astre. D'un geste machinal, il venait d'oter sa casquette brodee d'argent, comme pour rafraichir son front dans l'air vif et pur. Cet horizon accoutume, le vaste deroulement plat des dependances de la gare, a gauche l'arrivage, puis le Depot des machines, a droite l'expedition, toute une ville, semblait l'apaiser, le rendre au calme de sa besogne quotidienne, eternellement la meme. Par-dessus le mur de la rue Charles-Laffitte, des cheminees d'usine fumaient, on apercevait les enormes tas de charbon des entrepots, qui longent le bassin Vauban. Et une rumeur montait deja des autres bassins. Les coups de sifflet des trains de marchandises, le reveil et l'odeur du flot apportes dans le vent, le firent songer a la fete du jour, a ce navire qu'on allait lancer et autour duquel la foule s'ecraserait. Comme Roubaud rentrait sous la halle couverte, il trouva l'equipe qui commencait a former l'express de six heures quarante; et il crut que les hommes mettaient le 293 sur le chariot, tout l'apaisement de la fraiche matinee s'en alla dans un eclat subit de colere. --Nom de Dieu! pas cette voiture-la! Laissez-la donc tranquille! Elle ne part que ce soir. Le chef de l'equipe lui expliquait qu'on poussait simplement la voiture, pour en prendre une autre, qui etait derriere. Mais il n'entendait pas, assourdi par son emportement, hors de toute proportion. --Bougres de maladroits, quand on vous dit de ne pas y toucher! Lorsqu'il eut compris enfin, il resta furieux, tomba sur les incommodites de la gare, ou l'on ne pouvait seulement retourner un wagon. En effet, la gare, batie une des premieres de la ligne, etait insuffisante, indigne du Havre, avec sa remise en vieille charpente, sa marquise de bois et de zinc, au vitrage etroit, ses batiments nus et tristes, lezardes de toutes parts. --C'est une honte, je ne sais pas comment la Compagnie n'a pas encore flanque ca par terre. Les hommes de l'equipe le regardaient, surpris de l'entendre parler librement, lui d'une discipline si correcte d'habitude. Il s'en apercut, s'arreta tout d'un coup. Et, silencieux, raidi, il continua de surveiller la manoeuvre. Un pli de mecontentement coupait son front bas, tandis que sa face ronde et coloree, herissee de barbe rousse, prenait une tension profonde de volonte. Des lors, Roubaud eut tout son sang-froid. Il s'occupa activement de l'express, controla chaque detail. Des attelages lui ayant paru mal faits, il exigea qu'on les serrat sous ses yeux. Une mere et ses deux filles, que frequentait sa femme, voulurent qu'il les installat dans le compartiment des dames seules. Puis, avant de siffler pour donner le signal du depart, il s'assura encore de la bonne ordonnance du train; et il le regarda longuement s'eloigner, de ce coup d'oeil clair des hommes dont une minute de distraction peut couter des vies humaines. Tout de suite, d'ailleurs, il dut traverser la voie pour recevoir un train de Rouen, qui entrait en gare. Justement, il s'y trouvait un employe des postes, avec lequel, chaque jour, il echangeait les nouvelles. C'etait, dans sa matinee si occupee, un court repos, pres d'un quart d'heure, pendant lequel il pouvait respirer, aucun service immediat ne le reclamant. Et, ce matin-la, comme d'habitude, il roula une cigarette, il causa tres gaiement. Le jour avait grandi, on venait d'eteindre les becs de gaz, sous la marquise. Elle etait si pauvrement vitree, qu'une ombre grise y regnait encore; mais, au-dela, le vaste pan de ciel sur lequel elle ouvrait, flambait deja d'un incendie de rayons; tandis que l'horizon entier devenait rose, d'une nettete vive de details, dans cet air pur d'un beau matin d'hiver. A huit heures, M. Dabadie, le chef de gare, descendait d'habitude, et le sous-chef allait au rapport. C'etait un bel homme, tres brun, bien tenu, ayant les allures d'un grand commercant tout a ses affaires. Du reste, il se desinteressait volontiers de la gare des voyageurs, il se consacrait surtout au mouvement des bassins, au transit enorme des marchandises, en continuelles relations avec le haut commerce du Havre et du monde entier. Ce jour-la, il etait en retard; et, deux fois deja, Roubaud avait pousse la porte du bureau, sans l'y trouver. Sur la table, le courrier n'etait pas meme ouvert. Les yeux du sous-chef venaient de tomber, parmi les lettres, sur une depeche. Puis comme si une fascination le retenait la, il n'avait plus quitte la porte, se retournant malgre lui, jetant vers la table de courts regards. Enfin, a huit heures dix, M. Dabadie parut. Roubaud, qui s'etait assis, se taisait, pour lui permettre d'ouvrir la depeche. Mais le chef ne se hatait point, voulait se montrer aimable avec son subordonne, qu'il estimait. --Et, naturellement, a Paris, tout a bien marche? --Oui, monsieur, je vous remercie. Il avait fini par ouvrir la depeche; et il ne la lisait pas, il souriait toujours a l'autre, dont la voix s'etait assourdie, sous le violent effort qu'il faisait pour maitriser un tic nerveux qui lui convulsait le menton. --Nous sommes tres heureux de vous garder ici. --Et moi, monsieur, je suis bien content de rester avec vous. Alors, comme M. Dabadie se decidait a parcourir la depeche, Roubaud, dont une legere sueur mouillait la face, le regarda. Mais l'emotion a laquelle il s'attendait, ne se produisait point; le chef achevait tranquillement la lecture du telegramme, qu'il rejeta sur son bureau: sans doute un simple detail de service. Et tout de suite il continua d'ouvrir son courrier, pendant que, selon l'habitude de chaque matin, le sous-chef faisait son rapport verbal sur les evenements de la nuit et de la matinee. Seulement, ce matin-la, Roubaud, hesitant, dut chercher, avant de se rappeler ce que lui avait dit son collegue, au sujet des rodeurs surpris dans la salle de consigne. Quelques paroles furent encore echangees, et le chef le congediait d'un geste, lorsque les deux chefs adjoints, celui des bassins et celui de la petite vitesse, entrerent, venant eux aussi au rapport. Ils apportaient une nouvelle depeche, qu'un employe venait de leur remettre, sur le quai. --Vous pouvez vous retirer, dit M. Dabadie, en voyant que Roubaud s'arretait a la porte. Mais celui-ci attendait, les yeux ronds et fixes; et il ne s'en alla que lorsque le petit papier fut retombe sur la table, ecarte du meme geste indifferent. Un instant, il erra sous la marquise, perplexe, etourdi. L'horloge marquait huit heures trente-cinq, il n'avait plus de depart avant l'omnibus de neuf heures cinquante. D'ordinaire, il employait cette heure de repit a faire une tournee dans la gare. Il marcha pendant quelques minutes, sans savoir ou ses pieds le conduisaient. Puis, comme il levait la tete et qu'il se retrouvait devant la voiture 293, il fit un brusque crochet, il s'eloigna vers le depot des machines, bien qu'il n'eut rien a voir de ce cote. Le soleil maintenant montait a l'horizon, une poussiere d'or pleuvait dans l'air pale. Et il ne jouissait plus de la belle matinee, il pressait le pas, l'air tres affaire, tachant de tuer l'obsession de son attente. Une voix, tout d'un coup, l'arreta. --Monsieur Roubaud, bonjour!... Vous avez vu ma femme? C'etait Pecqueux, le chauffeur, un grand gaillard de quarante-trois ans, maigre avec de gros os, la face cuite par le feu et par la fumee. Ses yeux gris sous le front bas, sa bouche large dans une machoire saillante, riaient d'un continuel rire de noceur. --Comment! c'est vous? dit Roubaud en s'arretant, etonne. Ah! oui, l'accident arrive a la machine, j'oubliais... Et vous ne repartez que ce soir? Un conge de vingt-quatre heures, bonne affaire, hein? --Bonne affaire! repeta l'autre, gris encore d'une noce faite la veille. D'un village pres de Rouen, il etait entre tout jeune dans la Compagnie, comme ouvrier ajusteur. Puis, a trente ans, s'ennuyant a l'atelier, il avait voulu etre chauffeur, pour devenir mecanicien; et c'etait alors qu'il avait epouse Victoire, du meme village que lui. Mais les annees s'ecoulaient, il restait chauffeur, jamais maintenant il ne passerait mecanicien, sans conduite, sans bonne tenue, ivrogne, coureur de femmes. Vingt fois, on l'aurait congedie, s'il n'avait pas eu la protection du president Grandmorin, et si l'on ne s'etait habitue a ses vices, qu'il rachetait par sa belle humeur et par son experience de vieil ouvrier. Il ne devenait vraiment a craindre que lorsqu'il etait ivre, car il se changeait alors en vraie brute, capable d'un mauvais coup. --Et ma femme, vous l'avez vue? demanda-t-il de nouveau, la bouche fendue par son large rire. --Certes, oui, nous l'avons vue, repondit le sous-chef. Nous avons meme dejeune dans votre chambre... Ah! une brave femme que vous avez la, Pecqueux. Et vous avez bien tort de ne pas lui etre fidele. Il rigola plus violemment. --Oh! si l'on peut dire! Mais c'est elle qui veut que je m'amuse! C'etait vrai. Victoire, son ainee de deux ans, devenue enorme et difficile a remuer, glissait des pieces de cent sous dans ses poches, afin qu'il prit du plaisir dehors. Jamais elle n'avait beaucoup souffert de ses infidelites, du continuel guilledou qu'il courait, par un besoin de nature; et maintenant l'existence etait reglee, il avait deux femmes, une a chaque bout de la ligne, sa femme a Paris pour les nuits qu'il y couchait, et une autre au Havre pour les heures d'attente qu'il y passait, entre deux trains. Tres econome, vivant chichement elle-meme, Victoire, qui savait tout et qui le traitait maternellement, repetait volontiers qu'elle ne voulait pas le laisser en affront avec l'autre, la-bas. Meme, a chaque depart, elle veillait sur son linge, car il lui aurait ete tres sensible que l'autre l'accusat de ne pas tenir leur homme proprement. --N'importe, reprit Roubaud, ce n'est guere gentil. Ma femme, qui adore sa nourrice, veut vous gronder. Mais il se tut, en voyant sortir d'un hangar, contre lequel ils se trouvaient, une grande femme seche, Philomene Sauvagnat, la soeur du chef de depot, l'epouse supplementaire que Pecqueux avait au Havre, depuis un an. Tous deux devaient etre a causer sous le hangar, lorsque lui s'etait avance pour appeler le sous-chef. Elle, encore jeune malgre ses trente-deux ans, haute, anguleuse, la poitrine plate, la chair brulee de continuels desirs, avait la tete longue, aux yeux flambants, d'une cavale maigre et hennissante. On l'accusait de boire. Tous les hommes de la gare avaient defile chez elle, dans la petite maison que son frere occupait pres du Depot des machines, et qu'elle tenait fort salement. Ce frere, auvergnat, tetu, tres severe sur la discipline, tres estime de ses chefs, avait eu les plus gros ennuis a son sujet, jusqu'au point d'etre menace de renvoi; et, si maintenant on la tolerait a cause de lui, il ne s'obstinait lui-meme a la garder que par esprit de famille; ce qui ne l'empechait pas, lorsqu'il la surprenait avec un homme, de la rouer de coups, si rudement qu'il la laissait sur le carreau, morte. Il y avait eu, entre elle et Pecqueux, une vraie rencontre: elle, assouvie enfin, aux bras de ce grand diable rigoleur; lui, change de sa femme trop grasse, heureux de celle-ci trop maigre, repetant par farce qu'il n'avait plus besoin de chercher ailleurs. Et Severine seule, qui croyait devoir cela a Victoire, s'etait brouillee avec Philomene, qu'elle evitait deja le plus possible, par une fierte de nature, et qu'elle avait cesse de saluer. --Eh bien! dit Philomene insolemment, a tout a l'heure, Pecqueux. Je m'en vas, puisque monsieur Roubaud a de la morale a te faire, de la part de sa femme. Lui, bon garcon, riait toujours. --Reste donc, il plaisante. --Non, non! Faut que j'aille porter deux oeufs de mes poules, que j'ai promis a madame Lebleu. Elle avait lance ce nom expres, connaissant la rivalite sourde entre la femme du caissier et la femme du sous-chef, affectant d'etre au mieux avec la premiere, pour faire enrager l'autre. Mais elle resta pourtant, tout d'un coup interessee, lorsqu'elle entendit le chauffeur demander des nouvelles de l'affaire du sous-prefet. --C'est arrange, vous etes content, n'est-ce pas? monsieur Roubaud? --Tres content. Pecqueux cligna les yeux d'un air malin. --Oh! vous n'aviez pas a etre inquiet, parce que, lorsqu'on a un gros bonnet dans sa manche... Hein? vous savez qui je veux dire. Ma femme aussi lui a bien de la reconnaissance. Le sous-chef interrompit cette allusion au president Grandmorin, en repetant d'une voix brusque: --Et alors vous ne partez que ce soir? --Oui, la Lison va etre reparee, on finit d'ajuster la bielle... Et j'attends mon mecanicien, qui s'est donne de l'air, lui. Vous le connaissez, Jacques Lantier? Il est de votre pays. Un instant, Roubaud resta sans repondre, absent, l'esprit perdu. Puis, avec un sursaut de reveil: --Hein? Jacques Lantier, le mecanicien... Certainement, je le connais. Oh! vous savez, bonjour, bonsoir. C'est ici que nous nous sommes rencontres, car il est mon cadet, et je ne l'avais jamais vu, la-bas, a Plassans... L'automne dernier, il a rendu un petit service a ma femme, une commission qu'il a faite pour elle, chez des cousines, a Dieppe... Un garcon capable, a ce qu'on dit. Il parlait au hasard, d'abondance. Soudain, il s'eloigna. --Au revoir, Pecqueux... J'ai a donner un coup d'oeil de ce cote. Alors seulement Philomene s'en alla, de son pas allonge de cavale; tandis que Pecqueux, immobile, les mains dans les poches, riant d'aise a la faineantise de cette gaie matinee, s'etonnait que le sous-chef, apres s'etre contente de faire le tour du hangar, s'en retournait rapidement. Ce n'etait pas long a donner, son coup d'oeil. Qu'est-ce qu'il pouvait bien etre venu moucharder? Comme Roubaud rentrait sous la marquise, neuf heures allaient sonner. Il marcha jusqu'au fond, pres des messageries, regarda, sans paraitre trouver ce qu'il cherchait; puis, il revint, du meme pas d'impatience. Successivement, il interrogea des yeux les bureaux des differents services. A cette heure, la gare etait calme, deserte; et il s'y agitait seul, l'air de plus en plus enerve de cette paix, dans ce tourment de l'homme, menace d'une catastrophe, qui finit par souhaiter ardemment qu'elle eclate. Son sang-froid etait a bout, il ne pouvait tenir en place. Maintenant, ses yeux ne quittaient plus l'horloge. Neuf heures, neuf heures cinq. D'ordinaire, il ne remontait chez lui qu'a dix heures, apres le depart du train de neuf heures cinquante, pour dejeuner. Et, tout d'un coup, il remonta, a la pensee de Severine, qui, elle aussi, la-haut, devait attendre. Dans le couloir, a cette minute precise, madame Lebleu ouvrait a Philomene, venue en voisine, decoiffee, et tenant deux oeufs. Elles resterent, il fallut bien que Roubaud rentrat chez lui, sous leurs yeux braques. Il avait sa clef, il se hata. Tout de meme, dans le va-et-vient rapide de la porte, elles apercurent Severine, assise sur une chaise de la salle a manger, les mains oisives, le profil pale, immobile. Et, attirant Philomene, s'enfermant a son tour, madame Lebleu raconta qu'elle l'avait deja vue de la sorte, le matin: sans doute l'histoire du sous-prefet qui tournait mal. Mais non, Philomene expliqua qu'elle accourait, parce qu'elle avait des nouvelles; et elle repeta ce qu'elle venait d'entendre dire au sous-chef lui-meme. Alors, les deux femmes se perdirent en conjectures. C'etaient ainsi, a chacune de leurs rencontres, des commerages sans fin. --On leur a lave la tete, ma petite, j'en mettrais ma main au feu... Pour sur, ils branlent dans le manche. --Ah! ma bonne dame, si l'on pouvait donc nous en debarrasser! La rivalite, de plus en plus envenimee entre les Lebleu et les Roubaud, etait simplement nee d'une question de logement. Tout le premier etage, au-dessus des salles d'attente, servait a loger les employes; et le couloir central, un vrai couloir d'hotel, peint en jaune, eclaire par le haut, separait l'etage en deux, alignant les portes brunes a droite et a gauche. Seulement, les logements de droite avaient des fenetres qui donnaient sur la cour du depart, plantee de vieux ormes, par-dessus lesquels se deroulait l'admirable vue de la cote d'Ingouville; tandis que les logements de gauche, aux fenetres cintrees, ecrasees, s'ouvraient directement sur la marquise de la gare, dont la pente haute, le faitage de zinc et de vitres sales barraient l'horizon. Rien n'etait plus gai que les uns, avec la continuelle animation de la cour, la verdure des arbres, la vaste campagne; et il y avait de quoi mourir d'ennui dans les autres, ou l'on voyait a peine clair, le ciel mure comme en prison. Sur le devant, habitaient le chef de gare, le sous-chef Moulin et les Lebleu; sur le derriere, les Roubaud, ainsi que la buraliste, mademoiselle Guichon, sans compter trois pieces, qui etaient reservees aux inspecteurs de passage. Or, il etait notoire que les deux sous-chefs avaient toujours loge cote a cote. Si les Lebleu etaient la, cela venait d'une complaisance de l'ancien sous-chef, remplace par Roubaud, qui, veuf sans enfants, avait voulu etre agreable a madame Lebleu, en lui cedant son logement. Mais est-ce que ce logement n'aurait pas du faire retour aux Roubaud? Est-ce que cela etait juste, de les releguer sur le derriere, quand ils avaient le droit d'etre sur le devant? Tant que les deux menages avaient vecu en bon accord, Severine s'etait effacee devant sa voisine, plus agee qu'elle de vingt ans, mal portante avec ca, si enorme qu'elle etouffait sans cesse. Et la guerre n'etait vraiment declaree que depuis le jour ou Philomene avait fache les deux femmes, par d'abominables bavardages. --Vous savez, reprit celle-ci, qu'ils sont bien capables d'avoir profite de leur voyage a Paris, pour demander votre expulsion... On m'a affirme qu'ils ont ecrit au directeur une longue lettre ou ils font valoir leur droit. Madame Lebleu suffoquait. --Les miserables!... Et je suis bien sure qu'ils travaillent pour mettre la buraliste avec eux; car voici quinze jours qu'elle me salue a peine, celle-la... Encore quelque chose de propre! Aussi, je la guette... Elle baissa la voix pour affirmer que mademoiselle Guichon, chaque nuit, devait aller retrouver le chef de gare. Leurs deux portes se faisaient face. C'etait M. Dabadie, veuf, pere d'une grande fille toujours en pension, qui avait amene la cette blonde de trente ans, deja fanee, silencieuse et mince, d'une souplesse de couleuvre. Elle avait du etre vaguement institutrice. Et impossible de la surprendre, tellement elle se glissait sans bruit, a travers les fentes les plus etroites. Par elle-meme, elle ne comptait guere. Mais, si elle couchait avec le chef de gare, elle prenait une importance decisive, et le triomphe etait de la tenir, en possedant son secret. --Oh! je finirai par savoir, continua madame Lebleu. Je ne veux pas me laisser manger... Nous sommes ici, nous y resterons. Les braves gens sont pour nous, n'est-ce pas? ma petite. Toute la gare, en effet, se passionnait, dans cette guerre des deux logements. Le couloir surtout en etait ravage. Il n'y avait guere que l'autre sous-chef, Moulin, qui se desinteressat, satisfait d'etre sur le devant, marie a une petite femme timide et frele, qu'on ne voyait jamais et qui lui donnait un enfant tous les vingt mois. --Enfin, conclut Philomene, s'ils branlent dans le manche, ce n'est pas encore de ce coup qu'ils resteront sur le carreau... Mefiez-vous, car ils connaissent du monde qui a le bras long. Elle tenait toujours ses deux oeufs, elle les offrit: des oeufs du matin, qu'elle venait de ramasser sous ses poules. Et la vieille dame se confondait en remerciements. --Que vous etes gentille! Vous me gatez... Venez donc causer plus souvent. Vous savez que mon mari est toujours a sa caisse; et moi je m'ennuie tant, clouee ici, a cause de mes jambes! Qu'est-ce que je deviendrais, si ces miserables me prenaient ma vue? Puis, comme elle l'accompagnait et qu'elle rouvrait la porte, elle posa un doigt sur ses levres. --Chut! ecoutons. Toutes deux, debout dans le couloir, resterent cinq grandes minutes debout, sans un geste, en retenant leur souffle. Elles penchaient la tete, tendaient l'oreille vers la salle a manger des Roubaud. Mais pas un bruit n'en sortait, il regnait la un silence de mort. Et, de peur d'etre surprises, elles se separerent enfin, en se saluant une derniere fois de la tete, sans une parole. L'une s'en alla sur la pointe des pieds, l'autre referma sa porte si doucement, qu'on n'entendit pas le pene glisser dans la gache. A neuf heures vingt, Roubaud etait de nouveau en bas, sous la marquise. Il surveillait la formation de l'omnibus de neuf heures cinquante; et, malgre l'effort de sa volonte, il gesticulait davantage, il pietinait, tournait sans cesse la tete pour inspecter le quai du regard, d'un bout a l'autre. Rien n'arrivait, ses mains en tremblaient. Puis, brusquement, comme il fouillait encore la gare d'un coup d'oeil en arriere, il entendit pres de lui la voix d'un employe du telegraphe, disant, essoufflee: --Monsieur Roubaud, vous ne savez pas ou sont monsieur le chef de gare et monsieur le commissaire de surveillance... J'ai la des depeches pour eux, et voici dix minutes que je cours... Il s'etait retourne, dans un tel raidissement de tout son etre, que pas un muscle de son visage ne bougea. Ses yeux se fixerent sur les deux depeches que tenait l'employe. Cette fois, a l'emotion de celui-ci, il en avait la certitude, c'etait enfin la catastrophe. --Monsieur Dabadie a passe la tout a l'heure, dit-il tranquillement. Et jamais il ne s'etait senti si froid, d'intelligence si nette, tout entier bande a la defense. Maintenant, il etait sur de lui. --Tenez! reprit-il, le voici qui arrive, monsieur Dabadie. En effet, le chef de gare revenait de la petite vitesse. Des qu'il eut parcouru la depeche, il s'exclama. --Il y a eu un assassinat sur la ligne... C'est l'inspecteur de Rouen qui me telegraphie. --Comment? demanda Roubaud, un assassinat parmi notre personnel? --Non, non, sur un voyageur, dans un coupe... Le corps a ete jete, presque au sortir du tunnel de Malaunay, au poteau 153... Et la victime est un de nos administrateurs, le president Grandmorin. A son tour, le sous-chef s'exclamait. --Le president! ah! ma pauvre femme va-t-elle etre chagrine! Le cri etait si juste, si apitoye, que M. Dabadie s'y arreta un instant. --C'est vrai, vous le connaissiez, un si brave homme, n'est-ce pas? Puis, revenant a l'autre telegramme, adresse au commissaire de surveillance: --Ca doit etre du juge d'instruction, sans doute pour quelque formalite... Et il n'est que neuf heures vingt-cinq, monsieur Cauche n'est pas encore la, naturellement... Qu'on aille vite au cafe du Commerce, sur le cours Napoleon. On l'y trouvera a coup sur. Cinq minutes plus tard, M. Cauche arrivait, ramene par un homme d'equipe. Ancien officier, considerant son emploi comme une retraite, il ne paraissait jamais a la gare avant dix heures, y flanait un moment, et retournait au cafe. Ce drame, tombe entre deux parties de piquet, l'avait d'abord etonne, car les affaires qui passaient par ses mains etaient d'ordinaire peu graves. Mais la depeche venait bien du juge d'instruction de Rouen; et, si elle arrivait douze heures apres la decouverte du cadavre, c'etait que ce juge avait d'abord telegraphie a Paris, au chef de gare, pour savoir dans quelles conditions la victime etait partie; puis, renseigne sur le numero du train et sur celui de la voiture, il avait alors seulement envoye, au commissaire de surveillance, l'ordre de visiter le coupe qui se trouvait dans la voiture 293, si cette voiture etait encore au Havre. Tout de suite, la mauvaise humeur que M. Cauche montrait, d'avoir ete derange inutilement sans doute, disparut et fit place a une attitude d'extreme importance, proportionnee a la gravite exceptionnelle que prenait l'affaire. --Mais, s'ecria-t-il, subitement inquiet, avec la peur de voir l'enquete lui echapper, la voiture ne doit plus etre ici, elle a du repartir ce matin. Ce fut Roubaud qui le rassura, de son air calme. --Non, non, faites excuse... Il y avait un coupe retenu pour ce soir, la voiture est la, sous la remise. Et il marcha le premier, le commissaire et le chef de gare le suivirent. Cependant, la nouvelle devait se repandre, car les hommes d'equipe, sournoisement, quittaient la besogne, suivaient eux aussi; tandis que, sur les portes des divers services, des employes se montraient, finissaient par s'approcher, un a un. Bientot, il y eut la un rassemblement. Comme on arrivait devant la voiture, M. Dabadie fit tout haut une reflexion: --Pourtant, hier soir, la visite a eu lieu. S'il etait reste des traces, on les aurait signalees au rapport. --Nous allons bien voir, dit M. Cauche. Il ouvrit la portiere, il monta dans le coupe. Et, a l'instant meme, il se recria, s'oubliant, jurant. --Ah! nom de Dieu! on dirait qu'on a saigne un cochon! Un petit souffle d'epouvante courut parmi les assistants, des tetes s'allongerent; et M. Dabadie, un des premiers, voulut voir, se haussa sur le marchepied; pendant que, derriere lui, Roubaud, pour faire comme les autres, tendait aussi le cou. A l'interieur, le coupe ne montrait aucun desordre. Les glaces etaient restees fermees, tout semblait en place. Seulement, une odeur affreuse s'echappait de la portiere ouverte; et la, au milieu d'un des coussins, une mare de sang noir s'etait coagulee, une mare si profonde, si large, qu'un ruisseau en avait jailli comme d'une source, s'epanchant sur le tapis. Des caillots demeuraient accroches au drap. Et rien autre, rien que ce sang nauseabond. M. Dabadie s'emporta. Ou sont les hommes qui ont fait la visite, hier soir? Qu'on me les amene! Ils etaient justement la, ils s'avancerent, balbutierent des excuses: la nuit, est-ce qu'on pouvait se rendre compte? et, cependant, ils passaient bien leurs mains partout. La veille, ils juraient n'avoir rien senti. Cependant, M. Cauche, reste debout dans le wagon, prenait des notes au crayon, pour son rapport. Il appela Roubaud, qu'il frequentait volontiers, tous deux fumant des cigarettes, le long du quai, aux heures de flane. --Monsieur Roubaud, montez donc, vous m'aiderez. Et, quand le sous-chef eut enjambe le sang du tapis, pour ne pas marcher dedans: --Regardez sous l'autre coussin, voir si rien n'y a glisse. Il souleva le coussin, il chercha, les mains prudentes, les regards simplement curieux. Il n'y a rien. Mais une tache, sur le drap capitonne du dossier, attira son attention; et il la signala au commissaire. N'etait-ce pas l'empreinte sanglante d'un doigt? Non, on finit par tomber d'accord que c'etait une eclaboussure. Le flot de monde s'etait rapproche, pour suivre cet examen, flairant le crime, se pressant derriere le chef de gare qu'une repugnance d'homme delicat avait retenu sur le marchepied. Soudain, celui-ci fit une reflexion. --Dites donc, monsieur Roubaud, vous etiez dans le train... N'est-ce pas? vous etes bien rentre par l'express, hier soir... Vous pourriez peut-etre nous donner des renseignements, vous! --Tiens! c'est vrai, s'ecria le commissaire. Est-ce que vous avez remarque quelque chose? Pendant trois ou quatre secondes, Roubaud demeura muet. Il etait baisse a ce moment, examinant le tapis. Mais il se releva presque tout de suite, en repondant de sa voix naturelle, un peu grosse --Certainement, certainement, je vais vous dire... Ma femme etait avec moi. Si ce que je sais doit figurer au rapport, j'aimerais bien qu'elle descendit, pour controler mes souvenirs par les siens. Cela parut tres raisonnable a M. Cauche, et Pecqueux, qui venait d'arriver, offrit d'aller chercher madame Roubaud. Il partit a grandes enjambees, il y eut un moment d'attente. Philomene, accourue avec le chauffeur, l'avait suivi des yeux, irritee de ce qu'il se chargeait de cette commission. Mais, ayant apercu madame Lebleu, qui se hatait, de toute la vitesse de ses pauvres jambes enflees, elle se precipita, l'aida; et les deux femmes leverent les mains au ciel, pousserent des exclamations, passionnees par la decouverte d'un si abominable crime. Bien qu'on ne sut encore absolument rien, deja des versions circulaient, autour d'elles, dans l'effarement des gestes et des visages. Dominant le bourdonnement des voix, Philomene elle-meme, qui ne tenait le fait de personne, affirmait sur sa parole d'honneur que madame Roubaud avait vu l'assassin. Et le silence se fit, lorsque Pecqueux reparut, accompagne de cette derniere. --Voyez-la donc! murmura madame Lebleu. Si l'on dirait la femme d'un sous-chef, avec son air de princesse! Ce matin, avant le jour, elle etait deja ainsi, peignee et corsetee comme si elle allait en visite. Ce fut a petits pas reguliers que Severine s'avanca. Il y avait tout un long bout du quai a suivre, sous les yeux qui la regardaient venir; et elle ne faiblissait pas, elle appuyait simplement son mouchoir sur ses paupieres, dans la grosse douleur qu'elle venait d'eprouver, en apprenant le nom de la victime. Vetue d'une robe de laine noire, tres elegante, elle semblait porter le deuil de son protecteur. Ses lourds cheveux sombres luisaient au soleil, car elle n'avait pas meme pris le temps de se couvrir la tete, malgre le froid. Ses yeux bleus si doux, pleins d'angoisse et noyes de larmes, la rendaient tres touchante. --Bien sur qu'elle a raison de pleurer, dit a demi-voix Philomene. Les voila fichus, maintenant qu'on a tue leur bon Dieu. Lorsque Severine fut la, au milieu de tout ce monde, devant la portiere ouverte du coupe, M. Cauche et Roubaud en descendirent; et, tout de suite, ce dernier commenca a dire ce qu'il savait. --N'est-ce pas? ma chere, hier matin, des notre arrivee a Paris, nous sommes alles voir monsieur Grandmorin... Il pouvait etre onze heures un quart, n'est-ce pas? Il la regardait fixement, elle repeta d'une voix docile: --Oui, onze heures un quart. Mais ses yeux s'etaient arretes sur le coussin noir de sang, elle eut un spasme, des sanglots profonds jaillirent de sa gorge. Et le chef de gare, emu, empresse, intervint: --Madame, si vous ne pouviez supporter ce spectacle... Nous comprenons tres bien votre douleur. --Oh! simplement deux mots, interrompit le commissaire. Nous ferons ensuite reconduire madame chez elle. Roubaud se hata de continuer: --C'est alors, apres avoir cause de differentes choses, que monsieur Grandmorin nous annonca qu'il devait partir le lendemain, pour aller a Doinville, chez sa soeur... Je le vois encore assis a son bureau. Moi, j'etais ici; ma femme etait la... N'est-ce pas, ma chere, il nous a dit qu'il partirait le lendemain? --Oui, le lendemain. M. Cauche, qui continuait a prendre au crayon des notes rapides, leva la tete. --Comment, le lendemain? mais puisqu'il est parti le soir! --Attendez donc! repliqua le sous-chef. Meme, quand il sut que nous repartions le soir, il eut un instant l'idee de prendre l'express avec nous, si ma femme voulait bien le suivre jusqu'a Doinville, ou elle passerait quelques jours chez sa soeur, comme cela etait arrive deja. Mais ma femme, qui avait beaucoup a faire ici, a refuse... N'est-ce pas, tu as refuse? --J'ai refuse, oui. --Et voila, il a ete tres gentil... Il s'etait occupe de moi, il nous a accompagnes jusqu'a la porte de son cabinet... N'est-ce pas, ma chere? --Oui, jusqu'a la porte. --Le soir, nous sommes partis... Avant de nous installer dans notre compartiment, j'ai cause avec monsieur Vandorpe, le chef de gare. Et je n'ai rien vu du tout. J'etais tres ennuye, parce que je nous croyais seuls, et qu'il y avait, dans un coin, une dame que je n'avais pas remarquee; d'autant plus que deux autres personnes, un menage, sont encore montees au dernier moment... Jusqu'a Rouen non plus, rien de particulier, je n'ai rien vu... Aussi, a Rouen, comme nous etions descendus pour nous degourdir les jambes, quelle n'a pas ete notre surprise, d'apercevoir, a trois ou quatre voitures de la notre, M. Grandmorin, debout a la portiere d'un coupe! <> Et il nous a explique qu'il avait recu une depeche... On a siffle, nous sommes remontes vite dans notre compartiment, ou, par parenthese, nous n'avons retrouve personne, tous nos compagnons de route s'etant arretes a Rouen, ce qui ne nous a pas fait de peine... Et voila! c'est bien tout, ma chere, n'est-ce pas? --Oui, c'est bien tout. Ce recit, si simple qu'il fut, avait fortement impressionne l'auditoire. Tous attendaient de comprendre, la face beante. Le commissaire, cessant d'ecrire, exprima la surprise generale, en demandant: --Et vous etes sur qu'il n'y avait personne dans le coupe, avec monsieur Grandmorin? --Oh! ca, absolument sur. Un fremissement courut. Ce mystere qui se posait, soufflait de la peur, un petit froid que chacun sentit passer sur sa nuque. Si le voyageur etait seul, par qui avait-il pu etre assassine et jete du coupe, a trois lieues de la, avant un nouvel arret du train? Dans le silence, on entendit la voix mauvaise de Philomene: --C'est drole tout de meme. En se sentant devisage, Roubaud la regarda, avec un hochement du menton, comme pour dire qu'il trouvait ca drole, lui aussi. Pres d'elle, il apercut Pecqueux et madame Lebleu, qui hochaient egalement la tete. Les yeux de tous s'etaient tournes de son cote, on attendait autre chose, on cherchait sur sa personne un detail oublie, qui eclaircirait l'affaire. Il n'y avait aucune accusation, dans ces regards ardemment curieux; et il croyait pourtant voir poindre le soupcon vague, ce doute que le plus petit fait parfois change en certitude. --Extraordinaire, murmura M. Cauche. --Tout a fait extraordinaire, repeta M. Dabadie. Alors, Roubaud se decida: --Ce dont je suis encore bien sur, c'est que l'express qui va, d'un trait, de Rouen a Barentin, a marche a sa vitesse reglementaire, sans que j'aie remarque rien d'anormal... Je le dis, parce que, justement, nous trouvant seuls, j'avais baisse la glace, pour fumer une cigarette; et je jetais des coups d'oeil au-dehors, je me rendais parfaitement compte de tous les bruits du train... Meme, a Barentin, ayant reconnu sur le quai monsieur Bessiere, le chef de gare, mon successeur, je l'ai appele, et nous avons echange trois paroles, tandis que, monte sur le marchepied, il me serrait la main... N'est ce pas? ma chere, on peut l'interroger, monsieur Bessiere le dira. Severine, toujours immobile et pale, son fin visage noye de chagrin, confirma une fois de plus la declaration de son mari. --Il le dira, oui. Des ce moment, toute accusation devenait impossible, si les Roubaud, remontes a Rouen, dans leur compartiment, y avaient ete salues, a Barentin, par un ami. L'ombre de soupcon que le sous-chef croyait avoir vue passer dans les yeux, s'en etait allee; et l'etonnement de chacun grandissait. L'affaire prenait une tournure de plus en plus mysterieuse. --Voyons, dit le commissaire, etes-vous bien certain que personne, a Rouen, n'a pu monter dans le coupe, apres que vous avez eu quitte monsieur Grandmorin? Evidemment, Roubaud n'avait pas prevu cette question, car, pour la premiere fois, il se troubla, n'ayant sans doute plus la reponse preparee d'avance. Il regarda sa femme, hesitant. --Oh! non, je ne crois pas... On fermait les portieres, on sifflait, nous avons eu bien juste le temps de regagner notre voiture... Et puis, le coupe etait reserve, personne ne pouvait monter, il me semble... Mais les yeux bleus de sa femme s'elargissaient, devenaient si grands, qu'il s'effraya d'etre affirmatif. --Apres tout, je ne sais pas... Oui, peut-etre quelqu'un a pu monter... Il y avait une vraie bousculade... Et, a mesure qu'il parlait, sa voix se refaisait nette, toute cette histoire nouvelle naissait, s'affirmait. --Vous savez, a cause des fetes du Havre, la foule etait enorme... Nous avons ete obliges de defendre notre compartiment contre des voyageurs de deuxieme et meme de troisieme classe... Avec ca, la gare est tres mal eclairee, on ne voyait rien, on se poussait, on criait, dans la cohue du depart... Ma foi! oui, il est tres possible que, ne sachant comment se caser, ou meme profitant de l'encombrement, quelqu'un se soit introduit de force dans le coupe, a la derniere seconde. Et, s'interrompant: --Hein? ma chere, c'est ce qui a du arriver. Severine, l'air brise, son mouchoir sur ses yeux meurtris, repeta: --C'est ce qui est arrive, certainement. Des lors, la piste etait donnee; et, sans se prononcer, le commissaire de surveillance et le chef de gare echangerent un regard, d'un air entendu. Un long mouvement avait agite la foule, qui sentait que l'enquete etait finie, et qu'un besoin de commentaires tourmentait: tout de suite des suppositions circulerent, chacun avait une histoire. Depuis un instant, le service de la gare se trouvait comme suspendu, le personnel entier etait la, obsede par ce drame; et ce fut une surprise que de voir entrer sous la marquise le train de neuf heures trente-huit. On courut, les portieres s'ouvrirent, le flot des voyageurs s'ecoula. Presque tous les curieux, d'ailleurs, etaient restes autour du commissaire, qui, par un scrupule d'homme methodique, visitait une derniere fois le coupe ensanglante. Pecqueux, gesticulant entre madame Lebleu et Philomene, apercut a ce moment son mecanicien, Jacques Lantier, qui venait de descendre du train et qui, immobile, regardait de loin le rassemblement. Il l'appela violemment de la main. Jacques ne bougeait pas. Enfin, il se decida, d'une marche lente. --Quoi donc? demanda-t-il a son chauffeur. Il savait bien, il n'ecouta que d'une oreille distraite la nouvelle de l'assassinat et les suppositions que l'on faisait. Ce qui le surprenait, le remuait etrangement, c'etait de tomber au milieu de cette enquete, de retrouver ce coupe, entrevu dans les tenebres, lance a toute vitesse. Il allongea le cou, regarda la mare de sang caille sur le coussin; et il revoyait la scene du meurtre, il revoyait surtout le cadavre, etendu en travers de la voie, la-bas, avec sa gorge ouverte. Puis, comme il detournait les yeux, il remarqua les Roubaud, pendant que Pecqueux continuait a lui raconter l'histoire, de quelle facon ces derniers etaient meles a l'affaire, leur depart de Paris dans le meme train que la victime, les dernieres paroles qu'ils avaient echangees ensemble, a Rouen. L'homme, il le connaissait, pour lui serrer la main, parfois, depuis qu'il faisait le service de l'express; la femme, il l'avait entrevue de loin en loin, il s'etait ecarte d'elle comme des autres, dans sa peur maladive. Mais, a cette minute, ainsi pleurante et pale, avec la douceur effaree de ses yeux bleus sous l'ecrasement noir de sa chevelure, elle le frappa. Il ne la quittait plus du regard, et il eut une absence, il se demanda, etourdi, pourquoi les Roubaud et lui etaient la, comment les faits avaient pu les reunir devant cette voiture du crime, eux de retour de Paris, la veille, lui revenu de Barentin a l'instant meme. --Oh! je sais, je sais, dit-il tout haut, interrompant le chauffeur. J'etais justement la-bas, a la sortie du tunnel, cette nuit, et j'ai bien cru voir quelque chose, au moment ou le train a passe. Ce fut une grosse emotion, tous l'entourerent. Et lui, le premier, avait fremi, etonne, bouleverse de ce qu'il venait de dire. Pourquoi avait-il parle, apres s'etre promis si formellement de se taire? Tant de bonnes raisons lui conseillaient le silence! Et les mots etaient inconsciemment sortis de ses levres, tandis qu'il regardait cette femme. Elle avait brusquement ecarte son mouchoir, pour fixer sur lui ses yeux en larmes, qui s'agrandissaient encore. Mais le commissaire s'etait vivement approche. --Quoi? qu'avez-vous vu? Et Jacques, sous le regard immobile de Severine, dit ce qu'il avait vu: le coupe eclaire, passant dans la nuit, a toute vapeur, et les profils fuyants des deux hommes, l'un renverse, l'autre le couteau au poing. Pres de sa femme, Roubaud ecoutait, en fixant sur lui ses gros yeux vifs. --Alors, demanda le commissaire, vous reconnaitriez l'assassin? --Oh! ca, non, je ne crois pas. --Portait-il un paletot ou une blouse? --Je ne pourrais rien affirmer. Songez donc, un train qui devait marcher a une vitesse de quatre-vingts kilometres! Severine, en dehors de sa volonte, echangea un coup d'oeil avec Roubaud, qui eut la force de dire: --En effet, il faudrait avoir de bons yeux. --N'importe, conclut M. Cauche, voila une deposition importante. Le juge d'instruction vous aidera a voir clair dans tout ca... monsieur Lantier et monsieur Roubaud, donnez-moi vos noms bien exacts, pour les citations. C'etait fini, le groupe des curieux se dissipa peu a peu, le service de la gare reprit son activite. Roubaud surtout dut courir s'occuper de l'omnibus de neuf heures cinquante, dans lequel des voyageurs montaient deja. Il avait donne a Jacques une poignee de main, plus vigoureuse que de coutume; et celui-ci, reste seul avec Severine, derriere madame Lebleu, Pecqueux et Philomene, qui s'en allaient en chuchotant, s'etait cru force d'accompagner la jeune femme sous la marquise, jusqu'a l'escalier des employes, ne trouvant rien a lui dire, retenu pourtant pres d'elle, comme si un lien venait de se nouer entre eux. Maintenant, la gaiete du jour avait grandi, le soleil clair montait vainqueur des brumes matinales, dans la grande limpidite bleue du ciel; pendant que le vent de mer, prenant de la force avec la maree montante, apportait sa fraicheur salee. Et, comme il la quittait enfin, il rencontra de nouveau ses larges yeux, dont la douceur terrifiee et suppliante l'avait si profondement remue. Mais il y eut un leger coup de sifflet. C'etait Roubaud qui donnait le signal du depart. La machine repondit par un sifflement prolonge, et le train de neuf heures cinquante s'ebranla, roula plus vite, disparut au loin, dans la poussiere d'or du soleil. IV Ce jour-la, dans la seconde semaine de mars, M. Denizet, le juge d'instruction, avait mande de nouveau a son cabinet, au Palais de Justice de Rouen, certains temoins importants de l'affaire Grandmorin. Depuis trois semaines, cette affaire faisait un bruit enorme. Elle avait bouleverse Rouen, elle passionnait Paris, et les journaux de l'opposition, dans la violente campagne qu'ils menaient contre l'empire, venaient de la prendre comme machine de guerre. L'approche des elections generales, dont la preoccupation dominait toute la politique, enfievrait la lutte. Il y avait eu, a la Chambre, des seances tres orageuses: celle ou l'on avait dispute aprement la validation des pouvoirs de deux deputes attaches a la personne de l'empereur; celle encore ou l'on s'etait acharne contre la gestion financiere du prefet de la Seine, en reclamant l'election d'un conseil municipal. Et l'affaire Grandmorin arrivait a point pour continuer l'agitation, les histoires les plus extraordinaires circulaient, les journaux s'emplissaient chaque matin de nouvelles hypotheses, injurieuses pour le gouvernement. D'une part, on laissait entendre que la victime, un familier des Tuileries, ancien magistrat, commandeur de la Legion d'honneur, riche a millions, etait adonne aux pires debauches; de l'autre, l'instruction n'ayant pas abouti jusque-la, on commencait a accuser la police et la magistrature de complaisance, on plaisantait sur cet assassin legendaire, reste introuvable. S'il y avait beaucoup de verite dans ces attaques, elles n'en etaient que plus dures a supporter. Aussi, M. Denizet sentait-il bien toute la lourde responsabilite qui pesait sur lui. Il se passionnait, lui aussi, d'autant plus qu'il avait de l'ambition et qu'il attendait ardemment une affaire de cette importance, pour mettre en lumiere les hautes qualites de perspicacite et d'energie qu'il s'accordait. Fils d'un gros eleveur normand, il avait fait son droit a Caen et n'etait entre qu'assez tard dans la magistrature, ou son origine paysanne, aggravee par une faillite de son pere, avait rendu son avancement difficile. Substitut a Bernay, a Dieppe, au Havre, il avait mis dix ans pour devenir procureur imperial a Pont-Audemer. Puis, envoye a Rouen comme substitut, il y etait juge d'instruction depuis dix-huit mois, a cinquante ans passes. Sans fortune, ravage de besoins que ne pouvaient contenter ses maigres appointements, il vivait dans cette dependance de la magistrature mal payee, acceptee seulement des mediocres, et ou les intelligents se devorent, en attendant de se vendre. Lui, etait d'une intelligence tres vive, tres deliee, honnete meme, ayant l'amour de son metier, grise de sa toute-puissance, qui le faisait, dans son cabinet de juge, maitre absolu de la liberte des autres. Son interet seul corrigeait sa passion, il avait un si cuisant desir d'etre decore et de passer a Paris, qu'apres s'etre laisse emporter, au premier jour de l'instruction, par son amour de la verite, il avancait maintenant avec une extreme prudence, en devinant de toutes parts des fondrieres, dans lesquelles son avenir pouvait sombrer. Il faut dire que M. Denizet etait prevenu, car, des le commencement de son enquete, un ami lui avait conseille de se rendre a Paris, au ministere de la justice. La, il avait longuement cause avec le secretaire general, M. Camy-Lamotte, personnage considerable, ayant la haute main sur le personnel, charge des nominations, en continuel rapport avec les Tuileries. C'etait un bel homme, parti comme lui substitut, mais que ses relations et sa femme avaient fait nommer depute et grand officier de la Legion d'honneur. L'affaire lui etait arrivee naturellement entre les mains, le procureur imperial de Rouen, inquiet de ce drame louche ou un ancien magistrat se trouvait etre la victime, ayant pris la precaution d'en referer au ministre, qui s'etait decharge a son tour sur son secretaire general. Et, ici, il y avait eu une rencontre: M. Camy-Lamotte etait justement un ancien condisciple du president Grandmorin, plus jeune de quelques annees, reste avec lui sur un pied d'amitie si etroite, qu'il le connaissait a fond, jusque dans ses vices. Aussi parlait-il de la mort tragique de son ami avec une affliction profonde, et il n'avait entretenu M. Denizet que de son desir ardent d'atteindre le coupable. Mais il ne cachait pas que les Tuileries se desolaient de tout ce bruit disproportionne, il s'etait permis de lui recommander beaucoup de tact. En somme, le juge avait compris qu'il ferait bien de ne pas se hater, de ne rien risquer sans approbation prealable. Meme il etait revenu a Rouen avec la certitude que, de son cote, le secretaire general avait lance des agents, desireux d'instruire l'affaire, lui aussi. On voulait connaitre la verite, pour la cacher mieux, s'il etait necessaire. Cependant, des jours se passerent, et M. Denizet, malgre son effort de patience, s'irritait des plaisanteries de la presse. Puis, le policier reparaissait, le nez au vent, comme un bon chien. Il etait emporte par le besoin de trouver la vraie piste, par la gloire d'etre le premier a l'avoir flairee, quitte a l'abandonner, si on lui en donnait l'ordre. Et, tout en attendant du ministere une lettre, un conseil, un simple signe, qui tardait a venir, il s'etait remis activement a son instruction. Sur deux ou trois arrestations deja faites, aucune n'avait pu etre maintenue. Mais, brusquement, l'ouverture du testament du president Grandmorin reveilla en lui un soupcon, dont il s'etait senti effleure des les premieres heures: la culpabilite possible des Roubaud. Ce testament, encombre de legs etranges, en contenait un par lequel Severine etait instituee legataire de la maison situee au lieu dit la Croix-de-Maufras. Des lors, le mobile du meurtre, vainement cherche jusque-la, etait trouve: les Roubaud, connaissant le legs, avaient pu assassiner leur bienfaiteur pour entrer en jouissance immediate. Cela le hantait d'autant plus, que M. Camy-Lamotte avait parle singulierement de madame Roubaud, comme l'ayant connue autrefois chez le president, lorsqu'elle etait jeune fille. Seulement, que d'invraisemblances, que d'impossibilites materielles et morales! Depuis qu'il dirigeait ses recherches dans ce sens, il butait a chaque pas contre des faits qui deroutaient sa conception d'une enquete judiciaire classiquement menee. Rien ne s'eclairait, la grande clarte centrale, la cause premiere, illuminant tout, manquait. Une autre piste existait bien, que M. Denizet n'avait pas perdue de vue, la piste fournie par Roubaud lui-meme, celle de l'homme qui, grace a la bousculade du depart, pouvait etre monte dans le coupe. C'etait le fameux assassin introuvable, legendaire, dont tous les journaux de l'opposition ricanaient. L'effort de l'instruction avait d'abord porte sur le signalement de cet homme, a Rouen d'ou il etait parti, a Barentin ou il devait etre descendu; mais il n'en etait rien resulte de precis, certains temoins niaient meme la possibilite du coupe reserve pris d'assaut, d'autres donnaient les renseignements les plus contradictoires. Et la piste ne semblait devoir mener a rien de bon, lorsque le juge, en interrogeant le garde-barriere Misard, tomba sans le vouloir sur la dramatique aventure de Cabuche et de Louisette, cette enfant qui, violentee par le president, serait allee mourir chez son bon ami. Ce fut pour lui le coup de foudre, d'un bloc l'acte d'accusation classique se formula dans sa tete. Tout s'y trouvait, des menaces de mort proferees par le carrier contre la victime, des antecedents deplorables, un alibi invoque maladroitement, impossible a prouver. En secret, dans une minute d'inspiration energique, il avait fait, la veille, enlever Cabuche de la petite maison qu'il occupait au fond des bois, sorte de taniere perdue, ou l'on avait trouve un pantalon tache de sang. Et, tout en se defendant encore contre la conviction qui l'envahissait, tout en se promettant de ne pas lacher l'hypothese des Roubaud, il exultait a l'idee que lui seul avait eu le nez assez fin pour decouvrir l'assassin veritable. C'etait dans le but de se faire une certitude qu'il avait mande, ce jour-la, a son cabinet, plusieurs des temoins deja entendus, au lendemain du crime. Le cabinet du juge d'instruction se trouvait, du cote de la rue Jeanne-d'Arc, dans le vieux batiment delabre, colle au flanc de l'ancien palais des ducs de Normandie, transforme aujourd'hui en Palais de Justice, qu'il deshonorait. Cette grande piece triste, situee au rez-de-chaussee, etait eclairee d'un jour si blafard, qu'il fallait y allumer une lampe, des trois heures, en hiver. Tendue d'un ancien papier vert decolore, elle avait pour tout ameublement deux fauteuils, quatre chaises, le bureau du juge, la petite table du greffier; et, sur la cheminee froide, deux coupes de bronze flanquaient une pendule de marbre noir. Derriere le bureau, une porte conduisait a une seconde piece, dans laquelle le juge cachait parfois les personnes qu'il voulait garder a sa disposition; tandis que la porte d'entree s'ouvrait directement sur le large couloir, garni de banquettes, ou attendaient les temoins. Des une heure et demie, bien que la citation ne fut que pour deux heures, les Roubaud etaient la. Ils arrivaient du Havre, ils avaient a peine pris le temps de dejeuner, dans un petit restaurant de la Grande-Rue. Tous les deux vetus de noir, lui en redingote, elle en robe de soie, comme une dame, gardaient la gravite un peu lasse et chagrine d'un menage qui a perdu un parent. Elle s'etait assise sur une banquette, immobile, sans une parole, pendant que, reste debout, les mains derriere le dos, il se promenait a pas lents devant elle. Mais, a chaque retour, leurs regards se rencontraient, et leur anxiete cachee passait alors, ainsi qu'une ombre, sur leurs faces muettes. Bien qu'il les eut combles de joie, le legs de la Croix-de-Maufras venait de raviver leurs craintes; car la famille du president, sa fille surtout, outree des donations etranges, si nombreuses qu'elles atteignaient la moitie de la fortune totale, parlait d'attaquer le testament; et madame de Lachesnaye, poussee par son mari, se montrait particulierement dure contre son ancienne amie Severine, qu'elle chargeait des soupcons les plus graves. D'autre part, la pensee d'une preuve, a laquelle Roubaud n'avait pas songe d'abord, le hantait maintenant d'une peur continue: la lettre qu'il avait fait ecrire a sa femme afin de decider Grandmorin a partir, cette lettre qu'on allait retrouver, si celui-ci ne l'avait pas detruite, et dont on pouvait reconnaitre l'ecriture. Heureusement, les jours passaient, rien ne s'etait encore produit, la lettre devait avoir ete dechiree. Chaque citation nouvelle, au cabinet du juge d'instruction, n'en demeurait pas moins, pour le menage, une cause de sueurs froides, sous leur correcte attitude d'heritiers et de temoins. Deux heures sonnerent. Jacques parut a son tour. Lui, arrivait de Paris. Tout de suite, Roubaud s'avanca, la main tendue, tres expansif. --Ah! vous aussi, on vous a derange... Hein! est-ce ennuyeux, cette triste affaire qui n'en finit pas! Jacques, en apercevant Severine, toujours assise, immobile, venait de s'arreter net. Depuis trois semaines, tous les deux jours, a chacun de ses voyages au Havre, le sous-chef le comblait de prevenances. Meme, une fois, il avait du accepter a dejeuner. Et, pres de la jeune femme, il s'etait senti fremir de son frisson, dans un trouble croissant. Allait-il donc la vouloir aussi, celle-la? Son coeur battait, ses mains brulaient, a voir seulement la ligne blanche de son cou, autour de l'echancrure du corsage. Aussi etait-il desormais fermement resolu a la fuir. --Et, reprit Roubaud, que dit-on de l'affaire, a Paris? Rien de nouveau, n'est-ce pas? Voyez-vous, on ne sait rien, on ne saura jamais rien... Venez donc dire bonjour a ma femme. Il l'entraina, il fallut que Jacques s'approchat, saluat Severine, genee, souriante de son air d'enfant peureux. Il s'efforcait de causer de choses indifferentes, sous les regards du mari et de la femme qui ne le quittaient pas, comme s'ils avaient tache de lire, au-dela meme de sa pensee, dans les songeries vagues ou lui-meme hesitait a descendre. Pourquoi etait-il si froid? pourquoi semblait-il chercher a les eviter? Est-ce que ses souvenirs se reveillaient, est-ce que c'etait pour les confronter avec lui qu'on les avait rappeles? Cet unique temoin qu'ils redoutaient, ils auraient voulu le conquerir, se l'attacher par des liens d'une fraternite si etroite, qu'il ne trouvat plus le courage de parler contre eux. Ce fut le sous-chef, torture, qui revint a l'affaire. --Alors, vous ne vous doutez pas pour quelle raison on nous cite? Hein! peut-etre y a-t-il du nouveau? Jacques eut un geste d'indifference. --Un bruit circulait tout a l'heure, a la gare, lorsque je suis arrive. On parlait d'une arrestation. Les Roubaud s'etonnerent, tres agites, tres perplexes. Comment, une arrestation? personne ne leur en avait souffle mot! Une arrestation faite, ou une arrestation a faire? Ils l'accablaient de questions, mais il n'en savait pas davantage. A ce moment, dans le couloir, un bruit de pas eveilla l'attention de Severine. --Voici Berthe et son mari, murmura-t-elle. C'etaient, en effet, les Lachesnaye. Ils passerent tres raides devant les Roubaud, la jeune femme n'eut pas meme un regard pour son ancienne camarade. Et un huissier les introduisit tout de suite dans le cabinet du juge d'instruction. --Ah bien! Il faut nous armer de patience, dit Roubaud. Nous sommes la pour deux bonnes heures... Asseyez-vous donc! Lui-meme venait de se placer a gauche de Severine, et de la main il invitait Jacques a se mettre de l'autre cote, pres d'elle. Celui-ci resta debout un instant encore. Puis, comme elle le regardait de son air doux et craintif, il se laissa aller sur la banquette. Elle etait tres frele entre eux, il la sentait d'une tendresse soumise; et la tiedeur legere qui emanait de cette femme, pendant leur longue attente, l'engourdissait lentement, tout entier. Dans le cabinet de M. Denizet, les interrogatoires allaient commencer. Deja l'instruction avait fourni la matiere d'un dossier enorme, plusieurs liasses de papiers, revetues de chemises bleues. On s'etait efforce de suivre la victime depuis son depart de Paris. M. Vandorpe, le chef de gare, avait depose sur le depart de l'express de six heures trente, la voiture 293 ajoutee au dernier moment, les quelques paroles echangees avec Roubaud, monte dans son compartiment un peu avant l'arrivee du president Grandmorin, enfin l'installation de celui-ci dans son coupe, ou il etait certainement seul. Puis, le conducteur du train, Henri Dauvergne, interroge sur ce qui s'etait passe a Rouen, pendant l'arret de dix minutes, n'avait pu rien affirmer. Il avait vu les Roubaud causant, devant le coupe, et il croyait bien qu'ils etaient retournes dans leur compartiment, dont un surveillant aurait referme la portiere; mais cela restait vague, au milieu des poussees de la foule et des demi-tenebres de la gare. Quant a se prononcer si un homme, le fameux assassin introuvable, avait pu se jeter dans le coupe, au moment de la mise en marche, il croyait l'aventure peu vraisemblable, tout en en admettant la possibilite; car elle s'etait, a sa connaissance, deja produite deux fois. D'autres employes du personnel de Rouen, questionnes aussi sur les memes points, au lieu d'apporter quelque lumiere, n'avaient guere qu'embrouille les choses, par leurs reponses contradictoires. Cependant, un fait prouve, c'etait la poignee de main donnee par Roubaud, de l'interieur du wagon, au chef de gare de Barentin, monte sur le marchepied: ce chef de gare, M. Bessiere, l'avait formellement reconnu comme exact, et il avait ajoute que son collegue etait seul avec sa femme, qui, couchee a demi, paraissait dormir tranquillement. D'autre part, on etait alle jusqu'a rechercher les voyageurs, partis de Paris dans le meme compartiment que les Roubaud. La grosse dame et le gros monsieur, arrives tard, a la derniere minute, des bourgeois de Petit-Couronne, avaient declare que, s'etant assoupis tout de suite, ils ne pouvaient rien dire; et quant a la femme noire, muette en son coin, elle s'etait dissipee comme une ombre, il avait ete absolument impossible de la retrouver. Enfin, c'etait d'autres temoins encore, le fretin, ceux qui avaient servi a etablir l'identite des voyageurs descendus ce soir-la a Barentin, l'homme devant s'etre arrete la: on avait compte les billets, on etait arrive a connaitre tous les voyageurs, sauf un, justement un grand gaillard, la tete enveloppee d'un mouchoir bleu, que les uns disaient vetu d'un paletot et les autres d'une blouse. Rien que sur cet homme, disparu, evanoui ainsi qu'un reve, il y avait au dossier trois cent dix pieces, d'une confusion telle, que chaque temoignage y etait dementi par un autre. Et le dossier se compliquait encore des pieces judiciaires: le proces-verbal de constat redige par le greffier que le procureur imperial et le juge d'instruction avaient emmene sur le theatre du crime, toute une volumineuse description de l'endroit de la voie ferree ou la victime gisait, de la position du corps, du costume, des objets trouves dans les poches, ayant permis d'etablir l'identite; le proces-verbal du medecin, amene egalement, une piece ou, en termes scientifiques, etait longuement decrite la plaie de la gorge, l'unique plaie, une affreuse entaille faite avec un instrument tranchant, un couteau sans doute; d'autres proces-verbaux encore, d'autres documents sur le transport du cadavre a l'hopital de Rouen, sur le temps qu'il y etait reste, avant que sa decomposition remarquablement prompte eut force l'autorite a le rendre a la famille. Mais, de ce nouvel amas de paperasses, demeuraient seulement deux ou trois points importants. D'abord, dans les poches, on n'avait retrouve ni la montre, ni un petit portefeuille, ou devaient etre dix billets de mille francs, somme due par le president Grandmorin a sa soeur, madame Bonnehon, et que celle-ci attendait. Il aurait donc semble que le crime avait eu le vol pour mobile, si d'autre part une bague, ornee d'un gros brillant, n'etait restee au doigt. De la encore toute une serie d'hypotheses. On n'avait malheureusement pas les numeros des billets de banque; mais la montre etait connue, une montre tres forte, a remontoir, portant sur le boitier les deux initiales entrelacees du president et dans l'interieur un chiffre de fabrication, le numero 2516. Enfin, l'arme, le couteau dont l'assassin s'etait servi, avait donne lieu a des recherches considerables, le long de la voie, parmi les broussailles environnantes, partout ou il aurait pu etre jete; mais elles etaient demeurees inutiles, l'assassin devait avoir cache le couteau, dans le meme trou que les billets et la montre. On avait seulement ramasse, a une centaine de metres avant la station de Barentin, la couverture de voyage de la victime, abandonnee la, comme un objet compromettant; et elle figurait parmi les pieces a conviction. Lorsque les Lachesnaye entrerent, M. Denizet, debout devant son bureau, relisait un des premiers interrogatoires, que son greffier venait de chercher dans le dossier. C'etait un homme petit et assez fort, entierement rase, grisonnant deja. Les joues epaisses, le menton carre, le nez large, avaient une immobilite bleme, qu'augmentaient encore les paupieres lourdes, retombant a demi sur de gros yeux clairs. Mais toute la sagacite, toute l'adresse qu'il croyait avoir, s'etaient refugiees dans la bouche, une de ces bouches de comedien jouant leurs sentiments a la ville, d'une mobilite extreme, et qui s'amincissait, dans les minutes ou il devenait tres fin. La finesse le perdait le plus souvent, il etait trop perspicace, il rusait trop avec la verite simple et bonne, d'apres un ideal de metier, s'etant fait de sa fonction un type d'anatomiste moral, doue de seconde vue, extremement spirituel. D'ailleurs, il n'etait pas non plus un sot. Tout de suite, il se montra aimable pour madame de Lachesnaye, car il y avait encore en lui un magistrat mondain, frequentant la societe de Rouen et des environs. --Madame, veuillez vous asseoir. Et il avanca lui-meme un siege a la jeune femme, une blonde chetive, l'air desagreable et laide, dans ses vetements de deuil. Mais il fut simplement poli, de mine un peu rogue meme, pour M. de Lachesnaye, blond lui aussi et malingre; car ce petit homme, conseiller a la cour des l'age de trente-six ans, decore, grace a l'influence de son beau-pere et aux services que son pere, egalement magistrat, avait rendus autrefois dans les commissions mixtes, representait a ses yeux la magistrature de faveur, la magistrature riche, les mediocres qui s'installaient, certains d'un chemin rapide par leur parente et leur fortune; tandis que lui, pauvre, sans protection, se trouvait reduit a tendre l'eternelle echine du solliciteur, sous la pierre sans cesse retombante de l'avancement. Aussi n'etait-il pas fache de lui faire sentir, dans ce cabinet, sa toute-puissance, l'absolu pouvoir qu'il avait sur la liberte de tous, au point de changer d'un mot un temoin en prevenu, et de proceder a son arrestation immediate, si la fantaisie l'en prenait. --Madame, continua-t-il, vous me pardonnerez d'avoir encore a vous torturer avec cette douloureuse histoire. Je sais que vous souhaitez aussi vivement que nous de voir la clarte se faire et le coupable expier son crime. D'un signe, il prevint le greffier, un grand garcon jaune, a la figure osseuse, et l'interrogatoire commenca. Mais, des les premieres questions posees a sa femme, M. de Lachesnaye, qui s'etait assis, voyant qu'on ne l'en priait pas, s'efforca de se substituer a elle. Il en vint a exhaler toute son amertume contre le testament de son beau-pere. Comprenait-on cela? des legs si nombreux, si importants, qu'ils atteignaient presque la moitie de la fortune, une fortune de trois millions sept cent mille francs! Et a des personnes qu'on ne connaissait pas pour la plupart, a des femmes de toutes les classes! Il y avait jusqu'a une petite marchande de violettes, installee sous une porte de la rue du Rocher. C'etait inacceptable, il attendait que l'instruction criminelle fut finie, pour voir s'il n'y aurait pas moyen de faire casser ce testament immoral. Pendant qu'il se desolait ainsi, les dents serrees, montrant le sot qu'il etait, le provincial a passions tetues, enfonce dans l'avarice, M. Denizet le regardait de ses gros yeux clairs, a demi caches, et sa bouche fine exprimait un dedain jaloux, pour cet impuissant que deux millions ne satisfaisaient pas, et qu'il verrait sans doute un jour sous la pourpre supreme, grace a tout cet argent. --Je crois, monsieur, que vous auriez tort, dit-il enfin. Le testament ne pourrait etre attaque que si le total des legs depassait la moitie de la fortune, et ce n'est pas le cas. Puis, se tournant vers son greffier: --Dites donc, Laurent, vous n'ecrivez pas tout ceci, je pense. D'un faible sourire, celui-ci le rassura, en homme qui savait comprendre. --Mais, enfin, reprit M. de Lachesnaye plus aigrement, on ne s'imagine pas, j'espere, que je vais laisser la Croix-de-Maufras a ces Roubaud. Un cadeau pareil a la fille d'un domestique! Et pourquoi, a quel titre? Puis, s'il est prouve qu'ils ont trempe dans le crime... M. Denizet revint a l'affaire. --Vraiment, le croyez-vous? --Dame! s'ils avaient connaissance du testament, leur interet a la mort de notre pauvre pere est demontre... Remarquez, en outre, qu'ils ont ete les derniers a causer avec lui... Enfin, tout cela semble bien louche. Impatiente, derange dans sa nouvelle hypothese, le juge se tourna vers Berthe. --Et vous madame, pensez-vous votre ancienne amie capable d'un tel crime? Avant de repondre, elle regarda son mari. En quelques mois de menage, leur mauvaise grace, leur secheresse a tous deux s'etaient communiquees et exagerees. Ils se gataient ensemble, c'etait lui qui l'avait jetee sur Severine, au point que, pour ravoir la maison, elle l'aurait fait arreter sur l'heure --Mon Dieu! monsieur, finit-elle par dire, la personne dont vous parlez avait de tres mauvais instincts, etant petite. --Quoi donc? l'accusez-vous de s'etre mal conduite a Doinville? --Oh! non, monsieur, mon pere ne l'aurait pas gardee. Dans ce cri, se revoltait la pruderie de la bourgeoise honnete, qui n'aurait jamais une faute a se reprocher, et qui mettait sa gloire a etre une des vertus les plus incontestables de Rouen, saluee et recue partout. --Seulement, continua-t-elle, quand il y a des habitudes de legerete et de dissipation... Enfin, monsieur, bien des choses que je n'aurais pas crues possibles, me paraissent certaines aujourd'hui. De nouveau, M. Denizet eut un mouvement d'impatience. Il n'etait plus du tout sur cette piste, et quiconque y demeurait devenait son adversaire, lui semblait s'attaquer a la surete de son intelligence. --Voyons, pourtant, il faut raisonner, s'ecria-t-il. Des gens comme les Roubaud ne tuent pas un homme comme votre pere, pour heriter plus vite; ou, tout au moins, il y aurait des indices de leur hate, je trouverais ailleurs des traces de cette aprete a posseder et a jouir. Non, le mobile ne suffit point, il faudrait en decouvrir un autre, et il n'y a rien, vous n'apportez rien vous-memes... Puis, retablissez les faits, ne constatez-vous pas des impossibilites materielles? Personne n'a vu les Roubaud monter dans le coupe, un employe croit meme pouvoir affirmer qu'ils sont retournes dans leur compartiment. Et, puisqu'ils y etaient pour sur a Barentin, il serait necessaire d'admettre un va-et-vient de leur wagon a celui du president, dont les separaient trois autres voitures, cela pendant les quelques minutes du trajet, lorsque le train etait lance a toute vitesse. Est-ce vraisemblable? j'ai questionne des mecaniciens, des conducteurs. Tous m'ont dit qu'une grande habitude seule pouvait donner assez de sang-froid et d'energie... La femme n'en aurait pas ete en tout cas, le mari se serait risque sans elle; et pour quoi faire, pour tuer un protecteur qui venait de les tirer d'un embarras grave? Non, non, decidement! l'hypothese ne tient pas debout, il faut chercher ailleurs... Ah! un homme qui serait monte a Rouen et descendu a la premiere station, qui aurait recemment prononce des menaces de mort contre la victime... Dans sa passion, il arrivait a son systeme nouveau, il allait trop en dire, lorsque la porte, en s'entrouvrant, laissa passer la tete de l'huissier. Mais, avant que celui-ci eut prononce un mot, une main gantee acheva d'ouvrir la porte toute grande; et une dame blonde entra, vetue d'un deuil tres elegant, encore belle a cinquante ans passes, d'une beaute opulente et forte de deesse vieillie. --C'est moi, mon cher juge. Je suis en retard, et vous m'excuserez, n'est-ce pas? Les chemins sont impraticables, les trois lieues de Doinville a Rouen en faisaient bien six aujourd'hui. Galamment, M. Denizet s'etait leve. --Votre sante est bonne, madame, depuis dimanche dernier? --Tres bonne... Et vous, mon cher juge, vous etes-vous remis de la peur que mon cocher vous a faite? Ce garcon m'a raconte qu'il avait failli verser en vous ramenant, a deux kilometres a peine du chateau. --Oh! une simple secousse, je ne m'en souvenais deja plus... Asseyez-vous donc, et comme je le disais tout a l'heure a madame de Lachesnaye, pardonnez-moi de reveiller votre douleur, avec cette epouvantable affaire. --Mon Dieu! puisqu'il le faut... Bonjour, Berthe! bonjour, Lachesnaye! C'etait madame Bonnehon, la soeur de la victime. Elle avait embrasse sa niece et serre la main du mari. Veuve, depuis l'age de trente ans, d'un manufacturier qui lui avait apporte une grosse fortune, deja fort riche par elle-meme, ayant eu dans le partage avec son frere le domaine de Doinville, elle avait mene une existence aimable, toute pleine, disait-on, de coups de coeur, mais si correcte et si franche d'apparence, qu'elle etait restee l'arbitre de la societe rouennaise. Par occasion et par gout, elle avait aime dans la magistrature, recevant au chateau, depuis vingt-cinq ans, le monde judiciaire, tout ce monde du Palais que ses voitures amenaient de Rouen et y ramenaient, dans une continuelle fete. Aujourd'hui, elle n'etait point calmee encore, on lui pretait une tendresse maternelle pour un jeune substitut, le fils d'un conseiller a la cour, M. Chaumette: elle travaillait a l'avancement du fils, elle comblait le pere d'invitations et de prevenances. Et elle avait garde aussi un bon ami des temps anciens, un conseiller egalement, un celibataire, M. Desbazeilles, la gloire litteraire de la cour de Rouen, dont on citait des sonnets finement tournes. Pendant des annees, il avait eu sa chambre a Doinville. Maintenant, bien qu'il eut depasse la soixantaine, il y venait diner toujours, en vieux camarade, auquel ses rhumatismes ne permettaient plus que le souvenir. Elle conservait ainsi sa royaute par sa bonne grace, malgre la vieillesse menacante, et personne ne songeait a la lui disputer, elle n'avait senti une rivale que pendant le dernier hiver, chez madame Leboucq, la femme d'un conseiller encore, une grande brune de trente-quatre ans, vraiment tres bien, ou la magistrature commencait a aller beaucoup. Cela, dans son enjouement habituel, lui donnait une pointe de melancolie. --Alors, madame, si vous le permettez, reprit M. Denizet, je vais vous poser quelques questions. L'interrogatoire des Lachesnaye etait termine, mais il ne les congediait pas: son cabinet si morne, si froid, tournait au salon mondain. Le greffier, flegmatique, se prepara de nouveau a ecrire. --Un temoin a parle d'une depeche que votre frere aurait recue, l'appelant tout de suite a Doinville... Nous n'avons pas trouve trace de cette depeche. Lui auriez-vous ecrit, vous, madame? Madame Bonnehon, tres a l'aise, souriante, se mit a repondre sur le ton d'une amicale causerie. --Je n'ai pas ecrit a mon frere, je l'attendais, je savais qu'il devait venir, mais sans qu'une date fut fixee. D'habitude, il tombait de la sorte, et presque toujours par un train de nuit. Comme il habitait un pavillon isole dans le parc, ouvrant sur une ruelle deserte, nous ne l'entendions meme pas arriver. Il louait a Barentin une voiture, il ne se montrait que le lendemain, fort tard parfois dans la journee, ainsi qu'un voisin en visite, installe chez lui depuis longtemps... Si, cette fois-la, je l'attendais, c'etait qu'il devait m'apporter une somme de dix mille francs, un reglement de compte entre nous. Il avait certainement les dix mille francs sur lui. C'est pourquoi j'ai toujours cru qu'on l'avait tue pour le voler, simplement. Le juge laissa regner un court silence; puis, la regardant en face: --Qu'est-ce que vous pensez de madame Roubaud et de son mari? Elle eut un vif mouvement de protestation. --Ah! non, mon cher monsieur Denizet, vous n'allez pas encore vous egarer sur le compte de ces braves gens... Severine etait une bonne petite fille, tres douce, tres docile meme, et delicieuse avec ca, ce qui ne gate rien. Je pense, puisque vous tenez a ce que je le repete, qu'elle et son mari sont incapables d'une mauvaise action. Il l'approuvait de la tete, il triomphait, en jetant un coup d'oeil vers madame de Lachesnaye. Celle-ci, piquee, se permit d'intervenir. --Ma tante, je vous trouve bien facile. Alors, madame Bonnehon se soulagea, avec son franc-parler ordinaire. --Laisse donc, Berthe, nous ne nous entendrons jamais la-dessus. Elle etait gaie, elle aimait a rire, et elle avait bien raison... Je sais parfaitement ce que ton mari et toi vous pensez. Mais, en verite, il faut que l'interet vous trouble la tete, pour que vous vous etonniez si fort de ce legs de la Croix-de-Maufras, fait par ton pere a la bonne Severine... Il l'avait elevee, il l'avait dotee, il etait tout naturel qu'il la mit sur son testament. Ne la considerait-il pas un peu comme sa fille, voyons!... Ah! ma chere, l'argent compte pour si peu de chose dans le bonheur! Elle, en effet, ayant toujours ete tres riche, se montrait d'un desinteressement absolu. Meme, par un raffinement de belle femme adoree, elle affectait de mettre l'unique raison de vivre dans la beaute et dans l'amour. --C'est Roubaud qui a parle de la depeche, fit remarquer sechement M. de Lachesnaye. S'il n'y a pas eu de depeche, le president n'a pas pu lui dire qu'il en avait recu une. Pourquoi Roubaud a-t-il menti? --Mais, s'ecria M. Denizet, se passionnant, le president peut tres bien avoir invente cette depeche, pour expliquer son depart subit aux Roubaud. Selon leur propre temoignage, il ne devait partir que le lendemain; et, comme il se trouvait dans le meme train qu'eux, il avait besoin d'une raison quelconque, s'il ne voulait pas leur apprendre la raison vraie, que nous ignorons tous, d'ailleurs... Cela n'a pas d'importance, cela ne mene a rien. Un nouveau silence se fit. Quand le juge continua, il etait tres calme, il se montra plein de precautions. --A present, madame, j'aborde un sujet particulierement delicat, et je vous prie d'excuser la nature de mes questions. Personne plus que moi ne respecte la memoire de votre frere... Des bruits couraient, n'est-ce pas? on lui donnait des maitresses. Madame Bonnehon s'etait remise a sourire, avec son infinie tolerance. --Oh! cher monsieur, a son age!... Mon frere a ete veuf de bonne heure, je ne me suis jamais cru le droit de trouver mauvais ce que lui-meme trouvait bon. Il a donc vecu a sa guise, sans que je me mele en rien de son existence. Ce que je sais, c'est qu'il gardait son rang, et qu'il est reste jusqu'au bout un homme du meilleur monde. Berthe, suffoquee que, devant elle, on parlat des maitresses de son pere, avait baisse les yeux; pendant que son mari, aussi gene qu'elle, etait alle se planter devant la fenetre, tournant le dos. --Pardonnez-moi, si j'insiste, dit M. Denizet. N'y a-t-il pas eu une histoire, avec une jeune femme de chambre, chez vous? --Ah! oui, Louisette... Mais, cher monsieur, c'etait une petite vicieuse qui, a quatorze ans, avait des rapports avec un repris de justice. On a voulu exploiter sa mort contre mon frere. C'est une indignite, je vais vous raconter ca. Sans doute elle etait de bonne foi. Bien qu'elle sut a quoi s'en tenir sur les moeurs du president, et que sa mort tragique ne l'eut pas surprise, elle sentait le besoin de defendre la haute situation de la famille. D'ailleurs, dans cette malheureuse histoire de Louisette, si elle le croyait tres capable d'avoir voulu la petite, elle etait convaincue egalement de la debauche precoce de celle-ci. --Imaginez-vous une gamine, oh! si petite, si delicate, blonde et rose comme un petit ange, et douce avec ca, d'une douceur de sainte nitouche a lui donner le bon Dieu sans confession... Eh bien, elle n'avait pas quatorze ans qu'elle etait la bonne amie d'une sorte de brute, un carrier du nom de Cabuche, qui venait de faire cinq ans de prison, pour avoir tue un homme dans un cabaret. Ce garcon vivait a l'etat sauvage, sur la lisiere de la foret de Becourt, ou son pere, mort de chagrin, lui avait laisse une masure faite de troncs d'arbres et de terre. Il s'entetait a y exploiter un coin des carrieres abandonnees, qui autrefois, je crois bien, ont fourni la moitie des pierres dont Rouen est bati. Et c'etait au fond de ce terrier que la petite allait retrouver son loup-garou, dont tout le pays avait une si grosse peur, qu'il vivait absolument seul, comme un pestifere. Souvent, on les rencontrait ensemble, rodant par les bois, se tenant par la main, elle si mignonne, lui enorme et bestial. Enfin, une debauche a ne pas croire... Naturellement, je n'ai connu ces choses que plus tard. J'avais pris Louisette chez moi presque par charite, pour faire une bonne oeuvre. Sa famille, ces Misard, que je savais pauvres, s'etaient bien gardes de me dire qu'ils avaient roue de coups l'enfant, sans pouvoir l'empecher de courir chez son Cabuche, des qu'une porte restait ouverte... Et c'est alors que l'accident est arrive. Mon frere, a Doinville, n'avait pas de serviteurs a lui. Louisette et une autre femme faisaient le menage du pavillon ecarte qu'il occupait. Un matin qu'elle s'y etait rendue seule, elle disparut. Pour moi, elle premeditait sa fuite depuis longtemps, peut-etre son amant l'attendait-il et l'avait-il emmenee... Mais l'epouvantable, ce fut que, cinq jours apres, le bruit de la mort de Louisette courait, avec des details sur un viol, tente par mon frere, dans des circonstances si monstrueuses, que l'enfant, affolee, etait allee chez Cabuche, disait-on, mourir d'une fievre cerebrale. Que s'etait-il passe? tant de versions ont circule, qu'il est difficile de le dire. Je crois pour ma part que Louisette, morte reellement d'une mauvaise fievre, car un medecin l'a constate, a succombe a quelque imprudence, des nuits a la belle etoile, des vagabondages dans les marais... N'est-ce pas? mon cher monsieur, vous ne voyez pas mon frere supplicier cette gamine. C'est odieux, c'est impossible. Pendant ce recit, M. Denizet avait ecoute attentivement, sans approuver ni desapprouver. Et madame Bonnehon eut un leger embarras a finir; puis, se decidant: --Mon Dieu! je ne dis point que mon frere n'ait pas voulu plaisanter avec elle. Il aimait la jeunesse, il etait tres gai, sous son apparence rigide. Enfin, mettons qu'il l'ait embrassee. Sur ce mot, il y eut une revolte pudique des Lachesnaye. --Oh! ma tante, ma tante! Mais elle haussa les epaules: pourquoi mentir a la justice? --Il l'a embrassee, chatouillee peut-etre. Il n'y a pas de crime la-dedans... Et ce qui me fait admettre cela, c'est que l'invention ne vient pas du carrier. Louisette doit etre la menteuse, la vicieuse qui a grossi les choses pour se faire peut-etre garder par son amant, de facon que celui-ci, une brute, je vous l'ai dit, a fini de bonne foi par s'imaginer qu'on lui avait tue sa maitresse... Il etait reellement fou de rage, il repetait dans tous les cabarets que, si le president lui tombait sous les mains, il le saignerait comme un cochon... Le juge, silencieux jusque-la, l'interrompit vivement. --Il a dit cela, des temoins pourront-ils l'affirmer? --Oh! cher monsieur, vous en trouverez tant que vous voudrez... Enfin, une bien triste affaire, nous avons eu beaucoup d'ennuis. Heureusement que la situation de mon frere le mettait au-dessus de tout soupcon. Madame Bonnehon venait de comprendre quelle piste nouvelle suivait M. Denizet; et elle en etait assez inquiete, elle prefera ne pas s'engager davantage, en le questionnant a son tour. Il s'etait leve, il dit qu'il ne voulait pas abuser plus longtemps de la douloureuse complaisance de la famille. Sur son ordre, le greffier lut les interrogatoires, avant de les faire signer aux temoins. Ils etaient d'une correction parfaite, ces interrogatoires, si bien epluches des mots inutiles et compromettants, que Mme Bonnehon, la plume a la main, eut un coup d'oeil de surprise bienveillante sur ce Laurent, bleme, osseux, qu'elle n'avait pas regarde encore. Puis, comme le juge l'accompagnait, ainsi que son neveu et sa niece, jusqu'a la porte, elle lui serra les mains. --A bientot, n'est-ce pas? Vous savez qu'on vous attend toujours a Doinville... Et merci, vous etes un de mes derniers fideles. Son sourire s'etait voile de melancolie, tandis que sa niece, seche, sortie la premiere, n'avait eu qu'une legere salutation. Quand il fut seul, M. Denizet respira une minute. Il s'etait arrete, debout, reflechissant. Pour lui, l'affaire devenait claire, il y avait eu certainement violence de la part de Grandmorin, dont la reputation etait connue. Cela rendait l'instruction delicate, il se promettait de redoubler de prudence, jusqu'a ce que les avis qu'il attendait du ministere fussent arrives. Mais il n'en triomphait pas moins. Enfin, il tenait le coupable. Lorsqu'il eut repris sa place, devant le bureau, il sonna l'huissier. --Faites entrer le sieur Jacques Lantier. Sur la banquette du couloir, les Roubaud attendaient toujours, avec leurs visages fermes, comme ensommeilles de patience, qu'un tic nerveux, parfois, remuait. Et la voix de l'huissier, appelant Jacques, sembla les reveiller, dans un leger tressaillement. Ils le suivirent de leurs yeux elargis, ils le regarderent disparaitre chez le juge. Puis, ils retomberent a leur attente, palis encore, silencieux. Toute cette affaire, depuis trois semaines, hantait Jacques d'un malaise, comme si elle avait pu finir par tourner contre lui. Cela etait deraisonnable, car il n'avait rien a se reprocher, pas meme d'avoir garde le silence; et, pourtant, il n'entrait chez le juge qu'avec le petit frisson du coupable, qui craint de voir son crime decouvert; et il se defendait contre les questions, il se surveillait, de peur d'en trop dire. Lui aussi aurait pu tuer: cela ne se lisait-il pas dans ses yeux? Rien ne lui etait plus desagreable que ces citations en justice, il en eprouvait une sorte de colere, ayant hate, disait-il, qu'on ne le tourmentat plus, avec des histoires qui ne le regardaient pas. D'ailleurs, ce jour-la, M. Denizet n'insista que sur le signalement de l'assassin. Jacques, etant l'unique temoin qui eut entrevu ce dernier, pouvait seul donner des renseignements precis. Mais il ne sortait pas de sa premiere deposition, il repetait que la scene du meurtre etait restee pour lui la vision d'une seconde a peine, une image si rapide, qu'elle demeurait comme sans forme, abstraite, dans son souvenir. Ce n'etait qu'un homme en egorgeant un autre, et rien de plus. Pendant une demi-heure, le juge, avec une obstination lente, le harcela, lui posa la meme question sous tous les sens imaginables: etait-il grand, etait-il petit? avait-il de la barbe, avait-il des cheveux longs ou courts? quelle sorte de vetements portait-il? a quelle classe paraissait-il appartenir? Et Jacques, trouble, ne faisait toujours que des reponses vagues. --Enfin, demanda brusquement M. Denizet en le regardant dans les yeux, si on vous le montrait, le reconnaitriez-vous? Il eut un leger battement de paupieres, envahi d'une angoisse sous ce regard qui fouillait son crane. Sa conscience s'interrogea tout haut. --Le reconnaitre... oui... peut-etre. Mais deja son etrange peur d'une complicite inconsciente le rejetait dans son systeme evasif. --Non, pourtant, je ne pense pas, jamais je n'oserais affirmer. Songez donc! une vitesse de quatre-vingts kilometres a l'heure! D'un geste de decouragement, le juge allait le faire passer dans la piece voisine, pour le garder a sa disposition, lorsqu'il se ravisa. --Restez, asseyez-vous. Et, sonnant de nouveau l'huissier: --Introduisez monsieur et madame Roubaud. Des la porte, en apercevant Jacques, leurs yeux se ternirent d'un vacillement d'inquietude. Avait-il parle? le gardait-on pour le confronter avec eux? Toute leur assurance s'en allait, de le sentir la; et ce fut la voix un peu sourde qu'ils repondirent d'abord. Mais le juge avait simplement repris leur premier interrogatoire, ils n'eurent qu'a repeter les memes phrases, presque identiques, pendant qu'il les ecoutait, la tete basse, sans meme les regarder. Puis, tout d'un coup, il se tourna vers Severine. --Madame, vous avez dit au commissaire de surveillance, dont j'ai la le proces-verbal, que, pour vous, un homme etait monte a Rouen, dans le coupe, comme le train se mettait en marche. Elle resta saisie. Pourquoi rappelait-il cela? etait-ce un piege? allait-il, en rapprochant ses declarations, la faire se dementir elle-meme? Aussi, d'un coup d'oeil, consulta-t-elle son mari, qui intervint prudemment. --Je ne crois pas, monsieur, que ma femme se soit montree si affirmative. --Pardon... Comme vous emettiez la possibilite du fait, madame a dit: <>... Eh bien, madame, je desire savoir si vous aviez des motifs particuliers pour parler ainsi. Elle acheva de se troubler, convaincue que, si elle ne se mefiait pas, il allait, de reponse en reponse, la mener a des aveux. Pourtant, elle ne pouvait garder le silence. --Oh! non, monsieur, aucun motif... J'ai du dire ca a titre de simple raisonnement, parce qu'en effet il est difficile de s'expliquer les choses d'une autre facon. --Alors, vous n'avez pas vu l'homme, vous ne pouvez rien nous apprendre sur lui? --Non, non, monsieur, rien! M. Denizet sembla abandonner ce point de l'instruction. Mais il y revint tout de suite avec Roubaud. --Et vous, comment se fait-il que vous n'ayez pas vu l'homme, s'il est reellement monte, car il resulte de votre deposition meme que vous causiez encore avec la victime, lorsqu'on a siffle le depart? Cette insistance finissait par terrifier le sous-chef de gare, dans l'anxiete ou il etait de savoir quel parti il devait prendre, lacher l'invention de l'homme, ou s'y enteter. Si l'on avait des preuves contre lui, l'hypothese de l'assassin inconnu n'etait guere soutenable et pouvait meme aggraver son cas. Il attendait de comprendre, il repondit par des explications confuses, longuement. --Il est vraiment facheux, reprit M. Denizet, que vos souvenirs soient restes si peu clairs, car vous nous aideriez a mettre fin aux soupcons qui se sont egares sur diverses personnes. Cela parut si direct a Roubaud, qu'il eprouva un irresistible besoin de s'innocenter. Il se vit decouvert, son parti fut pris tout de suite. --Il y a la un tel cas de conscience! On hesite, vous comprenez, rien n'est plus naturel. Quand je vous avouerais que je crois bien l'avoir vu, l'homme... Le juge eut un geste de triomphe, croyant devoir ce commencement de franchise a son habilete. Il disait connaitre par experience l'etrange peine que certains temoins ont a confesser ce qu'ils savent; et, ceux-la, il se flattait de les accoucher malgre eux. --Parlez donc... Comment est-il? petit, grand, de votre taille a peu pres? --Oh! non, non, beaucoup plus grand... Du moins, j'en ai eu la sensation, car c'est une simple sensation, un individu que je suis presque sur d'avoir frole, en courant pour retourner a mon wagon. --Attendez, dit M. Denizet. Et, se tournant vers Jacques, il lui demanda: --L'homme que vous avez entrevu, le couteau au poing, etait-il plus grand que monsieur Roubaud? Le mecanicien qui s'impatientait, car il commencait a craindre de ne pouvoir prendre le train de cinq heures, leva les yeux, examina Roubaud; et il semblait ne jamais l'avoir regarde, il s'etonnait de le trouver court, puissant, avec un profil singulier, vu ailleurs, reve peut-etre. --Non, murmura-t-il, pas plus grand, a peu pres de la meme taille. Mais le sous-chef de gare protestait avec vivacite. --Oh! beaucoup plus grand, de toute la tete au moins. Jacques restait les yeux largement ouverts sur lui; et, sous ce regard, ou il lisait une surprise croissante, il s'agitait, comme pour echapper a sa propre ressemblance; tandis que sa femme, elle aussi, suivait, glacee, le travail sourd de memoire, exprime par le visage du jeune homme. Clairement, celui-ci s'etait etonne d'abord de certaines analogies entre Roubaud et l'assassin; ensuite, il venait d'avoir la certitude brusque que Roubaud etait l'assassin, ainsi que le bruit en avait couru; puis, maintenant, il semblait tout a l'emotion de cette decouverte, la face beante, sans qu'il fut possible de savoir ce qu'il allait faire, sans qu'il le sut lui-meme. S'il parlait, le menage etait perdu. Les yeux de Roubaud avaient rencontre les siens, tous deux se regardaient jusqu'a l'ame. Il y eut un silence. --Alors, vous n'etes pas d'accord, reprit M. Denizet. Si vous l'avez vu plus petit, vous, c'est sans doute qu'il etait courbe, dans la lutte avec sa victime. Lui aussi regardait les deux hommes. Il n'avait pas songe a utiliser ainsi cette confrontation; mais, par instinct de metier, il sentit, a cette minute, que la verite passait dans l'air. Sa confiance en la piste Cabuche en fut meme ebranlee. Est-ce que les Lachesnaye auraient eu raison? est-ce que les coupables, contre toute vraisemblance, seraient cet employe honnete et sa jeune femme, si douce? --L'homme avait-il sa barbe entiere, comme vous? demanda-t-il a Roubaud. Ce dernier eut la force de repondre, sans que sa voix tremblat: --Sa barbe entiere, non, non! Pas de barbe du tout, je crois. Jacques comprit que la meme question allait lui etre posee. Que dirait-il? car il aurait bien jure, lui, que l'homme portait toute sa barbe. En somme, ces gens ne l'interessaient point, pourquoi ne pas dire la verite? Mais, comme il detournait ses yeux du mari, il rencontra le regard de la femme; et il lut, dans ce regard, une supplication si ardente, un don si entier de toute la personne, qu'il en fut bouleverse. Son frisson ancien le reprenait: l'aimait-il donc, etait-ce donc celle-la qu'il pourrait aimer, comme on aime d'amour, sans un monstrueux desir de destruction? Et, a ce moment, par un singulier contrecoup de son trouble, il lui sembla que sa memoire s'obscurcissait, il ne retrouvait plus l'assassin dans Roubaud. La vision redevenait vague, un doute le prenait, a ce point qu'il se serait mortellement repenti d'avoir parle. M. Denizet posait la question: --L'homme avait-il sa barbe entiere, comme monsieur Roubaud? Et il repondit de bonne foi: --Monsieur, en verite, je ne puis pas dire. Encore un coup, cela a ete trop rapide. Je ne sais rien, je ne veux rien affirmer. Mais M. Denizet s'enteta, car il desirait en finir avec le soupcon sur le sous-chef. Il poussa celui-ci, il poussa le mecanicien, arriva a obtenir du premier un signalement complet de l'assassin, grand, fort, sans barbe, vetu d'une blouse, en tout le contraire de son propre signalement; tandis qu'il ne tirait plus du second que des monosyllabes evasifs, qui donnaient de la force aux affirmations de l'autre. Et le juge en revenait a sa conviction premiere: il etait sur la bonne piste, le portrait que le temoin faisait de l'assassin se trouvait etre si exact, que chaque trait nouveau ajoutait a la certitude. C'etait ce menage, soupconne injustement, qui, par sa deposition accablante, ferait tomber la tete du coupable. --Entrez la, dit-il aux Roubaud et a Jacques, en les faisant passer dans la piece voisine, quand ils eurent signe leurs interrogatoires. Attendez que je vous appelle. Immediatement, il donna l'ordre qu'on amenat le prisonnier; et il etait si heureux, qu'il poussa, avec son greffier, la belle humeur jusqu'a dire: --Laurent, nous le tenons. Mais la porte s'etait ouverte, deux gendarmes avaient paru, conduisant un grand garcon de vingt-cinq a trente ans. Ils se retirerent sur un signe du juge, et Cabuche resta seul au milieu du cabinet, ahuri, avec un herissement fauve de bete traquee. C'etait un gaillard, au cou puissant, aux poings enormes, blond, tres blanc de peau, la barbe rare, a peine un duvet dore qui frisait, soyeux. La face massive, le front bas disaient la violence de l'etre borne, tout a la sensation immediate; mais il y avait comme un besoin de soumission tendre, dans la bouche large et dans le nez carre de bon chien. Saisi brutalement au fond de son trou, de grand matin, arrache a sa foret, exaspere des accusations qu'il ne comprenait pas, il avait deja, avec son effarement et sa blouse dechiree, l'air louche du prevenu, cet air de bandit sournois que la prison donne au plus honnete homme. La nuit tombait, la piece etait noire, et il se renfoncait dans l'ombre, lorsque l'huissier apporta une grosse lampe, au globe nu, dont la vive lumiere lui eclaira le visage. Alors, decouvert, il demeura immobile. Tout de suite, M. Denizet avait fixe sur lui ses gros yeux clairs, aux paupieres lourdes. Et il ne parlait pas, c'etait l'engagement muet, l'essai premier de sa puissance, avant la guerre de sauvage, guerre de ruses, de pieges, de tortures morales. Cet homme etait le coupable, tout devenait licite contre lui, il n'avait plus que le droit d'avouer son crime. L'interrogatoire commenca, tres lent. --Savez-vous de quel crime vous etes accuse? Cabuche, la voix empatee de colere impuissante, grogna: --On ne me l'a pas dit, mais je m'en doute bien. On en a assez cause! --Vous connaissiez monsieur Grandmorin? --Oui, oui, je le connaissais, trop! --Une fille Louisette, votre maitresse, est entree, comme femme de chambre, chez madame Bonnehon. Un sursaut de rage emporta le carrier. Dans la colere, il voyait rouge. --Nom de Dieu! ceux qui disent ca sont de sacres menteurs. Louisette n'etait pas ma maitresse. Curieusement, le juge l'avait regarde se facher. Et, faisant faire un crochet a l'interrogatoire: --Vous etes tres violent, vous avez ete condamne a cinq ans de prison pour avoir tue un homme, dans une querelle. Cabuche baissa la tete. C'etait sa honte, cette condamnation. Il murmura: --Il avait tape le premier... Je n'ai fait que quatre ans, on m'a gracie d'un an. --Alors, reprit M. Denizet, vous pretendez que la fille Louisette n'etait pas votre maitresse? De nouveau, il serra les poings. Puis, d'une voix basse, entrecoupee: --Comprenez donc, elle etait gamine, pas quatorze ans encore, quand je suis revenu de la-bas... Alors, tout le monde me fuyait, on m'aurait jete des pierres. Et elle, dans la foret, ou je la rencontrais toujours, elle s'approchait, elle causait, elle etait gentille, oh! gentille... Nous sommes donc devenus amis comme ca. Nous nous tenions par la main, en nous promenant. C'etait si bon, si bon, dans ce temps-la!... Bien sur qu'elle grandissait et que je songeais a elle. Je ne peux pas dire le contraire, j'etais comme un fou, tant je l'aimais. Elle m'aimait tres fort aussi, et ca aurait fini par arriver, ce que vous dites, quand on l'a separee de moi, en la mettant a Doinville, chez cette dame... Puis, un soir, en rentrant de la carriere, je l'ai trouvee devant ma porte, a moitie folle, si abimee, qu'elle brulait de fievre. Elle n'avait pas ose rentrer chez ses parents, elle venait mourir chez moi... Ah! nom de Dieu, le cochon! j'aurais du courir le saigner tout de suite! Le juge pincait ses levres fines, etonne de l'accent sincere de cet homme. Decidement, il fallait jouer serre, il avait affaire a plus forte partie qu'il n'avait cru. --Oui, je sais l'histoire epouvantable que vous et cette fille avez inventee. Remarquez seulement que toute la vie de monsieur Grandmorin le mettait au-dessus de vos accusations. Eperdu, les yeux ronds, les mains tremblantes, le carrier begayait: --Quoi? qu'est-ce que nous avons invente?... C'est les autres qui mentent, et c'est nous qu'on accuse de menteries! --Mais oui, ne faites pas l'innocent... J'ai deja interroge Misard, l'homme qui a epouse la mere de votre maitresse. Je le confronterai avec vous, s'il est necessaire. Vous verrez ce qu'il pense de votre histoire, lui... Et prenez bien garde a vos reponses. Nous avons des temoins, nous savons tout, vous feriez mieux de dire la verite. C'etait son ordinaire tactique d'intimidation, meme lorsqu'il ne savait rien et qu'il n'avait pas de temoins. --Ainsi nierez-vous que, publiquement, vous avez crie partout que vous saigneriez monsieur Grandmorin? --Ah! ca, oui, je l'ai dit. Et je le disais de bon coeur, allez! car la main me demangeait bougrement! Une surprise arreta net M. Denizet, qui s'attendait a un systeme de complete denegation. Comment! le prevenu avouait ses menaces. Quelle ruse cela cachait-il? Craignant d'etre alle trop vite en besogne, il se recueillit un instant, puis le devisagea, en lui posant cette question brusque: --Qu'avez-vous fait pendant la nuit du 14 au 15 fevrier? --Je me suis couche a la nuit, vers six heures... J'etais un peu souffrant, et mon cousin Louis m'a meme rendu le service de conduire une charge de pierres a Doinville. --Oui, on a vu votre cousin, avec la voiture, traverser la voie, au passage a niveau. Mais votre cousin, interroge, n'a pu repondre qu'une chose: c'est que vous l'avez quitte vers midi et qu'il ne vous a plus revu... Prouvez-moi que vous etiez couche a six heures. --Voyons, c'est bete, je ne peux pas prouver ca. J'habite une maison toute seule, a la lisiere de la foret... J'y etais, je le dis, et c'est tout. Alors, M. Denizet se decida a frapper le grand coup de l'affirmation qui s'impose. Sa face s'immobilisait dans une tension de volonte, tandis que sa bouche jouait la scene. --Je vais vous le dire, moi, ce que vous avez fait, le 14 fevrier au soir... A trois heures, vous avez pris, a Barentin, le train pour Rouen, dans un but que l'instruction n'a pu encore etablir. Vous deviez revenir par le train de Paris qui s'arrete a Rouen a neuf heures trois; et vous etiez sur le quai, au milieu de la foule, lorsque vous avez apercu monsieur Grandmorin, dans son coupe. Remarquez que j'admets tres bien qu'il n'y a pas eu guet-apens, que l'idee du crime vous est venue seulement alors... Vous etes monte grace a la bousculade, vous avez attendu d'etre sous le tunnel de Malaunay; mais vous avez mal calcule le temps, car le train sortait du tunnel, lorsque vous avez fait le coup... Et vous avez jete le cadavre, et vous etes descendu a Barentin, apres vous etre debarrasse aussi de la couverture de voyage... Voila ce que vous avez fait. Il epiait les moindres ondes sur la face rose de Cabuche, et il s'irrita, lorsque celui-ci, tres attentif d'abord, finit par eclater d'un bon rire. --Qu'est-ce que vous racontez la?... Si j'avais fait le coup, je le dirais. Puis, tranquillement: --Je ne l'ai pas fait, mais j'aurais du le faire. Nom de Dieu! oui, je le regrette. Et M. Denizet ne put en tirer autre chose. Vainement, il reprit ses questions, revint dix fois sur les memes points, par des tactiques differentes. Non! toujours non! ce n'etait pas lui. Il haussait les epaules, trouvait ca bete. En l'arretant, on avait fouille la masure, sans decouvrir ni l'arme, ni les dix billets de banque, ni la montre; mais on avait saisi un pantalon tache de quelques gouttelettes de sang, preuve accablante. De nouveau, il s'etait mis a rire: encore une belle histoire, un lapin, pris au collet, qui lui avait saigne sur les jambes! Et, dans son idee fixe du crime, c'etait le juge qui perdait pied, par trop de finesse professionnelle, compliquant, allant au-dela de la verite simple. Cet homme borne, incapable de lutter de ruse, d'une force invincible quand il disait non, toujours non, le jetait peu a peu hors de lui; car il ne l'admettait que coupable, chaque denegation nouvelle l'outrait davantage, comme un entetement dans la sauvagerie et le mensonge. Il le forcerait bien a se couper. --Alors, vous niez? --Bien sur, puisque ce n'est pas moi... Si c'etait moi, ah! j'en serais trop fier, je le dirais. D'un brusque mouvement, M. Denizet se leva, alla lui-meme ouvrir la porte de la petite piece voisine. Et, lorsqu'il eut rappele Jacques: --Reconnaissez-vous cet homme? --Je le connais, repondit le mecanicien surpris. Je l'ai vu autrefois, chez les Misard. --Non, non... Le reconnaissez-vous pour l'homme du wagon, l'assassin? Du coup, Jacques redevint circonspect. D'ailleurs, il ne le reconnaissait pas. L'autre lui avait semble plus court, plus noir. Il allait le declarer, lorsqu'il trouva que c'etait trop s'avancer encore. Et il resta evasif. --Je ne sais pas, je ne peux pas dire... Je vous assure, monsieur, que je ne peux pas dire. M. Denizet, sans attendre, appela les Roubaud a leur tour. Et il leur posa la question: --Reconnaissez-vous cet homme? Cabuche souriait toujours. Il ne s'etonna pas, il adressa un petit signe de tete a Severine, qu'il avait connue jeune fille, quand elle habitait la Croix-de-Maufras. Mais elle et son mari venaient d'avoir un saisissement, en le voyant la. Ils comprenaient: c'etait l'homme arrete dont leur avait parle Jacques, le prevenu qui avait motive leur nouvel interrogatoire. Et Roubaud etait stupefie, effraye de la ressemblance de ce garcon avec l'assassin imaginaire, dont il avait invente le signalement, le contraire du sien. Cela se trouvait etre purement fortuit, il en restait si trouble, qu'il hesitait a repondre. --Voyons, le reconnaissez-vous? --Mon Dieu! monsieur le juge, je vous le repete, c'a ete une sensation simplement, un individu qui m'a frole... Sans doute, celui-ci est grand comme l'autre, et il est blond, et il n'a pas de barbe... --Enfin, le reconnaissez-vous? Le sous-chef, oppresse, etait tout tremblant d'une sourde lutte interieure. L'instinct de la conservation l'emporta. --Je ne peux pas affirmer. Mais il y a de ca, beaucoup de ca, pour sur. Cette fois, Cabuche commenca a jurer. A la fin, on l'embetait, avec ces histoires. Puisque ce n'etait pas lui, il voulait partir. Et, sous le flot de sang qui lui montait au crane, il tapa des poings, il devint si terrible, que les gendarmes, rappeles, l'emmenerent. Mais, en face de cette violence, de ce saut de la bete attaquee qui se jette en avant, M Denizet triomphait. Maintenant, sa conviction etait faite, et il le laissa voir. --Avez-vous remarque ses yeux? Moi, c'est aux yeux que je les reconnais... Ah! son compte est bon, il est a nous! Les Roubaud, immobiles, se regarderent. Alors, quoi? c'etait fini, ils etaient sauves, puisque la justice tenait le coupable. Ils restaient un peu etourdis, la conscience douloureuse, du role que les faits venaient de les forcer a jouer. Mais une joie les inondait, emportait leurs scrupules, et ils souriaient a Jacques, ils attendaient, alleges, ayant soif de grand air, que le juge les congediat tous les trois, lorsque l'huissier apporta une lettre a ce dernier. Vivement, M. Denizet s'etait remis a son bureau, pour la lire avec attention, oubliant les trois temoins. C'etait la lettre du ministere, les avis qu'il aurait du avoir la patience d'attendre, avant de pousser de nouveau l'instruction. Et ce qu'il lisait devait rabattre de son triomphe, car son visage peu a peu se glacait, reprenait sa morne immobilite. A un moment, il leva la tete, jeta un coup d'oeil oblique sur les Roubaud, comme si leur souvenir lui fut revenu, a une des phrases. Ceux-ci, perdant leur courte joie, retombes a leur malaise, se sentaient repris. Pourquoi donc les avait-il regardes? Avait-on, a Paris, retrouve les trois lignes d'ecriture, ce billet maladroit dont la peur les hantait? Severine connaissait bien M. Camy-Lamotte, pour l'avoir souvent vu chez le president, et elle savait qu'il etait charge de mettre en ordre les papiers du mort. Un regret cuisant torturait Roubaud, celui de ne s'etre pas avise d'envoyer a Paris sa femme, qui aurait fait des visites utiles, qui se serait tout au moins assure la protection du secretaire general, dans le cas ou la Compagnie, ennuyee des mauvais bruits, songerait a le destituer. Et tous deux ne quittaient plus du regard le juge, sentant leur inquietude croitre a mesure qu'ils le voyaient s'assombrir, visiblement deconcerte par cette lettre, qui derangeait toute sa bonne besogne de la journee. Enfin, M. Denizet lacha la lettre, et il demeura un moment absorbe, les yeux ouverts sur les Roubaud et sur Jacques. Puis, se resignant, se parlant haut a lui-meme: --Eh bien! on verra, on reprendra tout ca... Vous pouvez vous retirer. Mais, comme les trois sortaient, il ne put resister au besoin de savoir, d'eclaircir le point grave qui detruisait son nouveau systeme, bien qu'on lui recommandat de ne plus rien faire, sans une entente prealable. --Non, vous, restez un instant, j'ai encore une question a vous poser. Dans le couloir, les Roubaud s'arreterent. Les portes etaient ouvertes, et ils ne pouvaient partir: quelque chose les retenait la, l'angoisse de ce qui se passait dans le cabinet du juge, l'impossibilite physique de s'en aller, tant qu'ils n'apprendraient pas de Jacques la question qu'on lui posait encore. Ils revinrent, ils pietinerent, les jambes cassees. Et ils se retrouverent cote a cote sur la banquette, ou ils avaient attendu des heures deja, ils s'y alourdirent, silencieux. Lorsque le mecanicien reparut, Roubaud se leva, peniblement. --Nous vous attendions, nous retournerons a la gare ensemble... Eh bien? Mais Jacques detournait la tete, embarrasse, comme s'il voulait eviter le regard de Severine, fixe sur lui. --Il ne sait plus, il patauge, dit-il enfin. Voila, maintenant, qu'il m'a demande s'ils n'etaient pas deux a faire le coup. Et, comme j'ai parle, au Havre, d'une masse noire pesant sur les jambes du vieux, il m'a questionne la-dessus... Lui semble croire que ce n'etait que la couverture. Alors, il a envoye chercher la couverture, et il a fallu me prononcer... Mon Dieu! oui, c'etait la couverture, peut-etre. Les Roubaud fremissaient. On etait sur leur trace, un mot de ce garcon pouvait les perdre. Il savait surement, il finirait par causer. Et tous trois, la femme entre les deux hommes, quittaient en silence le Palais de justice, lorsque le sous-chef reprit, dans la rue: --A propos, camarade, ma femme va etre forcee d'aller passer un jour a Paris, pour des affaires. Vous serez bien gentil de la piloter, si elle a besoin de quelqu'un. V A onze heures quinze, l'heure precise, le poste du pont de l'Europe signala, des deux sons de trompe reglementaires, l'express du Havre, qui debouchait du tunnel des Batignolles; et bientot les plaques tournantes furent secouees, le train entra en gare avec un bref coup de sifflet, grincant sur les freins, fumant, ruisselant, trempe par une pluie battante dont le deluge ne cessait pas depuis Rouen. Les hommes d'equipe n'avaient pas encore tourne les loquets des portieres, qu'une d'elles s'ouvrit et que Severine sauta vivement sur le quai, avant l'arret. Son wagon se trouvait en queue, elle dut se hater pour arriver a la machine, au milieu du flot brusque des voyageurs, descendus des compartiments, dans un embarras d'enfants et de paquets. Jacques etait la, debout sur la plate-forme, attendant pour rentrer au depot; tandis que Pecqueux, avec un linge, essuyait des cuivres. --Alors, c'est entendu, dit-elle, haussee sur la pointe des pieds. Je serai rue Cardinet a trois heures, et vous aurez l'obligeance de me presenter a votre chef, pour que je le remercie. C'etait le pretexte imagine par Roubaud, un remerciement au chef du depot des Batignolles, a la suite d'un vague service rendu. De cette facon, elle se trouverait confiee a la bonne amitie du mecanicien, elle pourrait resserrer les liens davantage, agir sur lui. Mais Jacques, noir de charbon, trempe d'eau, epuise d'avoir lutte contre la pluie et le vent, la regardait de ses yeux durs, sans repondre. Il n'avait pu refuser au mari, en partant du Havre; et cette idee de se trouver seul avec elle, le bouleversait, car il sentait bien qu'il la desirait maintenant. --N'est-ce pas? reprit-elle souriante, avec son doux regard caressant, malgre la surprise et la petite repugnance qu'elle eprouvait a le trouver si sale, reconnaissable a peine, n'est-ce pas? je compte sur vous. Comme elle s'etait haussee encore, appuyant sa main gantee sur une poignee de fer, Pecqueux, obligeamment, la prevint. --Prenez garde, vous allez vous salir. Alors, Jacques dut repondre. Il le fit d'un ton bourru. --Oui, rue Cardinet... A moins que cette sacree pluie n'acheve de me fondre. Quel chien de temps! Elle fut touchee de l'etat minable ou il etait, elle ajouta, comme s'il avait souffert uniquement pour elle: --Oh! etes-vous fait, et quand j'etais si bien, moi!... Vous savez que j'ai pense a vous, ca me desesperait, ce deluge... moi qui etais si contente, a l'idee que vous m'ameniez ce matin, et que vous me remmeneriez ce soir, par l'express! Mais cette familiarite gentille, si tendre, ne semblait que le troubler davantage. Il parut soulage, quand une voix cria: <> D'une main prompte, il tira la tige du sifflet, tandis que le chauffeur, du geste, ecartait la jeune femme. --A trois heures! --Oui, a trois heures! Et, pendant que la machine se remettait en marche, Severine quitta le quai, la derniere. Dehors, dans la rue d'Amsterdam, comme elle allait ouvrir son parapluie, elle fut contente de voir qu'il ne pleuvait plus. Elle descendit jusqu'a la place du Havre, se consulta un instant, decida enfin qu'elle ferait mieux de dejeuner tout de suite. Il etait onze heures vingt-cinq, elle entra dans un bouillon, au coin de la rue Saint-Lazare, ou elle commanda des oeufs sur le plat et une cotelette. Puis, tout en mangeant tres lentement, elle retomba dans les reflexions qui la hantaient depuis des semaines, la face pale et brouillee, n'ayant plus son docile sourire de seduction. C'etait la veille, deux jours apres leur interrogatoire a Rouen, que Roubaud, jugeant dangereux d'attendre, avait resolu de l'envoyer faire une visite a M. Camy-Lamotte, non pas au ministere, mais chez lui, rue du Rocher, ou il occupait un hotel, voisin justement de l'hotel Grandmorin. Elle savait qu'elle l'y trouverait a une heure, et elle ne se pressait pas, elle preparait ce qu'elle dirait, tachait de prevoir ce qu'il repondrait, pour ne se troubler de rien. La veille, une nouvelle cause d'inquietude venait de hater son voyage: ils avaient appris, par les commerages de la gare, que madame Lebleu et Philomene racontaient partout comme quoi la Compagnie allait renvoyer Roubaud, juge compromettant; et le pis etait que M. Dabadie, directement interroge, n'avait pas dit non, ce qui donnait beaucoup de poids a la nouvelle. Il devenait des lors urgent qu'elle courut a Paris plaider leur cause et surtout demander la protection du puissant personnage, comme autrefois celle du president. Mais, sous cette demande, qui servirait tout au moins a expliquer la visite, il y avait un motif plus imperieux, un besoin cuisant et insatiable de savoir, ce besoin qui pousse le criminel a se livrer plutot que d'ignorer. L'incertitude les tuait, maintenant qu'ils se sentaient decouverts, depuis que Jacques leur avait dit le soupcon ou l'accusation semblait etre d'un second assassin. Ils s'epuisaient a des conjectures, la lettre trouvee, les faits retablis; ils s'attendaient d'heure en heure a des perquisitions, a une arrestation; et leur supplice s'aggravait tellement, les moindres faits autour d'eux prenaient des airs de si inquietante menace, qu'ils finissaient par preferer la catastrophe a ces continuelles alarmes. Avoir une certitude, et ne plus souffrir. Severine acheva sa cotelette, si absorbee, qu'elle se reveilla comme en sursaut, etonnee du lieu public ou elle se trouvait. Tout lui devenait amer, les morceaux ne passaient pas, et elle n'eut pas meme le coeur de prendre du cafe. Mais elle avait eu beau manger avec lenteur, il etait a peine midi un quart, lorsqu'elle sortit du restaurant. Encore trois quarts d'heure a tuer! Elle qui adorait Paris, qui aimait tant a en courir le pave, librement, les rares fois ou elle y venait, elle s'y sentait perdue, peureuse, dans une impatience d'en finir et de se cacher. Les trottoirs sechaient deja, un vent tiede achevait de balayer les nuages. Elle descendit la rue Tronchet, se trouva au marche aux fleurs de la Madeleine, un de ces marches de mars, si fleuris de primeveres et d'azalees, dans les jours pales de l'hiver finissant. Pendant une demi-heure, elle marcha au milieu de ce printemps hatif, reprise par des songeries vagues, pensant a Jacques comme a un ennemi, qu'elle devait desarmer. Il lui semblait que sa visite rue du Rocher etait faite, que tout allait bien de ce cote, qu'il lui restait seulement a obtenir le silence de ce garcon; et c'etait une entreprise compliquee, ou elle se perdait, la tete travaillee de plans romanesques. Mais cela etait sans fatigue, sans effroi, d'une douceur bercante. Puis, brusquement, elle vit l'heure, a l'horloge d'un kiosque: une heure dix. Sa course n'etait pas faite, elle retombait durement dans l'angoisse du reel, elle se hata de remonter vers la rue du Rocher. L'hotel de M. Camy-Lamotte se trouvait au coin de cette rue et de la rue de Naples; et Severine dut passer devant l'hotel Grandmorin, muet, vide, les persiennes closes. Elle leva les yeux, elle pressa le pas. Le souvenir de sa derniere visite lui etait revenu, cette grande maison se dressait, terrible. Et, comme, a quelque distance, elle se retournait d'un mouvement instinctif, regardant en arriere, ainsi qu'une personne poursuivie par la voix haute d'une foule, elle apercut, sur le trottoir d'en face, le juge d'instruction de Rouen, M. Denizet, qui montait aussi la rue. Elle en resta saisie. L'avait-il remarquee, jetant un coup d'oeil a la maison? Mais il marchait tranquillement, elle se laissa devancer, le suivit dans un grand trouble. Et, de nouveau, elle recut un coup au coeur, lorsqu'elle le vit sonner, au coin de la rue de Naples, chez M. Camy-Lamotte. Une terreur l'avait prise. Jamais elle n'oserait entrer, maintenant. Elle s'en retourna, enfila la rue d'Edimbourg, descendit jusqu'au pont de l'Europe. La seulement, elle se crut a l'abri. Et, ne sachant plus ou aller ni que faire, eperdue, elle se tint immobile contre une des balustrades, regardant au-dessous d'elle, a travers les charpentes metalliques, le vaste champ de la gare, ou des trains evoluaient continuellement. Elle les suivait de ses yeux effares, elle pensait que, surement, le juge etait la pour l'affaire, et que les deux hommes causaient d'elle, que son sort se decidait, a la minute meme. Alors, envahie d'un desespoir, l'envie la tourmenta, plutot que de retourner rue du Rocher, de se jeter tout de suite sous un train. Il en sortait justement un de la marquise des grandes lignes, qu'elle regardait venir, et qui passa sous elle, en soufflant jusqu'a sa face un tiede tourbillon de vapeur blanche. Puis, l'inutilite sotte de son voyage, l'angoisse affreuse qu'elle remporterait, si elle n'avait pas l'energie d'aller chercher une certitude, se presenterent a son esprit avec tant de force, qu'elle se donna cinq minutes pour retrouver son courage. Des machines sifflaient, elle en suivait une, petite, debranchant un train de banlieue; et, ses regards s'etant leves vers la gauche, elle reconnut, au-dessus de la cour des messageries, tout en haut de la maison de l'impasse d'Amsterdam, la fenetre de la mere Victoire, cette fenetre ou elle se revoyait accoudee avec son mari, avant l'abominable scene qui avait cause leur malheur. Cela evoqua le danger de sa situation, dans un elancement de souffrance si aigu, qu'elle se sentit prete soudain a tout affronter, pour en finir. Des sons de trompe, des grondements prolonges l'assourdissaient, tandis que d'epaisses fumees barraient l'horizon, envolees sur le grand ciel clair de Paris. Et elle reprit le chemin de la rue du Rocher, allant la comme on se suicide, precipitant sa marche, dans la crainte brusque de n'y plus trouver personne. Lorsque Severine eut tire le bouton du timbre, une nouvelle terreur la glaca. Mais, deja, un valet la faisait asseoir dans une antichambre, apres avoir pris son nom. Et, par les portes doucement entrebaillees, elle entendit tres distinctement la conversation vive de deux voix. Le silence etait retombe, profond, absolu. Elle ne distinguait plus que le battement sourd de ses tempes, elle se disait que le juge etait encore en conference, qu'on allait la faire attendre longtemps sans doute; et cette attente lui devenait intolerable. Puis, tout d'un coup, elle eut une surprise: le valet l'appelait et l'introduisait. Certainement, le juge n'etait pas sorti. Elle le devinait la, cache derriere une porte. C'etait un grand cabinet de travail, avec des meubles noirs, garni d'un tapis epais, de portieres lourdes, si severe et si clos, que pas un bruit du dehors n'y penetrait. Pourtant, il y avait des fleurs, des roses pales, dans une corbeille de bronze. Et cela indiquait comme une grace cachee, un gout de la vie aimable, derriere cette severite. Le maitre de la maison etait debout, tres correctement serre dans sa redingote, severe lui aussi, avec sa figure mince, que ses favoris grisonnants elargissaient un peu, mais d'une elegance d'ancien beau, reste svelte, d'une distinction que l'on sentait souriante, sous la raideur voulue de la tenue officielle. Dans le demi-jour de la piece, il avait l'air tres grand. Severine, en entrant, fut oppressee par l'air tiede, etouffe sous les tentures; et elle ne vit que M. Camy-Lamotte, qui la regardait s'approcher. Il ne fit pas un geste pour l'inviter a s'asseoir, il mit une affectation a ne pas ouvrir la bouche le premier, attendant qu'elle expliquat le motif de sa visite. Cela prolongea le silence; et, par l'effet d'une reaction violente, elle se trouva subitement maitresse d'elle-meme dans le peril, tres calme, tres prudente. --Monsieur, dit-elle, vous m'excuserez, si j'ai la hardiesse de venir me rappeler a votre bienveillance. Vous savez la perte irreparable que j'ai faite, et dans l'abandon ou je me trouve maintenant, j'ai ose songer a vous pour nous defendre, pour nous continuer un peu de la protection de votre ami, de mon protecteur si regrette. M. Camy-Lamotte ne put alors que la faire asseoir, d'un geste, car cela etait dit sur un ton parfait, sans exageration d'humilite ni de chagrin, avec un art inne de l'hypocrisie feminine. Mais il ne parlait toujours pas, il s'etait assis lui-meme, attendant encore. Elle continua, voyant qu'elle devait preciser. --Je me permets de rafraichir vos souvenirs, en vous rappelant que j'ai eu l'honneur de vous voir a Doinville. Ah! c'etait un heureux temps pour moi!... Aujourd'hui, les jours mauvais sont arrives, et je n'ai que vous, monsieur, je vous implore au nom de celui que nous avons perdu. Vous qui l'avez aime, achevez sa bonne oeuvre, remplacez-le aupres de moi. Il l'ecoutait, il la regardait, et tous ses soupcons etaient ebranles, tellement elle lui semblait naturelle, charmante dans ses regrets et dans ses supplications. Le billet decouvert par lui, au milieu des papiers de Grandmorin, ces deux lignes non signees, lui avait paru ne pouvoir etre que d'elle, dont il savait les complaisances pour le president; et, tout a l'heure, l'annonce seule de sa visite avait acheve de le convaincre. Il ne venait d'interrompre son entretien avec le juge que pour confirmer sa certitude. Mais comment la croire coupable, a la voir de la sorte, si paisible et si douce? Il voulut en avoir l'intelligence nette. Et, tout en gardant son air de severite: --Expliquez-vous, madame... Je me souviens parfaitement, je ne demande pas mieux que de vous etre utile, si rien ne s'y oppose. Alors, tres nettement, Severine conta comme quoi son mari etait menace d'une destitution. On le jalousait beaucoup, a cause de son merite et de la haute protection qui, jusque-la, l'avait couvert. Maintenant qu'on le croyait sans defense, on esperait triompher, on redoublait d'efforts. Elle ne nommait personne, du reste; elle parlait en termes mesures, malgre l'imminence du peril. Pour qu'elle se fut ainsi decidee a faire le voyage de Paris, il fallait qu'elle fut bien convaincue de la necessite d'agir au plus vite. Peut-etre le lendemain ne serait-il plus temps: c'etait immediatement qu'elle reclamait aide et secours. Tout cela avec une telle abondance de faits logiques et de bonnes raisons, qu'il semblait en verite impossible qu'elle se fut derangee dans un autre but. M. Camy-Lamotte etudiait jusqu'aux petits battements imperceptibles de ses levres; et il porta le premier coup: --Mais enfin pourquoi la Compagnie congedierait-elle votre mari? Elle n'a rien de grave a lui reprocher. Elle aussi ne le quittait pas du regard, epiant les moindres plis de son visage, se demandant s'il avait trouve la lettre; et, malgre l'innocence de la question, ce fut brusquement une conviction, chez elle, que la lettre etait la, dans un meuble de ce cabinet: il savait, car il lui tendait un piege, desirant voir si elle oserait parler des vraies raisons du renvoi. D'ailleurs, il avait trop accentue le ton, et elle s'etait sentie fouillee jusqu'a l'ame par ses yeux pales d'homme fatigue. Bravement, elle marcha au peril. --Mon Dieu! monsieur, c'est bien monstrueux, mais on nous a soupconnes d'avoir tue notre bienfaiteur, a cause de ce malheureux testament. Nous n'avons pas eu de peine a demontrer notre innocence. Seulement, il reste toujours quelque chose de ces accusations abominables, et la Compagnie craint sans doute le scandale. Il fut de nouveau surpris, demonte, par cette franchise, surtout par la sincerite de l'accent. En outre, l'ayant jugee, au premier coup d'oeil, d'une figure mediocre, il commencait a la trouver extremement seduisante, avec la soumission complaisante de ses yeux bleus, sous l'energie noire de sa chevelure. Et il songeait a son ami Grandmorin, saisi d'une jalouse admiration: comment diable ce gaillard-la, son aine de dix ans, avait-il eu jusqu'a sa mort des creatures pareilles, lorsque lui devait renoncer deja a ces joujoux, pour ne pas y perdre le reste de ses moelles? Elle etait vraiment tres charmante, tres fine, et il laissait percer le sourire de l'amateur aujourd'hui desinteresse, sous son grand air froid de fonctionnaire, ayant sur les bras une affaire si facheuse. Mais Severine, par une bravade de femme qui sent sa force, eut le tort d'ajouter: --Des gens comme nous ne tuent pas pour de l'argent. Il aurait fallu un autre motif, et il n'y en avait pas, de motif. Il la regarda, vit trembler les coins de sa bouche. C'etait elle. Des lors, sa conviction fut absolue. Et elle-meme comprit immediatement qu'elle s'etait livree, a la facon dont il avait cesse de sourire, le menton nerveusement pince. Elle en eprouva une defaillance, comme si tout son etre l'abandonnait. Pourtant, elle restait le buste droit sur sa chaise, elle entendait sa voix continuer a causer du meme ton egal, disant les mots qu'il fallait dire. La conversation se poursuivait, mais desormais ils n'avaient plus rien a s'apprendre; et, sous les paroles quelconques, tous deux ne parlaient plus que des choses qu'ils ne disaient point. Il avait la lettre, c'etait elle qui l'avait ecrite. Cela sortait meme de leurs silences. --Madame, reprit-il enfin, je ne refuse pas d'intervenir pres de la Compagnie, si vraiment vous etes digne d'interet. J'attends justement ce soir le chef de l'exploitation, pour une autre affaire... Seulement, j'aurais besoin de quelques notes. Tenez! ecrivez-moi le nom, l'age, les etats de service de votre mari, enfin tout ce qui peut me mettre au courant de votre situation. Et il poussa devant elle un petit gueridon, en cessant de la regarder, pour ne point l'effrayer trop. Elle avait fremi: il voulait une page de son ecriture, afin de la comparer a la lettre. Un instant, elle chercha desesperement un pretexte, resolue a ne pas ecrire. Puis, elle reflechit: a quoi bon? puisqu'il savait. On aurait toujours quelques lignes d'elle. Sans aucun trouble apparent, de l'air le plus simple du monde, elle ecrivit ce qu'il demandait; tandis que, debout derriere elle, il reconnaissait parfaitement l'ecriture, plus haute, moins tremblee que celle du billet. Et il finissait par la trouver tres brave, cette petite femme fluette; il souriait de nouveau, maintenant qu'elle ne pouvait le voir, de son sourire d'homme que le charme seul touchait encore, dans son insouciance experimentee de toutes choses. Au fond, rien ne valait la fatigue d'etre juste. Il veillait uniquement au decor du regime qu'il servait. --Eh bien! madame, remettez-moi cela, je m'informerai, j'agirai pour le mieux. --Je vous suis tres reconnaissante, monsieur... Alors, vous obtiendrez le maintien de mon mari, je puis considerer l'affaire comme arrangee? --Ah! par exemple non! je ne m'engage a rien... Il faut que je voie, que je reflechisse. En effet, il etait hesitant, il ne savait quel parti il allait prendre a l'egard du menage. Et elle n'avait plus qu'une angoisse, depuis qu'elle se sentait a sa merci: cette hesitation, l'alternative d'etre sauvee ou perdue par lui, sans pouvoir deviner les raisons qui le decideraient. --Oh! monsieur, songez a notre tourment. Vous ne me laisserez pas partir, avant de m'avoir donne une certitude. --Mon Dieu! si, madame. Je n'y puis rien. Attendez. Il la poussait vers la porte. Elle s'en allait, desesperee, bouleversee, sur le point de tout avouer a voix haute, dans un besoin immediat de le forcer a dire nettement ce qu'il comptait faire d'eux. Pour rester une minute encore, esperant trouver un detour, elle s'ecria: --J'oubliais, je desirais vous demander un conseil, a propos de ce malheureux testament... Pensez-vous que nous devions refuser le legs? --La loi est pour vous, repondit-il prudemment. C'est chose d'appreciation et de circonstance. Elle etait sur le seuil, elle tenta un dernier effort. --Monsieur, je vous en supplie, ne me laissez pas partir ainsi, dites-moi si je dois esperer. D'un geste d'abandon, elle lui avait pris la main. Il se degagea. Mais elle le regardait avec de beaux yeux, si ardents de priere, qu'il en fut remue. --Eh bien! revenez a cinq heures. Peut-etre aurai-je quelque chose a vous dire. Elle partit, elle quitta l'hotel, plus angoissee encore qu'elle n'y etait venue. La situation s'etait precisee, et son sort demeurait en suspens, sous la menace d'une arrestation peut-etre immediate. Comment vivre jusqu'a cinq heures? La pensee de Jacques, qu'elle avait oublie, se reveilla en elle tout d'un coup: encore un qui pouvait la perdre, si on l'arretait! Bien qu'il fut a peine deux heures et demie, elle se hata de monter la rue du Rocher, vers la rue Cardinet. M. Camy-Lamotte, reste seul, s'etait arrete devant son bureau. Familier des Tuileries, ou sa fonction de secretaire general du ministere de la justice le faisait mander presque journellement, tout aussi puissant que le ministre, employe meme a des besognes plus intimes, il savait combien cette affaire Grandmorin irritait et inquietait, en haut lieu. Les journaux de l'opposition continuaient a mener une campagne bruyante, les uns accusant la police d'etre tellement occupee a la surveillance politique qu'elle n'avait plus le temps d'arreter les assassins, les autres fouillant la vie du president, donnant a entendre qu'il etait de la cour, ou regnait la plus basse debauche; et cette campagne devenait vraiment desastreuse, a mesure que les elections approchaient. Aussi avait-on exprime au secretaire general le desir formel d'en finir au plus vite, n'importe comment. Le ministre s'etant decharge sur lui de cette affaire delicate, il se trouvait etre l'unique maitre de la decision a prendre, sous sa responsabilite, il est vrai: ce qui meritait examen, car il ne doutait pas de payer pour tout le monde, s'il se montrait maladroit. Toujours songeur, M. Camy-Lamotte alla ouvrir la porte de la piece voisine, ou M. Denizet attendait. Et celui-ci, qui avait ecoute, s'ecria, en rentrant: --Je vous le disais bien, on a eu tort de soupconner ces gens-la... Cette femme ne songe evidemment qu'a sauver son mari d'un renvoi possible. Elle n'a pas eu une parole suspecte. Le secretaire general ne repondit pas tout de suite. Absorbe, ses regards sur le juge, dont la face lourde, aux minces levres, le frappait, il pensait maintenant a cette magistrature, qu'il avait en la main comme chef occulte du personnel, et il s'etonnait qu'elle fut encore si digne dans sa pauvrete, si intelligente dans son engourdissement professionnel. Mais celui-ci, vraiment, si fin qu'il se crut, avec ses yeux voiles d'epaisses paupieres, avait la passion tenace, quand il croyait tenir la verite. --Alors, reprit M. Camy-Lamotte, vous persistez a voir le coupable dans ce Cabuche? M. Denizet eut un sursaut d'etonnement. --Oh! certes!... Tout l'accable. Je vous ai enumere les preuves, elles sont, j'oserai dire, classiques, car pas une ne manque... J'ai bien cherche s'il y avait un complice, une femme dans le coupe, ainsi que vous me le faisiez entendre. Cela semblait s'accorder avec la deposition d'un mecanicien, un homme qui a entrevu la scene du meurtre; mais, habilement interroge par moi, cet homme n'a pas persiste dans sa declaration premiere, et il a meme reconnu la couverture de voyage, comme etant la masse noire dont il avait parle... oh! Oui, certes, Cabuche est le coupable, d'autant plus que, si nous ne l'avons pas, nous n'avons personne. Jusque-la, le secretaire general avait attendu, pour lui donner connaissance de la preuve ecrite qu'il possedait; et, maintenant que sa conviction etait faite, il se hatait moins encore d'etablir la verite. A quoi bon ruiner la piste fausse de l'instruction, si la vraie piste devait conduire a des embarras plus grands? Tout cela etait a examiner d'abord. --Mon Dieu! reprit-il avec son sourire d'homme fatigue, je veux bien admettre que vous soyez dans le vrai... Je vous ai seulement fait venir pour etudier avec vous certains points graves. Cette affaire est exceptionnelle, et la voici devenue toute politique: vous le sentez, n'est-ce pas? Nous allons donc nous trouver peut-etre forces d'agir en hommes de gouvernement... Voyons, en toute franchise, d'apres vos interrogatoires, cette fille, la maitresse de ce Cabuche, a ete violentee, hein? Le juge eut sa moue d'homme fin, tandis que ses yeux disparaissaient a demi derriere ses paupieres. --Dame! je crois que le president l'avait mise en un vilain etat, et cela ressortira surement du proces... Ajoutez que, si la defense est confiee a un avocat de l'opposition, on peut s'attendre a un deballage d'histoires facheuses, car ce ne sont pas ces histoires qui manquent, la-bas, dans notre pays. Ce Denizet n'etait pas si bete, quand il n'obeissait plus a la routine du metier, tronant dans l'absolu de sa perspicacite et de sa toute-puissance. Il avait compris pourquoi on le mandait, non au ministere de la justice, mais au domicile particulier du secretaire general. --Enfin, conclut-il, voyant que ce dernier ne bronchait pas, nous aurons une affaire assez malpropre. M. Camy-Lamotte se contenta de hocher la tete. Il etait en train de calculer les resultats de l'autre proces, celui des Roubaud. A coup sur, si le mari passait aux assises, il dirait tout, sa femme debauchee elle aussi, lorsqu'elle etait jeune fille, et l'adultere ensuite, et la rage jalouse qui devait l'avoir pousse au meurtre; sans compter qu'il ne s'agissait plus d'une domestique et d'un repris de justice, que cet employe, marie a cette jolie femme, allait mettre en cause tout un coin de la bourgeoisie et du monde des chemins de fer. Puis, savait-on jamais sur quoi l'on marchait, avec un homme comme le president? Peut-etre tomberait-on dans des abominations imprevues. Non, decidement, l'affaire des Roubaud, des vrais coupables, etait plus sale encore. C'etait chose resolue, il l'ecartait, absolument. A en retenir une, il aurait penche pour que l'on gardat l'affaire de l'innocent Cabuche. --Je me rends a votre systeme, dit-il enfin a M. Denizet. Il y a, en effet, de fortes presomptions contre le carrier, s'il avait a exercer une vengeance legitime... Mais que tout cela est triste, mon Dieu! et que de boue il faudrait remuer!... Je sais bien que la justice doit rester indifferente aux consequences, et que, planant au-dessus des interets... Il n'acheva pas, termina du geste, pendant que le juge, silencieux a son tour, attendait d'un air morne les ordres qu'il sentait venir. Du moment ou l'on acceptait sa verite a lui, cette creation de son intelligence, il etait pret a faire aux necessites gouvernementales le sacrifice de l'idee de justice. Mais le secretaire, malgre son habituelle adresse en ces sortes de transactions, se hata un peu, parla trop vite, en maitre obei. --Enfin, on desire un non-lieu... Arrangez les choses pour que l'affaire soit classee. --Pardon, monsieur, declara M. Denizet, je ne suis plus le maitre de l'affaire, elle depend de ma conscience. Tout de suite, M. Camy-Lamotte sourit, redevenant correct, avec cet air desabuse et poli qui semblait se moquer du monde. --Sans doute. Aussi est-ce a votre conscience que je m'adresse. Je vous laisse prendre la decision qu'elle vous dictera, certain que vous peserez equitablement le pour et le contre, en vue du triomphe des saines doctrines et de la morale publique... Vous savez, mieux que moi, qu'il est parfois heroique d'accepter un mal, si l'on ne veut pas tomber dans un pire... Enfin, on ne fait appel en vous qu'au bon citoyen, a l'honnete homme. Personne ne songe a peser sur votre independance, et c'est pourquoi je repete que vous etes le maitre absolu de l'affaire, comme du reste l'a voulu la loi. Jaloux de ce pouvoir illimite, surtout lorsqu'il etait pres d'en user mal, le juge accueillait chacune de ces phrases d'un hochement de tete satisfait. --D'ailleurs, continua l'autre, avec un redoublement de bonne grace dont l'exageration devenait ironique, nous savons a qui nous nous adressons. Voici longtemps que nous suivons vos efforts, et je puis me permettre de vous dire que nous vous appellerions des maintenant a Paris, s'il y avait une vacance. M. Denizet eut un mouvement. Quoi donc? s'il rendait le service demande, on n'allait pas combler sa grande ambition, son reve d'un siege a Paris. Mais, deja, M. Camy-Lamotte ajoutait, ayant compris: --Votre place y est marquee, c'est une question de temps... Seulement, puisque j'ai commence a etre indiscret, je suis heureux de vous annoncer que vous etes porte pour la croix, au 15 aout prochain. Un instant, le juge se consulta. Il aurait prefere l'avancement, car il calculait qu'il y avait au bout une augmentation d'environ cent soixante-six francs par mois; et, dans la misere decente ou il vivait, c'etait plus de bien-etre, sa garde-robe renouvelee, sa bonne Melanie mieux nourrie, moins acariatre. Mais la croix, pourtant, etait bonne a prendre. Puis, il avait une promesse. Et lui qui ne se serait pas vendu, nourri dans la tradition de cette magistrature honnete et mediocre, il cedait tout de suite a une simple esperance, a l'engagement vague que l'administration prenait de le favoriser. La fonction judiciaire n'etait plus qu'un metier comme un autre, et il trainait le boulet de l'avancement, en solliciteur affame, toujours pret a plier sous les ordres du pouvoir. --Je suis tres touche, murmura-t-il, veuillez le dire a monsieur le ministre. Il s'etait leve, sentant que, maintenant, tout ce qu'ils pourraient ajouter l'un et l'autre les generait. --Alors, conclut-il, les yeux eteints, la face morte, je vais achever mon enquete, en tenant compte de vos scrupules. Naturellement, si nous n'avons pas des faits absolus prouves contre Cabuche, il vaudra mieux ne pas risquer le scandale inutile d'un proces... On le relachera, on continuera de le surveiller. Le secretaire general, sur le seuil, acheva de se montrer tout a fait aimable. --Monsieur Denizet, nous nous en remettons completement a votre grand tact et a votre haute honnetete. Lorsqu'il se retrouva seul, M. Camy-Lamotte eut la curiosite, inutile maintenant d'ailleurs, de comparer la page ecrite par Severine, avec le billet sans signature, qu'il avait decouvert dans les papiers du president Grandmorin. La ressemblance etait complete. Il replia la lettre, la serra soigneusement, car, s'il n'en avait souffle mot au juge d'instruction, il jugeait qu'une arme pareille etait bonne a garder. Et, comme le profil de cette petite femme, si frele et si forte dans sa resistance nerveuse, s'evoquait devant lui, il eut son haussement d'epaules indulgent et railleur. Ah! ces creatures, quand elles veulent! Severine, a trois heures moins vingt, s'etait trouvee en avance, rue Cardinet, au rendez-vous qu'elle avait donne a Jacques. Il habitait la, tout en haut d'une grande maison, une etroite chambre, ou il ne montait guere que le soir pour se coucher; et encore decouchait-il deux fois par semaine, les deux nuits qu'il passait au Havre, entre l'express du soir et l'express du matin. Ce jour-la pourtant, trempe d'eau, brise de fatigue, il etait rentre se jeter sur son lit. De sorte que Severine l'aurait peut-etre attendu vainement, si la querelle d'un menage voisin, un mari qui assommait sa femme, hurlante, ne l'avait reveille. Il s'etait debarbouille et vetu de fort mechante humeur, l'ayant reconnue en bas, sur le trottoir, en regardant par la fenetre de sa mansarde. --Enfin, c'est vous! s'ecria-t-elle, quand elle le vit deboucher de la porte cochere. Je craignais d'avoir mal compris... Vous m'aviez bien dit au coin de la rue Saussure... Et, sans attendre sa reponse, levant les yeux sur la maison: --C'est donc la que vous demeurez? Il avait, sans le lui dire, fixe ainsi le rendez-vous devant sa porte, parce que le depot, ou ils devaient aller ensemble, se trouvait presque en face. Mais sa question le gena, il s'imagina qu'elle allait pousser la bonne camaraderie jusqu'a lui demander de voir sa chambre. Celle-ci etait si sommairement meublee et si en desordre, qu'il en avait honte. --Oh! je ne demeure pas, je perche, repondit-il. Depechons-nous, je crains que le chef ne soit deja sorti. En effet, lorsqu'ils se presenterent a la petite maison que ce dernier occupait, derriere le depot, dans l'enceinte de la gare, ils ne le trouverent pas; et, inutilement, ils allerent de hangar en hangar: partout on leur dit de revenir vers quatre heures et demie, s'ils voulaient etre certains de le rencontrer aux ateliers de reparation. --C'est bien, nous reviendrons, declara Severine. Puis, quand elle fut de nouveau dehors, seule en compagnie de Jacques: --Si vous etes libre, ca ne vous fait rien que je reste a attendre avec vous? Il ne pouvait refuser, et d'ailleurs, malgre l'inquietude sourde qu'elle lui causait, elle exercait sur lui un charme grandissant et si fort, que la maussaderie volontaire ou il s'etait promis de s'enfermer, s'en allait a ses doux regards. Celle-la, avec sa longue figure tendre et peureuse, devait aimer comme un chien fidele, qu'on n'a pas meme le courage de battre. --Sans doute, je ne vous quitte pas, repondit-il d'un ton moins brusque. Seulement, nous avons plus d'une heure a perdre... Voulez-vous entrer dans un cafe? Elle lui souriait, heureuse de le sentir enfin cordial. Vivement, elle se recria. --Oh! non, non, je ne veux pas m'enfermer... J'aime mieux marcher a votre bras, dans les rues, ou vous voudrez. Et elle lui prit le bras d'elle-meme, gentiment. Maintenant qu'il n'etait plus noir du voyage, elle le trouvait distingue, avec sa mise d'employe a l'aise, son air bourgeois, que relevait une sorte de fierte libre, l'habitude du grand air et du danger brave chaque jour. Jamais elle n'avait si bien remarque qu'il etait beau garcon, le visage rond et regulier, les moustaches tres brunes sur la peau blanche; et, seuls, ses yeux fuyants, ses yeux semes de points d'or, qui se detournaient d'elle, continuaient a la mettre en defiance. S'il evitait de la regarder en face, etait-ce donc qu'il ne voulait pas s'engager, rester maitre d'agir a sa guise, meme contre elle? Des ce moment, dans l'incertitude ou elle etait encore, reprise d'un frisson, chaque fois qu'elle songeait a ce cabinet de la rue du Rocher ou sa vie se decidait, elle n'eut plus qu'un but, sentir a elle, tout a elle, l'homme qui lui donnait le bras, obtenir que, lorsqu'elle levait la tete, il laissat ses yeux dans les siens, profondement. Alors, il lui appartiendrait. Elle ne l'aimait point, elle ne pensait pas meme a cela. Simplement, elle s'efforcait de faire de lui sa chose, pour n'avoir plus a le craindre. Quelques minutes, ils marcherent sans parler, dans le continuel flot de passants qui encombre ce quartier populeux. Parfois, ils etaient forces de descendre du trottoir; et ils traversaient la chaussee, au milieu des voitures. Puis, ils se trouverent devant le square des Batignolles, presque desert a cette epoque de l'annee. Le ciel pourtant, lave par le deluge du matin, etait d'un bleu tres doux; et, sous le tiede soleil de mars, les lilas bourgeonnaient. --Entrons-nous? demanda Severine. Tout ce monde m'etourdit. De lui-meme, Jacques allait entrer, inconscient du besoin de l'avoir plus a lui, loin de la foule. --La ou ailleurs, dit-il. Entrons. Lentement, ils continuerent de marcher le long des pelouses, entre les arbres sans feuilles. Quelques femmes promenaient des enfants au maillot, et il y avait des passants qui traversaient le jardin pour couper au plus court, hatant le pas. Ils enjamberent la riviere, monterent parmi les rochers; puis, ils revenaient, desoeuvres, lorsqu'ils passerent parmi des touffes de sapins, dont les feuillages persistants luisaient au soleil, d'un vert sombre. Et, un banc se trouvant la, dans ce coin solitaire, cache aux regards, ils s'assirent, sans meme se consulter cette fois, comme amenes a cette place par une entente. --Il fait beau tout de meme, aujourd'hui, dit-elle apres un silence. --Oui, repondit-il, le soleil a reparu. Mais leur pensee n'etait point a cela. Lui, qui fuyait les femmes, venait de songer aux evenements qui l'avaient rapproche de celle-ci. Elle etait la, elle le touchait, elle menacait d'envahir son existence, et il en eprouvait une continuelle surprise. Depuis le dernier interrogatoire, a Rouen, il n'en doutait plus, cette femme etait complice dans le meurtre de la Croix-de-Maufras. Comment? a la suite de quelles circonstances? poussee par quelle passion ou quel interet? il s'etait pose ces questions, sans pouvoir clairement les resoudre. Pourtant, il avait fini par arranger une histoire: le mari interesse, violent, ayant hate d'entrer en possession du legs; peut-etre la peur que le testament ne fut change a leur desavantage; peut-etre le calcul d'attacher sa femme a lui, par un lien sanglant. Et il s'en tenait a cette histoire, dont les coins obscurs l'attiraient, l'interessaient, sans qu'il cherchat a les eclaircir. L'idee que son devoir serait de tout dire a la justice, l'avait hante aussi. Meme c'etait cette idee qui le preoccupait, depuis qu'il se trouvait assis sur ce banc, pres d'elle, si pres, qu'il sentait contre sa hanche la tiedeur de la sienne. --En mars, reprit-il, c'est etonnant, de pouvoir ainsi rester dehors, comme en ete. --Oh! dit-elle, des que le soleil monte, ca se sent bien. Et, de son cote, elle reflechissait qu'il aurait fallu vraiment que ce garcon fut bete, pour ne pas les avoir devines coupables. Ils s'etaient trop jetes a sa tete, elle continuait a se serrer trop contre lui, en ce moment meme. Aussi, dans le silence coupe de paroles vides, suivait-elle les reflexions qu'il faisait. Leurs yeux s'etant rencontres, elle venait de lire qu'il en arrivait a se demander si ce n'etait pas elle qu'il avait vue, pesant de tout son poids sur les jambes de la victime, ainsi qu'une masse noire. Que faire, que dire, pour le lier d'un lien indestructible? --Ce matin, ajouta-t-elle, il faisait tres froid au Havre. --Sans compter, dit-il, toute l'eau que nous avons recue. Et, a cet instant, Severine eut une brusque inspiration. Elle ne raisonna pas, ne discuta pas: cela lui arrivait, comme une impulsion instinctive, des profondeurs obscures de son intelligence et de son coeur; car, si elle avait discute, elle n'aurait rien dit. Mais elle sentait que cela etait tres bien, et qu'en parlant, elle le conquerait. Doucement, elle lui prit la main, elle le regarda. Les touffes d'arbres verts les cachaient aux passants des rues voisines; ils n'entendaient qu'un lointain roulement de voitures, assourdi dans cette solitude ensoleillee du square; tandis que, seul, au detour de l'allee, un enfant etait la, jouant en silence a emplir de sable un petit seau, avec une pelle. Et, sans transition, de toute son ame, a demi-voix: --Vous me croyez coupable? Il fremit legerement, il arreta ses yeux dans les siens. Oui, repondit-il, de la meme voix basse et emue. Alors, elle serra sa main qu'elle avait gardee, d'une etreinte plus etroite; et elle ne continua pas tout de suite, elle sentait leur fievre se confondre. --Vous vous trompez, je ne suis pas coupable. Et elle disait cela, non pour le convaincre, lui, mais uniquement pour l'avertir qu'elle devait etre innocente, aux yeux des autres. C'etait l'aveu de la femme qui dit non, dans le desir que ce soit non, quand meme et toujours. --Je ne suis pas coupable... Vous ne me ferez plus la peine de croire que je suis coupable. Et elle etait tres heureuse, en voyant qu'il laissait ses yeux dans les siens, profondement. Sans doute, ce qu'elle venait de faire la, c'etait le don de sa personne; car elle se livrait, et plus tard, s'il la reclamait, elle ne pourrait se refuser. Mais le lien etait noue entre eux, indissoluble: elle le defiait bien de parler maintenant, il etait a elle comme elle etait a lui. L'aveu les avait unis. --Vous ne me ferez plus de peine, vous me croyez? --Oui, je vous crois, repondit-il en souriant. Pourquoi l'aurait-il forcee a causer brutalement de cette chose affreuse? Plus tard, elle lui conterait tout, si elle en eprouvait le besoin. Cette facon de se tranquilliser, en se confessant a lui, sans rien dire, le touchait beaucoup, ainsi qu'une marque d'infinie tendresse. Elle etait si confiante, si fragile, avec ses doux yeux de pervenche! elle lui apparaissait si femme, toute a l'homme, toujours prete a le subir, pour etre heureuse! Et, surtout, ce qui le ravissait, tandis que leurs mains restaient jointes et que leurs regards ne se quittaient plus, c'etait de ne pas retrouver en lui son malaise, cet effrayant frisson qui l'agitait, pres d'une femme, a l'idee de la possession. Les autres, il n'avait pu toucher a leur chair, sans eprouver le desir d'y mordre, dans une abominable faim d'egorgement. Pourrait-il donc l'aimer, celle-la, et ne point la tuer? --Vous savez bien que je suis votre ami et que vous n'avez rien a craindre de moi, murmura-t-il a son oreille. Je ne veux pas connaitre vos affaires, ce sera comme il vous plaira... Vous m'entendez? disposez entierement de ma personne. Il s'etait approche si pres de son visage, qu'il sentait son haleine chaude dans ses moustaches. Le matin encore, il en aurait tremble, sous la peur sauvage d'une crise. Que se passait-il, pour qu'il lui restat a peine un fremissement, avec la lassitude heureuse des convalescences? Cette idee qu'elle avait tue, devenue une certitude, la lui montrait differente, grandie, a part. Peut-etre bien n'avait-elle pas aide seulement, mais frappe. Il en fut convaincu, sans preuve aucune. Et, des lors, elle sembla lui etre sacree, en dehors de tout raisonnement, dans l'inconscience du desir effraye qu'elle lui inspirait. Tous les deux a present causaient avec gaiete, en couple de rencontre, chez qui l'amour commence. --Vous devriez me donner votre autre main, pour que je la rechauffe. --Oh! non, pas ici. On nous verrait. --Qui donc? puisque nous sommes seuls... Et d'ailleurs, il n'y aurait pas grand mal. Les enfants ne se font pas comme ca. --Je l'espere bien. Elle riait franchement, dans la joie d'etre sauvee. Elle ne l'aimait pas, ce garcon; elle croyait en etre bien sure; et si elle s'etait promise, elle revait deja au moyen de ne pas payer. Il avait l'air gentil, il ne la tourmenterait pas, tout s'arrangeait tres bien. --C'est entendu, nous sommes camarades, sans que les autres, ni meme mon mari, aient rien a y voir... Maintenant, lachez-moi la main, et ne me regardez plus comme ca, parce que vous allez vous user les yeux. Mais il gardait ses doigts delicats entre les siens. Tres bas, il begaya: --Vous savez que je vous aime. Vivement, elle s'etait degagee, d'une legere secousse. Et, debout devant le banc, ou il restait assis. --En voila une folie, par exemple! Soyez convenable, on vient. En effet, une nourrice arrivait, avec son poupon endormi entre ses bras. Puis, une jeune fille passa, tres affairee. Le soleil baissait, se noyait a l'horizon, dans des vapeurs violatres, et les rayons s'en allaient des pelouses, mourant en poussiere d'or, a la pointe verte des sapins. Il y eut comme un arret subit dans le roulement continu des voitures. On entendit sonner cinq heures, a une horloge voisine. --Ah! mon Dieu! s'ecria Severine, cinq heures, et j'ai rendez-vous rue du Rocher! Sa joie tombait, elle retrouvait l'angoisse de l'inconnu qui l'attendait, la-bas, en se souvenant qu'elle n'etait pas sauvee encore. Elle devint toute pale, les levres tremblantes. --Mais le chef du depot que vous aviez a voir? dit Jacques, qui s'etait leve du banc pour la reprendre a son bras. --Tant pis! je le verrai une autre fois... Ecoutez, mon ami, je n'ai plus besoin de vous, laissez-moi vite faire ma course. Et merci encore, merci de tout mon coeur. Elle lui serrait les mains, elle se hatait. --A tout a l'heure, au train. --Oui, a tout a l'heure. Deja, elle s'eloignait d'un pas rapide, elle disparaissait entre les massifs du square; tandis que lui, lentement, se dirigeait vers la rue Cardinet. M. Camy-Lamotte venait d'avoir, chez lui, une longue conference avec le chef de l'exploitation de la Compagnie de l'Ouest. Mande sous le pretexte d'une autre affaire, celui-ci avait fini par confesser combien ce proces Grandmorin ennuyait la Compagnie. Il y avait d'abord les plaintes des journaux, au sujet du peu de securite pour les voyageurs, dans les voitures de premiere classe. Puis, tout le personnel se trouvait mele a l'aventure, plusieurs employes etaient soupconnes, sans compter ce Roubaud, le plus compromis, qu'on pouvait arreter d'un moment a l'autre. Enfin, les bruits de vilaines moeurs qui couraient sur le president, membre du conseil d'administration, semblaient rejaillir sur ce conseil tout entier. Et c'etait ainsi que le crime presume d'un petit sous-chef de gare, quelque histoire louche, basse et malpropre, remontait au travers des rouages compliques, ebranlait cette machine enorme d'une exploitation de voie ferree, en detraquait jusqu'a l'administration superieure. La secousse allait meme plus haut, gagnait le ministere, menacait l'Etat, dans le malaise politique du moment: heure critique, grand corps social dont la moindre fievre hatait la decomposition. Aussi, lorsque M. Camy-Lamotte avait su de son interlocuteur que la Compagnie, le matin, avait resolu le renvoi de Roubaud, s'etait-il vivement eleve contre cette mesure. Non! non! rien ne serait plus maladroit, cela redoublerait le tapage dans la presse, si elle s'avisait de poser le sous-chef en victime politique. Tout craquerait de plus belle, de bas en haut, et Dieu savait a quelles decouvertes desagreables on arriverait pour les uns et pour les autres! Le scandale avait trop dure, il fallait au plus tot faire le silence. Et le chef de l'exploitation, convaincu, s'etait engage a maintenir Roubaud, a ne pas meme le deplacer du Havre. On verrait bien qu'il n'y avait pas de malhonnetes gens dans tout cela. C'etait fini, l'affaire serait classee. Lorsque Severine, essoufflee, le coeur battant a grands coups, se retrouva dans le severe cabinet de la rue du Rocher, devant M. Camy-Lamotte, celui-ci la contempla un instant en silence, interesse par l'extraordinaire effort qu'elle faisait pour paraitre calme. Decidement, elle lui etait sympathique, cette criminelle delicate, aux yeux de pervenche. --Eh bien! madame... Et il s'arreta pour jouir de son anxiete quelques secondes encore. Mais elle avait un regard si profond, il la sentait elancee toute vers lui, dans un tel besoin de savoir, qu'il fut pitoyable. --Eh bien! madame, j'ai vu le chef de l'exploitation, j'ai obtenu que votre mari ne fut pas congedie... L'affaire est arrangee. Alors, elle defaillit, sous le flot de joie trop vive qui l'inonda. Ses yeux s'etaient emplis de larmes, et elle ne disait rien, elle souriait. Il repeta, en insistant sur la phrase, pour lui donner toute sa signification: --L'affaire est arrangee... Vous pouvez rentrer tranquille au Havre. Elle entendait bien: il voulait dire qu'on ne les arreterait pas, qu'on leur faisait grace. Ce n'etait pas seulement l'emploi maintenu, c'etait l'effroyable drame oublie, enterre. D'un mouvement de caresse instinctive, comme une jolie bete domestique qui remercie et flatte, elle se pencha sur ses mains, les baisa, les garda appuyees contre ses joues. Et, cette fois, il ne les avait pas retirees, tres emu lui-meme du charme tendre de cette gratitude. --Seulement, reprit-il en tachant de redevenir severe, souvenez-vous et conduisez-vous bien. --Oh! monsieur! Mais il desirait les garder a sa merci, la femme et l'homme. Il fit allusion a la lettre. --Souvenez-vous que le dossier reste la, et qu'a la moindre faute, tout peut etre repris... Surtout, recommandez a votre mari de ne plus s'occuper de politique. Sur ce chapitre, nous serions impitoyables. Je sais qu'il s'est deja compromis, on m'a parle d'une querelle facheuse avec le sous-prefet; enfin, il passe pour republicain, c'est detestable... N'est-ce pas? qu'il soit sage, ou nous le supprimerons, simplement. Elle etait debout, ayant hate maintenant d'etre dehors, pour donner de l'espace a la joie qui la suffoquait. --Monsieur, nous vous obeirons, nous serons ce qu'il vous plaira... N'importe quand, n'importe ou, vous n'aurez qu'a commander: je vous appartiens. Il s'etait remis a sourire, de son air las, avec la pointe de dedain d'un homme qui avait longuement bu au neant de toutes choses. --Oh! je n'abuserai pas, madame, je n'abuse plus. Et lui-meme ouvrit la porte du cabinet. Sur le palier, elle se retourna deux fois, avec son visage rayonnant, qui le remerciait encore. Dans la rue du Rocher, Severine marcha follement. Elle s'apercut qu'elle remontait la rue, sans raison; et elle redescendit la pente, traversant la chaussee pour rien, au risque de se faire ecraser. C'etait un besoin de mouvement, de gestes, de cris. Deja, elle comprenait pourquoi on leur faisait grace, et elle se surprit a dire: --Parbleu! ils ont peur, il n'y a pas de danger qu'ils remuent ces choses-la, j'ai ete bien bete de me torturer. C'est evident... Ah! quelle chance! sauvee, sauvee pour de bon, cette fois!... Et n'importe, je vais effrayer mon mari, afin qu'il se tienne tranquille... Sauvee, sauvee, quelle chance! Comme elle debouchait dans la rue Saint-Lazare, elle vit,a l'horloge d'un bijoutier, qu'il etait six heures moins vingt. --Tiens! je vais me payer un bon diner, j'ai le temps. En face de la gare, elle choisit le restaurant le plus luxueux; et, installee seule a une petite table bien blanche, contre la glace sans tain de la devanture, tres amusee par le mouvement de la rue, elle se commanda un diner fin, des huitres, des filets de sole, une aile de poulet roti. C'etait bien le moins qu'elle se rattrapat de son mauvais dejeuner. Elle devora, trouva exquis le pain de gruau, se fit encore faire une friandise, des beignets souffles. Puis, son cafe bu, elle se pressa, car elle n'avait plus que quelques minutes pour prendre l'express. Jacques, en la quittant, apres etre alle chez lui remettre ses vetements de travail, s'etait rendu tout de suite au depot, ou il n'arrivait d'ordinaire qu'une demi-heure avant le depart de sa machine. Il avait fini par se reposer sur Pecqueux des soins de visite, bien que le chauffeur fut ivre deux fois sur trois. Mais, ce jour-la, dans l'emotion tendre ou il etait, un scrupule inconscient venait de l'envahir, il voulait s'assurer par lui-meme du bon fonctionnement de toutes les pieces; d'autant plus que, le matin, en venant du Havre, il croyait s'etre apercu d'une depense de force plus grande pour un travail moindre. Dans le vaste hangar ferme, noir de charbon, et que de hautes fenetres poussiereuses eclairaient, parmi les autres machines au repos, celle de Jacques se trouvait deja en tete d'une voie, destinee a partir la premiere. Un chauffeur du depot venait de charger le foyer, des escarbilles rouges tombaient dessous, dans la fosse a piquer le feu. C'etait une de ces machines d'express, a deux essieux couples, d'une elegance fine et geante, avec ses grandes roues legeres reunies par des bras d'acier, son poitrail large, ses reins allonges et puissants, toute cette logique et toute cette certitude qui font la beaute souveraine des etres de metal, la precision dans la force. Ainsi que les autres machines de la Compagnie de l'Ouest, en dehors du numero qui la designait, elle portait le nom d'une gare, celui de Lison, une station du Cotentin. Mais Jacques, par tendresse, en avait fait un nom de femme, la Lison, comme il disait, avec une douceur caressante. Et, c'etait vrai, il l'aimait d'amour, sa machine, depuis quatre ans qu'il la conduisait. Il en avait mene d'autres, des dociles et des retives, des courageuses et des faineantes; il n'ignorait point que chacune avait son caractere, que beaucoup ne valaient pas grand-chose, comme on dit des femmes de chair et d'os; de sorte que, s'il l'aimait celle-la, c'etait en verite qu'elle avait des qualites rares de brave femme. Elle etait douce, obeissante, facile au demarrage, d'une marche reguliere et continue, grace a sa bonne vaporisation. On pretendait bien que, si elle demarrait avec tant d'aisance, cela provenait de l'excellent bandage des roues et surtout du reglage parfait des tiroirs; de meme que, si elle vaporisait beaucoup avec peu de combustible, on mettait cela sur le compte de la qualite du cuivre des tubes et de la disposition heureuse de la chaudiere. Mais lui savait qu'il y avait autre chose, car d'autres machines, identiquement construites, montees avec le meme soin, ne montraient aucune de ses qualites. Il y avait l'ame, le mystere de la fabrication, ce quelque chose que le hasard du martelage ajoute au metal, que le tour de main de l'ouvrier monteur donne aux pieces: la personnalite de la machine, la vie. Il l'aimait donc en male reconnaissant, la Lison, qui partait et s'arretait vite, ainsi qu'une cavale vigoureuse et docile; il l'aimait parce que, en dehors des appointements fixes, elle lui gagnait des sous, grace aux primes de chauffage. Elle vaporisait si bien, qu'elle faisait en effet de grosses economies de charbon. Et il n'avait qu'un reproche a lui adresser, un trop grand besoin de graissage: les cylindres surtout devoraient des quantites de graisse deraisonnables, une faim continue, une vraie debauche. Vainement, il avait tache de la moderer. Mais elle s'essoufflait aussitot, il fallait ca a son temperament. Il s'etait resigne a lui tolerer cette passion gloutonne, de meme qu'on ferme les yeux sur un vice, chez les personnes qui sont, d'autre part, petries de qualites; et il se contentait de dire, avec son chauffeur, en maniere de plaisanterie, qu'elle avait, a l'exemple des belles femmes, le besoin d'etre graissee trop souvent. Pendant que le foyer ronflait et que la Lison peu a peu entrait en pression, Jacques tournait autour d'elle, l'inspectant dans chacune de ses pieces, tachant de decouvrir pourquoi, le matin, elle lui avait mange plus de graisse que de coutume. Et il ne trouvait rien, elle etait luisante et propre, d'une de ces propretes gaies qui annoncent les bons soins tendres d'un mecanicien. Sans cesse, on le voyait l'essuyer, l'astiquer; a l'arrivee surtout, de meme qu'on bouchonne les betes fumantes d'une longue course, il la frottait vigoureusement, il profitait de ce qu'elle etait chaude pour la mieux nettoyer des taches et des bavures. Il ne la bousculait jamais non plus, lui gardait une marche reguliere, evitant de se mettre en retard, ce qui necessite ensuite des sauts de vitesse facheux. Aussi tous deux avaient-ils fait toujours si bon menage, que, pas une fois, en quatre annees, il ne s'etait plaint d'elle, sur le registre du depot, ou les mecaniciens inscrivent leurs demandes de reparations, les mauvais mecaniciens, paresseux ou ivrognes, sans cesse en querelle avec leurs machines. Mais, vraiment, ce jour-la, il avait sur le coeur sa debauche de graisse; et c'etait autre chose aussi, quelque chose de vague et de profond, qu'il n'avait pas eprouve encore, une inquietude, une defiance a son egard, comme s'il doutait d'elle et qu'il eut voulu s'assurer qu'elle n'allait pas se mal conduire en route. Cependant, Pecqueux n'etait point la, et Jacques s'emporta, lorsqu'il parut enfin, la langue pateuse, a la suite d'un dejeuner, fait avec un ami. D'habitude, les deux hommes s'entendaient tres bien, dans ce long compagnonnage qui les promenait d'un bout a l'autre de la ligne, secoues cote a cote, silencieux, unis par la meme besogne et les memes dangers. Bien qu'il fut son cadet de plus de dix ans, le mecanicien se montrait paternel pour son chauffeur, couvrait ses vices, le laissait dormir une heure, lorsqu'il etait trop ivre; et celui-ci lui rendait cette complaisance en un devouement de bon chien, excellent ouvrier d'ailleurs, rompu au metier, en dehors de son ivrognerie. Il faut dire que lui aussi aimait la Lison, ce qui suffisait pour la bonne entente. Eux deux et la machine, ils faisaient un vrai menage a trois, sans jamais une dispute. Aussi Pecqueux, interloque d'etre si mal recu, regarda-t-il Jacques avec un redoublement de surprise, lorsqu'il l'entendit grogner ses doutes contre elle. --Quoi donc? mais elle va comme une fee! --Non, non, je ne suis pas tranquille. Et, malgre le bon etat de chaque piece, il continuait a hocher la tete. Il fit jouer les manettes, s'assura du fonctionnement de la soupape. Il monta sur le tablier, alla emplir lui-meme les godets graisseurs des cylindres; pendant que le chauffeur essuyait le dome, ou restaient de legeres traces de rouille. La tringle de la sabliere marchait bien, tout aurait du le rassurer. C'etait que, dans son coeur, la Lison ne se trouvait plus seule. Une autre tendresse y grandissait, cette creature mince, si fragile, qu'il revoyait toujours pres de lui, sur le banc du square, avec sa faiblesse caline, qui avait besoin d'etre aimee et protegee. Jamais, quand une cause involontaire l'avait mis en retard, qu'il lancait sa machine a une vitesse de quatre-vingts kilometres, jamais il n'avait songe aux dangers que pouvaient courir les voyageurs. Et voila que la seule idee de reconduire au Havre cette femme presque detestee le matin, amenee avec ennui, le travaillait d'une inquietude, de la crainte d'un accident, ou il se l'imaginait blessee par sa faute, mourante entre ses bras. Des maintenant, il avait charge d'amour. La Lison, soupconnee, ferait bien de se conduire correctement, si elle voulait garder son renom de bonne marcheuse. Six heures sonnerent, Jacques et Pecqueux monterent sur le petit pont de tole qui reliait le tender a la machine; et, le dernier ayant ouvert le purgeur sur un signe de son chef, un tourbillon de vapeur blanche emplit le hangar noir. Puis, obeissant a la manette du regulateur, lentement tournee par le mecanicien, la Lison demarra, sortit du depot, siffla pour se faire ouvrir la voie. Presque tout de suite, elle put s'engager dans le tunnel des Batignolles. Mais, au pont de l'Europe, il lui fallut attendre; et il n'etait que l'heure reglementaire, lorsque l'aiguilleur l'envoya sur l'express de six heures trente, auquel deux hommes d'equipe l'attelerent solidement. On allait partir, il n'y avait plus que cinq minutes, et Jacques se penchait, surpris de ne pas voir Severine au milieu de la bousculade des voyageurs. Il etait bien certain qu'elle ne monterait pas, sans etre d'abord venue jusqu'a lui. Enfin, elle parut, en retard, courant presque. Et, en effet, elle longea tout le train, ne s'arreta qu'a la machine, le teint anime, exultante de joie. Ses petits pieds se hausserent, sa face se leva, rieuse. --Ne vous inquietez pas, me voici. Lui, egalement, se mit a rire, heureux qu'elle fut la. --Bon, bon! ca va bien. Mais elle se haussa encore, reprit a voix plus basse: --Mon ami, je suis contente, tres contente... Une grande chance qui m'arrive... Tout ce que je desirais. Et il comprit parfaitement, il en eprouva un gros plaisir. Puis, comme elle repartait en courant, elle se retourna pour ajouter, par plaisanterie: --Dites donc, maintenant, n'allez pas me casser les os. Il se recria, d'une voix gaie: --Oh! par exemple! n'ayez pas peur! Mais les portieres battaient, Severine n'eut que le temps de monter; et Jacques, au signal du conducteur-chef, siffla, puis ouvrit le regulateur. On partit. C'etait le meme depart que celui du train tragique de fevrier, a la meme heure, au milieu des memes activites de la gare, dans les memes bruits, les memes fumees. Seulement, il faisait jour encore, un crepuscule clair, d'une douceur infinie. La tete a la portiere, Severine regardait. Et, sur la Lison, Jacques, monte a droite, chaudement vetu d'un pantalon et d'un bourgeron de laine, portant des lunettes a oeilleres de drap, attachees derriere la tete, sous sa casquette, ne quittait plus la voie des yeux, se penchait a toute seconde, en dehors de la vitre de l'abri, pour mieux voir. Rudement secoue par la trepidation, n'en ayant pas meme conscience, il avait la main droite sur le volant du changement de marche, comme un pilote sur la roue du gouvernail; il le manoeuvrait d'un mouvement insensible et continu, moderant, accelerant la vitesse; et, de la main gauche, il ne cessait de tirer la tringle du sifflet, car la sortie de Paris est difficile, pleine d'embuches. Il sifflait aux passages a niveau, aux gares, aux tunnels, aux grandes courbes. Un signal rouge s'etant montre, au loin, dans le jour tombant, il demanda longuement la voie, passa comme un tonnerre. A peine, de temps a autre, jetait-il un coup d'oeil sur le manometre, tournant le petit volant de l'injecteur, des que la pression atteignait dix kilogrammes. Et c'etait sur la voie toujours, en avant, que revenait son regard, tout a la surveillance des moindres particularites, dans une attention telle, qu'il ne voyait rien autre, qu'il ne sentait meme pas le vent souffler en tempete. Le manometre baissa, il ouvrit la porte du foyer, en haussant la cremaillere; et Pecqueux, habitue au geste, comprit, cassa a coups de marteau du charbon, qu'il etala avec la pelle, en une couche bien egale, sur toute la largeur de la grille. Une chaleur ardente leur brulait les jambes a tous deux; puis, la porte refermee, de nouveau le courant d'air glace souffla. La nuit tombait, Jacques redoublait de prudence. Il avait rarement senti la Lison si obeissante; il la possedait, la chevauchait a sa guise, avec l'absolue volonte du maitre; et, pourtant, il ne se relachait pas de sa severite, la traitait en bete domptee, dont il faut se mefier toujours. La, derriere son dos, dans le train lance a grande vitesse, il voyait une figure fine, s'abandonnant a lui, confiante, souriante. Il en avait un leger frisson, il serrait d'une poigne plus rude le volant du changement de marche, il percait les tenebres croissantes d'un regard fixe, en quete de feux rouges. Apres les embranchements d'Asnieres et de Colombes, il avait respire un peu. Jusqu'a Mantes, tout allait bien, la voie etait un veritable palier, ou le train roulait a l'aise. Apres Mantes, il dut pousser la Lison, pour qu'elle montat une rampe assez forte, presque d'une demi-lieue. Puis, sans la ralentir, il la lanca sur la pente douce du tunnel de Rolleboise, deux kilometres et demi de tunnel, qu'elle franchit en trois minutes a peine. Il n'y avait plus qu'un autre tunnel, celui du Roule, pres de Gaillon, avant la gare de Sotteville, une gare redoutee, que la complication des voies, les continuelles manoeuvres, l'encombrement constant, rendent tres perilleuse. Toutes les forces de son etre etaient dans ses yeux qui veillaient, dans sa main qui conduisait; et la Lison, sifflante et fumante, traversa Sotteville a toute vapeur, ne s'arreta qu'a Rouen, d'ou elle repartit, calmee un peu, montant avec plus de lenteur la rampe qui va jusqu'a Malaunay. La lune s'etait levee, tres claire, d'une lumiere blanche, qui permettait a Jacques de distinguer les moindres buissons, et jusqu'aux pierres des chemins, dans leur fuite rapide. Comme, a la sortie du tunnel de Malaunay, il jetait a droite un coup d'oeil, inquiet de l'ombre portee d'un grand arbre, barrant la voie, il reconnut le coin recule, le champ de broussailles, d'ou il avait vu le meurtre. Le pays, desert et farouche, defilait avec ses continuelles cotes, ses creux noirs de petits bois, sa desolation ravagee. Ensuite, ce fut, a la Croix-de-Maufras, sous la lune immobile, la brusque apparition de la maison plantee de biais, dans son abandon et sa detresse, les volets eternellement clos, d'une melancolie affreuse. Et, sans savoir pourquoi, cette fois encore, plus que les precedentes, Jacques eut le coeur serre, comme s'il passait devant son malheur. Mais, tout de suite, ses yeux emporterent une autre image. Pres de la maison des Misard, contre la barriere du passage a niveau, Flore etait la, debout. Maintenant, a chaque voyage, il la voyait a cette place, l'attendant, le guettant. Elle ne remua pas, elle tourna simplement la tete, pour le suivre plus longtemps, dans l'eclair qui l'emportait. Sa haute silhouette se detachait en noir sur la lumiere blanche, ses cheveux d'or s'allumaient seuls, a l'or pale de l'astre. Et Jacques, ayant pousse la Lison pour lui faire franchir la rampe de Motteville, la laissa souffler un peu le long du plateau de Bolbec, puis la lanca enfin, de Saint-Romain a Harfleur, sur la plus forte pente de la ligne, trois lieues que les machines devorent d'un galop de betes folles, sentant l'ecurie. Et il etait brise de fatigue, au Havre, lorsque, sous la marquise, pleine du vacarme et de la fumee de l'arrivee, Severine, avant de remonter chez elle, accourut lui dire, de son air gai et tendre: --Merci, a demain. VI Un mois se passa, et un grand calme s'etait fait de nouveau dans le logement que les Roubaud occupaient au premier etage de la gare, au-dessus des salles d'attente. Chez eux, chez leurs voisins de couloir, parmi ce petit monde d'employes, soumis a une existence d'horloge par l'uniforme retour des heures reglementaires, la vie s'etait remise a couler, monotone. Et il semblait que rien ne se fut passe de violent ni d'anormal. La bruyante et scandaleuse affaire Grandmorin, tout doucement, s'oubliait, allait etre classee, par l'impuissance ou paraissait etre la justice de decouvrir le coupable. Apres une prevention d'une quinzaine de jours encore, le juge d'instruction Denizet avait rendu une ordonnance de non-lieu, a l'egard de Cabuche, motivee sur ce qu'il n'existait pas contre lui de charges suffisantes; et une legende de police etait en train de se former, romanesque: celle d'un assassin inconnu, insaisissable, un aventurier du crime, present partout a la fois, que l'on chargeait de tous les meurtres et qui se dissipait en fumee, a la seule apparition des agents. A peine quelques plaisanteries reparaissaient-elles de loin en loin sur ce legendaire assassin, dans la presse de l'opposition, enfievree par l'approche des elections generales. La pression du pouvoir, les violences des prefets lui fournissaient quotidiennement d'autres sujets d'articles indignes; si bien que, les journaux ne s'occupant plus de l'affaire, elle etait sortie de la curiosite passionnee de la foule. On n'en causait meme plus. Ce qui avait acheve de ramener le calme chez les Roubaud, c'etait l'heureuse facon dont venait de s'aplanir l'autre difficulte, celle que menacait de soulever le testament du president Grandmorin. Sur les conseils de madame Bonnehon, les Lachesnaye avaient enfin consenti a ne pas attaquer ce testament, dans la crainte de reveiller le scandale, tres incertains aussi du resultat d'un proces. Et, mis en possession de leur legs, les Roubaud se trouvaient, depuis une semaine, proprietaires de la Croix-de-Maufras, la maison et le jardin, evalues a une quarantaine de mille francs. Tout de suite, ils avaient decide de la vendre, cette maison de debauche et de sang, qui les hantait ainsi qu'un cauchemar, ou ils n'auraient point ose dormir, dans l'epouvante des spectres du passe; et de la vendre en bloc, avec les meubles, telle qu'elle etait, sans la reparer ni meme en enlever la poussiere. Mais, comme, a des encheres publiques, elle aurait trop perdu, les acheteurs etant rares qui consentiraient a se retirer dans cette solitude, ils avaient resolu d'attendre un amateur, ils s'etaient contentes d'accrocher a la facade un immense ecriteau, aisement lisible des continuels trains qui passaient. Cet appel en grosses lettres, cette desolation a vendre, ajoutait a la tristesse des volets clos et du jardin envahi par les ronces. Roubaud ayant absolument refuse d'y aller, meme en passant, prendre certaines dispositions necessaires, Severine s'y etait rendue un apres-midi; et elle avait laisse les clefs aux Misard, en les chargeant de montrer la propriete, si des acquereurs se presentaient. On aurait pu s'y installer en deux heures, car il y avait jusqu'a du linge dans les armoires. Et, rien des lors n'inquietant plus les Roubaud, ils laissaient donc couler chaque journee dans l'attente assoupie du lendemain. La maison finirait par se vendre, ils en placeraient l'argent, tout marcherait tres bien. Ils l'oubliaient d'ailleurs, ils vivaient comme s'ils ne devaient jamais sortir des trois pieces qu'ils occupaient: la salle a manger, dont la porte s'ouvrait directement sur le couloir; la chambre a coucher, assez vaste, a droite; la cuisine, toute petite et sans air, a gauche. Meme, devant leurs fenetres, la marquise de la gare, cette pente de zinc qui leur barrait la vue, ainsi qu'un mur de prison, au lieu de les exasperer comme autrefois, semblait les tranquilliser, augmentait la sensation d'infini repos, de paix reconfortante ou ils s'endormaient. Au moins, on n'etait pas vu des voisins, on n'avait pas toujours devant soi des yeux d'espions a fouiller chez vous; et ils ne se plaignaient plus, le printemps etant venu, que de la chaleur etouffante, des reflets aveuglants du zinc, chauffe par les premiers soleils. Apres la secousse effroyable, qui, pendant pres de deux mois, les avait fait vivre dans un continuel frisson, ils jouissaient beatement de cette reaction de torpeur envahissante. Ils demandaient a ne plus bouger, heureux d'etre, simplement, sans trembler ni souffrir. Jamais Roubaud ne s'etait montre un employe si exact, si consciencieux: la semaine de jour, descendu sur le quai a cinq heures du matin, il ne remontait dejeuner qu'a dix, redescendait a onze, allait jusqu'a cinq heures du soir, onze heures pleines de service; la semaine de nuit, pris de cinq heures du soir a cinq heures du matin, il n'avait meme point le court repos d'un repas fait chez lui, car il soupait dans son bureau; et il portait cette dure servitude avec une sorte de satisfaction, il semblait s'y complaire, descendant aux details, voulant tout voir, tout faire, comme s'il avait trouve un oubli a cette fatigue, un recommencement de vie equilibree, normale. De son cote, Severine, presque toujours seule, qui etait veuve une semaine sur deux, qui l'autre semaine ne le voyait qu'au dejeuner et au diner, paraissait prise d'une fievre de bonne menagere. D'habitude, elle s'asseyait, brodait, detestant de toucher au menage, qu'une vieille femme, la mere Simon, venait faire, de neuf heures a midi. Mais, depuis qu'elle se retrouvait tranquille chez elle, certaine d'y rester, des idees de nettoyage, d'arrangement, l'occupaient. Elle ne reprenait sa chaise qu'apres avoir furete partout. Du reste, tous deux dormaient d'un bon sommeil. Dans leurs rares tete-a-tete, aux repas, ainsi que les nuits ou ils couchaient ensemble, jamais ils ne reparlaient de l'affaire; et ils devaient croire que c'etait chose finie, enterree. Pour Severine, surtout, l'existence redevint ainsi tres douce. Ses paresses la reprirent, elle abandonna de nouveau le menage a la mere Simon, en demoiselle faite seulement pour les fins travaux d'aiguille. Elle avait commence une oeuvre interminable, tout un couvre-pied brode, qui menacait de l'occuper sa vie entiere. Elle se levait assez tard, heureuse de rester seule au lit, bercee par les departs et les arrivees des trains, qui marquaient pour elle la marche des heures, exactement, ainsi qu'une horloge. Dans les premiers temps de son mariage, ces bruits violents de la gare, coups de sifflet, chocs de plaques tournantes, roulements de foudre, ces trepidations brusques, pareilles a des tremblements de terre, qui la secouaient avec les meubles, l'avaient affolee. Puis, peu a peu, l'habitude etait venue, la gare sonore et frissonnante entrait dans sa vie; et, maintenant, elle s'y plaisait, son calme etait fait de cette agitation et de ce vacarme. Jusqu'au dejeuner, elle voyageait d'une piece dans l'autre, causait avec la femme de menage, les mains inertes. Puis, elle passait les longs apres-midi, assise devant la fenetre de la salle a manger, son ouvrage le plus souvent tombe sur les genoux, heureuse de ne rien faire. Les semaines ou son mari remontait se coucher au petit jour, elle l'entendait ronfler jusqu'au soir; et, du reste, c'etait devenu pour elle les bonnes semaines, celles qu'elle vivait comme autrefois, avant d'etre mariee, tenant toute la largeur du lit, se recreant ensuite a son gre, libre de sa journee entiere. Elle ne sortait presque jamais, elle n'apercevait du Havre que les fumees des usines voisines, dont les gros tourbillons noirs tachaient le ciel, au-dessus du faitage de zinc, qui coupait l'horizon, a quelques metres de ses yeux. La ville etait la, derriere cet eternel mur; elle la sentait toujours presente, son ennui de ne pas la voir avait a la longue pris de la douceur; cinq ou six pots de giroflees et de verveines, qu'elle cultivait dans le cheneau de la marquise, lui faisaient un petit jardin, fleurissant sa solitude. Parfois, elle parlait d'elle comme d'une recluse, au fond d'un bois. Seul, a ses moments de flane, Roubaud enjambait la fenetre; puis, filant le long du cheneau, il allait jusqu'au bout, montait la pente de zinc, s'asseyait en haut du pignon, au-dessus du cours Napoleon; et la, enfin, il fumait sa pipe, en plein ciel, dominant la ville etalee a ses pieds, les bassins plantes de la haute futaie des mats, la mer immense, d'un vert pale, a l'infini. Il semblait que la meme somnolence eut gagne les autres menages d'employes, voisins des Roubaud. Ce couloir, ou soufflait d'ordinaire un si terrible vent de commerages, s'endormait lui aussi. Quand Philomene rendait visite a madame Lebleu, c'etait a peine si l'on entendait le leger murmure de leurs voix. Surprises toutes deux de voir comment tournaient les choses, elles ne parlaient plus du sous-chef qu'avec une commiseration dedaigneuse: bien sur que, pour lui conserver sa place, son epouse etait allee en faire de belles, a Paris; enfin, un homme tare maintenant, qui ne se laverait pas de certains soupcons. Et, comme la femme du caissier avait la conviction que desormais ses voisins n'etaient point de force a lui reprendre le logement, elle leur temoignait simplement beaucoup de mepris, passant tres raide, ne saluant pas; si bien qu'elle indisposa meme Philomene, qui vint de moins en moins: elle la trouvait trop fiere, ne s'amusait plus. Pourtant, madame Lebleu, pour s'occuper, continuait a guetter l'intrigue de mademoiselle Guichon avec le chef de gare, M. Dabadie, sans jamais les surprendre, d'ailleurs. Dans le couloir, il n'y avait plus que le frolement imperceptible de ses pantoufles de feutre. Tout s'etant ainsi ensommeille de proche en proche, un mois se passa, de paix souveraine, comme ces grands sommeils qui suivent les grandes catastrophes. Mais, chez les Roubaud, un point restait, douloureux, inquietant, un point du parquet de la salle a manger, ou leurs yeux ne pouvaient se porter par hasard, sans qu'un malaise, de nouveau, les troublat. C'etait, a gauche de la fenetre, la frise de chene qu'ils avaient deplacee, puis remise, pour cacher dessous la montre et les dix mille francs, pris sur le corps de Grandmorin, sans compter environ trois cents francs en or, dans un porte-monnaie. Cette montre et cet argent, Roubaud ne les avait enleves des poches que pour faire croire au vol. Il n'etait pas un voleur, il serait mort de faim a cote, comme il le disait, plutot que de profiter d'un centime ou de vendre la montre. L'argent de ce vieux, qui avait sali sa femme, dont il avait fait justice, cet argent tache de boue et de sang, non! non! ce n'etait pas de l'argent assez propre, pour qu'un honnete homme y touchat. Et il ne songeait meme point a la maison de la Croix-de-Maufras, dont il acceptait le cadeau: seul, le fait de la victime fouillee, de ces billets emportes dans l'abomination du meurtre, le revoltait, soulevait sa conscience, d'un mouvement de recul et de peur. Cependant, la volonte ne lui etait pas venue de les bruler, puis d'aller un soir jeter la montre et le porte-monnaie a la mer. Si la simple prudence le lui conseillait, un instinct sourd protestait en lui contre cette destruction. Il avait un respect inconscient, jamais il ne se serait resigne a aneantir une telle somme. D'abord, la premiere nuit, il l'avait enfouie sous son oreiller, ne jugeant aucun coin assez sur. Les jours suivants, il s'etait ingenie a decouvrir des cachettes, il en changeait chaque matin, agite au moindre bruit, dans la crainte d'une perquisition judiciaire. Jamais il n'avait fait une pareille depense d'imagination. Puis, a bout de ruses, las de trembler, il avait eu un jour la paresse de reprendre l'argent et la montre, caches la veille sous la frise; et, maintenant, pour rien au monde, il n'aurait fouille la: c'etait comme un charnier, un trou d'epouvante et de mort, ou des spectres l'attendaient. Il evitait meme, en marchant, de poser les pieds sur cette feuille du parquet; car la sensation lui en etait desagreable, il s'imaginait en recevoir dans les jambes un leger choc. Severine, l'apres-midi, lorsqu'elle s'asseyait devant la fenetre, reculait sa chaise, pour n'etre pas juste au-dessus du cadavre, qu'ils gardaient ainsi dans leur plancher. Ils n'en parlaient pas entre eux, s'efforcaient de croire qu'ils s'y accoutumeraient, finissaient par s'irriter de le retrouver, de le sentir a chaque heure, de plus en plus importun, sous leurs semelles. Et ce malaise etait d'autant plus singulier, qu'ils ne souffraient nullement du couteau, le beau couteau neuf achete par la femme, et que le mari avait plante dans la gorge de l'amant. Simplement lave, il trainait au fond d'un tiroir, il servait parfois a la mere Simon, pour couper le pain. D'ailleurs, dans cette paix ou il vivait, Roubaud venait d'introduire une autre cause de trouble, peu a peu grandissante, en forcant Jacques a les frequenter. Le roulement de son service ramenait le mecanicien au Havre trois fois par semaine: le lundi, de dix heures trente-cinq du matin a six heures vingt du soir; le jeudi et le samedi, de onze heures cinq du soir a six heures quarante du matin. Et, le premier lundi, apres le voyage de Severine, le sous-chef s'etait acharne. --Voyons, camarade, vous ne pouvez refuser de manger un morceau avec nous... Que diable! vous avez ete tres gentil pour ma femme, je vous dois bien un remerciement. Deux fois en un mois, Jacques avait ainsi accepte a dejeuner. Il semblait que Roubaud, gene des grands silences qui se faisaient maintenant, quand il mangeait avec sa femme, eprouvat un soulagement, des qu'il pouvait mettre un convive entre eux. Tout de suite, il retrouvait des histoires, il causait et plaisantait. --Revenez donc le plus souvent possible! Vous voyez bien que vous ne nous genez pas. Un soir, un jeudi, comme Jacques, debarbouille, allait se mettre au lit, il avait rencontre le sous-chef flanant autour du depot; et, malgre l'heure tardive, ce dernier, ennuye de rentrer seul, s'etait fait accompagner jusqu'a la gare, puis avait entraine le jeune homme chez lui. Severine, levee encore, lisait. On avait pris un petit verre, on avait meme joue aux cartes jusqu'a minuit passe. Et, desormais, les dejeuners du lundi, les petites soirees du jeudi et du samedi tournaient a l'habitude. C'etait Roubaud lui-meme, lorsque le camarade manquait un jour, qui le guettait pour le ramener, en lui reprochant sa negligence. Il s'assombrissait de plus en plus, il n'etait vraiment gai qu'avec son nouvel ami. Ce garcon qui l'avait si cruellement inquiete d'abord, qui aurait du maintenant lui etre en execration, comme le temoin, l'evocation vivante des choses affreuses qu'il voulait oublier, lui etait au contraire devenu necessaire, peut-etre justement parce qu'il savait et qu'il n'avait point parle. Cela restait entre eux, ainsi qu'un lien tres fort, une complicite. Souvent, le sous-chef regardait l'autre d'un air d'intelligence, lui serrait la main avec un subit emportement, dont la violence depassait la simple expression de leur camaraderie. Mais surtout Jacques, dans le menage, demeurait une distraction. Severine, elle aussi, l'accueillait gaiement, poussait un leger cri, des son entree, en femme qu'un plaisir reveille. Elle lachait tout, sa broderie, son livre, s'echappait, en paroles et en rires, de la grise somnolence ou elle passait les journees. --Ah! que c'est gentil d'etre venu! J'ai entendu l'express, j'ai pense a vous. Quand il dejeunait, c'etait fete. Elle connaissait deja ses gouts, sortait elle-meme pour lui avoir des oeufs frais: tout cela tres gentiment, en bonne menagere qui recoit l'ami de la maison, sans qu'il put y voir encore autre chose que l'envie d'etre aimable et le besoin de se distraire. --Vous savez, lundi, revenez! il y aura de la creme. Seulement, lorsque, au bout d'un mois, il fut la, installe, la separation s'aggrava entre les Roubaud. La femme, de plus en plus, se plaisait au lit toute seule, s'arrangeait pour s'y rencontrer le moins possible avec son mari; et ce dernier, si ardent, si brutal aux premiers temps du mariage, ne faisait rien pour l'y retenir. Il l'avait aimee sans delicatesse, elle s'y etait resignee avec sa soumission de femme complaisante, pensant que les choses devaient etre ainsi, n'y goutant du reste aucun plaisir. Mais, depuis le crime, cela, sans qu'elle sut pourquoi, lui repugnait beaucoup. Elle en etait enervee, effrayee. Un soir, comme la bougie n'etait pas eteinte, elle cria: sur elle, dans cette face rouge, convulsee, elle avait cru revoir la face de l'assassin; et, des lors, elle trembla chaque fois, elle eut l'horrible sensation du meurtre, comme s'il l'eut renversee, un couteau au poing. C'etait fou, mais son coeur battait d'epouvante. De moins en moins, d'ailleurs, il abusait d'elle, la sentant trop retive pour s'y plaire. Une fatigue, une indifference, ce que l'age amene, il semblait que la crise affreuse, le sang repandu, l'eut produit entre eux. Les nuits ou ils ne pouvaient eviter le lit commun, ils se tenaient aux deux bords. Et Jacques, certainement, aidait a consommer ce divorce, en les tirant par sa presence de l'obsession ou ils etaient d'eux-memes. Il les delivrait l'un de l'autre. Roubaud, cependant, vivait sans remords. Il avait eu seulement peur des suites, avant que l'affaire fut classee; et sa grande inquietude etait surtout de perdre sa place. A cette heure, il ne regrettait rien. Peut-etre, pourtant, s'il avait du recommencer l'affaire, n'y aurait-il point mele sa femme; car les femmes s'effarent tout de suite, la sienne lui echappait, parce qu'il lui avait mis aux epaules un poids trop lourd. Il serait reste le maitre, en ne descendant pas avec elle jusqu'a la camaraderie terrifiee et querelleuse du crime. Mais les choses etaient ainsi, il fallait s'y accommoder; d'autant plus qu'il devait faire un veritable effort pour se replacer dans l'etat d'esprit ou il etait, lorsque, apres l'aveu, il avait juge le meurtre necessaire a sa vie. S'il n'avait pas tue l'homme, il lui semblait alors qu'il n'aurait pas pu vivre. Aujourd'hui que sa flamme jalouse etait morte, qu'il n'en retrouvait pas l'intolerable brulure, envahi d'un engourdissement, comme si le sang de son coeur se fut epaissi de tout le sang verse, cette necessite du meurtre ne lui apparaissait plus si evidente. Il en arrivait a se demander si cela valait vraiment la peine de tuer. Ce n'etait, d'ailleurs, pas meme un repentir, une desillusion au plus, l'idee qu'on fait souvent des choses inavouables pour etre heureux, sans le devenir davantage. Lui, si bavard, tombait a de longs silences, a des reflexions confuses, d'ou il sortait plus sombre. Tous les jours, a present, pour eviter apres les repas de rester face a face avec sa femme, il montait sur la marquise, allait s'asseoir en haut du pignon; et, dans les souffles du large, berce de vagues reveries, il fumait des pipes, en regardant, par-dessus la ville, les paquebots se perdre a l'horizon, vers les mers lointaines. Un soir, Roubaud eut un reveil de sa jalousie farouche d'autrefois. Comme il etait alle chercher Jacques au depot, et qu'il le ramenait prendre chez lui un petit verre, il rencontra, descendant l'escalier, Henri Dauvergne, le conducteur-chef. Celui-ci parut trouble, expliqua qu'il venait de voir madame Roubaud, pour une commission dont l'avaient charge ses soeurs. La verite etait que, depuis quelque temps, il poursuivait Severine, dans l'espoir de la vaincre. Des la porte, le sous-chef apostropha violemment sa femme. --Qu'est-il encore monte faire, celui-la? Tu sais qu'il m'embete! --Mais, mon ami, c'est pour un dessin de broderie... --De la broderie, on lui en fichera! Est-ce que tu me crois assez bete pour ne pas comprendre ce qu'il vient chercher ici?... Et toi, prends garde! Il marchait sur elle, les poings serres, et elle reculait, toute blanche, etonnee de l'eclat de cet emportement, dans la calme indifference ou ils vivaient l'un et l'autre. Mais il s'apaisait deja, il s'adressait a son compagnon. --C'est vrai, des gaillards qui tombent dans un menage, avec l'air de croire que la femme va tout de suite se jeter a leur tete, et que le mari, tres honore, fermera les yeux! Moi, ca me fait bouillir le sang... Voyez-vous, dans un cas pareil, j'etranglerais ma femme, oh! du coup! Et que ce petit monsieur n'y revienne pas, ou je lui regle son affaire... N'est-ce pas? c'est degoutant. Jacques, tres gene de la scene, ne savait quelle contenance tenir. Etait-ce pour lui, cette exageration de colere? le mari voulait-il lui donner un avertissement? Il se rassura, lorsque ce dernier reprit d'une voix gaie: --Grande bete, je sais bien que tu le flanquerais toi-meme a la porte... Va, donne-nous des verres, trinque avec nous. Il tapait sur l'epaule de Jacques, et Severine, remise elle aussi, souriait aux deux hommes. Puis, ils burent ensemble, ils passerent une heure tres douce. Ce fut ainsi que Roubaud rapprocha sa femme et le camarade, d'un air de bonne amitie, sans paraitre songer aux suites possibles. Cette question de la jalousie devint justement la cause d'une intimite plus etroite, de toute une tendresse secrete, resserree de confidences, entre Jacques et Severine; car celui-ci, l'ayant revue, le surlendemain, la plaignit d'avoir ete si brutalement traitee, tandis qu'elle, les yeux noyes, confessait, par le debordement involontaire de ses plaintes, combien peu elle avait trouve de bonheur dans son menage. Des ce moment, ils eurent un sujet de conversation a eux seuls, une complicite d'amitie, ou ils finissaient par s'entendre sur un signe. A chaque visite, il l'interrogeait d'un regard, pour savoir si elle n'avait eu aucun sujet nouveau de tristesse. Elle repondait de meme, d'un simple mouvement des paupieres. Puis, leurs mains se chercherent derriere le dos du mari, ils s'enhardirent, ils correspondirent par de longues pressions, en se disant, du bout de leurs doigts tiedes, l'interet croissant qu'ils prenaient aux moindres petits faits de leur existence. Rarement, ils avaient la fortune de se rencontrer une minute, en dehors de la presence de Roubaud. Toujours ils le retrouvaient la, entre eux, dans cette salle a manger melancolique; et ils ne faisaient rien pour lui echapper, n'ayant pas meme la pensee de se donner un rendez-vous, au fond de quelque coin recule de la gare. C'etait, jusque-la, une affection veritable, un entrainement de sympathie vive, qu'il genait a peine, puisqu'un regard, un serrement de main, leur suffisait encore pour se comprendre. La premiere fois que Jacques chuchota a l'oreille de Severine qu'il l'attendrait le jeudi suivant, a minuit, derriere le depot, elle se revolta, elle retira sa main violemment. C'etait sa semaine de liberte, celle du service de nuit. Mais un grand trouble l'avait prise, a la pensee de sortir de chez elle, d'aller retrouver ce garcon si loin, a travers les tenebres de la gare. Elle eprouvait une confusion qu'elle n'avait jamais eue, la peur des vierges ignorantes dont le coeur bat; et elle ne ceda point tout de suite, il dut la prier pendant pres de quinze jours, avant qu'elle consentit, malgre l'ardent desir ou elle etait elle-meme de cette promenade nocturne. Juin commencait, les soirees devenaient brulantes, a peine rafraichies par la brise de mer. Trois fois deja, il l'avait attendue, esperant toujours qu'elle le rejoindrait, malgre son refus. Ce soir-la, elle avait dit non encore; mais la nuit etait sans lune, une nuit de ciel couvert, ou pas une etoile ne luisait, sous la brume ardente qui alourdissait le ciel. Et, comme il etait debout, dans l'ombre, il la vit enfin venir, vetue de noir, d'un pas muet. Il faisait si sombre, qu'elle l'aurait frole sans le reconnaitre, s'il ne l'avait arretee dans ses bras, en lui donnant un baiser. Elle eut un leger cri, frissonnante. Puis, rieuse, elle laissa ses levres sur les siennes. Seulement, ce fut tout, jamais elle n'accepta de s'asseoir, sous un des hangars qui les entouraient. Ils marcherent, ils causerent a voix tres basse, serres l'un contre l'autre. Il y avait la un vaste espace occupe par le depot et ses dependances, tout le terrain compris entre la rue Verte et la rue Francois-Mazeline, qui coupent chacune la ligne d'un passage a niveau: sorte d'immense terrain vague, encombre de voies de garage, de reservoirs, de prises d'eau, de constructions de toutes sortes, les deux grandes remises pour les machines, la petite maison des Sauvagnat entouree d'un potager large comme la main, les masures ou etaient installes les ateliers de reparation, le corps de garde ou dormaient les mecaniciens et les chauffeurs; et rien n'etait plus facile que de se dissimuler, de se perdre ainsi qu'au fond d'un bois, parmi ces ruelles desertes, aux inextricables detours. Pendant une heure, ils y gouterent une solitude delicieuse, a soulager leurs coeurs des paroles amies amassees depuis si longtemps; car elle ne voulait entendre parler que d'affection, elle lui avait tout de suite declare qu'elle ne serait jamais a lui, que cela serait trop vilain de salir cette pure amitie dont elle etait si fiere, ayant le besoin de s'estimer. Puis, il l'accompagna jusqu'a la rue Verte, leurs bouches se rejoignirent, en un baiser profond. Et elle rentra. A cette meme heure, dans le bureau des sous-chefs, Roubaud commencait a sommeiller, au fond du vieux fauteuil de cuir, d'ou il se levait vingt fois par nuit, les membres rompus. Jusqu'a neuf heures, il avait a recevoir et a expedier les trains du soir. Le train de maree l'occupait particulierement: c'etaient les manoeuvres, les attelages, les feuilles d'expedition a surveiller de pres. Puis, lorsque l'express de Paris etait arrive et debranche, il soupait seul dans le bureau, sur un coin de table, avec un morceau de viande froide, descendu de chez lui, entre deux tranches de pain. Le dernier train, un omnibus de Rouen, entrait en gare a minuit et demi. Et les quais deserts tombaient a un grand silence, on ne laissait allumes que de rares becs de gaz, la gare entiere s'endormait, dans ce frissonnement des demi-tenebres. De tout le personnel, il ne restait que deux surveillants et quatre ou cinq hommes d'equipe, sous les ordres du sous-chef. Encore ronflaient-ils a poings fermes, sur les planches du corps de garde; tandis que Roubaud, force de les reveiller a la moindre alerte, ne sommeillait que l'oreille aux aguets. De peur que la fatigue ne l'assommat, vers le jour, il reglait son reveille-matin a cinq heures, heure a laquelle il devait etre debout, pour recevoir le premier train de Paris. Mais, parfois, depuis quelque temps surtout, il ne pouvait dormir, pris d'insomnie, se retournant dans son fauteuil. Alors, il sortait, faisait une ronde, poussait jusqu'au poste de l'aiguilleur, ou il causait un instant. Le vaste ciel noir, la paix souveraine de la nuit finissaient par calmer sa fievre. A la suite d'une lutte avec des maraudeurs, on l'avait arme d'un revolver, qu'il portait tout charge dans sa poche. Et, jusqu'a l'aube souvent, il se promenait ainsi, s'arretant des qu'il croyait voir remuer la nuit, reprenant sa marche avec le vague regret de n'avoir pas a faire le coup de feu, soulage lorsque le ciel blanchissait et tirait de l'ombre le grand fantome pale de la gare. Maintenant que le jour se levait des trois heures, il rentrait se jeter dans son fauteuil, ou il dormait d'un sommeil de plomb, jusqu'a ce que son reveille-matin le mit debout, effare. Tous les quinze jours, le jeudi et le samedi, Severine rejoignait Jacques; et, une nuit, comme elle lui parlait du revolver dont son mari etait arme, ils s'en inquieterent. Jamais, a la verite, Roubaud n'allait jusqu'au depot. Cela n'en donna pas moins a leurs promenades une apparence de danger, qui en doublait le charme. Ils avaient surtout trouve un coin adorable: c'etait, derriere la maison des Sauvagnat, une sorte d'allee, entre des tas enormes de charbon de terre, qui en faisaient la rue solitaire d'une ville etrange, aux grands palais carres de marbre noir. On s'y trouvait absolument cache et il y avait, au bout, une petite remise a outils, dans laquelle un empilement de sacs vides aurait fait une couche tres molle. Mais, un samedi qu'une averse brusque les forcait a s'y refugier, elle s'etait obstinee a rester debout, n'abandonnant toujours que ses levres, dans des baisers sans fin. Elle ne mettait pas la sa pudeur, elle donnait a boire son souffle, goulument, comme par amitie. Et, lorsque, brulant de cette flamme, il tentait de la prendre, elle se defendait, elle pleurait, en repetant chaque fois les memes raisons. Pourquoi voulait-il lui faire tant de peine? Cela lui semblait si tendre, de s'aimer, sans toute cette salete du sexe! Souillee a seize ans par la debauche de ce vieux dont le spectre sanglant la hantait, violentee plus tard par les appetits brutaux de son mari, elle avait garde une candeur d'enfant, une virginite, toute la honte charmante de la passion qui s'ignore. Ce qui la ravissait, chez Jacques, c'etait sa douceur, son obeissance a ne pas egarer ses mains sur elle, des qu'elle les prenait simplement entre les siennes, si faibles. Pour la premiere fois, elle aimait, et elle ne se livrait point, parce que, justement, cela lui aurait gate son amour, d'etre tout de suite a celui-ci, de la meme facon qu'elle avait appartenu aux deux autres. Son desir inconscient etait de prolonger a jamais cette sensation si delicieuse, de redevenir toute jeune, avant la souillure, d'avoir un bon ami, ainsi qu'on en a a quinze ans, et qu'on embrasse a pleine bouche derriere les portes. Lui, en dehors des instants de fievre, n'avait point d'exigence, se pretait a ce bonheur voluptueusement differe. Ainsi qu'elle, il semblait retourner a l'enfance, commencant l'amour, qui, jusque-la, etait reste pour lui une epouvante. S'il se montrait docile, retirant ses mains, des qu'elle les ecartait, c'etait qu'une peur sourde demeurait au fond de sa tendresse, un grand trouble, ou il craignait de confondre le desir avec son ancien besoin de meurtre. Celle-ci, qui avait tue, etait comme le reve de sa chair. Sa guerison, chaque jour, lui paraissait plus certaine, puisqu'il l'avait tenue des heures a son cou, que sa bouche, sur la sienne, buvait son ame, sans que sa furieuse envie se reveillat d'en etre le maitre en l'egorgeant. Mais il n'osait toujours pas; et cela etait si bon d'attendre, de laisser a leur amour meme le soin de les unir, quand la minute viendrait, dans l'evanouissement de leur volonte, aux bras l'un de l'autre. Ainsi, les rendez-vous heureux se succedaient, ils ne se lassaient pas de se retrouver pour un moment, de marcher ensemble par les tenebres, entre les grands tas de charbon qui assombrissaient la nuit, autour d'eux. Une nuit de juillet, Jacques, pour arriver au Havre a onze heures cinq, l'heure reglementaire, dut pousser la Lison, comme si la chaleur etouffante l'eut rendue paresseuse. Depuis Rouen, sur sa gauche, un orage l'accompagnait, suivant la vallee de la Seine, avec de larges eclairs eblouissants; et, de temps a autre, il se retournait, pris d'inquietude, car Severine, ce soir-la, devait venir le rejoindre. Sa peur etait que cet orage, s'il eclatait trop tot, ne l'empechat de sortir. Aussi, lorsqu'il eut reussi a entrer en gare, avant la pluie, s'impatienta-t-il contre les voyageurs, qui n'en finissaient point de debarrasser les wagons. Roubaud etait la, sur le quai, cloue pour la nuit. --Diable! dit-il en riant, vous etes bien presse d'aller vous coucher... Dormez bien. --Merci. Et Jacques, apres avoir refoule le train, siffla et se rendit au depot. Les vantaux de l'immense porte etaient ouverts, la Lison s'engouffra sous le hangar ferme, une sorte de galerie a deux voies, longue environ de soixante-dix metres, et qui pouvait contenir six machines. Il y faisait tres sombre, quatre becs de gaz eclairaient a peine les tenebres, qu'ils semblaient accroitre de grandes ombres mouvantes; et seuls, par moments, les larges eclairs enflammaient le vitrage du toit et les hautes fenetres, a droite et a gauche: on distinguait alors, comme dans une flambee d'incendie, les murs lezardes, les charpentes noires de charbon, toute la misere caduque de cette batisse, devenue insuffisante. Deux machines etaient deja la, froides, endormies. Tout de suite, Pecqueux se mit a eteindre le foyer. Il tisonnait violemment, et des braises, s'echappant du cendrier, tombaient dessous, dans la fosse. --J'ai trop faim, je vas casser une croute, dit-il. Est-ce que vous en etes? Jacques ne repondit pas. Malgre sa hate, il ne voulait pas quitter la Lison, avant que les feux fussent renverses et la chaudiere videe. C'etait un scrupule, une habitude de bon mecanicien, dont il ne se departait jamais. Lorsqu'il avait le temps, il ne s'en allait meme qu'apres l'avoir visitee, essuyee, avec le soin qu'on met a panser une bete favorite. L'eau coula dans la fosse, a gros bouillons, et il dit seulement alors: --Depechons, depechons. Un formidable coup de tonnerre lui coupa la parole. Cette fois, les hautes fenetres, sur le ciel en flamme, s'etaient detachees si nettement, qu'on aurait pu en compter les vitres cassees, tres nombreuses. A gauche, le long des etaux, qui servaient pour les reparations, une feuille de tole, laissee debout, resonna avec la vibration persistante d'une cloche. Toute l'antique charpente du comble avait craque. --Bougre! dit simplement le chauffeur. Le mecanicien eut un geste de desespoir. C'etait fini, d'autant plus que, maintenant, une pluie diluvienne s'abattait sur le hangar. Le roulement de l'averse menacait de crever le vitrage du toit. La-haut, egalement, des carreaux devaient etre brises, car il pleuvait sur la Lison, de grosses gouttes, en paquets. Un vent furieux entrait par les portes laissees ouvertes, on aurait dit que la carcasse de la vieille batisse allait etre emportee. Pecqueux achevait d'accommoder la machine. --Voila! on verra clair demain... Pas besoin de lui faire davantage la toilette... Et, revenant a son idee: --Faut manger... Il pleut trop, pour aller se coller sur sa paillasse. La cantine, en effet, se trouvait la, contre le depot meme; tandis que la Compagnie avait du louer une maison, rue Francois-Mazeline, ou etaient installes des lits pour les mecaniciens et les chauffeurs qui passaient la nuit au Havre. Par un tel deluge, on aurait eu le temps d'etre trempe jusqu'aux os. Jacques dut se decider a suivre Pecqueux, qui avait pris le petit panier de son chef, comme pour lui eviter le soin de le porter. Il savait que ce panier contenait encore deux tranches de veau froid, du pain, une bouteille entamee a peine; et c'etait ce qui lui donnait faim, simplement. La pluie redoublait, un coup de tonnerre encore venait d'ebranler le hangar. Quand les deux hommes s'en allerent, a gauche, par la petite porte qui conduisait a la cantine, la Lison se refroidissait deja. Elle s'endormit, abandonnee, dans les tenebres que les violents eclairs illuminaient, sous les grosses gouttes qui trempaient ses reins. Pres d'elle, une prise d'eau, mal fermee, ruisselait et entretenait une mare, coulant entre ses roues, dans la fosse. Mais, avant d'entrer a la cantine, Jacques voulut se debarbouiller. Il y avait toujours la, dans une piece, de l'eau chaude, avec des baquets. Il tira un savon de son panier, il se decrassa les mains et la face, noires du voyage; et, comme il avait la precaution, recommandee aux mecaniciens, d'emporter un vetement de rechange, il put se changer des pieds a la tete, ainsi qu'il le faisait du reste, par coquetterie, chaque soir de rendez-vous, en arrivant au Havre. Deja, Pecqueux attendait dans la cantine, ne s'etant lave que le bout du nez et le bout des doigts. Cette cantine consistait simplement en une petite salle nue, peinte en jaune, ou il n'y avait qu'un fourneau pour faire chauffer les aliments, et qu'une table, scellee au sol, recouverte d'une feuille de zinc, en guise de nappe. Deux bancs completaient le mobilier. Les hommes devaient apporter leur nourriture, et mangeaient sur du papier, avec la pointe de leur couteau. Une large fenetre eclairait la piece. --En voila une sale pluie! cria Jacques en se plantant a la fenetre. Pecqueux s'etait assis sur un banc, devant la table. --Vous ne mangez pas, alors? --Non, mon vieux, finissez mon pain et ma viande, si le coeur vous en dit... Je n'ai pas faim. L'autre, sans se faire prier, se jeta sur le veau, acheva la bouteille. Souvent, il avait de pareilles aubaines, car son chef etait petit mangeur; et il l'aimait davantage, dans son devouement de chien, pour toutes les miettes qu'il ramassait ainsi derriere lui. La bouche pleine, il reprit, apres un silence: --La pluie, qu'est-ce que ca fiche, puisque nous voila gares? C'est vrai que, si ca continue, moi, je vous lache, je vas a cote. Il se mit a rire, car il ne se cachait pas, il avait du lui confier sa liaison avec Philomene Sauvagnat, pour qu'il ne s'etonnat point de le voir decoucher si souvent, les nuits ou il allait la retrouver. Comme elle occupait, chez son frere, une piece du rez-de-chaussee, pres de la cuisine, il n'avait qu'a taper au volet: elle ouvrait, il entrait d'une enjambee, simplement. C'etait par la, disait-on, que toutes les equipes de la gare avaient saute. Mais, maintenant, elle s'en tenait au chauffeur, qui suffisait, semblait-il. --Nom de Dieu de nom de Dieu! jura sourdement Jacques, en voyant le deluge reprendre avec plus de violence, apres une accalmie. Pecqueux, qui tenait au bout de son couteau la derniere bouchee de viande, eut de nouveau un rire bon enfant. --Dites, c'est donc que vous aviez de l'occupation, ce soir? Hein! a nous deux, on ne peut guere nous reprocher d'user les matelas, la-bas, rue Francois-Mazeline. Vivement, Jacques quitta la fenetre. --Pourquoi ca? --Dame, vous voila comme moi, depuis ce printemps, a n'y rentrer qu'a des deux ou trois heures du matin. Il devait savoir quelque chose, peut-etre avait-il surpris un rendez-vous. Dans chaque dortoir, les lits allaient par couple, celui du chauffeur pres de celui du mecanicien; car on resserrait le plus possible l'existence de ces deux hommes, destines a une entente de travail si etroite. Aussi n'etait-il pas etonnant que celui-ci s'apercut de la conduite irreguliere de son chef, tres range jusque-la. --J'ai des maux de tete, dit le mecanicien au hasard. ca me fait du bien, de marcher la nuit. Mais deja le chauffeur se recriait. --Oh! vous savez, vous etes bien libre... Ce que j'en dis, c'est pour la farce... Meme que, si vous aviez de l'ennui un jour, faut pas se gener de vous adresser a moi; parce que je suis bon la, pour tout ce que vous voudrez. Sans s'expliquer plus clairement, il se permit de lui prendre la main, la serra a l'ecraser, dans le don entier de sa personne. Puis, il froissa et jeta le papier gras qui avait enveloppe la viande, remit la bouteille vide dans le panier, fit ce petit menage en serviteur soigneux, habitue au balai et a l'eponge. Et, comme la pluie s'entetait, bien que les coups de tonnerre eussent cesse: --Alors, je file, je vous laisse a vos affaires. --Oh! dit Jacques, puisque ca continue, je vais aller m'etendre sur le lit de camp. C'etait, a cote du depot, une salle avec des matelas, proteges par des housses de toile, ou les hommes venaient se reposer tout vetus lorsqu'ils n'avaient a attendre, au Havre, que trois ou quatre heures. En effet, des qu'il eut vu disparaitre le chauffeur dans le ruissellement, vers la maison des Sauvagnat, il se risqua a son tour, courut au corps de garde. Mais il ne se coucha pas, se tint sur le seuil de la porte grande ouverte, etouffe par l'epaisse chaleur qui regnait la. Dans le fond, un mecanicien, allonge sur le dos, ronflait, la bouche elargie. Quelques minutes encore se passerent, et Jacques ne pouvait se resigner a perdre son espoir. Dans son exasperation contre ce deluge imbecile, grandissait une folle envie d'aller quand meme au rendez-vous, d'avoir au moins la joie d'y etre, lui, s'il ne comptait plus y trouver Severine. C'etait un elancement de tout son corps, il finit par sortir sous l'averse, il arriva a leur coin prefere, suivit l'allee noire que formaient les tas de charbon. Et, comme les grosses gouttes, cinglant de face, l'aveuglaient, il poussa jusqu'a la remise aux outils, ou, une fois deja, il s'etait abrite avec elle. Il lui semblait qu'il y serait moins seul. Jacques entrait dans l'obscurite profonde de ce reduit, lorsque deux bras legers l'envelopperent, et des levres chaudes se poserent sur ses levres. Severine etait la. --Mon Dieu! vous etiez venue? --Oui, j'ai vu monter l'orage, je suis accourue ici, avant la pluie... Comme vous avez tarde! Elle soupirait d'une voix defaillante, jamais il ne l'avait eue si abandonnee a son cou. Elle glissa, elle se trouva assise sur les sacs vides, sur cette couche molle qui occupait tout un angle. Et lui, tombe pres d'elle, sans que leurs bras se fussent denoues, sentait ses jambes en travers des siennes. Ils ne pouvaient se voir, leurs haleines les enveloppaient comme d'un vertige, dans l'aneantissement de tout ce qui les entourait. Mais, sous l'ardent appel de leur baiser, le tutoiement etait monte a leur bouche, comme le sang mele de leurs coeurs. --Tu m'attendais... --Oh! je t'attendais, je t'attendais... Et, tout de suite, des la premiere minute, presque sans paroles, ce fut elle qui l'attira d'une secousse, qui le forca a la prendre. Elle n'avait point prevu cela. Quand il etait arrive, elle ne comptait meme plus qu'elle le verrait; et elle venait d'etre emportee dans la joie inesperee de le tenir, dans un brusque et irresistible besoin d'etre a lui, sans calcul ni raisonnement. Cela etait parce que cela devait etre. La pluie redoublait sur le toit de la remise, le dernier train de Paris qui entrait en gare passa, grondant et sifflant, ebranlant le sol. Lorsque Jacques se releva, il ecouta avec surprise le roulement de l'averse. Ou etait-il donc? Et, comme il retrouvait par terre, sous sa main, le manche d'un marteau qu'il avait senti en s'asseyant, il fut inonde de felicite. Alors, c'etait fait? il avait possede Severine et il n'avait pas pris ce marteau pour lui casser le crane. Elle etait a lui sans bataille, sans cette envie instinctive de la jeter sur son dos, morte, ainsi qu'une proie qu'on arrache aux autres. Il ne sentait plus sa soif de venger des offenses tres anciennes dont il aurait perdu l'exacte memoire, cette rancune amassee de male en male, depuis la premiere tromperie au fond des cavernes. Non, la possession de celle-ci etait d'un charme puissant, elle l'avait gueri, parce qu'il la voyait autre, violente dans sa faiblesse, couverte du sang d'un homme qui lui faisait comme une cuirasse d'horreur. Elle le dominait, lui qui n'avait point ose. Et ce fut avec une reconnaissance attendrie, un desir de se fondre en elle, qu'il la reprit dans ses bras. Severine, elle aussi, s'abandonnait, bien heureuse, delivree d'une lutte dont elle ne comprenait plus la raison. Pourquoi s'etait-elle donc refusee si longtemps? Elle s'etait promise, elle aurait du se donner, puisqu'il ne devait y avoir que plaisir et douceur. Maintenant, elle comprenait bien qu'elle en avait toujours eu l'envie, meme lorsqu'il lui semblait si bon d'attendre. Son coeur, son corps ne vivaient que d'un besoin d'amour absolu, continu, et c'etait une cruaute affreuse, ces evenements qui la jetaient, effaree, a toutes ces abominations. Jusque-la, l'existence avait abuse d'elle, dans la boue, dans le sang, avec une violence telle, que ses beaux yeux bleus, restes naifs, en gardaient un elargissement de terreur, sous son casque tragique de cheveux noirs. Elle etait restee vierge malgre tout, elle venait de se donner pour la premiere fois, a ce garcon, qu'elle adorait, dans le desir de disparaitre en lui, d'etre sa servante. Elle lui appartenait, il pouvait disposer d'elle, a son caprice. --Oh! mon cheri, prends-moi, garde-moi, je ne veux que ce que tu veux. --Non, non! cherie, c'est toi la maitresse, je ne suis la que pour t'aimer et t'obeir. Des heures se passerent. La pluie avait cesse depuis longtemps, un grand silence enveloppait la gare, que troublait seule une voix lointaine, indistincte, montant de la mer. Ils etaient encore aux bras l'un de l'autre, lorsqu'un coup de feu les mit debout, fremissants. Le jour allait paraitre, une tache pale blanchissait le ciel, au-dessus de l'embouchure de la Seine. Qu'etait-ce donc que ce coup de feu? Leur imprudence, cette folie de s'etre ainsi attardes, leur montrait, dans une brusque imagination, le mari les poursuivant a coups de revolver. --Ne sors pas! Attends, je vais voir. Jacques, prudemment, s'etait avance jusqu'a la porte. Et la, dans l'ombre epaisse encore, il entendit approcher un galop d'hommes, il reconnut la voix de Roubaud, qui poussait les surveillants, en leur criant que les maraudeurs etaient trois, qu'il les avait parfaitement vus volant du charbon. Depuis quelques semaines surtout, pas de nuit ne se passait sans qu'il eut de la sorte des hallucinations de brigands imaginaires. Cette fois, sous l'empire d'une frayeur soudaine, il avait tire au hasard, dans les tenebres. --Vite, vite! ne restons pas la, murmura le jeune homme. Ils vont visiter la remise... Sauve-toi! D'un grand elan, ils s'etaient repris, s'etouffant a pleins bras, a pleines levres. Puis, Severine, legere, fila le long du depot, protegee par le vaste mur; tandis que lui, doucement, se dissimulait au milieu des tas de charbon. Et il etait temps, en verite, car Roubaud voulait en effet visiter la remise. Il jurait que les maraudeurs devaient y etre. Les lanternes des surveillants dansaient au ras du sol. Il y eut une querelle. Tous finirent par reprendre le chemin de la gare, irrites de cette poursuite inutile. Et, comme Jacques, rassure, se decidait a aller enfin se coucher rue Francois-Mazeline, il fut surpris de se heurter presque dans Pecqueux, qui achevait de rattacher ses vetements, avec de sourds jurons. --Quoi donc, mon vieux? --Ah! nom de Dieu! ne m'en parlez pas! Ce sont ces imbeciles qui ont reveille Sauvagnat. Il m'a entendu avec sa soeur, il est descendu en chemise, et je me suis depeche de sauter par la fenetre... Tenez! ecoutez un peu. Des cris, des sanglots de femme qu'on corrige s'elevaient, pendant qu'une grosse voix d'homme grondait des injures. --Hein? ca y est, il lui allonge sa raclee. Elle a beau avoir trente-deux ans, il lui donne le fouet comme a une petite fille, quand il la surprend... Ah! tant pis, je ne m'en mele pas: c'est son frere! --Mais, dit Jacques, je croyais qu'il vous tolerait, vous, qu'il ne se fachait que lorsqu'il la trouvait avec un autre. --Oh! on ne sait jamais. Des fois, il fait semblant de ne pas me voir. Puis, vous entendez, des fois, il cogne... ca ne l'empeche pas d'aimer sa soeur. Elle est sa soeur, il prefererait tout lacher que de se separer d'elle. Seulement, il veut de la conduite... Nom de Dieu! je crois qu'elle a son compte, aujourd'hui. Les cris cessaient, dans de grands soupirs de plainte, et les deux hommes s'eloignerent. Dix minutes plus tard, ils dormaient profondement, cote a cote, au fond du petit dortoir badigeonne de jaune, meuble simplement de quatre lits, de quatre chaises et d'une table, ou il y avait une seule cuvette en zinc. Alors, chaque nuit de rendez-vous, Jacques et Severine gouterent de grandes felicites. Ils n'eurent pas toujours, autour d'eux, cette protection de la tempete. Des cieux etoiles, des lunes eclatantes, les generent, mais, a ces rendez-vous-la, ils filaient dans les raies d'ombre, ils cherchaient les coins d'obscurite, ou il etait si bon de se serrer l'un contre l'autre. Et il y eut ainsi, en aout et en septembre, des nuits adorables, d'une telle douceur, qu'ils se seraient laisse surprendre par le soleil, alanguis, si le reveil de la gare, de lointains souffles de machine, ne les avaient separes. Meme les premiers froids d'octobre ne leur deplurent pas. Elle venait plus couverte, enveloppee d'un grand manteau, dans lequel lui-meme disparaissait a moitie. Puis, ils se barricadaient au fond de la remise aux outils, qu'il avait trouve le moyen de fermer a l'interieur, a l'aide d'une barre de fer. Ils y etaient comme chez eux, les ouragans de novembre, les coups de vent pouvaient arracher les ardoises des toitures, sans meme leur effleurer la nuque. Cependant, lui, depuis le premier soir, avait une envie, celle de la posseder chez elle, dans cet etroit logement ou elle lui semblait autre, plus desirable, avec son calme souriant de bourgeoise honnete; et elle s'y etait toujours refusee, moins par crainte de l'espionnage du couloir, que dans un scrupule dernier de vertu, reservant le lit conjugal. Mais, un lundi, en plein jour, comme il devait dejeuner la et que le mari tardait a monter, retenu par le chef de gare, il plaisanta, la porta sur ce lit, dans une folie de temerite dont ils riaient tous les deux; si bien qu'ils s'y oublierent. Des lors, elle ne resista plus, il monta la rejoindre, apres minuit sonne, les jeudis et les samedis. Cela etait horriblement dangereux: ils n'osaient bouger, a cause des voisins; ils y eprouverent un redoublement de tendresse, des jouissances nouvelles. Souvent, un caprice de courses nocturnes, un besoin de fuir en betes echappees, les ramenait au-dehors, dans la solitude noire des nuits glacees. En decembre, par une gelee terrible, ils s'y aimerent. Depuis quatre mois deja, Jacques et Severine vivaient ainsi, d'une passion croissante. Ils etaient veritablement neufs tous les deux, dans l'enfance de leur coeur, cette innocence etonnee du premier amour, ravie des moindres caresses. En eux, continuait le combat de soumission, a qui se sacrifierait davantage. Lui, n'en doutait plus, avait trouve la guerison de son affreux mal hereditaire; car, depuis qu'il la possedait, la pensee du meurtre ne l'avait plus trouble. Etait-ce donc que la possession physique contentait ce besoin de mort? Posseder, tuer, cela s'equivalait-il, dans le fond sombre de la bete humaine? Il ne raisonnait pas, trop ignorant, n'essayait pas d'entrouvrir la porte d'epouvante. Parfois, entre ses bras, il retrouvait la brusque memoire de ce qu'elle avait fait, de cet assassinat, avoue du regard seul, sur le banc du square des Batignolles; et il n'eprouvait meme pas l'envie d'en connaitre les details. Elle, au contraire, semblait de plus en plus tourmentee du besoin de tout dire. Lorsqu'elle le serrait d'une etreinte, il sentait bien qu'elle etait gonflee et haletante de son secret, qu'elle ne voulait ainsi entrer en lui que pour se soulager de la chose dont elle etouffait. C'etait un grand frisson qui lui partait des reins, qui soulevait sa gorge d'amoureuse, dans le flot confus de soupirs montant a ses levres. La voix expirante, au milieu d'un spasme, n'allait-elle point parler? Mais, vite, d'un baiser, il fermait sa bouche, y scellait l'aveu, saisi d'une inquietude. Pourquoi mettre cet inconnu entre eux? pouvait-on affirmer que cela ne changerait rien a leur bonheur? Il flairait un danger, un fremissement le reprenait, a l'idee de remuer avec elle ces histoires de sang. Et elle le devinait sans doute, elle redevenait, contre lui, caressante et docile, en creature d'amour, uniquement faite pour aimer et etre aimee. Une folie de possession alors les emportait, ils demeuraient parfois evanouis aux bras l'un de l'autre. Roubaud, depuis l'ete, s'etait encore epaissi, et a mesure que sa femme retournait a la gaiete, a la fraicheur de ses vingt ans, lui vieillissait, semblait plus sombre. En quatre mois, comme elle le disait, il avait beaucoup change. Il donnait toujours de cordiales poignees de main a Jacques, l'invitait, n'etait heureux que lorsqu'il l'avait a sa table. Seulement, cette distraction ne lui suffisait plus, il sortait souvent, des la derniere bouchee, laissait parfois le camarade avec sa femme, sous le pretexte qu'il etouffait et qu'il avait besoin d'aller prendre l'air. La verite etait que, maintenant, il frequentait un petit cafe du cours Napoleon, ou il retrouvait M. Cauche, le commissaire de surveillance. Il buvait peu, des petits verres de rhum; mais un gout du jeu lui etait venu, qui tournait a la passion. Il ne se ranimait, n'oubliait tout que les cartes a la main, enfonce dans des parties de piquet interminables. M. Cauche, un effrene joueur, avait decide qu'on interesserait les parties; on en etait venu a jouer cent sous; et, des lors, Roubaud, etonne de ne pas se connaitre, avait brule de la rage du gain, cette fievre chaude de l'argent gagne, qui ravage un homme jusqu'a lui faire risquer sa situation, sa vie, dans un coup de des. Jusque-la, son service n'en avait pas souffert: il s'echappait des qu'il etait libre, ne rentrait qu'a des deux ou trois heures du matin, les nuits ou il ne veillait pas. Sa femme ne s'en plaignait point, elle lui reprochait uniquement de rentrer plus maussade; car il avait une deveine extraordinaire, il finissait par s'endetter. Un soir, une premiere querelle eclata entre Severine et Roubaud. Sans le hair encore, elle en arrivait a le supporter difficilement, car elle le sentait peser sur sa vie, elle aurait ete si legere, si heureuse, s'il ne l'avait pas accablee de sa presence! Du reste, elle n'eprouvait aucun remords a le tromper: n'etait-ce pas sa faute, ne l'avait-il pas presque poussee a la chute? Dans leur lente desunion, pour guerir de ce malaise qui les desorganisait, chacun d'eux se consolait, s'egayait a sa guise. Puisqu'il avait le jeu, elle pouvait bien avoir un amant. Mais, ce qui la fachait surtout, ce qu'elle n'acceptait pas sans revolte, c'etait la gene ou la mettaient ses pertes continuelles. Depuis que les pieces de cent sous du menage filaient au cafe du cours Napoleon, elle ne savait parfois comment payer sa blanchisseuse. Toutes sortes de douceurs, de petits objets de toilette, lui manquaient. Et, ce soir-la, ce fut justement a propos de l'achat necessaire d'une paire de bottines, qu'ils en vinrent a se quereller. Lui, sur le point de sortir, ne trouvant pas de couteau de table pour se couper un morceau de pain, avait pris le grand couteau, l'arme, qui trainait dans un tiroir du buffet. Elle le regardait, tandis qu'il refusait les quinze francs des bottines, ne les ayant pas, ne sachant ou les prendre; elle repetait sa demande, obstinement, le forcait a repeter son refus, peu a peu exaspere; mais, tout d'un coup, elle lui montra du doigt l'endroit du parquet ou dormaient des spectres, elle lui dit qu'il y en avait la, de l'argent, et qu'elle en voulait. Il devint tres pale, il lacha le couteau, qui retomba dans le tiroir. Un instant, elle crut qu'il allait la battre, car il s'etait approche, begayant que cet argent-la pouvait bien pourrir, qu'il se trancherait la main plutot que de le reprendre; et il serrait les poings, il menacait de l'assommer, si elle s'avisait, pendant son absence, de soulever la frise, pour voler seulement un centime. Jamais, jamais! c'etait mort et enterre! Mais elle, d'ailleurs, avait blemi egalement, defaillante a la pensee de fouiller la. La misere pouvait venir, tous deux creveraient de faim a cote. En effet, ils n'en parlerent plus, meme les jours de grande gene. Quand ils posaient le pied a cette place, la sensation de brulure avait grandi, si intolerable, qu'ils finissaient par faire un detour. Alors, d'autres disputes se produisirent, au sujet de la Croix-de-Maufras. Pourquoi ne vendaient-ils pas la maison? et ils s'accusaient mutuellement de ne rien faire de ce qu'il aurait fallu, pour hater cette vente. Lui, violemment, refusait toujours de s'en occuper; tandis qu'elle, les rares fois ou elle ecrivait a Misard, n'en obtenait que des reponses vagues: aucun acquereur ne se presentait, les fruits avaient coule, les legumes ne poussaient pas, faute d'arrosage. Peu a peu, le grand calme ou etait tombe le menage, apres la crise, se troublait ainsi, semblait emporte par un recommencement terrible de fievre. Tous les germes de malaise, l'argent cache, l'amant introduit, s'etaient developpes, les separaient maintenant, les irritaient l'un contre l'autre. Et, dans cette agitation croissante, la vie allait devenir un enfer. D'ailleurs, comme par un contrecoup fatal, tout se gatait de meme autour des Roubaud. Une nouvelle bourrasque de commerages et de discussions soufflait dans le couloir. Philomene venait de rompre violemment avec madame Lebleu, a la suite d'une calomnie de cette derniere, qui l'accusait de lui avoir vendu une poule morte de maladie. Mais la vraie raison de rupture etait dans un rapprochement de Philomene et de Severine. Pecqueux ayant, une nuit, reconnu celle-ci au bras de Jacques, elle avait fait taire ses scrupules d'autrefois, elle s'etait montree aimable pour la maitresse du chauffeur; et Philomene, tres flattee de cette liaison avec une dame qui etait la beaute et la distinction sans conteste de la gare, venait de se retourner contre la femme du caissier, cette vieille gueuse, disait-elle, capable de faire battre les montagnes. Elle lui donnait tous les torts, elle criait partout, a cette heure, que le logement sur la rue appartenait aux Roubaud, que c'etait une abomination de ne pas le leur rendre. Les choses commencaient donc a tourner tres mal pour madame Lebleu, d'autant plus que son acharnement a guetter mademoiselle Guichon, afin de la surprendre avec le chef de gare, menacait aussi de lui causer des ennuis serieux: elle ne les surprenait toujours pas, mais elle avait le tort de se laisser surprendre, elle, l'oreille tendue, collee aux portes; si bien que M. Dabadie, exaspere d'etre ainsi espionne, avait dit au sous-chef Moulin que, si Roubaud reclamait encore le logement, il etait pret a contresigner la lettre. Et Moulin, peu bavard d'habitude, ayant repete cela, on avait failli se battre de porte en porte, d'un bout du couloir a l'autre, tellement les passions s'etaient rallumees. Au milieu de ces secousses croissantes, Severine n'avait qu'un bon jour, le vendredi. Depuis octobre, elle avait eu la tranquille audace d'inventer un pretexte, le premier venu, une douleur au genou, qui necessitait les soins d'un specialiste; et, chaque vendredi, elle partait par l'express de six heures quarante du matin, que conduisait Jacques, elle passait la journee avec lui a Paris, puis revenait par l'express de six heures trente. D'abord, elle s'etait crue obligee de donner a son mari des nouvelles de son genou: il allait mieux, il allait plus mal; ensuite, voyant qu'il ne l'ecoutait meme pas, elle avait carrement cesse de lui en parler. Et, parfois, elle le regardait, elle se demandait s'il savait. Comment ce jaloux feroce, cet homme qui avait tue, aveugle de sang, dans une rage imbecile, en arrivait-il a lui tolerer un amant? Elle ne pouvait le croire, elle pensait simplement qu'il devenait stupide. Dans les premiers jours de decembre, par une nuit glaciale, Severine attendit son mari tres tard. Le lendemain, un vendredi, avant l'aube, elle devait prendre l'express; et, ces soirs-la, elle faisait d'habitude une toilette soigneuse, preparait ses vetements, pour etre tout de suite habillee, au saut du lit. Enfin, elle se coucha, finit par s'endormir, vers une heure. Roubaud n'etait pas rentre. Deja deux fois, il n'avait reparu qu'au petit jour, tout a sa passion grandissante, ne pouvant plus s'arracher du cafe, dont une petite salle, au fond, se changeait peu a peu en un veritable tripot: on y jouait maintenant de grosses sommes, a l'ecarte. Heureuse du reste de coucher seule, bercee par l'attente de sa bonne journee du lendemain, la jeune femme dormait profondement, dans la chaleur douce des couvertures. Mais trois heures allaient sonner, lorsqu'un bruit singulier l'eveilla. D'abord, elle ne put comprendre, crut rever, se rendormit. C'etaient des pesees sourdes, des craquements de bois, comme si l'on avait voulu forcer une porte. Un eclat, une dechirure plus violente, la mit sur son seant. Et une peur la bouleversa: quelqu'un, a coup sur, faisait sauter la serrure du couloir. Pendant une minute, elle n'osa bouger, ecoutant, les oreilles bourdonnantes. Puis, elle eut le courage de se lever, pour voir; elle marcha sans bruit, pieds nus, elle entrouvrit la porte de sa chambre doucement, saisie d'un tel froid, qu'elle en etait toute pale et amincie encore, sous sa chemise; et le spectacle qu'elle apercut, dans la salle a manger, la cloua de surprise et d'effroi. Par terre, Roubaud, vautre sur le ventre, souleve sur les coudes, venait d'arracher la frise, a l'aide d'un ciseau. Une bougie, posee pres de lui, l'eclairait, en projetant son ombre enorme jusqu'au plafond. Et, a cette minute, le visage penche au-dessus du trou qui creusait le parquet d'une fente noire, il regardait, les yeux elargis. Le sang violacait ses joues, il avait sa face d'assassin. Brutalement, il plongea la main, ne trouva rien, dans le frisson qui l'agitait, dut approcher la bougie. Au fond, apparurent le porte-monnaie, les billets, la montre. Severine eut un cri involontaire, et Roubaud, terrifie, se retourna. Un moment, il ne la reconnut pas, crut sans doute a un spectre, en la voyant toute blanche, avec ses regards d'epouvante. --Qu'est-ce que tu fais donc? demanda-t-elle. Alors, comprenant, evitant de repondre, il ne lacha qu'un grognement sourd. Il la regardait, gene par sa presence, desireux de la renvoyer au lit. Mais pas une parole raisonnable ne lui venait, il la trouvait simplement a gifler, ainsi grelottante, toute nue. --N'est-ce pas? continua-t-elle, tu me refuses des bottines, et tu prends l'argent pour toi, parce que tu as perdu. Cela, du coup, l'enragea. Est-ce qu'elle allait lui gater la vie encore, se mettre en travers de son plaisir, cette femme qu'il ne desirait plus, dont la possession n'etait plus qu'une secousse desagreable? Puisqu'il s'amusait ailleurs, il n'avait aucun besoin d'elle. De nouveau, il fouilla, ne prit que le porte-monnaie, contenant les trois cents francs d'or. Et, lorsque, du talon, il eut remis la frise en place, il vint lui jeter au visage, les dents serrees: --Tu m'embetes, je fais ce que je veux. Est-ce que je te demande, moi, ce que tu vas faire, tout a l'heure, a Paris? Puis, avec un furieux haussement d'epaules, il retourna au cafe, en laissant la bougie par terre. Severine la ramassa, alla se remettre au lit, glacee jusqu'au coeur; et elle la garda allumee, ne pouvant se rendormir, attendant l'heure de l'express, peu a peu brulante, les yeux grands ouverts. C'etait certain maintenant, il y avait eu une desorganisation progressive, comme une infiltration du crime, qui decomposait cet homme, et qui avait pourri tout lien, entre eux. Roubaud savait. VII Ce vendredi-la, les voyageurs qui devaient, au Havre, prendre l'express de six heures quarante, eurent a leur reveil un cri de surprise: la neige tombait depuis minuit, en flocons si drus, si gros, qu'il y en avait dans les rues une couche de trente centimetres. Deja, sous la halle couverte, la Lison soufflait, fumante, attelee a un train de sept wagons, trois de deuxieme classe et quatre de premiere. Lorsque, vers cinq heures et demie, Jacques et Pecqueux etaient arrives au depot, pour la visite, ils avaient eu un grognement d'inquietude, devant cette neige entetee, dont crevait le ciel noir. Et, maintenant, a leur poste, ils attendaient le coup de sifflet, les yeux au loin, au-dela du porche beant de la marquise, regardant la tombee muette et sans fin des flocons rayer les tenebres d'un frisson livide. Le mecanicien murmura: --Le diable m'emporte si l'on voit un signal! --Encore si l'on peut passer! dit le chauffeur. Roubaud etait sur le quai, avec sa lanterne, rentre a la minute precise pour prendre son service. Par instants, ses paupieres meurtries se fermaient de fatigue, sans qu'il cessat sa surveillance. Jacques lui ayant demande s'il ne savait rien de l'etat de la voie, il venait de s'approcher et de lui serrer la main, en repondant qu'il n'avait pas de depeche encore; et, comme Severine descendait, enveloppee d'un grand manteau, il la conduisit lui-meme a un compartiment de premiere classe, ou il l'installa. Sans doute avait-il surpris le regard de tendresse inquiete, echange entre les deux amants; mais il ne se soucia seulement pas de dire a sa femme qu'il etait imprudent de partir par un temps pareil, et qu'elle ferait mieux de remettre son voyage. Des voyageurs arriverent, emmitoufles, charges de valises, toute une bousculade dans le froid terrible du matin. La neige des chaussures ne se fondait meme pas; et les portieres se refermaient aussitot, chacun se barricadait, le quai restait desert, mal eclaire par les lueurs louches de quelques becs de gaz; tandis que le fanal de la machine, accroche a la base de la cheminee, flambait seul, comme un oeil geant, elargissant au loin, dans l'obscurite, sa nappe d'incendie. Mais Roubaud eleva sa lanterne, donnant le signal. Le conducteur-chef siffla, et Jacques repondit, apres avoir ouvert le regulateur et mis en avant le petit volant du changement de marche. On partait. Pendant une minute encore, le sous-chef suivit tranquillement du regard le train qui s'eloignait sous la tempete. --Et attention! dit Jacques a Pecqueux. Pas de farce, aujourd'hui! Il avait bien remarque que son compagnon semblait, lui aussi, tomber de lassitude: le resultat, surement, de quelque noce de la veille. --Oh! pas de danger, pas de danger! begaya le chauffeur. Tout de suite, des la sortie de la halle couverte, les deux hommes etaient entres dans la neige. Le vent soufflait de l'est, la machine avait ainsi le vent debout, fouettee de face par les rafales; et, derriere l'abri, ils n'en souffrirent pas trop d'abord, vetus de grosses laines, les yeux proteges par des lunettes. Mais, dans la nuit, la lumiere eclatante du fanal etait comme mangee par ces epaisseurs blafardes qui tombaient. Au lieu de s'eclairer a deux ou trois cents metres, la voie apparaissait sous une sorte de brouillard laiteux, ou les choses ne surgissaient que tres rapprochees, ainsi que du fond d'un reve. Et, selon sa crainte, ce qui porta l'inquietude du mecanicien a son comble, ce fut de constater, des le feu du premier poste de cantonnement, qu'il ne verrait certainement pas, a la distance reglementaire, les signaux rouges, fermant la voie. Des lors, il avanca avec une extreme prudence, sans pouvoir cependant ralentir la vitesse, car le vent lui opposait une resistance enorme, et tout retard serait devenu un danger aussi grand. Jusqu'a la station d'Harfleur, la Lison fila d'une bonne marche continue. La couche de neige tombee ne preoccupait pas encore Jacques, car il y en avait au plus soixante centimetres, et le chasse-neige en deblayait aisement un metre. Il etait tout au souci de garder sa vitesse, sachant bien que la vraie qualite d'un mecanicien, apres la temperance et l'amour de sa machine, consistait a marcher d'une facon reguliere, sans secousse, a la plus haute pression possible. Meme, son unique defaut etait la, dans un entetement a ne pas s'arreter, desobeissant aux signaux, croyant toujours qu'il aurait le temps de dompter la Lison: aussi, parfois, allait-il trop loin, ecrasait les petards, <>, comme on dit, ce qui lui avait valu deux fois des mises a pied de huit jours. Mais, en ce moment, dans le grand danger ou il se sentait, la pensee que Severine etait la, qu'il avait charge de cette chere existence, decuplait la force de sa volonte, tendue toute la-bas, jusqu'a Paris, le long de cette double ligne de fer, au milieu des obstacles qu'il devait franchir. Et, debout sur la plaque de tole qui reliait la machine au tender, dans les continuels cahots de la trepidation, Jacques, malgre la neige, se penchait a droite, pour mieux voir. Par la vitre de l'abri, brouillee d'eau, il ne distinguait rien; et il restait la face sous les rafales, la peau flagellee de milliers d'aiguilles, pincee d'un tel froid, qu'il y sentait comme des coupures de rasoir. De temps a autre, il se retirait, pour reprendre haleine; il otait ses lunettes, les essuyait; puis, il revenait a son poste d'observation, en plein ouragan, les yeux fixes, dans l'attente des feux rouges, si absorbe en son vouloir, qu'a deux reprises il eut l'hallucination de brusques etincelles sanglantes, tachant le rideau pale qui tremblait devant lui. Mais, tout d'un coup, dans les tenebres, une sensation l'avertit que son chauffeur n'etait plus la. Seule, une petite lanterne eclairait le niveau d'eau, pour que nulle lumiere n'aveuglat le mecanicien; et, sur le cadran du manometre, dont l'email semblait garder une lueur propre, il avait vu que l'aiguille bleue, tremblante, baissait rapidement. C'etait le feu qui tombait. Le chauffeur venait de s'etaler sur le coffre, vaincu par le sommeil. --Sacre noceur! cria Jacques, furieux, le secouant. Pecqueux se releva, s'excusa, d'un grognement inintelligible. Il tenait a peine debout; mais la force de l'habitude le remit tout de suite a son feu, le marteau en main, cassant le charbon, l'etalant sur la grille avec la pelle, en une couche bien egale; puis, il donna un coup de balai. Et, pendant que la porte du foyer etait restee ouverte, un reflet de fournaise, en arriere sur le train, comme une queue flamboyante de comete, avait incendie la neige, pleuvant au travers, en larges gouttes d'or. Apres Harfleur, commenca la grande rampe de trois lieues qui va jusqu'a Saint-Romain, la plus forte de toute la ligne. Aussi le mecanicien se remit-il a la manoeuvre, tres attentif, s'attendant a un fort coup de collier, pour monter cette cote, deja rude par les beaux temps. La main sur le volant du changement de marche, il regardait fuir les poteaux telegraphiques, tachant de se rendre compte de la vitesse. Celle-ci diminuait beaucoup, la Lison s'essoufflait, tandis qu'on devinait le frottement des chasse-neige, a une resistance croissante. Du bout du pied, il rouvrit la porte; et le chauffeur, ensommeille, comprit, poussa le feu encore, afin d'augmenter la pression. Maintenant, la porte rougissait, eclairait leurs jambes a tous deux d'une lueur violette. Mais ils n'en sentaient pas l'ardente chaleur, dans le courant d'air glace qui les enveloppait. Sur un geste de son chef, le chauffeur venait aussi de lever la tige du cendrier, ce qui activait le tirage. Rapidement, l'aiguille du manometre etait remontee a dix atmospheres, la Lison donnait toute la force dont elle etait capable. Meme, un instant, voyant le niveau d'eau baisser, le mecanicien dut faire mouvoir le petit volant de l'injecteur, bien que cela diminuat la pression. Elle se releva d'ailleurs, la machine ronflait, crachait, comme une bete qu'on surmene, avec des sursauts, des coups de reins, ou l'on aurait cru entendre craquer ses membres. Et il la rudoyait, en femme vieillie et moins forte, n'ayant plus pour elle la meme tendresse qu'autrefois. --Jamais elle ne montera, la faineante! dit-il, les dents serrees, lui qui ne parlait pas en route. Pecqueux, etonne, dans sa somnolence, le regarda. Qu'avait-il donc maintenant contre la Lison? Est-ce qu'elle n'etait pas toujours la brave machine obeissante, d'un demarrage si aise, que c'etait un plaisir de la mettre en route, et d'une si bonne vaporisation, qu'elle epargnait son dixieme de charbon, de Paris au Havre? Quand une machine avait des tiroirs comme les siens, d'un reglage parfait, coupant a miracle la vapeur, on pouvait lui tolerer toutes les imperfections, comme qui dirait a une menagere quinteuse, ayant pour elle la conduite et l'economie. Sans doute qu'elle depensait trop de graisse. Et puis, apres? On la graissait, voila tout! Justement, Jacques repetait, exaspere: --Jamais elle ne montera, si on ne la graisse pas. Et, ce qu'il n'avait pas fait trois fois dans sa vie, il prit la burette, pour la graisser en marche. Enjambant la rampe, il monta sur le tablier, qu'il suivit tout le long de la chaudiere. Mais c'etait une manoeuvre des plus perilleuses: ses pieds glissaient sur l'etroite bande de fer, mouillee par la neige; et il etait aveugle, et le vent terrible menacait de le balayer comme une paille. La Lison, avec cet homme accroche a son flanc, continuait sa course haletante, dans la nuit, parmi l'immense couche blanche, ou elle s'ouvrait profondement un sillon. Elle le secouait, l'emportait. Parvenu a la traverse d'avant, il s'accroupit devant le godet graisseur du cylindre de droite, il eut toutes les peines du monde a l'emplir, en se tenant d'une main a la tringle. Puis, il lui fallut faire le tour, ainsi qu'un insecte rampant, pour aller graisser le cylindre de gauche. Et, quand il revint, extenue, il etait tout pale, ayant senti passer la mort. --Sale rosse! murmura-t-il. Saisi de cette violence inaccoutumee a l'egard de leur Lison, Pecqueux ne put s'empecher de dire, en hasardant une fois de plus son habituelle plaisanterie: --Fallait m'y laisser aller: ca me connait, moi, de graisser les dames. Reveille un peu, il s'etait remis, lui aussi, a son poste, surveillant le cote gauche de la ligne. D'ordinaire, il avait de bons yeux, meilleurs que ceux de son chef. Mais, dans cette tourmente, tout avait disparu, a peine pouvaient-ils, eux pourtant a qui chaque kilometre de la route etait si familier, reconnaitre les lieux qu'ils traversaient: la voie sombrait sous la neige, les haies, les maisons elles-memes semblaient s'engloutir, ce n'etait plus qu'une plaine rase et sans fin, un chaos de blancheurs vagues, ou la Lison paraissait galoper a sa guise, prise de folie. Et jamais les deux hommes n'avaient senti si etroitement le lien de fraternite qui les unissait, sur cette machine en marche, lachee a travers tous les perils, ou ils se trouvaient plus seuls, plus abandonnes du monde, que dans une chambre close, avec l'aggravante, l'ecrasante responsabilite des vies humaines qu'ils trainaient derriere eux. Aussi Jacques, que la plaisanterie de Pecqueux avait acheve d'irriter, finit-il par en sourire, retenant la colere qui l'emportait. Ce n'etait, certes, pas le moment de se quereller. La neige redoublait, le rideau s'epaississait a l'horizon. On continuait de monter, lorsque le chauffeur, a son tour, crut voir etinceler un feu rouge, au loin. D'un mot, il avertit son chef. Mais deja il ne le retrouvait plus, ses yeux avaient reve, comme il disait parfois. Et le mecanicien, qui n'avait rien vu, restait le coeur battant, trouble par cette hallucination d'un autre, perdant confiance en lui-meme. Ce qu'il s'imaginait distinguer, au-dela du pullulement pale des flocons, c'etaient d'immenses formes noires, des masses considerables, comme des morceaux geants de la nuit, qui semblaient se deplacer et venir au-devant de la machine. etaient-ce donc des coteaux eboules, des montagnes barrant la voie, ou allait se briser le train? Alors, pris de peur, il tira la tringle du sifflet, il siffla longuement, desesperement; et cette lamentation trainait, lugubre, au travers de la tempete. Puis, il fut tout etonne d'avoir siffle a propos, car le train traversait a grande vitesse la gare de Saint-Romain, dont il se croyait eloigne de deux kilometres. Cependant, la Lison, qui avait franchi la terrible rampe, se mit a rouler plus a l'aise, et Jacques put respirer un moment. De Saint-Romain a Bolbec, la ligne monte d'une facon insensible, tout irait bien sans doute jusqu'a l'autre bout du plateau. Quand il fut a Beuzeville, pendant l'arret de trois minutes, il n'en appela pas moins le chef de gare qu'il apercut sur le quai, tenant a lui dire ses craintes, en face de cette neige dont la couche augmentait toujours: jamais il n'arriverait a Rouen, le mieux serait de doubler l'attelage, en ajoutant une seconde machine, tandis qu'on se trouvait a un depot, ou des machines a disposition etaient toujours pretes. Mais le chef de gare repondit qu'il n'avait pas d'ordre et qu'il ne croyait pas devoir prendre cette mesure sur lui. Tout ce qu'il offrit, ce fut de donner cinq ou six pelles de bois, pour deblayer les rails, en cas de besoin. Et Pecqueux prit les pelles, qu'il rangea dans un coin du tender. Sur le plateau, en effet, la Lison continua sa marche avec une bonne vitesse, sans trop de peine. Elle se lassait pourtant. A toute minute, le mecanicien devait faire son geste, ouvrir la porte du foyer, pour que le chauffeur mit du charbon; et, chaque fois, au-dessus du train morne, noir dans tout ce blanc, recouvert d'un linceul, flambait l'eblouissante queue de comete, trouant la nuit. Il etait sept heures trois quarts, le jour naissait; mais, a peine en distinguait-on la paleur au ciel, dans l'immense tourbillon blanchatre qui emplissait l'espace, d'un bout de l'horizon a l'autre. Cette clarte louche, ou rien ne se distinguait encore, inquietait davantage les deux hommes, qui, les yeux pleins de larmes, malgre leurs lunettes, s'efforcaient de voir au loin. Sans lacher le volant du changement de marche, le mecanicien ne quittait plus la tringle du sifflet, sifflant d'une facon presque continue, par prudence, d'un sifflement de detresse qui pleurait au fond de ce desert de neige. On traversa Bolbec, puis Yvetot, sans encombre. Mais, a Motteville, Jacques, de nouveau, interpella le sous-chef, qui ne put lui donner des renseignements precis sur l'etat de la voie. Aucun train n'etait encore venu, une depeche annoncait simplement que l'omnibus de Paris se trouvait bloque a Rouen, en surete. Et la Lison repartit, descendant de son allure alourdie et lasse les trois lieues de pente douce qui vont a Barentin. Maintenant, le jour se levait, tres pale; et il semblait que cette lueur livide vint de la neige elle-meme. Elle tombait plus dense, ainsi qu'une chute d'aube brouillee et froide, noyant la terre des debris du ciel. Avec le jour grandissant, le vent redoublait de violence, les flocons etaient chasses comme des balles, il fallait qu'a chaque instant le chauffeur prit sa pelle, pour deblayer le charbon, au fond du tender, entre les parois du recipient d'eau. A droite et a gauche, la campagne apparaissait, a ce point meconnaissable, que les deux hommes avaient la sensation de fuir dans un reve: les vastes champs plats, les gras paturages clos de haies vives, les cours plantees de pommiers, n'etaient plus qu'une mer blanche, a peine renflee de courtes vagues, une immensite bleme et tremblante, ou tout defaillait, dans cette blancheur. Et le mecanicien, debout, la face coupee par les rafales, la main sur le volant, commencait a souffrir terriblement du froid. Enfin, a l'arret de Barentin, le chef de gare, M. Bessiere, s'approcha lui-meme de la machine, pour prevenir Jacques qu'on signalait des quantites considerables de neige, du cote de la Croix-de-Maufras. --Je crois qu'on peut encore passer, ajouta-t-il. Mais vous aurez de la peine. Alors, le jeune homme s'emporta. --Tonnerre de Dieu! je l'ai bien dit, a Beuzeville! Qu'est-ce que ca pouvait leur faire, de doubler l'attelage?... Ah! nous allons etre gentils! Le conducteur-chef venait de descendre de son fourgon, et lui aussi se fachait. Il etait gele dans sa vigie, il declarait qu'il etait incapable de distinguer un signal d'un poteau telegraphique. Un vrai voyage a tatons, dans tout ce blanc! --Enfin, vous voila prevenus, reprit M. Bessiere. Cependant, les voyageurs s'etonnaient deja de cet arret prolonge, au milieu du grand silence de la station ensevelie, sans un cri d'employe, sans un battement de portiere. Quelques glaces furent baissees, des tetes apparurent: une dame tres forte, avec deux jeunes filles blondes, charmantes, ses filles sans doute, toutes trois Anglaises a coup sur; et, plus loin, une jeune femme brune, tres jolie, qu'un monsieur age forcait a rentrer; tandis que deux hommes, un jeune, un vieux, causaient d'une voiture a l'autre, le buste a moitie sorti des portieres. Mais, comme Jacques jetait un coup d'oeil en arriere, il n'apercut que Severine, penchee elle aussi, regardant de son cote, d'un air anxieux. Ah! la chere creature, qu'elle devait etre inquiete, et quel creve-coeur il eprouvait, a la savoir la, si pres et loin de lui, dans ce danger! Il aurait donne tout son sang pour etre a Paris deja, et l'y deposer saine et sauve. --Allons, partez, conclut le chef de gare. Il est inutile d'effrayer le monde. Lui-meme avait donne le signal. Remonte dans son fourgon, le conducteur-chef siffla; et, une fois encore, la Lison demarra, apres avoir repondu, d'un long cri de plainte. Tout de suite, Jacques sentit que l'etat de la voie changeait. Ce n'etait plus la plaine, le deroulement a l'infini de l'epais tapis de neige, ou la machine filait comme un paquebot, laissant un sillage. On entrait dans le pays tourmente, les cotes et les vallons dont la houle enorme allait jusqu'a Malaunay, bossuant le sol; et la neige s'etait amassee la d'une facon irreguliere, la voie se trouvait deblayee par places, tandis que des masses considerables avaient bouche certains passages. Le vent, qui balayait les remblais, comblait au contraire les tranchees. C'etait ainsi une continuelle succession d'obstacles a franchir, des bouts de voie libre que barraient de veritables remparts. Il faisait plein jour maintenant, et la contree devastee, ces gorges etroites, ces pentes raides, prenaient, sous leur couche de neige, la desolation d'un ocean de glace, immobilise dans la tourmente. Jamais encore Jacques ne s'etait senti penetrer d'un tel froid. Sous les mille aiguilles de la neige, son visage lui semblait en sang; et il n'avait plus conscience de ses mains, paralysees par l'onglee, devenues si insensibles, qu'il fremit en s'apercevant qu'il perdait, entre ses doigts, la sensation du petit volant du changement de marche. Quand il levait le coude, pour tirer la tringle du sifflet, son bras pesait a son epaule comme un bras de mort. Il n'aurait pu dire si ses jambes le portaient, dans les secousses continues de la trepidation, qui lui arrachaient les entrailles. Une immense fatigue l'avait envahi, avec ce froid, dont le gel gagnait son crane, et sa peur etait de n'etre plus, de ne plus savoir s'il conduisait, car il ne tournait deja le volant que d'un geste machinal, il regardait, hebete, le manometre descendre. Toutes les histoires connues d'hallucinations lui traversaient la tete. N'etait-ce pas un arbre abattu, la-bas, en travers de la voie? N'avait-il pas apercu un drapeau rouge flottant au-dessus de ce buisson? Des petards, a chaque minute, n'eclataient-ils pas, dans le grondement des roues? Il n'aurait pu le dire, il se repetait qu'il devrait arreter, et il n'en trouvait pas la volonte nette. Pendant quelques minutes, cette crise le tortura; puis, brusquement, la vue de Pecqueux, retombe endormi sur le coffre, terrasse par cet accablement du froid dont lui-meme souffrait, le jeta dans une colere telle, qu'il en fut comme rechauffe. --Ah! nom de Dieu de salop! Et lui, si doux d'ordinaire aux vices de cet ivrogne, le reveilla a coups de pied, tapa jusqu'a ce qu'il fut debout. L'autre, engourdi, se contenta de grogner, en reprenant sa pelle. --Bon, bon! on y va! Quand le foyer fut charge, la pression remonta; et il etait temps, la Lison venait de s'engager au fond d'une tranchee, ou elle avait a fendre une epaisseur de plus d'un metre. Elle avancait dans un effort extreme, dont elle tremblait toute. Un instant, elle s'epuisa, il sembla qu'elle allait s'immobiliser, ainsi qu'un navire qui a touche un banc de sable. Ce qui la chargeait, c'etait la neige dont une couche pesante avait peu a peu couvert la toiture des wagons. Ils filaient ainsi, noirs dans le sillage blanc, avec ce drap blanc tendu sur eux; et elle-meme n'avait que des bordures d'hermine, habillant ses reins sombres, ou les flocons fondaient et ruisselaient en pluie. Une fois de plus, malgre le poids, elle se degagea, elle passa. Le long d'une large courbe, sur un remblai, on put suivre encore le train, qui s'avancait a l'aise, pareil a un ruban d'ombre, perdu au milieu d'un pays des legendes, eclatant de blancheur. Mais plus loin, les tranchees recommencaient, et Jacques, et Pecqueux, qui avaient senti toucher la Lison, se raidirent contre le froid, debout a ce poste que, meme mourants, ils ne pouvaient deserter. De nouveau, la machine perdait de sa vitesse. Elle s'etait engagee entre deux talus, et l'arret se produisit lentement, sans secousse. Il sembla qu'elle s'engluait, prise par toutes ses roues, de plus en plus serree, hors d'haleine. Elle ne bougea plus. C'etait fait, la neige la tenait, impuissante. --Ca y est, gronda Jacques. Tonnerre de Dieu! Quelques secondes encore, il resta a son poste, la main sur le volant, ouvrant tout, pour voir si l'obstacle ne cederait pas. Puis, entendant la Lison cracher et s'essouffler en vain, il ferma le regulateur, il jura plus fort, furieux. Le conducteur-chef s'etait penche a la porte de son fourgon, et Pecqueux s'etant montre, lui cria a son tour: --Ca y est, nous sommes colles! Vivement, le conducteur sauta dans la neige, dont il avait jusqu'aux genoux. Il s'approcha, les trois hommes tinrent conseil. --Nous ne pouvons qu'essayer de deblayer, finit par dire le mecanicien. Heureusement, nous avons des pelles. Appelez votre conducteur d'arriere, et a nous quatre nous finirons bien par degager les roues. On fit signe au conducteur d'arriere, qui, lui aussi, etait descendu du fourgon. Il arriva a grand-peine, noye par instants. Mais cet arret en pleine campagne, au milieu de cette solitude blanche, ce bruit clair des voix discutant ce qu'il y avait a faire, cet employe sautant le long du train, a penibles enjambees, avaient inquiete les voyageurs. Des glaces se baisserent. On criait, on questionnait, toute une confusion, vague encore et grandissante. --Ou sommes-nous?... Pourquoi a-t-on arrete?... Qu'y a-t-il donc?... Mon Dieu! est-ce un malheur? Le conducteur sentit la necessite de rassurer le monde. Justement, comme il s'avancait, la dame anglaise, dont l'epaisse face rouge s'encadrait des deux charmants visages de ses filles, lui demanda avec un fort accent: --Monsieur, ce n'est pas dangereux? --Non, non, madame, repondit-il. Un peu de neige simplement. On repart tout de suite. Et la glace se releva, au milieu du frais gazouillis des jeunes filles, cette musique des syllabes anglaises, si vives sur des levres roses. Toutes deux riaient, tres amusees. Mais, plus loin, le monsieur age appelait le conducteur, tandis que sa jeune femme risquait derriere lui sa jolie tete brune. --Comment n'a-t-on pas pris des precautions? C'est insupportable... Je rentre de Londres, mes affaires m'appellent a Paris ce matin, et je vous previens que je rendrai la Compagnie responsable de tout retard. --Monsieur, ne put que repeter l'employe, on va repartir dans trois minutes. Le froid etait terrible, la neige entrait, et les tetes disparurent, les glaces se releverent. Mais, au fond des voitures closes, une agitation persistait, une anxiete, dont on sentait le sourd bourdonnement. Seules, deux glaces restaient baissees; et, accoudes, a trois compartiments de distance, deux voyageurs causaient, un Americain d'une quarantaine d'annees, un jeune homme habitant Le Havre, tres interesses l'un et l'autre par le travail de deblaiement. --En Amerique, monsieur, tout le monde descend et prend des pelles. --Oh! ce n'est rien, j'ai ete deja bloque deux fois, l'annee derniere. Mes occupations m'appellent toutes les semaines a Paris. --Et moi toutes les trois semaines environ, monsieur. --Comment, de New-York? --Oui, monsieur, de New-York. Jacques menait le travail. Ayant apercu Severine a une portiere du premier wagon, ou elle se mettait toujours pour etre plus pres de lui, il l'avait suppliee du regard; et, comprenant, elle s'etait retiree, pour ne pas rester a ce vent glacial qui lui brulait la figure. Lui, des lors, songeant a elle, avait travaille de grand coeur. Mais il remarquait que la cause de l'arret, l'empatement dans la neige, ne provenait pas des roues: celles-ci coupaient les couches les plus epaisses; c'etait le cendrier, place entre elles, qui faisait obstacle, roulant la neige, la durcissant en paquets enormes. Et une idee lui vint. --Il faut devisser le cendrier. D'abord, le conducteur-chef s'y opposa. Le mecanicien etait sous ses ordres, il ne voulait pas l'autoriser a toucher a la machine. Puis, il se laissa convaincre. --Vous en prenez la responsabilite, c'est bon! Seulement, ce fut une dure besogne. Allonges sous la machine, le dos dans la neige qui fondait, Jacques et Pecqueux durent travailler pendant pres d'une demi-heure. Heureusement que, dans le coffre a outils, ils avaient des tournevis de rechange. Enfin, au risque de se bruler et de s'ecraser vingt fois, ils parvinrent a detacher le cendrier. Mais ils ne l'avaient pas encore, il s'agissait de le sortir de la-dessous. D'un poids enorme, il s'embarrassait dans les roues et les cylindres. Pourtant, a quatre, ils le tirerent, le trainerent en dehors de la voie, jusqu'au talus. --Maintenant, achevons de deblayer, dit le conducteur. Depuis pres d'une heure, le train etait en detresse, et l'angoisse des voyageurs avait grandi. A chaque minute, une glace se baissait, une voix demandait pourquoi l'on ne partait pas. C'etait la panique, des cris, des larmes, dans une crise montante d'affolement. --Non, non, c'est assez deblaye, declara Jacques. Montez, je me charge du reste. Il etait de nouveau a son poste, avec Pecqueux, et lorsque les deux conducteurs eurent regagne leurs fourgons, il tourna lui-meme le robinet du purgeur. Le jet de vapeur brulante, assourdi, acheva de fondre les paquets qui adheraient encore aux rails. Puis, la main au volant, il fit machine arriere. Lentement, il recula d'environ trois cents metres, pour prendre du champ. Et, ayant pousse au feu, depassant meme la pression permise, il revint contre le mur qui barrait la voie, il y jeta la Lison, de toute sa masse, de tout le poids du train qu'elle trainait. Elle eut un han! terrible de bucheron qui enfonce la cognee, sa forte charpente de fer et de fonte en craqua. Mais elle ne put passer encore, elle s'etait arretee, fumante, toute vibrante du choc. Alors, a deux autres reprises, il dut recommencer la manoeuvre, recula, fonca sur la neige, pour l'emporter; et, chaque fois, la Lison, raidissant les reins, buta du poitrail, avec son souffle enrage de geante. Enfin, elle parut reprendre haleine, elle banda ses muscles de metal en un supreme effort, et elle passa, et lourdement le train la suivit, entre les deux murs de la neige eventree. Elle etait libre. --Bonne bete tout de meme! grogna Pecqueux. Jacques, aveugle, ota ses lunettes, les essuya. Son coeur battait a grands coups, il ne sentait plus le froid. Mais, brusquement, la pensee lui vint d'une tranchee profonde, qui se trouvait a trois cents metres environ de la Croix-de-Maufras: elle s'ouvrait dans la direction du vent, la neige devait s'y etre accumulee en quantite considerable; et, tout de suite, il eut la certitude que c'etait la l'ecueil marque ou il naufragerait. Il se pencha. Au loin, apres une derniere courbe, la tranchee lui apparut, en ligne droite, ainsi qu'une longue fosse, comblee de neige. Il faisait plein jour, la blancheur etait sans bornes et eclatante, sous la tombee continue des flocons. Cependant, la Lison filait a une vitesse moyenne, n'ayant plus rencontre d'obstacle. On avait, par precaution, laisse allumes les feux d'avant et d'arriere; et le fanal blanc, a la base de la cheminee, luisait dans le jour, comme un oeil vivant de cyclope. Elle roulait, elle approchait de la tranchee, avec cet oeil largement ouvert. Alors, il sembla qu'elle se mit a souffler d'un petit souffle court, ainsi qu'un cheval qui a peur. De profonds tressaillements la secouaient, elle se cabrait, ne continuait sa marche que sous la main volontaire du mecanicien. D'un geste, celui-ci avait ouvert la porte du foyer, pour que le chauffeur activat le feu. Et, maintenant, ce n'etait plus une queue d'astre incendiant la nuit, c'etait un panache de fumee noire, epaisse, qui salissait le grand frisson pale du ciel. La Lison avancait. Enfin, il lui fallut entrer dans la tranchee. A droite et a gauche, les talus etaient noyes, et l'on ne distinguait plus rien de la voie, au fond. C'etait comme un creux de torrent, ou la neige dormait, a pleins bords. Elle s'y engagea, roula pendant une cinquantaine de metres, d'une haleine eperdue, de plus en plus lente. La neige qu'elle repoussait, faisait une barre devant elle, bouillonnait et montait, en un flot revolte qui menacait de l'engloutir. Un instant, elle parut debordee, vaincue. Mais, d'un dernier coup de reins, elle se delivra, avanca de trente metres encore. C'etait la fin, la secousse de l'agonie: des paquets de neige retombaient, recouvraient les roues, toutes les pieces du mecanisme etaient envahies, liees une a une par des chaines de glace. Et la Lison s'arreta definitivement, expirante, dans le grand froid. Son souffle s'eteignit, elle etait immobile, et morte. --La, nous y sommes, dit Jacques. Je m'y attendais. Tout de suite, il voulut faire machine arriere, pour tenter de nouveau la manoeuvre. Mais, cette fois, la Lison ne bougea pas. Elle refusait de reculer comme d'avancer, elle etait bloquee de toutes parts, collee au sol, inerte, sourde. Derriere elle, le train, lui aussi, semblait mort, enfonce dans l'epaisse couche jusqu'aux portieres. La neige ne cessait pas, tombait plus drue, par longues rafales. Et c'etait un enlisement, ou machine et voitures allaient disparaitre, deja recouvertes a moitie, sous le silence frissonnant de cette solitude blanche. Plus rien ne bougeait, la neige filait son linceul. --Eh bien, ca recommence? demanda le conducteur-chef, en se penchant en dehors du fourgon. --Foutus! cria simplement Pecqueux. Cette fois, en effet, la position devenait critique. Le conducteur d'arriere courut poser les petards qui devaient proteger le train, en queue; tandis que le mecanicien sifflait eperdument, a coups presses, le sifflet haletant et lugubre de la detresse. Mais la neige assourdissait l'air, le son se perdait, ne devait pas meme arriver a Barentin. Que faire? Ils n'etaient que quatre, jamais ils ne deblaieraient de pareils amas. Il aurait fallu toute une equipe. La necessite s'imposait de courir chercher du secours. Et le pis etait que la panique se declarait de nouveau parmi les voyageurs. Une portiere s'ouvrit, la jolie dame brune sauta, affolee, croyant a un accident. Son mari, le negociant age, qui la suivit, criait: --J'ecrirai au ministre, c'est une indignite! Des pleurs de femmes, des voix furieuses d'hommes sortaient des voitures, dont les glaces se baissaient violemment. Et il n'y avait que les deux petites Anglaises qui s'egayaient, l'air tranquille, souriantes. Comme le conducteur-chef tachait de rassurer tout le monde, la cadette lui demanda, en francais, avec un leger zezaiement britannique: --Alors, monsieur, c'est ici qu'on s'arrete? Plusieurs hommes etaient descendus, malgre l'epaisse couche ou l'on enfoncait jusqu'au ventre. L'Americain se retrouva ainsi avec le jeune homme du Havre, tous deux s'etant avances vers la machine, pour voir. Ils hocherent la tete. --Nous en avons pour quatre ou cinq heures, avant qu'on la debarbouille de la-dedans. --Au moins, et encore faudrait-il une vingtaine d'ouvriers. Jacques venait de decider le conducteur-chef a envoyer le conducteur d'arriere a Barentin, pour demander du secours. Ni lui, ni Pecqueux, ne pouvaient quitter la machine. L'employe s'eloigna, on le perdit bientot de vue, au bout de la tranchee. Il avait quatre kilometres a faire, il ne serait pas de retour avant deux heures peut-etre. Et Jacques, desespere, lacha un instant son poste, courut a la premiere voiture, ou il apercevait Severine, qui avait baisse la glace. --N'ayez pas peur, dit-il rapidement. Vous ne craignez rien. Elle repondit de meme, sans le tutoyer, de crainte d'etre entendue: --Je n'ai pas peur. Seulement, j'ai ete bien inquiete, a cause de vous. Et cela etait d'une douceur telle, qu'ils furent consoles et qu'ils se sourirent. Mais, comme Jacques se retournait, il eut une surprise, a voir, le long du talus, Flore, puis Misard, suivi de deux autres hommes, qu'il ne reconnut pas d'abord. Eux avaient entendu le sifflet de detresse, et Misard, qui n'etait pas de service, accourait, avec les deux camarades, auxquels il offrait justement le vin blanc, le carrier Cabuche que la neige faisait chomer, et l'aiguilleur Ozil, venu de Malaunay par le tunnel, pour faire sa cour a Flore, qu'il poursuivait toujours, malgre le mauvais accueil. Elle, curieusement, en grande fille vagabonde, brave et forte comme un garcon, les accompagnait. Et, pour elle, pour son pere, c'etait un evenement considerable, une extraordinaire aventure, ce train s'arretant ainsi a leur porte. Depuis cinq annees qu'ils habitaient la, a chaque heure de jour et de nuit, par les beaux temps, par les orages, que de trains ils avaient vus passer, dans le coup de vent de leur vitesse! Tous semblaient emportes par ce vent qui les apportait, jamais un seul n'avait meme ralenti sa marche, ils les regardaient fuir, se perdre, disparaitre, avant d'avoir rien pu savoir d'eux. Le monde entier defilait, la foule humaine charriee a toute vapeur, sans qu'ils en connussent autre chose que des visages entrevus dans un eclair, des visages qu'ils ne devaient jamais revoir, parfois des visages qui leur devenaient familiers, a force de les retrouver a jours fixes, et qui pour eux restaient sans noms. Et voila que, dans la neige, un train debarquait a leur porte: l'ordre naturel etait perverti, ils devisageaient ce monde inconnu qu'un accident jetait sur la voie, ils le contemplaient avec des yeux ronds de sauvages, accourus sur une cote ou des Europeens naufrageraient. Ces portieres ouvertes montrant des femmes enveloppees de fourrures, ces hommes descendus en paletots epais, tout ce luxe confortable, echoue parmi cette mer de glace, les immobilisaient d'etonnement. Mais Flore avait reconnu Severine. Elle, qui guettait chaque fois le train de Jacques, s'etait apercue, depuis quelques semaines, de la presence de cette femme, dans l'express du vendredi matin; d'autant plus que celle-ci, lorsqu'elle approchait du passage a niveau, mettait la tete a la portiere, pour donner un coup d'oeil a sa propriete de la Croix-de-Maufras. Les yeux de Flore noircirent, en la voyant causer a demi-voix, avec le mecanicien. --Ah! madame Roubaud! s'ecria Misard, qui venait aussi de la reconnaitre, et qui prit immediatement son air obsequieux. En voila une mauvaise chance!... Mais vous n'allez pas rester la, il faut descendre chez nous. Jacques, apres avoir serre la main du garde-barriere, appuya son offre. --Il a raison... On en a peut-etre pour des heures, vous auriez le temps de mourir de froid. Severine refusait, bien couverte, disait-elle. Puis, les trois cents metres dans la neige l'effrayaient un peu. Alors, s'approchant, Flore, qui la regardait de ses grands yeux fixes, dit enfin: --Venez, madame, je vous porterai. Et, avant que celle-ci eut accepte, elle l'avait saisie dans ses bras vigoureux de garcon, elle la soulevait ainsi qu'un petit enfant. Ensuite, elle la deposa de l'autre cote de la voie, a une place deja foulee, ou les pieds n'enfoncaient plus. Des voyageurs s'etaient mis a rire, emerveilles. Quelle gaillarde! Si l'on en avait eu une douzaine comme ca, le deblaiement n'aurait pas demande deux heures. Cependant, la proposition de Misard, cette maison de garde-barriere, ou l'on pouvait se refugier, trouver du feu, peut-etre du pain et du vin, courait d'une voiture a une autre. La panique s'etait calmee, lorsqu'on avait compris qu'on ne courait aucun danger immediat; seulement, la situation n'en restait pas moins lamentable: les bouillottes se refroidissaient, il etait neuf heures, on allait souffrir de la faim et de la soif, pour peu que les secours se fissent attendre. Et cela pouvait s'eterniser, qui savait si l'on ne coucherait pas la? Deux camps se formerent: ceux qui, de desespoir, ne voulaient pas quitter les wagons, et qui s'y installaient comme pour y mourir, enveloppes dans leurs couvertures, allonges rageusement sur les banquettes; et ceux qui preferaient risquer la course a travers la neige, esperant trouver mieux la-bas, desireux surtout d'echapper au cauchemar de ce train echoue, mort de froid. Tout un groupe se forma, le negociant age et sa jeune femme, la dame anglaise avec ses deux filles, le jeune homme du Havre, l'Americain, une douzaine d'autres, prets a se mettre en marche. Jacques, a voix basse, avait decide Severine, en jurant d'aller lui donner des nouvelles, s'il pouvait s'echapper. Et, comme Flore les regardait toujours de ses yeux sombres, il lui parla doucement, en vieil ami: --Eh bien! c'est entendu, tu vas conduire ces dames et ces messieurs... Moi, je garde Misard, avec les autres. Nous allons nous y mettre, nous ferons ce que nous pourrons, en attendant. Tout de suite, en effet, Cabuche, Ozil, Misard avaient pris des pelles, pour se joindre a Pecqueux et au conducteur-chef, qui attaquaient deja la neige. La petite equipe s'efforcait de degager la machine, fouillant sous les roues, rejetant les pelletees contre le talus. Personne n'ouvrait plus la bouche, on n'entendait que cet enragement silencieux, dans le morne etouffement de la campagne blanche. Et, lorsque la petite troupe des voyageurs s'eloigna, elle eut un dernier regard vers le train, qui restait seul, ne montrant plus qu'une mince ligne noire, sous l'epaisse couche qui l'ecrasait. On avait referme les portieres, releve les glaces. La neige tombait toujours, l'ensevelissait lentement, surement, avec une obstination muette. Flore avait voulu reprendre Severine dans ses bras. Mais celle-ci s'y etait refusee, tenant a marcher comme les autres. Les trois cents metres furent tres penibles a franchir: dans la tranchee surtout, on enfoncait jusqu'aux hanches; et, a deux reprises, il fallut operer le sauvetage de la grosse dame anglaise, submergee a demi. Ses filles riaient toujours, enchantees. La jeune femme du vieux monsieur, ayant glisse, dut accepter la main du jeune homme du Havre; tandis que son mari deblaterait contre la France, avec l'Americain. Lorsqu'on fut sorti de la tranchee, la marche devint plus commode; mais on suivait un remblai, la petite troupe s'avanca sur une ligne, battue par le vent, en evitant soigneusement les bords, vagues et dangereux sous la neige. Enfin, l'on arriva, et Flore installa les voyageurs dans la cuisine, ou elle ne put meme leur donner un siege a chacun, car ils etaient bien une vingtaine encombrant la piece, assez vaste heureusement. Tout ce qu'elle inventa, ce fut d'aller chercher des planches et d'etablir deux bancs, a l'aide des chaises qu'elle avait. Elle jeta ensuite une bourree dans l'atre, puis elle eut un geste, comme pour dire qu'on ne devait point lui en demander davantage. Elle n'avait pas prononce une parole, elle demeura debout, a regarder ce monde de ses larges yeux verdatres, avec son air farouche et hardi de grande sauvagesse blonde. Deux visages seulement lui etaient connus, pour les avoir souvent remarques aux portieres, depuis des mois: celui de l'Americain et celui du jeune homme du Havre; et elle les examinait, ainsi qu'on etudie l'insecte bourdonnant, pose enfin, qu'on ne pouvait suivre dans son vol. Ils lui semblaient singuliers, elle ne se les etait pas precisement imagines ainsi, sans rien savoir d'eux d'ailleurs, au-dela de leurs traits. Quant aux autres gens, ils lui paraissaient etre d'une race differente, des habitants d'une terre inconnue, tombes du ciel, apportant chez elle, au fond de sa cuisine, des vetements, des moeurs, des idees, qu'elle n'aurait jamais cru y voir. La dame anglaise confiait a la jeune femme du negociant qu'elle allait rejoindre aux Indes son fils aine, haut fonctionnaire; et celle-ci plaisantait de sa mauvaise chance, pour la premiere fois qu'elle avait eu le caprice d'accompagner a Londres son mari, qui s'y rendait deux fois l'an. Tous se lamentaient, a l'idee d'etre bloques dans ce desert: il faudrait manger, il faudrait se coucher, comment ferait-on, mon Dieu! Et Flore, qui les ecoutait immobile, ayant rencontre le regard de Severine, assise sur une chaise, devant le feu, lui fit un signe, pour la faire passer dans la chambre, a cote. --Maman, annonca-t-elle en y entrant, c'est Mme Roubaud... Tu n'as rien a lui dire? Phasie etait couchee, la face jaunie, les jambes envahies par l'enflure, si malade, qu'elle ne quittait plus le lit depuis quinze jours; et, dans la chambre pauvre, ou un poele de fonte entretenait une chaleur etouffante, elle passait les heures a rouler l'idee fixe de son entetement, n'ayant d'autre distraction que la secousse des trains, a toute vitesse. --Ah! madame Roubaud, murmura-t-elle, bon, bon! Flore lui conta l'accident, lui parla de ce monde qu'elle avait amene et qui etait la. Mais tout cela ne la touchait plus. --Bon, bon! repetait-elle, de la meme voix lasse. Pourtant, elle se souvint, elle leva un instant la tete, pour dire: --Si madame veut aller voir sa maison, tu sais que les clefs sont accrochees pres de l'armoire. Mais Severine refusait. Un frisson l'avait prise, a la pensee de rentrer a la Croix-de-Maufras, par cette neige, sous ce jour livide. Non, non, elle n'avait rien a y voir, elle preferait rester la, a attendre, chaudement. --Asseyez-vous donc, madame, reprit Flore. Il fait encore meilleur ici qu'a cote. Et puis, nous ne trouverons jamais assez de pain pour tous ces gens; tandis que, si vous avez faim, il y en aura toujours un morceau pour vous. Elle avait avance une chaise, elle continuait a se montrer prevenante, en faisant un visible effort pour corriger sa rudesse ordinaire. Mais ses yeux ne quittaient pas la jeune femme, comme si elle voulait lire en elle, se faire une certitude sur une question qu'elle se posait depuis quelque temps; et, sous son empressement, il y avait ce besoin de l'approcher, de la devisager, de la toucher, afin de savoir. Severine remercia, s'installa pres du poele, preferant, en effet, etre seule avec la malade, dans cette chambre, ou elle esperait que Jacques trouverait le moyen de la rejoindre. Deux heures se passerent, elle cedait a la grosse chaleur, et s'endormait, apres avoir cause du pays, lorsque Flore, appelee a chaque instant dans la cuisine, rouvrit la porte, en disant, de sa voix dure: --Entre, puisqu'elle est par ici! C'etait Jacques, qui s'echappait, pour apporter de bonnes nouvelles. L'homme, envoye a Barentin, venait de ramener toute une equipe, une trentaine de soldats que l'administration avait diriges sur les points menaces, en prevision des accidents; et tous etaient a l'oeuvre, avec des pioches et des pelles. Seulement, ce serait long, on ne repartirait peut-etre pas avant la nuit. --Enfin, vous n'etes pas trop mal, prenez patience, ajouta-t-il. N'est-ce pas, tante Phasie, vous n'allez pas laisser Mme Roubaud mourir de faim? Phasie, a la vue de son grand garcon, comme elle le nommait, s'etait peniblement mise sur son seant, et elle le regardait, elle l'ecoutait parler, ranimee, heureuse. Quand il se fut approche de son lit: --Bien sur, bien sur! declara-t-elle. Ah! mon grand garcon, te voila! c'est toi qui t'es fait prendre par la neige!... Et cette bete qui ne me previent pas! Elle se tourna vers sa fille, elle l'apostropha: --Sois polie au moins, va retrouver ces messieurs et ces dames, occupe-toi d'eux pour qu'ils ne disent pas a l'administration que nous sommes des sauvages. Flore etait restee plantee entre Jacques et Severine. Un instant, elle parut hesiter, se demandant si elle n'allait pas s'enteter la, malgre sa mere. Mais elle ne verrait rien, la presence de celle-ci empecherait les deux autres de se trahir; et elle sortit, sans une parole, en les enveloppant d'un long regard. --Comment! tante Phasie, reprit Jacques d'un air chagrin, vous voila tout a fait au lit, c'est donc serieux? Elle l'attira, le forca meme a s'asseoir sur le bord du matelas, et sans plus se soucier de la jeune femme, qui s'etait ecartee par discretion, elle se soulagea, a voix tres basse. --Oh! oui serieux! c'est miracle si tu me retrouves en vie... Je n'ai pas voulu t'ecrire, parce que ces choses-la, ca ne s'ecrit pas... J'ai failli y passer; mais, maintenant, ca va deja mieux, et je crois bien que j'en rechapperai, cette fois-ci encore. Il l'examinait, effraye des progres du mal, ne retrouvant plus rien en elle de la belle et saine creature d'autrefois. --Alors, toujours vos crampes et vos vertiges, ma pauvre tante Phasie. Mais elle lui serrait la main a la briser, elle continua, en baissant la voix davantage: --Imagine-toi que je l'ai surpris... Tu sais que j'en donnais ma langue aux chiens, de ne pas savoir dans quoi il pouvait bien me flanquer sa drogue. Je ne buvais, je ne mangeais rien de ce qu'il touchait, et tout de meme, chaque soir, j'avais le ventre en feu... Eh bien! il me la collait dans le sel, sa drogue! Un soir, je l'ai vu... Moi qui en mettais sur tout, des quantites, pour purifier! Jacques, depuis que la possession de Severine semblait l'avoir gueri, songeait parfois a cette histoire d'empoisonnement, lent et obstine, comme on songe a un cauchemar, avec des doutes. Il serra tendrement a son tour les mains de la malade, il voulut la calmer. --Voyons, est-ce possible, tout ca?... Pour dire des choses pareilles, il faut etre vraiment bien sur... Et puis, ca traine trop! Allez, c'est plutot une maladie a laquelle les medecins ne comprennent rien. --Une maladie, reprit-elle en ricanant, une maladie qu'il m'a fichue dans la peau, oui!... Pour les medecins, tu as raison: il en est venu deux qui n'ont rien compris, et qui ne sont pas seulement tombes d'accord. Je ne veux pas qu'un seul de ces oiseaux remette les pieds ici... Entends-tu, il me collait ca dans le sel. Puisque je te jure que je l'ai vu! C'est pour mes mille francs, les mille francs que papa m'a laisses. Il se dit que, lorsqu'il m'aura detruite, il les trouvera bien. --Ca, je l'en defie: ils sont dans un endroit ou personne ne les decouvrira, jamais, jamais!... Je puis m'en aller, je suis tranquille, personne ne les aura jamais, mes mille francs! --Mais tante Phasie, moi, a votre place, j'enverrais chercher les gendarmes, si j'etais si certain que ca. Elle eut un geste de repugnance. --Oh! non, pas les gendarmes... ca ne regarde que nous, cette affaire; c'est entre lui et moi. Je sais qu'il veut me manger, et moi je ne veux pas qu'il me mange, naturellement. Alors, n'est-ce pas? je n'ai qu'a me defendre, a ne pas etre aussi bete que je l'ai ete, avec son sel... Hein? qui le croirait? un avorton pareil, un bout d'homme qu'on mettrait dans sa poche, ca finirait par venir a bout d'une grosse femme comme moi, si on le laissait faire, avec ses dents de rat! Un petit frisson l'avait prise. Elle respira peniblement avant d'achever. --N'importe, ce ne sera pas pour ce coup-ci. Je vais mieux, je serai sur mes pattes avant quinze jours... Et, cette fois, il faudra qu'il soit bien malin pour me repincer. Ah! oui, je suis curieuse de voir ca. S'il trouve le moyen de me redonner de sa drogue, c'est que, decidement, il est le plus fort, et alors, tant pis! je claquerai... Qu'on ne s'en mele pas! Jacques pensait que la maladie lui hantait le cerveau de ces imaginations noires; et, pour la distraire, il tachait de plaisanter, lorsqu'elle se mit a trembler sous la couverture. --Le voici, souffla-t-elle. Je le sens, quand il approche. En effet, quelques secondes apres, Misard entra. Elle etait devenue livide, en proie a cette terreur involontaire des colosses devant l'insecte qui les ronge; car, dans son obstination a se defendre seule, elle avait de lui une epouvante croissante, qu'elle n'avouait pas. Misard, d'ailleurs, qui, des la porte, les avait enveloppes, elle et le mecanicien, d'un vif regard, ne parut meme pas ensuite les avoir vus, cote a cote; et, les yeux ternes, la bouche mince, avec son air doux d'homme chetif, il se confondait deja en prevenances devant Severine. --J'ai pense que madame voudrait peut-etre profiter de l'occasion pour donner un coup d'oeil a sa propriete. Alors, je me suis echappe un instant... Si madame desire que je l'accompagne. Et, comme la jeune femme refusait de nouveau, il continua d'une voix dolente: --Madame a peut-etre ete etonnee, a cause des fruits... Ils etaient tous vereux, et ca ne valait vraiment pas l'emballage... Avec ca, il est venu un coup de vent qui a fait bien du mal... Ah! c'est triste que madame ne puisse pas vendre! Il s'est presente un monsieur qui a demande des reparations... enfin, je suis a la disposition de madame, et madame peut compter que je la remplace ici comme un autre elle-meme. Puis, il voulut absolument lui servir du pain et des poires, des poires de son jardin a lui, et qui, celles-la, n'etaient pas vereuses. Elle accepta. En traversant la cuisine, Misard avait annonce aux voyageurs que le travail de deblaiement marchait, mais qu'il y en avait encore pour quatre ou cinq heures. Midi etait sonne, et ce fut une nouvelle lamentation, car il commencait a faire grand-faim. Flore, justement, declarait qu'elle n'aurait pas de pain pour tout le monde. Elle avait bien du vin, elle etait remontee de la cave avec dix litres, qu'elle venait d'aligner sur la table. Seulement, les verres manquaient aussi: il fallait boire par groupe, la dame anglaise avec ses deux filles, le vieux monsieur avec sa jeune femme. Celle-ci, d'ailleurs, trouvait dans le jeune homme du Havre un serviteur zele, inventif, qui veillait sur son bien-etre. Il disparut, revint avec des pommes et un pain, decouvert au fond du bucher. Flore se fachait, disait que c'etait du pain pour sa mere malade. Mais, deja, il le coupait, le distribuait aux dames, en commencant par la jeune femme, qui lui souriait, flattee. Son mari ne decolerait pas, ne s'occupait meme plus d'elle, en train d'exalter avec l'Americain les moeurs commerciales de New-York. Jamais les jeunes Anglaises n'avaient croque des pommes de si bon coeur. Leur mere, tres lasse, sommeillait a demi. Il y avait, par terre, devant l'atre, deux dames assises, vaincues par l'attente. Des hommes, qui etaient sortis fumer devant la maison, pour tuer un quart d'heure, rentraient geles, frissonnants. Peu a peu, le malaise grandissait, la faim mal satisfaite, la fatigue doublee par la gene et l'impatience. Cela tournait au campement de naufrages, a la desolation d'une bande de civilises jetee par un coup de mer dans une ile deserte. Et, comme les allees et venues de Misard laissaient la porte ouverte, tante Phasie, de son lit de malade, regardait. C'etait donc la ce monde, qu'elle aussi voyait passer dans un coup de foudre, depuis un an bientot qu'elle se trainait de son matelas a sa chaise. Elle ne pouvait meme plus que rarement aller sur le quai, elle vivait ses jours et ses nuits, seule, clouee la, les yeux sur la fenetre, sans autre compagnie que ces trains qui filaient si vite. Toujours elle s'etait plainte de ce pays de loups, ou l'on n'avait jamais une visite; et voila qu'une vraie troupe debarquait de l'inconnu. Dire que, la-dedans, parmi ces gens presses de courir a leurs affaires, pas un ne se doutait de la chose, de cette salete qu'on lui avait mise dans son sel! Elle l'avait sur le coeur, cette invention-la, elle se demandait s'il etait Dieu permis d'avoir tant de coquinerie sournoise, sans que personne s'en apercut. Enfin, il passait pourtant assez de foule devant chez eux, des milliers et des milliers de gens; mais tout ca galopait, pas un qui se serait imagine que, dans cette petite maison basse, on tuait a son aise, sans faire de bruit. Et tante Phasie les regardait les uns apres les autres, ces gens tombes de la lune, en reflechissant que, lorsqu'on est si occupe, il n'etait pas etonnant de marcher dans des choses malpropres et de n'en rien savoir. --Est-ce que vous retournez la-bas? demanda Misard a Jacques. --Oui, oui, repondit ce dernier, je vous suis. Misard s'en alla, en refermant la porte. Et Phasie, retenant le jeune homme par la main, lui dit encore a l'oreille: --Si je claque, tu verras sa tete, lorsqu'il ne trouvera pas le magot... C'est ca qui m'amuse, quand j'y songe. Je m'en irai contente tout de meme. --Et alors, tante Phasie, ce sera perdu pour tout le monde? Vous ne le laisserez donc pas a votre fille? --A Flore! pour qu'il le lui prenne! Ah bien, non!... Pas meme a toi, mon grand garcon, parce que tu es trop bete aussi: il en aurait quelque chose... A personne, a la terre ou j'irai le rejoindre! Elle s'epuisait, et Jacques la recoucha, la calma, en l'embrassant, en lui promettant de venir la revoir bientot. Puis, comme elle semblait s'assoupir, il passa derriere Severine, toujours assise pres du poele; il leva un doigt, souriant, pour lui recommander d'etre prudente; et, d'un joli mouvement silencieux, elle renversa la tete, offrant ses levres, et lui se pencha, colla sa bouche a la sienne, en un baiser profond et discret. Leurs yeux s'etaient fermes, ils buvaient leur souffle. Mais, quand ils les rouvrirent, eperdus, Flore, qui avait ouvert la porte, etait la, debout devant eux, les regardant. --Madame n'a plus besoin de pain? demanda-t-elle d'une voix rauque. Severine, confuse, tres ennuyee, balbutia de vagues paroles: --Non, non, merci. Un instant, Jacques fixa sur Flore des yeux de flamme. Il hesitait, ses levres tremblaient, comme s'il voulait parler; puis, avec un grand geste furieux qui la menacait, il prefera partir. Derriere lui, la porte battit rudement. Flore etait restee debout, avec sa haute taille de vierge guerriere, coiffee de son lourd casque de cheveux blonds. Son angoisse, chaque vendredi, a voir cette dame dans le train qu'il conduisait, ne l'avait donc pas trompee. La certitude qu'elle cherchait depuis qu'elle les tenait la, ensemble, elle l'avait enfin, absolue. Jamais l'homme qu'elle aimait, ne l'aimerait: c'etait cette femme mince, cette rien du tout, qu'il avait choisie. Et son regret de s'etre refusee, la nuit ou il avait tente brutalement de la prendre, s'irritait encore, si douloureux, qu'elle en aurait sanglote; car, dans son raisonnement simple, ce serait elle qu'il embrasserait maintenant, si elle s'etait donnee a lui avant l'autre. Ou le trouver seul, a cette heure, pour se jeter a son cou, en criant: <> Mais, dans son impuissance, une rage montait en elle contre la creature frele qui etait la, genee, balbutiante. D'une etreinte de ses durs bras de lutteuse, elle pouvait l'etouffer, ainsi qu'un petit oiseau. Pourquoi donc n'osait-elle pas? Elle jurait de se venger pourtant, sachant des choses sur cette rivale, qui l'auraient fait mettre en prison, elle qu'on laissait libre, comme toutes les gueuses vendues a des vieux, puissants et riches. Et, torturee de jalousie, gonflee de colere, elle se mit a enlever le reste du pain et des poires, avec ses grands gestes de belle fille sauvage. --Puisque madame n'en veut plus, je vais donner ca aux autres. Trois heures sonnerent, puis quatre heures. Le temps trainait, demesure, dans un ecrasement de lassitude et d'irritation grandissantes. Voici la nuit qui revenait, livide sur la vaste campagne blanche; et, de dix minutes en dix minutes, les hommes qui sortaient pour regarder de loin ou en etait le travail, rentraient dire que la machine ne semblait toujours pas degagee. Les deux petites Anglaises elles-memes en arrivaient a pleurer d'enervement. Dans un coin, la jolie femme brune s'etait endormie contre l'epaule du jeune homme du Havre, ce que le vieux mari ne voyait meme pas, au milieu de l'abandon general, emportant les convenances. La piece se refroidissait, on grelottait sans meme songer a remettre du bois au feu, si bien que l'Americain s'en alla, trouvant qu'il serait mieux allonge sur la banquette d'une voiture. C'etait maintenant l'idee, le regret de tous: on aurait du rester la-bas, on ne se serait pas au moins devore, dans l'ignorance de ce qui se passait. Il fallut retenir la dame anglaise, qui parlait, elle aussi, de regagner son compartiment et de s'y coucher. Quand on eut plante une chandelle sur un coin de la table, pour eclairer le monde, au fond de cette cuisine noire, le decouragement fut immense, tout sombra dans un morne desespoir. La-bas, cependant, le deblaiement s'achevait; et, tandis que l'equipe de soldats, qui avait degage la machine, balayait la voie devant elle, le mecanicien et le chauffeur venaient de remonter a leur poste. Jacques, en voyant que la neige cessait enfin, reprenait confiance. L'aiguilleur Ozil lui avait affirme qu'au-dela du tunnel, du cote de Malaunay, les quantites tombees etaient bien moins considerables. De nouveau, il le questionna: --Vous etes venu a pied par le tunnel, vous avez pu y entrer et en sortir librement? --Quand je vous le dis! Vous passerez, j'en reponds. Cabuche, qui avait travaille avec une ardeur de bon geant, se reculait deja, de son air timide et farouche, que ses derniers demeles avec la justice n'avaient fait qu'accroitre; et il fallut que Jacques l'appelat. --Dites donc, camarade, passez-nous les pelles qui sont a nous, la, contre le talus. En cas de besoin, nous les retrouverions. Et, lorsque le carrier lui eut rendu ce dernier service, il lui donna une vigoureuse poignee de main, pour lui montrer qu'il l'estimait malgre tout, l'ayant vu au travail. --Vous etes un brave homme, vous! Cette marque d'amitie emut Cabuche d'une extraordinaire facon. --Merci, dit-il simplement, en etranglant des larmes. Misard, qui s'etait remis avec lui, apres l'avoir charge devant le juge d'instruction, approuva de la tete, les levres pincees d'un mince sourire. Depuis longtemps, il ne travaillait plus, les mains dans les poches, enveloppant le train d'un regard jaune, ayant l'air d'attendre, pour voir, sous les roues, s'il ne ramasserait pas des objets perdus. Enfin, le conducteur-chef venait de decider avec Jacques qu'on pouvait essayer de repartir, lorsque Pecqueux, redescendu sur la voie, appela le mecanicien. --Voyez donc. Il y a un cylindre qui a recu une tape. Jacques s'approcha, se baissa a son tour. Deja, il avait constate, en examinant avec soin la Lison, qu'elle etait blessee la. En deblayant, on s'etait apercu que des traverses de chene, laissees le long du talus par des cantonniers, avaient glisse, barrant les rails, sous l'action de la neige et du vent; et meme l'arret, en partie, devait provenir de cet obstacle, car la machine avait bute contre les traverses. On voyait l'eraflure sur la boite du cylindre, dans lequel le piston paraissait legerement fausse. Mais c'etait tout le mal apparent; ce qui avait rassure le mecanicien d'abord. Peut-etre existait-il de graves desordres interieurs, rien n'est plus delicat que le mecanisme complique des tiroirs, ou bat le coeur, l'ame vivante. Il remonta, siffla, ouvrit le regulateur, pour tater les articulations de la Lison. Elle fut longue a s'ebranler, comme une personne meurtrie par une chute, qui ne retrouve plus ses membres. Enfin, avec un souffle penible, elle demarra, fit quelques tours de roue, etourdie encore, pesante. Ca irait, elle pourrait marcher, ferait le voyage. Seulement, il hocha la tete, car lui qui la connaissait a fond, venait de la sentir singuliere sous sa main, changee, vieillie, touchee quelque part d'un coup mortel. C'etait dans cette neige qu'elle devait avoir pris ca, un coup au coeur, un froid de mort, ainsi que ces femmes jeunes, solidement baties, qui s'en vont de la poitrine, pour etre rentrees un soir de bal, sous une pluie glacee. De nouveau, Jacques siffla, apres que Pecqueux eut ouvert le purgeur. Les deux conducteurs etaient a leur poste. Misard, Ozil et Cabuche monterent sur le marchepied du fourgon de tete. Et, doucement, le train sortit de la tranchee, entre les soldats armes de leurs pelles, qui s'etaient ranges a droite et a gauche, le long du talus. Puis, il s'arreta devant la maison du garde-barriere, pour prendre les voyageurs. Flore etait la, dehors. Ozil et Cabuche la rejoignirent, se tinrent pres d'elle; tandis que Misard s'empressait maintenant, saluait les dames et les messieurs qui sortaient de chez lui, ramassait des pieces blanches. Enfin, c'etait donc la delivrance! Mais on avait trop attendu, tout ce monde grelottait de froid, de faim et d'epuisement. La dame anglaise emporta ses deux filles a moitie endormies, le jeune homme du Havre monta dans le meme compartiment que la jolie femme brune, tres languissante, en se mettant a la disposition du mari. Et l'on eut dit, dans le gachis de la neige pietinee, l'embarquement d'une troupe en deroute, se bousculant, s'abandonnant, ayant perdu jusqu'a l'instinct de la proprete. Un instant, a la fenetre de la chambre, derriere les vitres, apparut tante Phasie, que la curiosite avait jetee bas de son matelas, et qui s'etait trainee, pour voir. Ses grands yeux caves de malade regardaient cette foule inconnue, ces passants du monde en marche, qu'elle ne reverrait jamais, apportes par la tempete et remportes par elle. Mais Severine etait sortie la derniere. Elle tourna la tete, elle sourit a Jacques, qui se penchait pour la suivre jusqu'a sa voiture. Et Flore, qui les attendait, blemit encore, a cet echange tranquille de leur tendresse. D'un mouvement brusque, elle se rapprocha d'Ozil, qu'elle avait repousse jusque-la, comme si, maintenant, dans sa haine, elle sentait le besoin d'un homme. Le conducteur-chef donna le signal, la Lison repondit, d'un sifflement plaintif, et Jacques, cette fois, demarra pour ne plus s'arreter qu'a Rouen. Il etait six heures, la nuit achevait de tomber du ciel noir sur la campagne blanche; mais un reflet pale, d'une melancolie affreuse, demeurait au ras de la terre, eclairant la desolation de ce pays ravage. Et, la, dans cette lueur louche, la maison de la Croix-de-Maufras se dressait de biais, plus delabree et toute noire au milieu de la neige, avec son ecriteau: <>, cloue sur sa facade close. VIII A Paris, le train n'entra en gare qu'a dix heures quarante du soir. Il y avait eu un arret de vingt minutes a Rouen, pour donner aux voyageurs le temps de diner; et Severine s'etait empressee d'envoyer une depeche a son mari, en le prevenant qu'elle ne rentrerait au Havre que par l'express du lendemain soir. Toute une nuit a etre avec Jacques, la premiere qu'ils passeraient ensemble, dans une chambre close, libres d'eux-memes, sans crainte d'y etre deranges! Comme on venait de quitter Mantes, Pecqueux avait eu une idee. Sa femme, la mere Victoire, etait a l'hopital depuis huit jours, pour une foulure grave du pied, a la suite d'une chute; et, lui ayant en ville un autre lit ou coucher, ainsi qu'il le disait en ricanant, il avait trouve d'offrir leur chambre a madame Roubaud: elle y serait beaucoup mieux que dans un hotel du voisinage, elle pourrait y rester jusqu'au lendemain soir, comme chez elle. Tout de suite, Jacques s'etait rendu compte du cote pratique de l'arrangement, d'autant plus qu'il ne savait ou mener la jeune femme. Et, sous la marquise, parmi le flot des voyageurs debarquant enfin, lorsqu'elle s'approcha de la machine, il lui conseilla d'accepter, en lui tendant la clef que le chauffeur lui avait remise. Mais elle hesitait, refusait, genee par le sourire gaillard de celui-ci, qui savait surement. --Non, non, j'ai une cousine. Elle me mettra bien un matelas par terre. --Acceptez donc, finit par dire Pecqueux, de son air de noceur bon enfant. Le lit est tendre, allez! et il est grand, on y coucherait quatre! Jacques la regardait, si pressant, qu'elle prit la clef. Il s'etait penche, il lui avait souffle a voix tres basse: --Attends-moi. Severine n'avait qu'a remonter un bout de la rue d'Amsterdam et a tourner dans l'impasse; mais la neige etait si glissante, qu'elle dut marcher avec de grandes precautions. Elle eut la chance de trouver la maison ouverte encore, elle monta l'escalier, sans meme etre vue de la concierge, enfoncee dans une partie de dominos avec une voisine; et, au quatrieme, elle ouvrit la porte, la referma si doucement, que nul voisin, a coup sur, ne pouvait la soupconner la. Pourtant, en passant sur le palier du troisieme, elle avait tres distinctement entendu des rires, des chants, chez les Dauvergne: sans doute une des petites receptions des deux soeurs, qui faisaient ainsi de la musique avec des amies, une fois par semaine. Et, maintenant que Severine avait referme la porte, dans les tenebres lourdes de la piece, elle percevait encore, a travers le plancher, la gaiete vive de toute cette jeunesse. Un instant, l'obscurite lui parut complete; et elle tressaillit, lorsque le coucou, au milieu du noir, se mit a sonner onze heures, a coups profonds, d'une voix qu'elle reconnaissait. Puis, ses yeux s'habituerent, les deux fenetres se decouperent en deux carres pales, eclairant le plafond du reflet de la neige. Deja, elle s'orientait, cherchait sur le buffet les allumettes, dans un coin ou elle se souvenait de les avoir vues. Mais elle eut plus de peine a trouver une bougie; enfin, elle en decouvrit un bout, au fond d'un tiroir; et, l'ayant allume, la piece s'eclaira, elle y jeta un regard inquiet et rapide, comme pour voir si elle y etait bien seule. Elle reconnaissait chaque chose, la table ronde ou elle avait dejeune avec son mari, le lit drape de cotonnade rouge, au bord duquel il l'avait abattue d'un coup de poing. C'etait bien la, rien n'avait ete change dans la chambre, depuis dix mois qu'elle n'y etait venue. Lentement, Severine ota son chapeau. Mais, comme elle allait aussi enlever son manteau, elle grelotta. On gelait dans cette chambre. Pres du poele, dans une petite caisse, il y avait du charbon et du menu bois. Tout de suite, sans se devetir davantage, l'idee lui vint d'allumer du feu; et cela l'amusa, fut une distraction au malaise qu'elle avait eprouve d'abord. Ce menage qu'elle faisait d'une nuit d'amour, cette pensee qu'ils auraient bien chaud tous les deux, la rendit a la joie tendre de leur escapade: depuis si longtemps, sans espoir de jamais l'obtenir, ils revaient une nuit pareille! Lorsque le poele ronfla, elle s'ingenia a d'autres preparatifs, rangea les chaises a sa guise, chercha des draps blancs et refit completement le lit, ce qui lui donna un vrai mal, car il etait en effet tres large. Son ennui fut de ne rien trouver a manger ni a boire, dans le buffet: sans doute, depuis trois jours qu'il etait le maitre, Pecqueux avait balaye jusqu'aux miettes, sur les planches. C'etait comme pour la lumiere, il n'y avait que ce bout de bougie; mais, quand on se couche, on n'a pas besoin de voir clair. Et, ayant tres chaud maintenant, animee, elle s'arreta au milieu de la piece, donnant un coup d'oeil, pour s'assurer que rien ne manquait. Puis, comme elle s'etonnait que Jacques ne fut pas la encore, un coup de sifflet l'attira pres d'une des fenetres. C'etait le train de onze heures vingt, un direct pour Le Havre, qui partait. En bas, le vaste champ, la tranchee qui va de la gare au tunnel des Batignolles, n'etait plus qu'une nappe de neige, ou l'on distinguait seulement l'eventail des rails, aux branches noires. Les machines, les wagons des garages faisaient des amoncellements blancs, comme endormis sous de l'hermine. Et, entre les vitrages immacules des grandes marquises et les charpentes du pont de l'Europe, bordees de guipures, les maisons de la rue de Rome, en face, se voyaient malgre la nuit, sales, brouillees de jaune, au milieu de tout ce blanc. Le direct du Havre apparut, rampant et sombre, avec son fanal d'avant, qui trouait les tenebres d'une flamme vive; et elle le regarda disparaitre sous le pont, tandis que les trois feux d'arriere ensanglantaient la neige. Quand elle se retourna vers la chambre, un court frisson la reprit: etait-elle vraiment bien seule? il lui avait semble sentir un souffle ardent lui chauffer la nuque, le frolement d'un geste brutal venait de passer sur sa chair, a travers son vetement. Ses yeux elargis firent de nouveau le tour de la piece. Non, personne. A quoi Jacques s'amusait-il donc, pour s'attarder ainsi? Dix minutes encore se passerent. Un leger grattement, un bruit d'ongles egratignant du bois, l'inquieta. Puis, elle comprit, elle courut ouvrir. C'etait lui, avec une bouteille de malaga et un gateau. Toute secouee de rires, d'un mouvement emporte de caresse, elle se pendit a son cou. --Oh! es-tu mignon! Tu y as songe! Mais lui, vivement, la fit taire. --Chut! chut! Alors, elle baissa la voix, croyant qu'il etait poursuivi par la concierge. Non, il avait eu la chance, comme il allait sonner, de voir la porte s'ouvrir pour une dame et sa fille, qui descendaient de chez les Dauvergne sans doute; et il avait pu monter sans que personne s'en doutat. Seulement, la, sur le palier, il venait d'apercevoir une porte entrebaillee, la marchande de journaux qui terminait un petit savonnage, dans une cuvette. --Ne faisons pas de bruit, veux-tu? Parlons doucement. Elle repondit en le serrant entre ses bras, d'une etreinte passionnee, et en lui couvrant le visage de baisers muets. Cela l'egayait, de jouer au mystere, de ne plus chuchoter que tres bas. --Oui, oui, tu vas voir: on ne nous entendra pas plus que deux petites souris. Et elle mit la table avec toutes sortes de precautions, deux assiettes, deux verres, deux couteaux, s'arretant avec une envie d'eclater de rire, des qu'un objet sonnait, pose trop vite. Lui, qui la regardait faire, amuse aussi, reprit a demi-voix: --J'ai pense que tu aurais faim. --Mais je meurs! On a si mal dine a Rouen! --Dis donc alors, si je redescendais chercher un poulet? --Ah! non, pour que tu ne puisses plus remonter!... Non, non, c'est assez du gateau. Tout de suite, ils s'assirent cote a cote, presque sur la meme chaise, et le gateau fut partage, mange avec une gaminerie d'amoureux. Elle se plaignait d'avoir soif, elle but coup sur coup deux verres de malaga, ce qui acheva de faire monter le sang a ses joues. Le poele rougissait derriere leur dos, ils en sentaient l'ardent frisson. Mais, comme il lui posait sur la nuque des baisers trop bruyants, elle l'arreta a son tour. --Chut! chut! Elle lui faisait signe d'ecouter; et, dans le silence, ils entendirent de nouveau monter, de chez les Dauvergne, un branle sourd, rythme par un bruit de musique: ces demoiselles venaient d'organiser une sauterie. A cote, la marchande de journaux jetait, dans le plomb du palier, l'eau savonneuse de sa cuvette. Elle referma sa porte, la danse en bas cessa un instant, il n'y eut plus, au-dehors, sous la fenetre, dans l'etouffement de la neige, qu'un roulement sourd, le depart d'un train, qui semblait pleurer a faibles coups de sifflet. --Un train d'Auteuil, murmura-t-il. Minuit moins dix. Puis, d'une voix de caresse, legere comme un souffle: --Au dodo, cherie, veux-tu? Elle ne repondit pas, reprise par le passe dans sa fievre heureuse, revivant malgre elle les heures qu'elle avait vecues la, avec son mari. N'etait-ce pas le dejeuner d'autrefois qui se continuait par ce gateau, mange sur la meme table, au milieu des memes bruits? Une excitation croissante se degageait des choses, les souvenirs la debordaient, jamais encore elle n'avait eprouve un si cuisant besoin de tout dire a son amant, de se livrer toute. Elle en avait comme le desir physique, qu'elle ne distinguait plus de son desir sensuel; et il lui semblait qu'elle lui appartiendrait davantage, qu'elle y epuiserait la joie d'etre a lui, si elle se confessait a son oreille, dans un embrassement. Les faits s'evoquaient, son mari etait la, elle tourna la tete, en s'imaginant qu'elle venait de voir sa courte main velue passer par-dessus son epaule, pour prendre le couteau. --Veux-tu? cherie, au dodo! repeta Jacques. Elle frissonna, en sentant les levres du jeune homme qui ecrasaient les siennes, comme si, une fois de plus, il eut voulu y sceller l'aveu. Et, muette, elle se leva, se devetit rapidement, se coula sous la couverture, sans meme relever ses jupes, trainant sur le parquet. Lui, non plus, ne rangea rien: la table resta avec la debandade du couvert, tandis que le bout de bougie achevait de bruler, la flamme deja vacillante. Et, lorsque, a son tour, deshabille, il se coucha, ce fut un brusque enlacement, une possession emportee, qui les etouffa tous les deux, hors d'haleine. Dans l'air mort de la chambre, pendant que la musique continuait en bas, il n'y eut pas un cri, pas un bruit, rien qu'un grand tressaillement eperdu, un spasme profond jusqu'a l'evanouissement. Jacques, deja, ne reconnaissait plus en Severine la femme des premiers rendez-vous, si douce, si passive, avec la limpidite de ses yeux bleus. Elle semblait s'etre passionnee chaque jour, sous le casque sombre de ses cheveux noirs; et il l'avait sentie peu a peu s'eveiller, dans ses bras, de cette longue virginite froide, dont ni les pratiques seniles de Grandmorin, ni la brutalite conjugale de Roubaud n'avaient pu la tirer. La creature d'amour, simplement docile autrefois, aimait a cette heure, et se donnait sans reserve, et gardait du plaisir une reconnaissance brulante. Elle en etait arrivee a une violente passion, a de l'adoration pour cet homme qui lui avait revele ses sens. C'etait ce grand bonheur, de le tenir enfin a elle, librement, de le garder contre sa gorge, lie de ses deux bras, qui venait ainsi de serrer ses dents, a ne pas laisser echapper un soupir. Quand ils rouvrirent les yeux, lui, le premier, s'etonna. --Tiens! la bougie s'est eteinte. Elle eut un leger mouvement, comme pour dire qu'elle s'en moquait bien. Puis, avec un rire etouffe: --J'ai ete sage, hein? --Oh! oui, personne n'a entendu... Deux vraies petites souris! Lorsqu'ils se furent recouches, elle le reprit tout de suite dans ses bras, se pelotonna contre lui, enfonca le nez dans son cou. Et, soupirant d'aise: --Mon Dieu! qu'on est bien! Ils ne parlerent plus. La chambre etait noire, on distinguait a peine les carres pales des deux fenetres; et il n'y avait, au plafond, qu'un rayon du poele, une tache ronde et sanglante. Ils la regardaient tous les deux, les yeux grands ouverts. Les bruits de musique avaient cesse, des portes battaient, toute la maison tombait a la paix lourde du sommeil. En bas, le train de Caen qui arrivait, ebranla les plaques tournantes, dont les chocs assourdis montaient a peine, comme tres lointains. Mais, a tenir ainsi Jacques, bientot Severine brula de nouveau. Et, avec le desir, se reveilla en elle le besoin de l'aveu. Depuis de si longues semaines, il la tourmentait! La tache ronde, au plafond, s'elargissait, semblait s'etendre comme une tache de sang. Ses yeux s'hallucinaient a la regarder, les choses autour du lit reprenaient des voix, contaient l'histoire tout haut. Elle sentait les mots lui en monter aux levres, avec l'onde nerveuse qui soulevait sa chair. Comme cela serait bon, de ne plus rien cacher, de se fondre en lui tout entiere! --Tu ne sais pas, cheri... Jacques, qui, lui non plus, ne quittait pas du regard la tache saignante, entendait bien ce qu'elle allait dire. Contre lui, dans ce corps delicat noue a son corps, il venait de suivre le flot montant de cette chose obscure, enorme, a laquelle tous deux pensaient, sans jamais en parler. Jusque-la, il l'avait fait taire, craignant le frisson precurseur de son mal de jadis, tremblant que cela ne changeat leur existence, de causer de sang entre eux. Mais, cette fois, il etait sans force, meme pour pencher la tete et lui fermer la bouche d'un baiser, tellement une langueur delicieuse l'avait envahi, dans ce lit tiede, aux bras souples de cette femme. Il crut que c'etait fait, qu'elle dirait tout. Aussi fut-il soulage de son attente anxieuse, lorsqu'elle parut se troubler, hesiter, puis reculer et dire: --Tu ne sais pas, cheri, mon mari se doute que je couche avec toi. A la derniere seconde, sans qu'elle l'eut voulu, c'etait le souvenir de la nuit d'auparavant, au Havre, qui sortait de ses levres, au lieu de l'aveu. --Oh! tu crois? murmura-t-il, incredule. Il a l'air si gentil. Il m'a encore tendu la main ce matin. --Je t'assure qu'il sait tout. En ce moment, il doit se dire que nous sommes comme ca, l'un dans l'autre, a nous aimer! J'ai des preuves. Elle se tut, le serra plus etroitement, d'une etreinte ou le bonheur de la possession s'aiguisait de rancune. Puis, apres une reverie fremissante: --Oh! je le hais, je le hais! Jacques fut surpris. Lui, n'en voulait aucunement a Roubaud. Il le trouvait tres accommodant. --Tiens! pourquoi donc? demanda-t-il. Il ne nous gene guere. Elle ne repondit point, elle repeta: --Je le hais... Maintenant, rien qu'a le sentir a cote de moi, c'est un supplice. Ah! si je pouvais, comme je me sauverais, comme je resterais avec toi! A son tour, touche de cet elan d'ardente tendresse, il la ramena davantage, l'eut contre sa chair, de ses pieds a son epaule, toute sienne. Mais, de nouveau, blottie de la sorte, sans presque detacher les levres collees a son cou, elle dit doucement: --C'est que tu ne sais pas, cheri... C'etait l'aveu qui revenait, fatal, inevitable. Et, cette fois, il en eut la nette conscience, rien au monde ne le retarderait, car il montait en elle du desir eperdu d'etre reprise et possedee. On n'entendait plus un souffle dans la maison, la marchande de journaux elle-meme devait dormir profondement. Au-dehors, Paris sous la neige n'avait pas un roulement de voiture, enseveli, drape de silence; et le dernier train du Havre, qui etait parti a minuit vingt, paraissait avoir emporte la vie derniere de la gare. Le poele ne ronflait plus, le feu achevait de se consumer en braise, avivant encore la tache rouge du plafond, arrondie la-haut comme un oeil d'epouvante. Il faisait si chaud, qu'une brume lourde, etouffante, semblait peser sur le lit, ou tous deux, pames, confondaient leurs membres. --Cheri, c'est que tu ne sais pas... Alors, il parla lui aussi, irresistiblement. --Si, si, je sais. --Non, tu te doutes peut-etre, mais tu ne peux pas savoir. --Je sais qu'il a fait ca pour l'heritage. Elle eut un mouvement, un petit rire nerveux, involontaire. --Ah! oui, l'heritage! Et tout bas, si bas, qu'un insecte de nuit frolant les vitres aurait bourdonne plus haut, elle conta son enfance chez le president Grandmorin, voulut mentir, ne pas confesser ses rapports avec celui-ci, puis ceda a la necessite de la franchise, trouva un soulagement, un plaisir presque, en disant tout. Son murmure leger, des lors, coula, intarissable. --Imagine-toi, c'etait ici, dans cette chambre, en fevrier dernier, tu te rappelles, au moment de son affaire avec le sous-prefet... Nous avions dejeune, tres gentiment, comme nous venons de souper, la, sur cette table. Naturellement, il ne savait rien, je n'etais pas allee lui conter l'histoire... Et voila qu'a propos d'une bague, un ancien cadeau, a propos de rien, je ne sais comment il s'est fait qu'il a tout compris... ah! Mon cheri, non, non, tu ne peux pas te figurer de quelle facon il m'a traitee! Elle fremissait, il sentait ses petites mains qui s'etaient crispees sur sa peau nue. --D'un coup de poing, il m'a abattue par terre... Et puis, il m'a trainee par les cheveux... Et puis, il levait son talon sur ma figure, comme s'il voulait l'ecraser... Non! vois-tu, tant que je vivrai, je me souviendrai de ca... Encore les coups, mon Dieu! Mais si je te repetais toutes les questions qu'il m'a faites, enfin ce qu'il m'a forcee a lui raconter! Tu vois, je suis franche, puisque je t'avoue les choses, lorsque rien, n'est-ce pas? ne m'oblige a te les dire. Eh bien! jamais je n'oserai te donner meme une simple idee des sales questions auxquelles il m'a fallu repondre, car il m'aurait assommee, c'est certain... Sans doute, il m'aimait, il a du avoir un gros chagrin en apprenant tout ca; et j'accorde que j'aurais agi plus honnetement, si je l'avais prevenu avant le mariage. Seulement, il faut comprendre. C'etait ancien, c'etait oublie. Il n'y a qu'un vrai sauvage pour se rendre ainsi fou de jalousie... Voyons, toi, mon cheri, est-ce que tu vas ne plus m'aimer, parce que tu sais ca, maintenant? Jacques n'avait pas bouge, inerte, reflechissant, entre ces bras de femme qui se resserraient a son cou, a ses reins, ainsi que des noeuds de couleuvres vives. Il etait tres surpris, le soupcon d'une pareille histoire ne lui etant jamais venu. Comme tout se compliquait, lorsque le testament aurait suffi a expliquer si bien les choses! Du reste, il aimait mieux ca, la certitude que le menage n'avait pas tue pour de l'argent le soulageait d'un mepris, dont il avait parfois la conscience brouillee, meme sous les baisers de Severine. --Moi, ne plus t'aimer, pourquoi?... Je me moque de ton passe. Ce sont des affaires qui ne me regardent pas... Tu es la femme de Roubaud, tu as bien pu etre celle d'un autre. Il y eut un silence. Tous deux s'etreignaient a s'etouffer, et il sentait sa gorge ronde, gonflee et dure, dans son flanc. --Ah! tu as ete la maitresse de ce vieux. Tout de meme, c'est drole. Mais elle se traina le long de lui, jusqu'a sa bouche, balbutiant dans un baiser: --Il n'y a que toi que j'aime, jamais je n'ai aime que toi... Oh! les autres, si tu savais! Avec eux, vois-tu, je n'ai pas seulement appris ce que ca pouvait etre; tandis que toi, mon cheri, tu me rends si heureuse! Elle l'enflammait de ses caresses, s'offrant, le voulant, le reprenant de ses mains egarees. Et, pour ne pas ceder tout de suite, lui qui brulait comme elle, il dut la retenir, a pleins bras. --Non, non, attends, tout a l'heure... Et, alors, ce vieux? Tres bas, dans une secousse de tout son etre, elle avoua: --Oui, nous l'avons tue. Le frisson du desir se perdait dans cet autre frisson de mort, revenu en elle. C'etait, comme au fond de toute volupte, une agonie qui recommencait. Un instant, elle resta suffoquee par une sensation ralentie de vertige. Puis, le nez de nouveau dans le cou de son amant, du meme leger souffle: --Il m'a fait ecrire au president de partir par l'express, en meme temps que nous, et de ne se montrer qu'a Rouen... moi, je tremblais dans mon coin, eperdue en songeant au malheur ou nous allions. Et il y avait, en face de moi, une femme en noir qui ne disait rien et qui me faisait grand-peur. Je ne la voyais meme pas, je m'imaginais qu'elle lisait clairement dans nos cranes, qu'elle savait tres bien ce que nous voulions faire... C'est ainsi que se sont passees les deux heures, de Paris a Rouen. Je n'ai pas dit un mot, je n'ai pas remue, fermant les yeux, pour faire croire que je dormais. a mon cote, je le sentais, immobile lui aussi, et ce qui m'epouvantait, c'etait de connaitre les choses terribles qu'il roulait dans sa tete, sans pouvoir deviner exactement ce qu'il avait resolu de faire... Ah! quel voyage, avec ce flot tourbillonnant de pensees, au milieu des coups de sifflet, des cahots et du grondement des roues! Jacques, qui avait sa bouche dans l'epaisse toison odorante de sa chevelure, la baisait, a intervalles reguliers, de longs baisers inconscients. --Mais, puisque vous n'etiez pas dans le meme compartiment, comment avez-vous fait pour le tuer? --Attends, tu vas comprendre... C'etait le plan de mon mari. Il est vrai que, s'il a reussi, c'est bien le hasard qui l'a voulu... A Rouen, il y avait dix minutes d'arret. Nous sommes descendus, il m'a forcee de marcher jusqu'au coupe du president, d'un air de gens qui se degourdissent les jambes. Et la, il a affecte la surprise, en le voyant a la portiere, comme s'il eut ignore qu'il fut dans le train. Sur le quai, on se bousculait, un flot de monde prenait d'assaut les secondes classes, a cause d'une fete qui avait lieu au Havre, le lendemain. Lorsqu'on a commence a refermer les portieres, c'est le president lui-meme qui nous a demande de monter avec lui. Moi, j'ai balbutie, j'ai parle de notre valise; mais il se recriait, il disait qu'on ne nous la volerait certainement pas, que nous pourrions retourner dans notre compartiment, a Barentin, puisqu'il descendait la. Un instant, mon mari, inquiet, parut vouloir courir la chercher. A cette minute, le conducteur sifflait, et il se decida, me poussa dans le coupe, monta, referma la portiere et la glace. Comment ne nous a-t-on pas vus? c'est ce que je ne puis m'expliquer encore. Beaucoup de gens couraient, les employes perdaient la tete, enfin il ne s'est pas trouve un temoin ayant vu clair. Et le train, lentement, quitta la gare. Elle se tut quelques secondes, revivant la scene. Sans qu'elle en eut conscience, dans l'abandon de ses membres, un tic agitait sa cuisse gauche, la frottait d'un mouvement rythmique contre un genou du jeune homme. --Ah! le premier moment, dans ce coupe, lorsque j'ai senti le sol fuir! J'etais comme etourdie, je n'ai pense d'abord qu'a notre valise: de quelle facon la ravoir? et n'allait-elle pas nous vendre, si nous la laissions la-bas? Tout cela me paraissait stupide, impossible, un meurtre de cauchemar imagine par un enfant, qu'il faudrait etre fou pour mettre a execution. Des le lendemain, nous serions arretes, convaincus. Aussi essayai-je de me rassurer, en me disant que mon mari reculerait, que cela ne serait pas, ne pouvait pas etre. Mais non, rien qu'a le voir causer avec le president, je comprenais que sa resolution restait immuable et farouche. Pourtant, il etait tres calme, il parlait meme avec gaiete, de son air habituel; et ce devait etre dans son clair regard seul, fixe par moments sur moi, que je lisais l'obstination de sa volonte. Il le tuerait, a un kilometre encore, a deux peut-etre, au point juste qu'il avait fixe, et que j'ignorais: cela etait certain, cela eclatait jusque dans les coups d'oeil tranquilles dont il enveloppait l'autre, celui qui, tout a l'heure, ne serait plus. Je ne disais rien, j'avais un grand tremblement interieur que je m'efforcais de cacher, en affectant de sourire, des qu'on me regardait. Pourquoi, alors, n'ai-je pas meme songe a empecher tout ca? Ce n'est que plus tard, lorsque j'ai voulu comprendre, que je me suis etonnee de ne m'etre pas mise a crier par la portiere, ou de ne pas avoir tire le bouton d'alarme. En ce moment-la, j'etais comme paralysee, je me sentais radicalement impuissante. Sans doute mon mari me semblait dans son droit; et, puisque je te dis tout, cheri, il faut bien que je confesse aussi cela: j'etais malgre moi, de tout mon etre, avec lui contre l'autre, parce que les deux m'avaient eue, n'est-ce pas? et que lui etait jeune, tandis que l'autre, oh! les caresses de l'autre... Enfin, est-ce qu'on sait? On fait des choses qu'on ne croirait jamais pouvoir faire. Quand je pense que je n'oserais pas saigner un poulet! Ah! cette sensation de nuit de tempete, ah! ce noir epouvantable qui hurlait au fond de moi! Et cette creature frele, si mince entre ses bras, Jacques la trouvait maintenant impenetrable, sans fond, de cette profondeur noire dont elle parlait. Il avait beau la nouer a lui plus etroitement, il n'entrait pas en elle. Une fievre le prenait, a ce recit de meurtre, begaye dans leur etreinte. --Dis-moi, l'as-tu donc aide a tuer le vieux? --J'etais dans un coin, continua-t-elle sans repondre. Mon mari me separait du president, qui occupait l'autre coin. Ils causaient ensemble des elections prochaines... Par moments, je voyais mon mari se pencher, jeter un coup d'oeil au-dehors, pour s'assurer ou nous etions, comme pris d'impatience... Chaque fois, je suivais son regard, je me rendais compte aussi du chemin parcouru. La nuit etait pale, les masses noires des arbres defilaient furieusement. Et toujours ce grondement des roues que jamais je n'ai entendu pareil, un affreux tumulte de voix enragees et gemissantes, des plaintes lugubres de betes hurlant a la mort! A toute vitesse, le train courait... Brusquement, il y a eu des clartes, un echo repercute du train entre les batiments d'une gare. Nous etions a Maromme, deja a deux lieues et demie de Rouen. Encore Malaunay, et puis Barentin. Ou donc la chose allait-elle se faire? Faudrait-il attendre la derniere minute? Je n'avais plus conscience du temps ni des distances, je m'abandonnais, ainsi que la pierre qui tombe, a cette chute assourdissante au travers des tenebres, lorsque, en traversant Malaunay, tout d'un coup je compris: la chose se ferait dans le tunnel, a un kilometre de la... Je me tournai vers mon mari, nos yeux se rencontrerent: oui, dans le tunnel, encore deux minutes... le train courait, l'embranchement de Dieppe fut depasse, j'apercus l'aiguilleur a son poste. Il y a la des coteaux, ou j'ai cru voir distinctement des hommes, les bras leves, qui nous chargeaient d'injures. Puis, la machine siffla longuement: c'etait l'entree du tunnel... Et, lorsque le train s'y engouffra, oh! quel retentissement sous cette voute basse! tu sais, ces bruits de fer remue, pareils a des volees de marteau sur l'enclume, et que moi, a cette seconde d'affolement, je transformais en roulements de tonnerre. Elle grelottait, elle s'interrompit pour dire d'une voix changee, presque rieuse: --Est-ce bete, hein? cheri, d'en avoir encore froid dans les os. J'ai pourtant bien chaud, la, avec toi, et je suis si contente!... Et puis, tu sais, il n'y a plus rien du tout a craindre: l'affaire est classee, sans compter que les gros bonnets du gouvernement ont encore moins envie que nous de tirer ca au clair... Oh! j'ai compris, je suis tranquille. Puis, elle ajouta, en riant tout a fait: --Par exemple, toi, tu peux te vanter de nous avoir fait une jolie peur!... Et dis-moi donc, ca m'a toujours intriguee: au juste, qu'avais-tu vu? --Mais ce que j'ai dit chez le juge, rien de plus: un homme qui en egorgeait un autre... Vous etiez si droles avec moi, que j'avais fini par me douter. Un instant, j'avais meme reconnu ton mari... Ce n'est que plus tard, pourtant, que j'ai ete absolument certain... Elle l'interrompit gaiement. --Oui, dans le square, le jour ou je t'ai dit non, tu te rappelles? la premiere fois que nous nous sommes trouves seuls a Paris... Est-ce singulier! je te disais que ce n'etait pas nous, et je savais parfaitement que tu entendais le contraire. N'est-ce pas, c'etait comme si je t'avais tout raconte?... Oh! cheri, j'y ai songe souvent, et je crois bien, vois-tu, que c'est depuis ce jour-la que je t'aime. Ils eurent un elan, une pression ou ils semblerent se fondre. Et elle reprit: --Sous le tunnel, le train courait... Il est tres long, le tunnel. On reste la-dessous trois minutes. J'ai bien cru que nous y avions roule une heure... Le president ne causait plus, a cause du bruit assourdissant de ferraille remuee. Et mon mari, a ce dernier moment, devait avoir une defaillance, car il ne bougeait toujours pas. Je voyais seulement, sous la clarte dansante de la lampe, ses oreilles devenir violettes... Allait-il donc attendre d'etre de nouveau en rase campagne? La chose etait desormais pour moi si fatale, si inevitable, que je n'avais qu'un desir: ne plus souffrir a ce point de l'attente, etre debarrassee. Pourquoi donc ne le tuait-il pas, puisqu'il le fallait? J'aurais pris le couteau pour en finir, tant j'etais exasperee de peur et de souffrance... Il me regarda. J'avais sans doute ca sur la figure. Et, tout d'un coup, il se rua, saisit aux epaules le president, qui s'etait tourne du cote de la portiere. Celui-ci, effare, se degagea d'une secousse instinctive, allongea le bras vers le bouton d'alarme, juste au-dessus de sa tete. Il le toucha, fut repris par l'autre et abattu sur la banquette, d'une telle poussee, qu'il s'y trouva comme plie en deux. Sa bouche ouverte de stupeur et d'epouvante lachait des cris confus, etouffes dans le vacarme; tandis que j'entendais distinctement mon mari repeter le mot: Cochon! cochon! cochon! d'une voix sifflante, qui s'enrageait. Mais le bruit tomba, le train sortait du tunnel, la campagne pale reparut, avec les arbres noirs qui defilaient... Moi, j'etais restee dans mon coin, raidie, collee contre le drap du dossier, le plus loin possible. Combien la lutte dura-t-elle? quelques secondes a peine. Et il me semblait qu'elle n'en finissait plus, que tous les voyageurs maintenant ecoutaient les cris, que les arbres nous voyaient. Mon mari, qui tenait son couteau ouvert, ne pouvait frapper, repousse a coups de pied, trebuchant sur le plancher mouvant de la voiture. Il faillit tomber sur les genoux, et le train courait, nous emportait a toute vitesse, pendant que la machine sifflait, a l'approche du passage a niveau de la Croix-de-Maufras... C'est alors que, sans que j'aie pu ensuite me souvenir comment cela s'est fait, je me suis jetee sur les jambes de l'homme qui se debattait. Oui, je me suis laissee tomber ainsi qu'un paquet, lui ecrasant les jambes de tout mon poids, pour qu'il ne les remuat plus. Et je n'ai rien vu, mais j'ai tout senti: le choc du couteau dans la gorge, la longue secousse du corps, la mort qui est venue en trois hoquets, avec un deroulement d'horloge qu'on a cassee... Oh! ce frisson d'agonie dont j'ai encore l'echo dans les membres! Jacques, avide, voulut l'interrompre pour la questionner. Mais, a present, elle avait hate de finir. --Non, attends... Comme je me relevais, nous passions a toute vapeur devant la Croix-de-Maufras. J'ai apercu distinctement la facade close de la maison, puis le poste du garde-barriere. Encore quatre kilometres, cinq minutes au plus, avant d'etre a Barentin... Le corps etait plie sur la banquette, le sang coulait en mare epaisse. Et mon mari, debout, hebete, balance par les cahots du train, regardait, en essuyant le couteau avec son mouchoir. Cela a dure une minute, sans que ni l'un ni l'autre nous fissions rien pour notre salut... Si nous gardions ce corps avec nous, si nous restions la, on allait tout decouvrir peut-etre, a l'arret de Barentin... Mais il avait remis le couteau dans sa poche, il semblait s'eveiller. Je l'ai vu qui fouillait le corps, prenait la montre, l'argent, tout ce qu'il trouvait; et, ayant ouvert la portiere, il s'efforca de le pousser sur la voie, sans le saisir a pleins bras, de peur du sang. <> Je n'essayai meme pas, je ne sentais plus mes membres. <> La tete, sortie la premiere, pendait jusqu'au marchepied, tandis que le tronc, roule en boule, refusait de passer. Et le train courait... Enfin, sous une poussee plus forte, le cadavre bascula, disparut dans le grondement des roues. <> Puis, il ramassa la couverture, la jeta aussi. Il n'y avait plus que nous deux, debout, avec la mare de sang sur la banquette, ou nous n'osions pas nous asseoir... La portiere battait toujours, grande ouverte, et je ne compris pas d'abord, aneantie, affolee, lorsque je vis mon mari descendre, disparaitre a son tour. Il revint. <> Je ne bougeais pas, il s'impatientait. <> Vide, notre compartiment, il y etait donc alle? La femme en noir, celle qui ne parlait pas, qu'on ne voyait pas, etait-il bien certain qu'elle ne fut pas restee dans un coin?... <> Il etait remonte, il me poussait, brutal, fou. Et je me trouvai dehors, sur le marchepied, les deux mains cramponnees a la tringle de cuivre. Lui, descendu derriere moi, avait referme soigneusement la portiere. <> Mais je n'osais pas, emportee dans le vertige de la course, flagellee par le vent qui soufflait en tempete. Mes cheveux se denouerent, je croyais que mes doigts raidis allaient laisser echapper la tringle. <> Il me poussait toujours, je dus marcher, lachant une main apres l'autre, me collant contre les voitures, au milieu du tourbillon de mes jupes, dont le claquement me liait les jambes. Deja, au loin, apres une courbe, on apercevait les lumieres de la station de Barentin. La machine se mit a siffler. <> Oh! ce bruit d'enfer, cette trepidation violente dans laquelle je marchais! Il me semblait qu'un orage m'avait prise, me roulait comme une paille, pour aller, la-bas, m'ecraser contre un mur. Derriere mon dos, la campagne fuyait, les arbres me suivaient d'un galop enrage, tournant sur eux-memes, tordus, jetant chacun une plainte breve, au passage. A l'extremite du wagon, lorsqu'il me fallut enjamber pour atteindre le marchepied du wagon suivant et saisir l'autre tringle, je m'arretai, a bout de courage. Jamais je n'aurais la force. <> Il etait sur moi, il me poussait, et je fermai les yeux, et je ne sais comment je continuai a avancer, par la seule force de l'instinct, ainsi qu'une bete qui a plante ses griffes et qui ne veut pas tomber. Comment aussi ne nous a-t-on pas vus? Nous avons passe devant trois voitures, dont une, de deuxieme classe, etait absolument bondee. Je me souviens des tetes rangees a la file, sous la clarte de la lampe; je crois que je les reconnaitrais, si je les rencontrais un jour: celle d'un gros homme avec des favoris rouges, celles surtout de deux jeunes filles, qui se sont penchees en riant. <> Et je ne sais plus, les lumieres de Barentin se rapprochaient, la machine sifflait, ma derniere sensation a ete d'etre trainee, charriee, enlevee par les cheveux. Mon mari a du m'empoigner, ouvrir la portiere par-dessus mes epaules, me jeter au fond du compartiment. Haletante, j'etais a demi evanouie dans un coin, lorsque nous nous sommes arretes; et je l'ai entendu, sans faire un mouvement, qui echangeait quelques mots avec le chef de gare de Barentin. Puis, le train reparti, il est tombe sur la banquette, epuise lui-meme. Jusqu'au Havre, nous n'avons pas rouvert la bouche... Oh! je le hais, je le hais, vois-tu, pour toutes ces abominations qu'il m'a fait souffrir! et toi, je t'aime, mon cheri, toi qui me donnes tant de bonheur! Chez Severine, apres la montee ardente de ce long recit, ce cri etait comme l'epanouissement meme de son besoin de joie, dans l'execration de ses souvenirs. Mais Jacques, qu'elle avait bouleverse et qui brulait comme elle, la retint encore. --Non, non, attends... Et tu etais aplatie sur ses jambes, et tu l'as senti mourir? En lui, l'inconnu se reveillait, une onde farouche montait des entrailles, envahissait la tete d'une vision rouge. Il etait repris de la curiosite du meurtre. --Et alors, le couteau, tu as senti le couteau entrer? --Oui, un coup sourd. --Ah! un coup sourd... Pas un dechirement! tu es sure? --Non, non, rien qu'un choc. --Et, ensuite, il a eu une secousse, hein? --Oui, trois secousses, oh! d'un bout a l'autre de son corps, si longues, que je les ai suivies jusque dans ses pieds. --Des secousses qui le raidissaient, n'est-ce pas? --Oui, la premiere tres forte, les deux autres plus faibles. --Et il est mort, et a toi qu'est-ce que ca t'a fait, de le sentir mourir comme ca, d'un coup de couteau? --A moi, oh! je ne sais pas. --Tu ne sais pas, pourquoi mens-tu? Dis-moi, dis-moi ce que ca t'a fait, bien franchement... De la peine? --Non, non, pas de la peine! --Du plaisir? --Du plaisir, ah! non, pas du plaisir! --Quoi donc, mon amour? Je t'en prie, dis-moi tout... Si tu savais... Dis-moi ce qu'on eprouve. --Mon Dieu! est-ce qu'on peut dire ca?... C'est affreux, ca vous emporte, oh! si loin, si loin! J'ai plus vecu dans cette minute-la que dans toute ma vie passee. Les dents serrees, n'ayant plus qu'un begaiement, Jacques cette fois l'avait prise; et Severine aussi le prenait. Ils se possederent, retrouvant l'amour au fond de la mort, dans la meme volupte douloureuse des betes qui s'eventrent pendant le rut. Leur souffle rauque, seul, s'entendit. Au plafond, le reflet saignant avait disparu; et, le poele eteint, la chambre commencait a se glacer, dans le grand froid du dehors. Pas une voix ne montait de Paris ouate de neige. Un instant, des ronflements etaient venus de chez la marchande de journaux, a cote. Puis, tout s'etait abime au gouffre noir de la maison endormie. Jacques, qui avait garde Severine dans ses bras, la sentit tout de suite qui cedait a un sommeil invincible, comme foudroyee. Le voyage, l'attente prolongee chez les Misard, cette nuit de fievre, l'accablaient. Elle begaya un bonsoir enfantin, elle dormait deja, d'un souffle egal. Le coucou venait de sonner trois heures. Et, pendant pres d'une heure encore, Jacques la garda sur son bras gauche, qui, peu a peu, s'engourdissait. Lui, ne pouvait fermer les yeux, qu'une main invisible, obstinement, semblait rouvrir dans les tenebres. Maintenant, il ne distinguait plus rien de la chambre, noyee de nuit, ou tout avait sombre, le poele, les meubles, les murs; et il fallait qu'il se tournat, pour retrouver les deux carres pales des fenetres, immobiles, d'une legerete de reve. Malgre sa fatigue ecrasante, une activite cerebrale prodigieuse le tenait vibrant, devidant sans cesse le meme echeveau d'idees. Chaque fois que, par un effort de volonte, il croyait glisser au sommeil, la meme hantise recommencait, les memes images defilaient, eveillant les memes sensations. Et ce qui se deroulait ainsi, avec une regularite mecanique, pendant que ses yeux fixes et grands ouverts s'emplissaient d'ombre, c'etait le meurtre, detail a detail. Toujours il renaissait, identique, envahissant, affolant. Le couteau entrait dans la gorge d'un choc sourd, le corps avait trois longues secousses, la vie s'en allait en un flot de sang tiede, un flot rouge qu'il croyait sentir lui couler sur les mains. Vingt fois, trente fois, le couteau entra, le corps s'agita. Cela devenait enorme, l'etouffait, debordait, faisait eclater la nuit. Oh! donner un coup de couteau pareil, contenter ce lointain desir, savoir ce qu'on eprouve, gouter cette minute ou l'on vit davantage que dans toute une existence! Comme son etouffement augmentait, Jacques pensa que le poids de Severine sur son bras l'empechait seul de dormir. Doucement, il se degagea, la posa pres de lui, sans l'eveiller. D'abord soulage, il respira plus a l'aise, croyant que le sommeil allait venir enfin. Mais, malgre son effort, les invisibles doigts rouvrirent ses paupieres; et, dans le noir, le meurtre reparut en traits sanglants, le couteau entra, le corps s'agita. Une pluie rouge rayait les tenebres, la plaie de la gorge, demesuree, baillait comme une entaille faite a la hache. Alors, il ne lutta plus, resta sur le dos, en proie a cette vision obstinee. Il entendait en lui le labeur decuple du cerveau, un grondement de toute la machine. Cela venait de tres loin, de sa jeunesse. Pourtant, il s'etait cru gueri, car ce desir etait mort depuis des mois, avec la possession de cette femme; et voila que jamais il ne l'avait ressenti si intense, sous l'evocation de ce meurtre, que, tout a l'heure, serree contre sa chair, liee a ses membres, elle lui chuchotait. Il s'etait ecarte, il evitait qu'elle ne le touchat, brule par le moindre contact de sa peau. Une chaleur insupportable montait le long de son echine, comme si le matelas, sous ses reins, se fut change en brasier. Des picotements, des pointes de feu lui trouaient la nuque. Un moment, il essaya de sortir ses mains de la couverture; mais tout de suite elles se glacaient, lui donnaient un frisson. La peur le prit de ses mains, et il les rentra, les joignit d'abord sur son ventre, finit par les glisser, par les ecraser sous ses fesses, les emprisonnant la, comme s'il eut redoute quelque abomination de leur part, un acte qu'il ne voudrait pas et qu'il commettrait quand meme. Chaque fois que le coucou sonnait, Jacques comptait les coups. Quatre heures, cinq heures, six heures. Il aspirait apres le jour, il esperait que l'aube chasserait ce cauchemar. Aussi, maintenant, se tournait-il vers les fenetres, guettant les vitres. Mais il n'y avait toujours la que le vague reflet de la neige. A cinq heures moins un quart, avec un retard de quarante minutes seulement, il avait entendu arriver le direct du Havre, ce qui prouvait que la circulation devait etre retablie. Et ce ne fut pas avant sept heures passees, qu'il vit blanchir les vitres, une paleur laiteuse, tres lente. Enfin, la chambre s'eclaira, de cette lumiere confuse ou les meubles semblaient flotter. Le poele reparut, l'armoire, le buffet. Il ne pouvait toujours fermer les paupieres, ses yeux au contraire s'irritaient, dans un besoin de voir. Tout de suite, avant meme qu'il fit assez clair, il avait plutot devine qu'apercu, sur la table, le couteau dont il s'etait servi, le soir, pour couper le gateau. Il ne voyait plus que ce couteau, un petit couteau a bout pointu. Le jour qui grandissait, toute la lumiere blanche des deux fenetres n'entrait maintenant que pour se refleter dans cette mince lame. Et la terreur de ses mains les lui fit enfoncer davantage sous son corps, car il les sentait bien qui s'agitaient, revoltees, plus fortes que son vouloir. Est-ce qu'elles allaient cesser de lui appartenir? Des mains qui lui viendraient d'un autre, des mains leguees par quelque ancetre, au temps ou l'homme, dans les bois, etranglait les betes! Pour ne plus voir le couteau, Jacques se tourna vers Severine. Elle dormait tres calme, avec un souffle d'enfant, dans sa grosse fatigue. Ses lourds cheveux noirs, denoues, lui faisaient un oreiller sombre, coulant jusqu'aux epaules; et, sous le menton, entre les boucles, on apercevait sa gorge, d'une delicatesse de lait, a peine rosee. Il la regarda comme s'il ne la connaissait point. Il l'adorait cependant, il emportait partout son image, dans un desir d'elle, qui, souvent, l'angoissait, meme lorsqu'il conduisait sa machine; a ce point, qu'un jour il s'etait eveille, comme d'un reve, au moment ou il passait une station a toute vapeur, malgre les signaux. Mais la vue de cette gorge blanche le prenait tout entier, d'une fascination soudaine, inexorable; et, en lui, avec une horreur consciente encore, il sentait grandir l'imperieux besoin d'aller chercher le couteau, sur la table, de revenir l'enfoncer jusqu'au manche, dans cette chair de femme. Il entendait le choc sourd de la lame qui entrait, il voyait le corps sursauter par trois fois, puis la mort le raidir, sous un flot rouge. Luttant, voulant s'arracher de cette hantise, il perdait a chaque seconde un peu de sa volonte, comme submerge par l'idee fixe, a ce bord extreme ou, vaincu, l'on cede aux poussees de l'instinct. Tout se brouilla, ses mains revoltees, victorieuses de son effort a les cacher, se denouerent, s'echapperent. Et il comprit si bien que, desormais, il n'etait plus leur maitre, et qu'elles allaient brutalement se satisfaire, s'il continuait a regarder Severine, qu'il mit ses dernieres forces a se jeter hors du lit, roulant par terre ainsi qu'un homme ivre. La, il se ramassa, faillit tomber de nouveau, en s'embarrassant les pieds parmi les jupes restees sur le parquet. Il chancelait, cherchait ses vetements d'un geste egare, avec la pensee unique de s'habiller vite, de prendre le couteau et de descendre tuer une autre femme, dans la rue. Cette fois, son desir le torturait trop, il fallait qu'il en tuat une. Il ne trouvait plus son pantalon, le toucha a trois reprises, avant de savoir qu'il le tenait. Ses souliers a mettre lui donnerent un mal infini. Bien qu'il fit grand jour maintenant, la chambre lui paraissait pleine de fumee rousse, une aube de brouillard glacial ou tout se noyait. Il grelottait de fievre, et il etait habille enfin, il avait pris le couteau, en le cachant dans sa manche, certain d'en tuer une, la premiere qu'il rencontrerait sur le trottoir, lorsqu'un froissement de linge, un soupir prolonge qui venait du lit, l'arreta, cloue pres de la table, palissant. C'etait Severine qui s'eveillait. --Quoi donc, cheri, tu sors deja? Il ne repondait pas, il ne la regardait pas, esperant qu'elle se rendormirait. --Ou vas-tu donc, cheri? --Rien, balbutia-t-il, une affaire de service... Dors, je vais revenir. Alors, elle eut des mots confus, reprise de torpeur, les yeux deja refermes. --Oh! j'ai sommeil, j'ai sommeil... Viens m'embrasser, cheri. Mais il ne bougeait pas, car il savait que, s'il se retournait, avec ce couteau dans la main, s'il la revoyait seulement, si fine, si jolie, en sa nudite et son desordre, c'en etait fait de la volonte qui le raidissait la, pres d'elle. Malgre lui, sa main se leverait, lui planterait le couteau dans le cou. --Cheri, viens m'embrasser... Sa voix s'eteignait, elle se rendormit, tres douce, avec un murmure de caresse. Et, lui, eperdu, ouvrit la porte, s'enfuit. Il etait huit heures, lorsque Jacques se trouva sur le trottoir de la rue d'Amsterdam. La neige n'avait pas encore ete balayee, on entendait a peine le pietinement des rares passants. Tout de suite, il avait apercu une vieille femme; mais elle tournait le coin de la rue de Londres, il ne la suivit pas. Des hommes le coudoyerent, il descendit vers la place du Havre, en serrant le couteau, dont la pointe relevee disparaissait sous sa manche. Comme une fillette d'environ quatorze ans sortait d'une maison d'en face, il traversa la chaussee; et il n'arriva que pour la voir entrer, a cote, dans une boulangerie. Son impatience etait telle, qu'il n'attendit pas, cherchant plus loin, continuant a descendre. Depuis qu'il avait quitte la chambre, avec ce couteau, ce n'etait plus lui qui agissait, mais l'autre, celui qu'il avait senti si frequemment s'agiter au fond de son etre, cet inconnu venu de tres loin, brule de la soif hereditaire du meurtre. Il avait tue jadis, il voulait tuer encore. Et les choses, autour de Jacques, n'etaient plus que dans un reve, car il les voyait a travers son idee fixe. Sa vie de chaque jour se trouvait comme abolie, il marchait en somnambule, sans memoire du passe, sans prevoyance de l'avenir, tout a l'obsession de son besoin. Dans son corps qui allait, sa personnalite etait absente. Deux femmes qui le frolerent en le devancant, lui firent precipiter sa marche; et il les rattrapait, lorsqu'un homme les arreta. Tous trois riaient, causaient. Cet homme le derangeant, il se mit a suivre une autre femme qui passait, chetive et noire, l'air pauvre sous un mince chale. Elle avancait a petits pas, vers quelque besogne execree sans doute, dure et payee chichement, car elle n'avait pas de hate, la face desesperement triste. Lui non plus, maintenant qu'il en tenait une, ne se pressait point, attendant de choisir l'endroit, pour la frapper a l'aise. Sans doute, elle s'apercut que ce garcon la suivait, et ses yeux se tournerent vers lui, avec un navrement indicible, etonnee qu'on put vouloir d'elle. Deja, elle l'avait mene au milieu de la rue du Havre, elle se retourna deux fois encore, l'empechant a chaque fois de lui planter dans la gorge le couteau, qu'il sortait de sa manche. Elle avait des yeux de misere, si implorants! La-bas, lorsqu'elle descendrait du trottoir, il frapperait. Et, brusquement, il fit un crochet, en se mettant a la poursuite d'une autre femme, qui marchait en sens inverse. Cela sans raison, sans volonte, parce qu'elle passait a cette minute, et que c'etait ainsi. Jacques, derriere elle, revint vers la gare. Celle-ci, tres vive, marchait d'un petit pas sonore; et elle etait adorablement jolie, vingt ans au plus, grasse deja, blonde, avec de beaux yeux de gaiete qui riaient a la vie. Elle ne remarqua meme pas qu'un homme la suivait; elle devait etre pressee, car elle gravit lestement le perron de la cour du Havre, monta dans la grande salle, qu'elle longea en courant presque, pour se precipiter vers les guichets de la ligne de ceinture. Et, comme elle demandait un billet de premiere classe pour Auteuil, Jacques en prit egalement un, l'accompagna a travers les salles d'attente, sur le quai, jusque dans le compartiment, ou il s'installa a cote d'elle. Le train, tout de suite, partit. --J'ai le temps, pensait-il, je la tuerai sous un tunnel. Mais, en face d'eux, une vieille dame, la seule personne qui fut montee, venait de reconnaitre la jeune femme. --Comment, c'est vous! Ou allez-vous donc, de si bonne heure? L'autre eclata d'un bon rire, avec un geste de comique desespoir. --Dire qu'on ne peut rien faire sans etre rencontree! J'espere que vous n'irez pas me vendre... C'est demain la fete de mon mari, et des qu'il a ete sorti pour ses affaires, j'ai pris ma course, je vais a Auteuil chez un horticulteur, ou il a vu une orchidee dont il a une envie folle... Une surprise, vous comprenez. La vieille dame hochait la tete, d'un air de bienveillance attendrie. --Et bebe va bien? --La petite, oh! un vrai charme... Vous savez que je l'ai sevree il y a huit jours. Il faut la voir manger sa soupe... nous nous portons tous trop bien, c'est scandaleux. Elle riait plus haut, montrant ses dents blanches, entre le sang pur de ses levres. Et Jacques, qui s'etait mis a sa droite, le couteau au poing, cache derriere sa cuisse, se disait qu'il serait tres bien pour frapper. Il n'avait qu'a lever le bras et a faire demi-tour, pour l'avoir a sa main. Mais, sous le tunnel des Batignolles, l'idee des brides du chapeau l'arreta. --Il y a la, songeait-il, un noeud qui va me gener. Je veux etre sur. Les deux femmes continuaient a causer gaiement. --Alors, je vois que vous etes heureuse. --Heureuse, ah! si je pouvais dire! C'est un reve que je fais... Il y a deux ans, je n'etais rien du tout. Vous vous rappelez, on ne s'amusait guere chez ma tante; et pas un sou de dot... Quand il venait, lui, je tremblais, tant je m'etais mise a l'aimer. Mais il etait si beau, si riche... Et il est a moi, il est mon mari, et nous avons bebe a nous deux! Je vous dis que c'est trop! En etudiant le noeud des brides, Jacques venait de constater qu'il y avait dessous, attache a un velours noir, un gros medaillon d'or; et il calculait tout. --Je l'empoignerai au cou de la main gauche, et j'ecarterai le medaillon en lui renversant la tete, pour avoir la gorge nue. Le train s'arretait, repartait a chaque minute. De courts tunnels s'etaient succede, a Courcelles, a Neuilly. Tout a l'heure, une seconde suffirait. --Vous etes allee a la mer, cet ete? reprit la vieille dame. --Oui, en Bretagne, six semaines, au fond d'un trou perdu, un paradis. Puis, nous avons passe septembre dans le Poitou, chez mon beau-pere, qui possede par la de grands bois. --Et ne devez-vous pas vous installer dans le Midi pour l'hiver? --Si, nous serons a Cannes vers le 15... La maison est louee. Un bout de jardin delicieux, la mer en face. Nous avons envoye la-bas quelqu'un qui installe tout, pour nous recevoir... Ce n'est pas que nous soyons frileux, ni l'un ni l'autre; mais cela est si bon, le soleil!... Puis, nous serons de retour en mars. L'annee prochaine, nous resterons a Paris. Dans deux ans, lorsque bebe sera grande fille, nous voyagerons. Est-ce que je sais, moi! c'est toujours fete! Elle debordait d'une telle felicite, que, cedant a son besoin d'expansion, elle se tourna vers Jacques, vers cet inconnu, pour lui sourire. Dans ce mouvement, le noeud des brides se deplaca, le medaillon s'ecarta, le cou apparut, vermeil, avec une fossette legere, que l'ombre dorait. Les doigts de Jacques s'etaient raidis sur le manche du couteau, pendant qu'il prenait une resolution irrevocable. --C'est la, a cette place, que je frapperai. Oui, tout a l'heure, sous le tunnel, avant Passy. Mais, a la station du Trocadero, un employe monta, qui, le connaissant, se mit a lui parler du service, d'un vol de charbon dont on venait de convaincre un mecanicien et son chauffeur. Et, a partir de ce moment, tout se brouilla, il ne put jamais, plus tard, retablir les faits, exactement. Les rires avaient continue, un rayonnement de bonheur tel, qu'il en etait comme penetre et assoupi. Peut-etre etait-il alle jusqu'a Auteuil, avec les deux femmes; seulement, il ne se rappelait pas qu'elles y fussent descendues. Lui-meme avait fini par se trouver au bord de la Seine, sans s'expliquer comment. Ce dont il gardait la sensation tres nette, c'etait d'avoir jete, du haut de la berge, le couteau, reste dans sa manche, a son poing. Puis, il ne savait plus, hebete, absent de son etre, d'ou l'autre s'en etait alle aussi, avec le couteau. Il devait avoir marche pendant des heures, par les rues et les places, au hasard de son corps. Des gens, des maisons, defilaient, tres pales. Sans doute il etait entre quelque part, manger au fond d'une salle pleine de monde, car il revoyait distinctement des assiettes blanches. Il avait aussi l'impression persistante d'une affiche rouge, sur une boutique fermee. Et tout sombrait ensuite a un gouffre noir, a un neant, ou il n'y avait plus ni temps ni espace, ou il gisait inerte, depuis des siecles peut-etre. Lorsqu'il revint a lui, Jacques etait dans son etroite chambre de la rue Cardinet, tombe en travers de son lit, tout habille. L'instinct l'avait ramene la, ainsi qu'un chien fourbu qui se traine a sa niche. D'ailleurs, il ne se souvenait ni d'avoir monte l'escalier ni de s'etre endormi. Il s'eveillait d'un sommeil de plomb, effare de rentrer brusquement en possession de lui-meme, comme apres un evanouissement profond. Peut-etre avait-il dormi trois heures, peut-etre trois jours. Et, tout d'un coup, la memoire lui revint: la nuit passee avec Severine, l'aveu du meurtre, son depart de bete carnassiere, en quete de sang. Il n'avait plus ete en lui, il s'y retrouvait, avec la stupeur des choses qui s'etaient faites en dehors de son vouloir. Puis, le souvenir que la jeune femme l'attendait, le mit debout, d'un saut. Il regarda sa montre, vit qu'il etait quatre heures deja; et, la tete vide, tres calme comme apres une forte saignee, il se hata de retourner a l'impasse d'Amsterdam. Jusqu'a midi, Severine avait dormi profondement. Ensuite, reveillee, surprise de ne pas le voir la encore, elle avait rallume le poele; et, vetue enfin, mourant d'inanition, elle s'etait decidee, vers deux heures, a descendre manger dans un restaurant du voisinage. Lorsque Jacques parut, elle venait de remonter, apres avoir fait quelques courses. --Oh! mon cheri, que j'etais inquiete! Et elle s'etait pendue a son cou, elle le regardait de tout pres, dans les yeux. --Qu'est-il donc arrive? Lui, epuise, la chair froide, la rassurait tranquillement, sans un trouble. --Mais rien, une corvee embetante. Quand ils vous tiennent, ils ne vous lachent plus. Alors, baissant la voix, elle se fit humble, caline. --Figure-toi que je m'imaginais... Oh! une vilaine idee qui me causait une peine!... Oui, je me disais que peut-etre, apres ce que je t'avais avoue, tu n'allais plus vouloir de moi... Et voila que je t'ai cru parti pour ne pas revenir, jamais, jamais! Les larmes la gagnaient, elle eclata en sanglots, en le serrant eperdument entre ses bras. --Ah! mon cheri, si tu savais, comme j'ai besoin qu'on soit gentil avec moi!... Aime-moi, aime-moi bien, parce que, vois-tu, il n'y a que ton amour qui puisse me faire oublier... Maintenant que je t'ai dit tous mes malheurs, n'est-ce pas? il ne faut pas me quitter, oh! je t'en conjure! Jacques etait envahi par cet attendrissement. Une detente invincible l'amollissait peu a peu. Il begaya: --Non, non, je t'aime, n'aie pas peur. Et, deborde, il pleura aussi, sous la fatalite de ce mal abominable qui venait de le reprendre, dont jamais il ne guerirait. C'etait une honte, un desespoir sans bornes. --Aime-moi, aime-moi bien aussi, oh! de toute ta force, car j'en ai autant besoin que toi! Elle frissonna, voulut savoir. --Tu as des chagrins, il faut me les dire. --Non, non, pas des chagrins, des choses qui n'existent pas, des tristesses qui me rendent horriblement malheureux, sans qu'il soit meme possible d'en causer. Tous deux s'etreignirent, confondirent l'affreuse melancolie de leur peine. C'etait une infinie souffrance, sans oubli possible, sans pardon. Ils pleuraient, et ils sentaient sur eux les forces aveugles de la vie, faite de lutte et de mort. --Allons, dit Jacques, en se degageant, il est l'heure de songer au depart... Ce soir, tu seras au Havre. Severine, sombre, les regards perdus, murmura, apres un silence: --Encore, si j'etais libre, si mon mari n'etait plus la!... Ah! comme nous oublierions vite! Il eut un geste violent, il pensa tout haut. --Nous ne pouvons pourtant pas le tuer. Fixement, elle le regarda, et lui tressaillit, etonne d'avoir dit cette chose, a laquelle il n'avait jamais songe. Puisqu'il voulait tuer, pourquoi donc ne le tuait-il pas, cet homme genant? Et, comme il la quittait enfin, pour courir au depot, elle le reprit entre ses bras, le couvrit de baisers. --Oh! mon cheri, aime-moi bien. Je t'aimerai plus fort, plus fort encore... Va, nous serons heureux. IX Au Havre, des les jours suivants, Jacques et Severine se montrerent d'une grande prudence, pris d'inquietude. Puisque Roubaud savait tout, n'allait-il pas les guetter, les surprendre, pour se venger d'eux, dans un eclat? Ils se rappelaient ses emportements jaloux d'autrefois, ses brutalites d'ancien homme d'equipe, tapant a poings fermes. Et, justement, il leur semblait, a le voir, si lourd, si muet, avec ses yeux troubles, qu'il devait mediter quelque farouche sournoiserie, un guet-apens, ou il les tiendrait en sa puissance. Aussi, pendant le premier mois, ne se virent-ils qu'avec mille precautions, toujours en alerte. Roubaud, cependant, de plus en plus, s'absentait. Peut-etre ne disparaissait-il ainsi que pour revenir a l'improviste et les trouver aux bras l'un de l'autre. Mais cette crainte ne se realisait pas. Au contraire, ses absences se prolongeaient a un tel point, qu'il n'etait plus jamais la, s'echappant des qu'il etait libre, ne rentrant qu'a la minute precise ou le service le reclamait. Les semaines de jour, il trouvait le moyen, a dix heures, de dejeuner en cinq minutes, puis de ne pas reparaitre avant onze heures et demie; et, le soir, a cinq heures, lorsque son collegue descendait le remplacer, il filait, souvent pour la nuit entiere. A peine prenait-il quelques heures de sommeil. Il en etait de meme des semaines de nuit, libre alors des cinq heures du matin, mangeant et dormant dehors sans doute, en tout cas ne revenant qu'a cinq heures du soir. Longtemps, dans ce desarroi, il avait garde une ponctualite d'employe modele, toujours present a la minute exacte, si ereinte parfois, qu'il ne tenait pas sur ses jambes, mais debout pourtant, consciencieux a sa besogne. Puis, maintenant, des trous se produisaient. Deux fois deja, l'autre sous-chef, Moulin, avait du l'attendre une heure; meme, un matin, apres le dejeuner, apprenant qu'il ne reparaissait pas, il etait venu le suppleer, en brave homme, pour lui eviter une reprimande. Et tout le service de Roubaud commencait ainsi a se ressentir de cette desorganisation lente. Le jour, ce n'etait plus l'homme actif, n'expediant ou ne recevant un train qu'apres avoir tout vu par ses yeux, consignant les moindres faits dans son rapport au chef de gare, dur aux autres et a lui-meme. La nuit, il s'endormait d'un sommeil de plomb, au fond du grand fauteuil de son bureau. Eveille, il semblait sommeiller encore, allait et venait sur le quai, les mains croisees derriere le dos, donnait d'une voix blanche les ordres, dont il ne verifiait pas l'execution. Tout marchait quand meme, par la force acquise de l'habitude, sauf un tamponnement du a une negligence de sa part, un train de voyageurs lance sur une voie de garage. Ses collegues, simplement, s'egayaient, en contant qu'il faisait la noce. La verite etait que Roubaud, a present, vivait au premier etage du cafe du Commerce, dans la petite salle ecartee, devenue peu a peu un tripot. On racontait que des femmes s'y rendaient, chaque nuit; mais on n'y en aurait trouve reellement qu'une, la maitresse d'un capitaine en retraite, agee d'au moins quarante ans, joueuse enragee elle-meme, sans sexe. Le sous-chef ne satisfaisait la que la morne passion du jeu, eveillee en lui, au lendemain du meurtre, par le hasard d'une partie de piquet, grandie ensuite et changee en une habitude imperieuse, pour l'absolue distraction, l'aneantissement qu'elle lui procurait. Elle l'avait possede jusqu'a chasser le desir de la femme, chez ce male brutal; elle le tenait desormais tout entier, comme l'assouvissement unique, ou il se contentait. Ce n'etait pas que le remords l'eut jamais tourmente du besoin de l'oubli; mais, dans la secousse dont se detraquait son menage, au milieu de son existence gatee, il avait trouve la consolation, l'etourdissement de bonheur egoiste, qu'il pouvait gouter seul; et tout sombrait maintenant, au fond de cette passion, qui achevait de le desorganiser. L'alcool ne lui aurait pas donne des heures plus legeres, plus rapides, affranchies a ce point. Il etait degage du souci meme de la vie, il lui semblait vivre avec une intensite extraordinaire, mais ailleurs, desinteresse, sans que plus rien le touchat des ennuis dont jadis il crevait de rage. Et il se portait fort bien, en dehors de la fatigue des nuits passees; il engraissait meme, d'une graisse lourde et jaune, les paupieres pesantes sur ses yeux troubles. Quand il rentrait, avec la lenteur de ses gestes ensommeilles, il n'apportait plus, chez lui, sur toutes choses, qu'une souveraine indifference. La nuit ou Roubaud etait revenu prendre les trois cents francs d'or, sous le parquet, il voulait payer M. Cauche, le commissaire de surveillance, a la suite de plusieurs pertes successives. Celui-ci, vieux joueur, avait un beau sang-froid, qui le rendait redoutable. D'ailleurs, il disait ne jouer que pour son plaisir, il etait tenu par ses fonctions de magistrat a garder les apparences de l'ancien militaire, reste garcon et vivant au cafe, en habitue tranquille: ce qui ne l'empechait pas de battre souvent les cartes la soiree entiere, et de ramasser tout l'argent des autres. Des bruits avaient circule, on l'accusait aussi d'etre si inexact a son poste, qu'il etait question de le forcer a se demettre. Mais les choses trainaient, il y avait si peu de besogne, pourquoi exiger plus de zele? Et il se contentait toujours de paraitre un instant sur les quais de la gare, ou chacun le saluait. Trois semaines plus tard, Roubaud dut encore pres de quatre cents francs a M. Cauche. Il avait explique que l'heritage fait par sa femme les mettait fort a leur aise; mais il ajoutait en riant que celle-ci gardait les clefs de la caisse, ce qui excusait sa lenteur a payer ses dettes de jeu. Puis, un matin qu'il etait seul, harcele, il souleva de nouveau la frise et prit dans la cachette un billet de mille francs. Il tremblait de tous ses membres, il n'avait pas eprouve une emotion pareille, la nuit des pieces d'or: sans doute, ce n'etait encore la pour lui qu'un appoint de hasard, tandis que le vol commencait, avec ce billet. Un malaise lui herissait la chair, lorsqu'il songeait a cet argent sacre, auquel il s'etait promis de ne toucher jamais. Autrefois, il jurait de mourir plutot de faim, et il y touchait pourtant, et il n'aurait pu dire comment s'en etaient alles ses scrupules, un peu chaque jour sans doute, dans la lente fermentation du meurtre. Au fond du trou, il croyait avoir senti une humidite, quelque chose de mou et de nauseabond, dont il eut horreur. Vivement, il replaca la frise, en refaisant le serment de se couper le poing, plutot que de la deplacer encore. Sa femme ne l'avait pas vu, il respira, soulage, but un grand verre d'eau pour se remettre. Maintenant, son coeur battait d'allegresse, a l'idee de sa dette payee et de toute cette somme, qu'il jouerait. Mais, lorsqu'il fallut changer le billet, l'angoisse de Roubaud recommenca. Jadis, il etait brave, il se serait livre, s'il n'avait pas commis la betise de meler sa femme a l'affaire; tandis que, a present, la seule pensee des gendarmes lui donnait une sueur froide. Il avait beau savoir que la justice ne possedait pas les numeros des billets disparus, et que, d'ailleurs, le proces dormait, a jamais enterre dans les cartons de classement: une epouvante le prenait, des qu'il projetait d'entrer quelque part, pour demander de la monnaie. Pendant cinq jours, il garda le billet sur lui; et c'etait une continuelle habitude, un besoin de le tater, de le deplacer, de ne pas s'en separer, la nuit. Il batissait des plans tres compliques, se heurtait toujours a des craintes imprevues. D'abord, il avait cherche dans la gare: pourquoi un collegue, charge d'une recette, ne le lui prendrait-il pas? Puis, cela lui ayant paru extremement dangereux, il avait imagine d'aller a l'autre bout du Havre, sans sa casquette d'uniforme, acheter n'importe quoi. Seulement, ne s'etonnerait-on pas de le voir, pour un petit objet, remuer une si grosse somme? Et il s'etait arrete a ce moyen, de donner le billet au bureau de tabac du cours Napoleon, ou il entrait chaque jour: n'etait-ce pas le plus simple? on savait bien qu'il avait herite, la buraliste ne pouvait avoir de surprise. Il marcha jusqu'a la porte, se sentit defaillir et descendit vers le bassin Vauban, pour s'exciter au courage. Apres une demi-heure de promenade, il revint, sans se decider encore. Et, le soir, au cafe du Commerce, comme M. Cauche etait la, une bravade brusque lui fit tirer le billet de sa poche, en priant la patronne de le lui changer; mais elle n'avait pas de monnaie, elle dut envoyer un garcon le porter au bureau de tabac. Meme on plaisanta sur le billet, qui semblait tout neuf, bien qu'il fut date de dix ans. Le commissaire de surveillance l'avait pris, et il le retournait, en disant que celui-la, pour sur, avait dormi au fond de quelque trou; ce qui jeta la maitresse du capitaine retraite dans une histoire interminable de fortune cachee, puis retrouvee, sous le marbre d'une commode. Des semaines s'ecoulerent, et cet argent que Roubaud avait dans les mains, achevait d'enfievrer sa passion. Ce n'etait pas qu'il jouat gros jeu, mais une deveine le poursuivait, si constante, si noire, que les petites pertes de chaque jour, additionnees, arrivaient a se chiffrer par de grosses sommes. Vers la fin du mois, il se retrouva sans un sou, devant deja sur parole quelques louis, malade de ne plus oser toucher une carte. Pourtant, il lutta, faillit s'aliter. L'idee des neuf billets qui dormaient la, sous le parquet de la salle a manger, tournait chez lui a une obsession de chaque minute: il les voyait a travers le bois, il les sentait chauffer ses semelles. Dire que, s'il avait voulu, il en aurait pris un encore! Mais, c'etait bien jure cette fois, il aurait plutot mis sa main dans le feu que de fouiller de nouveau. Et, un soir, comme Severine s'etait endormie de bonne heure, il souleva la frise, cedant avec rage, eperdu d'une telle tristesse, que ses yeux s'emplissaient de larmes. A quoi bon resister ainsi? ce ne serait que de la souffrance inutile, car il comprenait qu'il les prendrait maintenant jusqu'au dernier, un a un. Le lendemain matin, Severine remarqua, par hasard, une ecorchure toute fraiche, a une arete de la frise. Elle se baissa, constata les traces d'une pesee. Evidemment, son mari continuait a prendre de l'argent. Et elle s'etonna du mouvement de colere qui l'emportait, car elle n'etait pas interessee d'habitude; sans compter qu'elle aussi se croyait resolue a mourir de faim, plutot que de toucher a ces billets taches de sang. Mais n'etaient-ils pas a elle autant qu'a lui? pourquoi en disposait-il, en se cachant, en evitant meme de la consulter? Jusqu'au diner, elle fut tourmentee du besoin d'une certitude, et elle aurait a son tour deplace la frise, pour voir, si elle n'avait senti un petit souffle froid dans ses cheveux, a la pensee de fouiller la toute seule. Le mort n'allait-il pas se lever de ce trou? Cette peur d'enfant lui rendit la salle a manger si desagreable, qu'elle emporta son ouvrage et s'enferma dans sa chambre. Puis, le soir, comme tous deux mangeaient en silence un reste de ragout, une nouvelle irritation la souleva, en le voyant jeter des coups d'oeil involontaires dans l'angle du parquet. --Tu en as repris, hein? demanda-t-elle brusquement. Il leva la tete, etonne. --De quoi donc? --Oh! ne fais pas l'innocent, tu me comprends bien... Mais ecoute: je ne veux pas que tu en reprennes, parce que ce n'est pas plus a toi qu'a moi, et que cela me rend malade, de savoir que tu y touches. D'habitude, il evitait les querelles. La vie commune n'etait plus que le contact oblige de deux etres lies l'un a l'autre, passant des journees entieres sans echanger une parole, allant et venant cote a cote, comme etrangers desormais, indifferents et solitaires. Aussi se contenta-t-il de hausser les epaules, refusant toute explication. Mais elle etait tres excitee, elle entendait en finir avec la question de cet argent cache la, dont elle souffrait depuis le jour du crime. --Je veux que tu me repondes... Ose me dire que tu n'y as pas touche. --Qu'est-ce que ca te fiche? --Ca me fiche que ca me retourne. Aujourd'hui encore, j'ai eu peur, je n'ai pas pu rester ici. Toutes les fois que tu remues ca, j'en ai pour trois nuits a faire des reves affreux... Nous n'en parlons jamais. Alors, reste tranquille, ne me force pas a en parler. Il la contemplait de ses gros yeux fixes, il repeta lourdement: --Qu'est-ce que ca te fiche que j'y touche, si je ne te force pas a y toucher? C'est pour moi, ca me regarde. Elle eut un geste violent, qu'elle reprima. Puis, bouleversee, avec un visage de souffrance et de degout: --Ah! tiens! je ne te comprends pas... Tu etais un honnete homme pourtant. Oui, tu n'aurais jamais pris un sou a personne... Et ce que tu as fait, ca pourrait se pardonner, car tu etais fou, comme tu m'avais rendue folle moi-meme... Mais cet argent, ah! cet argent abominable, qui ne devait plus exister pour toi, et que tu voles sou a sou, pour ton plaisir... Qu'est-ce qui se passe donc, comment peux-tu etre descendu si bas? Il l'ecoutait, et, dans une minute de lucidite, il s'etonna aussi d'en etre arrive au vol. Les phases de la lente demoralisation s'effacaient, il ne pouvait renouer ce que le meurtre avait tranche autour de lui, il ne s'expliquait plus comment une autre existence, presque un nouvel etre, avait commence, avec son menage detruit, sa femme ecartee et hostile. Tout de suite, d'ailleurs, l'irreparable le reprit, il eut un geste, comme pour se debarrasser des reflexions importunes. --Quand on s'embete chez soi, grogna-t-il, on va se distraire dehors. Puisque tu ne m'aimes plus... --Oh! non, je ne t'aime plus. Il la regarda, donna un coup de poing sur la table, la face envahie d'un flot de sang. --Alors, fous-moi la paix! Est-ce que je t'empeche de t'amuser? est-ce que je te juge?... Il y a bien des choses qu'un honnete homme ferait a ma place, et que je ne fais pas. D'abord, je devrais te flanquer a la porte, avec mon pied au derriere. Ensuite, je ne volerais peut-etre pas. Elle etait devenue toute pale, car elle aussi avait souvent pense que, lorsqu'un homme, un jaloux, est ravage par un mal interieur, au point de tolerer un amant a sa femme, il y a la l'indice d'une gangrene morale, a marche envahissante, tuant les autres scrupules, desorganisant la conscience entiere. Mais elle se debattait, elle refusait d'etre responsable. Et, balbutiante, elle cria: --Je te defends de toucher a l'argent. Il avait fini de manger. Tranquillement, il plia sa serviette, puis se leva, en disant d'un air goguenard: --Si c'est ca que tu veux, nous allons partager. Deja, il se baissait, comme pour soulever la frise. Elle dut se precipiter, poser le pied sur le parquet. --Non, non! Tu sais que j'aimerais mieux mourir... N'ouvre pas ca. Non, non! pas devant moi! Severine, ce soir-la, devait se rencontrer avec Jacques, derriere la gare des marchandises. Lorsqu'elle revint, apres minuit, la scene de la soiree s'evoqua, et elle s'enferma a double tour, dans sa chambre. Roubaud etait de service de nuit, elle ne craignait meme pas qu'il rentrat se coucher, ainsi que cela arrivait rarement. Mais, la couverture au menton, la lampe laissee en veilleuse, elle ne put s'endormir. Pourquoi avait-elle refuse de partager? Et elle ne retrouvait plus si vive la revolte de son honnetete, a l'idee de profiter de cet argent. N'avait-elle pas accepte le legs de la Croix-de-Maufras? Elle pouvait bien prendre l'argent aussi. Puis, le frisson revenait. Non, non, jamais! L'argent, elle l'aurait pris; ce qu'elle n'osait toucher, sans crainte d'en avoir les doigts brules, c'etait cet argent vole sur un mort, l'abominable argent du meurtre. Elle se calmait de nouveau, elle raisonnait: ce n'etait pas pour le depenser qu'elle l'aurait pris; au contraire, elle l'aurait cache ailleurs, enterre dans un endroit connu d'elle seule, ou il aurait dormi l'eternite; et, a cette heure, ce serait toujours une moitie de la somme sauvee des mains de son mari. Il ne triompherait pas en gardant le tout, il n'irait pas jouer ce qui lui appartenait, a elle. Lorsque la pendule sonna trois heures, elle regrettait mortellement d'avoir refuse le partage. Une pensee lui venait bien, confuse, lointaine encore: se lever, fouiller sous le parquet, pour que lui n'eut plus rien. Seulement, un tel froid la glacait qu'elle ne voulait pas y songer. Prendre tout, garder tout, sans qu'il osat meme se plaindre! Et ce projet, peu a peu, s'imposait a elle, tandis qu'une volonte, plus forte que sa resistance, grandissait, des profondeurs inconscientes de son etre. Elle ne voulait pas, et elle sauta brusquement du lit, car elle ne pouvait faire autrement. Elle haussa la meche de la lampe, elle passa dans la salle a manger. Des lors, Severine ne trembla plus. Ses terreurs s'en etaient allees, elle proceda froidement, avec des gestes lents et precis de somnambule. Elle dut chercher le tisonnier, qui servait a soulever la frise. Quand le trou fut decouvert, comme elle voyait mal, elle approcha la lampe. Mais une stupeur la cloua, penchee, immobile: le trou etait vide. Evidemment, pendant qu'elle courait a son rendez-vous, Roubaud etait remonte, travaille, avant elle, de la meme envie: prendre tout, garder tout; et, d'un coup, il avait empoche les billets, pas un ne restait. Elle s'agenouilla, elle n'apercevait, au fond, que la montre et la chaine, dont l'or luisait dans la poussiere des lambourdes. Une rage froide la tint la un instant, raidie, demi-nue, repetant tout haut, a vingt reprises: --Voleur! voleur! voleur! Puis, d'un mouvement furieux, elle empoigna la montre, tandis qu'une grosse araignee noire, derangee, fuyait le long du platre. A coups de talon, elle replaca la frise, et elle revint se coucher, posant la lampe sur la table de nuit. Quand elle eut chaud, elle regarda la montre, qu'elle tenait dans son poing ferme, la retourna, l'examina longuement. Sur le boitier, les deux initiales du president, entrelacees, l'interessaient. A l'interieur, elle lut le numero 2516, un chiffre de fabrication. C'etait un bijou fort dangereux a garder, car la justice connaissait ce chiffre. Mais, dans sa colere de n'avoir pu sauver que ca, elle n'avait plus peur. Meme elle sentait que c'en etait fini de ses cauchemars, maintenant qu'il n'y avait plus de cadavre sous son parquet. Enfin, elle marcherait tranquille chez elle, ou elle voudrait. Elle glissa la montre a son chevet, eteignit la lampe et s'endormit. Le lendemain, Jacques, qui avait un conge, devait attendre que Roubaud fut parti s'installer au cafe du Commerce, selon son habitude, et monter alors dejeuner avec elle. Parfois, lorsqu'ils osaient, ils faisaient cette partie. Et, ce jour-la, en mangeant, fremissante encore, elle lui parla de l'argent, lui conta comment elle avait trouve la cachette vide. Sa rancune contre son mari ne s'apaisait pas, le meme cri revenait, incessant: --Voleur! voleur! voleur! Puis, elle apporta la montre, elle voulut absolument la donner a Jacques, malgre la repugnance qu'il montrait. --Comprends donc, mon cheri, personne n'ira la chercher chez toi. Si je la garde, il me la prendra encore. Et ca, vois-tu, j'aimerais mieux lui laisser arracher un lambeau de ma chair... Non, il a eu trop. Je n'en voulais pas, de cet argent. Il me faisait horreur, jamais je n'en aurais depense un sou. Mais est-ce qu'il avait le droit d'en profiter, lui? Oh! je le hais! Elle pleurait, elle insistait, avec de telles supplications, que le jeune homme finit par mettre la montre dans la poche de son gilet. Une heure se passa, et Jacques avait garde Severine sur ses genoux, a moitie devetue encore. Elle se renversait contre son epaule, un bras a son cou, dans une caresse alanguie, lorsque Roubaud, qui avait une clef, entra. D'un saut brusque, elle fut debout. Mais c'etait le flagrant delit, inutile de nier. Le mari s'etait arrete net, ne pouvant passer outre, tandis que l'amant restait assis, stupefie. Alors, elle ne s'embarrassa meme pas dans une explication quelconque, elle s'avanca et repeta rageusement: --Voleur! voleur! voleur! Une seconde, Roubaud hesita. Puis, avec le haussement d'epaules dont il ecartait tout maintenant, il entra dans la chambre, prit un calepin de service, qu'il y avait oublie. Mais elle le poursuivait, l'accablait. --Tu as fouille, ose donc dire que tu n'as pas fouille!... Et tu as tout pris, voleur! voleur! voleur! Sans une parole, il traversa la salle a manger. A la porte seulement, il se retourna, l'enveloppa de son morne regard. --Fous-moi la paix, hein! Et il partit, la porte ne claqua meme pas. Il ne semblait pas avoir vu, il n'avait fait aucune allusion a cet amant qui etait la. Au bout d'un grand silence, Severine se tourna vers Jacques. --Crois-tu! Celui-ci, qui n'avait pas dit un mot, se leva enfin. Et il donna son opinion. --C'est un homme fini. Tous deux en tomberent d'accord. A leur surprise de l'amant tolere, apres l'amant assassine, succedait un degout pour le mari complaisant. Quand un homme en arrive la, il est dans la boue, il peut rouler a tous les ruisseaux. Des ce jour, Severine et Jacques eurent liberte entiere. Ils en userent sans se soucier davantage de Roubaud. Mais, a present que le mari ne les inquietait plus, leur grand souci fut l'espionnage de madame Lebleu, la voisine, toujours aux aguets. Certainement, elle se doutait de quelque chose. Jacques avait beau etouffer le bruit de ses pas, a chacune de ses visites, il voyait la porte d'en face s'entrebailler imperceptiblement, tandis que, par la fente, un oeil le devisageait. Cela devenait intolerable, il n'osait plus monter; car, s'il se risquait, on le savait la, une oreille venait se coller a la serrure; de sorte qu'il n'etait pas possible de s'embrasser, ni meme de causer librement. Et ce fut alors que Severine, exasperee devant ce nouvel obstacle a sa passion, reprit contre les Lebleu son ancienne campagne pour avoir leur logement. Il etait notoire que, de tous temps, le sous-chef l'avait occupe. Mais ce n'etait plus la vue superbe, les fenetres donnant sur la cour du depart et sur les hauteurs d'Ingouville, qui la tentait. L'unique raison de son desir, qu'elle ne disait pas, etait que le logement avait une seconde entree, une porte ouvrant sur un escalier de service. Jacques pourrait monter et s'en aller par la, sans que madame Lebleu soupconnat meme ses visites. Enfin, ils seraient libres. La bataille fut terrible. Cette question, qui avait deja passionne tout le corridor, se reveilla, s'envenima d'heure en heure. madame Lebleu, menacee, se defendait desesperement, certaine d'en mourir, si on l'enfermait dans le noir logement du derriere, barre par le faitage de la marquise, d'une tristesse de cachot. Comment voulait-on qu'elle vecut au fond de ce trou, elle habituee a sa chambre si claire, ouverte sur le vaste horizon, egayee du continuel mouvement des voyageurs? Et ses jambes lui defendaient toute promenade, elle n'aurait plus jamais que la vue d'un toit de zinc, autant la tuer tout de suite. Malheureusement, ce n'etaient la que des raisons sentimentales, et elle etait bien forcee d'avouer qu'elle tenait le logement de l'ancien sous-chef, le predecesseur de Roubaud, qui, celibataire, le lui avait cede par galanterie; meme il devait exister une lettre de son mari s'engageant a le rendre, si un nouveau sous-chef le reclamait. Comme on n'avait pas retrouve la lettre encore, elle en niait l'existence. A mesure que sa cause se gatait, elle se faisait plus violente, plus agressive. Un moment, elle avait tache de mettre avec elle, en la compromettant, la femme de Moulin, l'autre sous-chef, qui avait vu, disait-elle, des hommes embrasser madame Roubaud, dans l'escalier; et Moulin s'etait fache, car sa femme, une douce et tres insignifiante creature, qu'on ne rencontrait jamais, jurait en pleurant n'avoir rien vu et n'avoir rien dit. Pendant huit jours, ce commerage souffla la tempete, d'un bout a l'autre du corridor. Mais la grande faute de madame Lebleu, celle qui devait entrainer sa defaite, etait toujours d'irriter mademoiselle Guichon, la buraliste, par son espionnage entete: c'etait une manie, l'idee fixe que celle-ci allait chaque nuit retrouver le chef de gare, le besoin de la surprendre, devenu maladif, d'autant plus aigu, que depuis deux ans elle l'epiait, sans avoir absolument rien surpris, pas un souffle. Et elle etait certaine qu'ils couchaient ensemble, ca la rendait folle. Aussi mademoiselle Guichon, furieuse de ne pouvoir rentrer ni sortir sans etre epiee, poussait-elle maintenant a ce qu'on la releguat sur la cour: un logement les separerait, elle ne l'aurait plus au moins en face d'elle, ne serait plus forcee de passer devant sa porte. Il devenait evident que M. Dabadie, le chef de gare, jusqu'ici desinteresse dans la lutte, prenait parti contre les Lebleu chaque jour davantage; ce qui etait un signe grave. Des querelles encore compliquerent la situation. Philomene, qui apportait maintenant ses oeufs frais a Severine, se montrait tres insolente, chaque fois qu'elle rencontrait madame Lebleu; et, comme celle-ci laissait expres sa porte ouverte, pour ennuyer tout le monde, c'etaient continuellement, au passage, des paroles desagreables entre les deux femmes. Cette intimite de Severine et de Philomene en etant venue a des confidences, la derniere avait fini par faire les commissions de Jacques pres de sa maitresse, lorsqu'il n'osait monter lui-meme. Elle arrivait avec ses oeufs, changeait les rendez-vous, disait pourquoi il avait du etre prudent la veille, racontait l'heure qu'il etait reste chez elle, a causer. Jacques parfois, lorsqu'un obstacle l'arretait, s'oubliait volontiers ainsi dans la petite maison de Sauvagnat, le chef du depot. Il y suivait son chauffeur Pecqueux, comme si, par un besoin de s'etourdir, il redoutait de vivre toute une soiree seul. Meme, quand le chauffeur disparaissait, en bordee dans les cabarets de matelots, il entrait chez Philomene, la chargeait d'un mot a dire, s'asseyait, ne partait plus. Et elle, peu a peu, melee a cet amour, s'attendrissait, car elle n'avait connu, jusque-la, que des amants brutaux. Les petites mains, les facons polies de ce garcon si triste, qui avait l'air tres doux, lui semblaient des friandises auxquelles elle n'avait pas mordu encore. Avec Pecqueux, c'etait maintenant le menage, des saouleries, plus de rudesses que de caresses; tandis que, lorsqu'elle portait une parole gentille du mecanicien a la femme du sous-chef, elle en goutait, pour elle-meme, le gout delicat de fruit defendu. Un jour, elle lui fit ses confidences, se plaignit du chauffeur, un sournois, disait-elle, sous son air de rire, tres capable d'un mauvais coup, les jours ou il etait ivre. Il remarqua qu'elle soignait davantage son grand corps brule de maigre cavale, desirable malgre tout, avec ses beaux yeux de passion, buvant moins, tenant la maison moins sale. Son frere Sauvagnat, ayant un soir entendu une voix d'homme, etait entre la main haute, pour la corriger; mais, en reconnaissant le garcon qui causait avec elle, il avait simplement offert une bouteille de cidre. Jacques, bien recu, gueri la de son frisson, paraissait s'y plaire. Aussi Philomene montrait-elle une amitie de plus en plus vive pour Severine, s'emportant contre madame Lebleu, qu'elle traitait partout de vieille gueuse. Une nuit qu'elle avait rencontre les deux amants derriere son petit jardin, elle les accompagna dans l'ombre, jusqu'a la remise, ou ils se cachaient d'habitude. --Ah bien! vous etes trop bonne. Puisque le logement est a vous, c'est moi qui l'en tirerais par les cheveux... Tapez donc dessus! Mais Jacques n'etait pas pour un eclat. --Non, non, monsieur Dabadie s'en occupe, il vaut mieux attendre que les choses se fassent regulierement. --Avant la fin du mois, declara Severine, je coucherai dans sa chambre, et nous pourrons nous y voir a toute heure. Malgre les tenebres, Philomene l'avait sentie, qui, a cet espoir, serrait le bras de son amant d'une pression tendre. Et elle les laissa pour rentrer chez elle. Mais, cachee dans l'ombre, a trente pas, elle s'arreta, se retourna. Cela lui causait une grosse emotion, de les savoir ensemble. Elle n'etait pas jalouse pourtant, elle avait le besoin ignorant d'aimer et d'etre aimee ainsi. Jacques, chaque jour, s'assombrissait davantage. A deux reprises, pouvant voir Severine, il avait invente des pretextes; et, s'il s'attardait parfois chez les Sauvagnat, c'etait egalement pour l'eviter. Il l'aimait pourtant toujours, d'un desir exaspere qui n'avait fait que s'accroitre. Mais, dans ses bras, maintenant, l'affreux mal le reprenait, un tel vertige, qu'il s'en degageait vite, glace, terrifie de n'etre plus lui, de sentir la bete prete a mordre. Il avait tache de se rejeter dans la fatigue des longs parcours, sollicitant des corvees supplementaires, passant des douze heures debout sur sa machine, le corps brise par la trepidation, les poumons brules par le vent. Ses camarades, eux, se plaignaient de ce dur metier de mecanicien, qui, disaient-ils, en vingt annees, mangeait un homme; lui, aurait voulu etre mange tout de suite, il ne tombait jamais assez de lassitude, il n'etait heureux que lorsque la Lison l'emportait, ne pensant plus, n'ayant plus que des yeux pour voir les signaux. A l'arrivee, le sommeil le foudroyait, sans qu'il eut meme le temps de se debarbouiller. Seulement, avec le reveil, revenait le tourment de l'idee fixe. Il avait egalement essaye de se reprendre de tendresse pour la Lison, passant de nouveau des heures a la nettoyer, exigeant de Pecqueux des aciers luisant comme de l'argent. Les inspecteurs, qui, en route, montaient pres de lui, le felicitaient. Il hochait la tete, restait mecontent; car, lui, savait bien que sa machine, depuis l'arret dans la neige, n'etait plus la bien portante, la vaillante d'autrefois. Sans doute, dans la reparation des pistons et des tiroirs, elle avait perdu de son ame, ce mysterieux equilibre de vie, du au hasard du montage. Il en souffrait, cette decheance tournait a une amertume chagrine, au point qu'il poursuivait ses superieurs de plaintes deraisonnables, demandant des reparations inutiles, imaginant des ameliorations impraticables. On les lui refusait, il en devenait plus sombre, convaincu que la Lison etait tres malade et qu'il n'y avait desormais rien a faire de propre avec elle. Sa tendresse s'en decourageait: a quoi bon aimer, puisqu'il tuerait tout ce qu'il aimerait? Et il apportait a sa maitresse cette rage d'amour desesperee, que ne pouvait user ni la souffrance ni la fatigue. Severine l'avait bien senti changer, et elle se desolait elle aussi, croyant qu'il s'attristait a cause d'elle, depuis qu'il savait. Lorsqu'elle le voyait fremir a son cou, eviter son baiser d'un brusque recul, n'etait-ce pas qu'il se souvenait et qu'elle lui faisait horreur? Jamais elle n'avait ose remettre la conversation sur ces choses. Elle se repentait d'avoir parle, surprise de l'emportement de son aveu, dans ce lit etranger, ou ils avaient brule tous deux, ne se souvenant meme plus de son lointain besoin de confidence, comme satisfaite aujourd'hui de l'avoir avec elle, au fond de ce secret. Et elle l'aimait, elle le desirait certainement davantage, depuis qu'il n'ignorait plus rien. C'etait une passion insatiable, la femme enfin eveillee, une creature faite uniquement pour la caresse, tout entiere amante, et qui n'etait point mere. Elle ne vivait plus que par Jacques, elle ne mentait pas, lorsqu'elle disait son effort pour se fondre en lui, car elle n'avait qu'un reve, qu'il l'emportat, qu'il la gardat dans sa chair. Tres douce toujours, tres passive, ne tenant son plaisir que de lui, elle aurait voulu des sommeils de chatte sur ses genoux, du matin au soir. De l'affreux drame, elle avait simplement garde l'etonnement d'y avoir ete melee; de meme qu'elle semblait etre restee vierge et candide, au sortir des souillures de sa jeunesse. Cela etait loin, elle souriait, elle n'aurait pas meme eu de colere contre son mari, s'il ne l'avait pas genee. Mais son execration pour cet homme augmentait, a mesure que grandissait sa passion, son besoin de l'autre. Maintenant que l'autre savait et qu'il l'avait absoute, c'etait lui le maitre, celui qu'elle suivrait, qui pouvait disposer d'elle comme de sa chose. Elle s'etait fait donner son portrait, une carte photographique; et elle couchait avec, elle s'endormait, la bouche collee sur l'image, tres malheureuse depuis qu'elle le voyait malheureux, sans arriver a deviner au juste ce dont il souffrait ainsi. Cependant, leurs rendez-vous continuaient au-dehors, en attendant qu'ils pussent se voir tranquillement chez elle, dans le nouveau logement conquis. L'hiver finissait, le mois de fevrier etait tres doux. Ils prolongeaient leurs promenades, marchaient pendant des heures, a travers les terrains vagues de la gare; car lui evitait de s'arreter, et lorsqu'elle se pendait a ses epaules, qu'il etait force de s'asseoir et de la posseder, il exigeait que ce fut sans lumiere, dans sa terreur de frapper, s'il apercevait un coin de sa peau nue: tant qu'il ne verrait pas, il resisterait peut-etre. A Paris, ou elle le suivait toujours, chaque vendredi, il fermait soigneusement les rideaux, en racontant que la pleine clarte lui coupait son plaisir. Ce voyage hebdomadaire, elle le faisait maintenant sans meme donner d'explication a son mari. Pour les voisins, l'ancien pretexte, son mal au genou, servait; et elle disait aussi qu'elle allait embrasser sa nourrice, la mere Victoire, dont la convalescence trainait a l'hopital. Tous deux encore y prenaient une grande distraction, lui tres attentif ce jour-la a la bonne conduite de sa machine, elle ravie de le voir moins sombre, amusee elle-meme par le trajet, bien qu'elle commencat a connaitre les moindres coteaux, les moindres bouquets d'arbres du parcours. Du Havre a Motteville, c'etaient des prairies, des champs plats, coupes de haies vives, plantes de pommiers; et, jusqu'a Rouen ensuite, le pays se bossuait, desert. Apres Rouen, la Seine se deroulait. On la traversait a Sotteville, a Oissel, a Pont-de-l'Arche; puis, au travers des vastes plaines, sans cesse elle reparaissait, largement deployee. Des Gaillon, on ne la quittait plus, elle coulait a gauche, ralentie entre ses rives basses, bordee de peupliers et de saules. On filait a flanc de coteau, on ne l'abandonnait a Bonnieres, que pour la retrouver brusquement a Rosny, au sortir du tunnel de Rolleboise. Elle etait comme la compagne amicale du voyage. Trois fois encore, on la franchissait, avant l'arrivee. Et c'etait Mantes et son clocher dans les arbres, Triel avec les taches blanches de ses platrieres, Poissy que l'on coupait en plein coeur, les deux murailles vertes de la foret de Saint-Germain, les talus de Colombes debordant de lilas, la banlieue enfin, Paris devine, apercu du pont d'Asnieres, l'Arc de triomphe lointain, au-dessus des constructions lepreuses, herissees de cheminees d'usine. La machine s'engouffrait sous les Batignolles, on debarquait dans la gare retentissante; et, jusqu'au soir, ils s'appartenaient, ils etaient libres. Au retour, il faisait nuit, elle fermait les yeux, revivait son bonheur. Mais, le matin comme le soir, chaque fois qu'elle passait a la Croix-de-Maufras, elle avancait la tete, jetait un coup d'oeil prudent, sans se montrer, certaine de trouver la, devant la barriere, Flore debout, presentant le drapeau dans sa gaine, enveloppant le train de son regard de flamme. Depuis que cette fille, le jour de la neige, les avait vus s'embrasser, Jacques avait averti Severine de se mefier d'elle. Il n'ignorait plus de quelle passion d'enfant sauvage elle le poursuivait, du fond de sa jeunesse, et il la sentait jalouse, d'une energie virile, d'une rancune debridee et meurtriere. D'autre part, elle devait connaitre beaucoup de choses, car il se rappelait son allusion aux rapports du president avec une demoiselle, que personne ne soupconnait, qu'il avait mariee. Si elle savait cela, elle avait surement devine le crime: sans doute allait-elle parler, ecrire, se venger par une denonciation. Mais les journees, les semaines s'etaient ecoulees, et rien ne se produisait, il ne la trouvait toujours que plantee a son poste, au bord de la voie, avec son drapeau, raidie. Du plus loin qu'elle apercevait la machine, il avait sur lui la sensation de ses yeux ardents. Elle le voyait malgre la fumee, le prenait tout entier, l'accompagnait dans l'eclair de la vitesse, au milieu du tonnerre des roues. Et le train, en meme temps, etait sonde, transperce, visite, de la premiere a la derniere voiture. Toujours, elle decouvrait l'autre, la rivale, que maintenant elle savait la, chaque vendredi. L'autre avait beau n'avancer qu'un peu la tete, par un besoin imperieux de voir: elle etait vue, leurs regards a toutes deux se croisaient comme des epees. Deja le train fuyait, devorant, et il y en avait une qui restait par terre, impuissante a le suivre, dans la rage de ce bonheur qu'il emportait. Elle semblait grandir, Jacques la retrouvait plus haute, a chaque voyage, inquiet desormais de ce qu'elle ne faisait rien, se demandant quel projet allait murir dans cette grande fille sombre, dont il ne pouvait eviter l'immobile apparition. Un employe aussi, Henri Dauvergne, le conducteur-chef, genait Severine et Jacques. Il avait justement la conduite de ce train du vendredi, et il se montrait d'une amabilite importune pour la jeune femme. S'etant apercu de sa liaison avec le mecanicien, il se disait que son tour viendrait peut-etre. Au depart du Havre, les matins qu'il etait de service, Roubaud en ricanait, tellement les attentions d'Henri devenaient claires: il reservait tout un compartiment pour elle, il l'installait, tatait la bouillotte. Un jour meme, le mari, qui continuait tranquillement de parler a Jacques, lui avait montre, d'un clignement d'yeux, le manege du jeune homme, comme pour lui demander s'il tolerait ca. D'ailleurs, dans les querelles, il accusait carrement sa femme de coucher avec les deux. Elle s'etait imagine un instant que Jacques le croyait et que, de la, venaient ses tristesses. Au milieu d'une crise de sanglots, elle avait proteste de son innocence, en lui disant de la tuer, si elle etait infidele. Alors, il avait plaisante, tres pale, l'embrassant, lui repondant qu'il la savait honnete et qu'il esperait bien ne jamais tuer personne. Mais les premieres soirees de mars furent affreuses, ils durent interrompre leurs rendez-vous; et les voyages a Paris, les quelques heures de liberte, cherchees si loin, ne suffisaient plus a Severine. C'etait, en elle, un besoin grandissant d'avoir Jacques a elle, tout a elle, de vivre ensemble, les jours, les nuits, sans jamais plus se quitter. Son execration pour son mari s'aggravait, la simple presence de cet homme la jetait dans une excitation maladive, intolerable. Si docile, d'une complaisance de femme tendre, elle s'irritait des qu'il s'agissait de lui, s'emportait au moindre obstacle qu'il mettait a ses volontes. Alors, il semblait que l'ombre de ses cheveux noirs assombrissait le bleu limpide de ses yeux. Elle devenait farouche, elle l'accusait d'avoir gate son existence, a ce point que la vie etait desormais impossible, cote a cote. N'etait-ce pas lui qui avait tout fait? si plus rien n'existait de leur menage, si elle avait un amant, n'etait-ce pas sa faute? La tranquillite pesante ou elle le voyait, le coup d'oeil indifferent dont il accueillait ses coleres, son dos rond, son ventre elargi, toute cette graisse morne qui ressemblait a du bonheur, achevait de l'exasperer, elle qui souffrait. Rompre, s'eloigner, aller recommencer de vivre ailleurs, elle ne songeait plus qu'a cela. Oh! recommencer, faire surtout que le passe ne fut pas, recommencer la vie avant toutes ces abominations, se retrouver telle qu'elle etait a quinze ans, et aimer, et etre aimee, et vivre comme elle revait de vivre alors! Pendant huit jours, elle caressa un projet de fuite: elle partait avec Jacques, ils se cachaient en Belgique, ils s'y installaient en jeune menage laborieux. Mais elle ne lui en parla meme pas, tout de suite des empechements s'etaient produits, l'irregularite de la situation, le tremblement continuel ou ils seraient, surtout l'ennui de laisser a son mari sa fortune, l'argent, la Croix-de-Maufras. Par une donation au dernier vivant, ils s'etaient tout legue; et elle se trouvait en sa puissance, dans cette tutelle legale de la femme, qui liait ses mains. Plutot que de partir en abandonnant un sou, elle aurait prefere mourir la. Un jour qu'il remonta, livide, dire qu'en traversant devant une locomotive, il avait senti le tampon lui effleurer le coude, elle songea que, s'il etait mort, elle serait libre. Elle le regardait de ses grands yeux fixes: pourquoi donc ne mourait-il pas, puisqu'elle ne l'aimait plus, et qu'il genait tout le monde, maintenant? Des lors, le reve de Severine changea. Roubaud etait mort d'accident, et elle partait avec Jacques pour l'Amerique. Mais ils etaient maries, ils avaient vendu la Croix-de-Maufras, realise toute la fortune. Derriere eux, ils ne laissaient aucune crainte. S'ils s'expatriaient, c'etait pour renaitre, aux bras l'un de l'autre. La-bas, rien ne serait plus de ce qu'elle voulait oublier, elle pourrait croire que la vie etait neuve. Puisqu'elle s'etait trompee, elle reprendrait au commencement l'experience du bonheur. Lui, trouverait bien une occupation; elle-meme entreprendrait quelque chose; ce serait la fortune, des enfants sans doute, une existence nouvelle de travail et de felicite. Des qu'elle etait seule, le matin au lit, la journee en brodant, elle retombait dans cette imagination, la corrigeait, l'elargissait, y ajoutait sans cesse des details heureux, finissait par se croire comblee de joie et de biens. Elle, qui autrefois sortait si rarement, avait a cette heure la passion d'aller voir les paquebots partir: elle descendait sur la jetee, s'accoudait, suivait la fumee du navire jusqu'a ce qu'elle se fut confondue avec les brumes du large; et elle se dedoublait, se croyait sur le pont avec Jacques, deja loin de France, en route pour le paradis reve. Un soir du milieu de mars, le jeune homme, s'etant risque a monter la voir chez elle, lui conta qu'il venait d'amener de Paris, dans son train, un de ses anciens camarades d'ecole, qui partait pour New York, exploiter une invention nouvelle, une machine a fabriquer des boutons; et, comme il lui fallait un associe, un mecanicien, il lui avait meme offert de le prendre avec lui. Oh! une affaire superbe, qui ne necessiterait guere qu'un apport d'une trentaine de mille francs, et ou il y avait peut-etre des millions a gagner. Il disait cela pour causer simplement, ajoutant d'ailleurs qu'il avait, bien entendu, refuse l'offre. Cependant, il en restait le coeur un peu gros, car il est dur tout de meme de renoncer a la fortune, quand elle se presente. Severine l'ecoutait, debout, les regards perdus. N'etait-ce pas son reve qui allait se realiser? --Ah! murmura-t-elle enfin, nous partirions demain... Il leva la tete, surpris. --Comment, nous partirions? --Oui, s'il etait mort. Elle n'avait pas nomme Roubaud, ne le designant que d'un mouvement du menton. Mais il avait compris, il eut un geste vague, pour dire que, par malheur, il n'etait pas mort. --Nous partirions, reprit-elle de sa voix lente et profonde, nous serions si heureux, la-bas! Les trente mille francs, je les aurais en vendant la propriete; et j'aurais encore de quoi nous installer... Toi, tu ferais valoir tout ca; moi, j'arrangerais un petit interieur, ou nous nous aimerions de toute notre force... Oh! ce serait bon, ce serait si bon! Et elle ajouta tres bas: --Loin de tout souvenir, rien que des jours nouveaux devant nous! Il etait envahi d'une grande douceur, leurs mains se joignirent, se serrerent instinctivement, et ni l'un ni l'autre ne causait plus, absorbes tous deux en cet espoir. Puis, ce fut elle encore qui parla. --Tu devrais quand meme revoir ton ami avant son depart, et le prier de ne pas prendre un associe sans te prevenir. De nouveau, il s'etonnait. --Pourquoi donc? --Mon Dieu! est-ce qu'on sait? L'autre jour, avec cette locomotive, une seconde de plus, et j'etais libre... On est vivant le matin, n'est-ce pas? on est mort le soir. Elle le regardait fixement, elle repeta: --Ah! s'il etait mort! --Tu ne veux pourtant pas que je le tue? demanda-t-il, en essayant de sourire. A trois reprises, elle dit non; mais ses yeux disaient oui, ses yeux de femme tendre, toute a l'inexorable cruaute de sa passion. Puisqu'il en avait tue un autre, pourquoi ne l'aurait-on pas tue? Cela venait de pousser en elle, brusquement, comme une consequence, une fin necessaire. Le tuer et s'en aller, rien de si simple. Lui mort, tout finirait, elle pourrait tout recommencer. Deja, elle ne voyait plus d'autre denouement possible, sa resolution etait prise, absolue; tandis que, d'un branle leger, elle continuait a dire non, n'ayant pas le courage de sa violence. Lui, adosse au buffet, affectait toujours de sourire. Il venait d'apercevoir le couteau qui trainait la. --Si tu veux que je le tue, il faut que tu me donnes le couteau... J'ai deja la montre, ca me fera un petit musee. Il riait plus fort. Elle repondit gravement: --Prends le couteau. Et, lorsqu'il l'eut mis dans sa poche, comme pour pousser la plaisanterie jusqu'au bout, il l'embrassa. --Eh bien! maintenant, bonsoir... Je vais tout de suite voir mon ami, je lui dirai d'attendre... Samedi, s'il ne pleut pas, viens donc me rejoindre derriere la maison des Sauvagnat. Hein? c'est entendu... Et sois tranquille, nous ne tuerons personne, c'est pour rire. Cependant, malgre l'heure tardive, Jacques descendit vers le port, pour trouver, a l'hotel ou il devait coucher, le camarade qui partait le lendemain. Il lui parla d'un heritage possible, demanda quinze jours, avant de lui donner une reponse definitive. Puis, en revenant vers la gare, par les grandes avenues noires, il songea, s'etonna de sa demarche. Avait-il donc resolu de tuer Roubaud, puisqu'il disposait deja de sa femme et de son argent? Non, certes, il n'avait rien decide, il ne se precautionnait sans doute ainsi, que dans le cas ou il se deciderait. Mais le souvenir de Severine s'evoqua, la pression brulante de sa main, son regard fixe qui disait oui, lorsque sa bouche disait non. evidemment, elle voulait qu'il tuat l'autre. Il fut pris d'un grand trouble, qu'allait-il faire? Rentre rue Francois-Mazeline, couche pres de Pecqueux, qui ronflait, Jacques ne put dormir. Malgre lui, son cerveau travaillait sur cette idee de meurtre, ce canevas d'un drame qu'il arrangeait, dont il calculait les plus lointaines consequences. Il cherchait, il discutait les raisons pour, les raisons contre. En somme, a la reflexion, froidement, sans fievre aucune, toutes etaient pour. Roubaud n'etait-il pas l'unique obstacle a son bonheur? Lui mort, il epousait Severine qu'il adorait, il ne se cachait plus, la possedait a jamais, tout entiere. Puis, il y avait l'argent, une fortune. Il quittait son dur metier, devenait patron a son tour, dans cette Amerique, dont il entendait les camarades causer comme d'un pays ou les mecaniciens remuaient l'or a la pelle. Son existence nouvelle, la-bas, se deroulait en un reve: une femme qui l'aimait passionnement, des millions a gagner tout de suite, la vie large, l'ambition illimitee, ce qu'il voudrait. Et, pour realiser ce reve, rien qu'un geste a faire, rien qu'un homme a supprimer, la bete, la plante qui gene la marche, et qu'on ecrase. Il n'etait pas meme interessant, cet homme, engraisse, alourdi a cette heure, enfonce dans cet amour stupide du jeu, ou sombraient ses anciennes energies. Pourquoi l'epargner? Aucune circonstance, absolument aucune ne plaidait en sa faveur. Tout le condamnait, puisque, en reponse a chaque question, l'interet des autres etait qu'il mourut. Hesiter serait imbecile et lache. Mais Jacques, dont le dos brulait, et qui s'etait mis sur le ventre, se retourna d'un bond, dans le sursaut d'une pensee, vague jusque-la, brusquement si aigue, qu'il l'avait sentie comme une pointe, en son crane. Lui, qui, des l'enfance, voulait tuer, qui etait ravage jusqu'a la torture par l'horreur de cette idee fixe, pourquoi donc ne tuait-il pas Roubaud? Peut-etre, sur cette victime choisie, assouvirait-il a jamais son besoin de meurtre; et, de la sorte, il ne ferait pas seulement une bonne affaire, il serait en outre gueri. Gueri, mon Dieu! ne plus avoir ce frisson du sang, pouvoir posseder Severine, sans cet eveil farouche de l'ancien male, emportant a son cou les femelles eventrees! Une sueur l'inonda, il se vit le couteau au poing, frappant a la gorge Roubaud, comme celui-ci avait frappe le president, et satisfait, et rassasie, a mesure que la plaie saignait sur ses mains. Il le tuerait, il etait resolu, puisque la etait la guerison, la femme adoree, la fortune. A en tuer un, s'il devait tuer, c'etait celui-la qu'il tuerait, sachant au moins ce qu'il faisait, raisonnablement, par interet et par logique. Cette decision prise, comme trois heures du matin venaient de sonner, Jacques tacha de dormir. Il perdait deja connaissance, lorsqu'une secousse profonde le souleva, le fit asseoir dans son lit, etouffant. Tuer cet homme, mon Dieu! en avait-il le droit? Quand une mouche l'importunait, il la broyait d'une tape. Un jour qu'un chat s'etait embarrasse dans ses jambes, il lui avait casse les reins d'un coup de pied, sans le vouloir il est vrai. Mais cet homme, son semblable! Il dut reprendre tout son raisonnement, pour se prouver son droit au meurtre, le droit des forts que genent les faibles, et qui les mangent. C'etait lui, a cette heure, que la femme de l'autre aimait, et elle-meme voulait etre libre de l'epouser, de lui apporter son bien. Il ne faisait qu'ecarter l'obstacle, simplement. Est-ce que, dans les bois, si deux loups se rencontrent, lorsqu'une louve est la, le plus solide ne se debarrasse pas de l'autre, d'un coup de gueule? Et, anciennement, quand les hommes s'abritaient, comme les loups, au fond des cavernes, est-ce que la femme desiree n'etait pas a celui de la bande qui la pouvait conquerir, dans le sang des rivaux? Alors, puisque c'etait la loi de la vie, on devait y obeir, en dehors des scrupules qu'on avait inventes plus tard, pour vivre ensemble. Peu a peu, son droit lui sembla absolu, il sentit renaitre sa resolution entiere: des le lendemain, il choisirait le lieu et l'heure, il preparerait l'acte. Le mieux, sans doute, serait de poignarder Roubaud la nuit, dans la gare, pendant une de ses rondes, de facon a faire croire que des maraudeurs, surpris, l'avaient tue. La-bas, derriere les tas de charbon, il savait un bon endroit, si l'on pouvait l'y attirer. Malgre son effort pour s'endormir, maintenant il arrangeait la scene, discutait ou il se placerait, comment il frapperait, afin de l'etendre raide; et, sourdement, invinciblement, tandis qu'il descendait aux plus petits details, sa repugnance revenait, une protestation interieure qui le souleva de nouveau tout entier. Non, non, il ne frapperait pas! Cela lui paraissait monstrueux, inexecutable, impossible. En lui, l'homme civilise se revoltait, la force acquise de l'education, le lent et indestructible echafaudage des idees transmises. On ne devait pas tuer, il avait suce cela avec le lait des generations; son cerveau affine, meuble de scrupules, repoussait le meurtre avec horreur, des qu'il se mettait a le raisonner. Oui, tuer dans un besoin, dans un emportement de l'instinct! Mais tuer en le voulant, par calcul et par interet, non, jamais, jamais il ne pourrait! Le jour naissait, lorsque Jacques parvint a s'assoupir, et d'une somnolence si legere, que le debat continuait confusement en lui, abominable. Les journees qui suivirent furent les plus douloureuses de son existence. Il evitait Severine, il lui avait fait dire de ne pas se trouver au rendez-vous du samedi, craignant ses yeux. Mais, le lundi, il dut la revoir; et, comme il le redoutait, ses grands yeux bleus, si doux, si profonds, l'emplirent d'angoisse. Elle ne parla pas de cela, elle n'eut pas un geste, pas une parole pour le pousser. Seulement, ses yeux n'etaient pleins que de la chose, l'interrogeaient, le suppliaient. Il ne savait comment en eviter l'impatience et le reproche, toujours il les retrouvait fixes sur les siens, avec l'etonnement qu'il put hesiter a etre heureux. Quand il la quitta, il l'embrassa, d'une etreinte brusque, pour lui faire entendre qu'il etait resolu. Il l'etait en effet, il le fut jusqu'au bas de l'escalier, retomba dans la lutte de sa conscience. Lorsqu'il la revit, le surlendemain, il avait la paleur confuse, le regard furtif d'un lache, qui recule devant un acte necessaire. Elle eclata en sanglots, sans rien dire, pleurant a son cou, horriblement malheureuse; et lui, bouleverse, debordait du mepris de lui-meme. Il fallait en finir. --Jeudi, la-bas, veux-tu? demanda-t-elle a voix basse. --Oui, jeudi, je t'attendrai. Ce jeudi-la, la nuit fut tres noire, un ciel sans etoiles, opaque et sourd, charge des brumes de la mer. Comme d'habitude, Jacques, arrive le premier, debout derriere la maison des Sauvagnat, guetta la venue de Severine. Mais les tenebres etaient si epaisses, et elle accourait d'un pas si leger, qu'il tressaillit, frole par elle, sans l'avoir apercue. Deja, elle etait dans ses bras, inquiete de le sentir tremblant. --Je t'ai fait peur, murmura-t-elle. --Non, non, je t'attendais... Marchons, personne ne peut nous voir. Et, les bras lies a la taille, doucement, ils se promenerent par les terrains vagues. De ce cote du depot, les becs de gaz etaient rares; certains enfoncements d'ombre en manquaient tout a fait; tandis qu'ils pullulaient au loin, vers la gare, pareils a des etincelles vives. Longtemps, ils allerent ainsi, sans une parole. Elle avait pose la tete a son epaule, elle la haussait parfois, le baisait au menton; et, se penchant, il lui rendait ce baiser sur la tempe, a la racine des cheveux. Le coup grave et unique d'une heure du matin venait de sonner aux eglises lointaines. S'ils ne parlaient pas, c'etait qu'ils s'entendaient penser, dans leur etreinte. Ils ne pensaient qu'a cela, ils ne pouvaient plus etre ensemble, sans en etre obsedes. Le debat continuait, a quoi bon dire tout haut des mots inutiles, puisqu'il fallait agir? Lorsqu'elle se haussait contre lui, pour une caresse, elle sentait le couteau, bossuant la poche du pantalon. Etait-ce donc qu'il fut resolu? Mais ses pensees la debordaient, ses levres s'ouvrirent, d'un souffle a peine distinct. --Tout a l'heure, il est remonte, je ne savais pas pourquoi... Puis, je l'ai vu prendre son revolver, qu'il avait oublie... C'est, a coup sur, qu'il va faire une ronde. Le silence retomba, et vingt pas plus loin seulement, il dit a son tour: --Des maraudeurs, la nuit derniere, ont enleve du plomb par ici... Il viendra tout a l'heure, c'est certain. Alors, elle eut un petit fremissement, et tous deux redevinrent muets, marchant d'un pas ralenti. Un doute l'avait prise: etait-ce bien le couteau qui renflait sa poche? A deux reprises, elle le baisa, pour mieux se rendre compte. Puis, comme, a se frotter ainsi, le long de sa jambe, elle restait incertaine, elle laissa pendre sa main, tata en le baisant encore. C'etait bien le couteau. Mais lui, ayant compris, l'avait brusquement etouffee sur sa poitrine; et il lui begaya a l'oreille: --Il va venir, tu seras libre. Le meurtre etait decide, il leur sembla qu'ils ne marchaient plus, qu'une force etrangere les portait au ras du sol. Leurs sens avaient pris subitement une acuite extreme, le toucher surtout, car leurs mains l'une dans l'autre s'endolorissaient, le moindre effleurement de leurs levres devenait pareil a un coup d'ongle. Ils entendaient aussi les bruits qui se perdaient tout a l'heure, le roulement, le souffle lointain des machines, des chocs assourdis, des pas errants, au fond des tenebres. Et ils voyaient la nuit, ils distinguaient les taches noires des choses, comme si un brouillard s'en etait alle de leurs paupieres: une chauve-souris passa, dont ils purent suivre les crochets brusques. Au coin d'un tas de charbon, ils s'etaient arretes, immobiles, les oreilles et les yeux aux aguets, dans une tension de tout leur etre. Maintenant, ils chuchotaient. --N'as-tu pas entendu, la-bas, un cri d'appel? --Non, c'est un wagon qu'on remise. --Mais la, sur notre gauche, quelqu'un marche. Le sable a crie. --Non, non, des rats courent dans les tas, le charbon deboule. Des minutes s'ecoulerent. Soudain, ce fut elle qui l'etreignit plus fort. --Le voici. --Ou donc? je ne vois rien. --Il a tourne le hangar de la petite vitesse, il vient droit a nous... Tiens! son ombre qui passe sur le mur blanc! --Tu crois, ce point sombre... Il est donc seul? --Oui, seul, il est seul. Et, a ce moment decisif, elle se jeta eperdument a son cou, elle colla sa bouche ardente contre la sienne. Ce fut un baiser de chair vive, prolonge, ou elle aurait voulu lui donner de son sang. Comme elle l'aimait et comme elle execrait l'autre! Ah! si elle avait ose, deja vingt fois elle-meme aurait fait la besogne, pour lui en eviter l'horreur; mais ses mains defaillaient, elle se sentait trop douce, il fallait la poigne d'un homme. Et ce baiser qui n'en finissait pas, c'etait tout ce qu'elle pouvait lui souffler de son courage, la possession pleine qu'elle lui promettait, la communion de son corps. Au loin, une machine sifflait, jetant a la nuit une plainte de melancolique detresse; a coups reguliers, on entendait un fracas, le choc d'un marteau geant, venu on ne savait d'ou; tandis que les brumes, montees de la mer, mettaient au ciel le defile d'un chaos en marche, dont les dechirures errantes semblaient par moments eteindre les etincelles vives des becs de gaz. Lorsqu'elle ota sa bouche enfin, elle n'avait plus rien a elle, tout entiere elle crut etre passee en lui. D'un geste prompt, il avait deja ouvert le couteau. Mais il eut un juron etouffe. --Nom de Dieu! c'est fichu, il s'en va! C'etait vrai, l'ombre mouvante, apres s'etre approchee d'eux, a une cinquantaine de pas, venait de tourner a gauche et s'eloignait, du pas regulier d'un surveillant de nuit, que rien n'inquiete. Alors, elle le poussa. --Va, va donc! Et tous deux partirent, lui devant, elle dans ses talons, tous deux filerent, se glisserent derriere l'homme, en chasse, evitant le bruit. Un instant, au coin des ateliers de reparation, ils le perdirent de vue; puis, comme ils coupaient court en traversant une voie de garage, ils le retrouverent, a vingt pas au plus. Ils durent profiter des moindres bouts de mur pour s'abriter, un simple faux pas les aurait trahis. --Nous ne l'aurons pas, gronda-t-il, sourdement. S'il atteint le poste de l'aiguilleur, il s'echappe. Elle, toujours, repetait dans son cou: --Va, va donc! A cette minute, par ces vastes terrains plats, noyes de tenebres, au milieu de cette desolation nocturne d'une grande gare, il etait resolu, comme dans la solitude complice d'un coupe-gorge. Et, tout en hatant furtivement le pas, il s'excitait, se raisonnait encore, se donnait les arguments qui allaient faire de ce meurtre une action sage, legitime, logiquement debattue et decidee. C'etait bien un droit qu'il exercait, le droit meme de vie, puisque ce sang d'un autre etait indispensable a son existence meme. Rien que ce couteau a enfoncer, et il avait conquis le bonheur. --Nous ne l'aurons pas, nous ne l'aurons pas, repeta-t-il furieusement, en voyant l'ombre depasser le poste de l'aiguilleur. C'est fichu, le voila qui file. Mais, de sa main nerveuse, brusquement elle l'empoigna au bras, l'immobilisa contre elle. --Vois, il revient! Roubaud, en effet, revenait. Il avait tourne a droite, puis il redescendit. Peut-etre, derriere son dos, avait-il eu la sensation vague des meurtriers lances sur sa piste. Pourtant, il continuait a marcher de son pas tranquille, en gardien consciencieux, qui ne veut pas rentrer, sans avoir donne son coup d'oeil partout. Arretes net dans leur course, Jacques et Severine ne bougeaient plus. Le hasard les avait plantes a l'angle meme d'un tas de charbon. Ils s'y adosserent, semblerent y entrer, l'echine collee au mur noir, confondus, perdus dans cette mare d'encre. Ils etaient sans souffle. Et Jacques regardait Roubaud venir droit a eux. Trente metres a peine les separaient, chaque pas diminuait la distance, regulierement, rythme comme par le balancier inexorable du destin. Encore vingt pas, encore dix pas: il l'aurait devant lui, il leverait le bras de cette facon, lui planterait le couteau dans la gorge, en tirant de droite a gauche, pour etouffer le cri. Les secondes lui semblaient interminables, un tel flot de pensees traversait le vide de son crane, que la mesure du temps en etait abolie. Toutes les raisons qui le determinaient defilerent une fois de plus, il revit nettement le meurtre, les causes et les consequences. Encore cinq pas. Sa resolution, tendue a se rompre, restait inebranlable. Il voulait tuer, il savait pourquoi il tuerait. Mais, a deux pas, a un pas, ce fut une debacle. Tout croula en lui, d'un coup. Non, non! il ne tuerait point, il ne pouvait tuer ainsi cet homme sans defense. Le raisonnement ne ferait jamais le meurtre, il fallait l'instinct de mordre, le saut qui jette sur la proie, la faim ou la passion qui la dechire. Qu'importait si la conscience n'etait faite que des idees transmises par une lente heredite de justice! Il ne se sentait pas le droit de tuer, et il avait beau faire, il n'arrivait pas a se persuader qu'il pouvait le prendre. Roubaud, tranquillement, passa. Son coude effleura les deux autres dans le charbon. Une haleine les eut deceles; mais ils resterent comme morts. Le bras ne se leva point, n'enfonca point le couteau. Rien ne fit fremir les tenebres epaisses, pas meme un frisson. Deja, il etait loin, a dix pas, qu'immobiles encore, le dos cloue au tas noir, tous deux demeuraient sans souffle, dans l'epouvante de cet homme seul, desarme, qui venait de les froler, d'une marche si paisible. Jacques eut un sanglot etouffe de rage et de honte. --Je ne peux pas! je ne peux pas! Il voulut reprendre Severine, s'appuyer a elle, dans un besoin d'etre excuse, console. Sans dire une parole, elle s'echappa. Il avait allonge les mains, n'avait senti que sa jupe glisser entre ses doigts; et il entendait seulement sa fuite legere. En vain, il la poursuivit un instant, car cette brusque disparition achevait de le bouleverser. etait-elle donc si fachee de sa faiblesse? Le meprisait-elle? La prudence l'empecha de la rejoindre. Mais, quand il se retrouva seul dans ces vastes terrains plats, taches des petites larmes jaunes du gaz, un affreux desespoir le prit, il se hata d'en sortir, d'aller abimer sa tete au fond de son oreiller, pour y aneantir l'abomination de son existence. Ce fut une dizaine de jours plus tard, vers la fin de mars, que les Roubaud triompherent enfin des Lebleu. L'administration avait reconnu juste leur demande, appuyee par M. Dabadie; d'autant plus que la fameuse lettre du caissier, s'engageant a rendre le logement, si un nouveau sous-chef le reclamait, venait d'etre retrouvee par mademoiselle Guichon, en cherchant d'anciens comptes dans les archives de la gare. Et, tout de suite, madame Lebleu, exasperee de sa defaite, parla de demenager: puisqu'on voulait sa mort, autant valait-il en finir sans attendre. Pendant trois jours, ce demenagement memorable enfievra le couloir. La petite madame Moulin elle-meme, si effacee, qu'on ne voyait jamais ni entrer ni sortir, s'y compromit, en portant la table a ouvrage de Severine d'un logement dans l'autre. Mais Philomene surtout souffla la discorde, venue la pour aider des la premiere heure, faisant les paquets, bousculant les meubles, envahissant le logement du devant, avant que la locataire l'eut quitte; et ce fut elle qui l'en expulsa, au milieu de la debandade des deux mobiliers, meles, confondus, dans le transbordement. Elle en etait arrivee a montrer, pour Jacques et pour tout ce qu'il aimait, un tel zele, que Pecqueux, etonne, pris de soupcon, lui avait demande de son mauvais air sournois, son air d'ivrogne vindicatif, si c'etait a cette heure qu'elle couchait avec son mecanicien, en l'avertissant qu'il leur reglerait leur compte a tous les deux, le jour ou il les surprendrait. Son coup de coeur pour le jeune homme en avait grandi, elle se faisait leur servante, a lui et a sa maitresse, dans l'espoir de l'avoir aussi un peu a elle, en se mettant entre eux. Lorsqu'elle eut emporte la derniere chaise, les portes battirent. Puis, ayant apercu un tabouret oublie par la caissiere, elle rouvrit, le jeta a travers le corridor. C'etait fini. Alors, lentement, l'existence reprit son train monotone. Pendant que madame Lebleu, sur le derriere, clouee par ses rhumatismes au fond de son fauteuil, se mourait d'ennui, avec de grosses larmes dans les yeux, a ne plus voir que le zinc de la marquise barrant le ciel, Severine travaillait a son interminable couvre-pied, installee pres d'une des fenetres du devant. Elle avait, sous elle, l'agitation gaie de la cour du depart, le continuel flot des pietons et des voitures; deja, le printemps hatif verdissait les bourgeons des grands arbres, au bord des trottoirs; et, au-dela, les coteaux lointains d'Ingouville deroulaient leurs pentes boisees, que piquaient les taches blanches des maisons de campagne. Mais elle s'etonnait de prendre si peu de plaisir a realiser enfin ce reve, etre la, dans ce logement convoite, avoir devant soi de l'espace, du jour, du soleil. Meme, comme sa femme de menage, la mere Simon, grognait, furieuse de ne pas retrouver ses habitudes, elle en etait impatientee, elle regrettait par moments son ancien trou, ainsi qu'elle disait, ou la salete se voyait moins. Roubaud, lui, avait simplement laisse faire. Il ne semblait pas savoir qu'il eut change de niche: souvent encore il se trompait, ne s'apercevait de sa meprise que lorsque sa nouvelle clef n'entrait pas dans l'ancienne serrure. D'ailleurs, il s'absentait de plus en plus, la desorganisation continuait. Un instant, cependant, il parut se ranimer, sous le reveil de ses idees politiques; non qu'elles fussent tres nettes, tres ardentes; mais il gardait a coeur son affaire avec le sous-prefet, qui avait failli lui couter son emploi. Depuis que l'empire, ebranle par les elections generales, traversait une crise terrible, il triomphait, il repetait que ces gens-la ne seraient pas toujours les maitres. Un avertissement amical de M. Dabadie, prevenu par mademoiselle Guichon, devant laquelle le propos revolutionnaire avait ete tenu, suffit du reste a le calmer. Puisque le couloir etait tranquille et que l'on vivait d'accord, maintenant que madame Lebleu s'affaiblissait, tuee de tristesse, pourquoi des ennuis nouveaux, avec les affaires du gouvernement? Il eut un simple geste, il s'en moquait bien de la politique, comme de tout! Et, plus gras chaque jour, sans un remords, il s'en allait de son pas alourdi, le dos indifferent. Entre Jacques et Severine, la gene avait grandi, depuis qu'ils pouvaient se rencontrer a toute heure. Plus rien ne les empechait d'etre heureux, il la montait voir par l'autre escalier, quand il lui plaisait, sans crainte d'etre espionne; et le logement leur appartenait, il aurait couche la, s'il en avait eu l'audace. Mais c'etait l'irrealise, l'acte voulu, consenti par eux deux, qu'il n'accomplissait pas et dont la pensee, desormais, mettait entre eux un malaise, un mur infranchissable. Lui, qui apportait la honte de sa faiblesse, la trouvait chaque fois plus sombre, malade d'inutile attente. Leurs levres ne se cherchaient meme plus, car cette demi-possession, ils l'avaient epuisee; c'etait tout le bonheur qu'ils voulaient, le depart, le mariage la-bas, l'autre vie. Un soir, Jacques trouva Severine en larmes; et, lorsqu'elle l'apercut, elle ne s'arreta pas, elle sanglota plus fort, pendue a son cou. Deja elle avait pleure ainsi, mais il l'apaisait d'une etreinte; tandis que, sur son coeur, il la sentait cette fois ravagee d'un desespoir grandissant, a mesure qu'il la pressait davantage. Il fut bouleverse, il finit par lui prendre la tete entre ses deux mains; et, la regardant de tout pres, au fond de ses yeux noyes, il jura, comprenant bien que, si elle se desesperait ainsi, c'etait d'etre femme, de ne point oser frapper elle-meme, dans sa douceur passive. --Pardonne-moi, attends encore... Je te le jure, bientot, des que je pourrai. Tout de suite, elle avait colle sa bouche a la sienne, comme pour sceller ce serment, et ils eurent un de ces baisers profonds, ou ils se confondaient, dans la communion de leur chair. X Tante Phasie etait morte, le jeudi soir, a neuf heures, dans une derniere convulsion; et, vainement, Misard, qui attendait pres de son lit, avait essaye de lui fermer les paupieres: les yeux obstines restaient ouverts, la tete s'etait raidie, penchee un peu sur l'epaule, comme pour regarder dans la chambre, tandis qu'un retrait des levres semblait les retrousser, d'un rire goguenard. Une seule chandelle brulait, plantee au coin d'une table, pres d'elle. Et les trains qui, depuis neuf heures, passaient la, a toute vitesse, dans l'ignorance de cette morte tiede encore, l'ebranlaient une seconde, sous la flamme vacillante de la chandelle. Tout de suite, Misard, pour se debarrasser de Flore, l'envoya declarer le deces a Doinville. Elle ne pouvait pas etre de retour avant onze heures, il avait deux heures devant lui. Tranquillement, il se coupa d'abord un morceau de pain, car il se sentait le ventre vide, n'ayant pas dine, a cause de cette agonie qui n'en finissait plus. Et il mangeait debout, allant et venant, rangeant les choses. Des quintes de toux l'arretaient, plie en deux, a moitie mort lui-meme, si maigre, si chetif, avec ses yeux ternes et ses cheveux decolores, qu'il ne paraissait pas devoir jouir longtemps de sa victoire. N'importe, il l'avait mangee, cette gaillarde, cette grande et belle femme, comme l'insecte mange le chene; elle etait sur le dos, finie, reduite a rien, et lui durait encore. Mais une idee le fit s'agenouiller, afin de prendre sous le lit une terrine, ou se trouvait un reste d'eau de son, preparee pour un lavement: depuis qu'elle se doutait du coup, ce n'etait plus dans le sel, c'etait dans ses lavements qu'il mettait de la mort aux rats; et, trop bete, ne se mefiant pas de ce cote-la, elle l'avait avalee tout de meme, pour de bon cette fois-ci. Des qu'il eut vide la terrine dehors, il rentra, lava avec une eponge le carreau de la chambre, souille de taches. Aussi pourquoi s'etait-elle obstinee? Elle avait voulu faire la maligne, tant pis! Lorsque, dans un menage, on joue a qui enterrera l'autre, sans mettre le monde dans la dispute, on ouvre l'oeil. Il en etait fier, il en ricanait comme d'une bonne histoire, de la drogue avalee si innocemment par en bas, quand elle surveillait avec tant de soin tout ce qui entrait par en haut. A ce moment, un express qui passa, enveloppa la maison basse d'un tel souffle de tempete, que, malgre l'habitude, il se tourna vers la fenetre, en tressaillant. Ah! oui, ce continuel flot, ce monde venu de partout, qui ne savait rien de ce qu'il ecrasait en route, qui s'en moquait, tant il etait presse d'aller au diable! Et, derriere le train, dans le lourd silence, il rencontra les yeux grands ouverts de la morte, dont les prunelles fixes semblaient suivre chacun de ses mouvements, pendant que le coin retrousse des levres riait. Misard, si flegmatique, fut pris d'un petit mouvement de colere. Il entendait bien, elle lui disait: Cherche! cherche! Mais surement qu'elle ne les emportait pas avec elle, ses mille francs; et, maintenant qu'elle n'y etait plus, il finirait par les trouver. Est-ce qu'elle n'aurait pas du les donner de bon coeur? ca aurait evite tous ces ennuis. Les yeux partout le suivaient. Cherche! cherche! Cette chambre, ou il n'avait point ose fouiller, tant qu'elle y avait vecu, il la parcourait du regard. Dans l'armoire, d'abord: il prit les clefs sous le traversin, bouleversa les planches chargees de linge, vida les deux tiroirs, les enleva meme, pour voir s'il n'y avait pas de cachette. Non, rien! Ensuite, il songea a la table de nuit. Il en decolla le marbre, le retourna, inutilement. Derriere la glace de la cheminee, une mince glace de foire, fixee par deux clous, il pratiqua aussi un sondage, glissa une regle plate, ne retira qu'un floconnement noir de poussiere. Cherche! cherche! Alors, pour echapper aux yeux grands ouverts qu'il sentait sur lui, il se mit a quatre pattes, tapant le carreau a legers coups de poing, ecoutant si quelque resonance ne lui revelerait pas un vide. Plusieurs carreaux etaient descelles, il les arracha. Rien, toujours rien! Lorsqu'il fut debout de nouveau, les yeux le reprirent, il se tourna, voulut planter son regard dans le regard fixe de la morte; tandis que, du coin de ses levres retroussees, elle accentuait son terrible rire. Il n'en doutait plus, elle se moquait de lui. Cherche! cherche! La fievre le gagnait, il s'approcha d'elle, envahi d'un soupcon, d'une idee sacrilege, qui palissait encore sa face bleme. Pourquoi avait-il cru que, surement, elle ne les emportait pas, ses mille francs? peut-etre bien tout de meme qu'elle les emportait. Et il osa la decouvrir, la devetir, il la visita, chercha a tous les plis de ses membres puisqu'elle lui disait de chercher. Sous elle, derriere sa nuque, derriere ses reins, il chercha. Le lit fut bouleverse, il enfonca son bras jusqu'a l'epaule dans la paillasse. Il ne trouva rien. Cherche! cherche! Et la tete, retombee sur l'oreiller en desordre, le regardait toujours de ses prunelles goguenardes. Comme Misard, furieux et tremblant, tachait d'arranger le lit, Flore rentra, de retour de Doinville. --Ce sera pour apres-demain samedi, onze heures, dit-elle. Elle parlait de l'enterrement. Mais, d'un coup d'oeil, elle avait compris a quelle besogne Misard s'etait essouffle, pendant son absence. Elle eut un geste d'indifference dedaigneuse. --Laissez donc, vous ne les trouverez pas. Il s'imagina qu'elle aussi le bravait. Et, s'avancant, les dents serrees: --Elle te les a donnes, tu sais ou ils sont. L'idee que sa mere avait pu donner ses mille francs a quelqu'un, meme a elle, sa fille, lui fit hausser les epaules. --Ah! ouitche! donnes... Donnes a la terre, oui!... Tenez, ils sont par la, vous pouvez chercher. Et, d'un geste large, elle indiqua la maison entiere, le jardin avec son puits, la ligne ferree, toute la vaste campagne. Oui, par la, au fond d'un trou, quelque part ou jamais plus personne ne les decouvrirait. Puis, pendant que, hors de lui, anxieux, il se remettait a bousculer les meubles, a taper dans les murs, sans se gener devant elle, la jeune fille, debout pres de la fenetre, continua a demi-voix: --Oh! il fait doux dehors, la belle nuit!... J'ai marche vite, les etoiles eclairent comme en plein jour... Demain, quel beau temps, au lever du soleil! Un instant, Flore resta devant la fenetre, les yeux dans cette campagne sereine, attendrie par les premieres tiedeurs d'avril, et dont elle revenait songeuse, souffrant davantage de la plaie avivee de son tourment. Mais, lorsqu'elle entendit Misard quitter la chambre et s'acharner dans les pieces voisines, elle s'approcha du lit a son tour, elle s'assit, les regards sur sa mere. Au coin de la table, la chandelle brulait toujours d'une flamme haute et immobile. Un train passa, qui secoua la maison. La resolution de Flore etait de rester la nuit la, et elle reflechissait. D'abord, la vue de la morte la tira de son idee fixe, de la chose qui la hantait, qu'elle avait debattue sous les etoiles, dans la paix des tenebres, tout le long de la route de Doinville. Une surprise, maintenant, endormait sa souffrance: pourquoi n'avait-elle pas eu plus de chagrin, a la mort de sa mere? et pourquoi, a cette heure encore, ne pleurait-elle pas? Elle l'aimait pourtant bien, malgre sa sauvagerie de grande fille muette, s'echappant sans cesse, battant les champs, des qu'elle n'etait pas de service. Vingt fois, pendant la derniere crise qui devait la tuer, elle etait venue s'asseoir la, pour la supplier de faire appeler un medecin; car elle se doutait du coup de Misard, elle esperait que la peur l'arreterait. Mais elle n'avait jamais obtenu de la malade qu'un non furieux, comme si cette derniere eut mis l'orgueil de la lutte a n'accepter de secours de personne, certaine quand meme de la victoire, puisqu'elle emporterait l'argent; et, alors, elle n'intervenait point, reprise elle-meme de son mal, disparaissant, galopant pour oublier. C'etait cela, certainement, qui lui barrait le coeur: lorsqu'on a un trop gros chagrin, il n'y a plus de place pour un autre; sa mere etait partie, elle la voyait la, detruite, si pale, sans pouvoir etre plus triste, en depit de son effort. Appeler les gendarmes, denoncer Misard, a quoi bon, puisque tout allait crouler? Et, peu a peu, invinciblement, bien que son regard restat fixe sur la morte, elle cessa de l'apercevoir, elle retourna a sa vision interieure, reconquise tout entiere par l'idee qui lui avait plante son clou dans le crane, n'ayant plus que la sensation de la secousse profonde des trains, dont le passage, pour elle, sonnait les heures. Depuis un instant, au loin, grondait l'approche d'un omnibus de Paris. Lorsque la machine enfin passa devant la fenetre, avec son fanal, ce fut, dans la chambre, un eclair, un coup d'incendie. --Une heure dix-huit, pensa-t-elle. Encore sept heures. Ce matin, a huit heures seize, ils passeront. Chaque semaine, depuis des mois, cette attente l'obsedait. Elle savait que, le vendredi matin, l'express, conduit par Jacques, emmenait aussi Severine a Paris; et elle ne vivait plus, dans une torture jalouse, que pour les guetter, les voir, se dire qu'ils allaient se posseder librement, la-bas. Oh! ce train qui fuyait, cette abominable sensation de ne pouvoir s'accrocher au dernier wagon, afin d'etre emportee elle aussi! Il lui semblait que toutes ces roues lui coupaient le coeur. Elle avait tant souffert, qu'un soir elle s'etait cachee, voulant ecrire a la justice; car ce serait fini, si elle pouvait faire arreter cette femme; et elle qui avait surpris autrefois ses saletes avec le president Grandmorin, se doutait qu'en apprenant ca aux juges, elle la livrerait. Mais, la plume a la main, jamais elle ne put tourner la chose. Et puis, est-ce que la justice l'ecouterait? Tout ce beau monde devait s'entendre. Peut-etre bien que ce serait elle qu'on mettrait en prison, comme on y avait mis Cabuche. Non! elle voulait se venger, elle se vengerait seule, sans avoir besoin de personne. Ce n'etait meme pas une pensee de vengeance, ainsi qu'elle en entendait parler, la pensee de faire du mal pour se guerir du sien; c'etait un besoin d'en finir, de culbuter tout, comme si le tonnerre les eut balayes. Elle etait tres fiere, plus forte et plus belle que l'autre, convaincue de son bon droit a etre aimee; et, quand elle s'en allait solitaire, par les sentiers de ce pays de loups, avec son lourd casque de cheveux blonds, toujours nus, elle aurait voulu la tenir, l'autre, pour vider leur querelle au coin d'un bois, comme deux guerrieres ennemies. Jamais encore un homme ne l'avait touchee, elle battait les males; et c'etait sa force invincible, elle serait victorieuse. La semaine d'auparavant, l'idee brusque s'etait plantee, enfoncee en elle, comme sous un coup de marteau venu elle ne savait d'ou: les tuer, pour qu'ils ne passent plus, qu'ils n'aillent plus la-bas ensemble. Elle ne raisonnait pas, elle obeissait a l'instinct sauvage de detruire. Quand une epine restait dans sa chair, elle l'en arrachait, elle aurait coupe le doigt. Les tuer, les tuer la premiere fois qu'ils passeraient; et, pour cela, culbuter le train, trainer une poutre sur la voie, arracher un rail, enfin, tout casser, tout engloutir. Lui, certainement, sur sa machine, y resterait, les membres aplatis; la femme, toujours dans la premiere voiture, pour etre plus pres, n'en pouvait rechapper; quant aux autres, a ce flot continuel de monde, elle n'y songeait seulement pas. Ce n'etait personne, est-ce qu'elle les connaissait? Et cet ecrasement d'un train, ce sacrifice de tant de vies, devenait l'obsession de chacune de ses heures, l'unique catastrophe, assez large, assez profonde de sang et de douleur humaine, pour qu'elle y put baigner son coeur enorme, gonfle de larmes. Pourtant, le vendredi matin, elle avait faibli, n'ayant pas encore decide a quel endroit, ni de quelle facon elle enleverait un rail. Mais, le soir, n'etant plus de service, elle eut une idee, elle s'en alla, par le tunnel, roder jusqu'a la bifurcation de Dieppe. C'etait une de ses promenades, ce souterrain long d'une grande demi-lieue, cette avenue voutee, toute droite, ou elle avait l'emotion des trains roulant sur elle, avec leur fanal aveuglant: chaque fois, elle manquait de s'y faire broyer, et ce devait etre ce peril qui l'y attirait, dans un besoin de bravade. Mais, ce soir-la, apres avoir echappe a la surveillance du gardien et s'etre avancee jusqu'au milieu du tunnel, en tenant la gauche, de facon a etre certaine que tout train arrivant de face passerait a sa droite, elle avait eu l'imprudence de se retourner, justement pour suivre les lanternes d'un train allant au Havre; et, quand elle s'etait remise en marche, un faux pas l'ayant de nouveau fait virer sur elle-meme, elle n'avait plus su de quel cote les feux rouges venaient de disparaitre. Malgre son courage, etourdie encore par le vacarme des roues, elle s'etait arretee, les mains froides, ses cheveux nus souleves d'un souffle d'epouvante. Maintenant, lorsqu'un autre train passerait, elle s'imaginait qu'elle ne saurait plus s'il etait montant ou descendant, elle se jetterait a droite ou a gauche, et serait coupee au petit bonheur. D'un effort, elle tachait de retenir sa raison, de se souvenir, de discuter. Puis, tout d'un coup, la terreur l'avait emportee, au hasard, droit devant elle, dans un galop furieux. Non, non! elle ne voulait pas etre tuee, avant d'avoir tue les deux autres! Ses pieds s'embarrassaient dans les rails, elle glissait, tombait, courait plus fort. C'etait la folie du tunnel, les murs qui semblaient se resserrer pour l'etreindre, la voute qui repercutait des bruits imaginaires, des voix de menace, des grondements formidables. A chaque instant, elle tournait la tete, croyant sentir sur son cou l'haleine brulante d'une machine. Deux fois, une subite certitude qu'elle se trompait, qu'elle serait tuee du cote ou elle fuyait, lui avait fait, d'un bond, changer la direction de sa course. Et elle galopait, elle galopait, lorsque, devant elle, au loin, avait paru une etoile, un oeil rond et flambant, qui grandissait. Mais elle s'etait bandee contre l'irresistible envie de retourner encore sur ses pas. L'oeil devenait un brasier, une gueule de four devorante. Aveuglee, elle avait saute a gauche, sans savoir; et le train passait, comme un tonnerre, en ne la souffletant que de son vent de tempete. Cinq minutes apres, elle sortait du cote de Malaunay, saine et sauve. Il etait neuf heures, encore quelques minutes, et l'express de Paris serait la. Tout de suite, elle avait continue, d'un pas de promenade, jusqu'a la bifurcation de Dieppe, a deux cents metres, examinant la voie, cherchant si quelque circonstance ne pouvait la servir. Justement, sur la voie de Dieppe, en reparation, stationnait un train de ballast, que son ami Ozil venait d'y aiguiller; et, dans une illumination subite, elle trouva, arreta un plan: empecher simplement l'aiguilleur de remettre l'aiguille sur la voie du Havre, de sorte que l'express irait se briser contre le train de ballast. Cet Ozil, depuis le jour ou il s'etait rue sur elle, ivre de desir, et ou elle lui avait a demi fendu le crane d'un coup de baton, elle lui gardait de l'amitie, aimait a lui rendre ainsi des visites imprevues, a travers le tunnel, en chevre echappee de sa montagne. Ancien militaire, tres maigre et peu bavard, tout a la consigne, il n'avait pas encore une negligence a se reprocher, l'oeil ouvert de jour et de nuit. Seulement, cette sauvage, qui l'avait battu, forte comme un garcon, lui retournait la chair, rien que d'un appel de son petit doigt. Bien qu'il eut quatorze ans de plus qu'elle, il la voulait, et s'etait jure de l'avoir, en patientant, en etant aimable, puisque la violence n'avait pas reussi. Aussi, cette nuit-la, dans l'ombre, lorsqu'elle s'etait approchee de son poste, l'appelant au-dehors, l'avait-il rejointe, oubliant tout. Elle l'etourdissait, l'emmenait vers la campagne, lui contait des histoires compliquees, que sa mere etait malade, qu'elle ne resterait pas a la Croix-de-Maufras, si elle la perdait. Son oreille, au loin, guettait le grondement de l'express, quittant Malaunay, s'approchant a toute vapeur. Et, quand elle l'avait senti la, elle s'etait retournee, pour voir. Mais elle n'avait pas songe aux nouveaux appareils d'enclenchement: la machine, en s'engageant sur la voie de Dieppe, venait, d'elle-meme, de mettre le signal a l'arret; et le mecanicien avait eu le temps d'arreter, a quelques pas du train de ballast. Ozil, avec le cri d'un homme qui s'eveille sous l'effondrement d'une maison, regagnait son poste en courant; tandis qu'elle, raidie, immobile, suivait, du fond des tenebres, la manoeuvre necessitee par l'accident. Deux jours apres, l'aiguilleur, deplace, etait venu lui faire ses adieux, ne soupconnant rien, la suppliant de le rejoindre, des qu'elle n'aurait plus sa mere. Allons! le coup etait manque, il fallait trouver autre chose. A ce moment, sous ce souvenir evoque, la brume de reverie qui obscurcissait le regard de Flore, s'en alla; et, de nouveau, elle apercut la morte, eclairee par la flamme jaune de la chandelle. Sa mere n'etait plus, devait-elle donc partir, epouser Ozil qui la voulait, qui la rendrait heureuse peut-etre? Tout son etre se souleva. Non, non! si elle etait assez lache pour laisser vivre les deux autres, et pour vivre elle-meme, elle aurait prefere battre les routes, se louer comme servante, plutot que d'etre a un homme qu'elle n'aimait pas. Et un bruit inaccoutume lui ayant fait preter l'oreille, elle comprit que Misard, avec une pioche, etait en train de fouiller le sol battu de la cuisine: il s'enrageait a la recherche du magot, il aurait eventre la maison. Pourtant, elle ne voulait pas rester avec celui-la non plus. Qu'allait-elle faire? Une rafale souffla, les murs tremblerent, et sur le visage blanc de la morte, passa un reflet de fournaise, ensanglantant les yeux ouverts et le rictus ironique des levres. C'etait le dernier omnibus de Paris, avec sa lourde et lente machine. Flore avait tourne la tete, regarde les etoiles qui luisaient, dans la serenite de la nuit printaniere. --Trois heures dix. Encore cinq heures, et ils passeront. Elle recommencerait, elle souffrait trop. Les voir, les voir ainsi chaque semaine aller a l'amour, cela etait au-dessus de ses forces. Maintenant qu'elle etait certaine de ne jamais posseder Jacques a elle seule, elle preferait qu'il ne fut plus, qu'il n'y eut plus rien. Et cette lugubre chambre ou elle veillait l'enveloppait de deuil, sous un besoin grandissant de l'aneantissement de tout. Puisqu'il ne restait personne qui l'aimat, les autres pouvaient bien partir avec sa mere. Des morts, il y en aurait encore, et encore, et on les emporterait tous d'un coup. Sa soeur etait morte, sa mere etait morte, son amour etait mort: quoi faire? etre seule, rester ou partir, seule toujours, lorsqu'ils seraient deux, les autres. Non, non! que tout croulat plutot, que la mort, qui etait la, dans cette chambre fumeuse, soufflat sur la voie et balayat le monde! Alors, decidee apres ce long debat, elle discuta le meilleur moyen de mettre son projet a execution. Et elle en revint a l'idee d'enlever un rail. C'etait le moyen le plus sur, le plus pratique, d'une execution facile: rien qu'a chasser les coussinets avec un marteau, puis a faire sauter le rail des traverses. Elle avait les outils, personne ne la verrait, dans ce pays desert. Le bon endroit a choisir etait certainement, apres la tranchee, en allant vers Barentin, la courbe qui traversait un vallon, sur un remblai de sept ou huit metres: la, le deraillement devenait certain, la culbute serait effroyable. Mais le calcul des heures qui l'occupa ensuite, la laissa anxieuse. Sur la voie montante, avant l'express du Havre, qui passait a huit heures seize, il n'y avait qu'un train omnibus a sept heures cinquante-cinq. Cela lui donnait donc vingt minutes pour faire le travail, ce qui suffisait. Seulement, entre les trains reglementaires, on lancait souvent des trains de marchandises imprevus, surtout aux epoques des grands arrivages. Et quel risque inutile alors! Comment savoir a l'avance si ce serait bien l'express qui viendrait se briser la? Longtemps, elle roula les probabilites dans sa tete. Il faisait nuit encore, une chandelle brulait toujours, noyee de suif, avec une haute meche charbonnee, qu'elle ne mouchait plus. Comme justement un train de marchandises arrivait, venant de Rouen, Misard rentra. Il avait les mains pleines de terre, ayant fouille le bucher; et il etait haletant, eperdu de ses recherches vaines, si enfievre d'impuissante rage, qu'il se remit a chercher sous les meubles, dans la cheminee, partout. Le train interminable n'en finissait pas, avec le fracas regulier de ses grosses roues, dont chaque secousse agitait la morte dans son lit. Et, lui, en allongeant le bras pour decrocher un petit tableau pendu au mur, rencontra encore les yeux ouverts qui le suivaient, tandis que les levres remuaient, avec leur rire. Il devint bleme, il grelotta, begayant dans une colere epouvantee: --Oui, oui, cherche! cherche!... Va, je les trouverai, nom de Dieu! quand je devrais retourner chaque pierre de la maison et chaque motte de terre du pays! Le train noir etait passe, d'une lenteur ecrasante dans les tenebres, et la morte, redevenue immobile, regardait toujours son mari, si railleuse, si certaine de vaincre, qu'il disparut de nouveau, en laissant la porte ouverte. Flore, distraite dans ses reflexions, s'etait levee. Elle referma la porte, pour que cet homme ne revint pas deranger sa mere. Et elle s'etonna de s'entendre dire tout haut: --Dix minutes auparavant, ce sera bien. En effet, elle aurait le temps en dix minutes. Si, dix minutes avant l'express, aucun train n'etait signale, elle pouvait se mettre a la besogne. Des lors, la chose etant reglee, certaine, son anxiete tomba, elle fut tres calme. Vers cinq heures, le jour se leva, une aube fraiche, d'une limpidite pure. Malgre le petit froid vif, elle ouvrit la fenetre toute grande, et la delicieuse matinee entra dans la chambre lugubre, pleine d'une fumee et d'une odeur de mort. Le soleil etait encore sous l'horizon, derriere une colline couronnee d'arbres; mais il parut, vermeil, ruisselant sur les pentes, inondant les chemins creux, dans la gaiete vivante de la terre, a chaque printemps nouveau. Elle ne s'etait pas trompee, la veille: il ferait beau, ce matin-la, un de ces temps de jeunesse et de radieuse sante, ou l'on aime vivre. Dans ce pays desert, parmi les continuels coteaux, coupes de vallons etroits, qu'il serait bon de s'en aller le long des sentiers de chevre, a sa libre fantaisie! Et, lorsqu'elle se retourna, rentrant dans la chambre, elle fut surprise de voir la chandelle, comme eteinte, ne plus tacher le grand jour que d'une larme pale. La morte semblait maintenant regarder la voie, ou les trains continuaient a se croiser, sans meme remarquer cette lueur palie de cierge, pres de ce corps. Au jour seulement, Flore reprenait son service. Et elle ne quitta la chambre que pour l'omnibus de Paris, a six heures douze. Misard, lui aussi, a six heures, venait de remplacer son collegue, le stationnaire de nuit. Ce fut a son appel de trompe qu'elle vint se planter devant la barriere, le drapeau a la main. Un instant, elle suivit le train des yeux. --Encore deux heures, pensa-t-elle tout haut. Sa mere n'avait plus besoin de personne. Desormais, elle eprouvait une invincible repugnance a rentrer dans la chambre. C'etait fini, elle l'avait embrassee, elle pouvait disposer de son existence et de celle des autres. D'habitude, entre les trains, elle s'echappait, disparaissait; mais, ce matin-la, un interet semblait la tenir a son poste, pres de la barriere, sur un banc, une simple planche qui se trouvait au bord de la voie. Le soleil montait a l'horizon, une tiede averse d'or tombait dans l'air pur; et elle ne remuait pas, baignee de cette douceur, au milieu de la vaste campagne, toute frissonnante de la seve d'avril. Un moment, elle s'etait interessee a Misard, dans sa cabane de planches, a l'autre bord de la ligne, visiblement agite, hors de sa somnolence habituelle: il sortait, rentrait, manoeuvrait ses appareils d'une main nerveuse, avec de continuels coups d'oeil vers la maison, comme si son esprit y fut demeure, a chercher toujours. Puis, elle l'avait oublie, ne le sachant meme plus la. Elle etait toute a l'attente, absorbee, la face muette et rigide, les yeux fixes au bout de la voie, du cote de Barentin. Et, la-bas, dans la gaiete du soleil, devait se lever pour elle une vision, ou s'acharnait la sauvagerie tetue de son regard. Les minutes s'ecoulerent. Flore ne bougeait pas. Enfin, lorsque, a sept heures cinquante-cinq, Misard, de deux sons de trompe, signala l'omnibus du Havre, sur la voie montante, elle se leva, ferma la barriere et se planta devant, le drapeau au poing. Deja, au loin, le train se perdait, apres avoir secoue le sol; et on l'entendit s'engouffrer dans le tunnel, ou le bruit cessa. Elle n'etait pas retournee sur le banc, elle demeurait debout, a compter de nouveau les minutes. Si, dans dix minutes, aucun train de marchandises n'etait signale, elle courrait la-bas, au-dela de la tranchee, faire sauter un rail. Elle etait tres calme, la poitrine seulement serree, comme sous le poids enorme de l'acte. D'ailleurs, a ce dernier moment, la pensee que Jacques et Severine approchaient, qu'ils passeraient la encore, allant a l'amour, si elle ne les arretait pas, suffisait a la raidir, aveugle et sourde, dans sa resolution, sans que le debat meme recommencat en elle: c'etait l'irrevocable, le coup de patte de la louve qui casse les reins au passage. Elle ne voyait toujours, dans l'egoisme de sa vengeance, que les deux corps mutiles, sans se preoccuper de la foule, du flot de monde qui defilait devant elle, depuis des annees, inconnu. Des morts, du sang, le soleil en serait cache peut-etre, ce soleil dont la gaiete tendre l'irritait. Encore deux minutes, encore une, et elle allait partir, elle partait, lorsque de sourds cahots, sur la route de Becourt, l'arreterent. Une voiture, un fardier sans doute. On lui demanderait le passage, il lui faudrait ouvrir la barriere, causer, rester la: impossible d'agir, le coup serait manque. Et elle eut un geste d'enragee insouciance, elle prit sa course, lachant son poste, abandonnant la voiture et le conducteur, qui se debrouillerait. Mais un fouet claqua dans l'air matinal, une voix cria gaiement: --Eh! Flore! C'etait Cabuche. Elle fut clouee au sol, arretee des son premier elan, devant la barriere meme. --Quoi donc? continua-t-il, tu dors encore, par ce beau soleil? Vite, que je passe avant l'express! En elle, un ecroulement se faisait. Le coup etait manque, les deux autres iraient a leur bonheur, sans qu'elle trouvat rien pour les briser la. Et, tandis qu'elle ouvrait lentement la vieille barriere a demi pourrie, dont les ferrures grincaient dans leur rouille, elle cherchait furieusement un obstacle, quelque chose qu'elle put jeter en travers de la voie, desesperee a ce point, qu'elle s'y serait allongee elle-meme, si elle s'etait crue d'os assez durs pour faire sauter la machine hors des rails. Mais ses regards venaient de tomber sur le fardier, l'epaisse et basse voiture, chargee de deux blocs de pierre, que cinq vigoureux chevaux avaient de la peine a trainer. Enormes, hauts et larges, d'une masse geante a barrer la route, ces blocs s'offraient a elle; et ils eveillerent, dans ses yeux, une brusque convoitise, un desir fou de les prendre, de les poser la. La barriere etait grande ouverte, les cinq betes suantes, soufflantes, attendaient. --Qu'as-tu, ce matin? reprit Cabuche. Tu as l'air tout drole. Alors, Flore parla: --Ma mere est morte hier soir. Il eut un cri de douloureuse amitie. Posant son fouet, il lui serrait les mains dans les siennes. --Oh! ma pauvre Flore! Il fallait s'y attendre depuis longtemps, mais c'est si dur tout de meme!... Alors, elle est la, je veux la voir, car nous aurions fini par nous entendre, sans le malheur qui est arrive. Doucement, il marcha avec elle jusqu'a la maison. Sur le seuil, pourtant, il eut un regard vers ses chevaux. D'une phrase, elle le rassura. --Pas de danger qu'ils bougent! Et puis, l'express est loin. Elle mentait. De son oreille exercee, dans le frisson tiede de la campagne, elle venait d'entendre l'express quitter la station de Barentin. Encore cinq minutes, et il serait la, il deboucherait de la tranchee, a cent metres du passage a niveau. Tandis que le carrier, debout devant la chambre de la morte, s'oubliait, songeant a Louisette, tres emu, elle, restee dehors, devant la fenetre, continuait d'ecouter, au loin, le souffle regulier de la machine de plus en plus proche. Brusquement, l'idee de Misard lui vint: il devait la voir, il l'empecherait; et elle eut un coup a la poitrine, lorsque, s'etant tournee, elle ne l'apercut pas a son poste. De l'autre cote de la maison, elle le retrouva, qui fouillait la terre, sous la margelle du puits, n'ayant pu resister a sa folie de recherches, pris sans doute de la certitude subite que le magot etait la: tout a sa passion, aveugle, sourd, il fouillait, il fouillait. Et ce fut, pour elle, l'excitation derniere. Les choses elles-memes le voulaient. Un des chevaux se mit a hennir, tandis que la machine, au-dela de la tranchee, soufflait tres haut, en personne pressee qui accourt. --Je vas les faire tenir tranquilles, dit Flore a Cabuche. N'aie pas peur. Elle s'elanca, prit le premier cheval par le mors, tira de toute sa force decuplee de lutteuse. Les chevaux se raidirent; un instant, le fardier, lourd de son enorme charge, oscilla sans demarrer; mais, comme si elle se fut attelee elle-meme, en bete de renfort, il s'ebranla, s'engagea sur la voie. Et il etait en plein sur les rails, lorsque l'express, la-bas, a cent metres, deboucha de la tranchee. Alors, pour immobiliser le fardier, de crainte qu'il ne traversat, elle retint l'attelage, dans une brusque secousse, d'un effort surhumain, dont ses membres craquerent. Elle qui avait sa legende, dont on racontait des traits de force extraordinaires, un wagon lance sur une pente, arrete a la course, une charrette poussee, sauvee d'un train, elle faisait aujourd'hui cette chose, elle maintenait, de sa poigne de fer, les cinq chevaux, cabres et hennissants dans l'instinct du peril. Ce furent a peine dix secondes d'une terreur sans fin. Les deux pierres geantes semblaient barrer l'horizon. Avec ses cuivres clairs, ses aciers luisants, la machine glissait, arrivait de sa marche douce et foudroyante, sous la pluie d'or de la belle matinee. L'inevitable etait la, rien au monde ne pouvait plus empecher l'ecrasement. Et l'attente durait. Misard, revenu d'un bond a son poste, hurla, les bras en l'air, agitant les poings, dans la volonte folle de prevenir et d'arreter le train. Sorti de la maison au bruit des roues et des hennissements, Cabuche s'etait rue, hurlant lui aussi, pour faire avancer les betes. Mais Flore, qui venait de se jeter de cote, le retint, ce qui le sauva. Il croyait qu'elle n'avait pas eu la force de maitriser ses chevaux, que c'etaient eux qui l'avaient trainee. Et il s'accusait, il sanglotait, dans un rale de terreur desesperee; tandis qu'elle, immobile, grandie, les paupieres elargies et brulantes, regardait. Au moment meme ou le poitrail de la machine allait toucher les blocs, lorsqu'il lui restait un metre peut-etre a parcourir, pendant ce temps inappreciable, elle vit tres nettement Jacques, la main sur le volant du changement de marche. Il s'etait tourne, leurs yeux se rencontrerent dans un regard, qu'elle trouva demesurement long. Ce matin-la, Jacques avait souri a Severine, quand elle etait descendue sur le quai, au Havre, pour l'express, ainsi que chaque semaine. A quoi bon se gater la vie de cauchemars? Pourquoi ne pas profiter des jours heureux, lorsqu'il s'en presentait? Tout finirait par s'arranger peut-etre. Et il etait resolu a gouter au moins la joie de cette journee, faisant des projets, revant de dejeuner avec elle au restaurant. Aussi, comme elle lui jetait un coup d'oeil desole, parce qu'il n'y avait pas de wagon de premiere en tete, et qu'elle etait forcee de se mettre loin de lui, a la queue, avait-il voulu la consoler en lui souriant si gaiement. On arriverait toujours ensemble, on se rattraperait, la-bas, d'avoir ete separes. Meme, apres s'etre penche pour la voir monter dans un compartiment, tout au bout, il avait pousse la belle humeur jusqu'a plaisanter le conducteur-chef, Henri Dauvergne, qu'il savait amoureux d'elle. La semaine precedente, il s'etait imagine que celui-ci s'enhardissait et qu'elle l'encourageait, par un besoin de distraction, voulant echapper a l'existence atroce qu'elle s'etait faite. Roubaud le disait bien, elle finirait par coucher avec ce jeune homme, sans plaisir, dans l'unique envie de recommencer autre chose. Et Jacques avait demande a Henri pour qui donc, la veille, cache derriere un des ormes de la cour du depart, il envoyait des baisers en l'air; ce qui avait fait eclater d'un gros rire Pecqueux, en train de charger le foyer de la Lison, fumante, prete a partir. Du Havre a Barentin, l'express avait marche a sa vitesse reglementaire, sans incident; et ce fut Henri qui, le premier, du haut de sa cabine de vigie, au sortir de la tranchee, signala le fardier en travers de la voie. Le fourgon de tete se trouvait bonde de bagages, car le train, tres charge, amenait tout un arrivage de voyageurs, debarques la veille d'un paquebot. A l'etroit, au milieu de cet entassement de malles et de valises, que faisait danser la trepidation, le conducteur-chef etait debout a son bureau, classant des feuilles; tandis que la petite bouteille d'encre, accrochee a un clou, se balancait, elle aussi, d'un mouvement continu. Apres les stations ou il deposait des bagages, il avait pour quatre ou cinq minutes d'ecritures. Deux voyageurs etant descendus a Barentin, il venait donc de mettre ses papiers en ordre, lorsque, montant s'asseoir dans sa vigie, il donna, en arriere et en avant, selon son habitude, un coup d'oeil sur la voie. Il restait la, assis dans cette guerite vitree, toutes ses heures libres, en surveillance. Le tender lui cachait le mecanicien; mais, grace a son poste eleve, il voyait souvent plus loin et plus vite que celui-ci. Aussi le train tournait-il encore, dans la tranchee, qu'il apercut, la-bas, l'obstacle. Sa surprise fut telle, qu'il douta un instant, effare, paralyse. Il y eut quelques secondes perdues, le train filait deja hors de la tranchee, et un grand cri montait de la machine, lorsqu'il se decida a tirer la corde de la cloche d'alarme dont le bout pendait devant lui. Jacques, a ce moment supreme, la main sur le volant du changement de marche, regardait sans voir, dans une minute d'absence. Il songeait a des choses confuses et lointaines, d'ou l'image de Severine elle-meme s'etait evanouie. Le branle fou de la cloche, le hurlement de Pecqueux, derriere lui, le reveillerent. Pecqueux, qui avait hausse la tige du cendrier, mecontent du tirage, venait de voir, en se penchant pour s'assurer de la vitesse. Et Jacques, d'une paleur de mort, vit tout, comprit tout, le fardier en travers, la machine lancee, l'epouvantable choc, tout cela avec une nettete si aigue, qu'il distingua jusqu'au grain des deux pierres, tandis qu'il avait deja dans les os la secousse de l'ecrasement. C'etait l'inevitable. Violemment, il avait tourne le volant du changement de marche, ferme le regulateur, serre le frein. Il faisait machine arriere, il s'etait pendu, d'une main inconsciente, au bouton du sifflet, dans la volonte impuissante et furieuse d'avertir, d'ecarter la barricade geante, la-bas. Mais, au milieu de cet affreux sifflement de detresse qui dechirait l'air, la Lison n'obeissait pas, allait quand meme, a peine ralentie. Elle n'etait plus la docile d'autrefois, depuis qu'elle avait perdu dans la neige sa bonne vaporisation, son demarrage si aise, devenue quinteuse et reveche maintenant, en femme vieillie, dont un coup de froid a detruit la poitrine. Elle soufflait, se cabrait sous le frein, allait, allait toujours, dans l'entetement alourdi de sa masse. Pecqueux, fou de peur, sauta. Jacques, raidi a son poste, la main droite crispee sur le changement de marche, l'autre restee au sifflet, sans qu'il le sut, attendait. Et la Lison, fumante, soufflante, dans ce rugissement aigu qui ne cessait pas, vint taper contre le fardier, du poids enorme des treize wagons qu'elle trainait. Alors, a vingt metres d'eux, du bord de la voie ou l'epouvante les clouait, Misard et Cabuche les bras en l'air, Flore les yeux beants, virent cette chose effrayante: le train se dresser debout, sept wagons monter les uns sur les autres, puis retomber avec un abominable craquement, en une debacle informe de debris. Les trois premiers etaient reduits en miettes, les quatre autres ne faisaient plus qu'une montagne, un enchevetrement de toitures defoncees, de roues brisees, de portieres, de chaines, de tampons, au milieu de morceaux de vitre. Et, surtout, l'on avait entendu le broiement de la machine contre les pierres, un ecrasement sourd termine en un cri d'agonie. La Lison, eventree, culbutait a gauche, par-dessus le fardier; tandis que les pierres, fendues, volaient en eclats, comme sous un coup de mine, et que, des cinq chevaux, quatre, roules, traines, etaient tues net. La queue du train, six wagons encore, intacts, s'etaient arretes, sans meme sortir des rails. Mais des cris monterent, des appels dont les mots se perdaient en hurlements inarticules de bete. --A moi! au secours!... Oh! mon Dieu! je meurs! au secours! au secours! On n'entendait plus, on ne voyait plus. La Lison, renversee sur les reins, le ventre ouvert, perdait sa vapeur, par les robinets arraches, les tuyaux creves, en des souffles qui grondaient, pareils a des rales furieux de geante. Une haleine blanche en sortait, inepuisable, roulant d'epais tourbillons au ras du sol; pendant que, du foyer, les braises tombees, rouges comme le sang meme de ses entrailles, ajoutaient leurs fumees noires. La cheminee, dans la violence du choc, etait entree en terre; a l'endroit ou il avait porte, le chassis s'etait rompu, faussant les deux longerons; et, les roues en l'air, semblable a une cavale monstrueuse, decousue par quelque formidable coup de corne, la Lison montrait ses bielles tordues, ses cylindres casses, ses tiroirs et leurs excentriques ecrases, toute une affreuse plaie baillant au plein air, par ou l'ame continuait de sortir, avec un fracas d'enrage desespoir. Justement, pres d'elle, le cheval qui n'etait pas mort, gisait lui aussi, les deux pieds de devant emportes, perdant egalement ses entrailles par une dechirure de son ventre. A sa tete droite, raidie dans un spasme d'atroce douleur, on le voyait raler, d'un hennissement terrible, dont rien n'arrivait a l'oreille, au milieu du tonnerre de la machine agonisante. Les cris s'etranglerent, inentendus, perdus, envoles. --Sauvez-moi! tuez-moi!... Je souffre trop, tuez-moi! tuez-moi donc! Dans ce tumulte assourdissant, cette fumee aveuglante, les portieres des voitures restees intactes venaient de s'ouvrir, et une deroute de voyageurs se ruait au-dehors. Ils tombaient sur la voie, se ramassaient, se debattaient a coups de pied, a coups de poing. Puis, des qu'ils sentaient la terre solide, la campagne libre devant eux, ils s'enfuyaient au galop, sautaient la haie vive, coupaient a travers champs, cedant a l'unique instinct d'etre loin du danger, loin, tres loin. Des femmes, des hommes, hurlant, se perdirent au fond des bois. Pietinee, ses cheveux defaits et sa robe en loques, Severine avait fini par se degager; et elle ne fuyait pas, elle galopait vers la machine grondante, lorsqu'elle se trouva en face de Pecqueux. --Jacques, Jacques! il est sauve, n'est-ce pas? Le chauffeur, qui, par un miracle, ne s'etait pas meme foule un membre, accourait lui aussi, le coeur serre d'un remords, a l'idee que son mecanicien se trouvait la-dessous. On avait tant voyage, tant peine ensemble, sous la continuelle fatigue des grands vents! Et leur machine, leur pauvre machine, la bonne amie si aimee de leur menage a trois, qui etait la sur le dos, a rendre tout le souffle de sa poitrine, par ses poumons creves! --J'ai saute, begaya-t-il, je ne sais rien, rien du tout... Courons, courons vite! Sur le quai, ils se heurterent contre Flore, qui les regardait venir. Elle n'avait pas bouge encore, dans la stupeur de l'acte accompli, de ce massacre qu'elle avait fait. C'etait fini, c'etait bien; et il n'y avait en elle que le soulagement d'un besoin, sans une pitie pour le mal des autres, qu'elle ne voyait meme pas. Mais, lorsqu'elle reconnut Severine, ses yeux s'agrandirent demesurement, une ombre d'affreuse souffrance noircit son visage pale. Et quoi? elle vivait, cette femme, lorsque lui certainement etait mort! Dans cette douleur aigue de son amour assassine, ce coup de couteau qu'elle s'etait donne en plein coeur, elle eut la brusque conscience de l'abomination de son crime. Elle avait fait ca, elle l'avait tue, elle avait tue tout ce monde! Un grand cri dechira sa gorge, elle tordait ses bras, elle courait follement. --Jacques, oh! Jacques... Il est la, il a ete lance en arriere, je l'ai vu... Jacques, Jacques! La Lison ralait moins haut, d'une plainte rauque qui s'affaiblissait, et dans laquelle, maintenant, on entendait croitre, de plus en plus dechirante, la clameur des blesses. Seulement, la fumee restait epaisse, l'enorme tas de debris d'ou sortaient ces voix de torture et de terreur, semblait enveloppe d'une poussiere noire, immobile dans le soleil. Que faire? par ou commencer? comment arriver jusqu'a ces malheureux? --Jacques! criait toujours Flore. Je vous dis qu'il m'a regardee et qu'il a ete jete par la, sous le tender... Accourez donc! aidez-moi donc! Deja, Cabuche et Misard venaient de relever Henri, le conducteur-chef, qui, a la derniere seconde, avait saute lui aussi. Il s'etait demis le pied, ils l'assirent par terre, contre la haie, d'ou, hebete, muet, il regarda le sauvetage, sans paraitre souffrir. --Cabuche, viens donc m'aider, je te dis que Jacques est la-dessous! Le carrier n'entendait pas, courait a d'autres blesses, emportait une jeune femme dont les jambes pendaient, cassees aux cuisses. Et ce fut Severine qui se precipita, a l'appel de Flore. --Jacques, Jacques!... Ou donc? Je vous aiderai. --C'est ca, aidez-moi, vous! Leurs mains se rencontrerent, elles tiraient ensemble sur une roue brisee. Mais les doigts delicats de l'une n'arrivaient a rien, tandis que l'autre, avec sa forte poigne, abattait les obstacles. --Attention! dit Pecqueux, qui se mettait, lui aussi, a la besogne. D'un mouvement brusque, il avait arrete Severine, au moment ou elle allait marcher sur un bras, coupe a l'epaule, encore vetu d'une manche de drap bleu. Elle eut un recul d'horreur. Pourtant, elle ne reconnaissait pas la manche: c'etait un bras inconnu, roule la, d'un corps qu'on retrouverait autre part sans doute. Et elle en resta si tremblante, qu'elle en fut comme paralysee, pleurante et debout, a regarder travailler les autres, incapable seulement d'enlever les eclats de vitre, ou les mains se coupaient. Alors, le sauvetage des mourants, la recherche des morts furent pleins d'angoisse et de danger, car le feu de la machine s'etait communique a des pieces de bois, et il fallut, pour eteindre ce commencement d'incendie, jeter de la terre a la pelle. Pendant qu'on courait a Barentin demander du secours, et qu'une depeche partait pour Rouen, le deblaiement s'organisait le plus activement possible, tous les bras s'y mettaient, d'un grand courage. Beaucoup des fuyards etaient revenus, honteux de leur panique. Mais on avancait avec d'infinies precautions, chaque debris a enlever demandait des soins, car on craignait d'achever les malheureux ensevelis, s'il se produisait des eboulements. Des blesses emergeaient du tas, engages jusqu'a la poitrine, serres la comme dans un etau, et hurlant. On travailla un quart d'heure a en delivrer un, qui ne se plaignait pas, d'une paleur de linge, disant qu'il n'avait rien, qu'il ne souffrait de rien; et, quand on l'eut sorti, il n'avait plus de jambes, il expira tout de suite, sans avoir su ni senti cette mutilation horrible, dans le saisissement de sa peur. Toute une famille fut retiree d'une voiture de seconde, ou le feu s'etait mis: le pere et la mere etaient blesses aux genoux, la grand-mere avait un bras casse; mais eux non plus ne sentaient pas leur mal, sanglotant, appelant leur petite fille, disparue dans l'ecrasement, une blondine de trois ans a peine, qu'on retrouva sous un lambeau de toiture, saine et sauve, la mine amusee et souriante. Une autre fillette, couverte de sang, celle-ci, ses pauvres petites mains broyees, qu'on avait portee a l'ecart, en attendant de decouvrir ses parents, demeurait solitaire et inconnue, si etouffee, qu'elle ne disait pas un mot, la face seulement convulsee en un masque d'indicible terreur, des qu'on l'approchait. On ne pouvait ouvrir les portieres dont le choc avait tordu les ferrures, il fallait descendre dans les compartiments par les glaces brisees. Deja quatre cadavres etaient ranges cote a cote, au bord de la voie. Une dizaine de blesses, etendus par terre, pres des morts, attendaient, sans un medecin pour les panser, sans un secours. Et le deblaiement commencait a peine, on ramassait une nouvelle victime sous chaque decombre, le tas ne semblait pas diminuer, tout ruisselant et palpitant de cette boucherie humaine. --Quand je vous dis que Jacques est la-dessous! repetait Flore, se soulageant a ce cri obstine qu'elle jetait sans raison, comme la plainte meme de son desespoir. Il appelle, tenez, tenez! ecoutez! Le tender se trouvait engage sous les wagons, qui, montes les uns par-dessus les autres, s'etaient ensuite ecroules sur lui; et, en effet, depuis que la machine ralait moins haut, on entendait une grosse voix d'homme rugir au fond de l'eboulement. A mesure qu'on avancait, la clameur de cette voix d'agonie devenait plus haute, d'une douleur si enorme, que les travailleurs ne pouvaient plus la supporter, pleurant et criant eux-memes. Puis, enfin, comme ils tenaient l'homme, dont ils venaient de degager les jambes et qu'ils tiraient a eux, le rugissement de souffrance cessa. L'homme etait mort. --Non, dit Flore, ce n'est pas lui. C'est plus au fond, il est la-dessous. Et, de ses bras de guerriere, elle soulevait des roues, les rejetait au loin, elle tordait le zinc des toitures, brisait des portieres, arrachait des bouts de chaine. Et, des qu'elle tombait sur un mort ou sur un blesse, elle appelait, pour qu'on l'en debarrassat, ne voulant pas lacher une seconde ses fouilles enragees. Derriere elle, Cabuche, Pecqueux, Misard travaillaient, tandis que Severine, defaillante a rester ainsi debout, sans rien pouvoir faire, venait de s'asseoir sur la banquette defoncee d'un wagon. Mais Misard, repris de son flegme, doux et indifferent, s'evitait les grosses fatigues, aidait surtout a transporter les corps. Et lui, ainsi que Flore, regardaient les cadavres, comme s'ils esperaient les reconnaitre, au milieu de la cohue des milliers et des milliers de visages, qui, en dix annees, avaient defile devant eux, a toute vapeur, en ne leur laissant que le souvenir confus d'une foule, apportee, emportee dans un eclair. Non! ce n'etait toujours que le flot inconnu du monde en marche; la mort brutale, accidentelle, restait anonyme, comme la vie pressee, dont le galop passait la, allant a l'avenir; et ils ne pouvaient mettre aucun nom, aucun renseignement precis, sur les tetes labourees par l'horreur de ces miserables, tombes en route, pietines, ecrases, pareils a ces soldats dont les corps comblent les trous, devant la charge d'une armee montant a l'assaut. Pourtant, Flore crut en retrouver un a qui elle avait parle, le jour du train perdu dans la neige: cet Americain, dont elle finissait par connaitre familierement le profil, sans savoir ni son nom, ni rien de lui et des siens. Misard le porta avec les autres morts, venus on ne savait d'ou, arretes la en se rendant on ne savait a quel endroit. Puis, il y eut encore un spectacle dechirant. Dans la caisse renversee d'un compartiment de premiere classe, on venait de decouvrir un jeune menage, des nouveaux maries sans doute, jetes l'un contre l'autre, si malheureusement, que la femme, sous elle, ecrasait l'homme, sans qu'elle put faire un mouvement pour le soulager. Lui, etouffait, ralait deja; tandis qu'elle, la bouche libre, suppliait eperdument qu'on se hatat, epouvantee, le coeur arrache, a sentir qu'elle le tuait. Et, lorsqu'on les eut delivres l'un et l'autre, ce fut elle qui, tout d'un coup, rendit l'ame, le flanc troue par un tampon. Et l'homme, revenu a lui, clamait de douleur, agenouille pres d'elle, dont les yeux restaient pleins de larmes. Maintenant, il y avait douze morts, plus de trente blesses. Mais on arrivait a degager le tender; et Flore, de temps a autre, s'arretait, plongeait sa tete parmi les bois eclates, les fers tordus, fouillant ardemment des yeux, pour voir si elle n'apercevait pas le mecanicien. Brusquement, elle jeta un grand cri. --Je le vois, il est la-dessous... Tenez! c'est son bras, avec sa veste de laine bleue... Et il ne bouge pas, il ne souffle pas... Elle s'etait redressee, elle jura comme un homme. --Mais, nom de Dieu! depechez-vous donc, tirez-le donc de la-dessous! Des deux mains, elle tachait d'arracher un plancher de voiture, que d'autres debris l'empechaient de tirer a elle. Alors, elle courut, elle revint avec la hache qui servait, chez les Misard, a fendre le bois; et, la brandissant, ainsi qu'un bucheron brandit sa cognee au milieu d'une foret de chenes, elle attaqua le plancher d'une volee furieuse. On s'etait ecarte, on la laissait faire, en lui criant de prendre garde. Mais il n'y avait plus d'autre blesse que le mecanicien, a l'abri lui-meme sous un enchevetrement d'essieux et de roues. D'ailleurs, elle n'ecoutait pas, soulevee dans un elan, sur de lui, irresistible. Elle abattait le bois, chacun de ses coups tranchait un obstacle. Avec ses cheveux blonds envoles, son corsage arrache qui montrait ses bras nus, elle etait comme une terrible faucheuse s'ouvrant une trouee parmi cette destruction qu'elle avait faite. Un dernier coup, qui porta sur un essieu, cassa en deux le fer de la hache. Et, aidee des autres, elle ecarta les roues qui avaient protege le jeune homme d'un ecrasement certain, elle fut la premiere a le saisir, a l'emporter entre ses bras. --Jacques, Jacques!... Il respire, il vit. Ah! mon Dieu, il vit... Je savais bien que je l'avais vu tomber et qu'il etait la! Severine, eperdue, la suivait. A elles deux, elles le deposerent au pied de la haie, pres d'Henri, qui, stupefie, regardait toujours, sans avoir l'air de comprendre ou il etait et ce qu'on faisait autour de lui. Pecqueux, qui s'etait approche, restait debout devant son mecanicien, bouleverse de le voir dans un si fichu etat; tandis que les deux femmes, agenouillees maintenant, l'une a droite, l'autre a gauche, soutenaient la tete du malheureux, en epiant avec angoisse les moindres frissons de son visage. Enfin, Jacques ouvrit les paupieres. Ses regards troubles se porterent sur elles, tour a tour, sans qu'il parut les reconnaitre. Elles ne lui importaient pas. Mais ses yeux ayant rencontre, a quelques metres, la machine qui expirait, s'effarerent d'abord, puis se fixerent, vacillants d'une emotion croissante. Elle, la Lison, il la reconnaissait bien, et elle lui rappelait tout, les deux pierres en travers de la voie, l'abominable secousse, ce broiement qu'il avait senti a la fois en elle et en lui, dont lui ressuscitait, tandis qu'elle, surement, allait en mourir. Elle n'etait point coupable de s'etre montree retive; car, depuis sa maladie contractee dans la neige, il n'y avait pas de sa faute, si elle etait moins alerte; sans compter que l'age arrive, qui alourdit les membres et durcit les jointures. Aussi lui pardonnait-il volontiers, deborde d'un gros chagrin, a la voir blessee a mort, en agonie. La pauvre Lison n'en avait plus que pour quelques minutes. Elle se refroidissait, les braises de son foyer tombaient en cendre, le souffle qui s'etait echappe si violemment de ses flancs ouverts, s'achevait en une petite plainte d'enfant qui pleure. Souillee de terre et de bave, elle toujours si luisante, vautree sur le dos, dans une mare noire de charbon, elle avait la fin tragique d'une bete de luxe qu'un accident foudroie en pleine rue. Un instant, on avait pu voir, par ses entrailles crevees, fonctionner ses organes, les pistons battre comme deux coeurs jumeaux, la vapeur circuler dans les tiroirs comme le sang de ses veines; mais, pareilles a des bras convulsifs, les bielles n'avaient plus que des tressaillements, les revoltes dernieres de la vie; et son ame s'en allait avec la force qui la faisait vivante, cette haleine immense dont elle ne parvenait pas a se vider toute. La geante eventree s'apaisa encore, s'endormit peu a peu d'un sommeil tres doux, finit par se taire. Elle etait morte. Et le tas de fer, d'acier et de cuivre, qu'elle laissait la, ce colosse broye, avec son tronc fendu, ses membres epars, ses organes meurtris, mis au plein jour, prenait l'affreuse tristesse d'un cadavre humain, enorme, de tout un monde qui avait vecu et d'ou la vie venait d'etre arrachee, dans la douleur. Alors, Jacques, ayant compris que la Lison n'etait plus, referma les yeux avec le desir de mourir lui aussi, si faible d'ailleurs, qu'il croyait etre emporte dans le dernier petit souffle de la machine; et, de ses paupieres closes, des larmes lentes coulaient maintenant, inondant ses joues. C'en fut trop pour Pecqueux, qui etait reste la, immobile, la gorge serree. Leur bonne amie mourait, et voila que son mecanicien voulait la suivre. C'etait donc fini, leur menage a trois? Finis, les voyages, ou, montes sur son dos, ils faisaient des cent lieues, sans echanger une parole, s'entendant quand meme si bien tous les trois, qu'ils n'avaient pas besoin de faire un signe pour se comprendre! Ah! la pauvre Lison, si douce dans sa force, si belle quand elle luisait au soleil! Et Pecqueux, qui pourtant n'avait pas bu, eclata en sanglots violents, dont les hoquets secouaient son grand corps, sans qu'il put les retenir. Severine et Flore, elles aussi, se desesperaient, inquietes de ce nouvel evanouissement de Jacques. La derniere courut chez elle, revint avec de l'eau-de-vie camphree, se mit a le frictionner, pour faire quelque chose. Mais les deux femmes, dans leur angoisse, etaient exasperees encore par l'agonie interminable du cheval qui, seul des cinq, survivait, les deux pieds de devant emportes. Il gisait pres d'elles, il avait un hennissement continu, un cri presque humain, si retentissant et d'une si effroyable douleur, que deux des blesses, gagnes par la contagion, s'etaient mis a hurler eux aussi, ainsi que des betes. Jamais cri de mort n'avait dechire l'air avec cette plainte profonde, inoubliable, qui glacait le sang. La torture devenait atroce, des voix tremblantes de pitie et de colere s'emportaient, suppliaient qu'on l'achevat, ce miserable cheval qui souffrait tant, et dont le rale sans fin, maintenant que la machine etait morte, restait comme la lamentation derniere de la catastrophe. Alors, Pecqueux, toujours sanglotant, ramassa la hache au fer brise, puis, d'un seul coup en plein crane, l'abattit. Et, sur le champ de massacre, le silence tomba. Les secours, enfin, arrivaient, apres deux heures d'attente. Dans le choc de la rencontre, les voitures avaient toutes ete lancees sur la gauche, de sorte que le deblaiement de la voie descendante allait pouvoir se faire en quelques heures. Un train de trois wagons, conduit par une machine-pilote, venait d'amener de Rouen le chef de cabinet du prefet, le procureur imperial, des ingenieurs et des medecins de la Compagnie, tout un flot de personnages effares et empresses; tandis que le chef de gare de Barentin, M. Bessiere, etait deja la, avec une equipe, attaquant les debris. Une agitation, un enervement extraordinaire regnait dans ce coin de pays perdu, si desert et si muet d'habitude. Les voyageurs sains et saufs gardaient, de la frenesie de leur panique, un besoin febrile de mouvement: les uns cherchaient des voitures, terrifies a l'idee de remonter en wagon; les autres, voyant qu'on ne trouverait pas meme une brouette, s'inquietaient deja de savoir ou ils mangeraient, ou ils coucheraient; et tous reclamaient un bureau de telegraphe, plusieurs partaient a pied pour Barentin, emportant des depeches. Pendant que les autorites, aidees de l'administration, commencaient une enquete, les medecins procedaient en hate au pansement des blesses. Beaucoup s'etaient evanouis, au milieu de mares de sang. D'autres, sous les pinces et les aiguilles, se plaignaient d'une voix faible. Il y avait, en somme, quinze morts et trente-deux voyageurs atteints grievement. En attendant que leur identite put etre etablie, les morts etaient restes par terre, ranges le long de la haie, le visage au ciel. Seul, un petit substitut, un jeune homme blond et rose, qui faisait du zele, s'occupait d'eux, fouillait leurs poches, pour voir si des papiers, des cartes, des lettres, ne lui permettraient pas de les etiqueter chacun d'un nom et d'une adresse. Cependant, autour de lui, un cercle beant se formait; car, bien qu'il n'y eut pas de maison, a pres d'une lieue a la ronde, des curieux etaient arrives, on ne savait d'ou, une trentaine d'hommes, de femmes, d'enfants, qui genaient, sans aider a rien. Et, la poussiere noire, le voile de fumee et de vapeur qui enveloppait tout, s'etant dissipe, la radieuse matinee d'avril triomphait au-dessus du champ de massacre, baignant de la pluie douce et gaie de son clair soleil les mourants et les morts, la Lison eventree, le desastre des decombres entasses, que deblayait l'equipe des travailleurs, pareils a des insectes reparant les ravages d'un coup de pied donne par un passant distrait, dans leur fourmiliere. Jacques etait toujours evanoui, et Severine avait arrete un medecin au passage, suppliante. Celui-ci venait d'examiner le jeune homme, sans lui trouver aucune blessure apparente; mais il craignait des lesions interieures, car de minces filets de sang apparaissaient aux levres. Ne pouvant se prononcer encore, il conseillait d'emporter le blesse au plus tot et de l'installer dans un lit, en evitant les secousses. Sous les mains qui le palpaient, Jacques de nouveau avait ouvert les yeux, avec un leger cri de souffrance; et, cette fois, il reconnut Severine, il begaya, dans son egarement: --Emmene-moi, emmene-moi! Flore s'etait penchee. Mais, ayant tourne la tete, il la reconnut, elle aussi. Ses regards exprimerent une epouvante d'enfant, il se rejeta vers Severine, dans un recul de haine et d'horreur. --Emmene-moi, tout de suite, tout de suite! Alors, elle lui demanda, en le tutoyant de meme, seule avec lui, car cette fille ne comptait plus: --A la Croix-de-Maufras, veux-tu?... Si ca ne te contrarie pas, c'est la en face, nous serons chez nous. Et il accepta, tremblant toujours, les yeux sur l'autre. --Ou tu voudras, tout de suite! Immobile, Flore avait blemi, sous ce regard d'execration terrifiee. Ainsi, dans ce carnage d'inconnus et d'innocents, elle n'etait arrivee a les tuer ni l'un ni l'autre: la femme en sortait sans une egratignure; lui, maintenant, en rechapperait peut-etre; et elle n'avait de la sorte reussi qu'a les rapprocher, a les jeter ensemble, seul a seule, au fond de cette maison solitaire. Elle les y vit installes, l'amant gueri, convalescent, la maitresse aux petits soins, payee de ses veilles par de continuelles caresses, tous les deux prolongeant loin du monde, dans une liberte absolue, cette lune de miel de la catastrophe. Un grand froid la glacait, elle regardait les morts, elle avait tue pour rien. A ce moment, dans ce coup d'oeil jete a la tuerie, Flore apercut Misard et Cabuche, que des messieurs interrogeaient, la justice pour sur. En effet, le procureur imperial et le chef du cabinet du prefet tachaient de comprendre comment cette voiture de carrier s'etait trouvee ainsi en travers de la voie. Misard soutenait qu'il n'avait pas quitte son poste, tout en ne pouvant donner aucun renseignement precis: il ne savait reellement rien, il pretendait qu'il tournait le dos, occupe a ses appareils. Quant a Cabuche, bouleverse encore, il racontait une longue histoire confuse, pourquoi il avait eu le tort de lacher ses chevaux, desireux de voir la morte, et de quelle facon les chevaux etaient partis tout seuls, et comment la jeune fille n'avait pu les arreter. Il s'embrouillait, recommencait, sans parvenir a se faire comprendre. Un sauvage besoin de liberte fit battre de nouveau le sang glace de Flore. Elle voulait etre libre d'elle-meme, libre de reflechir et de prendre un parti, n'ayant jamais eu besoin de personne pour etre dans le vrai chemin. A quoi bon attendre qu'on l'ennuyat avec des questions, qu'on l'arretat peut-etre? Car, en dehors du crime, il y avait eu une faute de service, on la rendrait responsable. Cependant, elle restait, retenue la, tant que Jacques y serait lui-meme. Severine venait de tant prier Pecqueux, que celui-ci s'etait enfin procure un brancard; et il reparut avec un camarade, pour emporter le blesse. Le medecin avait egalement decide la jeune femme a accepter chez elle le conducteur-chef, Henri, qui ne semblait souffrir que d'une commotion au cerveau, hebete. On le transporterait apres l'autre. Et, comme Severine se penchait pour deboutonner le col de Jacques, qui le genait, elle le baisa sur les yeux, ouvertement, voulant lui donner le courage de supporter le transport. --N'aie pas peur, nous serons heureux. Souriant, il la baisa a son tour. Et ce fut, pour Flore, le dechirement supreme, ce qui l'arrachait de lui, a jamais. Il lui semblait que son sang, a elle aussi, coulait a flots, maintenant, d'une inguerissable blessure. Lorsqu'on l'emporta, elle prit la fuite. Mais, en passant devant la maison basse, elle apercut, par les vitres de la fenetre, la chambre de mort, avec la tache pale de la chandelle qui brulait dans le plein jour, pres du corps de sa mere. Pendant l'accident, la morte etait restee seule, la tete a demi tournee, les yeux grands ouverts, la levre tordue, comme si elle eut regarde se broyer et mourir tout ce monde qu'elle ne connaissait pas. Flore galopa, tourna tout de suite au coude que faisait la route de Doinville, puis se lanca a gauche, parmi les broussailles. Elle connaissait chaque recoin du pays, elle defiait bien des lors les gendarmes de la prendre, si on les lancait a sa poursuite. Aussi cessa-t-elle brusquement de courir, continuant a petits pas, s'en allant a une cachette ou elle aimait se terrer dans ses jours tristes, une excavation au-dessus du tunnel. Elle leva les yeux, vit au soleil qu'il etait midi. Quand elle fut dans son trou, elle s'allongea sur la roche dure, elle resta immobile, les mains nouees derriere la nuque, a reflechir. Alors, seulement, un vide affreux se produisit en elle, la sensation d'etre morte deja lui engourdissait peu a peu les membres. Ce n'etait pas le remords d'avoir tue inutilement tout ce monde, car elle devait faire un effort pour en retrouver le regret et l'horreur. Mais, elle en etait certaine maintenant, Jacques l'avait vue retenir les chevaux; et elle venait de le comprendre, a son recul, il avait pour elle la repulsion terrifiee qu'on a pour les monstres. Jamais il n'oublierait. D'ailleurs, lorsqu'on manque les gens, il faut ne pas se manquer soi-meme. Tout a l'heure, elle se tuerait. Elle n'avait aucun autre espoir, elle en sentait davantage la necessite absolue, depuis qu'elle etait la, a se calmer et a raisonner. La fatigue, un aneantissement de tout son etre, l'empechait seule de se relever pour chercher une arme et mourir. Et, cependant, du fond de l'invincible somnolence qui la prenait, montait encore l'amour de la vie, le besoin du bonheur, un reve dernier d'etre heureuse elle aussi, puisqu'elle laissait les deux autres a leur felicite de vivre ensemble, libres. Pourquoi n'attendait-elle pas la nuit et ne courait-elle pas rejoindre Ozil, qui l'adorait, qui saurait bien la defendre? Ses idees devenaient douces et confuses, elle s'endormit, d'un sommeil noir, sans reves. Lorsque Flore se reveilla, la nuit s'etait faite, profonde. etourdie, elle tata autour d'elle, se souvint tout d'un coup, en sentant le roc nu, ou elle etait couchee. Et ce fut, comme au choc de la foudre, la necessite implacable: il fallait mourir. Il semblait que la douceur lache, cette defaillance devant la vie possible encore, s'en etait allee avec la fatigue. Non, non! la mort seule etait bonne. Elle ne pouvait vivre dans tout ce sang, le coeur arrache, execree du seul homme qu'elle avait voulu et qui etait a une autre. Maintenant qu'elle en avait la force, il fallait mourir. Flore se leva, sortit du trou de roches. Elle n'hesita pas, car elle venait de trouver d'instinct ou elle devait aller. D'un nouveau regard au ciel, vers les etoiles, elle sut qu'il etait pres de neuf heures. Comme elle arrivait a la ligne du chemin de fer, un train passa, a grande vitesse, sur la voie descendante, ce qui parut lui faire plaisir: tout irait bien, on avait evidemment deblaye cette voie, tandis que l'autre etait sans doute encore obstruee, car la circulation n'y semblait pas retablie. Des lors, elle suivit la haie vive, au milieu du grand silence de ce pays sauvage. Rien ne pressait, il n'y aurait plus de train avant l'express de Paris, qui ne serait la qu'a neuf heures vingt-cinq; et elle longeait toujours la haie a petits pas, dans l'ombre epaisse, tres calme, comme si elle eut fait une de ses promenades habituelles, par les sentiers deserts. Pourtant, avant d'arriver au tunnel, elle franchit la haie, elle continua d'avancer sur la voie meme, de son pas de flanerie, marchant a la rencontre de l'express. Il lui fallut ruser, pour n'etre pas vue du gardien, ainsi qu'elle s'y prenait d'ordinaire, chaque fois qu'elle rendait visite a Ozil, la-bas, a l'autre bout. Et, dans le tunnel, elle marcha encore, toujours, toujours en avant. Mais ce n'etait plus comme l'autre semaine, elle n'avait plus peur, si elle se retournait, de perdre la notion exacte du sens ou elle allait. La folie du tunnel ne battait point sous son crane, ce coup de folie ou sombrent les choses, le temps et l'espace, au milieu du tonnerre des bruits et de l'ecrasement de la voute. Que lui importait! elle ne raisonnait pas, ne pensait meme pas, n'avait qu'une resolution fixe: marcher, marcher devant elle, tant qu'elle ne rencontrerait pas le train, et marcher encore, droit au fanal, des qu'elle le verrait flamber dans la nuit. Flore s'etonna cependant, car elle croyait aller ainsi depuis des heures. Comme c'etait loin, cette mort qu'elle voulait! L'idee qu'elle ne la trouverait pas, qu'elle cheminerait des lieues et des lieues, sans se heurter contre elle, la desespera un moment. Ses pieds se lassaient, serait-elle donc obligee de s'asseoir, de l'attendre, couchee en travers des rails? Mais cela lui paraissait indigne, elle avait besoin de marcher jusqu'au bout, de mourir toute droite, par un instinct de vierge et de guerriere. Et ce fut, en elle, un reveil d'energie, une nouvelle poussee en avant, lorsqu'elle apercut, tres lointain, le fanal de l'express, pareil a une petite etoile, scintillante et unique au fond d'un ciel d'encre. Le train n'etait pas encore sous la voute, aucun bruit ne l'annoncait, il n'y avait que ce feu si vif, si gai, grandissant peu a peu. Redressee dans sa haute taille souple de statue, balancee sur ses fortes jambes, elle avancait maintenant d'un pas allonge, sans courir pourtant, comme a l'approche d'une amie, a qui elle voulait epargner un bout du chemin. Mais le train venait d'entrer dans le tunnel, l'effroyable grondement approchait, ebranlant la terre d'un souffle de tempete, tandis que l'etoile etait devenue un oeil enorme, toujours grandissant, jaillissant comme de l'orbite des tenebres. Alors, sous l'empire d'un sentiment inexplique, peut-etre pour n'etre que seule a mourir, elle vida ses poches, sans cesser sa marche d'obstination heroique, posa tout un paquet au bord de la voie, un mouchoir, des clefs, de la ficelle, deux couteaux; meme elle enleva le fichu noue sur son cou, laissa son corsage degrafe, a moitie arrache. L'oeil se changeait en un brasier, en une gueule de four vomissant l'incendie, le souffle du monstre arrivait, humide et chaud deja, dans ce roulement de tonnerre, de plus en plus assourdissant. Et elle marchait toujours, elle se dirigeait droit a cette fournaise, pour ne pas manquer la machine, fascinee ainsi qu'un insecte de nuit, qu'une flamme attire. Et, dans l'epouvantable choc, dans l'embrassade, elle se redressa encore, comme si, soulevee par une derniere revolte de lutteuse, elle eut voulu etreindre le colosse, et le terrasser. Sa tete avait porte en plein dans le fanal, qui s'eteignit. Ce ne fut que plus d'une heure apres qu'on vint ramasser le cadavre de Flore. Le mecanicien avait bien vu cette grande figure pale marcher contre la machine, d'une etrangete effrayante d'apparition, sous le jet de clarte vive qui l'inondait; et, lorsque, brusquement, la lanterne eteinte, le train s'etait trouve dans l'obscurite profonde, roulant avec son bruit de foudre, il avait fremi, en sentant passer la mort. Au sortir du tunnel, il s'etait efforce de crier l'accident au gardien. Mais, a Barentin seulement, il avait pu raconter que quelqu'un venait de se faire couper, la-bas: c'etait certainement une femme; des cheveux, meles a des debris de crane, restaient colles encore a la vitre brisee du fanal. Et, quand les hommes envoyes a la recherche du corps le decouvrirent, ils furent saisis de le voir si blanc, d'une blancheur de marbre. Il gisait sur la voie montante, projete la par la violence du choc, la tete en bouillie, les membres sans une egratignure, a moitie devetus, d'une beaute admirable, dans la purete et la force. Silencieusement, les hommes l'envelopperent. Ils l'avaient reconnue. Elle s'etait surement fait tuer, folle, pour echapper a la responsabilite terrible qui pesait sur elle. Des minuit, le cadavre de Flore, dans la petite maison basse, reposa a cote du cadavre de sa mere. On avait mis par terre un matelas, et rallume une chandelle, entre elles deux. Phasie, la tete penchee toujours, avec le rire affreux de sa bouche tordue, semblait maintenant regarder sa fille, de ses grands yeux fixes; tandis que, dans la solitude, au milieu du profond silence, on entendait de tous cotes la sourde besogne, l'effort haletant de Misard, qui s'etait remis a ses fouilles. Et, aux intervalles reglementaires, les trains passaient, se croisaient sur les deux voies, la circulation venant d'etre completement retablie. Ils passaient, inexorables, avec leur toute-puissance mecanique, indifferents, ignorants de ces drames et de ces crimes. Qu'importaient les inconnus de la foule tombes en route, ecrases sous les roues! On avait emporte les morts, lave le sang, et l'on repartait pour la-bas, a l'avenir. XI C'etait dans la grande chambre a coucher de la Croix-de-Maufras, la chambre tendue de damas rouge, dont les deux hautes fenetres donnaient sur la ligne du chemin de fer, a quelques metres. Du lit, un vieux lit a colonnes, place en face, on voyait les trains passer. Et, depuis des annees, on n'y avait pas enleve un objet, pas derange un meuble. Severine avait fait monter dans cette piece Jacques blesse, evanoui; tandis qu'on laissait Henri Dauvergne au rez-de-chaussee, dans une autre chambre a coucher, plus petite. Elle gardait pour elle-meme une chambre voisine de celle de Jacques, dont le palier seul la separait. En deux heures, l'installation fut suffisamment confortable, car la maison etait restee toute montee, il y avait jusqu'a du linge au fond des armoires. Un tablier noue par-dessus sa robe, Severine se trouvait changee en infirmiere, apres avoir telegraphie simplement a Roubaud qu'il n'eut pas a l'attendre, qu'elle demeurerait la sans doute quelques jours, pour soigner des blesses, recueillis chez eux. Et, des le lendemain, le medecin avait cru pouvoir repondre de Jacques, meme en huit jours il comptait le remettre sur pied: un veritable miracle, a peine de legers desordres interieurs. Mais il recommandait les plus grands soins, l'immobilite la plus absolue. Aussi, lorsque le malade ouvrit les yeux, Severine, qui le veillait comme un enfant, le supplia-t-elle d'etre gentil, de lui obeir en toute chose. Lui, tres faible encore, promit d'un signe de tete. Il avait toute sa lucidite, il reconnaissait cette chambre, decrite par elle, la nuit de ses aveux: la chambre rouge, ou, des seize ans et demi, elle avait cede aux violences du president Grandmorin. C'etait bien le lit qu'il occupait maintenant, c'etaient les fenetres par lesquelles, sans meme lever la tete, il regardait filer les trains, dans le brusque ebranlement de la maison tout entiere. Et, cette maison, il la sentait a son entour, telle qu'il l'avait vue si souvent, lorsque lui-meme passait la, emporte sur sa machine. Il la revoyait, plantee de biais au bord de la voie, dans sa detresse et dans l'abandon de ses volets clos, rendue, depuis qu'elle etait a vendre, plus lamentable et plus louche par l'immense ecriteau, qui ajoutait a la melancolie du jardin, obstrue de ronces. Il se rappelait l'affreuse tristesse qu'il eprouvait chaque fois, le malaise dont elle le hantait, comme si elle se dressait a cette place pour le malheur de son existence. Aujourd'hui, couche dans cette chambre, si faible, il croyait comprendre, car ce ne pouvait etre que cela: il allait surement y mourir. Des qu'elle l'avait vu en etat de l'entendre, Severine s'etait empressee de le rassurer, en lui disant a l'oreille, pendant qu'elle remontait la couverture: --Ne t'inquiete pas, j'ai vide tes poches, j'ai pris la montre. Il la regardait, les yeux elargis, faisant un effort de memoire. --La montre... Ah! oui, la montre. --On aurait pu te fouiller. Et je l'ai cachee parmi des affaires a moi. N'aie pas peur. Il la remercia d'un serrement de main. En tournant la tete, il avait apercu, sur la table, le couteau, trouve egalement dans une de ses poches. Lui, seulement, n'etait pas a cacher: un couteau comme tous les autres. Mais, le lendemain deja, Jacques etait plus fort, et il se reprit a esperer qu'il ne mourrait pas la. Il avait eu un veritable plaisir a reconnaitre, pres de lui, Cabuche, s'empressant, assourdissant sur le parquet ses pas lourds de colosse; car, depuis l'accident, le carrier n'avait pas quitte Severine, comme emporte lui aussi dans un ardent besoin de devouement: il lachait son travail, revenait chaque matin l'aider aux gros travaux du menage, la servait en chien fidele, les yeux fixes sur les siens. Ainsi qu'il le disait, c'etait une rude femme, malgre son air mince. On pouvait bien faire quelque chose pour elle, qui faisait tant pour les autres. Et les deux amants s'habituaient a lui, se tutoyaient, s'embrassaient meme, sans se gener, lorsqu'il traversait la chambre discretement, en effacant le plus possible son grand corps. Jacques, cependant, s'etonnait des frequentes absences de Severine. Le premier jour, pour obeir au medecin, elle lui avait cache la presence d'Henri, en bas, sentant bien de quelle douceur apaisante lui serait l'idee d'une absolue solitude. --Nous sommes seuls, n'est-ce pas? --Oui, mon cheri, seuls, tout a fait seuls... Dors tranquille. Seulement, elle disparaissait a chaque minute, et des le lendemain, il avait entendu, au rez-de-chaussee, des bruits de pas, des chuchotements. Puis, le jour suivant, ce fut toute une gaiete etouffee, des rires clairs, deux voix jeunes et fraiches qui ne cessaient point. --Qu'y a-t-il? qui est-ce?... Nous ne sommes donc pas seuls? --Eh bien! non, mon cheri, il y a en bas, juste sous ta chambre, un autre blesse que j'ai du recueillir. --Ah!... Qui donc? --Henri, tu sais, le conducteur-chef? --Henri... Ah! --Et, ce matin, ses soeurs sont arrivees. Ce sont elles que tu entends, elles rient de tout... Comme il va beaucoup mieux, elles repartiront ce soir, a cause de leur pere qui ne peut se passer d'elles; et Henri restera deux ou trois jours encore, pour se remettre completement... Imagine-toi, il a saute, lui, et rien de casse; seulement, il etait comme idiot; mais c'est revenu. Jacques se taisait, fixait sur elle un regard si long, qu'elle ajouta: --Tu comprends? s'il n'etait pas la, on pourrait jaser de nous deux... Tant que je ne suis pas seule avec toi, mon mari n'a rien a dire, j'ai un bon pretexte pour rester ici... Tu comprends? --Oui, oui, c'est tres bien. Et, jusqu'au soir, Jacques ecouta les rires des petites Dauvergne, qu'il se souvenait d'avoir entendus, a Paris, monter ainsi de l'etage inferieur, dans la chambre ou Severine s'etait confessee, entre ses bras. Puis, la paix se fit, il ne distingua plus que le pas leger de cette derniere, allant de lui a l'autre blesse. La porte d'en bas se refermait, la maison tombait a un silence profond. Deux fois, ayant tres soif, il dut taper avec une chaise sur le plancher, pour qu'elle remontat. Et, quand elle reparaissait, elle etait souriante, tres empressee, expliquant qu'elle n'en finissait pas, parce qu'il fallait entretenir sur la tete d'Henri des compresses d'eau glacee. Des le quatrieme jour, Jacques put se lever et passer deux heures dans un fauteuil, devant la fenetre. En se penchant un peu, il apercevait l'etroit jardin, que le chemin de fer avait coupe, clos d'un mur bas, envahi d'eglantiers aux fleurs pales. Et il se rappelait la nuit ou il s'etait hausse, pour regarder par-dessus le mur, il revoyait le terrain assez vaste, de l'autre cote de la maison, ferme seulement d'une haie vive, cette haie qu'il avait franchie, et derriere laquelle il s'etait heurte a Flore, assise au seuil de la petite serre en ruine, en train de demeler des cordes volees, a coups de ciseaux. Ah! l'abominable nuit, toute pleine de l'epouvante de son mal! Cette Flore, avec sa taille haute et souple de guerriere blonde, ses yeux flambants, fixes droit dans les siens, l'obsedait, depuis que le souvenir lui revenait, de plus en plus net. D'abord, il n'avait pas ouvert la bouche de l'accident, et personne autour de lui n'en parlait, par prudence. Mais chaque detail se reveillait, il reconstruisait tout, il ne songeait qu'a cela, d'un effort si continu, que, maintenant, a la fenetre, son occupation unique etait de rechercher les traces, de guetter les acteurs de la catastrophe. Pourquoi donc ne la voyait-il plus, elle, a son poste de garde-barriere, le drapeau au poing? Il n'osait poser la question, cela aggravait le malaise que lui causait cette maison lugubre, qui lui semblait toute peuplee de spectres. Un matin pourtant, comme Cabuche etait la, aidant Severine, il finit par se decider. --Et Flore, elle est malade? Le carrier, saisi, ne comprit pas un geste de la jeune femme, crut qu'elle lui ordonnait de parler. --La pauvre Flore, elle est morte! Jacques les regardait, fremissant, et il fallut bien alors lui tout dire. A eux deux, ils lui conterent le suicide de la jeune fille, comment elle s'etait fait couper, sous le tunnel. On avait retarde l'enterrement de la mere jusqu'au soir, pour emmener la fille en meme temps; et elles dormaient cote a cote, dans le petit cimetiere de Doinville, ou elles etaient allees rejoindre la premiere partie, la cadette, cette douce et malheureuse Louisette, emportee elle aussi violemment, toute souillee de sang et de boue. Trois miserables, de celles qui tombent en route et qu'on ecrase, disparues, comme balayees par le vent terrible de ces trains qui passaient! --Morte, mon Dieu! repeta tres bas Jacques, ma pauvre tante Phasie, et Flore, et Louisette! Au nom de cette derniere, Cabuche, qui aidait Severine a pousser le lit, leva instinctivement les yeux sur elle, trouble par le souvenir de sa tendresse d'autrefois, dans la passion naissante dont il etait envahi, sans defense, en etre tendre et borne, en bon chien qui se donne des la premiere caresse. Mais la jeune femme, au courant de ses tragiques amours, restait grave, le regardait avec des yeux de sympathie; et il en fut tres touche; et, sa main ayant, sans le vouloir, effleure la sienne, en lui passant les oreillers, il suffoqua, il repondit d'une voix begayante a Jacques qui l'interrogeait. --On l'accusait donc d'avoir provoque l'accident? --Oh! non, non... Seulement, c'etait sa faute, vous comprenez bien. En phrases coupees, il dit ce qu'il savait. Lui, n'avait rien vu, car il etait dans la maison, quand les chevaux avaient marche, amenant le fardier en travers de la voie. C'etait bien la son sourd remords, ces messieurs de la justice le lui avaient reproche durement: on ne quittait pas ses betes, l'effroyable malheur ne serait pas arrive, s'il etait reste avec elles. L'enquete avait donc abouti a une simple negligence de la part de Flore; et, comme elle s'etait punie elle-meme, atrocement, l'affaire en demeurait la, on ne deplacait meme pas Misard, qui, de son air humble et deferent, s'etait tire d'embarras, en chargeant la morte: elle n'en faisait jamais qu'a sa tete, il devait sortir a chaque minute de son poste pour fermer la barriere. D'ailleurs, la Compagnie n'avait pu qu'etablir, ce matin-la, la parfaite correction de son service; et, en attendant qu'il se remariat, elle venait de l'autoriser a prendre avec lui, pour garder la barriere, une vieille femme du voisinage, la Ducloux, une ancienne servante d'auberge, qui vivait de gains louches, amasses autrefois. Lorsque Cabuche quitta la chambre, Jacques retint Severine du regard. Il etait tres pale. --Tu sais bien que c'est Flore qui a tire les chevaux, et qui a barre la voie, avec les pierres. Severine blemit a son tour. --Cheri, qu'est-ce que tu racontes!... Tu as la fievre, il faut te recoucher. --Non, non, ce n'est pas un cauchemar... Tu entends? je l'ai vue, comme je te vois. Elle tenait les betes, elle empechait le fardier d'avancer, avec sa poigne solide. Alors, la jeune femme defaillit sur une chaise, en face de lui, les jambes cassees. --Mon Dieu! mon Dieu! ca me fait peur... C'est monstrueux, je ne vais plus en dormir. --Parbleu! continua-t-il, la chose est claire, elle a tente de nous tuer tous les deux, dans le tas... Depuis longtemps, elle me voulait, et elle etait jalouse. Avec ca, une tete detraquee, des idees de l'autre monde... Tant de meurtres d'un coup, toute une foule dans du sang! Ah! la bougresse! Ses yeux s'elargissaient, un tic nerveux tirait ses levres; et il se tut, et ils continuerent a se regarder, toute une grande minute. Puis, s'arrachant aux visions abominables qui s'evoquaient entre eux, il reprit a demi-voix: --Ah! elle est morte, c'est donc ca qu'elle revient! Depuis que j'ai repris connaissance, il me semble toujours qu'elle est la. Ce matin encore, je me suis retourne, en la croyant au chevet de mon lit... Elle est morte, et nous vivons. Pourvu qu'elle ne se venge pas, maintenant! Severine frissonna. --Tais-toi, tais-toi donc! Tu me rendras folle. Et elle sortit, Jacques l'entendit qui descendait pres de l'autre blesse. Lui, reste a la fenetre, s'oublia de nouveau a examiner la voie, la petite maison du garde-barriere, avec son grand puits, le poste de cantonnement, cette etroite baraque de planches, ou Misard semblait sommeiller, dans sa reguliere et monotone besogne. Ces choses l'absorbaient maintenant pendant des heures, comme a la recherche d'un probleme qu'il ne pouvait resoudre, et dont la solution pourtant importait a son salut. Ce Misard, il ne se lassait pas de le regarder, cet etre chetif, doux et bleme, continuellement secoue d'une petite toux mauvaise, et qui avait empoisonne sa femme, et qui etait venu a bout de cette gaillarde, en insecte rongeur, entete a sa passion. Surement, depuis des annees, il n'avait pas eu d'autre idee dans la tete, de jour et de nuit, pendant les douze interminables heures de son service. A chaque tintement electrique qui lui annoncait un train, sonner de la trompe; puis, le train passe, la voie fermee, pousser un bouton pour l'annoncer au poste suivant, en pousser un autre pour rendre la voie libre au poste precedent: c'etaient la des mouvements simplement mecaniques, qui avaient fini par entrer comme des habitudes de corps dans sa vie vegetative. Illettre, obtus, il ne lisait jamais, il restait les mains ballantes, les yeux perdus et vagues, entre les appels de ses appareils. Presque toujours assis dans sa guerite, il n'y prenait d'autre distraction que d'y dejeuner le plus longuement possible. Ensuite, il retombait a son hebetude, le crane vide, sans une pensee, tourmente surtout de terribles somnolences, s'endormant parfois les yeux ouverts. La nuit, s'il ne voulait pas succomber a cette irresistible torpeur, il lui fallait se lever, marcher, les jambes molles, ainsi qu'un homme ivre. Et c'etait ainsi que la lutte avec sa femme, ce sourd combat pour les mille francs caches, a qui les aurait apres la mort de l'autre, devait avoir ete, durant des mois et des mois, l'unique reflexion, dans ce cerveau engourdi d'homme solitaire. Quand il sonnait de la trompe, quand il manoeuvrait ses signaux, veillant en automate a la securite de tant de vies, il songeait au poison; et, quand il attendait, les bras inertes, les yeux vacillants de sommeil, il y songeait encore. Rien au-dela: il la tuerait, il chercherait, c'etait lui qui aurait l'argent. Aujourd'hui, Jacques s'etonnait de le trouver le meme. On tuait donc sans secousse, et la vie continuait. Apres la fievre des premieres fouilles, Misard, en effet, venait de retomber a son flegme, d'une douceur sournoise d'etre fragile qui craint les chocs. Au fond, il avait eu beau la manger, sa femme triomphait quand meme; car il restait battu, il retournait la maison, sans rien decouvrir, pas un centime; et ses regards seuls, des regards inquiets et fureteurs, disaient sa preoccupation, dans sa face terreuse. Continuellement, il revoyait les yeux grands ouverts de la morte, le rire affreux de ses levres, qui repetaient: <> Il cherchait, il ne pouvait maintenant donner a sa cervelle une minute de repos; sans relache, elle travaillait, travaillait, en quete de l'endroit ou le magot etait enfoui, reprenant l'examen des cachettes possibles, rejetant celles qu'il avait fouillees deja, s'allumant de fievre des qu'il en imaginait une nouvelle, brule alors d'une telle hate, qu'il lachait tout pour y courir, inutilement: supplice intolerable a la longue, torture vengeresse, sorte d'insomnie cerebrale qui le tenait eveille, stupide et reflechissant malgre lui, sous le tic-tac d'horloge de l'idee fixe. Quand il soufflait dans sa trompe, une fois pour les trains descendants, deux fois pour les trains montants, il cherchait; quand il obeissait aux sonneries, quand il poussait les boutons de ses appareils, fermant, ouvrant la voie, il cherchait; sans cesse, il cherchait, cherchait eperdument, le jour, pendant ses longues attentes, alourdi d'oisivete, la nuit, tourmente de sommeil, comme exile au bout du monde, dans le silence de la grande campagne noire. Et la Ducloux, la femme qui, a present, gardait la barriere, travaillee du desir de se faire epouser, etait aux petits soins, inquiete de ce que jamais plus il ne fermait l'oeil. Une nuit, Jacques, qui commencait a faire quelques pas dans sa chambre, s'etant leve et approche de la fenetre, vit une lanterne aller et venir chez Misard: surement, l'homme cherchait. Mais, la nuit suivante, comme le convalescent guettait de nouveau, il eut l'etonnement de reconnaitre Cabuche, dans une grande forme sombre, debout sur la route, sous la fenetre de la piece voisine, ou dormait Severine. Et cela, sans qu'il sut pourquoi, au lieu de l'irriter, l'emplit de commiseration et de tristesse: un malheureux encore, cette grande brute, plantee la, ainsi qu'une bete affolee et fidele. Vraiment, Severine, si mince, pas belle lorsqu'on la detaillait, etait donc d'un charme bien puissant, avec ses cheveux d'encre et ses pales yeux de pervenche, pour que les sauvages eux-memes, les colosses bornes, eussent ainsi la chair prise, jusqu'a passer les nuits a sa porte, en petits garcons tremblants! Il se rappela des faits, l'empressement du carrier a l'aider, les regards de servitude dont il s'offrait a elle. Oui, certainement, Cabuche l'aimait, la desirait. Et, le lendemain, l'ayant surveille, il le vit qui ramassait furtivement une epingle a cheveux, tombee de son chignon, en faisant le lit, et qui la gardait dans son poing, pour ne pas la rendre. Jacques songeait a son propre tourment, tout ce qu'il avait souffert du desir, tout ce qui revenait en lui de trouble et d'effrayant, avec la sante. Deux jours encore se passerent, la semaine s'achevait, et ainsi que le medecin l'avait prevu, les blesses allaient pouvoir reprendre leur service. Un matin, le mecanicien, etant a la fenetre, vit passer, sur une machine toute neuve, son chauffeur Pecqueux, qui le salua de la main, comme s'il l'appelait. Mais il n'avait aucune hate, un reveil de passion le retenait la, une sorte d'attente anxieuse de ce qui devait se produire. Le jour meme, en bas, il entendit de nouveau les rires frais et jeunes, une gaiete de grandes filles, emplissant la triste demeure du tapage d'un pensionnat en recreation. Il avait reconnu les petites Dauvergne. Il n'en parla point a Severine, qui, d'ailleurs, la journee entiere, s'echappa, sans pouvoir rester cinq minutes pres de lui. Puis, le soir, la maison tomba a un silence de mort. Et, comme, l'air grave, un peu pale, elle s'attardait dans sa chambre, il la regarda fixement, il lui demanda: --Alors, il est parti, ses soeurs l'ont emmene? Elle repondit d'une voix breve: --Oui. --Et nous sommes seuls enfin, tout a fait seuls? --Oui, tout a fait seuls... Demain, il faudra nous quitter, je retournerai au Havre. C'est fini, de camper dans ce desert. Lui, continuait a la regarder, d'un air souriant et gene. Pourtant, il se decida. --Tu regrettes qu'il soit parti, hein? Et, comme elle tressaillait, en voulant protester, il l'arreta. --Ce n'est pas une querelle que je te cherche. Tu vois bien que je ne suis pas jaloux. Un jour, tu m'as dit de te tuer, si tu m'etais infidele, et, n'est-ce pas? je n'ai point l'air d'un amant qui songe a tuer sa maitresse... Mais, vraiment, tu ne bougeais plus d'en bas. Impossible de t'avoir a moi une minute. J'ai fini par me rappeler ce que disait ton mari, que tu coucherais un beau soir avec ce garcon, sans plaisir, uniquement pour recommencer autre chose. Elle avait cesse de se debattre, elle repeta a deux reprises, lentement: --Recommencer, recommencer... Puis, dans un elan d'irresistible franchise: --Eh bien! ecoute, c'est vrai... Nous pouvons nous dire tout, nous autres. Il y a assez de choses qui nous lient... depuis des mois, il me poursuivait, cet homme. Il savait que j'etais a toi, il pensait que ca ne me couterait pas davantage d'etre a lui. Et, quand je l'ai retrouve en bas, il m'a parle encore, il m'a repete qu'il m'aimait a en mourir, l'air si penetre de reconnaissance pour les soins que je lui donnais, avec une telle douceur de tendresse, que, c'est vrai, j'ai fait un moment le reve de l'aimer aussi, de recommencer autre chose, quelque chose de meilleur, de tres doux... Oui, quelque chose sans plaisir peut-etre, mais qui m'aurait calmee... Elle s'interrompit, hesita avant de continuer. --Car, devant nous deux, maintenant, c'est barre, nous n'irons pas plus loin... Notre reve de depart, cet espoir d'etre riches et heureux, la-bas, en Amerique, toute cette felicite qui dependait de toi, elle est impossible, puisque tu n'as pas pu... Oh! je ne te reproche rien, il vaut meme mieux que la chose ne se soit pas faite; mais je veux te faire comprendre qu'avec toi je n'ai plus rien a attendre: demain sera comme hier, les memes ennuis, les memes tourments. Il la laissait parler, il ne la questionna qu'en la voyant se taire. --Et c'est pour ca que tu as couche avec l'autre? Elle avait fait quelques pas dans la chambre, elle revint, haussa les epaules. --Non, je n'ai pas couche avec lui, et je te le dis simplement, et tu me crois, j'en suis sure, parce que desormais nous n'avons pas a nous mentir... Non, je n'ai pas pu, pas davantage que tu n'as pu toi-meme, pour l'autre affaire. Hein? ca t'etonne qu'une femme ne puisse se donner a un homme, quand elle raisonne le cas, en trouvant qu'elle y aurait interet. Moi-meme, je n'en pensais pas si long, ca ne m'avait jamais coute d'etre gentille, je veux dire de faire ce plaisir a mon mari ou a toi, quand je vous voyais m'aimer si fort. Eh bien! je n'ai pas pu, cette fois-la. Il m'a baise les mains, pas meme les levres, je te le jure. Il m'attend a Paris, plus tard, parce que je le voyais si malheureux, que je n'ai pas voulu le desesperer. Elle avait raison, Jacques la croyait, il voyait bien qu'elle ne mentait pas. Et il etait repris d'une angoisse, le trouble affreux de son desir grandissait, a penser qu'il etait maintenant enferme seul avec elle, loin du monde, dans la flamme rallumee de leur passion. Il voulut s'echapper, il s'ecria: --Mais l'autre encore, il y en a un autre, ce Cabuche! Un brusque mouvement la ramena de nouveau. --Ah! tu t'es apercu, tu sais cela aussi... Oui, c'est vrai, il y a celui-la encore. Je me demande ce qu'ils ont tous... celui-la ne m'a jamais dit un mot. Mais je le vois bien qui se tord les bras, quand nous nous embrassons. Il m'entend te tutoyer, il pleure dans les coins. Et puis, il me vole tout, des affaires a moi, des gants, jusqu'a des mouchoirs qui disparaissent, qu'il emporte la-bas, dans sa caverne, comme des tresors... Seulement, tu ne vas pas t'imaginer que je suis capable de ceder a ce sauvage. Il est trop gros, il me ferait peur. D'ailleurs, il ne demande rien... Non, non, ces grandes brutes, quand c'est timide, ca meurt d'amour, sans rien exiger. Tu pourrais me laisser un mois a sa garde, il ne me toucherait pas du bout des doigts, pas plus qu'il n'avait touche a Louisette, ca, j'en reponds aujourd'hui. A ce souvenir, leurs regards se rencontrerent, un silence regna. Les choses du passe s'evoquaient, leur rencontre chez le juge d'instruction, a Rouen, puis leur premier voyage a Paris, si doux, et leurs amours, au Havre, et tout ce qui avait suivi, de bon et de terrible. Elle se rapprocha, elle etait si pres de lui, qu'il sentait la tiedeur de son haleine. --Non, non, encore moins avec celui-la qu'avec l'autre. Avec personne, entends-tu, parce que je ne pourrais pas... et veux-tu savoir pourquoi? Va, je le sens a cette heure, je suis sure de ne pas me tromper: c'est parce que tu m'as prise tout entiere. Il n'y a pas d'autre mot: oui, prise, comme on prend quelque chose des deux mains, qu'on l'emporte, qu'on en dispose a chaque minute, ainsi que d'un objet a soi. Avant toi, je n'ai ete a personne. Je suis tienne et je resterai tienne, meme si tu ne le veux pas, meme si je ne le veux pas moi-meme... ca, je ne saurais l'expliquer. Nous nous sommes rencontres ainsi. Avec les autres, ca me fait peur, ca me repugne; tandis que toi, tu as fait de ca un plaisir delicieux, un vrai bonheur du ciel... Ah! je n'aime que toi, je ne peux plus aimer que toi! Elle avancait les bras, pour l'avoir a elle, dans une etreinte, pour poser la tete a son epaule, la bouche a ses levres. Mais il lui avait saisi les mains, il la retenait, eperdu, terrifie de sentir l'ancien frisson remonter de ses membres, avec le sang qui lui battait le crane. C'etait la sonnerie d'oreilles, les coups de marteau, la clameur de foule de ses grandes crises d'autrefois. Depuis quelque temps, il ne pouvait plus la posseder en plein jour ni meme a la clarte d'une bougie, dans la peur de devenir fou, s'il voyait. Et une lampe etait la, qui les eclairait vivement tous les deux; et, s'il tremblait ainsi, s'il commencait a s'enrager, ce devait etre qu'il apercevait la rondeur blanche de sa gorge, par le col degrafe de la robe de chambre. Suppliante, brulante, elle continua: --Notre existence a beau etre barree, tant pis! Si je n'attends de toi rien de nouveau, si je sais que demain ramenera pour nous les memes ennuis et les memes tourments, ca m'est egal, je n'ai pas autre chose a faire que de trainer ma vie et de souffrir avec toi. Nous allons retourner au Havre, ca ira comme ca voudra, pourvu que je t'aie ainsi une heure, de temps a autre... Voici trois nuits que je ne dors plus, torturee dans ma chambre, la, de l'autre cote du palier, par le besoin de venir te rejoindre. Tu avais ete si souffrant, tu me semblais si sombre, que je n'osais pas... Mais, dis, garde-moi, ce soir. Tu verras comme ce sera gentil, je me ferai toute petite, pour ne pas te gener. Et puis, songe que c'est la derniere nuit... On est au bout de la terre, dans cette maison. ecoute, pas un souffle, pas une ame. Personne ne peut venir, nous sommes seuls, si absolument seuls, que personne ne le saurait, si nous mourions aux bras l'un de l'autre. Deja, dans la fureur de son desir de possession, exalte par ses caresses, Jacques, n'ayant pas d'arme, avancait les doigts pour etrangler Severine, lorsque, d'elle-meme, elle ceda a l'habitude prise, se tourna et eteignit la lampe. Alors, il l'emporta, ils se coucherent. Ce fut une de leurs plus ardentes nuits d'amour, la meilleure, la seule ou ils se sentirent confondus, disparus l'un dans l'autre. Brises de ce bonheur, aneantis au point de ne plus sentir leur corps, ils ne s'endormirent pourtant pas, ils resterent lies d'une etreinte. Et, comme pendant la nuit des aveux, a Paris, dans la chambre de la mere Victoire, lui l'ecoutait, silencieux, tandis qu'elle, la bouche collee a son oreille, chuchotait tres bas des paroles sans fin. Peut-etre, ce soir-la, avait-elle senti la mort passer sur sa nuque, avant d'eteindre la lampe. Jusqu'a ce jour, elle etait demeuree souriante, inconsciente, sous la continuelle menace de meurtre, aux bras de son amant. Mais elle venait d'en avoir le petit frisson froid, et c'etait cette epouvante inexpliquee qui la nouait si etroitement a cette poitrine d'homme, dans un besoin de protection. Son leger souffle etait comme le don meme de sa personne. --Oh! mon cheri, si tu avais pu, que nous aurions ete heureux la-bas...! Non, non, je ne te demande plus de faire ce que tu ne peux pas faire; seulement, je regrette tant notre reve!... J'ai eu peur, tout a l'heure. Je ne sais pas, il me semble que quelque chose me menace. C'est un enfantillage sans doute: a chaque minute, je me retourne, comme si quelqu'un etait la, pret a me frapper... Et je n'ai que toi, mon cheri, pour me defendre. Toute ma joie depend de toi, tu es maintenant ma seule raison de vivre. Sans repondre, il la serra davantage, mettant dans cette pression ce qu'il ne disait point: son emotion, son desir sincere d'etre bon pour elle, l'amour violent qu'elle n'avait pas cesse de lui inspirer. Et il avait encore voulu la tuer, ce soir-la; car, si elle ne s'etait pas tournee, pour eteindre la lampe, il l'aurait etranglee, c'etait certain. Jamais il ne guerirait, les crises revenaient au hasard des faits, sans qu'il put meme en decouvrir, en discuter les causes. Ainsi, pourquoi ce soir-la, lorsqu'il la retrouvait fidele, d'une passion elargie et confiante? Etait-ce donc que plus elle l'aimait, plus il la voulait posseder, jusqu'a la detruire, dans ces tenebres effrayantes de l'egoisme du male? L'avoir comme la terre, morte! --Dis, mon cheri, pourquoi donc ai-je peur? Sais-tu, toi, quelque chose qui me menace? --Non, non, sois tranquille, rien ne te menace. --C'est que tout mon corps tremble, par moments. Il y a, derriere moi, un continuel danger, que je ne vois pas, mais que je sens bien... Pourquoi donc ai-je peur? --Non, non, n'aie pas peur... Je t'aime, je ne laisserai personne te faire du mal... Vois, comme cela est bon, d'etre ainsi, l'un dans l'autre! Il y eut un silence, delicieux. --Ah! mon cheri, continua-t-elle de son petit souffle de caresse, des nuits et des nuits encore, toutes pareilles a celle-ci, des nuits sans fin ou nous serions comme ca, a ne faire qu'un... Tu sais, nous vendrions cette maison, nous partirions avec l'argent, pour rejoindre en Amerique ton ami, qui t'attend toujours... Pas un jour je ne me couche, sans arranger notre vie la-bas... Et, tous les soirs, ce serait comme ce soir. Tu me prendrais, je serais a toi, nous finirions par nous endormir aux bras l'un de l'autre... Mais tu ne peux pas, je le sais. Si je t'en parle, ce n'est pas pour te faire de la peine, c'est parce que ca me sort du coeur, malgre moi. Une decision brusque, qu'il avait deja prise si souvent, envahit Jacques: tuer Roubaud, pour ne pas la tuer, elle. Cette fois, comme les autres, il crut en avoir la volonte absolue, inebranlable. --Je n'ai pas pu, murmura-t-il a son tour, mais je pourrai. Ne te l'ai-je pas promis? Elle protesta, faiblement. --Non, ne promets pas, je t'en prie... Nous en sommes malades apres, quand le courage t'a manque... Et puis, c'est affreux, il ne faut pas, non, non! il ne faut pas. --Si, tu le sais bien, il le faut, au contraire. C'est parce qu'il le faut, que j'en trouverai la force... Je voulais t'en parler, et nous allons en parler, puisque nous sommes la, seuls, tranquilles a ne pas voir nous-memes la couleur de nos paroles. Deja, elle se resignait, soupirante, le coeur gonfle, battant a si grands coups, qu'il le sentait battre contre son propre coeur. --Oh! mon Dieu! tant que ca ne devait pas se faire, je le desirais... Mais, a present que ca devient serieux, je ne vais plus vivre. Et ils se turent, il y eut un nouveau silence, sous le poids lourd de cette resolution. Autour d'eux, ils sentaient le desert, la desolation de ce pays farouche. Ils avaient tres chaud, les membres moites, enlaces, fondus ensemble. Puis, comme, d'une caresse errante, il lui mettait des baisers au cou, sous le menton, ce fut elle qui reprit son leger murmure. --Il faudrait qu'il vint ici... Oui, je pourrais l'appeler, sous un pretexte. Je ne sais pas lequel. Nous verrons plus tard... alors, n'est-ce pas? tu l'attendrais, tu te cacherais; et ca irait tout seul, car on est certain de n'etre pas derange, ici... Hein? c'est ca qu'il faut faire. Docile, tandis que ses levres descendaient du menton a la gorge, il se contenta de repondre: --Oui, oui. Mais, elle, tres reflechie, pesait chaque detail; et, au fur et a mesure que le plan se developpait dans sa tete, elle le discutait et l'ameliorait. --Seulement, mon cheri, ce serait trop bete de ne pas prendre nos precautions. Si nous devions nous faire arreter le lendemain, j'aimerais mieux rester comme nous sommes... vois-tu, j'ai lu ca, je ne me rappelle plus ou, dans un roman bien sur: le mieux serait de faire croire a un suicide... Il est si drole depuis quelque temps, si detraque et si sombre, que ca ne surprendrait personne d'apprendre brusquement qu'il est venu ici pour se tuer... Mais, voila, il s'agirait de trouver le moyen, d'arranger la chose, de facon que l'idee de suicide fut acceptable... N'est-ce pas? --Oui, sans doute. Elle cherchait, suffoquee un peu, parce qu'il lui ramassait la gorge sous ses levres, pour la baiser toute. --Hein? quelque chose qui cacherait la trace... Dis donc, c'est une idee! Si, par exemple, il avait ca au cou, nous n'aurions qu'a le prendre et a le porter, a nous deux, la, en travers de la voie. Comprends-tu? nous lui mettrions le cou sur un rail, de maniere a ce que le premier train le decapitat. On pourrait chercher ensuite, quand il aurait tout ca ecrase: plus de trou, plus rien!... Est-ce que ca va, dis? --Oui, ca va, c'est tres bien. Tous deux s'animaient, elle etait presque gaie et fiere d'avoir de l'imagination. A une caresse plus vive, elle fut parcourue d'un fremissement. --Non, laisse-moi, attends un peu... Car, mon cheri, j'y songe, ca ne va pas encore. Si tu restes ici avec moi, le suicide quand meme semblera louche. Il faut que tu partes. Entends-tu? demain, tu partiras, mais d'une facon ouverte, devant Cabuche, devant Misard, pour que ton depart soit bien etabli. Tu prendras le train a Barentin, tu descendras a Rouen, sous un pretexte; puis, des que la nuit sera tombee, tu reviendras, je te ferai entrer par-derriere. Il n'y a que quatre lieues, tu peux etre de retour en moins de trois heures... Cette fois, tout est regle. C'est fait, si tu le veux. --Oui, je le veux, c'est fait. Lui-meme, maintenant, reflechissait, ne la baisait plus, inerte. Et il y eut encore un silence, pendant qu'ils demeuraient ainsi, sans bouger, aux bras l'un de l'autre, comme aneantis dans l'acte futur, arrete, certain desormais. Puis, lentement, la sensation de leurs deux corps leur revint, et ils s'etouffaient d'une etreinte grandissante, lorsqu'elle s'arreta, les bras denoues. --Eh bien! et le pretexte pour le faire venir ici? Il ne pourra toujours prendre que le train de huit heures du soir, apres son service, et il n'arrivera pas avant dix heures: ca vaut mieux... Tiens! justement, cet acquereur pour la maison, dont Misard m'a parle, et qui doit visiter apres-demain matin! Voila, je vais telegraphier a mon mari, en me levant, que sa presence est absolument necessaire. Il sera la demain soir. Toi, tu partiras dans l'apres-midi, et tu pourras etre de retour avant qu'il arrive. Il fera nuit, pas de lune, rien qui nous gene... Tout s'arrange parfaitement. --Oui, parfaitement. Et, cette fois, emportes jusqu'a l'evanouissement, ils s'aimerent. Lorsqu'ils s'endormirent enfin, au fond du grand silence, en se tenant encore a pleins bras, il ne faisait pas jour, la pointe de l'aube commencait a blanchir les tenebres qui les avaient caches l'un a l'autre, comme enveloppes d'un manteau noir. Lui, jusqu'a dix heures, dormit d'un sommeil ecrase, sans un reve; et, quand il ouvrit les yeux, il etait seul, elle s'habillait dans sa chambre, de l'autre cote du palier. Une nappe de clair soleil entrait par la fenetre, incendiant les rideaux rouges du lit, les tentures rouges des murs, tout ce rouge dont flambait la piece; tandis que la maison tremblait du tonnerre d'un train, qui venait de passer. Ce devait etre ce train qui l'avait reveille. Ebloui, il regarda le soleil, le ruissellement rouge ou il etait; puis, il se souvint: c'etait decide, c'etait la nuit prochaine qu'il tuerait, lorsque ce grand soleil aurait disparu. Les choses se passerent, ce jour-la, ainsi que les avaient arretees Severine et Jacques. Elle, avant le dejeuner, pria Misard de porter a Doinville la depeche pour son mari; et, vers trois heures, comme Cabuche etait la, lui, ouvertement, fit ses preparatifs de depart. Meme, comme il partait, pour prendre a Barentin le train de quatre heures quatorze, le carrier l'accompagna, par desoeuvrement, par le sourd besoin qui le rapprochait de lui, heureux de retrouver chez l'amant un peu de la femme qu'il desirait. A Rouen, ou Jacques arriva a cinq heures moins vingt, il descendit, pres de la gare, dans une auberge que tenait une de ses payses. Le lendemain, il parlait de voir des camarades, avant d'aller a Paris reprendre son service. Mais il se dit tres fatigue, ayant trop presume de ses forces; et, des six heures, il se retira pour dormir, dans une chambre qu'il s'etait fait donner au rez-de-chaussee, avec une fenetre qui s'ouvrait sur une ruelle deserte. Dix minutes plus tard, il etait en route pour la Croix-de-Maufras, apres avoir enjambe cette fenetre, sans etre vu, en ayant bien soin de repousser le volet, de facon a pouvoir rentrer par la, secretement. Ce fut seulement a neuf heures un quart que Jacques se retrouva devant la maison solitaire, plantee de biais au bord de la voie, dans la detresse de son abandon. La nuit etait tres noire, pas une lueur n'eclairait la facade hermetiquement close. Et il eut encore au coeur le choc douloureux, ce coup d'affreuse tristesse, qui etait comme le pressentiment du malheur dont l'inevitable echeance l'attendait la. Ainsi que cela etait convenu avec Severine, il jeta trois petits cailloux dans le volet de la chambre rouge; puis, il passa derriere la maison, ou une porte, silencieusement, finit par s'ouvrir. L'ayant refermee derriere lui, il suivit des pas legers qui montaient l'escalier, a tatons. Mais, en haut, a la lueur de la grosse lampe brulant sur le coin d'une table, quand il apercut le lit deja defait, les vetements de la jeune femme jetes en travers d'une chaise, et elle-meme en chemise, les jambes nues, coiffee pour la nuit, avec ses cheveux epais, noues tres haut, degageant le cou, il resta immobile de surprise. --Comment! tu t'es couchee? --Sans doute, ca vaut beaucoup mieux... Une idee qui m'est venue. Tu comprends, quand il arrivera et que je descendrai lui ouvrir comme ca, il se mefiera encore moins. Je lui raconterai que j'ai ete prise de migraine. Deja Misard croit que je suis souffrante. ca me permettra de dire que je n'ai pas quitte cette chambre, lorsque demain matin on le retrouvera, lui, en bas, sur la voie. Mais Jacques fremissait, s'emportait. --Non, non, habille-toi... Il faut que tu sois debout. Tu ne peux pas rester comme ca. Elle s'etait mise a sourire, etonnee. --Pourquoi donc, mon cheri? Ne t'inquiete pas, je t'assure que je n'ai pas froid du tout... Tiens! vois donc si j'ai chaud! D'un mouvement calin, elle s'approchait pour se pendre a lui de ses bras nus, levant sa gorge ronde, que decouvrait la chemise, glissee sur une epaule. Et, comme il se reculait, dans une irritation croissante, elle se fit docile. --Ne te fache pas, je vais me refourrer dans le lit. Tu n'auras plus peur que je prenne du mal. Lorsqu'elle fut recouchee, le drap au menton, il parut en effet se calmer un peu. D'ailleurs, elle continuait de parler d'un air tranquille, elle lui expliquait comment elle avait arrange les choses dans sa tete. --Des qu'il frappera, je descendrai lui ouvrir. D'abord, j'avais l'idee de le laisser monter jusqu'ici, ou tu l'aurais attendu. Mais, pour le redescendre, ca aurait complique encore; et puis, dans cette chambre, c'est du parquet, tandis que le vestibule est dalle, ce qui me permettra de laver aisement, s'il y a des taches... Meme, en me deshabillant tout a l'heure, je songeais a un roman, ou l'auteur raconte qu'un homme, pour en tuer un autre, s'etait mis tout nu. Tu comprends? on se lave apres, on n'a pas sur ses vetements une seule eclaboussure... Hein! si tu te deshabillais toi aussi, si nous enlevions nos chemises? Effare, il la regarda. Mais elle avait sa figure douce, ses yeux clairs de petite fille, simplement preoccupee de la bonne conduite de l'affaire, pour la reussite. Tout cela se passait dans sa tete. Lui, a cette evocation de leurs deux nudites, sous l'eclaboussement du meurtre, etait repris, secoue jusqu'aux os, du frisson abominable. --Non, non!... Comme des sauvages, alors. Pourquoi pas lui manger le coeur? Tu le detestes donc bien? La face de Severine s'etait brusquement assombrie. Cette question la rejetait, de ses preparatifs de menagere prudente, dans l'horreur de l'acte. Des larmes noyerent ses yeux. --J'ai trop souffert depuis quelques mois, je ne puis guere l'aimer. Cent fois, je t'ai dit: tout, plutot que de rester avec cet homme une semaine encore. Mais, tu as raison, c'est affreux d'en venir la, il faut vraiment que nous ayons l'envie d'etre heureux ensemble... Enfin, nous descendrons sans lumiere. Tu te mettras derriere la porte, et quand je l'aurai ouverte et qu'il sera entre, tu feras comme tu voudras... Moi, si je m'en occupe, c'est pour t'aider, c'est pour que tu n'aies pas le souci a toi seul. J'arrange ca le mieux que je peux. Devant la table, il s'etait arrete, en voyant le couteau, l'arme qui avait deja servi au mari lui-meme, et qu'elle venait de mettre evidemment la, pour qu'il l'en frappat a son tour. Grand ouvert, le couteau luisait sous la lampe. Il le prit, l'examina. Elle se taisait, regardant elle aussi. Puisqu'il le tenait, il etait inutile de lui en parler. Et elle ne continua que lorsqu'il l'eut repose sur la table. --N'est-ce pas? mon cheri, ce n'est pas moi qui te pousse. Il en est temps encore, va-t'en, si tu ne peux pas. Mais, d'un geste violent, il s'entetait. --Est-ce que tu me prends pour un lache? Cette fois, c'est fait, c'est jure! A ce moment, la maison fut ebranlee par le tonnerre d'un train, qui passait en coup de foudre, si pres de la chambre, qu'il semblait la traverser de son grondement; et il ajouta: --Voici son train, le direct de Paris. Il est descendu a Barentin, il sera ici dans une demi-heure. Et ni Jacques ni Severine ne parlerent plus, un long silence regna. La-bas, ils voyaient cet homme qui s'avancait par les sentiers etroits, a travers la nuit noire. Lui, mecaniquement, s'etait mis a marcher aussi dans la chambre, comme s'il eut compte les pas de l'autre, que chaque enjambee rapprochait un peu. Encore un, encore un; et, au dernier, il serait embusque derriere la porte du vestibule, il lui planterait le couteau dans le cou, des qu'il entrerait. Elle, le drap toujours au menton, couchee sur le dos, avec ses grands yeux fixes, le regardait aller et venir, l'esprit berce par la cadence de sa marche, qui lui arrivait comme un echo des pas lointains, la-bas. Sans cesse un autre apres un autre, rien ne les arreterait plus. Quand il y en aurait assez, elle sauterait du lit, descendrait ouvrir, pieds nus, sans lumiere. <> Et il ne repondrait meme pas, il tomberait dans l'obscurite, la gorge ouverte. De nouveau, un train passa, un descendant celui-ci, l'omnibus qui croisait le direct devant la Croix-de-Maufras, a cinq minutes de distance. Jacques s'etait arrete, surpris. Cinq minutes seulement! comme ce serait long, d'attendre une demi-heure! Un besoin de mouvement le poussait, il se remit a aller d'un bout de la chambre a l'autre. Il s'interrogeait deja, inquiet, pareil a ces males qu'un accident nerveux frappe dans leur virilite: pourrait-il? Il connaissait bien, en lui, la marche du phenomene, pour l'avoir suivie a plus de dix reprises: d'abord, une certitude, une resolution absolue de tuer; puis, une oppression au creux de la poitrine, un refroidissement des pieds et des mains; et, d'un coup, la defaillance, l'inutilite de la volonte sur les muscles devenus inertes. Afin de s'exciter par le raisonnement, il se repetait ce qu'il s'etait dit tant de fois: son interet a supprimer cet homme, la fortune qui l'attendait en Amerique, la possession de la femme qu'il aimait. Le pis etait que, tout a l'heure, en trouvant cette derniere demi-nue, il avait bien cru l'affaire manquee encore; car il cessait de s'appartenir, des que reparaissait son ancien frisson. Un instant, il venait de trembler devant la tentation trop forte, elle qui s'offrait, et ce couteau ouvert, qui etait la. Mais, maintenant, il restait solide, bande vers l'effort. Il pourrait. Et il continuait d'attendre l'homme, battant la chambre, de la porte a la fenetre, passant a chaque tour pres du lit, qu'il ne voulait point voir. Severine, dans ce lit, ou ils s'etaient aimes pendant les heures brulantes et noires de la nuit precedente, ne bougeait toujours pas. La tete immobile sur l'oreiller, elle le suivait d'un va-et-vient du regard, anxieuse elle aussi, agitee de la crainte que, cette nuit-la encore, il n'osat point. En finir, recommencer, elle ne voulait que cela, au fond de son inconscience de femme d'amour, complaisante a l'homme, toute a celui qui la tenait, sans coeur pour l'autre qu'elle n'avait jamais desire. On s'en debarrassait, puisqu'il genait, rien n'etait plus naturel; et elle devait reflechir, pour s'emouvoir de l'abomination du crime: des que l'image du sang, des complications horribles s'effacait de nouveau, elle retombait a son calme souriant, avec son visage d'innocence, tendre et docile. Cependant, elle, qui croyait bien connaitre Jacques, s'etonnait. Il avait sa tete ronde de beau garcon, ses cheveux frises, ses moustaches tres noires, ses yeux bruns diamantes d'or; mais sa machoire inferieure avancait tellement, dans une sorte de coup de gueule, qu'il s'en trouvait defigure. En passant pres d'elle, il venait de la regarder, comme malgre lui, et l'eclat de ses yeux s'etait terni d'une fumee rousse, tandis qu'il se rejetait en arriere, d'un recul de tout son corps. Qu'avait-il donc a l'eviter? Etait-ce que son courage, une fois de plus, l'abandonnait? Depuis quelque temps, dans l'ignorance du continuel danger de mort ou elle etait avec lui, elle expliquait la peur sans cause, instinctive, qu'elle eprouvait, par le pressentiment d'une rupture prochaine. Brusquement, elle eut la conviction que, si, tout a l'heure, il ne pouvait frapper, il fuirait pour ne plus jamais revenir. Alors, elle decida qu'il tuerait, qu'elle saurait lui en donner la force, s'il en etait besoin. A ce moment, un nouveau train passait, un train de marchandises interminable, dont la queue de wagons semblait rouler depuis une eternite, dans le silence lourd de la chambre. Et, soulevee sur un coude, elle attendait que cette secousse d'ouragan se fut perdue au loin, au fond de la campagne endormie: --Encore un quart d'heure, dit Jacques tout haut. Il a depasse le bois de Becourt, il est a moitie route. Ah! que c'est long! Mais, comme il revenait vers la fenetre, il trouva, debout devant le lit, Severine en chemise. --Si nous descendions avec la lampe, expliqua-t-elle. Tu verrais l'endroit, tu te placerais, je te montrerais comment j'ouvrirai la porte et quel mouvement tu auras a faire. Lui, tremblant, reculait. --Non, non! pas la lampe! --Ecoute donc, nous la cacherons ensuite. Il faut pourtant se rendre compte. --Non, non! recouche-toi! Elle n'obeissait pas, elle marchait sur lui, au contraire, avec le sourire invincible et despotique de la femme qui se sait toute-puissante par le desir. Quand elle le tiendrait dans ses bras, il cederait a sa chair, il ferait ce qu'elle voudrait. Et elle continuait de parler, d'une voix de caresse, pour le vaincre. --Voyons, mon cheri, qu'as-tu? On dirait que tu as peur de moi. Des que je m'approche, tu sembles m'eviter. Et si tu savais, en ce moment, comme j'ai besoin de m'appuyer a toi, de sentir que tu es la, que nous sommes bien d'accord, pour toujours, toujours, entends-tu! Elle avait fini par l'acculer a la table, et il ne pouvait la fuir davantage, il la regardait, dans la vive clarte de la lampe. Jamais il ne l'avait vue ainsi, la chemise ouverte, coiffee si haut, qu'elle etait toute nue, le cou nu, les seins nus. Il etouffait, luttant, deja emporte, etourdi par le flot de son sang, dans l'abominable frisson. Et il se souvenait que le couteau etait la, derriere lui, sur la table: il le sentait, il n'avait qu'a allonger la main. D'un effort, il parvint encore a begayer: --Recouche-toi, je t'en supplie. Mais elle ne s'y trompait pas: c'etait la trop grande envie d'elle qui le faisait ainsi trembler. Elle-meme en avait une sorte d'orgueil. Pourquoi lui aurait-elle obei, puisqu'elle voulait etre aimee, ce soir-la, autant qu'il pouvait l'aimer, jusqu'a en etre fou? D'une souplesse caline, elle se rapprochait toujours, etait sur lui. --Dis, embrasse-moi... Embrasse-moi bien fort, comme tu m'aimes. Cela nous donnera du courage... Ah! oui, du courage, nous en avons besoin! Il faut s'aimer autrement que les autres, plus que tous les autres, pour faire ce que nous allons faire... Embrasse-moi de tout ton coeur, de toute ton ame. Etrangle, il ne soufflait plus. Une clameur de foule, dans son crane, l'empechait d'entendre; tandis que des morsures de feu, derriere les oreilles, lui trouaient la tete, gagnaient ses bras, ses jambes, le chassaient de son propre corps, sous le galop de l'autre, la bete envahissante. Ses mains n'allaient plus etre a lui, dans l'ivresse trop forte de cette nudite de femme. Les seins nus s'ecrasaient contre ses vetements, le cou nu se tendait, si blanc, si delicat, d'une irresistible tentation; et l'odeur chaude et apre, souveraine, achevait de le jeter a un furieux vertige, un balancement sans fin, ou sombrait sa volonte, arrachee, aneantie. --Embrasse-moi, mon cheri, pendant que nous avons une minute encore... Tu sais qu'il va etre la. Maintenant, s'il a marche vite, d'une seconde a l'autre, il peut frapper... Puisque tu ne veux pas que nous descendions, rappelle-toi bien: moi, j'ouvrirai; toi, tu seras derriere la porte; et n'attends pas, tout de suite, oh! tout de suite, pour en finir... Je t'aime tant, nous serons si heureux! Lui, n'est qu'un mauvais homme qui m'a fait souffrir, qui est l'unique obstacle a notre bonheur... Embrasse-moi, oh! si fort, si fort! embrasse-moi comme si tu me mangeais, pour qu'il ne reste plus rien de moi en dehors de toi! Jacques, sans se retourner, de sa main droite, tatonnante en arriere, avait pris le couteau. Et, un instant, il resta ainsi, a le serrer dans son poing. Etait-ce sa soif qui etait revenue, de venger des offenses tres anciennes, dont il aurait perdu l'exacte memoire, cette rancune amassee de male en male, depuis la premiere tromperie au fond des cavernes? Il fixait sur Severine ses yeux fous, il n'avait plus que le besoin de la jeter morte sur son dos, ainsi qu'une proie qu'on arrache aux autres. La porte d'epouvante s'ouvrait sur ce gouffre noir du sexe, l'amour jusque dans la mort, detruire pour posseder davantage. --Embrasse-moi, embrasse-moi... Elle renversait son visage soumis, d'une tendresse suppliante, decouvrait son cou nu, a l'attache voluptueuse de la gorge. Et lui, voyant cette chair blanche, comme dans un eclat d'incendie, leva le poing, arme du couteau. Mais elle avait apercu l'eclair de la lame, elle se rejeta en arriere, beante de surprise et de terreur. --Jacques, Jacques... Moi, mon Dieu! Pourquoi? pourquoi? Les dents serrees, il ne disait pas un mot, il la poursuivait. Une courte lutte la ramena pres du lit. Elle reculait, hagarde, sans defense, la chemise arrachee. --Pourquoi? mon Dieu! pourquoi? Et il abattit le poing, et le couteau lui cloua la question dans la gorge. En frappant, il avait retourne l'arme, par un effroyable besoin de la main qui se contentait: le meme coup que pour le president Grandmorin, a la meme place, avec la meme rage. Avait-elle crie? il ne le sut jamais. A cette seconde, passait l'express de Paris, si violent, si rapide, que le plancher en trembla; et elle etait morte, comme foudroyee dans cette tempete. Immobile, Jacques maintenant la regardait, allongee a ses pieds, devant le lit. Le train se perdait au loin, il la regardait dans le lourd silence de la chambre rouge. Au milieu de ces tentures rouges, de ces rideaux rouges, par terre, elle saignait beaucoup, d'un flot rouge qui ruisselait entre les seins, s'epandait sur le ventre, jusqu'a une cuisse, d'ou il retombait en grosses gouttes sur le parquet. La chemise, a moitie fendue, en etait trempee. Jamais il n'aurait cru qu'elle avait tant de sang. Et ce qui le retenait, hante, c'etait le masque d'abominable terreur que prenait, dans la mort, cette face de femme jolie, douce, si docile. Les cheveux noirs s'etaient dresses, un casque d'horreur, sombre comme la nuit. Les yeux de pervenche, elargis demesurement, questionnaient encore, eperdus, terrifies du mystere. Pourquoi, pourquoi l'avait-il assassinee? Et elle venait d'etre broyee, emportee dans la fatalite du meurtre, en inconsciente que la vie avait roulee de la boue dans le sang, tendre et innocente quand meme, sans qu'elle eut jamais compris. Mais Jacques s'etonna. Il entendait un reniflement de bete, grognement de sanglier, rugissement de lion; et il se tranquillisa, c'etait lui qui soufflait. Enfin, enfin! il s'etait donc contente, il avait tue! Oui, il avait fait ca. Une joie effrenee, une jouissance enorme le soulevait, dans la pleine satisfaction de l'eternel desir. Il en eprouvait une surprise d'orgueil, un grandissement de sa souverainete de male. La femme, il l'avait tuee, il la possedait, comme il desirait depuis si longtemps la posseder, tout entiere, jusqu'a l'aneantir. Elle n'etait plus, elle ne serait jamais plus a personne. Et un souvenir aigu lui revenait, celui de l'autre assassine, le cadavre du president Grandmorin, qu'il avait vu, par la nuit terrible, a cinq cents metres de la. Ce corps delicat, si blanc, raye de rouge, c'etait la meme loque humaine, le pantin casse, la chiffe molle, qu'un coup de couteau fait d'une creature. Oui, c'etait ca. Il avait tue, et il y avait ca par terre. Comme l'autre, elle venait de culbuter, mais sur le dos, les jambes ecartees, le bras gauche replie sous le flanc, le droit tordu, a demi arrache de l'epaule. N'etait-ce pas cette nuit-la que, le coeur battant a grands coups, il s'etait jure d'oser a son tour, dans un prurit de meurtre qui s'exasperait comme une concupiscence, au spectacle de l'homme egorge? Ah! n'etre pas lache, se satisfaire, enfoncer le couteau! Obscurement, cela avait germe, avait grandi en lui; pas une heure, depuis un an, sans qu'il eut marche vers l'inevitable; meme au cou de cette femme, sous ses baisers, le sourd travail s'achevait; et les deux meurtres s'etaient rejoints, l'un n'etait-il pas la logique de l'autre? Un vacarme d'ecroulement, une secousse du plancher tirerent Jacques de la contemplation beante ou il restait, en face de la morte. Les portes volaient-elles en eclat? Etaient-ce des gens pour l'arreter? Il regarda, ne retrouva autour de lui que la solitude sourde et muette. Ah! oui, un train encore! Et cet homme qui allait frapper en bas, cet homme qu'il voulait tuer! Il l'avait oublie completement. S'il ne regrettait rien, deja il se jugeait imbecile. Quoi? que s'etait-il passe? La femme qu'il aimait, dont il etait aime passionnement, gisait sur le parquet, la gorge ouverte; tandis que le mari, l'obstacle a son bonheur, vivait encore, avancait toujours, pas a pas, dans les tenebres. Cet homme que, depuis des mois, epargnaient les scrupules de son education, les idees d'humanite lentement acquises et transmises, il n'avait pu l'attendre; et, au mepris de son interet, il venait d'etre emporte par l'heredite de violence, par ce besoin de meurtre qui, dans les forets premieres, jetait la bete sur la bete. Est-ce qu'on tue par raisonnement! On ne tue que sous l'impulsion du sang et des nerfs, un reste des anciennes luttes, la necessite de vivre et la joie d'etre fort. Il n'avait plus qu'une lassitude rassasiee, il s'effarait, cherchait a comprendre, sans trouver autre chose, au fond meme de sa passion satisfaite, que l'etonnement et l'amere tristesse de l'irreparable. La vue de la malheureuse, qui le regardait toujours, avec son interrogation terrifiee, lui devenait atroce. Il voulut detourner les yeux, il eut la sensation brusque qu'une autre figure blanche se dressait au pied du lit. Etait-ce donc un dedoublement de la morte? Puis, il reconnut Flore. Elle etait revenue, pendant qu'il avait la fievre, apres l'accident. Sans doute, elle triomphait, vengee a cette heure. Une epouvante le glaca, il se demanda ce qu'il faisait, a s'attarder ainsi, dans cette chambre. Il avait tue, il etait gorge, repu, ivre de l'effroyable vin du crime. Et il trebucha dans le couteau reste par terre, et il s'enfuit, descendit en roulant l'escalier, ouvrit la grande porte du perron comme si la petite porte n'eut pas ete assez large, se lanca dehors, dans la nuit d'encre, ou son galop se perdit, furieux. Il ne s'etait pas retourne, la maison louche, plantee de biais au bord de la voie, restait ouverte et desolee derriere lui, dans son abandon de mort. Cabuche, cette nuit-la comme les autres, avait franchi la haie du terrain, rodant sous la fenetre de Severine. Il savait bien que Roubaud etait attendu, il ne s'etonnait pas de la lumiere qui filtrait par la fente d'un volet. Mais cet homme bondissant du perron, ce galop enrage de bete s'eloignant dans la campagne, venaient de le clouer de surprise. Et il n'etait deja plus temps de se mettre a la poursuite du fuyard, le carrier restait effare, plein d'inquietude et d'hesitation devant la porte ouverte, baillant sur le grand trou noir du vestibule. Qu'arrivait-il donc? devait-il entrer? Le lourd silence, l'immobilite absolue, pendant que cette lampe continuait a bruler, la-haut, lui serraient le coeur d'une angoisse croissante. Enfin, Cabuche se decida, monta a tatons. Devant la porte de la chambre, laissee ouverte elle aussi, il s'arreta de nouveau. Dans la clarte tranquille, il lui semblait voir de loin un tas de jupons, devant le lit. Sans doute Severine etait deshabillee. Doucement, il appela, pris de trouble, les veines battant a grands coups. Puis, il apercut le sang, il comprit, s'elanca, avec un terrible cri qui sortait de son coeur dechire. Mon dieu! c'etait elle, assassinee, jetee la, dans sa nudite pitoyable. Il crut qu'elle ralait encore, il avait un tel desespoir, une honte si douloureuse, a la voir agoniser toute nue, qu'il la saisit d'un elan fraternel, a pleins bras, la souleva, la posa sur le lit, dont il rejeta le drap, pour la couvrir. Mais, dans cette etreinte, l'unique tendresse entre eux, il s'etait couvert de sang, les deux mains, la poitrine. Il ruisselait de son sang. Et, a cette minute, il vit que Roubaud et Misard etaient la. Ils venaient, eux egalement, de se decider a monter, en trouvant toutes les portes ouvertes. Le mari arrivait en retard, pour s'etre arrete a causer avec le garde-barriere, qui l'avait ensuite accompagne, en continuant la conversation. Tous deux, stupides, regardaient Cabuche, dont les mains saignaient comme celles d'un boucher. --Le meme coup que pour le president, finit par dire Misard, en examinant la blessure. Roubaud hocha la tete sans repondre, sans pouvoir detacher ses regards de Severine, de ce masque d'abominable terreur, les cheveux noirs dresses sur le front, les yeux bleus demesurement elargis, qui demandaient pourquoi. XII Trois mois plus tard, par une tiede nuit de juin, Jacques conduisait l'express du Havre, parti de Paris a six heures trente. Sa nouvelle machine, la machine 608, toute neuve, dont il avait le pucelage, disait-il, et qu'il commencait a bien connaitre, n'etait pas commode, retive, fantasque, ainsi que ces jeunes cavales qu'il faut dompter par l'usure, avant qu'elles se resignent au harnais. Il jurait souvent contre elle, regrettant la Lison; il devait la surveiller de pres, la main toujours sur le volant du changement de marche. Mais, cette nuit-la, le ciel etait d'une douceur si delicieuse, qu'il se sentait porte a l'indulgence, la laissant galoper un peu a sa fantaisie, heureux lui-meme de respirer largement. Jamais il ne s'etait mieux porte, sans remords, l'air soulage, dans une grande paix heureuse. Lui qui ne parlait jamais en route, plaisanta Pecqueux, qu'on lui avait laisse pour chauffeur. --Quoi donc? vous ouvrez l'oeil comme un homme qui n'a bu que de l'eau. Pecqueux, en effet, contre son habitude, semblait a jeun et tres sombre. Il repondit d'une voix dure: --Faut ouvrir l'oeil, quand on veut voir clair. Defiant, Jacques le regarda, en homme dont la conscience n'est point nette. La semaine precedente, il s'etait laisse aller aux bras de la maitresse du camarade, cette terrible Philomene, qui, depuis longtemps, se frottait a lui, comme une maigre chatte amoureuse. Et il n'y avait pas eu la seulement une minute de curiosite sensuelle, il cedait surtout au desir de faire une experience: etait-il definitivement gueri, maintenant qu'il avait contente son affreux besoin? celle-la, pourrait-il la posseder, sans lui planter un couteau dans la gorge? Deux fois deja, il l'avait eue, et rien, pas un malaise, pas un frisson. Sa grande joie, son air apaise et riant devait venir, meme a son insu, du bonheur de n'etre plus qu'un homme comme les autres. Pecqueux ayant ouvert le foyer de la machine, pour mettre du charbon, il l'arreta. --Non, non, ne la poussez pas trop, elle va bien. Alors, le chauffeur grogna de mauvaises paroles. --Ah! ouitche! bien... Une jolie farceuse, une belle saloperie!... Quand je pense qu'on tapait sur l'autre, la vieille, qui etait si docile!... Cette gourgandine-ci, ca ne vaut pas un coup de pied au cul. Jacques, pour ne pas avoir a se facher, evitait de repondre. Mais il sentait bien que l'ancien menage a trois n'etait plus; car la bonne amitie, entre lui, le camarade et la machine, s'en etait allee, a la mort de la Lison. Maintenant, on se querellait pour un rien, pour un ecrou trop serre, pour une pelletee de charbon mise de travers. Et il se promettait d'etre prudent avec Philomene, ne voulant pas en arriver a une guerre ouverte, sur cet etroit plancher mouvant qui les emportait, lui et son chauffeur. Tant que Pecqueux, par reconnaissance de n'etre point bouscule, de pouvoir faire de petits sommes et d'achever les paniers de provisions, s'etait fait son chien obeissant, devoue jusqu'a etrangler le monde, tous deux avaient vecu en freres, silencieux dans le danger quotidien, n'ayant pas besoin de paroles pour s'entendre. Mais cela allait devenir un enfer, si l'on ne se convenait plus, toujours cote a cote, secoues ensemble, pendant qu'on se mangerait. Justement, la Compagnie avait du, la semaine precedente, separer le mecanicien et le chauffeur de l'express de Cherbourg, parce que, desunis a cause d'une femme, le premier brutalisait le second qui n'obeissait plus: des coups, de vraies batailles en route, dans l'oubli complet de la queue de voyageurs roulant derriere eux, a toute vitesse. Deux fois encore, Pecqueux rouvrit le foyer, y jeta du charbon, par desobeissance, cherchant une dispute sans doute; et Jacques feignit de ne pas s'en apercevoir, l'air tout a la manoeuvre, avec l'unique precaution chaque fois de tourner le volant de l'injecteur, pour diminuer la pression. Il faisait si doux, le petit vent frais de la marche etait si bon, dans la chaude nuit de juillet! A onze heures cinq, lorsque l'express arriva au Havre, les deux hommes firent la toilette de la machine d'un air de bon accord, comme autrefois. Mais, au moment ou ils quittaient le depot pour aller se coucher rue Francois-Mazeline, une voix les appela. --On est donc bien presse? Entrez une minute! C'etait Philomene, qui, du seuil de la maison de son frere, devait guetter Jacques. Elle avait eu un mouvement de contrariete vive, en apercevant Pecqueux; et elle ne se decidait a les heler ensemble, que pour le plaisir de causer au moins avec son nouvel ami, quitte a subir la presence de l'ancien. --Fiche-nous la paix, hein! gronda Pecqueux. Tu nous embetes, nous avons sommeil. --Est-il aimable! reprit gaiement Philomene. Mais monsieur Jacques n'est pas comme toi, il prendrait tout de meme un petit verre... N'est-ce pas, monsieur Jacques? Le mecanicien allait refuser, par prudence, quand le chauffeur, brusquement, accepta, cedant a l'idee de les guetter et de se faire une certitude. Ils entrerent dans la cuisine, ils s'assirent devant la table, ou elle avait pose des verres et une bouteille d'eau-de-vie, en reprenant a voix plus basse: --Faut tacher de ne pas faire trop de bruit, parce que mon frere dort, la-haut, et qu'il n'aime guere que je recoive du monde. Puis, comme elle les servait, tout de suite elle ajouta: --A propos, vous savez que la mere Lebleu est claquee, ce matin... Oh! ca, je l'avais dit: ca la tuera, si on la met dans ce logement du derriere, une vraie prison. Elle a encore dure quatre mois, a se manger le sang de ne plus rien voir que du zinc... Et ce qui l'a achevee, des qu'il lui est devenu impossible de bouger de son fauteuil, c'a ete surement de ne plus pouvoir espionner mademoiselle Guichon et monsieur Dabadie, une habitude qu'elle avait prise. Oui, elle s'est enragee de n'avoir jamais rien surpris entre eux, elle en est morte. Philomene s'arreta, avala une gorgee d'eau-de-vie; et, avec un rire: --Sans doute qu'ils couchent ensemble. Seulement, ils sont si malins! Ni vu ni connu, je t'embrouille!... Je crois tout de meme que la petite madame Moulin les a vus un soir. Mais pas de danger qu'elle cause, celle-la: elle est trop bete, et d'ailleurs son mari, le sous-chef... De nouveau, elle s'interrompit pour s'ecrier: --Dites donc, c'est la semaine prochaine que ca se juge, a Rouen, l'affaire des Roubaud. Jusque-la, Jacques et Pecqueux l'avaient ecoutee, sans placer un mot. Le dernier la trouvait simplement bien bavarde; jamais, avec lui, elle ne faisait tant de frais de conversation; et il ne la quittait pas des yeux, peu a peu echauffe de jalousie, a la voir ainsi s'exciter devant son chef. --Oui, repondit le mecanicien d'un air de parfaite tranquillite, j'ai recu la citation. Philomene se rapprocha, heureuse de le froler du coude. --Moi aussi, je suis temoin... Ah! monsieur Jacques, lorsqu'on m'a interrogee a propos de vous, car vous savez qu'on a voulu connaitre la vraie verite sur vos rapports avec cette pauvre dame; oui, lorsqu'on m'a interrogee, j'ai dit au juge: <> N'est-ce pas? je vous avais vus ensemble, moi, j'etais bien placee pour en parler. --Oh! dit le jeune homme avec un geste d'indifference, je n'etais pas inquiet, je pouvais donner, heure par heure, l'emploi de mon temps... Si la Compagnie m'a garde, c'est qu'il n'y avait pas le plus petit reproche a me faire. Un silence regna, tous trois burent lentement. --Ca fait fremir, reprit Philomene. Cette bete feroce, ce Cabuche qu'on a arrete, encore tout couvert du sang de la pauvre dame! Faut-il qu'il y ait des hommes idiots! tuer une femme parce qu'on a envie d'elle, comme si ca les avancait a quelque chose, quand la femme n'est plus la!... et ce que je n'oublierai jamais de la vie, voyez-vous, c'est lorsque monsieur Cauche, la-bas, sur le quai, est venu arreter aussi monsieur Roubaud. J'y etais. Vous savez que ca s'est passe huit jours apres seulement, lorsque monsieur Roubaud, au lendemain de l'enterrement de sa femme, avait repris son service d'un air tranquille. Alors donc, monsieur Cauche lui a tape sur l'epaule, en disant qu'il avait l'ordre de l'emmener en prison. Vous pensez! eux qui ne se quittaient point, qui jouaient ensemble, les nuits entieres! Mais, quand on est commissaire, n'est-ce pas? on menerait son pere et sa mere a la guillotine, puisque c'est le metier qui veut ca. Il s'en fiche bien, monsieur Cauche! je l'ai encore apercu au cafe du Commerce, tantot, qui battait les cartes, sans plus s'inquieter de son ami que du grand Turc! Pecqueux, les dents serrees, allongea un coup de poing sur la table. --Tonnerre de Dieu! si j'etais a la place de ce cocu de Roubaud!... Vous couchiez avec sa femme, vous. Un autre la lui tue. Et voila qu'on l'envoie aux assises... Non, c'est a crever de rage! --Mais, grande bete, s'ecria Philomene, puisqu'on l'accuse d'avoir pousse l'autre a le debarrasser de sa femme, oui, pour des affaires d'argent, est-ce que je sais! Il parait qu'on a retrouve chez Cabuche la montre du president Grandmorin: vous vous rappelez, le monsieur qu'on a assassine en wagon, il y a dix-huit mois. Alors, on a raccroche ce mauvais coup avec le mauvais coup de l'autre jour, toute une histoire, une vraie bouteille a l'encre. Moi, je ne peux pas vous expliquer, mais c'etait sur le journal, il y en avait bien deux colonnes. Distrait, Jacques ne semblait pas meme ecouter. Il murmura: --A quoi bon s'en casser la tete, est-ce que ca nous regarde?... Si la justice ne sait pas ce qu'elle fait, ce n'est pas nous qui le saurons. Puis, il ajouta, les yeux perdus au loin, les joues envahies de paleur: --Dans tout cela, il n'y a que cette pauvre femme... Ah! la pauvre, la pauvre femme! --Moi, conclut violemment Pecqueux, moi qui en ai une, de femme, si quelqu'un s'avisait de la toucher, je commencerais par les etrangler tous les deux. Apres, on pourrait bien me couper le cou, ca me serait egal. Il y eut un nouveau silence. Philomene, qui remplissait une seconde fois les petits verres, affecta de hausser les epaules, en ricanant. Mais elle etait toute bouleversee au fond, elle l'etudiait d'un regard oblique. Il se negligeait beaucoup, tres sale, en guenilles, depuis que la mere Victoire, devenue impotente a la suite de sa fracture, avait du lacher son poste de la salubrite et se faire admettre dans un hospice. Elle n'etait plus la, tolerante et maternelle, pour lui glisser des pieces blanches, pour le raccommoder, ne voulant pas que l'autre, celle du Havre, l'accusat de tenir mal leur homme. Et Philomene, seduite par l'air mignon et propre de Jacques, faisait la degoutee. --C'est ta femme de Paris que tu etranglerais? demanda-t-elle par bravade. Pas de danger qu'on te l'enleve, celle-la! --Celle-la ou une autre! gronda-t-il. Mais deja elle trinquait, d'un air de plaisanterie. --A ta sante, tiens! Et apporte-moi ton linge, pour que je le fasse laver et repriser, car, vraiment, tu ne nous fais plus honneur, ni a l'une ni a l'autre... A votre sante, monsieur Jacques! Comme s'il fut sorti d'un songe, Jacques tressaillit. Dans l'absence complete de remords, dans ce soulagement, ce bien-etre physique ou il vivait depuis le meurtre, Severine passait ainsi parfois, apitoyant jusqu'aux larmes l'homme doux qui etait en lui. Et il trinqua, en disant precipitamment, pour cacher son trouble: --Vous savez que nous allons avoir la guerre? --Pas possible! s'ecria Philomene. Avec qui donc? --Mais avec les Prussiens... Oui, a cause d'un prince de chez eux qui veut etre roi en Espagne. Hier, a la Chambre, il n'a ete question que de cette histoire. Alors, elle se desola. --Ah bien! ca va etre drole! Ils nous ont deja assez embetes, avec leurs elections, leur plebiscite et leurs emeutes, a Paris!... Si l'on se bat, dites, est-ce qu'on prendra tous les hommes? --Oh! nous autres, nous sommes gares, on ne peut pas desorganiser les chemins de fer... Seulement, ce qu'on nous bousculerait, a cause du transport des troupes et des approvisionnements! Enfin, si ca arrive, il faudra bien faire son devoir. Et, sur ce mot, il se leva, en voyant qu'elle avait fini par glisser une de ses jambes sous les siennes, et que Pecqueux s'en apercevait, le sang au visage, serrant deja les poings. --Allons nous coucher, il est temps. --Oui, ca vaudra mieux, begaya le chauffeur. Il avait empoigne le bras de Philomene, il le serrait a le briser. Elle retint un cri de douleur, elle se contenta de souffler a l'oreille du mecanicien, pendant que l'autre achevait rageusement son petit verre: --Mefie-toi, c'est une vraie brute, quand il a bu. Mais, dans l'escalier, des pas lourds descendaient; et elle s'effara. --Mon frere!... Filez vite, filez vite! Les deux hommes n'etaient pas a vingt pas de la maison qu'ils entendirent des gifles, suivies de hurlements. Elle recevait une abominable correction, comme une petite fille prise en faute, le nez dans un pot de confitures. Le mecanicien s'etait arrete, pret a la secourir. Mais il fut retenu par le chauffeur. --Quoi? est-ce que ca vous regarde, vous?... Ah! la nom de Dieu de garce! s'il pouvait l'assommer! Rue Francois-Mazeline, Jacques et Pecqueux se coucherent, sans echanger une parole. Les deux lits se touchaient presque, dans l'etroite chambre; et, longtemps, ils resterent eveilles, les yeux ouverts, chacun a ecouter la respiration de l'autre. C'etait le lundi que devaient commencer, a Rouen, les debats de l'affaire Roubaud. Il y avait la un triomphe pour le juge d'instruction Denizet, car on ne tarissait pas d'eloges, dans le monde judiciaire, sur la facon dont il venait de mener a bien cette affaire compliquee et obscure: un chef-d'oeuvre de fine analyse, disait-on, une reconstitution logique de la verite, une creation veritable, en un mot. D'abord, des qu'il se fut transporte sur les lieux, a la Croix-de-Maufras, quelques heures apres le meurtre de Severine, M. Denizet fit arreter Cabuche. Tout designait ouvertement celui-ci, le sang dont il ruisselait, les depositions accablantes de Roubaud et de Misard, qui racontaient de quelle maniere ils l'avaient surpris, avec le cadavre, seul, eperdu. Interroge, presse de dire pourquoi et comment il se trouvait dans cette chambre, le carrier begaya une histoire, que le juge accueillit d'un haussement d'epaules, tellement elle lui parut niaise et classique. Il l'attendait, cette histoire, toujours la meme, de l'assassin imaginaire, du coupable invente, dont le vrai coupable disait avoir entendu la fuite, au travers de la campagne noire. Ce loup-garou etait loin, n'est-ce pas? s'il courait toujours. D'ailleurs, lorsqu'on lui demanda ce qu'il faisait devant la maison, a pareille heure, Cabuche se troubla, refusa de repondre, finit par declarer qu'il se promenait. C'etait enfantin, comment croire a cet inconnu mysterieux, assassinant, se sauvant, laissant toutes les portes ouvertes, sans avoir fouille un meuble ni emporte meme un mouchoir? D'ou serait-il venu? pourquoi aurait-il tue? Le juge, cependant, des le debut de son enquete, ayant su la liaison de la victime et de Jacques, s'inquieta de l'emploi du temps de ce dernier; mais, outre que l'accuse lui-meme reconnaissait avoir accompagne Jacques a Barentin, pour le train de quatre heures quatorze, l'aubergiste de Rouen jurait ses grands dieux que le jeune homme, couche tout de suite apres son diner, etait seulement sorti de sa chambre le lendemain, vers sept heures. Et puis, un amant n'egorge pas sans raison une maitresse qu'il adore, avec laquelle il n'a jamais eu l'ombre d'une querelle. Ce serait absurde. Non! non! il n'y avait qu'un assassin possible, un assassin evident, le repris de justice trouve la, les mains rouges, le couteau a ses pieds, cette bete brute qui faisait a la justice des contes a dormir debout. Mais, arrive a ce point, malgre sa conviction, malgre son flair qui, disait-il, le renseignait mieux que les preuves, M. Denizet eprouva un instant d'embarras. Dans une premiere perquisition, faite a la masure du prevenu, en pleine foret de Becourt, on n'avait absolument rien decouvert. Le vol n'ayant pu etre etabli, il fallait trouver un autre motif au crime. Brusquement, au hasard d'un interrogatoire, Misard le mit sur la voie, en racontant qu'il avait vu, une nuit, Cabuche escalader le mur de la propriete, pour regarder, par la fenetre de la chambre, madame Roubaud qui se couchait. Questionne a son tour, Jacques dit tranquillement ce qu'il savait, la muette adoration du carrier, le desir ardent dont il la poursuivait, toujours dans ses jupes, a la servir. Aucun doute n'etait donc plus permis: seule, une passion bestiale l'avait pousse; et tout se reconstruisait tres bien, l'homme revenant par la porte dont il pouvait avoir une clef, la laissant meme ouverte dans son trouble, puis la lutte qui avait amene le meurtre, enfin le viol interrompu seulement par l'arrivee du mari. Pourtant, une objection derniere se presenta, car il etait singulier que l'homme, sachant cette arrivee imminente, eut choisi justement l'heure ou le mari pouvait le surprendre; mais, a bien reflechir, cela se retournait contre le prevenu, achevait de l'accabler, en etablissant qu'il devait avoir agi sous l'empire d'une crise supreme du desir, affole par cette pensee que, s'il ne profitait pas de la minute ou Severine etait seule encore, dans cette maison isolee, jamais plus il ne l'aurait, puisqu'elle partait le lendemain. Des ce moment, la conviction du juge fut complete, inebranlable. Harcele d'interrogatoires, pris et repris dans l'echeveau savant des questions, insoucieux des pieges qui lui etaient tendus, Cabuche s'obstinait a sa version premiere. Il passait sur la route, il respirait l'air frais de la nuit, lorsqu'un individu l'avait frole en galopant, et d'une telle course, au fond des tenebres, qu'il ne pouvait meme dire de quel cote il fuyait. Alors, saisi d'inquietude, ayant jete un coup d'oeil sur la maison, il s'etait apercu que la porte en etait restee grande ouverte. Et il avait fini par se decider a monter, et il avait trouve la morte, chaude encore, qui le regardait de ses larges yeux, si bien que, pour la mettre sur le lit, la croyant vivante, il s'etait empli de sang. Il ne savait que ca, il ne repetait que ca, jamais il ne variait d'un detail, ayant l'air de s'enfermer dans une histoire arretee d'avance. Lorsqu'on cherchait a l'en faire sortir, il s'effarait, gardait le silence, en homme borne qui ne comprenait plus. La premiere fois que M. Denizet l'avait interroge sur la passion dont il brulait pour la victime, il etait devenu tres rouge, ainsi qu'un tout jeune garcon a qui l'on reproche sa premiere tendresse; et il avait nie, il s'etait defendu d'avoir reve de coucher avec cette dame, comme d'une chose tres vilaine, inavouable, une chose delicate et mysterieuse aussi, enfouie au plus profond de son coeur, dont il ne devait l'aveu a personne. Non, non! il ne l'aimait pas, il ne la voulait pas, on ne le ferait jamais causer de ce qui lui semblait etre une profanation maintenant qu'elle etait morte. Mais cet entetement a ne pas convenir d'un fait que plusieurs temoins affirmaient, tournait encore contre lui. Naturellement, d'apres la version de l'accusation, il avait interet a cacher le desir furieux ou il etait de cette malheureuse, qu'il devait egorger pour s'assouvir. Et, quand le juge, reunissant toutes les preuves, voulant lui arracher la verite en frappant le coup decisif, lui avait jete a la face ce meurtre et ce viol, il etait entre dans une rage folle de protestation. Lui, la tuer pour l'avoir! lui, qui la respectait comme une sainte! Les gendarmes, rappeles, avaient du le maintenir, tandis qu'il parlait d'etrangler toute la sacree boutique. Un gredin des plus dangereux en somme, sournois, mais dont la violence eclatait quand meme, avouant pour lui les crimes qu'il niait. L'instruction en etait la, le prevenu entrait en fureur, criait que c'etait l'autre, le fuyard mysterieux, chaque fois qu'on revenait a l'assassinat, lorsque M. Denizet fit une trouvaille, qui transforma l'affaire, en decupla soudain l'importance. Comme il le disait, il flairait des verites; aussi voulut-il, par une sorte de pressentiment, proceder lui-meme a une perquisition nouvelle, dans la masure de Cabuche; et il y decouvrit, simplement derriere une poutre, une cachette ou se trouvaient des mouchoirs et des gants de femme, sous lesquels etait une montre d'or, qu'il reconnut tout de suite, avec un grand saisissement de joie: c'etait la montre du president Grandmorin, tant cherchee par lui autrefois, une forte montre aux deux initiales entrelacees, portant a l'interieur du boitier le chiffre de fabrication 2516. Il en recut le coup de foudre, tout s'illumina, le passe se reliait au present, les faits qu'il rattachait l'enchantaient par leur logique. Mais les consequences allaient porter si loin, que, sans parler de la montre d'abord, il interrogea Cabuche sur les gants et les mouchoirs. Celui-ci, un instant, eut l'aveu aux levres: oui, il l'adorait, oui, il la desirait, jusqu'a baiser les robes qu'elle avait portees, jusqu'a ramasser, a voler derriere elle tout ce qui tombait de sa personne, des bouts de lacets, des agrafes, des epingles. Puis, une honte, une pudeur invincible, le fit se taire. Et, lorsque le juge, se decidant, lui mit la montre sous les yeux, il la regarda d'un air ahuri. Il se souvenait bien: cette montre, il avait eu la surprise de la trouver nouee dans le coin d'un mouchoir, pris sous un traversin, emporte chez lui comme une proie; ensuite, elle etait restee la, pendant qu'il se creusait la tete, a chercher de quelle facon la rendre. Seulement, a quoi bon raconter cela? Il faudrait confesser ses autres vols, ces chiffons, ce linge qui sentait bon, dont il etait si honteux. Deja on ne croyait rien de ce qu'il disait. D'ailleurs, lui-meme commencait a ne plus comprendre, tout se brouillait dans son crane d'homme simple, il entrait en plein cauchemar. Et il ne s'emportait meme plus, a l'accusation de meurtre; il restait hebete, il repetait a chaque question qu'il ne savait pas. Pour les gants et les mouchoirs, il ne savait pas. Pour la montre, il ne savait pas. On l'embetait, on n'avait qu'a le laisser tranquille et a le guillotiner tout de suite. M. Denizet, le lendemain, fit arreter Roubaud. Il avait lance le mandat, fort de sa toute-puissance, dans une de ces minutes d'inspiration ou il croyait au genie de sa perspicacite, avant meme d'avoir, contre le sous-chef, des charges suffisantes. Malgre de nombreuses obscurites encore, il devinait dans cet homme le pivot, la source de la double affaire; et il triompha tout de suite, lorsqu'il eut saisi la donation au dernier vivant que Roubaud et Severine s'etaient faite devant maitre Colin, notaire au Havre, huit jours apres etre rentres en possession de la Croix-de-Maufras. Des lors, l'histoire entiere se reconstruisit dans son crane, avec une certitude de raisonnement, une force d'evidence, qui donna a son echafaudage d'accusation une solidite si indestructible, que la verite elle-meme aurait semble moins vraie, entachee de plus de fantaisie et d'illogisme. Roubaud etait un lache, qui, a deux reprises, n'osant tuer lui-meme, s'etait servi du bras de Cabuche, cette bete violente. La premiere fois, ayant hate d'heriter du president Grandmorin, dont il connaissait le testament, sachant d'autre part la rancune du carrier contre celui-ci, il l'avait pousse a Rouen dans le coupe, apres lui avoir mis le couteau au poing. Puis, les dix mille francs partages, les deux complices ne se seraient peut-etre jamais revus, si le meurtre ne devait engendrer le meurtre. Et c'etait ici que le juge avait montre cette profondeur de psychologie criminelle qu'on admirait tant; car il le declarait aujourd'hui, jamais il n'avait cesse de surveiller Cabuche, sa conviction etait que le premier assassinat en amenerait mathematiquement un second. Dix-huit mois venaient de suffire: le menage des Roubaud s'etait gate, le mari avait mange les cinq mille francs au jeu, la femme en etait arrivee a prendre un amant, pour se distraire. Sans doute elle refusait de vendre la Croix-de-Maufras, de crainte qu'il n'en dissipat l'argent; peut-etre, dans leurs continuelles disputes, menacait-elle de le livrer a la justice. En tout cas, de nombreux temoignages etablissaient l'absolue desunion des deux epoux; et la, enfin, la consequence lointaine du premier crime s'etait produite: Cabuche reparaissait avec ses appetits de brute, le mari dans l'ombre lui remettait le couteau au poing, pour s'assurer definitivement la propriete de cette maison maudite, qui avait deja coute une vie humaine. Telle etait la verite, l'aveuglante verite, tout y aboutissait: la montre trouvee chez le carrier, surtout les deux cadavres, frappes du meme coup a la gorge, par la meme main, avec la meme arme, ce couteau ramasse dans la chambre. Pourtant, sur ce dernier point, l'accusation emettait un doute, la blessure du president paraissant avoir ete faite par une lame plus petite et plus tranchante. Roubaud, d'abord, repondit par oui et par non, de l'air somnolent et alourdi qu'il avait maintenant. Il ne semblait pas etonne de son arrestation, tout lui etait devenu egal, dans la lente desorganisation de son etre. Pour le faire causer, on lui avait donne un gardien a demeure, avec lequel il jouait aux cartes du matin au soir; et il etait parfaitement heureux. D'ailleurs, il restait convaincu de la culpabilite de Cabuche: lui seul pouvait etre l'assassin. Interroge sur Jacques, il avait hausse les epaules en riant, montrant ainsi qu'il connaissait les rapports du mecanicien et de Severine. Mais, lorsque M. Denizet, apres l'avoir tate, finit par developper son systeme, le poussant, le foudroyant de sa complicite, s'efforcant de lui arracher un aveu, dans le saisissement de se voir decouvert, il etait devenu tres circonspect. Que lui racontait-on la? Ce n'etait plus lui, c'etait le carrier qui avait tue le president, comme il avait tue Severine; et, les deux fois, c'etait pourtant lui le coupable, puisque l'autre frappait pour son compte et a sa place. Cette aventure compliquee le stupefiait, l'emplissait de mefiance: surement, on lui tendait un piege, on mentait pour le forcer a confesser sa part de meurtre, le premier crime. Des son arrestation, il s'etait bien doute que la vieille histoire repoussait. Confronte avec Cabuche, il declara ne pas le connaitre. Seulement, comme il repetait qu'il l'avait trouve rouge de sang, sur le point de violer sa victime, le carrier s'emporta, et une scene violente, d'une confusion extreme, vint encore embrouiller les choses. Trois jours se passerent, le juge multipliait les interrogatoires, certain que les deux complices s'entendaient pour lui jouer la comedie de leur hostilite. Roubaud, tres las, avait pris le parti de ne plus repondre, lorsque, tout d'un coup, dans une minute d'impatience, voulant en finir, cedant a un sourd besoin qui le travaillait depuis des mois, il lacha la verite, rien que la verite, toute la verite. Ce jour-la, justement, M. Denizet luttait de finesse, assis a son bureau, voilant ses yeux de ses lourdes paupieres, tandis que ses levres mobiles s'amincissaient, dans un effort de sagacite. Il s'epuisait depuis une heure en ruses savantes, avec ce prevenu epaissi, envahi d'une mauvaise graisse jaune, qu'il jugeait d'une astuce tres deliee, sous cette pesante enveloppe. Et il crut l'avoir traque pas a pas, enlace de toutes parts, pris au piege enfin, quand l'autre, avec un geste d'homme pousse a bout, s'ecria qu'il en avait assez, qu'il preferait avouer, pour qu'on ne le tourmentat pas davantage. Puisque, quand meme, on le voulait coupable, qu'il le fut au moins des vraies choses qu'il avait faites. Mais, a mesure qu'il contait l'histoire, sa femme souillee toute jeune par Grandmorin, sa rage de jalousie en apprenant ces ordures, et comment il avait tue, et pourquoi il avait pris les dix mille francs, les paupieres du juge se relevaient, dans un froncement de doute, tandis qu'une incredulite irresistible, l'incredulite professionnelle, distendait sa bouche, en une moue goguenarde. Il souriait tout a fait, lorsque l'accuse se tut. Le gaillard etait encore plus fort qu'il ne pensait: prendre le premier meurtre pour lui, en faire un crime purement passionnel, se laver ainsi de toute premeditation de vol, surtout de toute complicite dans l'assassinat de Severine, c'etait certes une manoeuvre hardie, qui indiquait une intelligence, une volonte peu communes. Seulement, cela ne tenait pas debout. --Voyons, Roubaud, il ne faut pas nous croire des enfants... Vous pretendez alors que vous etiez jaloux, ce serait dans un transport de jalousie que vous auriez tue? --Certainement. --Et si nous admettons ce que vous racontez, vous auriez epouse votre femme, en ne sachant rien de ses rapports avec le president... Est-ce vraisemblable? Tout au contraire prouverait, dans votre cas, la speculation offerte, discutee, acceptee. On vous donne une jeune fille elevee comme une demoiselle, on la dote, son protecteur devient le votre, vous n'ignorez pas qu'il lui laisse une maison de campagne par testament, et vous pretendez que vous ne vous doutiez de rien, absolument de rien! Allons donc, vous saviez tout, autrement votre mariage ne s'explique plus... D'ailleurs, la constatation d'un simple fait suffit a vous confondre. Vous n'etes pas jaloux, osez dire encore que vous etes jaloux. --Je dis la verite, j'ai tue dans une rage de jalousie. --Alors, apres avoir tue le president pour des rapports anciens, vagues, et que vous inventez du reste, expliquez-moi comment vous avez pu tolerer un amant a votre femme, oui, ce Jacques Lantier, un gaillard solide, celui-la! Tout le monde m'a parle de cette liaison, vous-meme ne m'avez pas cache que vous la connaissiez... Vous les laissiez libres d'aller ensemble, pourquoi? Affaisse, les yeux troubles, Roubaud regardait fixement le vide, sans trouver une explication. Il finit par begayer: --Je ne sais pas... J'ai tue l'autre, je n'ai pas tue celui-ci. --Ne me dites donc plus que vous etes un jaloux qui se venge, et je ne vous conseille pas de repeter ce roman a messieurs les jures, car ils en hausseraient les epaules... Croyez-moi, changez de systeme, la verite seule vous sauverait. Des ce moment, plus Roubaud s'enteta a la dire, cette verite, plus il fut convaincu de mensonge. Tout, d'ailleurs, tournait contre lui, a ce point que son ancien interrogatoire, lors de la premiere enquete, qui aurait du appuyer sa nouvelle version, puisqu'il y avait denonce Cabuche, devint au contraire la preuve d'une entente extraordinairement habile entre eux. Le juge raffinait la psychologie de l'affaire, avec un veritable amour du metier. Jamais, disait-il, il n'etait descendu si a fond de la nature humaine; et c'etait de la devination plus que de l'observation, car il se flattait d'etre de l'ecole des juges voyeurs et fascinateurs, ceux qui d'un coup d'oeil demontent un homme. Les preuves, du reste, ne manquaient plus, un ensemble ecrasant. Desormais, l'instruction avait une base solide, la certitude eclatait eblouissante, comme la lumiere du soleil. Et ce qui accrut encore la gloire de M. Denizet, ce fut qu'il apporta la double affaire d'un bloc, apres l'avoir reconstituee patiemment, dans le secret le plus profond. Depuis le succes bruyant du plebiscite, une fievre ne cessait d'agiter le pays, pareille a ce vertige qui precede et annonce les grandes catastrophes. C'etait, dans la societe de cette fin d'empire, dans la politique, dans la presse surtout, une continuelle inquietude, une exaltation ou la joie elle-meme prenait une violence maladive. Aussi, lorsque, apres l'assassinat d'une femme, au fond de cette maison isolee de la Croix-de-Maufras, on apprit par quel coup de genie le juge d'instruction de Rouen venait d'exhumer la vieille affaire Grandmorin et de la relier au nouveau crime, y eut-il une explosion de triomphe parmi les journaux officieux. De temps a autre, en effet, reparaissaient encore, dans les feuilles de l'opposition, les plaisanteries sur l'assassin legendaire, introuvable, cette invention de la police, mise en avant pour cacher les turpitudes de certains grands personnages compromis. Et la reponse allait etre decisive, l'assassin et son complice etaient arretes, la memoire du president Grandmorin sortirait intacte de l'aventure. Les polemiques recommencerent, l'emotion grandit de jour en jour, a Rouen et a Paris. En dehors de ce roman atroce qui hantait les imaginations, on se passionnait, comme si la verite enfin decouverte, irrefutable, devait consolider l'Etat. Pendant toute une semaine, la presse deborda de details. Mande a Paris, M. Denizet se presenta rue du Rocher, au domicile personnel du secretaire general, M. Camy-Lamotte. Il le trouva debout, au milieu de son cabinet severe, le visage amaigri, fatigue davantage; car il declinait, envahi d'une tristesse dans son scepticisme, comme s'il eut pressenti, sous cet eclat d'apotheose, l'ecroulement prochain du regime qu'il servait. Depuis deux jours, il etait en proie a une lutte interieure, ne sachant encore quel usage il ferait de la lettre de Severine, qu'il avait gardee, cette lettre qui aurait ruine tout le systeme de l'accusation, en appuyant la version de Roubaud d'une preuve irrecusable. Personne au monde ne la connaissait, il pouvait la detruire. Mais, la veille, l'empereur lui avait dit qu'il exigeait, cette fois, que la justice suivit son cours, en dehors de toute influence, meme si son gouvernement devait en souffrir: un simple cri d'honnetete, peut-etre la superstition qu'un seul acte injuste, apres l'acclamation du pays, changerait le destin. Et, si le secretaire general n'avait pas pour lui de scrupules de conscience, ayant reduit les affaires de ce monde a une simple question de mecanique, il etait trouble de l'ordre recu, il se demandait s'il devait aimer son maitre jusqu'au point de lui desobeir. Tout de suite, M. Denizet triompha. --Eh bien, mon flair ne m'avait pas trompe, c'etait ce Cabuche qui avait frappe le president... Seulement, je l'accorde, l'autre piste aussi contenait un peu de la verite, et je sentais moi-meme que le cas de Roubaud restait louche... Enfin, nous les tenons tous les deux. M. Camy-Lamotte le regardait fixement, de ses yeux pales. --Alors, tous les faits du dossier qu'on m'a transmis sont prouves, et votre conviction est absolue? --Absolue, aucune hesitation possible... Tout s'enchaine, je ne me souviens pas d'une affaire, ou, malgre les apparentes complications, le crime ait suivi une marche plus logique, plus aisee a determiner d'avance. --Mais Roubaud proteste, prend le premier meurtre pour lui, raconte une histoire, sa femme defloree, lui affole de jalousie, tuant dans une crise de rage aveugle. Les feuilles de l'opposition racontent toutes cela. --Oh! elles le racontent comme un commerage, en n'osant elles-memes y croire. Jaloux, ce Roubaud qui facilitait les rendez-vous de sa femme avec un amant! Ah! il peut, en pleines assises, repeter ce conte, il n'arrivera pas a soulever le scandale cherche!... S'il apportait quelque preuve encore! mais il ne produit rien. Il parle bien de la lettre qu'il pretend avoir fait ecrire a sa femme et qu'on aurait du trouver dans les papiers de la victime... Vous, monsieur le secretaire general, qui avez classe ces papiers, vous l'auriez trouvee, n'est-ce pas? M. Camy-Lamotte ne repondit point. C'etait vrai, le scandale allait etre enterre enfin, avec le systeme du juge: personne ne croirait Roubaud, la memoire du president serait lavee des soupcons abominables, l'empire beneficierait de cette rehabilitation tapageuse d'une de ses creatures. Et, d'ailleurs, puisque ce Roubaud se reconnaissait coupable, qu'importait a l'idee de justice qu'il fut condamne pour une version ou pour l'autre! Il y avait bien Cabuche; mais, si celui-ci n'avait pas trempe dans le premier meurtre, il semblait etre reellement l'auteur du second. Puis, mon Dieu! la justice, quelle illusion derniere! Vouloir etre juste, n'etait-ce pas un leurre, quand la verite est si obstruee de broussailles? Il valait mieux etre sage, etayer d'un coup d'epaule cette societe finissante qui menacait ruine. --N'est-ce pas? repeta M. Denizet, vous ne l'avez pas trouvee, cette lettre? De nouveau, M. Camy-Lamotte leva les yeux sur lui; et tranquillement, seul maitre de la situation, prenant pour sa conscience le remords qui avait inquiete l'empereur, il repondit: --Je n'ai absolument rien trouve. Ensuite, souriant, tres aimable, il combla le juge d'eloges. A peine un pli leger des levres indiquait-il une invincible ironie. Jamais une instruction n'avait ete menee avec tant de penetration; et, c'etait chose decidee en haut lieu, on l'appellerait comme conseiller a Paris, apres les vacances. Il le reconduisit ainsi jusque sur le palier. --Vous seul avez vu clair, c'est vraiment admirable... Et, du moment que la verite parle, il n'y a rien qui la puisse arreter, ni l'interet des personnes, ni meme la raison d'etat... Marchez, que l'affaire suive son cours, quelles qu'en soient les consequences. --Le devoir de la magistrature est la tout entier, conclut M. Denizet, qui salua et partit, rayonnant. Lorsqu'il fut seul, M. Camy-Lamotte alluma d'abord une bougie; puis, il alla prendre, dans le tiroir ou il l'avait classee, la lettre de Severine. La bougie brulait tres haute, il deplia la lettre, voulut en relire les deux lignes; et le souvenir s'evoqua de cette criminelle delicate, aux yeux de pervenche, qui l'avait remue jadis d'une si tendre sympathie. Maintenant, elle etait morte, il la revoyait tragique. Qui savait le secret qu'elle avait du emporter? Certes, oui, une illusion, la verite, la justice! Il ne restait pour lui, de cette femme inconnue et charmante, que le desir d'une minute dont elle l'avait effleure et qu'il n'avait pas satisfait. Et, comme il approchait la lettre de la bougie, et qu'elle flambait, il fut pris d'une grande tristesse, d'un pressentiment de malheur: a quoi bon detruire cette preuve, charger sa conscience de cette action, si le destin etait que l'empire fut balaye, ainsi que la pincee de cendre noire, tombee de ses doigts? En moins d'une semaine, M. Denizet termina l'instruction. Il trouvait dans la Compagnie de l'Ouest une bonne volonte extreme, tous les documents desirables, tous les temoignages utiles; car elle aussi souhaitait vivement d'en finir, avec cette deplorable histoire d'un de ses employes, qui, remontant a travers les rouages compliques de son organisme, avait failli ebranler jusqu'a son conseil d'administration. Il fallait au plus vite couper le membre gangrene. Aussi, de nouveau, defilerent dans le cabinet du juge le personnel de la gare du Havre, M. Dabadie, Moulin et les autres, qui donnerent des details desastreux sur la mauvaise conduite de Roubaud; puis, le chef de gare de Barentin, M. Bessiere, ainsi que plusieurs employes de Rouen, dont les depositions avaient une importance decisive, relativement au premier meurtre; puis, M. Vandorpe, le chef de gare de Paris, le stationnaire Misard et le conducteur-chef Henri Dauvergne, ces deux derniers tres affirmatifs sur les complaisances conjugales du prevenu. Meme Henri, que Severine avait soigne a la Croix-de-Maufras, racontait qu'un soir, affaibli encore, il croyait avoir entendu les voix de Roubaud et de Cabuche se concertant devant sa fenetre; ce qui expliquait bien des choses et renversait le systeme des deux accuses, lesquels pretendaient ne pas se connaitre. Dans tout le personnel de la Compagnie, un cri de reprobation s'etait eleve, on plaignait les malheureuses victimes, cette pauvre jeune femme dont la faute avait tant d'excuses, ce vieillard si honorable, aujourd'hui lave des vilaines histoires qui couraient sur son compte. Mais le nouveau proces avait surtout reveille des passions vives dans la famille Grandmorin, et, de ce cote, si M. Denizet trouvait encore une aide puissante, il dut batailler pour sauvegarder l'integrite de son instruction. Les Lachesnaye chantaient victoire, car ils avaient toujours affirme la culpabilite de Roubaud, exasperes du legs de la Croix-de-Maufras, saignant d'avarice. Aussi, dans le retour de l'affaire, ne voyaient-ils qu'une occasion d'attaquer le testament; et, comme il n'existait qu'un moyen d'obtenir la revocation du legs, celui de frapper Severine de la decheance d'ingratitude, ils acceptaient en partie la version de Roubaud, la femme complice, l'aidant a tuer, non point pour se venger d'une infamie imaginaire, mais pour le voler; de sorte que le juge entra en conflit avec eux, avec Berthe surtout, tres apre contre l'assassinee, son ancienne amie, qu'elle chargeait abominablement, et que lui defendait, s'echauffant, s'emportant, des qu'on touchait a son chef-d'oeuvre, cet edifice de logique, si bien construit, comme il le declarait lui-meme d'un air d'orgueil, que, si l'on en deplacait une seule piece, tout croulait. Il y eut, a ce propos, dans son cabinet, une scene tres vive entre les Lachesnaye et madame Bonnehon. Celle-ci, favorable aux Roubaud jadis, avait du abandonner le mari; mais elle continuait de soutenir la femme, par une sorte de complicite tendre, tres tolerante au charme et a l'amour, toute bouleversee de ce romanesque tragique, eclabousse de sang. Elle fut tres nette, pleine du dedain de l'argent. Sa niece n'avait-elle pas honte de revenir sur cette question de l'heritage? Severine coupable, n'etaient-ce pas les pretendus aveux de Roubaud a accepter entierement, la memoire du president salie de nouveau? La verite, si l'instruction ne l'avait pas si ingenieusement etablie, il aurait fallu l'inventer, pour l'honneur de la famille. Et elle parla avec un peu d'amertume de la societe de Rouen, ou l'affaire faisait tant de bruit, cette societe sur laquelle elle ne regnait plus, maintenant que l'age venait et qu'elle perdait jusqu'a son opulente beaute blonde de deesse vieillie. Oui, la veille encore, chez madame Leboucq, la femme du conseiller, cette grande brune elegante qui la detronait, on avait chuchote les anecdotes gaillardes, l'aventure de Louisette, tout ce qu'inventait la malignite publique. A ce moment, M. Denizet etant intervenu, pour lui apprendre que M. Leboucq siegerait comme assesseur aux prochaines assises, les Lachesnaye se turent, ayant l'air de ceder, pris d'inquietude. Mais madame Bonnehon les rassura, certaine que la justice ferait son devoir: les assises seraient presidees par son vieil ami, M. Desbazeilles, a qui ses rhumatismes ne permettaient que le souvenir, et le second assesseur devait etre M. Chaumette, le pere du jeune substitut qu'elle protegeait. Elle etait donc tranquille, bien qu'un melancolique sourire eut paru sur ses levres, en nommant le dernier, dont on voyait depuis quelque temps le fils chez madame Leboucq, ou elle l'envoyait elle-meme, pour ne pas entraver son avenir. Lorsque le fameux proces vint enfin, le bruit d'une guerre prochaine, l'agitation qui gagnait la France entiere, nuisirent beaucoup au retentissement des debats. Rouen n'en passa pas moins trois jours dans la fievre, on s'ecrasait aux portes de la salle, les places reservees etaient envahies par des dames de la ville. Jamais l'ancien palais des ducs de Normandie n'avait vu une telle affluence de monde, depuis son amenagement en palais de justice. C'etait aux derniers jours de juin, des apres-midi chauds et ensoleilles, dont la clarte vive allumait les vitraux des dix fenetres, inondant de lumiere les boiseries de chene, le calvaire de pierre blanche qui se detachait au fond sur la tenture rouge semee d'abeilles, le celebre plafond du temps de Louis XII, avec ses compartiments de bois sculptes et dores, d'un vieil or tres doux. On etouffait deja, avant que l'audience fut ouverte. Des femmes se haussaient pour voir, sur la table des pieces a conviction, la montre de Grandmorin, la chemise tachee de sang de Severine et le couteau qui avait servi aux deux meurtres. Le defenseur de Cabuche, un avocat venu de Paris, etait egalement tres regarde. Aux bancs du jury, s'alignaient douze Rouennais, sangles dans des redingotes noires, epais et graves. Et, lorsque la cour entra, il se produisit une telle poussee, dans le public debout, que le president, tout de suite, dut menacer de faire evacuer la salle. Enfin, les debats etaient ouverts, les jures preterent serment, et l'appel des temoins agita de nouveau la foule d'un fremissement de curiosite: aux noms de madame Bonnehon et de M. de Lachesnaye, les tetes ondulerent; mais Jacques, surtout, passionna les dames, qui le suivirent des yeux. D'ailleurs, depuis que les accuses etaient la, chacun entre deux gendarmes, des regards ne les quittaient pas, des appreciations s'echangeaient. On leur trouvait l'air feroce et bas, deux bandits. Roubaud, avec son veston de couleur sombre, cravate en monsieur qui se neglige, surprenait par son air vieilli, sa face hebetee et crevant de graisse. Quant a Cabuche, il etait bien tel qu'on se l'imaginait, vetu d'une longue blouse bleue, le type meme de l'assassin, des poings enormes, des machoires de carnassier, enfin un de ces gaillards qu'il ne fait pas bon rencontrer au coin d'un bois. Et les interrogatoires confirmerent cette mauvaise impression, certaines reponses souleverent de violents murmures. A toutes les questions du president, Cabuche repondit qu'il ne savait pas: il ne savait pas comment la montre etait chez lui, il ne savait pas pourquoi il avait laisse fuir le veritable assassin; et il s'en tenait a son histoire de cet inconnu mysterieux, dont il disait avoir entendu le galop au fond des tenebres. Puis, interroge sur sa passion bestiale pour sa malheureuse victime, il s'etait mis a begayer, dans une si brusque et si violente colere, que les deux gendarmes l'avaient empoigne par les bras: non, non! il ne l'aimait point, il ne la desirait point, c'etaient des menteries, il aurait cru la salir, rien qu'a la vouloir, elle qui etait une dame, tandis que lui avait fait de la prison et vivait en sauvage! Ensuite, calme, il etait tombe dans un silence morne, ne lachant plus que des monosyllabes, indifferent a la condamnation qui pouvait le frapper. De meme, Roubaud s'en tint a ce que l'accusation appelait son systeme: il raconta comment et pourquoi il avait tue Grandmorin, il nia toute participation a l'assassinat de sa femme; mais il le faisait en phrases hachees, presque incoherentes, avec des pertes subites de memoire, les yeux si troubles, la voix si empatee, qu'il semblait par moments chercher et inventer les details. Et, le president le poussant, lui demontrant les absurdites de son recit, il finit par hausser les epaules, il refusa de repondre: a quoi bon dire la verite, puisque c'etait le mensonge qui etait logique? Cette attitude de dedain agressif a l'egard de la justice, lui fit le plus grand tort. On remarqua aussi le profond desinteressement ou les deux accuses etaient l'un de l'autre, comme une preuve d'entente prealable, tout un plan habile, suivi avec une extraordinaire force de volonte. Ils pretendaient ne pas se connaitre, ils se chargeaient meme, uniquement pour derouter le tribunal. Quand les interrogatoires furent termines, l'affaire etait jugee, tellement le president les avait menes avec adresse, de facon que Roubaud et Cabuche, culbutant dans les pieges tendus, parussent s'etre livres eux-memes. Ce jour-la, on entendit encore quelques temoins, sans importance. La chaleur etait devenue si insupportable, vers cinq heures, que deux dames s'evanouirent. Mais, le lendemain, la grosse emotion fut pour l'audition de certains temoins. madame Bonnehon eut un veritable succes de distinction et de tact. On ecouta avec interet les employes de la Compagnie, M. Vandorpe, M. Bessiere, M. Dabadie, M. Cauche surtout, ce dernier tres prolixe, qui conta comment il connaissait beaucoup Roubaud, ayant souvent fait avec lui sa partie, au cafe du Commerce. Henri Dauvergne repeta son temoignage accablant, la presque certitude ou il etait d'avoir, dans la somnolence de la fievre, entendu les voix sourdes des deux accuses, qui se concertaient; et, interroge sur Severine, il se montra tres discret, fit comprendre qu'il l'avait aimee, mais que la sachant a un autre, il s'etait efface loyalement. Aussi, lorsque cet autre, Jacques Lantier, fut introduit enfin, un bourdonnement monta de la foule, des personnes se leverent pour le mieux voir, il y eut meme, parmi les jures, un mouvement passionne d'attention. Jacques, tres tranquille, s'etait des deux mains appuye a la barre des temoins, du geste professionnel dont il avait l'habitude, lorsqu'il conduisait sa machine. Cette comparution qui aurait du le troubler profondement, le laissait dans une entiere lucidite d'esprit, comme si rien de l'affaire ne le regardat. Il allait deposer en etranger, en innocent; depuis le crime, pas un frisson ne lui etait venu, il ne songeait meme pas a ces choses, la memoire abolie, les organes dans un etat d'equilibre, de sante parfaite; la encore, a cette barre, il n'avait ni remords ni scrupules, d'une absolue inconscience. Tout de suite, il avait regarde Roubaud et Cabuche, de ses yeux clairs. Le premier, il le savait coupable, il lui adressa un leger signe de tete, un salut discret, sans songer qu'ouvertement aujourd'hui il etait l'amant de sa femme. Puis, il sourit au second, l'innocent, dont il aurait du occuper la place, sur ce banc: une bonne bete au fond, sous son air de bandit, un gaillard qu'il avait vu au travail, dont il avait serre la main. Et, plein d'aisance, il deposa, il repondit en petites phrases nettes aux questions du president, qui, apres l'avoir interroge sans mesure sur ses rapports avec la victime, lui fit raconter son depart de la Croix-de-Maufras, quelques heures avant le meurtre, comment il etait alle prendre le train a Barentin, comment il avait couche a Rouen. Cabuche et Roubaud l'ecoutaient, confirmaient ses reponses par leur attitude; et, a cette minute, entre ces trois hommes, monta une indicible tristesse. Un silence de mort s'etait fait dans la salle, une emotion venue ils ne savaient d'ou serra un instant les jures a la gorge: c'etait la verite qui passait, muette. A la question du president desirant savoir ce qu'il pensait de l'inconnu, evanoui dans les tenebres, dont le carrier parlait, Jacques se contenta de hocher la tete, comme s'il n'avait pas voulu accabler un accuse. Et un fait alors se produisit, qui acheva de bouleverser l'auditoire. Des pleurs parurent dans les yeux de Jacques, deborderent, ruisselerent sur ses joues. Ainsi qu'il l'avait revue deja, Severine venait de s'evoquer, la miserable assassinee dont il avait emporte l'image, avec ses yeux bleus elargis demesurement, ses cheveux noirs droits sur son front, comme un casque d'epouvante. Il l'adorait encore, une pitie immense l'avait pris, et il la pleurait a grandes larmes, dans l'inconscience de son crime, oubliant ou il etait, parmi cette foule. Des dames, gagnees par l'attendrissement, sangloterent. On trouva extremement touchante cette douleur de l'amant, lorsque le mari restait les yeux secs. Le president ayant demande a la defense si elle n'avait aucune question a poser au temoin, les avocats remercierent, tandis que les accuses hebetes accompagnaient du regard Jacques, qui retournait s'asseoir, au milieu de la sympathie generale. La troisieme audience fut prise tout entiere par le requisitoire du procureur imperial et par les plaidoiries des avocats. D'abord, le president avait presente un resume de l'affaire, ou, sous une affectation d'impartialite absolue, les charges de l'accusation etaient aggravees. Le procureur imperial, ensuite, ne parut pas jouir de tous ses moyens: il avait d'habitude plus de conviction, une eloquence moins vide. On mit cela sur le compte de la chaleur, qui etait vraiment accablante. Au contraire, le defenseur de Cabuche, l'avocat de Paris, fit grand plaisir, sans convaincre. Le defenseur de Roubaud, un membre distingue du barreau de Rouen, tira egalement tout le parti qu'il put de sa mauvaise cause. Fatigue, le ministere public ne repliqua meme pas. Et, lorsque le jury passa dans la salle des deliberations, il n'etait que six heures, le plein jour entrait encore par les dix fenetres, un dernier rayon allumait les armes des villes de Normandie, qui en decorent les impostes. Un grand bruit de voix monta sous l'antique plafond dore, des poussees d'impatience ebranlerent la grille de fer, separant les places reservees du public debout. Mais le silence redevint religieux, des que le jury et la cour reparurent. Le verdict admettait des circonstances attenuantes, le tribunal condamna les deux hommes aux travaux forces a perpetuite. Et ce fut une vive surprise, la foule s'ecoula en tumulte, quelques sifflets se firent entendre, comme au theatre. Dans tout Rouen, le soir meme, on parlait de cette condamnation, avec des commentaires sans fin. Selon l'avis general, c'etait un echec pour madame Bonnehon et pour les Lachesnaye. Une condamnation a mort, seule, semblait-il, aurait satisfait la famille; et, surement, des influences adverses avaient agi. Deja, on nommait tout bas madame Leboucq, qui comptait parmi les jures trois ou quatre de ses fideles. L'attitude de son mari, comme assesseur, n'avait sans doute rien offert d'incorrect; pourtant, on croyait s'etre apercu que, ni l'autre assesseur, M. Chaumette, ni meme le president, M. Desbazeilles, ne s'etaient sentis les maitres des debats, autant qu'ils l'auraient voulu. Peut-etre, simplement, le jury, pris de scrupules, venait-il, en accordant des circonstances attenuantes, de ceder au malaise de ce doute qui avait un moment traverse la salle, le vol silencieux de la melancolique verite. Au demeurant, l'affaire restait le triomphe du juge d'instruction, M. Denizet, dont rien n'avait pu entamer le chef-d'oeuvre; car la famille elle-meme perdit beaucoup de sympathies, lorsque le bruit courut que, pour ravoir la Croix-de-Maufras, M. de Lachesnaye, contrairement a la jurisprudence, parlait d'intenter une action en revocation, malgre la mort du donataire, ce qui etonnait de la part d'un magistrat. Au sortir du Palais, Jacques fut rejoint par Philomene, qui etait restee comme temoin; et elle ne le lacha plus, le retenant, tachant de passer cette nuit-la avec lui, a Rouen. Il ne devait reprendre son service que le lendemain, il voulut bien la garder a diner, dans l'auberge ou il pretendait avoir dormi la nuit du crime, pres de la gare; mais il ne coucherait pas, il etait absolument force de rentrer a Paris, par le train de minuit cinquante. --Tu ne sais pas, raconta-t-elle, comme elle se dirigeait a son bras vers l'auberge, je jurerais que, tout a l'heure, j'ai vu quelqu'un de notre connaissance... Oui, Pecqueux, qui me repetait encore, l'autre jour, qu'il ne ficherait pas les pieds a Rouen, pour l'affaire... Un moment, je me suis retournee, et un homme, dont je n'ai apercu que le dos, a file au milieu de la foule... Le mecanicien l'interrompit, en haussant les epaules. --Pecqueux est a Paris, en train de nocer, trop heureux des vacances que mon conge lui procure. --C'est possible... N'importe, mefions-nous, car c'est bien la plus sale rosse, quand il rage. Elle se pressa contre lui, elle ajouta, avec un coup d'oeil en arriere: --Et celui-la qui nous suit, tu le connais? --Oui, ne t'inquiete pas... Il a peut-etre bien quelque chose a me demander. C'etait Misard, qui, en effet, depuis la rue des Juifs, les accompagnait a distance. Il avait depose, lui aussi, d'un air ensommeille; et il etait reste, rodant autour de Jacques, sans se resoudre a lui poser une question, qu'il avait visiblement sur les levres. Lorsque le couple eut disparu dans l'auberge, il y entra a son tour, il se fit servir un verre de vin. --Tiens, c'est vous, Misard! s'ecria le mecanicien. Et, avec votre nouvelle femme, ca va? --Oui, oui, grogna le stationnaire. Ah! la bougresse, elle m'a bien fichu dedans. Hein? je vous ai conte ca, a mon autre voyage ici. Jacques s'egayait beaucoup de cette histoire. La Ducloux, l'ancienne servante louche que Misard avait prise pour garder la barriere, s'etait vite apercue, a le voir fouiller les coins, qu'il devait chercher un magot, cache par sa defunte; et une idee de genie lui etait venue, pour se faire epouser, celle de lui laisser entendre, par des reticences, par de petits rires, qu'elle l'avait trouve, elle. D'abord, il avait failli l'etrangler; puis, songeant que les mille francs lui echapperaient encore, s'il la supprimait comme l'autre, avant de les avoir, il etait devenu tres calin, tres gentil; mais elle le repoussait, elle ne voulait meme plus qu'il la touchat: non, non, quand elle serait sa femme, il aurait tout, elle et l'argent en plus. Et il l'avait epousee, et elle s'etait moquee, en le traitant de trop bete, croyant tout ce qu'on lui racontait. Le beau, c'etait que, mise au courant, s'allumant elle-meme a la contagion de sa fievre, elle cherchait desormais avec lui, aussi enragee. Ah! ces mille francs introuvables, ils les denicheraient bien un jour, maintenant qu'ils etaient deux! Ils cherchaient, ils cherchaient. --Alors, toujours rien? demanda Jacques goguenard. Elle ne vous aide donc pas, la Ducloux? Misard le regarda fixement; et il parla enfin. --Vous savez ou ils sont, dites-le-moi. Mais le mecanicien se fachait. --Je ne sais rien du tout, tante Phasie ne m'a rien donne, vous n'allez pas m'accuser de vol, peut-etre! --Oh! elle ne vous a rien donne: ca, c'est bien sur... Vous voyez que j'en suis malade. Si vous savez ou ils sont, dites-le-moi. --Eh! allez vous faire fiche! Prenez garde que je ne cause trop... Voyez donc dans la boite a sel, s'ils y sont. Bleme, les yeux ardents, Misard continuait a le regarder. Il eut comme une brusque illumination. --Dans la boite a sel, tiens! c'est vrai. Il y a, sous le tiroir, une cachette ou je n'ai pas fouille. Et il se hata de payer son verre de vin, et il courut au chemin de fer, voir s'il pourrait encore prendre le train de sept heures dix. La-bas, dans la petite maison basse, eternellement il chercherait. Le soir, apres le diner, en attendant le train de minuit cinquante, Philomene voulut emmener Jacques, par des ruelles noires, jusqu'a la campagne prochaine. Il faisait tres lourd, une nuit de juillet, ardente et sans lune, qui lui gonflait la gorge de gros soupirs, presque pendue a son cou. Deux fois, ayant cru entendre des pas derriere eux, elle s'etait retournee, sans apercevoir personne, tant les tenebres etaient epaisses. Lui, souffrait beaucoup de cette nuit d'orage. Dans son tranquille equilibre, cette sante parfaite dont il jouissait depuis le meurtre, il avait senti tout a l'heure, a table, un lointain malaise revenir, chaque fois que cette femme l'avait effleure de ses mains errantes. La fatigue sans doute, un enervement cause par la pesanteur de l'air. Maintenant, l'angoisse du desir renaissait plus vive, pleine d'une sourde epouvante, a la tenir ainsi, contre son corps. Cependant, il etait bien gueri, l'experience etait faite, puisqu'il l'avait deja possedee, la chair calme, pour se rendre compte. Son excitation devint telle, que la peur d'une crise l'aurait fait se degager de ses bras, si l'ombre qui la noyait ne l'avait rassure; car jamais, meme aux pires jours de son mal, il n'aurait frappe sans voir. Et, tout d'un coup, comme ils passaient pres d'un talus gazonne, dans un chemin desert, et qu'elle l'y entrainait, s'allongeant, le besoin monstrueux le reprit, il fut emporte par une rage, il chercha parmi l'herbe une arme, une pierre, pour lui en ecraser la tete. D'une secousse, il s'etait releve, et il fuyait deja, eperdu, et il entendit une voix d'homme, des jurons, toute une bataille. --Ah! garce, j'ai attendu jusqu'au bout, j'ai voulu etre sur! --Ce n'est pas vrai, lache-moi! --Ah! ce n'est pas vrai! Il peut courir, l'autre! je sais qui c'est, je le rattraperai bien!... Tiens! garce, dis encore que ce n'est pas vrai! Jacques galopait dans la nuit, non pour fuir Pecqueux, qu'il venait de reconnaitre; mais il se fuyait lui-meme, fou de douleur. Eh quoi! un meurtre n'avait pas suffi, il n'etait pas rassasie du sang de Severine, ainsi qu'il le croyait, le matin encore? Voila qu'il recommencait. Une autre, et puis une autre, et puis toujours une autre! Des qu'il se serait repu, apres quelques semaines de torpeur, sa faim effroyable se reveillerait, il lui faudrait sans cesse de la chair de femme pour la satisfaire. Meme, a present, il n'avait pas besoin de la voir, cette chair de seduction: rien qu'a la sentir tiede dans ses bras, il cedait au rut du crime, en male farouche qui eventre les femelles. C'etait fini de vivre, il n'y avait plus devant lui que cette nuit profonde, d'un desespoir sans bornes, ou il fuyait. Quelques jours se passerent. Jacques avait repris son service, evitant les camarades, retombe dans sa sauvagerie anxieuse d'autrefois. La guerre venait d'etre declaree, apres d'orageuses seances a la Chambre; et il y avait deja eu un petit combat d'avant-poste, heureux, disait-on. Depuis une semaine, les transports de troupes ecrasaient de fatigue le personnel des chemins de fer. Les services reguliers etaient detraques, de continuels trains imprevus amenaient des retards considerables; sans compter qu'on avait requisitionne les meilleurs mecaniciens, pour activer la concentration des corps d'armee. Et ce fut ainsi qu'un soir, au Havre, Jacques, au lieu de son express habituel, eut a conduire un train enorme, dix-huit wagons, absolument bondes de soldats. Ce soir-la, Pecqueux arriva au depot tres ivre. Le lendemain du jour ou il avait surpris Philomene et Jacques, il etait remonte sur la machine 608, comme chauffeur, avec ce dernier; et, depuis ce temps, il ne faisait aucune allusion, assombri, ayant l'air de ne point oser regarder son chef. Mais celui-ci le sentait de plus en plus revolte, refusant d'obeir, l'accueillant d'un grognement sourd, des qu'il lui donnait un ordre. Ils avaient fini par cesser completement de se parler. Cette tole mouvante, ce petit pont qui les emportait autrefois, si unis, n'etait plus a cette heure que la planche etroite et dangereuse ou se heurtait leur rivalite. La haine grandissait, ils en etaient a se devorer dans ces quelques pieds carres, filant a toute vitesse, et d'ou les aurait precipites la moindre secousse. Et, ce soir-la, en voyant Pecqueux ivre, Jacques se mefia; car il le savait trop sournois pour se facher a jeun, le vin seul dechainait en lui la brute. Le train qui devait partir vers six heures, fut retarde. Il etait nuit deja, lorsqu'on embarqua les soldats comme des moutons, dans des wagons a bestiaux. On avait simplement cloue des planches en guise de banquettes, on les empilait la-dedans, par escouades, bourrant les voitures au-dela du possible; si bien qu'ils s'y trouvaient assis les uns sur les autres, quelques-uns debout, serres a ne pas remuer un bras. Des leur arrivee a Paris, un autre train les attendait, pour les diriger sur le Rhin. Ils etaient deja ecrases de fatigue, dans l'ahurissement du depart. Mais, comme on leur avait distribue de l'eau-de-vie, et que beaucoup s'etaient repandus chez les debitants du voisinage, ils avaient une gaiete echauffee et brutale, tres rouges, les yeux hors de la tete. Et, des que le train s'ebranla, sortant de la gare, ils se mirent a chanter. Jacques, tout de suite, regarda le ciel, dont une vapeur d'orage cachait les etoiles. La nuit serait tres sombre, pas un souffle n'agitait l'air brulant; et le vent de la course, toujours si frais, semblait tiede. A l'horizon noir, il n'y avait d'autres feux que les etincelles vives des signaux. Il augmenta la pression pour franchir la grande rampe d'Harfleur a Saint-Romain. Malgre l'etude qu'il faisait d'elle depuis des semaines, il n'etait pas maitre encore de la machine 608, trop neuve, dont les caprices, les ecarts de jeunesse le surprenaient. Cette nuit-la, particulierement, il la sentait retive, fantasque, prete a s'emballer pour quelques morceaux de charbon de trop. Aussi, la main sur le volant du changement de marche, surveillait-il le feu, de plus en plus inquiet des allures de son chauffeur. La petite lampe qui eclairait le niveau de l'eau, laissait la plate-forme dans une penombre, que la porte du foyer, rougie, rendait violatre. Il distinguait mal Pecqueux, il avait eu aux jambes, a deux reprises, la sensation d'un frolement, comme si des doigts se fussent exerces a le prendre la. Mais ce n'etait sans doute qu'une maladresse d'ivrogne, car il l'entendait, dans le bruit, ricaner tres haut, casser son charbon, a coups de marteau exageres, se battre avec la pelle. Toutes les minutes, il ouvrait la porte, jetait du combustible sur la grille, en quantite deraisonnable. --Assez! cria Jacques. L'autre affecta de ne pas comprendre, continua a enfourner des pelletees coup sur coup; et, comme le mecanicien lui empoignait le bras, il se tourna, menacant, tenant enfin la querelle qu'il cherchait, dans la fureur montante de son ivresse. --Touche pas, ou je cogne!... ca m'amuse, moi, qu'on aille vite! Le train, maintenant, roulait, a toute vitesse, sur le plateau qui va de Bolbec a Motteville. Il devait filer d'un trait a Paris, sans arret aucun, sauf aux points marques pour prendre de l'eau. L'enorme masse, les dix-huit wagons, charges, bondes de betail humain, traversaient la campagne noire, dans un grondement continu. Et ces hommes qu'on charriait au massacre, chantaient, chantaient a tue-tete, d'une clameur si haute, qu'elle dominait le bruit des roues. Jacques, du pied, avait referme la porte. Puis, manoeuvrant l'injecteur, se contenant encore: --Il y a trop de feu... Dormez, si vous etes saoul. Immediatement, Pecqueux rouvrit, s'acharna a remettre du charbon, comme s'il eut voulu faire sauter la machine. C'etait la revolte, les ordres meconnus, la passion exasperee qui ne tenait plus compte de toutes ces vies humaines. Et, Jacques s'etant penche pour abaisser lui-meme la tige du cendrier, de facon a diminuer au moins le tirage, le chauffeur le saisit brusquement a bras-le-corps, tacha de le pousser, de le jeter sur la voie, d'une violente secousse. --Gredin, c'etait donc ca!... N'est-ce pas? tu dirais que je suis tombe, bougre de sournois! Il s'etait rattrape a un des bords du tender, et ils glisserent tous deux, la lutte continua sur le petit pont de tole, qui dansait violemment. Les dents serrees, ils ne parlaient plus, ils s'efforcaient l'un l'autre de se precipiter par l'etroite ouverture, qu'une barre de fer seule fermait. Mais ce n'etait point commode, la machine devorante roulait, roulait toujours; et Barentin fut depasse, et le train s'engouffra dans le tunnel de Malaunay, qu'ils se tenaient encore etroitement, vautres dans le charbon, tapant de la tete contre les parois du recipient d'eau, evitant la porte rougie du foyer, ou se grillaient leurs jambes, chaque fois qu'ils les allongeaient. Un instant, Jacques songea que, s'il pouvait se relever, il fermerait le regulateur, appellerait au secours, pour qu'on le debarrassat de ce fou furieux, enrage d'ivresse et de jalousie. Il s'affaiblissait, plus petit, desesperait de trouver maintenant la force de le precipiter, vaincu deja, sentant passer dans ses cheveux la terreur de la chute. Comme il faisait un supreme effort, la main tatonnante, l'autre comprit, se raidit sur les reins, le souleva ainsi qu'un enfant. --Ah! tu veux arreter... Ah! tu m'as pris ma femme... Va va, faut que tu y passes! La machine roulait, roulait, le train venait de sortir du tunnel a grand fracas, et il continuait sa course, au travers de la campagne vide et sombre. La station de Malaunay fut franchie, dans un tel coup de vent, que le sous-chef, debout sur le quai, ne vit meme pas ces deux hommes, en train de se devorer, pendant que la foudre les emportait. Mais Pecqueux, d'un dernier elan, precipita Jacques; et celui-ci, sentant le vide, eperdu, se cramponna a son cou, si etroitement, qu'il l'entraina. Il y eut deux cris terribles, qui se confondirent, qui se perdirent. Les deux hommes, tombes ensemble, entraines sous les roues par la reaction de la vitesse, furent coupes, haches, dans leur etreinte, dans cette effroyable embrassade, eux qui avaient si longtemps vecu en freres. On les retrouva sans tete, sans pieds, deux troncs sanglants qui se serraient encore, comme pour s'etouffer. Et la machine, libre de toute direction, roulait, roulait toujours. Enfin, la retive, la fantasque, pouvait ceder a la fougue de sa jeunesse, ainsi qu'une cavale indomptee encore, echappee des mains du gardien, galopant par la campagne rase. La chaudiere etait pourvue d'eau, le charbon dont le foyer venait d'etre rempli, s'embrasait; et, pendant la premiere demi-heure, la pression monta follement, la vitesse devint effrayante. Sans doute, le conducteur-chef, cedant a la fatigue, s'etait endormi. Les soldats, dont l'ivresse augmentait, a etre ainsi entasses, subitement s'egayerent de cette course violente, chanterent plus fort. On traversa Maromme, en coup de foudre. Il n'y avait plus de sifflet, a l'approche des signaux, au passage des gares. C'etait le galop tout droit, la bete qui foncait tete basse et muette, parmi les obstacles. Elle roulait, roulait sans fin, comme affolee de plus en plus par le bruit strident de son haleine. A Rouen, on devait prendre de l'eau; et l'epouvante glaca la gare, lorsqu'elle vit passer, dans un vertige de fumee et de flamme, ce train fou, cette machine sans mecanicien ni chauffeur, ces wagons a bestiaux emplis de troupiers qui hurlaient des refrains patriotiques. Ils allaient a la guerre, c'etait pour etre plus vite la-bas, sur les bords du Rhin. Les employes etaient restes beants, agitant les bras. Tout de suite, le cri fut general: jamais ce train debride, abandonne a lui-meme, ne traverserait sans encombre la gare de Sotteville, toujours barree par des manoeuvres, obstruee de voitures et de machines, comme tous les grands depots. Et l'on se precipita au telegraphe, on prevint. Justement, la-bas, un train de marchandises qui occupait la voie, put etre refoule sous une remise. Deja, au loin, le roulement du monstre echappe s'entendait. Il s'etait rue dans les deux tunnels qui avoisinent Rouen, il arrivait de son galop furieux, comme une force prodigieuse et irresistible que rien ne pouvait plus arreter. Et la gare de Sotteville fut brulee, il fila au milieu des obstacles sans rien accrocher, il se replongea dans les tenebres, ou son grondement peu a peu s'eteignit. Mais, maintenant, tous les appareils telegraphiques de la ligne tintaient, tous les coeurs battaient, a la nouvelle du train fantome qu'on venait de voir passer a Rouen et a Sotteville. On tremblait de peur: un express qui se trouvait en avant, allait surement etre rattrape. Lui, ainsi qu'un sanglier dans une futaie, continuait sa course, sans tenir compte ni des feux rouges, ni des petards. Il faillit se broyer, a Oissel, contre une machine-pilote; il terrifia Pont-de-l'Arche, car sa vitesse ne semblait pas se ralentir. De nouveau, disparu, il roulait, il roulait, dans la nuit noire, on ne savait ou, la-bas. Qu'importaient les victimes que la machine ecrasait en chemin! N'allait-elle pas quand meme a l'avenir, insoucieuse du sang repandu? Sans conducteur, au milieu des tenebres, en bete aveugle et sourde qu'on aurait lachee parmi la mort, elle roulait, elle roulait, chargee de cette chair a canon, de ces soldats, deja hebetes de fatigue, et ivres, qui chantaient. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LA BETE HUMAINE *** This file should be named 7bhum10.txt or 7bhum10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7bhum11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7bhum10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A preliminary version may often be posted for suggestion, comment and editing by those who wish to do so. Most people start at our Web sites at: http://gutenberg.net or http://promo.net/pg These Web sites include award-winning information about Project Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). Those of you who want to download any eBook before announcement can get to them as follows, and just download by date. This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: Project Gutenberg Literary Archive Foundation PMB 113 1739 University Ave. Oxford, MS 38655-4109 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN [Employee Identification Number] 64-622154. Donations are tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund-raising will begin in the additional states. We need your donations more than ever! You can get up to date donation information online at: http://www.gutenberg.net/donation.html *** If you can't reach Project Gutenberg, you can always email directly to: Michael S. Hart Prof. Hart will answer or forward your message. We would prefer to send you information by email. **The Legal Small Print** (Three Pages) ***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". Among other things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other eBook medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. LIMITED WARRANTY; DISCLAIMER OF DAMAGES But for the "Right of Replacement or Refund" described below, [1] Michael Hart and the Foundation (and any other party you may receive this eBook from as a PROJECT GUTENBERG-tm eBook) disclaims all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees, and [2] YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE OR UNDER STRICT LIABILITY, OR FOR BREACH OF WARRANTY OR CONTRACT, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES, EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGES. If you discover a Defect in this eBook within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending an explanatory note within that time to the person you received it from. If you received it on a physical medium, you must return it with your note, and such person may choose to alternatively give you a replacement copy. If you received it electronically, such person may choose to alternatively give you a second opportunity to receive it electronically. THIS EBOOK IS OTHERWISE PROVIDED TO YOU "AS-IS". NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR A PARTICULAR PURPOSE. Some states do not allow disclaimers of implied warranties or the exclusion or limitation of consequential damages, so the above disclaimers and exclusions may not apply to you, and you may have other legal rights. INDEMNITY You will indemnify and hold Michael Hart, the Foundation, and its trustees and agents, and any volunteers associated with the production and distribution of Project Gutenberg-tm texts harmless, from all liability, cost and expense, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following that you do or cause: [1] distribution of this eBook, [2] alteration, modification, or addition to the eBook, or [3] any Defect. DISTRIBUTION UNDER "PROJECT GUTENBERG-tm" You may distribute copies of this eBook electronically, or by disk, book or any other medium if you either delete this "Small Print!" and all other references to Project Gutenberg, or: [1] Only give exact copies of it. Among other things, this requires that you do not remove, alter or modify the eBook or this "small print!" statement. You may however, if you wish, distribute this eBook in machine readable binary, compressed, mark-up, or proprietary form, including any form resulting from conversion by word processing or hypertext software, but only so long as *EITHER*: [*] The eBook, when displayed, is clearly readable, and does *not* contain characters other than those intended by the author of the work, although tilde (~), asterisk (*) and underline (_) characters may be used to convey punctuation intended by the author, and additional characters may be used to indicate hypertext links; OR [*] The eBook may be readily converted by the reader at no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent form by the program that displays the eBook (as is the case, for instance, with most word processors); OR [*] You provide, or agree to also provide on request at no additional cost, fee or expense, a copy of the eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC or other equivalent proprietary form). [2] Honor the eBook refund and replacement provisions of this "Small Print!" statement. [3] Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the gross profits you derive calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. If you don't derive profits, no royalty is due. Royalties are payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation" the 60 days following each date you prepare (or were legally required to prepare) your annual (or equivalent periodic) tax return. Please contact us beforehand to let us know your plans and to work out the details. WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO? Project Gutenberg is dedicated to increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form. The Project gratefully accepts contributions of money, time, public domain materials, or royalty free copyright licenses. Money should be paid to the: "Project Gutenberg Literary Archive Foundation." If you are interested in contributing scanning equipment or software or other items, please contact Michael Hart at: hart@pobox.com [Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only when distributed free of all fees. Copyright (C) 2001, 2002 by Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be they hardware or software or any other related product without express permission.] *END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*