The Project Gutenberg EBook of Sganarelle, by Moliere [Jean-Baptiste Poquelin] #8 in our series by Moliere [Jean-Baptiste Poquelin] Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Sganarelle Author: Moliere [Jean-Baptiste Poquelin] Release Date: May, 2004 [EBook #5644] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on August 3, 2002] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, SGANARELLE *** This eBook was produced by Laurent Le Guillou . Title: Sganarelle Language: French Encoding: ISO-8859-1 Source: Jean-Baptiste Poquelin (1620-1673), alias Moliere, "Oeuvres de Moliere, avec des notes de tous les commentateurs", Tome Premier, Paris, Librarie de Firmin-Didot et Cie, Imprimeurs de l'Institut, rue Jacob, 56, 1890. Pages 181-207. [Spelling of the 1890 edition. Footnotes have been retained because they provide the meanings of old French words or expressions. Footnotes are indicated by numbers in brackets, and are grouped at the end of the Etext. Text encoding is iso-8859-1.] ------------------------------------------------------------------------- SGANARELLE ou LE COCU IMAGINAIRE Comedie (1660). PERSONNAGES ACTEURS Gorgibus, bourgeois de Paris. L'Espy. Celie, sa fille. Mlle Du Parc. Lelie, amant de Celie. La Grange. Gros-Rene, valet de Lelie. Du Parc. Sganarelle, bourgeois de Paris, et cocu imaginaire (0). Moliere. La femme de Sganarelle. Mlle De Brie. Vilebrequin, pere de Valere. De Brie. La suivante de Celie. Magd. Bejart. Un parent de la femme de Sganarelle. La scene est dans une place publique. SCENE PREMIERE. - Gorgibus, Celie, la suivante de Celie. - Celie - (sortant toute eploree, et son pere la suivant.) Ah ! n'esperez jamais que mon coeur y consente. - Gorgibus - Que marmottez-vous la, petite impertinente ? Vous pretendez choquer ce que j'ai resolu ? Je n'aurai pas sur vous un pouvoir absolu ? Et par sottes raisons, votre jeune cervelle Voudrait regler ici la raison paternelle ? Qui de nous deux a l'autre a droit de faire loi ? A votre avis, qui mieux, ou de vous ou de moi, O sotte ! peut juger ce qui vous est utile ? Par la corbleu ! gardez d'echauffer trop ma bile ; Vous pourriez eprouver, sans beaucoup de longueur, Si mon bras sait encor montrer quelque vigueur. Votre plus court sera, madame la mutine, D'accepter sans facons l'epoux qu'on vous destine. J'ignore, dites-vous, de quelle humeur il est, Et dois auparavant consulter s'il vous plait : Informe du grand bien qui lui tombe en partage, Dois-je prendre le soin d'en savoir davantage ? Et cet epoux, ayant vingt mille bons ducats, Pour etre aime de vous doit-il manquer d'appas ? Allez, tel qu'il puisse etre, avecque cette somme Je vous suis caution qu'il est tres honnete homme. - Celie - Helas ! - Gorgibus - Eh bien, helas ! Que veut dire ceci ? Voyez le bel helas qu'elle nous donne ici ! Eh ! que si la colere une fois me transporte, Je vous ferai chanter helas de belle sorte ! Voila, voila le fruit de ces empressements Qu'on vous voit nuit et jour a lire vos romans ; De quolibets d'amour votre tete est remplie, Et vous parlez de Dieu bien moins que de Clelie (1). Jetez-moi dans le feu tous ces mechants ecrits Qui gatent tous les jours tant de jeunes esprits ; Lisez-moi comme il faut, au lieu de ces sornettes, Les Quatrains de Pibrac, et les doctes Tablettes (2) Du conseiller Matthieu ; l'ouvrage est de valeur, Et plein de beaux dictons a reciter par coeur. Le Guide des pecheurs (3) est encore un bon livre, C'est la qu'en peu de temps on apprend a bien vivre ; Et si vous n'aviez lu que ces moralites, Vous sauriez un peu mieux suivre mes volontes. - Celie - Quoi ? vous pretendez donc, mon pere, que j'oublie La constante amitie que je dois a Lelie ? J'aurais tort si, sans vous, je disposais de moi ; Mais vous-meme a ses voeux engageates ma foi. - Gorgibus - Lui fut-elle engagee encore davantage, Un autre est survenu dont le bien l'en degage. Lelie est fort bien fait ; mais apprends qu'il n'est rien Qui ne doive ceder au soin d'avoir du bien ; Que l'or donne aux plus laids certains charmes pour plaire, Et que sans lui le reste est une triste affaire. Valere, je crois bien, n'est pas de toi cheri ; Mais, s'il ne l'est amant, il le sera mari. Plus que l'on ne le croit, ce nom d'epoux engage, Et l'amour est souvent un fruit du mariage. Mais suis-je pas bien fat de vouloir raisonner Ou de droit absolu j'ai pouvoir d'ordonner ? Treve donc, je vous prie, a vos impertinences. Que je n'entende plus vos sottes doleances. Ce gendre doit venir vous visiter ce soir ; Manquez un peu, manquez a le bien recevoir : Si je ne vous lui vois faire fort bon visage, Je vous... Je ne veux pas en dire davantage. ----------- SCENE II. - Celie, la suivante de Celie. - La suivante - Quoi ? refuser, Madame, avec cette rigueur, Ce que tant d'autres gens voudraient de tout leur coeur ! A des offres d'hymen repondre par des larmes, Et tarder tant a dire un oui si plein de charmes ! Helas ! que ne veut-on aussi me marier ! Ce ne serait pas moi qui se ferait prier ; Et loin qu'un pareil oui me donnat de la peine, Croyez que j'en dirais bien vite une douzaine. Le precepteur qui fait repeter la lecon A votre jeune frere a fort bonne raison Lorsque, nous discourant des choses de la terre, Il dit que la femelle est ainsi que le lierre, Qui croit beau tant qu'a l'arbre il se tient bien serre, Et ne profite point s'il en est separe. Il n'est rien de plus vrai, ma tres-chere maitresse, Et je l'eprouve en moi, chetive pecheresse ! Le bon Dieu fasse paix a mon pauvre Martin ! Mais j'avais, lui vivant, le teint d'un cherubin, L'embonpoint merveilleux, l'oeil gai, l'ame contente ; Et je suis maintenant ma commere dolente. Pendant cet heureux temps passe comme un eclair, Je me couchais sans feu dans le fort de l'hiver ; Secher meme les draps me semblait ridicule, Et je tremble a present dedans la canicule. Enfin il n'est rien tel, Madame, croyez-moi, Que d'avoir un mari la nuit aupres de soi ; Ne fut-ce que pour l'heur d'avoir qui vous salue D'un : Dieu vous soit en aide ! alors qu'on eternue. - Celie - Peux-tu me conseiller de commettre un forfait, D'abandonner Lelie, et prendre ce mal fait ? - La suivante - Votre Lelie aussi n'est, ma foi, qu'une bete, Puisque si hors de temps son voyage l'arrete ; Et la grande longueur de son eloignement Me le fait soupconner de quelque changement. - Celie - (lui montrant le portrait de Lelie.) Ah ! ne m'accable point par ce triste presage. Vois attentivement les traits de ce visage : Ils jurent a mon coeur d'eternelles ardeurs ; Je veux croire, apres tout, qu'ils ne sont pas menteurs, Et que, comme c'est lui que l'art y represente, Il conserve a mes feux une amitie constante. - La suivante - Il est vrai que ces traits marquent un digne amant, Et que vous avez lieu de l'aimer tendrement. - Celie - Et cependant il faut... Ah ! soutiens-moi. (Elle laisse tomber le portrait de Lelie.) - La suivante - Madame, D'ou vous pourrait venir... Ah ! bons dieux ! elle pame ! He ! vite, hola ! quelqu'un. ----------- SCENE III. - Celie, Sganarelle, la suivante de Celie. - Sganarelle - Qu'est-ce donc ? me voila. - La suivante - Ma maitresse se meurt. - Sganarelle - Quoi ! ce n'est que cela ? Je croyais tout perdu, de crier de la sorte. Mais approchons pourtant. Madame, etes-vous morte ? Ouais ! Elle ne dit mot. - La suivante - Je vais faire venir Quelqu'un pour l'emporter ; veuillez la soutenir. ----------- SCENE IV. - Celie, Sganarelle, la femme de Sganarelle. - Sganarelle - (en passant la main sur le sein de Celie.) Elle est froide partout, et je ne sais qu'en dire. Approchons-nous pour voir si sa bouche respire. Ma foi ! je ne sais pas ; mais j'y trouve encor, moi, Quelque signe de vie. - La femme de Sganarelle - (regardant par la fenetre.) Ah ! qu'est-ce que je voi ? Mon mari dans ses bras... Mais je m'en vais descendre ; Il me trahit sans doute, et je veux le surprendre. - Sganarelle - Il faut se depecher de l'aller secourir ; Certes, elle aurait tort de se laisser mourir. Aller en l'autre monde est tres grande sottise, Tant que dans celui-ci l'on peut etre de mise. (Il l'emporte avec un homme que la suivante amene.) ----------- SCENE V. - La femme de Sganarelle. - La femme de Sganarelle - Il s'est subitement eloigne de ces lieux, Et sa fuite a trompe mon desir curieux. Mais de sa trahison je ne suis plus en doute, Et le peu que j'ai vu me la decouvre toute. Je ne m'etonne plus de l'etrange froideur Dont je le vois repondre a ma pudique ardeur : Il reserve, l'ingrat, ses caresses a d'autres, Et nourrit leurs plaisirs par le jeune des notres. Voila de nos maris le procede commun ; Ce qui leur est permis leur devient importun. Dans le commencements ce sont toutes merveilles, Ils temoignent pour nous des ardeurs nonpareilles ; Mais les traitres bientot se lassent de nos feux, Et portent autre part ce qu'ils doivent chez eux. Ah ! que j'ai de depit que la loi n'autorise A changer de mari comme on fait de chemise ! Cela serait commode ; et j'en sais telle ici Qui comme moi, ma foi, le voudrait bien aussi. (En ramassant le portrait que Celie avait laisse tomber.) Mais quel est ce bijou que le sort me presente ? L'email en est fort beau, la gravure charmante. Ouvrons. ----------- SCENE VI. - Sganarelle, La femme de Sganarelle. - Sganarelle - (se croyant seul.) On la croyait morte, et ce n'etait rien. Il n'en faut plus qu'autant : elle se porte bien. Mais j'apercois ma femme. - La femme de Sganarelle - (se croyant seule.) O ciel ! c'est miniature ! Et voila d'un bel homme une vive peinture ! - Sganarelle - (a part, et regardant par-dessus l'epaule de sa femme.) Que considere-t-elle avec attention ? Ce portrait, mon honneur, ne vous dit rien de bon. D'un fort vilain soupcon je me sens l'ame emue. - La femme de Sganarelle - (sans apercevoir son mari.) Jamais rien de plus beau ne s'offrit a ma vue ; Le travail plus que l'or s'en doit encor priser. Oh ! que cela sent bon ! - Sganarelle - (a part.) Quoi ! peste, le baiser ? Ah ! j'en tiens ! - La femme de Sganarelle - (poursuit.) Avouons qu'on doit etre ravie Quand d'un homme ainsi fait on se peut voir servie, Et que, s'il en contait avec attention, Le penchant serait grand a la tentation. Ah ! que n'ai-je un mari d'une aussi bonne mine ! Au lieu de mon pele, de mon rustre... - Sganarelle - (lui arrachant le portrait.) Ah ! matine ! Nous vous y surprenons en faute contre nous, Et diffamant l'honneur de votre cher epoux. Donc, a votre calcul, o ma trop digne femme, Monsieur, tout bien compte, ne vaut pas bien Madame ? Et, de par Belzebut, qui vous puisse emporter, Quel plus rare parti pourriez-vous souhaiter ? Peut-on trouver en moi quelque chose a redire ? Cette taille, ce port que tout le monde admire, Ce visage, si propre a donner de l'amour, Pour qui mille beautes soupirent nuit et jour ; Bref, en tout et partout, ma personne charmante N'est donc pas un morceau dont vous soyez contente ? Et, pour rassasier votre appetit gourmand, Il faut au mari le ragout d'un galant ? - La femme de Sganarelle - J'entends a demi-mot ou va la raillerie. Tu crois par ce moyen... - Sganarelle - A d'autres ; je vous prie. La chose est averee, et je tiens dans mes mains Un bon certificat du mal dont je me plains. - La femme de Sganarelle - Mon courroux n'a deja que trop de violence, Sans le charger encor d'une nouvelle offense. Ecoute, ne crois pas retenir mon bijou, Et songe un peu... - Sganarelle - Je songe a te rompre le cou. Que ne puis-je, aussi bien que je tiens la copie, Tenir l'original ! - La femme de Sganarelle - Pourquoi ? - Sganarelle - Pour rien, ma mie. Doux objet de mes voeux ; j'ai grand tort de crier, Et mon front de vos dons vous doit remercier. (Regardant le portrait de Lelie.) Le voila ! le beau-fils, le mignon de couchette, Le malheureux tison de ta flamme secrete, Le drole avec lequel... - La femme de Sganarelle - Avec lequel... poursuis. - Sganarelle - Avec lequel, te dis-je..., et j'en creve d'ennuis. - La femme de Sganarelle - Que me veut donc conter par la ce maitre ivrogne ? - Sganarelle - Tu ne m'entends que trop, madame la carogne. Sganarelle est un nom qu'on ne me dira plus, Et l'on va m'appeler seigneur Cornelius : J'en suis pour mon honneur ; mais a toi, qui me l'otes, Je t'en ferai du moins pour un bras ou deux cotes. - La femme de Sganarelle - Et tu m'oses tenir de semblables discours ? - Sganarelle - Et tu m'oses jouer de ces diables de tours ? - La femme de Sganarelle - Et quels diables de tours ? Parle donc sans rien feindre. - Sganarelle - Ah ! cela ne vaut pas la peine de se plaindre ! D'un panache de cerf sur le front me pourvoir, Helas ! voila vraiment un beau venez-y voir ! - La femme de Sganarelle - Donc, apres m'avoir fait la plus sensible offense Qui puisse d'une femme exciter la vengeance, Tu prends d'un feint courroux le vain amusement Pour prevenir l'effet de mon ressentiment ? D'un pareil procede l'insolence est nouvelle ! Celui qui fait l'offense est celui qui querelle. - Sganarelle - Eh ! la bonne effrontee ! A voir ce fier maintien, Ne la croirait-on pas une femme de bien ? - La femme de Sganarelle - Va, poursuis ton chemin, cajole tes maitresses, Adresse-leur tes voeux, et fais-leur des caresses : Mais rends-moi mon portrait sans te jouer de moi. (Elle lui arrache le portrait et s'enfuit.) - Sganarelle - (Courant apres elle.) Oui, tu crois m'echapper... ; je l'aurai malgre toi. ----------- SCENE VII. - Lelie, Gros-Rene. - Gros-Rene - Enfin, nous y voici. Mais, Monsieur, si je l'ose, Je voudrais vous prier de me dire une chose. - Lelie - Eh bien ! parle. - Gros-Rene - Avez-vous le diable dans le corps, Pour ne pas succomber a de pareils efforts ? Depuis huit jours entiers, avec vos longues traites, Nous sommes a piquer de chiennes de mazettes, De qui le train maudit nous a tant secoues, Que je m'en sens pour moi tous les membres roues ; Sans prejudice encor d'un accident bien pire, Qui m'afflige un endroit que je ne veux pas dire : Cependant, arrive, vous sortez bien et beau, Sans prendre de repos, ni manger un morceau. - Lelie - Ce grand empressement n'est point digne de blame : De l'hymen de Celie on alarme mon ame ; Tu sais que je l'adore ; et je veux etre instruit, Avant tout autre soin, de ce funeste bruit. - Gros-Rene - Oui, mais un bon repas vous serait necessaire, Pour s'aller eclaircir, Monsieur, de cette affaire ; Et votre coeur, sans doute, en deviendrait plus fort Pour pouvoir resister aux attaques du sort : J'en juge par moi-meme, et la moindre disgrace, Lorsque je suis a jeun, me saisit, me terrasse ; Mais quand j'ai bien mange, mon ame est ferme a tout, Et les plus grands revers n'en viendraient pas a bout. Croyez-moi, bourrez-vous, et sans reserve aucune, Contre les coups que peut vous porter la fortune ; Et, pour fermer chez vous l'entree a la douleur, De vingt verres de vin entourez votre coeur. - Lelie - Je ne saurais manger. - Gros-Rene - (bas, a part.) Si ferai bien, je meure. (4) (Haut.) Votre diner pourtant serait pret tout a l'heure. - Lelie - Tais-toi, je te l'ordonne. - Gros-Rene - Ah ! quel ordre inhumain ! - Lelie - J'ai de l'inquietude, et non pas de la faim. - Gros-Rene - Et moi, j'ai de la faim, et de l'inquietude De voir qu'un sot amour fait toute votre etude. - Lelie - Laisse-moi m'informer de l'objet de mes voeux, Et, sans m'importuner, va manger si tu veux. - Gros-Rene - Je ne replique point a ce qu'un maitre ordonne. ----------- SCENE VIII. - Lelie. - Lelie - Non, non, a trop de peur mon ame s'abandonne : Le pere m'a promis, et la fille a fait voir Des preuves d'un amour qui soutient mon espoir. ----------- SCENE IX. - Sganarelle, Lelie. - Sganarelle - (sans voir Lelie, et tenant dans ses mains le portrait.) Nous l'avons, et je puis voir a l'aise la trogne Du malheureux pendard qui cause ma vergogne ; Il ne m'est point connu. - Lelie - (a part.) Dieux ! qu'apercois-je ici ? Et si c'est mon portrait, que dois-je croire aussi ? - Sganarelle - (sans voir Lelie.) Ah ! pauvre Sganarelle ! a quelle destinee Ta reputation est-elle condamnee ! Faut... (Apercevant Lelie qui le regarde, il se retourne d'un autre cote.) - Lelie - (a part.) Ce gage ne peut, sans alarmer ma foi, Etre sorti des mains qui le tenaient de moi. - Sganarelle - (a part.) Faut-il que desormais a deux doigts l'on te montre, Qu'on te mette en chansons, et qu'en toute rencontre On te rejette au nez le scandaleux affront Qu'une femme mal nee imprime sur ton front ? - Lelie - (a part.) Me trompe-je ? - Sganarelle - (a part.) Ah ! truande (5) ! as-tu bien le courage De m'avoir fait cocu dans la fleur de mon age ? Et, femme d'un mari qui peut passer pour beau, Faut-il qu'un marmouset, un maudit etourneau... - Lelie - (a part, et regardant encore le portrait que tient Sganarelle.) Je ne m'abuse point : c'est mon portrait lui-meme. - Sganarelle - (lui tourne le dos.) Cet homme est curieux. - Lelie - (a part.) Ma surprise est extreme ! - Sganarelle - (a part.) A qui donc en a-t-il ? - Lelie - (a part.) Je le veux accoster. (Haut.) Puis-je... ? (Sganarelle veut s'eloigner.) Eh ! de grace, un mot. - Sganarelle - (a part, s'eloignant encore.) Que me veut-il conter ? - Lelie - Puis-je obtenir de vous de savoir l'aventure Qui fait dedans vos mains trouver cette peinture ? - Sganarelle - (a part.) D'ou lui vient ce desir ? Mais je m'avise ici... (Il examine Lelie et le portrait qu'il tient.) Ah ! ma foi, me voila de son trouble eclairci ! Sa surprise a present n'etonne plus mon ame : C'est mon homme ; ou plutot c'est celui de ma femme. - Lelie - Retirez-moi de peine, et dites d'ou vous vient... - Sganarelle - Nous savons, Dieu merci, le souci qui vous tient ; Ce portrait qui vous fache est votre ressemblance ; Il etait en des mains de votre connaissance ; Et ce n'est pas un fait qui soit secret pour nous Que les douces ardeurs de la dame et de vous. Je ne sais pas si j'ai, dans sa galanterie, L'honneur d'etre connu de votre seigneurie ; Mais faites-moi celui de cesser desormais Un amour qu'un mari peut trouver fort mauvais, Et songez que les noeuds du sacre mariage... - Lelie - Quoi ? celle, dites-vous, dont vous tenez ce gage... - Sganarelle - Est ma femme, et je suis son mari. - Lelie - Son mari ? - Sganarelle - Oui, son mari, vous dis-je, et mari tres marri (6) ; Vous en savez la cause, et je m'en vais l'apprendre Sur l'heure a ses parents. ----------- SCENE X. - Lelie. - Lelie - Ah ! que viens-je d'entendre ! L'on me avait bien dit, et que c'etait de tous L'homme le plus mal fait qu'elle avait pour epoux. Ah ! quand mille serments de ta bouche infidele Ne m'auraient pas promis une flamme eternelle, Le seul mepris d'un choix si bas et si honteux Devait bien soutenir l'interet de mes feux, Ingrate ! et quelque bien... Mais ce sensible outrage, Se melant aux travaux d'un assez long voyage, Me donne tout a coup un choc si violent, Que mon coeur devient faible, et mon corps chancelant. ----------- SCENE XI. - Lelie, La femme de Sganarelle. - La femme de Sganarelle - (se croyant seule.) Malgre moi mon perfide... (Apercevant Lelie.) Helas ! quel mal vous presse ? Je vous vois pret, Monsieur, a tomber en faiblesse. - Lelie - C'est un mal qui m'a pris assez subitement. - La femme de Sganarelle - Je crains ici pour vous l'evanouissement ; Entrez dans cette salle, en attendant qu'il passe. - Lelie - Pour un moment ou deux j'accepte cette grace. ----------- SCENE XII. - Sganarelle, un parent de la femme de Sganarelle. - Le parent - D'un mari sur ce point j'approuve le souci ; Mais c'est prendre la chevre un peu bien vite aussi (7) : Et tout ce que de vous je viens d'ouir contre elle Ne conclut point, parent, qu'elle soit criminelle : C'est un point delicat, et de pareils forfaits, Sans les bien averer, ne s'imputent jamais. - Sganarelle - C'est-a-dire qu'il faut toucher au doigt la chose. - Le parent - Le trop de promptitude a l'erreur nous expose. Qui sait comme en ses mains ce portrait est venu, Et si l'homme, apres tout, lui peut etre connu ? Informez-vous-en donc ; et si c'est ce qu'on pense, Nous serons les premiers a punir son offense. ----------- SCENE XIII. - Sganarelle. - Sganarelle - On ne peut pas mieux dire ; en effet, il est bon D'aller tout doucement. Peut-etre, sans raison Me suis-je en tete mis ces visions cornues (8), Et les sueurs au front m'en sont trop tot venues. Par ce portrait enfin dont je suis alarme, Mon deshonneur n'est pas tout a fait confirme. Tachons donc par nos soins... ----------- SCENE XIV. - Sganarelle, la femme de Sganarelle, sur la porte de sa maison, reconduisant Lelie ; Lelie. - Sganarelle - (a part, les voyant.) Ah ! que vois-je ? Je meure ! Il n'est plus question de portrait a cette heure : Voici, ma foi, la chose en propre original. - La femme de Sganarelle - C'est par trop vous hater, Monsieur ; et votre mal, Si vous sortez si tot, pourra bien vous reprendre. - Lelie - Non, non, je vous rends grace, autant qu'on puisse rendre Du secours obligeant que vous m'avez prete. - Sganarelle - (a part.) La masque encore apres lui fait civilite ! (La femme de Sganarelle rentre dans sa maison.) ----------- SCENE XV. - Sganarelle, Lelie. - Sganarelle - (a part.) Il m'apercoit ; voyons ce qu'il me pourra dire. - Lelie - (a part.) Ah ! mon ame s'emeut, et cet objet m'inspire... Mais je dois condamner cet injuste transport, Et n'imputer mes maux qu'aux rigueurs de mon sort. Envions seulement le bonheur de sa flamme. (En s'approchant de Sganarelle.) Oh ! trop heureux d'avoir une si belle femme ! ----------- SCENE XVI. - Sganarelle ; Celie, a sa fenetre, voyant Lelie qui s'en va. - Sganarelle - (seul.) Ce n'est point s'expliquer en termes ambigus. Cet etrange propos me rend aussi confus Que s'il etait venu des cornes a la tete. (Regardant le cote par ou Lelie est sorti.) Allez, ce procede n'est point du tout honnete. - Celie - (a part, en rentrant.) Quoi ! Lelie a paru tout a l'heure a mes yeux ! Qui pourrait me cacher son retour en ces lieux ? - Sganarelle - (sans voir Celie.) Oh ! trop heureux d'avoir une si belle femme ! Malheureux bien plutot de l'avoir cette infame, Dont le coupable feu, trop bien verifie, Sans respect ni demi nous a cocufie ! Mais je le laisse aller apres un tel indice, Et demeure les bras croises comme un jocrisse (9) ! Ah ! je devais du moins lui jeter son chapeau, Lui ruer quelque pierre, ou crotter son manteau, Et sur lui hautement, pour contenter ma rage, Faire au larron d'honneur crier le voisinage. (Pendant le discours de Sganarelle, Celie s'approche peu a peu, et attend, pour lui parler, que son transport soit fini.) - Celie - (a Sganarelle.) Celui qui maintenant devers vous est venu, Et qui vous a parle, d'ou vous est-il connu ? - Sganarelle - Helas ! ce n'est pas moi qui le connait, Madame ; C'est ma femme. - Celie - Quel trouble agite ainsi votre ame ! - Sganarelle - Ne me condamnez point d'un deuil hors de saison, Et laissez-moi pousser des soupirs a foison. - Celie - D'ou vous peuvent venir ces douleurs non communes ? - Sganarelle - Si je suis afflige, ce n'est pas pour des prunes (10), Et je le donnerais a bien d'autres qu'a moi, De se voir sans chagrin au point ou je me voi. Des maris malheureux vous voyez le modele : On derobe l'honneur au pauvre Sganarelle ; Mais c'est peu que l'honneur dans mon affliction : L'on me derobe encor la reputation. - Celie - Comment ? - Sganarelle - Ce damoiseau, parlant par reverence, Me fait cocu, Madame, avec toute licence ; Et j'ai su par mes yeux averer aujourd'hui Le commerce secret de ma femme et de lui. - Celie - Celui qui maintenant... - Sganarelle - Oui, oui, me deshonore ; Il adore ma femme, et ma femme l'adore. - Celie - Ah ! j'avais bien juge que ce secret retour Ne pouvait me couvrir que quelque lache tour ; Et j'ai tremble d'abord, en le voyant paraitre, Par un pressentiment de ce qui devait etre. - Sganarelle - Vous prenez ma defense avec trop de bonte ; Tout le monde n'a pas la meme charite ; Et plusieurs qui tantot ont appris mon martyre, Bien loin d'y prendre part, n'en ont rien fait que rire. - Celie - Est-il rien de plus noir que ta lache action ? Et peut-on lui trouver une punition ? Dois-tu ne te pas croire indigne de la vie, Apres t'etre souille de cette perfidie ? O ciel ! est-il possible ? - Sganarelle - Il est trop vrai pour moi. - Celie - Ah ! traitre ! scelerat ! ame double et sans foi ! - Sganarelle - La bonne ame ! - Celie - Non, non, l'enfer n'a point de gene Qui ne soit pour ton crime une trop douce peine. - Sganarelle - Que voila bien parler ! - Celie - Avoir ainsi traite Et la meme innocence et la meme bonte ! - Sganarelle - (soupire haut.) Haie ! - Celie - Un coeur qui jamais n'a fait la moindre chose A meriter l'affront ou ton mepris l'expose ! - Sganarelle - Il est vrai. - Celie - Qui bien loin... Mais c'est trop, et ce coeur Ne saurait y songer sans mourir de douleur. - Sganarelle - Ne vous fachez pas tant, ma tres chere Madame, Mon mal vous touche trop, et vous me percez l'ame. - Celie - Mais ne t'abuse pas jusqu'a te figurer Qu'a des plaintes sans fruit j'en veuille demeurer : Mon coeur, pour se venger, sait ce qu'il te faut faire, Et j'y cours de ce pas ; rien ne m'en peut distraire. ----------- SCENE XVII. - Sganarelle. - Sganarelle - Que le ciel la preserve a jamais de danger ! Voyez quelle bonte de vouloir me venger ! En effet, son courroux, qu'excite ma disgrace, M'enseigne hautement ce qu'il faut que je fasse ; Et l'on ne doit jamais souffrir, sans dire mot, De semblables affronts, a moins qu'etre un vrai sot. Courons donc le chercher, ce pendard qui m'affronte : Montrons notre courage a venger notre honte. Vous apprendrez, maroufle, a rire a nos depens, Et, sans aucun respect, faire cocus les gens. (Il revient apres avoir fait quelques pas.) Doucement, s'il vous plait ; cet homme a bien la mine D'avoir le sang bouillant et l'ame un peu mutine ; Il pourrait bien, mettant affront dessus affront, Charger de bois mon dos comme il a fait mon front. Je hais de tout mon coeur les esprits coleriques, Et porte grand amour aux hommes pacifiques ; Je ne suis point battant, de peur d'etre battu, Et l'humeur debonnaire est ma grande vertu. Mais mon honneur me dit que d'une telle offense Il faut absolument que je prenne vengeance : Ma foi ! laissons-le dire autant qu'il lui plaira : Au diantre qui pourtant rien du tout en fera ! Quand j'aurai fait le brave, et qu'un fer, pour ma peine, M'aura d'un vilain coup transperce la bedaine, Que par la ville ira le bruit de mon trepas, Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras ? La biere est un sejour par trop melancolique, Et trop malsain pour ceux qui craignent la colique. Et quant a moi, je trouve, ayant tout compasse, Qu'il vaut mieux etre encor cocu que trepasse : Quel mal cela fait-il ? la jambe en devient-elle Plus tortue, apres tout, et la taille moins belle ? Peste soit qui premier trouva l'invention De s'affliger l'esprit de cette vision, Et d'attacher l'honneur de l'homme le plus sage Aux choses que peut faire une femme volage ! Puisqu'on tient, a bon droit, tout crime personnel, Que fait la notre honneur pour etre criminel ? Des actions d'autrui l'on nous donne le blame : Si nos femmes sans nous ont un commerce infame, Il faut que tout le mal tombe sur notre dos : Elles font la sottise, et nous sommes les sots. C'est un vilain abus, et les gens de police Nous devraient bien regler une telle injustice. N'avons-nous pas assez des autres accidents Qui nous viennent happer en depit de nos dents ? Les querelles, proces, faim, soif et maladie, Troublent-ils pas assez le repos de la vie, Sans s'aller de surcroit aviser sottement De se faire un chagrin qui n'a nul fondement ? Moquons-nous de cela, meprisons les alarmes, Et mettons sous nos pieds les soupirs et les larmes. Si ma femme a failli, qu'elle pleure bien fort ; Mais pourquoi, moi, pleurer, puisque je n'ai point tort ? En tout cas, ce qui peut m'oter ma facherie, C'est que je ne suis pas seul de ma confrerie. Voir cajoler sa femme, et n'en temoigner rien, Se pratique aujourd'hui par force gens de bien. N'allons donc point chercher a faire une querelle Pour un affront qui n'est que pure bagatelle. L'on m'appellera sot, de ne me venger pas : Mais je le serais fort, de courir au trepas. (Mettant la main sur sa poitrine.) Je me sens la pourtant remuer une bile Qui veut me conseiller quelque action virile. Oui, le courroux me prend ; c'est trop etre poltron : Je veux resolument me venger du larron. Deja, pour commencer, dans l'ardeur qui m'enflamme, Je vais dire partout qu'il couche avec ma femme. ----------- SCENE XVIII. - Gorgibus, Celie, la suivante de Celie. - Celie - Oui, je veux bien subir une si juste loi, Mon pere, disposez de mes voeux et de moi ; Faites, quand vous voudrez, signer cet hymenee : A suivre mon devoir je suis determinee ; Je pretends gourmander mes propres sentiments, Et me soumettre en tout a vos commandements. - Gorgibus - Ah ! voila qui me plait, de parler de la sorte. Parbleu, si grande joie a l'heure me transporte, Que mes jambes sur l'heure en caprioleraient (11), Si nous n'etions point vus de gens qui s'en riraient ! Approche-toi de moi, viens ca ; que je t'embrasse. Une telle action n'a pas mauvaise grace ; Un pere, quand il veut, peut sa fille baiser, Sans que l'on ait sujet de s'en scandaliser. Va, le contentement de te voir si bien nee Me fera rajeunir de dix fois une annee. ----------- SCENE XIX. - Celie, la suivante de Celie. - La suivante - Ce changement m'etonne. - Celie - Et lorsque tu sauras Par quel motif j'agis, tu m'en estimeras. - La suivante - Cela pourrait bien etre. - Celie - Apprends donc que Lelie A pu blesser mon coeur par une perfidie ; Qu'il etait en ces lieux sans... - La suivante - Mais il vient a nous. ----------- SCENE XX. - Lelie, Celie, la suivante de Celie. - Lelie - Avant que pour jamais je m'eloigne de vous, Je veux vous reprocher au moins en cette place... - Celie - Quoi ! me parler encore ! avez-vous cette audace ? - Lelie - Il est vrai qu'elle est grande ; et votre choix est tel, Qu'a vous rien reprocher je serais criminel. Vivez, vivez contente, et bravez ma memoire, Avec le digne epoux qui vous comble de gloire. - Celie - Oui, traitre, j'y veux vivre ; et mon plus grand desir, Ce serait que ton coeur en eut du deplaisir. - Lelie - Qui rend donc contre moi ce courroux legitime ? - Celie - Quoi ? tu fais le surpris, et demandes ton crime ? ----------- SCENE XXI. - Celie, Lelie, Sganarelle, arme de pied en cap ; la suivante de Celie. - Sganarelle - Guerre ! guerre mortelle a ce larron d'honneur Qui, sans misericorde, a souille notre honneur ! - Celie - (a Lelie, lui montrant Sganarelle.) Tourne, tourne les yeux, sans me faire repondre. - Lelie - Ah ! je vois... - Celie - Cet objet suffit pour te confondre. - Lelie - Mais pour vous obliger bien plutot a rougir. - Sganarelle - (a part.) Ma colere a present est en etat d'agir ; Dessus ses grands chevaux est monte mon courage (12), Et si je le rencontre, on verra du carnage. Oui, j'ai jure sa mort ; rien ne peut l'empecher. Ou je le trouverai, je le veux depecher. (Tirant son epee a demi, il approche de Lelie.) Au beau milieu du coeur il faut que je lui donne... - Lelie - (se retournant.) A qui donc en veut-on ? - Sganarelle - Je n'en veux a personne. - Lelie - Pourquoi ces armes-la ? - Sganarelle - C'est un habillement Que j'ai pris pour la pluie. (a part.) Ah ! quel contentement J'aurais a le tuer ! Prenons-en le courage. - Lelie - (se retournant encore.) Hai ? - Sganarelle - Je ne parle pas. (A part, apres s'etre donne des soufflets pour s'exciter.) Ah ! poltron, dont j'enrage, Lache, vrai coeur de poule ! - Celie - (a Lelie.) Il t'en doit dire assez, Cet objet dont tes yeux nous paraissent blesses. - Lelie - Oui, je connais par la que vous etes coupable De l'infidelite la plus inexcusable Qui jamais d'un amant puisse outrager la foi. - Sganarelle - (a part.) Que n'ai-je un peu de coeur ! - Celie - Ah ! cesse devant moi, Traitre, de ce discours l'insolence cruelle ! - Sganarelle - (a part.) Sganarelle, tu vois qu'elle prend ta querelle ! Courage, mon enfant, sois un peu vigoureux. La, hardi ! tache a faire un effort genereux, En le tuant tandis qu'il tourne le derriere. - Lelie - (faisant deux ou trois pas sans dessein, fait retourner Sganarelle qui s'approchait pour le tuer.) Puisqu'un pareil discours emeut votre colere, Je dois de votre coeur me montrer satisfait, Et l'applaudir ici du beau choix qu'il a fait. - Celie - Oui, oui, mon choix est tel qu'on n'y peut rien reprendre. - Lelie - Allez, vous faites bien de le vouloir defendre. - Sganarelle - Sans doute, elle fait bien de defendre mes droits. Cette action, Monsieur, n'est point selon les lois : J'ai raison de m'en plaindre ; et, si je n'etais sage, On verrait arriver un etrange carnage. - Lelie - D'ou vous nait cette plainte, et quel chagrin brutal... ? - Sganarelle - Suffit. Vous savez bien ou le bat me fait mal ; Mais votre conscience et le soin de votre ame Vous devraient mettre aux yeux que ma femme est ma femme : Et vouloir, a ma barbe, en faire votre bien, Que ce n'est pas du tout agir en bon chretien. - Lelie - Un semblable soupcon est bas et ridicule. Allez, dessus ce point n'ayez aucun scrupule : Je sais qu'elle est a vous, et, bien loin de bruler... - Celie - Ah ! qu'ici tu sais bien, traitre, dissimuler ! - Lelie - Quoi ? me soupconnez-vous d'avoir une pensee De qui son ame ait lieu de se croire offensee ? De cette lachete voulez-vous me noircir ? - Celie - Parle, parle a lui-meme, il pourra t'eclaircir. - Sganarelle - (a Celie.) Vous me defendez mieux que je ne saurais faire : Et du biais qu'il faut vous prenez cette affaire. ----------- SCENE XXII. - Celie, Lelie, Sganarelle, la femme de Sganarelle, la suivante de Celie. - La femme de Sganarelle - Je ne suis point d'humeur a vouloir contre vous Faire eclater, Madame, un esprit trop jaloux ; Mais je ne suis point dupe, et vois ce qui se passe : Il est de certains feux de fort mauvaise grace ; Et votre ame devrait prendre un meilleur emploi, Que de seduire un coeur qui doit n'etre qu'a moi. - Lelie - La declaration est assez ingenue. - Sganarelle - (a sa femme.) L'on ne demandait pas, carogne, ta venue : Tu la viens quereller lorsqu'elle me defend, Et tu trembles de peur qu'on t'ote ton galant. - Celie - Allez, ne croyez pas que l'on en ait envie. (Se tournant vers Lelie.) Tu vois si c'est mensonge ; et j'en suis fort ravie. - Lelie - Que me veut-on conter ? - La suivante - Ma foi, je ne sais pas Quand on verra finir ce galimatias ; Deja depuis longtemps je tache a le comprendre, Et si, plus je l'ecoute (13), et moins je puis l'entendre, Je vois bien a la fin que je m'en dois meler. (Elle se met entre Lelie et sa maitresse.) Repondez-moi par ordre, et me laissez parler. (A Lelie.) Vous, qu'est-ce qu'a son coeur peut reprocher le votre ? - Lelie - Que l'infidele a pu me quitter pour un autre ; Que lorsque, sur le bruit de son hymen fatal, J'accours tout transporte d'un amour sans egal, Dont l'ardeur resistait a se croire oubliee, Mon abord en ces lieux la trouve mariee. - La suivante - Mariee ! a qui donc ? - Lelie - (Montrant Sganarelle.) A lui. - La suivante - Comment, a lui ? - Lelie - Oui-da ! - La suivante - Qui vous l'a dit ? - Lelie - C'est lui-meme, aujourd'hui. - La suivante - (a Sganarelle.) Est-il vrai ? - Sganarelle - Moi ? J'ai dit que c'etait a ma femme, Que j'etais marie. - Lelie - Dans un grand trouble d'ame, Tantot de mon portrait je vous ai vu saisi. - Sganarelle - Il est vrai : le voila. - Lelie - (a Sganarelle.) Vous m'avez dit aussi Que celle aux mains de qui vous aviez pris ce gage etait liee a vous des noeuds du mariage. - Sganarelle - (montrant sa femme.) Sans doute. Et je l'avais de ses mains arrache ; Et n'eusse pas sans lui decouvert son peche. - La femme de Sganarelle - Que me viens-tu conter par ta plainte importune ? Je l'avais sous mes pieds rencontre par fortune ; Et meme, quand, apres ton injuste courroux, (Montrant Lelie.) J'ai fait, dans sa faiblesse, entrer monsieur chez nous, Je n'ai pas reconnu les traits de sa peinture. - Celie - C'est moi qui du portrait ai cause l'aventure ; Et je l'ai laisse choir en cette pamoison, (A Sganarelle.) Qui m'a fait par vos soins remettre a la maison. - La suivante - Vous voyez que sans moi vous y seriez encore, Et vous aviez besoin de mon peu d'ellebore. - Sganarelle - (a part.) Prendrons-nous tout ceci pour de l'argent comptant ? Mon front l'a, sur mon ame, eu bien chaude pourtant. - la femme de Sganarelle - Ma crainte toutefois n'est pas trop dissipee, Et, d'ou que soit le mal, je crains d'etre trompee. - Sganarelle - (a sa femme.) He ! mutuellement, croyons-nous gens de bien ; Je risque plus du mien que tu ne fais du tien. Accepte sans facon le parti qu'on propose. - la femme de Sganarelle - Soit. Mais gare le bois si j'apprends quelque chose ! - Celie - (a Lelie, apres avoir parle bas ensemble.) Ah ! dieux ! s'il est ainsi, qu'est-ce donc que j'ai fait ? Je dois de mon courroux apprehender l'effet. Oui, vous croyant sans foi, j'ai pris pour ma vengeance Le malheureux secours de mon obeissance ; Et depuis un moment, mon coeur vient d'accepter Un hymen que toujours j'eus lieu de rebuter. J'ai promis a mon pere ; et ce qui me desole... Mais je le vois venir. - Lelie - Il me tiendra parole. ----------- SCENE XXIII. - Gorgibus, Celie, Lelie, Sganarelle, la femme de Sganarelle, la suivante de Celie. - Lelie - Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour, Brulant des memes feux ; et mon ardent amour Verra, comme je crois, la promesse accomplie Qui me donna l'espoir de l'hymen de Celie. - Gorgibus - Monsieur, que je revois en ces lieux de retour, Brulant des memes feux, et dont l'ardente amour Verra, que vous croyez, la promesse accomplie Qui vous donne l'espoir de l'hymen de Celie, Tres humble serviteur a Votre seigneurie. - Lelie - Quoi ? Monsieur, est-ce ainsi qu'on trahit mon espoir ? - Gorgibus - Oui, Monsieur, c'est ainsi que je fais mon devoir : Ma fille en suit les lois. - Celie - Mon devoir m'interesse, Mon pere, a degager vers lui votre promesse. - Gorgibus - Est-ce repondre en fille a mes commandements ? Tu te demens bientot de tes bons sentiments. Pour Valere tantot... Mais j'apercois son pere : Il vient assurement pour conclure l'affaire. ----------- SCENE XXIV. - Villebrequin, Gorgibus, Celie, Lelie, Sganarelle, la femme de Sganarelle, la suivante de Celie. - Gorgibus - Qui vous amene ici, seigneur Villebrequin ? - Villebrequin - Un secret important, que j'ai su ce matin, Qui rompt absolument ma parole donnee. Mon fils, dont votre fille acceptait l'hymenee, Sous des liens caches trompant les yeux de tous, Vit depuis quatre mois avec Lise en epoux, Et, comme des parents le bien et la naissance M'otent tout le pouvoir d'en casser l'alliance, Je vous viens... - Gorgibus - Brisons la. Si, sans votre conge, Valere votre fils ailleurs s'est engage, Je ne vous puis celer que ma fille Celie Des longtemps par moi-meme est promise a Lelie ; Et que, riche en vertus, son retour aujourd'hui M'empeche d'agreer un autre epoux que lui. - Villebrequin - Un tel choix me plait fort. - Lelie - Et cette juste envie D'un bonheur eternel va couronner ma vie. - Gorgibus - Allons choisir le jour pour se donner la foi. - Sganarelle - (seul.) A-t-on mieux cru jamais etre cocu que moi ! Vous voyez qu'en ce fait la plus forte apparence Peut jeter dans l'esprit une fausse creance. De cet exemple-ci ressouvenez-vous bien ; Et, quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien. FIN DE SGANARELLE. ------------------------------------------------------------------------- Notes [from 1890 edition] ----------- (0) Ce personnage comique est une creation de Moliere, et le nom de Sganarelle est reste au caractere qu'il represente : on disait les "Sganarelles", comme on avait dit les "Jodelets", les "Gros-Renes", etc. ----------- (1) "Clelie", roman de mademoiselle de Scudery. ----------- (2) Ces deux ouvrages tenaient autrefois dans l'education de la jeunesse la meme place que les fables de la Fontaine y tiennent aujourd'hui. ----------- (3) Livre de devotion, par Louis de Grenade, dominicain espagnol, mort en 1588. (B.) ----------- (4) "Si ferai bien, je meure". Ce qui veut dire "Oui, assurement je le ferai bien". "Si" est un vieux mot que Moliere emploie assez souvent, et qu'on trouve meme dans le "Tartufe". Nicot, dans son "Tresor de la langue francoise", dit qu'il sert a renforcer le verbe qui le suit. ----------- (5) Nicot fait venir ce mot de l'espagnol "truhant", un "bateleur", un "plaisanteur", un vagabond, et par induction, "canaille", "belistre", "mechancete", "malice". ----------- (6) "Marri" est un vieux mot ; il signifie "fache", "chagrin". Le piquant jeu de mots auquel il donne lieu ici est devenu proverbe parmi tous les confreres de Sganarelle. (Lem.) Ce mot vient du latin barbare "marritio", que Vossius interprete "douleur", "ressentiment d'un affront recu". ----------- (7) "Prendre la chevre", pour "imiter la chevre", animal vif, impatient ; se facher de rien, prendre tout au pied de la lettre. C'est le propre des esprits bourrus. Nous disons aujourd'hui "prendre la mouche" a peu pres dans le meme sens. ----------- (8) "Avoir des visions cornues", c'est-a-dire, "avoir des idees chimeriques", "folles", "ridicules". ----------- (9) "Jocrisse", mot populaire qui renferme toute la peinture d'un individu. Un jocrisse est en meme temps sot, avare, laid, et poltron. C'est un homme qui ferme les yeux sue les desordres de sa femme, et s'abaisse aux plus petits details du menage. ----------- (10) "Ce n'est pas pour des prunes". Proverbialement, ce n'est pas pour peu de chose. ----------- (11) Mot qui vient de l'italien "capriola". On disait autrefois "caprioler" ; mais deja, du temps de Richelet, le mot "cabrioler" etait plus usite. ----------- (12) Il faut chercher l'origine de ce proverbe dans les usages de l'ancienne chevalerie. Les chevaliers avaient deux especes de chevaux : ceux qu'ils montaient habituellement etaient connus sous le nom de "coursiers de palefroi" : c'etaient des chevaux d'une allure aisee et d'une force ordinaire. Mais, les jours de bataille, on leur amenait des chevaux d'une vigueur et d'une taille remarquable, que des ecuyers conduisaient a leur droite, d'ou leur est venu le nom de "destriers". Ces destriers etaient presentes aux chevaliers a l'heure meme du combat : c'etait ce que l'on appelait alors "monter sur ses grands chevaux". Depuis, par allusion a cet usage, on a dit "monter sur ses grands chevaux", pour se mettre en colere, menacer, prendre un parti vigoureux, montrer de la fierte, de l'arrogance, du courage. ----------- (13) "Et Si, plus je l'ecoute". Nous avons deja donne, p. 190 [Note (4)], une explication de ce vieux mot, qui est employe ici pour "neanmoins", "pourtant". ----------- *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, SGANARELLE *** This file should be named 8sgan10.txt or 8sgan10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8sgan11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8sgan10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. 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