The Project Gutenberg EBook of Le Pays de l'or, by Henri Conscience

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Title: Le Pays de l'or

Author: Henri Conscience

Release Date: December 4, 2003 [EBook #10384]

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PAYS DE L'OR ***




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LE PAYS DE L'OR

Par
Henri Conscience




I

LE BUREAU


Un matin du mois de mai de l'annee 1849, un jeune commis, assis devant
un pupitre, etait seul dans le bureau d'une maison de commerce peu
importante, a Anvers.

Il etait haut de taille et blond de cheveux; sa figure fraiche et fine,
avec quelque chose de reveur dans l'expression, paraissait indiquer un
caractere tres-doux, quoique l'eclat de ses yeux bleus accusat une
certaine force d'ame ou du moins une nature enthousiaste.

Il etait occupe a ecrire; cependant il interrompait souvent son travail
pour jeter les yeux sur un journal ouvert a sa droite sur le pupitre. Le
contenu de cette feuille semblait l'attirer chaque fois avec une
nouvelle force, car c'etait evidemment contre sa volonte qu'il
detournait si souvent son attention de son ouvrage. Il fixa une derniere
fois le regard sur ce journal et lut d'une voix sourde et emue:

"On y rencontre l'or presque a la surface de la terre, et en si grande
abondance, qu'on n'a qu'a se baisser pour ramasser des tresors. Un
matelot a trouve dernierement une _pepite_ ou morceau d'or pesant
plus de vingt livres et d'une valeur d'au moins vingt-cinq mille
francs."

Un soupir s'echappa de la poitrine du commis, et il leva vers le ciel un
regard chagrin.

Quelqu'un ouvrit la porte du bureau. C'etait un jeune homme assez
solidement bati, aux joues rouges, aux yeux noirs et etincelants; sur
son visage ouvert brillaient la sante et la bonne humeur.

--Jean, mon ami, tu seras gronde, dit l'autre. Monsieur est deja venu au
bureau, et il a manifeste son mecontentement de ton absence.

--Bah! cela m'importe peu, mon bon Victor, repondit Jean d'un ton
triomphant. C'est decide: je dis adieu au metier de gratte-papier et a
cette obscure prison ou j'ai si sottement use les plus belles annees de
ma vie. Hourra! Je vais courir le monde, libre comme un oiseau, et ne
reconnaissant plus d'autre maitre que Dieu et le sort!

--Que veux tu dire? demanda son camarade stupefait.

--Ce que je veux dire? reprit Jean en tirant un papier plie de sa poche.
Voici le prospectus d'une societe francaise, _la Californienne_; elle a
fait faire toutes sortes d'instruments pour exploiter les meilleures
mines d'or en Californie. La ou l'on peut ramasser avec les mains le
metal le plus precieux, elle recueillera l'or par monceaux avec des
outils excellents et des procedes perfectionnes. Peut devenir
actionnaire qui veut. Moyennant deux mille francs, on obtient une
traversee libre sur un vaisseau de la societe, comme passager de seconde
classe, et on recoit deux actions qui donnent droit a une double part de
l'or recueilli. La-bas, en Californie, on n'a a s'inquieter de rien, la
societe procure a ses membres une bonne nourriture et des maisons de
bois confortables. Comme passager de troisieme classe, on ne verse que
douze cents francs; mais on ne recoit alors qu'une seule action. Mon
pere a consenti a sacrifier deux mille francs. Je deviendrai actionnaire
de _la Californienne_! Le navire _le Jonas_ est equipe par _la
Californienne_; dans quinze jours, il partira d'Anvers pour le pays de
l'or. La societe envoie encore quatre vaisseaux en Californie, entre
autres un du Havre de Grace, avec les outils et les directeurs, qui
doivent deja etre en mer pour recevoir la-bas les actionnaires.

Victor regarda son camarade avec des yeux etincelants. Ce qu'il
entendait le frappait de stupeur; car un sourire d'admiration illuminait
son visage rayonnant.

--Tu pars pour le pays de l'or! tu vas en Californie! murmura-t-il.

--Dans deux semaines.

--Toi, toi, Jean! La soif de l'or t'a-t-elle pris ainsi tout a coup?

--Oh! non; toi-meme, Victor, tu m'as mis la tete a l'envers en me
parlant sans cesse du pays extraordinaire qu'on vient de decouvrir. Je
vois dans ce voyage un bon moyen d'echapper a l'etouffante vie de
bureau; l'or n'est qu'un pretexte pour obtenir le consentement de mon
pere... Ah! ah! demain, je suis libre: demain, je deviens actionnaire de
_la Californienne_; demain, je retiens ma place sur le navire _le
Jonas!_

--Que tu es heureux! dit Victor en soupirant. Mon Dieu, que ne
donnerais-je pas pour pouvoir etre ton compagnon de voyage!

--Tu n'as qu'a vouloir, Victor. L'oncle de Lucie n'a-t-il pas declare
vingt fois qu'il te preterait l'argent necessaire, si tu osais
entreprendre un voyage en Californie?

--Et ma mere, Jean?

--Oui, ta mere...; mais tu dois considerer que les parents sont tous les
memes. Si nous ne faisions pas un peu d'effort pour sauter hors du nid,
ils nous tiendraient sous leurs ailes, jusqu'a ce que les cheveux
commencent a grisonner sur notre tete...

--Tu ne peux croire, Jean, comme la seule idee d'une pareille resolution
fait trembler une mere. L'oncle de Lucie, lorsqu'il vient chez nous,
parle beaucoup des voyages lointains qu'il a faits en qualite de
capitaine de vaisseau. Ma pauvre mere palit a la moindre allusion. Elle
m'a toujours aime si tendrement! je ne peux pas lui enfoncer le poignard
dans le coeur.

--Tu dois le savoir, c'est pourtant le seul moyen de voir s'accomplir le
voeu de ton coeur. Le capitaine est un rude gaillard, il n'a pas
beaucoup d'estime pour l'homme qui use sa vie courbe sur un pupitre et
qui n'a vu qu'un petit coin du monde. Je gage que, si tu oses aller en
Californie, a ton retour il te donnera avec joie la main de sa niece.

--Il m'a promis son consentement aussitot que mes appointements
atteindront deux mille francs.

--Oui? alors tu attendras longtemps. La revolution, en France, a fait
languir le commerce. Monsieur n'a-t-il pas dit avant-hier qu'il serait
oblige de reduire nos appointements?

Victor tint les yeux baisses sans rien dire.

--Tu as peut-etre peur du long voyage? Demanda l'autre.

--Peur! moi?... s'ecria Victor sortant de sa reverie. Depuis six mois,
je meurs d'envie d'entreprendre ce voyage? Non-seulement la Californie
me fait entrevoir le moyen d'obtenir la main de Lucie, mais il y a
encore un autre sentiment egalement puissant, qui me montre dans les
contrees lointaines l'etoile d'un meilleur avenir. Juge, Jean: ma mere
s'est impose beaucoup de privations et a diminue son petit avoir pour
pouvoir me donner une bonne education. Sa boutique et mes appointements
subviennent a peine a notre entretien. L'instant est pourtant venu ou le
fruit de mon travail devrait rapporter quelque chose pour donner un peu
d'aisance a ses vieux jours, et la recompenser ainsi de son amour et de
ses sacrifices. J'aurais peur d'un voyage en Californie? Qui est-ce qui
soupire plus ardemment que moi apres cette terre promise? Le bien-etre
de ma mere et mon propre bonheur ne sont-ils pas la? Et n'ai-je pas des
raisons pour mepriser tous les dangers, s'il en existe? Ah! si je
pouvais t'accompagner, comme je remercierais Dieu pour sa bonte, meme au
milieu de l'adversite et de la souffrance!

--Mais tente encore un effort, Victor. Pense qu'autrement tu te
condamnes toi-meme a rester toute ta vie, palir devant cet eternel
pupitre; que ta jeunesse se passe, lente, triste et reguliere comme une
vieille horloge. La liberte, c'est l'espace, voila le bonheur de
l'homme; voir le monde contempler chaque jour de nouvelles merveilles,
se sentir emu a chaque battement du pouls, voila vivre!... Et alors,
apres deux ans d'independance, revenir dans sa patrie avec assez d'or
pour enrichir tous ceux que nous aimons!

--Oui, oui! s'ecria Victor comme hors de lui, je le lui demanderai
encore; et, s'il le faut, j'implorerai a genoux son consentement, je la
supplierai par ce qu'elle a de plus cher au monde...

--Et moi, vois-tu, je chercherai aujourd'hui le capitaine Morrelo au
cafe, et lui dirai qu'il doit t'aider. Laisse-moi faire... La bonne
idee! Nous partagerions la-bas, comme ici, le bien et le mal...

--Tais-toi, Jean, repliqua l'autre d'une voix etouffee. J'entends
monsieur qui vient au bureau.

--Ne lui dis rien de mon depart. Mon pere pourrait quelquefois changer
d'avis avant demain; on ne peut pas savoir.

--Non, mais tiens-toi tranquille; sans cela monsieur se facherait.

Les deux commis prirent leurs plumes; et, lorsque la porte s'ouvrit,
ils penchaient silencieusement la tete sur le papier, comme s'ils
etaient restes depuis des heures absorbes dans leur travail.




II

LE DEPART


Par une chaude journee du mois de juin, deux ou trois heures avant la
tombee du soir, une grande foule etait reunie au bord de l'Escaut,
regardant d'un oeil etonne un beau brick qui, pavillons deployes et
flottant au vent, mouillait dans le port, pret a appareiller. C'etait
_le Jonas_, equipe par la societe francaise _la Californienne:_ le
premier vaisseau qui fit un voyage direct au pays de l'or, nouvellement
decouvert.

Le pont du brick fourmillait deja de passagers qui agitaient a tout
moment leurs chapeaux en l'air et faisaient retentir sur les flots leurs
cris de triomphe. Du bord de l'Escaut, on leur envoyait de brillants
souhaits de bonheur. C'etait comme une kermesse, comme une joyeuse fete
a laquelle les habitants d'Anvers ne prenaient pas moins part que les
chercheurs d'or surexcites, quoique les emigrants fussent pour la
plupart des Francais des departements du Nord, et que tres-peu de Belges
se fussent laisse seduire par le brillant appat de _la Californienne_.

Une couple de barques longeaient le quai pour prendre les retardataires
qui avaient passe en ville les dernieres heures. On voyait voguer
egalement quelques autres canots sur le fleuve. Chacun d'eux avait un
drapeau belge au gouvernail, et ceux qui le montaient envoyaient leurs
adieux a la ville d'Anvers et a l'Europe, et faisaient un tel vacarme en
entrant et en battant des mains, qu'ils avaient l'air de gens ivres ou
fous.

En ce moment, trois personnes, un bourgeois avec ses deux fils,
sortirent en hate d'une rue aboutissant au quai et se dirigerent vers le
lieu ou se trouvaient les barques.

--Vois, vois, mon pere, dit l'aine des deux jeunes gens, voila _le
Jonas_ qui attend avec impatience.

--Que Dieu le protege! dit en soupirant le vieux bourgeois.

--Mais allez-vous vous attrister maintenant, mon pere? dit le jeune
homme en riant. Que sont deux annees dans la vie d'un homme? J'en ai use
au moins six devant un stupide pupitre. Pas d'inquietude! au contraire,
soyez content et ayez confiance. Je reviendrai avec des monceaux d'or,
avec des tresors, et ce sera mon orgueil d'avoir procure a mon pere et a
mon frere une vie douce et paisible. Ainsi, ne soyez pas inquiet: vous
n'aurez jamais de raisons de regretter ce voyage... Mais ou reste donc
Victor? Aurait-il mal aux jambes, maintenant que l'heure decisive est
arrivee?

--Sa mere et lui ont tant de choses a se dire! murmura le vieux bourgeois.

--Vois, Jean, ils viennent la-bas, remarqua le frere. Cette pauvre Lucie
Morrelo, elle marche la tete haute et parait contente; mais la servante
du capitaine m'a dit que, depuis huit jours, elle ne fait que pleurer
lorsqu'elle est seule.

--Tant mieux, mon frere.

--Comment cela?

--Certainement, c'est une preuve qu'elle aime sincerement mon ami
Victor. Cela me rejouit pour lui.

Les personnes dont l'arrivee avait ete annoncee par le frere de Jean se
montrerent bientot au coin de la rue. C'etait une dame deja vieille, qui
marchait en parlant a cote d'un jeune homme et lui pressait la main avec
une tendresse inquiete, pendant que lui dirigeait vers _le Jonas_,
pavoise comme aux jours de fete, des yeux ou brillait une joyeuse
excitation.

Derriere eux venait un homme avec des joues tannees et de larges
favoris, qui donnait le bras a une tres-jeune fille au visage charmant
et delicat, et s'efforcait de lui faire comprendre, en riant et en
plaisantant, qu'un voyage en mer n'etait pas plus dangereux qu'une
petite excursion a Bruxelles par le chemin de fer.

--Victor, Victor, depeche-toi! on leve deja l'ancre la-bas! s'ecria
Jean, qui se tenait debout dans une barque. On nous annonce qu'il n'y a
plus de temps a perdre.

Lorsque la veuve regarda, du bord de l'Escaut, le faible esquif qui
allait dans quelques minutes lui enlever, pour toujours peut-etre, son
fils bien-aime, les larmes tomberent sur ses joues et elle le pressa en
sanglotant dans ses bras. Ce tendre embrassement emut profondement
Victor, et il s'efforca de consoler et de tranquilliser sa mere affligee
par de douces paroles, et en lui promettant plus d'aisance et de bonheur
pour ses vieux jours.

Il fut reste longtemps encore sur le coeur de sa mere, sourd a l'appel
de son ami; mais le vieux capitaine, l'oncle de Lucie, l'arracha de ses
bras en se moquant de cet exces d'attendrissement. Jean, de son cote,
criait plus fort que jamais que la barque ne pouvait attendre plus
longtemps.

Victor prit les deux mains de la jeune Lucie dans les siennes et penetra
par un long regard jusqu'au fond de son coeur; ses yeux demandaient:
"M'attendras-tu? Ne m'oublieras-tu pas?" La demande et la reponse
devaient etre toutes les deux tres-emouvantes, car un torrent de larmes
roula sur le visage de la jeune fille, et le visage du jeune homme
s'illumina d'une joie extreme.

Le marin prit Victor par le bras et l'entraina vers la barque. Le jeune
homme, emu, embrassa encore sa mere et murmura a son oreille les plus
ardentes paroles d'amour.

--Eh bien, puisque Dieu l'a permis, dit-elle en sanglotant, va, mon
fils; je prierai pour toi tous les jours, toutes les heures. Ne m'oublie
pas! N'oublie pas ta mere!

Victor descendit dans le canot: les rames plongerent dans le fleuve...
En ce moment, on vit accourir de loin un jeune homme qui agitait ses
bras au-dessus de sa tete, avec des gestes inquiets, et qui criait:

--Attendez un peu, pour l'amour de Dieu! Je suis Donat Kwik; j'ai paye
mon passage; il faut que j'aille aussi au pays de l'or!

Ce jeune homme paraissait etre un paysan; la longue redingote bleue qui
lui pendait jusqu'aux talons, son visage rouge et bouffi, son air naif
ou bete, et surtout ses grandes mains et ses membres robustes et trapus,
indiquaient qu'il avait quitte les travaux des champs pour courir
egalement apres la fortune.

Son premier pas ne fut cependant point heureux. Dans sa crainte que le
canot ne partit sans lui, il sauta avec une precipitation aveugle sur le
bord du leger esquif et culbuta dans l'eau la tete la premiere.

Un matelot le saisit par les cheveux; un second, aide de Jean, le tira
dans la barque, au milieu des eclats de rire et des applaudissements des
bourgeois reunis sur le quai.

Le paysan regarda autour de lui avec embarras, se frotta la tete, rejeta
une gorgee d'eau et murmura tout stupefait:

--Camarades, il y a, pardieu! trop de sel dans la soupe! Vous n'aviez
pas besoin non plus d'arracher la moitie de mes cheveux: je nage comme
une anguille...

Mais, comme le canot bondit tout a coup sous la vive impulsion des
rames, Donat Kwik tomba en arriere sur un banc et se cramponna avec
frayeur au bord de l'embarcation.

Cet incident avait a peine detourne du quai l'attention de Victor.
Pendant que la barque s'eloignait avec rapidite du rivage, il tenait le
regard dirige vers l'endroit ou sa mere et Lucie lui faisaient toutes
sortes de gestes encourageants, comme si elles eussent cru, les ames
aimantes, qu'il etait encore plus malheureux qu'elles.

Jean etait debout sur un banc. Il jeta a son pere et a son frere un
dernier adieu retentissant, agita son chapeau et poussa un hourra
triomphant qu'on entendit jusque pres des maisons du quai.

Ces cris de joie firent un singulier effet sur Donat Kwik. Il sauta
debout, s'elanca au cou du joyeux jeune homme et le pressa dans ses bras
avec tant de force, que Jean sentit l'eau mouiller sa poitrine. Il
eloigna avec une sorte de colere le grossier compagnon de voyage, et
s'ecria:

--Ah ca! mon gaillard, etes-vous fou ou gris?

--Je crois, en effet, que j'ai un petit coup dans le cerveau, repondit
l'autre. Il y a de la bonne biere a Anvers, de la forte biere...

--Ne voyez-vous pas que vous me mouillez et que vous abimez mes
vetements?

--Pardieu! j'avais oublie le bain froid! Bah! camarade, nous pourrons
acheter la-bas autant d'habits que nous voudrons. De l'or par brouettes!

--De quel pays etes-vous? A votre langage, on dirait que vous venez de
Malines? demanda Jean.

--Vous l'avez presque devine. Je suis Donat Kwik, un fils de paysan de
Natten-Haesdonck, au dela de Rupelmonde, dans le petit Brabant, dit
l'autre en bredouillant tres-vite. Ma tante est morte; j'ai herite, mais
pas assez, a mon gout. Je vais chercher de l'or. A mon retour, je me
marie avec Helene, la fille du notaire, ou avec Trine, la fille du
bourgmestre, ou avec la demoiselle du chateau. Je ramasserai tant d'or,
tant, tant, que je pourrai acheter tout le village!

Jean se retourna, en haussant les epaules, vers son ami Victor, qui
repondait encore par signes au tendre adieu qu'on lui envoyait du quai,
et il le plaisanta sur la visible emotion de Lucie et sur sa profonde
affection pour lui.

Donat vint interrompre la conversation. Il montra aux deux amis un
morceau de papier imprime:

--Camarades, voyez un peu ceci... dit-il.

--Vous devenez ennuyeux avec vos _camarades!_ murmura Jean d'un ton
courrouce.

--Eh bien, je dirai, _messieurs,_ puisque vous le voulez absolument,
quoique je ne sois pas pauvre non plus. Allons, ne faisons pas tant de
Compliments; vous devriez me dire, messieurs, ce que je tiens ici en
main.

--C'est un billet de banque anglais de cinq livres, mon ami, repondit
Victor.

--Oui, mais en francs?

--Quelque chose de plus que cent vingt-cinq francs.

--J'avais peur, pardieu! que le vieux juif chez lequel j'ai change mon
argent ne m'eut fourre en main des chiffons de papier.

--En avez-vous beaucoup de cette espece? Demanda Victor en souriant.

Le paysan regarda les matelots avec defiance, et dit mysterieusement a
l'oreille des deux amis:

--J'en ai quatre: le reste de mon heritage. J'aurais bien pu placer ces
cinq cents francs a interet chez l'agent d'affaires de notre village;
mais on ne peut savoir ce qui arrivera la-bas; la prudence est la mere
de la porcelaine. Si nous etions dupes et si nous ne trouvions pas d'or?
Ce n'est pas Donat qui mourra de faim le premier: il a une poire pour la
soif. Il faut que vous sachiez, messieurs, que je suis malin, beaucoup
trop malin quelquefois!

La barque atteignit le navire, et les voyageurs furent salues par une
salve d'applaudissements. _Le Jonas_ avait deja leve l'ancre et tendu
ses voiles. Bientot il prit le vent et avanca sous l'impulsion d'une
fraiche brise.

Alors, le navire lacha sa bordee pour dire adieu a la ville d'Anvers;
les canots du fort repondirent a ce salut, les marins agitaient leurs
chapeaux sur les mats, les passagers remplissaient l'air de leurs cris
de triomphe, les quais retentissaient des souhaits de bonheur de la
foule; et _le Jonas_ glissa majestueusement en avant, au bruit du canon
qui grondait et des gigantesques acclamations des milliers de
spectateurs.

Donat Kwik etait le plus en train; il bondissait de droite a gauche
comme un insense, les bras leves et criait: "Hourra! hourra!" d'une voix
si forte, que ses cris retentissaient au-dessus de ceux des autres
passagers, pareils au braiment d'un ane. Comme il heurtait tout le
monde, il recevait par-ci par-la un coup de poing dans le dos ou un coup
de pied dans les jambes; mais il n'y faisait pas attention et beuglait a
perdre haleine.

Il remarqua ses deux compagnons de la barque qui, debout derriere la
batterie, se montraient sur le quai l'endroit ou ils croyaient que se
trouvaient leurs parents, quoique la foule n'apparut plus a leurs yeux
que comme une tache noire confuse. Donat passa la tete entre eux et dit
grossierement:

--Eh! eh! pardieu, camarades, sommes-nous malades? Je veux dire:
Messieurs, avons-nous du chagrin?

--Sur ma parole, dit Jean courrouce, si tu continues a nous ennuyer, je
te casse le cou, entends-tu, Donat Kwik?

--Mais il n'y a pas la-dessous, dans la troisieme classe, ame qui vive
pour me comprendre! Repondit Donat. Ils sont aussi stupides que des
veaux; ils baragouinent un patois inintelligible, et ils ne connaissent
meme pas un mot de flamand.

--C'est egal, va-t'en, te dis-je!

Le paysan, voyant que c'etait serieux, s'eloigna en trainant les jambes
et grommela en lui-meme:

--Qu'ils sont fiers, ces messieurs de la ville! Comme si je ne devais
pas trouver autant d'or qu'eux, et meme davantage. Si mes compatriotes
ne veulent pas causer avec moi, je serai donc oblige de me coudre la
bouche? Allons, allons, vive la joie!... Hourra! hourra! vive la
Californie!

Et, tournant sur lui-meme comme une toupie et balancant les bras comme
un moulin a vent, il sauta au milieu d'un groupe de gens joyeux.

En ce moment, _le Jonas_ tourna derriere la Tete-de-Flandre, et la ville
d'Anvers disparut aux regards des passagers. Les voiles s'enflerent sous
un vent favorable. Le joli brick pencha legerement de cote et s'elanca
avec un redoublement de vitesse a travers les vagues agitees.

--Viens, Victor, dit Jean en prenant la main de son ami, descendons pour
dire un mot a nos provisions et deboucher une bouteille de madere.

--Oui, oui, repondit Victor avec enthousiasme, l'heureux voyage est
commence. Hourra! Buvons un coup la-dessus! L'avenir nous appartient.

Pendant qu'ils parlaient de leurs projets et de leurs esperances en
buvant un verre dans l'entre-pont, _le Jonas_ descendait le cours de
l'Escaut jusqu'a la hauteur de Calloo, ou on laissa tomber l'ancre pour
attendre la maree du lendemain.

Le capitaine, malgre son air dur et severe, se montrait fort aimable
envers les passagers. Il semblait les encourager a passer encore la
derniere heure du jour dans la gaiete; serrait, en se promenant, la main
aux uns, offrait aux autres d'excellents cigares, et fit meme monter
quelques bouteilles de rhum, pour en verser un verre a ceux qui le
desiraient. Un murmure approbateur s'elevait sur son passage, et le cri
de "Vive notre brave capitaine!" retentissait autour de lui.

Pendant ce temps, les matelots echangeaient entre eux des regards
mysterieux, et semblaient se dire que les manieres amicales du capitaine
cachaient un secret.

Le capitaine laissa les passagers s'amuser jusqu'a dix heures du soir;
mais alors il leur fit comprendre, avec bonte, que chacun devait aller
se coucher dans la cabine qui lui etait designee. On aida des gens
fatigues a trouver leur lit, et le silence le plus complet regna enfin
sur le pont.

Vers minuit, les barques quitterent silencieusement le batiment et se
dirigerent vers la cote flamande de l'Escaut, puis revinrent aussi
mysterieusement avec de nouveaux passagers. Immediatement apres, les
marins, s'eclairant au moyen de lanternes, tirerent d'une cachette des
planches de sapin, et se mirent a clouer et marteler si fort, que le
pont en fut ebranle. Ce travail nocturne avait pour but d'ajuster, au
moyen de ces planches preparees d'avance, des lits pour les nouveaux
arrivants. Les passagers, endormis dans leurs cabines, ne s'etonnerent
guere de ce vacarme, car on avait eu la precaution de les avertir que,
pendant la nuit, on construirait, pour leur facilite, une nouvelle
cuisine.

Il existe dans le port d'Anvers, comme ailleurs, des reglements qui
determinent le nombre de voyageurs qu'un batiment peut prendre en raison
de sa grandeur. Une commission visite les navires avant leur depart,
compte les voyageurs, mesure la place assignee a chacun d'eux dans
l'entre-pont, et pese et examine les provisions, pour s'assurer
que les personnes qui s'embarquent ne manqueront ni d'espace ni de la
nourriture suffisante. Sur _le Jonas_, on avait trouve assez d'espace,
des provisions plus qu'il n'en fallait et tout etait en regle pour cent
hommes, sans compter les matelots. Mais, pendant que la commission
inspectrice achevait sa visite par les mots sacramentels: _All right!_
le dernier convoi du chemin de fer de la Flandre amena encore une
cinquantaine de chercheurs d'or, tous Francais, des environs de Lille et
de Douai, qui furent conduits a Calloo par des gens apostes a cet effet,
pour s'embarquer secretement a minuit sur _le Jonas_. Le resultat de
cette fraude etait un benefice net de trente ou quarante mille francs
pour celui en faveur duquel elle avait ete pratiquee; car on recevait le
prix du voyage de cinquante passagers que, d'apres les dispositions de
la loi, l'on ne pouvait pas prendre a bord.

L'accumulation de tant de monde pouvait etre une cause de grande gene;
mais le capitaine semblait s'en inquieter fort peu. Il repondit a une
remarque de son pilote:

--Cela ira, Corneille. Il y a assez de provisions; on diminuera la
ration; si c'est necessaire.

--Mais l'eau, capitaine? Il n'y en a pas la moitie de ce qu'il faut pour
tant de monde!

--Je le sais, Corneille. Cela prend trop de place; nous renouvellerons
notre provision dans le premier port d'Amerique.

--Les passagers ne seront pas peu etonnes de l'arrivee de tant de
nouveaux compagnons...

--Bah! cela importe peu, si nous pouvons seulement prevenir les plaintes
jusqu'a ce que nous soyons sortis de l'Escaut... Une fois en pleine mer,
je saurai bien leur fermer le museau.--Dis a Jacques, le cuisinier en
chef, d'allumer le feu tout a l'heure et de faire cuire des biftecks
pour tous. On leur donnera a leur dejeuner un bon verre de rhum. Tu
verras, Corneille, la venue de ces nouveaux compagnons ne fera que les
rejouir. Veille a ce que tout soit pret pour lever l'ancre a la premiere
lueur du jour. Le batiment doit etre sous voiles avant que les passagers
aient quitte leurs cabines.

Le pilote se dirigea vers l'autre extremite du pont pour aller trouver
le cuisinier en chef; il se frottait les mains en marchant et
chantonnait entre ses dents:

Plus on est de fous, plus on rit!
Plus on est...

Mais le capitaine, irrite de cette raillerie, interrompit
la chanson en criant:

--Tais ton bec!

--Oui, capitaine.




III

SUR L'ESCAUT


Lorsque la plupart des voyageurs parurent sur le pont, _le Jonas_ avait
deja fait deux ou trois lieues de chemin. Quelques-uns temoignerent bien
leur etonnement a la vue de tant de nouveaux compagnons, et plusieurs
meme semblerent soupconner la fraude; mais le capitaine leur fit croire
que c'etaient des voyageurs attardes compris dans l'equipage,
qui avaient manque le convoi et etaient ainsi arrives trop tard. Les
succulents biftecks et le bon coup de rhum convainquirent les plus
defiants; et, comme les nouveaux venus paraissaient etre de gais
compagnons, on oublia bientot leur arrivee inopportune et on chanta,
comme avait fait le pilote:

"Plus on est de fous, plus on rit!"


La joyeuse vie recommenca; on dansa et sauta de nouveau.

Cette fois, cependant, Donat Kwik n'eut pas grande envie de partager la
joie generale. Les deux Anversois le trouverent tristement assis dans un
coin, la tete dans les mains, et Victor lui demanda par compassion ce
qu'il avait.

--Je suis malade, messieurs, repondit le paysan, malade comme un cheval,
de la biere d'orge d'Anvers, du genievre brun que cet empoisonneur de
capitaine m'a fait boire hier au soir. Ah! ma pauvre tete! Il y a la
dedans trois ou quatre hommes occupes a battre le ble. Que ne suis-je en
ce moment dans notre grenier a foin de Natten-Haesdonck! Car en bas, dans
cette etable de cochons, une marmotte meme ne pourrait dormir. Toute la
nuit j'ai eu le cauchemar. Il y avait sur mon estomac un bloc d'or grand
comme une meule... Ce maudit genievre du capitaine! Aie! aie! Ma
poitrine brule; je ne donne plus dix sous de ma vie!

--C'est une suite naturelle de votre ivresse, dit Jean en raillant;
c'est a vous seul qu'il faut vous en prendre; puisque vous l'avez bu,
vous devez le cuver avec patience.

Victor, qui etait tres-compatissant, lui prit la main et le consola en
lui promettant que son mal guerirait bien vite.

--Puis-je savoir, s'il vous plait, a qui j'ai l'honneur de parler?
demanda Donat.

--Je me nomme Victor Roozeman.

--Et ce monsieur-la?

--C'est mon ami Jean Creps.

--Eh bien, monsieur Roozeman, je vous remercie du fond de mon coeur de
votre bonte. J'ai ete grossier et stupide hier, n'est-ce pas?
Pardonnez-le-moi, messieurs, cela ne m'arrivera plus. Je sais lire et
ecrire, je suis bien eleve et je connais mon monde. Lorsque je serai
gueri, permettez-moi d'echanger de temps en temps une parole avec vous.
Il faut toujours que je cause avec moi-meme, et je ne suis pas assez
eloquent pour y trouver du plaisir... Oh! mon Dieu, ma tete, ma tete
brule!

Les deux amis lui dirent encore quelques paroles encourageantes, et
continuerent leur promenade.

Pendant ce temps, _le Jonas_, pousse par un vent frais, descendait
majestueusement l'Escaut.

L'essaim des passagers etaient encore plus agite que la veille. On avait
dine pour la premiere fois sur le navire, un diner abondant et
appetissant: du rosbif et des legumes frais pour tous, et meme
quelques poulets rotis pour les delicats des deux premieres classes.
La-dessus, les passagers avaient pris leur ration de vin ou de liqueurs
fortes, et, sous l'influence de cette legere emotion qui, chez
quelques-uns, degenerait en une ivresse complete, les esprits etaient
montes a un degre d'excitation extraordinaire.

Le pilote essaya enfin de faire regner un peu d'ordre sur le pont; mais
on recut ses avis et ses ordres en se moquant de lui, en riant et en
dansant. Il alla, tout courrouce, du cote du gouvernail, ou le capitaine
contemplait avec un sourire l'animation des passagers en gaiete. Il
repondit a la plainte du pilote:

--Laisse-les faire, Corneille. Vois-tu la-bas ces nuages monter sur la
mer? Le vent s'elevera, et aussitot que _le Jonas_ commencera a danser,
ce sera fini de tout ce vacarme.

En ce moment, Donat Kwik accourut, pale et defait, vers Jean et Victor,
qui contemplaient en causant le large fleuve. Le paysan se laissa tomber
a genoux devant eux, et eleva les mains d'un air suppliant.

--Pour l'amour de Dieu! dit-il, ayez compassion d'un pauvre Flamand! Je
vais mourir, je suis empoisonne...

Le sensible Victor, croyant a la possibilite d'un malheur, releva Donat
Kwik, le prit dans ses bras et lui demanda avec interet ce qui lui etait
arrive.

--Ah! mon bon monsieur Roozeman, ah! Monsieur Creps, je n'etais pas
bien, vous savez de quoi, gemit le paysan. Ils ne me comprennent pas en
bas; ils se moquent de moi et rient de ma souffrance. Il y a quelqu'un
qui est alle chercher le medecin, et il est venu un homme avec un gros
nez rouge. Il m'a verse dans le corps un demi-litre de cette execrable
eau salee, et une poudre rouge, du poivre d'Espagne, je connais cela, ca
sert a faire trotter les anes. Ah! mon Dieu! mon Dieu! je suis
empoisonne, soyez-en surs, mon ame va quitter mon corps. A l'aide! a
l'aide!

--Bah! ne voyez-vous pas, messieurs, que cet imbecile a le mal de mer?
dit un Allemand en passant.

Cette remarque amena un sourire sur les levres des deux amis, et ils se
disposaient a convaincre Donat que son indisposition se passerait
d'elle-meme; mais le pauvre garcon sentit une terrible crampe d'estomac,
porta ses deux mains a sa poitrine et s'enfuit dans l'entre-pont pour se
cacher.

Comme le Capitaine l'avait predit, le ciel se couvrait peu a peu de
petits nuages, et le vent, quoique deja favorable, gagna en force. L'eau
commenca a s'elever et _le Jonas_ dansa gracieusement sur les vagues
qui accouraient a sa rencontre de la pleine mer.

Le capitaine marcha vers le pilote et lui dit:

--La fin de cette folle kermesse est arrivee, Corneille; qu'on prepare
des seaux et des cuves. Il y en a deja une vingtaine la-bas couches avec
la tete au-dessus de la mer. Vite! sinon ils vont faire la-dessous un
affreux gachis.

En effet, la joie et les chansons s'eteignirent en peu de temps.
Bientot, plus de la moitie des passagers furent pris de violentes
douleurs d'entrailles et de crampes d'estomac; ils etaient pales comme
des cadavres, et, pendant les moments de repit que leur laissaient leurs
souffrances, ils interrogeaient l'espace d'un regard egare et stupide,
comme pour lui demander l'explication de ce mal mysterieux qui avait
refroidi si soudainement leur enthousiasme et souffle sur leur joie.
L'Ocean, dont le nebuleux horizon leur apparaissait au loin, leur avait
envoye son messager ordinaire, le mal de mer, pour leur souhaiter la
bienvenue sur la plaine liquide.

Victor en avait ete atteint un des premiers; il etait silencieusement
courbe au-dessus du bord du navire, et quand ses souffrances
diminuaient, il s'efforcait quelquefois de repondre par un sourire aux
consolations de Jean; celui-ci, qui etait encore en bonne sante, prit
enfin son ami par le bras pour le conduire dans sa cabine et l'aider a
se mettre au lit. Pendant qu'ils descendaient, Victor lui dit:

--Ce n'est rien, Jean, je sais bien que cela se passera; mais cependant
tu ne peux imaginer comme ce mal etonnant abat et torture l'homme. Je
comprends que tu ries, j'ai ri aussi du pauvre Donat, mais c'est...

Une nouvelle crampe etouffa la parole sur ses levres. Jean allait de
nouveau repondre a ses plaintes par des railleries; mais il sentit a son
tour que le coeur lui tournait, et le violent effort qu'il fit pour
surmonter le mal mouilla son front d'une sueur froide.

--Viens, viens, Victor, dit-il, descendons. Ce malencontreux mal de mer
ne se trouvait pas sur le prospectus; pas de roses sans epines; cela se
passera en dormant.

Un grand nombre de malades descendirent, les uns apres les autres,
derriere les deux amis. Enfin, il n'en resta plus qu'une vingtaine sur
le pont. Quoique ceux-ci parussent a l'epreuve du mal de mer, ils
n'etaient pas cependant a leur aise. Ils etaient faibles, et decourages
et regardaient silencieusement les flots, qui soulevaient avec une
regularite monotone les flancs du navire.

Lorsque, a l'embouchure de l'Escaut, _le Jonas_ entra dans le detroit,
le capitaine dit a son pilote:

--Il s'ecoulera quelques jours avant que ce tas d'imbeciles soient sur
pied. Nous emploierons ce temps a mettre tout en ordre. Plus de
familiarite avec les passagers. Fais savoir aux matelots que le premier
qui s'amusera un peu trop avec les etrangers sera mis aux fers pendant
trois jours. Qu'on prenne garde a mes moindres ordres; je veux rester
seigneur et maitre sur mon vaisseau: nous sommes en mer.




IV

EN MER


En effet, la mer resta grosse pendant quatre jours; elle devint meme
plus houleuse a mesure que l'on avanca dans le detroit et que l'on eut a
lutter contre des vents variables. Pendant tout ce temps, les passagers
etaient restes couches dans leurs cabines, craignant de faire un
mouvement, pris de nausees a la seule pensee des moindres aliments,
decourages et abattus comme des gens a moitie morts.

La nuit ou l'on sortit du detroit pour entrer dans l'Ocean, le vent
impetueux s'etait apaise, et les flots agites etaient devenus plus
calmes. Pendant que _le Jonas_ continuait sa route, sous un ciel clair
et parseme d'etoiles, les passagers eprouverent l'influence du temps
favorable. Ils dormirent pour la premiere fois d'un sommeil reparateur
et bienfaisant, qui fit couler de nouvelles forces et une nouvelle vie
dans leurs veines.

C'etait chose etonnante a voir, quand chacun apparut le lendemain sur le
pont, la physionomie souriante, console, fortifie et gai comme au jour
du depart. Jean Creps et son ami Roozeman n'etaient pas des moins ravis.
Victor surtout, en se voyant entoure d'un horizon sans bornes, leva les
bras avec enthousiasme vers le ciel et remercia Dieu, qui l'avait deja
rapproche du but desire.

Un grand nombre de passagers, voulant celebrer leur heureux
retablissement, coururent sus aux bouteilles pour recommencer la fete;
mais le capitaine, qui se montrait maintenant ce qu'il etait, severe,
rude et inexorable, leur fit lire un grand nombre d'articles qui
defendaient tous cris desordonnes et tous rassemblements sur le pont, et
ils furent informes que toute contravention a ce reglement et aux ordres
du capitaine serait punie de l'emprisonnement au pain et a l'eau, a fond
de cale.

Les passagers ecouterent cette lecture avec une stupefaction melee de
colere; quelques-uns serrerent les poings et s'emporterent contre ces
dispositions arbitraires, qui, d'apres eux, ne tendaient qu'a leur ravir
tout plaisir et toute liberte; mais le capitaine leur fit comprendre en
peu de mots que la loi lui reconnaissait sur son vaisseau une puissance
sans bornes; qu'il avait meme le droit de bruler la cervelle a ceux qui
se revolteraient contre lui; et comme quelques-uns recurent cette
explication avec un murmure peu respectueux, il se mit a jurer si
horriblement et a proferer de si terribles menaces, que les passagers
virent qu'il parlait serieusement et se soumirent enfin a la necessite.
Les matelots ne furent pas beaucoup plus polis. Des que quelques amis
etaient reunis sur le pont pour causer, un matelot accourait en trainant
un cordage, ou un levier, ou toute autre chose, et criait sans respect
pour personne:

--Hors du chemin! Gare aux jambes!

Deux ou trois autres, avec une egale vitesse, venaient du cote oppose et
jetaient des seaux d'eau sur le pont pour enlever les traces du mal de
mer.

Un troisieme criait du haut d'un mat:

--Gare dessous! gare dessous, sacrebleu!

Et, apres ce simple avertissement, il laissait tomber sur le pont, comme
un aerolithe, une lourde poulie, au risque d'ecraser reellement quelqu'un.

C'etait la volonte du capitaine: il fallait montrer tout d'un coup aux
passagers que la vie en mer ne peut pas etre une eternelle fete, et les
matelots, pour detruire toute illusion a cet egard, devaient faire leur
service sans se retourner et comme s'il n'y avait absolument que
l'equipage sur le navire.

Vers midi, les passagers furent appeles sur le pont. Le capitaine
declara qu'on allait les diviser tous en compagnies de huit hommes, pour
diner ensemble desormais dans un plat de fer-blanc ou _gamelle_. Il lut
ensuite une liste des passagers, et, chaque fois qu'il avait nomme huit
hommes, il criait:

--Premiere gamelle! Deuxieme gamelle! Troisieme gamelle!

Et, quand cet arrangement fut termine, malgre les murmures et les
plaintes, le capitaine leur fit comprendre que dorenavant le pain frais
et le peu de volailles qui restaient encore seraient reserves pour les
malades. Les passagers devraient donc se contenter de la ration de mer
journaliere, savoir: de la viande salee, des pois ou des feves, des
biscuits, une petite mesure de genievre et un litre d'eau potable.
Chaque gamelle devait, a tour de role, designer pour la semaine un de
ses membres qui irait a la cuisine chercher le diner pour les autres.

Immediatement apres, on sonna la cloche pour la distribution des vivres.
On voyait courir de tous cotes des hommes avec des plats en fer-blanc
pleins d'une nourriture fumante... et, quelques minutes apres, tous les
passagers se trouvaient reunis autour des gamelles.

C'etaient de singuliers convives que le sort avait donnes a Victor et a
son ami Jean: un procureur de la republique francaise, qui s'etait enfui
de son pays pour des raisons inconnues; un docteur en medecine; un
banquier allemand, qui avait tout perdu a la roulette a Hombourg; un
jeune gentilhomme de la Flandre occidentale; qui avait depense les
derniers debris de la fortune paternelle, avant son depart pour la
Californie; un officier francais qui se vantait d'avoir tue son
superieur dans un duel.

A la premiere vue, Victor crut qu'il n'avait pas a se plaindre du sort;
et, en effet, comme nos amis avaient pris une place de seconde classe,
ils n'etaient pas meles avec les pauvres gens de la troisieme classe,
qui dormaient et vivaient tous ensemble dans l'entre-pont comme dans une
etable.

Mais que son coeur sensible fut blesse de la conversation grossiere et
ignoble de ses compagnons. Pendant tout le diner, il n'entendit que
jurons et blasphemes, jeux de mots stupides et sorties brutales. Alors
il remarqua que la voix de ses compagnons etait fatiguee et rauque, que
leurs yeux etaient entoures d'un cercle couleur de plomb, et meme que le
nez du docteur etait nuance de tons pourpres, signes d'une ripaille
continuelle. Il acquit la conviction qu'il etait condamne a vivre en
compagnon de table et en ami avec des gens qui avaient noye dans les
boissons et perdu par une conduite dereglee toute delicatesse d'esprit
Et tout sentiment de moralite.

Pendant qu'il tombait ainsi dans des reflexions peu souriantes, ses
compagnons pechaient hardiment dans le plat et devoraient la pesante
nourriture avec un appetit feroce. Le mal de mer avait creuse leurs
estomacs, et ils tachaient de prendre leur revanche autant que possible.
Heureusement Jean Creps, avertit son ami; sans cela Roozeman n'aurait
songe a diner que quand il ne fut plus reste une seule feve dans le
plat. Le docteur tira une bouteille de cognac de la poche de son
pardessus et la vida presque a moitie, pour se rincer la bouche,
disait-il. Les autres allumerent qui un cigare, qui une pipe, et
monterent sur le pont, ou se trouvaient en ce moment la plupart des
passagers. Quelques-uns s'etaient etendus sous les rayons brulants du
soleil; d'autres etaient assis sur des bancs; mais le plus grand nombre
se promenait par groupes.

Roozeman, le dos appuye contre le bastingage et le regard fixe sur les
passagers, dit a son camarade:

--Mon ami, avec quelle sorte de gens sommes-nous donc? Nous n'entendons
que des jurons et d'ignobles plaisanteries!

--Oui, repondit l'autre en souriant. Tu ne sais pas encore tout. Je n'ai
eu le mal de mer que quarante-huit heures; je me suis promene sur le
pont et dans la cale, pour connaitre d'un peu plus pres nos compagnons
de voyage. Il y a bien quelques braves garcons et quelques honnetes gens
parmi eux; mais la plupart sont des gaillards qui ont merite la corde ou
qui y ont reellement echappe; beaucoup d'ivrognes qui ont laisse femmes
et enfants dans la misere et ont emporte leur dernier sou pour aller en
Californie; des gens perdus qui faisaient honte a leurs parents par leur
conduite desordonnee; des dissipateurs a bout de ressources, des joueurs
ruines, des boursiers executes, des banqueroutiers, et meme des
condamnes liberes.

--Belle compagnie! dit Victor: en soupirant. Si j'avais pu le
prevoir!...

--Tu serais reste a la maison?

--Non, mais je n'aurais pas choisi _le Jonas_ pour faire la traversee.

--Bah! nous sommes embarques maintenant avec cette etrange bande, et
nous devons voguer avec elle, comme dit le proverbe. Il ne faut pas etre
si difficile, Victor. Tu pouvais bien prevoir, n'est-ce pas, que, dans
notre longue traversee et la-bas dans un pays encore sauvage, tu serais
expose a voir et a entendre des choses tout autres qu'aupres de ta
pieuse mere ou de la douce Lucie Morello!

--Certes, Jean, et j'accepte sans regret le sort comme il se presente.
Il m'en coutera beaucoup cependant pour m'habituer a ces gens rudes;
leurs paroles et leurs manieres blessent ma delicatesse et attristent
mon coeur.

--Cela ne durera plus bien longtemps, dit joyeusement Creps. _Le Jonas_
est un fin voilier.

--En effet, Jean, il marche parfaitement bien.
Vois les vagues frangees d'ecume sauter en avant du navire, puis se
retirer coquettement de chaque cote comme si elles voulaient se faire
admirer de nous.

--Du train dont il va maintenant, nous serons bientot en Californie. Je
me figure un pays immensement grand, qui n'appartient a personne, ou
l'on peut aller et venir en seigneur et maitre dans des bois sombres, a
travers des montagnes gigantesques et dans des vallees sans fond, libre
et independant comme l'oiseau dans l'espace! Oh! que n'y suis-je deja
pour deployer mes ailes!

--Je voudrais bien savoir, dit tout a coup Victor, ce que Lucie Morello
et ma mere font et pensent en ce moment.

--C'est facile a deviner: elles pensent a toi et expriment le meme voeu
que toi.

--Bonne mere! douce Lucie! dit le jeune homme en soupirant et avec une
joyeuse emotion. Oh! Jean, mon ami, puisse le sort nous etre favorable!
Si je pouvais recueillir assez d'or pour les rendre heureuses!

--Homme de peu de foi! dit Creps en plaisantant. Puisqu'on n'a qu'a
ramasser l'or la-bas, nous en recueillerons autant que tu voudras. Je
crains que nous ne puissions pas tout emporter. Cela ne me contrarierait
pas peu, car plus nous en aurons, plus nous ferons plaisir a nos parents
et a nos amis a notre retour.

En causant ainsi, les deux amis se promenaient du cote de la proue,
pleins d'illusions et pleins d'espoir dans l'avenir souriant. La ils
rencontrerent Donat Kwik, qui etait occupe a ronger un biscuit de mer
brun, en grommelant et en faisant des gestes de colere.

Comme le paysan ne les avait pas apercus, Roozeman lui mit la main sur
l'epaule pour interrompre son monologue furieux. Donat sauta en arriere,
et, les poings serres, prit l'attitude d'un homme qui veut se battre.
Cependant, lorsqu'il eut reconnu les Anversois, il se calma et s'ecria:

--Oh! oh! pardieu, messieurs, excusez-moi; je croyais que c'etait encore
le Francais de la-dessous. Je lui arracherai un jour ses vilaines
moustaches rousses!

--Vous mangez des biscuits apres le diner, demanda Jean Creps, vous
n'avez donc pas eu votre ration?

--Jolie ration! dit Donat d'un ton d'amere raillerie. Nous etions assis
huit autour d'une gamelle de fer-blanc, et nous commencions a diner.
Tout a coup, un de ces coquins d'en bas vient derriere moi, met ses
mains sur mes yeux et crie quelque chose comme _Kyes? kyes?_ Lorsqu'il
me lacha, le plat etait presque vide. Je me depechai pour avoir encore
ma part; mais les camarades etaient si lestes, que je restai tout bete a
les regarder, le ventre creux, comme un hibou qui regarde les rayons du
soleil. Le Francais avec ses grandes moustaches et ses petits yeux peut
regarder ses jambes; je lui ai fait a coups de pied quelques bleus qui
ne lui ont pas fait de bien.

--Vous vous etes deja battu, Donat! Il faut vous montrer plus traitable,
mon ami, sinon vous pourriez avoir la vie dure avec vos compagnons, dit
Victor Roozeman.

--Battu, monsieur? C'est-a-dire qu'apres m'avoir donne pas mal de
soufflets et de coups de pied, ils m'ont jete a six hors de leur repaire
de brigands sur le pont. Je suis alle chez le capitaine pour porter
plainte. Le capitaine parle une sorte de flamand maritime; il me
comprend. Mais il m'a jete quelques jurons a la figure, et m'a dit que
chacun devait tacher d'avoir sa part de la gamelle: tant pis, dit-il,
pour les paresseux.

--Il a raison, il faut essayer de suivre son conseil.

--Essayer, messieurs? Ce n'est pas necessaire. J'ai mange toute ma vie a
un plat commun. S'il ne s'agit que de manger vite, d'avaler les feves a
moitie brulantes, j'apprendrai leur metier aux Francais d'en bas.
Attendez un peu! ils verront bientot a qui ils ont affaire. Qu'ils
frappent ou poussent tant qu'ils voudront, tout cela glisse sur moi; a
l'occasion, je leur donnerai aussi des coups de pied a leur ecorcher les
jambes. Que croient-ils donc, ces ribauds?"

Victor ajouta quelques paroles consolantes pour calmer la colere du
jeune paysan; mais ce fut peine superflue, car Donat oublia tout a coup
sa mauvaise humeur et redevint joyeux. Voyant que les Anversois allaient
continuer leur promenade, il leur demanda a mains jointes la permission
de rester un peu avec eux. Personne, dans l'entrepont, ne le comprenait
ni ne lui temoignait d'amitie. Ils consentirent a sa priere; car Donat
Kwik, malgre son air grossier, etait un garcon de sens, et il se
montrait profondement reconnaissant de la moindre marque d'amitie.

Pendant la promenade, Jean parla en plaisantant de la fille du
bourgmestre et de la demoiselle du chateau avec laquelle Donat avait
l'envie de se marier a son retour du pays de l'or. Le jeune paysan
devint serieux, et il resulta de ses explications qu'il portait au coeur
un amour plus modeste. Il avait fixe son choix depuis des annees sur une
des filles du garde champetre de Natten-Haesdonck, et la jeune fille
n'etait pas indifferente pour lui; mais le pere, qui possedait quelques
pieces de terre, l'avait repousse avec mepris parce qu'il etait trop
pauvre, meme apres que sa tante lui eut laisse seize cents francs. Ce
que Donat avait dit de la fille du bourgmestre et de la demoiselle du
chateau n'avait ete qu'un vain bavardage, ce n'etait qu'Anneken[1],
la fille du garde champetre, qui lui trottait dans la tete. Il avait
quitte son village par honte et par desespoir de ce que le pere
d'Anneken l'avait jete durement a la porte, lorsqu'il s'etait hasarde a
exprimer le voeu de son coeur. La seule cause de son voyage au pays de
l'or etait le desir de se venger du garde champetre en mettant a ses
pieds un grand monceau d'or et en le forcant ainsi a consentir avec joie
au mariage de sa fille. Anneken avait promis d'attendre, quoique son
pere voulut lui imposer un autre mari; elle ne se marierait avec
personne qu'avec son pauvre Donat Kwik. Le jeune paysan parla avec tant
d'admiration de son Anneken, de ses petits yeux noirs, de son doux
sourire, de ses bras robustes, de sa vertu et de son activite, que
Victor Roozeman prit plaisir a l'ecouter. Il y avait, en effet, une
certaine ressemblance entre sa position et celle de Donat, dont le
langage comique, mais sincere, le fit songer a Lucie et a sa mere.

[Note 1: Petite Anne.]

Les amis s'amuserent ainsi a deviser des souvenirs du pays et des
projets de l'avenir jusqu'au moment ou la nuit vint et ou chacun
descendit pour aller chercher le repos dans sa cabine.




V

LA FOSSE AUX LIONS


Cependant, _le Jonas_ continuait son voyage par un vent des plus
favorables. La nourriture, quoique se composant la plupart du temps de
viande salee et de feves, etait distribuee en quantite suffisante pour
apaiser des estomacs pousses a une activite extraordinaire par l'air vif
de la mer. Le temps magnifique et la rapidite de la navigation
inspiraient a tous du courage et de la confiance, et, quoique la joie
fut moins expansive qu'auparavant, un sourire de plaisir et d'esperance
ne cessait de briller sur tous les visages.

Un nuage cependant vint menacer la paix sur le navire. Il y avait, dans
la troisieme classe, plus de cent passagers, parmi lesquels on
remarquait soixante Francais et au moins trente Allemands des bords du
Rhin. Deja, une sorte de rivalite s'etait elevee entre les deux nations,
et meme il y avait eu entre les deux partis une bataille dans laquelle
un Allemand avait recu un coup de couteau dans le bras. Le capitaine,
voyant la une bonne occasion de montrer son autorite souveraine, fit
jeter l'agresseur et le blesse au cachot, dans un trou obscur, humide et
infect, a fond de cale, qu'on nommait _la fosse aux lions_. Les amis des
condamnes voulurent s'opposer a l'execution de cette justice sommaire et
arbitraire; mais le capitaine leur jura qu'il livrerait aux autorites du
premier port ou ils aborderaient tous ceux qui oseraient lui resister,
et qu'il les debarquerait dans tous les cas. Ceux qui ne voulaient pas
perdre le prix de leur passage ni interrompre leur voyage en Californie
n'avaient donc qu'a se soumettre avec resignation.

Cet evenement peu important fit une profonde impression sur les esprits.
Chacun fut convaincu que le capitaine etait un homme inflexible, qui
n'hesiterait pas un instant a executer ses menaces. L'attitude ordinaire
du capitaine sur le navire contribua beaucoup a augmenter son autorite.
Il se tenait habituellement sur le gaillard d'arriere, tout a fait seul,
avec une expression froide et severe sur le visage. Quand un passager
lui adressait la parole ou se plaignait de quelque chose, il ne
repondait que par un ordre bref et imperieux, apres lequel il rompait,
sans appel, toute conversation.

Roozeman et Creps se promenaient des journees entieres sur le pont et
parlaient de leur vie passee, de leurs parents et de leurs amis, ou bien
ils admiraient l'immensite de l'Ocean et la variete de ses aspects; ou
bien encore ils revaient ensemble a l'or qu'ils allaient trouver, aux
merveilles qu'ils allaient rencontrer en Californie, et surtout a leur
joyeux retour dans la chere patrie.

Pour ce qui touchait leurs compagnons de gamelle, ils s'apercurent
qu'ils les avaient juges un peu severement. Le banquier allemand etait
un homme bien eleve, qui haissait egalement les facons grossieres et les
plaisanteries triviales; le jeune gentilhomme s'etait calme et
paraissait avoir du chagrin; les autres, a la verite, restaient
spirituels _a leur facon;_ mais on n'etait pas oblige de les ecouter
plus longtemps qu'on ne voulait. Le plus singulier de leurs compagnons
etait celui qui se disait docteur en medecine. Celui-la absorbait du
matin au soir d'enormes quantites de liqueurs fortes. Les quelques
bouteilles de cognac dont se composait sa provision personnelle furent
bientot videes, mais il avait decouvert un moyen de se procurer tous les
jours une grande quantite d'eau-de-vie. Il se promenait sur le pont et
dans la salle commune, et employait toutes sortes de stratagemes pour
faire croire a l'un ou a l'autre des passagers qu'il etait malade ou
qu'une maladie le menacait. A ceux qui le croyaient, il disait:

--Ne craignez rien, je vous guerirai; mais gardez-vous de boire une
seule goutte de genievre, sinon je vous abandonne et vous laisse mourir
sans secours. Vous recevrez cependant votre ration de genievre, et vous
la garderez jusqu'a l'heure de ma visite, afin que je sois convaincu que
vous n'en avez pas bu.

Le matin, le docteur allait faire sa ronde et se faisait montrer, par
chacun de ses malades, reels ou imaginaires, sa ration de genievre. Pour
etre sur que ce n'etait pas de l'eau, le docteur se versait la ration
dans le gosier. Cet homme n'etait qu'un passager ordinaire, mais, comme
il n'y avait pas d'autre medecin a bord, il avait assez de clients; il
en resultait qu'il etait toujours ivre, et que, du matin au soir, il
arpentait le pont en zigzag avec un nez cramoisi, tatant le pouls a l'un
et a l'autre, et begayant:

--Pas boire de genievre, vous comprenez! mais vous devez neanmoins le
recevoir, entendez-vous?

C'etait ce singulier personnage qui avait donne a Donat Kwik une pinte
d'eau de mer avec du poivre d'Espagne, comme remede contre le mal de
mer. Le paysan, quand il rencontra celui par qui il avait cru etre
empoisonne, le salua du sobriquet de _docteur Geneverneus_[1]. Les
Allemands d'en bas le traduisirent par _docteur Schnappsnase_. Donat
Kwik eut ainsi l'honneur de baptiser le docteur d'un nom qu'il devait
garder jusqu'a la fin de sa vie.

[Note 1: Nez de genievre.]

Tout se passa assez paisiblement sur _le Jonas_, et les jours se
suivaient, longs et monotones. On remarquait deja qu'un certain nombre
de voyageurs avaient perdu leur gaiete et restaient a rever pendant des
heures entieres, immobiles a la meme place, ou assis a part dans un
coin, absorbes dans leurs pensees. L'ennui allait venir peu a peu, et
probablement avec lui, pour plusieurs d'entre eux, le chagrin et le
repentir d'une conduite blamable ou d'une resolution inconsideree.

Le seizieme jour apres leur depart d'Anvers, les passagers etaient assis
autour des gamelles. Depuis quarante-huit heures il faisait un temps
pluvieux et le soleil restait voile derriere un epais rideau de
brouillard gris. Cependant, le ciel commencait a s'eclaircir, et
quelqu'un vint annoncer avec joie qu'on voyait le pic de Teneriffe aussi
distinctement que si l'on en etait tout pres, quoique le pilote assurat
qu'on en etait encore a une distance de vingt-cinq lieues.

Victor et ses amis monterent sur le pont et dirigerent leurs regards
vers l'horizon, ou les iles Canaries paraissaient flotter sur l'eau au
pied du gigantesque pic. Ce pic de Teneriffe est un volcan qui s'eleve
si haut au-dessus de la mer, que, lorsqu'il fait un temps clair, on peut
le distinguer a une distance de soixante lieues. Son sommet, qui est
couvert d'une neige eternelle, troue les nuages et semble toucher au
ciel.

A peine les deux Anversois avaient-ils admire un instant avec extase
cette scene emouvante, qu'ils entendirent un grand bruit de gens qui se
battaient derriere eux sur le navire. Ils virent Donat Kwik sortir en
courant de la salle commune, poursuivi par trois ou quatre hommes, qui
proferaient des maledictions et l'accablaient de coups. Un d'eux
semblait particulierement exaspere contre Donat et le frappait
cruellement du poing sur la tete. C'etait un homme robuste, avec de
longues moustaches rousses et des yeux fort petits.

Kwik, tout en appelant a l'aide, se defendait vigoureusement, et, ruant
comme un ane, donnait des coups de pied a droite et a gauche dans les
jambes de son ennemi, auquel la douleur arrachait plus d'une plainte.

Attire par un sentiment de compassion, Victor vola au secours du pauvre
garcon et se mit entre lui et ses agresseurs; le Francais aux moustaches
rousses donna au jeune homme un grand coup de poing dans la poitrine,
tandis que celui-ci voulait lui faire entendre raison. Enflamme de
fureur par une pareille brutalite, Victor prit le Francais a
bras-le-corps et le jeta par terre, mais l'autre s'etait accroche a lui
et tous deux roulerent en se debattant sur le pont. Jean Creps accourut
et repoussa deux ou trois hommes qui voulaient le retenir. Donat criait
comme un possede, et bientot tout le pont fut en desordre... Mais le
capitaine parut et interrompit le combat par un signe de doigt et par un
seul mot:

--Paix!

Alors commencerent les plaintes des deux cotes. Le Francais aux
moustaches rousses pretendait qu'il n'y avait pas moyen de manger a la
meme gamelle que l'enrage Flamand.

--A peine, dit-il, avons-nous les cuillers en main, qu'il avale la
viande et les feves toutes brulantes, et, quand nous l'engageons a
laisser quelque chose pour les autres, il rit comme pour se moquer de
nous et mange encore plus gloutonnement. En outre, au moindre mot, il
donne des coups de pied comme un furieux. Tenez, capitaine, voyez les
marques de la mechancete de cette brute.

Et l'homme a la moustache rousse decouvrit sa jambe et montra que le
sang coulait reellement le long de son tibia.

Donat Kwik criait qu'eux-memes l'avaient force a manger si vite pour ne
pas mourir de faim; qu'il apprendrait bien a ce Francais qu'un Flamand
ne se laisse pas opprimer et railler impunement. Il menacait si
violemment, hurlait si furieusement, que le capitaine, impatient et
irrite, mit fin au debat par ces mots:

--Ici, matelots! Qu'on jette cet enrage dans la fosse aux lions pour
trois jours!

Cet ordre parut frapper Donat d'une terreur inexprimable. Peut-etre
croyait-il qu'il y avait reellement des lions au fond du navire; il
regardait le capitaine, tremblant et stupefait, comme s'il croyait avoir
mal compris; mais lorsqu'il se vit empoigne rudement par les matelots,
il se mit a sangloter tout haut, et se laissa tomber a genoux devant le
capitaine, les mains tendues et les yeux remplis de larmes.

Les deux amis s'efforcerent de flechir le juge severe. Victor Roozeman,
encore pale d'indignation, pretendait qu'on allait commettre une criante
injustice, et il voulait faire comprendre au capitaine qu'on avait
tourmente et opprime des le premier jour le pauvre garcon. Jean Creps,
au contraire, s'efforcait de presenter l'affaire comme insignifiante, et
demandait, en termes conciliants et senses, le pardon de Donat, qui ne
lui en montrait aucune reconnaissance, parce qu'il le faisait passer
pour un imbecile et un grand lourdaud.

Soit que leurs paroles fissent quelque effet sur l'humeur brutale du
capitaine, soit que l'attitude humble de Donat l'eut apaise, il dit aux
matelots:

--Laissez-le aller.

Le jeune paysan, se voyant en liberte, s'approcha de Victor, lui prit la
main, la baisa, et dit avec une larme dans les yeux:

--Monsieur Roozeman, je vous remercie mille fois de votre bonte. Pour
vous je me jetterais au feu.

Mais le capitaine le tira par le bras dans l'entre-pont, le changea de
gamelle, lui donna des Allemands pour compagnons, et dit tres-durement
en s'en allant:

--Fais en sorte que je n'entende jamais parler de toi, perturbateur, ou
tu t'en repentiras.




VI

L'EQUATEUR


_Le Jonas_ etait en mer depuis quatre semaines, et approchait avec
rapidite de l'equateur, cet endroit du globe ou le soleil darde le plus
vivement ses rayons. L'eternelle viande salee commencait a degouter les
passagers; toutes les provisions etaient epuisees. Il y avait de pauvres
diables qui se seraient traines sur leurs deux genoux pour obtenir un
cigare ou une pipe de tabac. Le litre d'eau qu'on distribuait par jour a
chacun devint insuffisant pour un grand nombre de passagers, a cause de
la grande chaleur et de la ration, qui se composait exclusivement de
salaison et de biscuits secs; il y en eut qui echangerent des objets de
prix contre une simple chopine d'eau.

On arriva enfin sous l'equateur. La, _le Jonas_ fut arrete par un de ces
calmes persistants que les gens de mer craignent plus que la plus
violente tempete. La mer etait unie et brillante comme un miroir, sans
que la moindre brise vint agiter sa surface. Le soleil flamboyait comme
un globe de feu dans un ciel bleu fonce et brulait si impitoyablement
tout ce que frappaient ses rayons, qu'il fallait arroser sans cesse le
pont du _Jonas_ avec de l'eau de mer pour empecher le bois de se fendre
et le goudron de fondre; et pour permettre aux passagers de poser le
pied sur les planchers incandescents. Le ciel etait de plomb; toutes les
voiles pendaient flasques le long des mats; et le vaisseau restait
immobile, comme un corps mort au milieu de l'immense Ocean, qui semblait
a chacun pareil a un desert dont on n'atteindrait jamais les limites.

Les passagers allaient et venaient, desesperes, suffoques, sans haleine
ni courage, succombant sous cette chaleur effroyable, et cherchant
vainement sur le pont et dans la cale un lieu pour se rafraichir et se
reposer; mais partout l'atmosphere etait egalement brulante et l'air
etouffant. Ce qui rendait leur sort encore plus penible, c'etait le
manque d'eau. Un grand nombre d'entre eux, tourmentes par une soif
irresistible, epuisaient leur ration avant que le soleil tombat
directement sur leurs tetes, et passaient alors le reste de la journee a
lutter douloureusement contre la soif.

Ils souffrirent ainsi des le premier jour de calme; qu'eut-ce ete s'ils
avaient du rester stationnaires pendant plusieurs semaines au milieu de
cette fournaise et de cette atmosphere enervante!

Le deuxieme jour, aucun vent n'avait agite les voiles et la chaleur
paraissait doublee. Craignant que ce calme prolonge n'epuisat la
provision d'eau necessaire pour atteindre les cotes d'Amerique, le
capitaine declara que le salut de tous l'obligeait a prescrire une
mesure cruelle. Desormais, chacun des passagers ne recevrait plus qu'un
demi-litre d'eau par jour. Une terreur generale et des plaintes ameres
accueillirent cet ordre effroyable; mais le capitaine s'efforca de leur
faire comprendre que le calme pouvait encore durer un mois, et qu'il
devait epargner l'eau, afin de ne pas mettre tout l'equipage en danger
de mort. Pour les convaincre, il leur raconta, comme exemple, qu'on
avait trouve, a la meme place ou mouillait maintenant _le Jonas_, un
navire portugais qu'on croyait abandonne. Lorsqu'on monta a son bord, on
y trouva pres de cent cadavres. On apprit par la relation du journal,
que les passagers s'etaient empares de la provision d'eau et l'avaient
employee avec une aveugle prodigalite. Cette note datait deja de six
semaines, et il est clair que ces cent hommes etaient tous morts de soif
et avaient souffert par leur faute le trepas le plus epouvantable. Le
capitaine ajouta, avec un geste significatif, qu'il saurait bien garder
_le Jonas_ d'un pareil malheur, et que le premier qui oserait toucher a
une barrique d'eau, il lui brulerait la cervelle avec son revolver comme
a un chien.

Effraye par la terrible histoire du navire portugais, les passagers
alteres se tordirent les bras avec un rauque murmure de desespoir.

Victor Roozeman supportait son sort avec courage; mais il pensait plus
qu'auparavant aux etres qui lui etaient chers, et, comme s'il eut voulu
familiariser son imagination avec la misere, il parlait continuellement
de tout ce qui lui manquait. Il se rappelait, avec un enthousiasme
maladif, les belles promenades autour d'Anvers, ou il avait reve si
souvent au bonheur et a l'amour, sous un feuillage frais; les bords
magnifiques de l'Escaut, ou l'on respirait l'air en ete avec un
veritable sentiment de beatitude; le banc vert dans le petit jardin de
sa mere, ou, apres les heures de travail, il pouvait s'asseoir
tranquille, content, et rever et sourire a ses propres pensees, jusqu'a
ce que sa chere mere eut servi sur la table un souper appetissant et
delicieux. Jean ne parlait guere; il trouvait la position terriblement
desagreable, a la verite; mais ils n'etaient pas les premiers qui
fussent restes dans une pareille immobilite pendant quinze jours. Le
vent s'eleverait aujourd'hui ou demain, et on oublierait bientot la
misere soufferte. Ces pensees n'empecherent pas le courageux Jean de
s'ecrier qu'il donnerait cinq annees de sa vie pour un seau d'eau froide
de la pompe de son pere.

Celui qui restait ferme et se promenait sur le pont encore satisfait, en
apparence, c'etait Donat Kwik. Il portait sa ration d'eau dans une
bouteille suspendue a son cou par une corde passee sous ses habits, et
il la gardait et l'epargnait si soigneusement, que deja deux fois a la
fin du jour il avait rafraichi Victor et son ami Jean en leur versant
une gorgee de sa bouteille.

Interroge sur la cause de sa force contre la soif, il donna cette
explication, qui temoignait au moins d'une tres-grande puissance de
volonte:

--Donat est un imbecile, je le sais, repondit-il; mais, quand sa peau
est en jeu, il devient malin comme un renard, messieurs, et il se casse
la tete pour trouver un moyen de ne pas monter trop tot au ciel. Je vais
vous dire comment je m'y prends. Le matin, je recois ma ration d'eau,
n'est-ce pas? Vous croyez que je me depeche de boire, comme les autres?
Non, je fourre la clef de ma malle dans ma bouche, puis je la mords sans
discontinuer et je fais croire ainsi a mon estomac qu'il boit, jusqu'a
ce que je ne puisse plus supporter la soif. Alors je bois un tant soit
peu, et je me remets a mordiller ma clef. Je ne bois pas de genievre, je
ne fume pas. A midi, je ne mange pas de viande, elle est salee; et je me
nourris aussi peu que possible, car la soif vient en mangeant. Aussi je
suis toujours moitie affame, moitie etouffe; mais il est plus facile de
supporter la moitie de chaque mal que d'en souffrir un tout a fait.




VII

LES REQUINS


Les jours se succedaient sans qu'un nuage se montrat a l'horizon; le
soleil restait egalement brulant et l'air egalement lourd.

Il arriva, un matin, que beaucoup de passagers resterent couches dans
leurs cabines, a moitie etourdis et se plaignant de n'avoir plus la
force de se mouvoir.

La nouvelle courut soudain sur le navire qu'une maladie contagieuse
avait eclate dans l'entre-pont. Les uns pretendaient que c'etait le
_typhus_, les autres le _cholera_ et d'autres la _fievre jaune_. Cette
nouvelle fit trembler et palir tout le monde, car une seule de ces
maladies est, en effet, suffisante pour depeupler en peu de temps tout
un vaisseau, surtout quand une centaine de personnes demeurent ensemble
sous un ciel de plomb dans un si petit espace.

Tous les passagers fremissaient encore sous l'impression de cette
terrible nouvelle, lorsque Donat Kwik, qui, penche par-dessus le bord,
s'amusait a jeter quelques petits objets dans la mer, se mit a crier
tres-fort, comme s'il avait vu quelque chose d'extraordinaire.

--Une baleine! deux baleines! s'ecria-t-il en courant vers Roozeman.
Elles ont une gueule comme un four, et des dents! au moins cent, qui
grincent et craquent comme une machine a battre le ble. Je leur ai jete
un vieux soulier egare la; elles l'ont croque et avale comme une amande!

Pendant un voyage si douloureux, si long, le moindre incident est une
distraction. Aussi, tous ceux dont l'attention avait ete eveillee par le
cri de Donat coururent au bord du navire et regarderent dans la mer,
unie et transparente comme un miroir. Ils apercurent, en effet, non pas
deux, mais six ou huit poissons d'une grandeur extraordinaire; quoi
qu'on leur jetat, du bois, du fer ou des morceaux de cable, ces monstres
sautaient dessus en se bousculant, ouvraient leurs terribles gueules et
l'avalaient en un clin d'oeil.

Le docteur passa a moitie ivre, il jeta un regard dans l'eau et dit en
ricanant:

--Ah! ah! voila les pleureurs d'enterrement! Un mauvais signe,
messieurs, la maladie fera des victimes. Ces poissons sentent a cent
lieues qu'un homme va mourir en mer et ils font claquer leurs dents et
agitent leurs queues de joie, parce qu'ils attendent ici un diner
friand. Regardez bien au fond de leurs grandes gueules, pour que vous
puissiez reconnaitre le chemin: c'est par la que beaucoup d'entre vous
s'en iront _ad patres_. Pour moi, je suis trop necessaire ici; les
mangeurs de fer ne m'auront pas encore.

Apres cette cruelle raillerie, il s'eloigna. On parla alors de
l'effroyable certitude que les corps de ceux qui succomberaient a la
maladie seraient jetes a la mer et devores par les requins affames.
Cette pensee horrible eteignit dans les coeurs la derniere etincelle de
courage.

Le lendemain, on trouva le docteur mort dans sa cabine, ayant a cote de
lui une couple de bouteilles qu'il n'avait pu vider. Beaucoup de
passagers etant tombes malades, le docteur s'etait vu en possession de
plus de vingt-cinq rations de genievre; et il avait probablement brise
par cet exces le fil de ses jours, deja peu solide.

Lorsque Donat Kwik rencontra ses deux amis, il s'ecria d'un ton de
sincere compassion:

--Eh bien! eh bien! le docteur _Geneverneus_ est mort? Je lui pardonne
de tout mon coeur le poivre d'Espagne qu'il m'a fait avaler. Que Dieu
misericordieux ait son ame! Il n'avait pas prevu que les baleines
etaient venues pour lui. Je penserai a lui dans mes prieres, il en a
besoin, le malheureux!

Sous la ligne, ou le soleil decompose, avec une rapidite extraordinaire,
tout ce qui peut tomber en putrefaction, on ne peut pas garder longtemps
les cadavres. Sur _le Jonas_ surtout, ou une maladie contagieuse
semblait regner, il fallait eloigner sans retard les restes mortels du
docteur.

Tout a coup la cloche tinta lentement, comme pour un enterrement; tous
les passagers qui n'etaient pas alites furent appeles sur le pont et
reunis d'un cote du navire. Alors quatre marins monterent avec le
cadavre et se dirigerent lentement et solennellement vers le cote ou se
tenaient les passagers. Le pauvre docteur etait cousu dans sa couverture
comme dans un sac, et l'on y avait mis une quantite de charbon pour le
faire descendre au fond de la mer. Apres que les matelots eurent tout
apprete a bord du navire pour l'enterrement, le capitaine ota son
chapeau et se mit a marmotter entre ses dents les prieres d'usage. Les
passagers s'etaient egalement decouverts; la plupart frissonnaient a la
pensee qu'on allait leur montrer l'effroyable chemin de l'eternite,
qu'ils prendraient peut-etre a leur tour le lendemain.

La priere fut bientot achevee. Sur un signe du capitaine, les matelots
descendirent jusqu'a la surface de la mer la planche sur laquelle
reposait le corps du docteur, la renverserent et jeterent ainsi le
cadavre dans l'eau sans fond. La plupart des spectateurs se pencherent
par-dessus le bord et regarderent dans l'eau; mais tous reculerent
tout tremblants et pousserent un cri d'horreur et d'effroi: ils avaient
vu les requins se jeter comme des tigres furieux sur le cadavre,
dechirer la couverture de leurs dents innombrables et engloutir en un
instant chacun un morceau de l'horrible festin.

Et avant la fin du jour, les monstres recurent encore cinq victimes de
la cruelle epidemie qui commencait seulement a sevir d'une maniere
terrible dans l'entre-pont.

Les passagers etaient aneantis; quelques-uns couraient sur le pont a pas
inquiets, comme s'ils cherchaient un endroit pour fuir la cuirasse de
bois qui les tenait inexorablement enfermes dans son cercle empeste.
D'autres erraient ca et la, comme des fous, avec des gestes de desespoir
et murmuraient en eux-memes contre des spectres invisibles. Tous
demeuraient muets et consternes, et cet affreux silence n'etait
interrompu que par des imprecations contre la soif de l'or et contre le
fatal voyage, ou des soupirs et des cris de regret adresses a la patrie
qu'on avait abandonnee si follement.

Vers le soir, Victor fut frappe tout a coup d'une affreuse angoisse.
Pendant qu'il etait assis sur un banc a cote de son ami et de Donat
Kwik, causant tristement de l'heureuse Belgique, de la belle ville
d'Anvers et des etres qui leur etaient chers; pendant que Jean
s'efforcait encore de leur inspirer la confiance et l'espoir, la voix de
ce dernier s'altera tout a coup d'une maniere surprenante. Une paleur
mortelle couvrit son visage, ses yeux devinrent vitreux et ses membres
se raidirent comme s'il eut ete atteint d'un attaque de nerfs. C'etaient
les signes de la maladie. Jean Creps, le bon coeur, l'ami fidele, allait
mourir; peut-etre avant que le soleil eclairat de nouveau le pont du
_Jonas_, les monstres marins auraient deja englouti son cadavre!

Cette pensee remplit Roozeman d'un desespoir indescriptible; il se jeta
en pleurant sur son ami, lui adressant mille paroles consolantes,
auxquelles il ne croyait pas lui-meme. Donat tenait une main du malade
et l'arrosait de larmes silencieuses.

Jean s'efforcait de lutter contre son mal et de leur faire croire qu'il
avait encore du courage et qu'il n'etait pas si malade qu'on se le
figurait; mais bientot ses dernieres forces l'abandonnerent, il poussa
un soupir effrayant et se laissa tomber dans les bras de son ami en
criant d'une voix dechirante:

--De l'eau! de l'eau! de l'eau! Ma vie pour une gorgee d'eau! L'eau
seule peut me guerir!

En entendant ce cri, Victor sauta debout, courut comme en delire vers le
capitaine et tomba a ses pieds les bras tendus. Il pria, il pleura, il
se tordit convulsivement les mains, il offrit toute une poignee de
billets de banque, tout ce qu'il possedait, pour un demi-litre d'eau.
Mais le capitaine resta impassible et muet, comme s'il n'avait pas
apercu le jeune homme qui se trainait a ses pieds et lui demandait la
vie de son pauvre ami.

Victor reitera ses supplications desesperees aupres du pilote avec le
meme insucces... Un cri de rage lui echappa; il s'elanca vers un baril
d'eau et y porta la main. Trois ou quatre matelots le menacerent de
leurs couteaux, et comme Victor, aveugle, ne retirait meme pas sa
poitrine sous la froide impression de l'acier, ils sauterent tous
ensemble sur lui et le jeterent loin d'eux sur le pont.

Convaincu qu'il n'y avait pas de salut possible, le pauvre Roozeman
s'arrachait deja les cheveux et se dechirait la poitrine, lorsqu'un
marin lui offrit un peu d'eau, moins de la moitie d'un demi-litre, en
echange de sa montre d'or.

Avec quelle folle joie Victor sacrifia le cadeau cheri de sa mere, pour
prolonger la vie de son ami, ne fut-ce que d'une heure! Il courut tout
joyeux vers Jean Creps, lui porta la bouteille aux levres et lui versa
le breuvage rafraichissant dans la bouche, en riant d'un rire nerveux.

Les forces semblerent, en effet, revenir au malade; il pria son ami de
vouloir bien le conduire au lit, parce que tous ses membres etaient
brises et qu'il eprouvait un besoin irresistible de repos.

Pendant cette nuit, Victor passa des heures d'une anxiete mortelle.
Assis, avec Donat, pres du lit de son ami souffrant, il entendait sortir
sans cesse de sa poitrine dechiree le cri: "De l'eau! De l'eau! de
l'eau!" sans pouvoir rien tenter pour le satisfaire, car il n'aurait pu
obtenir une goutte d'eau en echange de toute une fortune.

Il y eut un moment terrible: ce fut lorsque Jean, tombe en delire, ne
criait plus pour avoir de l'eau, mais s'agitait en hurlant comme un fou,
se tordait les membres et paraissait devoir mourir dans un acces de
fureur. Tout a coup, il se leva dans l'obscurite et dit d'une voix
creuse et avec une sombre ironie:

--En Californie! Tu veux aller en Californie? Pauvre insense! que vas-tu
chercher la? De l'or? N'y a-t-il donc pas d'or dans ta patrie pour celui
qui veut le gagner par son activite et par son intelligence? La liberte?
l'independance? Ou regnent ces bienfaits de la civilisation humaine
autant que dans notre industrieuse Belgique? Du bonheur? Ah! insense, le
bonheur n'habite pas si loin; il est ou se trouvait notre berceau, pres
du foyer paternel, dans les yeux de notre mere, dans le souvenir de nos
amis, dans les objets auxquels sont attaches les souvenirs de notre
jeunesse. Le demon de l'or t'a attire, tu veux devenir riche tout d'un
coup, sans travailler, violer la loi que Dieu a gravee dans la
conscience? Va-t'en, ingrat, il te punira!... Au lieu d'or, tu ne
trouveras que la misere, la honte et la mort... la mort et un horrible
tombeau dans les entrailles de l'Ocean!...

En achevant cette malediction, il se laissa retomber sur son lit et
resta etendu, immobile et muet.

Victor Roozeman, courbe presque jusqu'a terre, se sentit ecrase sous ces
paroles terribles, qui n'etaient que l'echo de ses propres pensees; il
frissonnait en entendant une prediction de l'accomplissement de laquelle
il ne doutait pas.

Au pied du lit etait assis Donat Kwik, qui, dans l'exces de son
repentir, se labourait la figure avec les ongles et se jetait si
cruellement la tete contre les poutres, que le sang coulait de ses
joues. Par instants, il murmurait d'une voix rauque:

--Tiens! tiens! animal que tu es! Ane! Cela t'apprendra a aller en
Californie... Tu seras mange par les baleines: c'est tres-bien fait, tu
l'as merite, vilain et stupide imbecile!

Plus tard, dans la nuit, la fievre brulante parut avoir abandonne le
malade. Il etait calme, respirait plus librement et semblait sommeiller.

Donat s'etait endormi, la tete sur ses genoux et revait tout haut de son
village natal... Ce qu'il disait devait emouvoir profondement Roozeman,
qui veillait, car il ecoutait en tremblant les paroles qui tombaient de
la bouche de Donat:

--Ah! Blesken, ma chere vache, murmurait celui-ci, tu ne veux pas manger
de cette herbe tendre? Prends-y garde, Blesken! qui n'est pas content de
ce qui est passable quitte les trefles pour les joncs!... Tu as
peut-etre soif? Il fait si chaud, n'est-ce pas?... Viens au ruisseau:
la, il y a de l'eau bien pure, claire comme du cristal et si fraiche, si
fraiche, qu'elle vous traverse la gorge comme un velours... Bles, Bles,
vois, la-bas, Anneken, la fille du garde champetre! Elle nous regarde
avec ses petits yeux noirs, elle nous fait signe, elle rit. Bles,
dimanche, c'est la kermesse; j'ai graisse mes jambes. Si tu pouvais voir
les sauts que je ferai!--Anneken! chere Anneken! a dimanche, n'est-ce
pas?--Bles, as-tu entendu avec quelle voix douce et tendre elle m'a
crie: "Oui, Donat, a dimanche!" Quelle vie, Bles! quel bonheur! si cela
ne change pas, j'en deviendrai fou assurement.




VIII

LA REBELLION


Lorsque le soleil se leva dans le ciel d'un bleu desesperant, Jean
vivait encore; mais on trouva huit cadavres dans les cabines de la
troisieme classe.

La perte de tant de compagnons, la repetition de ces horribles
funerailles et la vue des requins affames qui s'agitaient autour du
navire, tout cela frappa les passagers d'un sentiment de desespoir
immense et d'une rage sombre. On entendait dans l'entre-pont des cris
menacants contre le capitaine, et l'on voyait ca et la des hommes qui
ouvraient leurs couteaux, comme s'ils se preparaient a un combat a mort.

Le partage de la ration journaliere calma cependant pour quelques
instants la tempete qui semblait se preparer dans les esprits. Mais,
vers midi, lorsque le soleil eut de nouveau change le pont du _Jonas_ en
une fournaise insupportable, une agitation etrange parut emouvoir tout a
coup les passagers; ils avaient l'air de se pousser l'un l'autre a une
entreprise violente en criant:

--De l'eau! de l'eau ou la mort!

Ni Victor ni Donat n'etaient presents; ils etaient dans la cabine de
leur ami malade, qui, sorti de son delire, ecoutait d'un air resigne
leurs consolations.

Le capitaine se tenait sur l'arriere du vaisseau et suivait avec une
grande inquietude tous les mouvements des passagers. Lorsqu'il vit que
la chose commencait a devenir serieuse, il appela par un signe tous ses
matelots, remit a chacun d'eux un revolver a six coups et les placa
autour de l'endroit ou se trouvaient les barils d'eau. Alors, tenant en
main son pistolet, il cria aux passagers d'une voix forte:

--Arriere, insenses que vous etes! Vous voulez faire au _Jonas_ le meme
sort qu'au navire portugais? Vous demandez de l'eau ou la mort? De
l'eau, vous n'en aurez pas; mais la mort sur-le-champ, si l'un de vous
ose s'approcher de nous a deux pas. Arriere, sur votre vie! ou les
balles vont faire justice de votre criminel aveuglement!

Les passagers reculerent jusqu'a la distance designee; ils murmuraient
encore et jetaient des regards flamboyants sur le capitaine; mais la vue
des marins qui, le revolver au poing et le poignard aux dents,
semblaient prets a commencer une sanglante tuerie, refroidit un peu leur
rage et les fit hesiter. Cependant, les plus exasperes s'etaient reunis
pres de la proue, ou ils s'excitaient les uns les autres, et
deliberaient pour savoir comment on attaquerait le capitaine. Il y en
avait meme trois ou quatre qui avaient tire les leviers hors des treuils
ou s'enroulaient les cables et qui brandissaient ces effroyables massues
au-dessus de leurs tetes. Encore une minute et le pont du _Jonas_ allait
se changer en une mare de sang.

En ce moment, un cri d'etonnement s'echappa de la poitrine d'un vieux
matelot; il montra du doigt en tremblant l'horizon de la mer et s'ecria:

--Capitaine, voyez! voyez la-bas au sud-ouest!

--Ne detournez pas les yeux de ces furieux! commanda le capitaine a ses
hommes.

Il dirigea rapidement sa lunette d'approche vers le point de l'horizon
designe, et poussa egalement une exclamation de joie; il agita son
chapeau en l'air, et cria d'une voix qu'on entendit distinctement aux
deux extremites du navire:

--Hourra! hourra! delivrance! Dieu nous envoie de l'eau... de l'eau et
du vent!

A ces mots, un sourire etrange et convulsif detendit les traits des
passagers, comme s'ils venaient d'etre subitement atteints de folie;
mais les couteaux disparurent, les leviers retomberent sur le pont; un
pleura, on dansa, on embrassa les matelots, qui s'etaient rapproches et
montraient a tous avec transport un petit nuage noir qui s'etait leve
sur l'horizon et qui grandissait avec rapidite. A la certitude de cette
delivrance inesperee, un grand nombre se jeterent a genoux et leverent
les mains vers le ciel en signe de reconnaissance.

L'heureuse nouvelle se repandit instantanement jusqu'au fond du navire.
Les malades meme, ceux que la mort tenait deja embrasses, semblaient
s'eveiller a une vie nouvelle et imploraient l'aide de leurs amis pour
etre conduits sur le pont. Il pleuvait, disait-on. Etre mouille! sentir
ruisseler l'eau fraiche du ciel sur tous ses membres! Aspirer un air
humide! quelle jouissance! quel bonheur!

Jean Creps fut porte sur le pont par Victor et Donat. Des larmes
d'esperance et de joie coulaient sur ses joues pales, pendant qu'il
tenait les yeux fixes sur le nuage noir qui, pareil a un messager du
Seigneur, allait apporter a ces pauvres creatures delaissees la sante et
l'apaisement.

Les passagers continuaient a regarder d'un oeil etincelant et avide.
Leurs coeurs battaient, leurs nerfs fremissaient, ils avaient tout
oublie, meme la soif, pour contempler ce phenomene celeste qui se
deployait avec une merveilleuse rapidite au-dessus de l'horizon. Au
premier moment, ils n'avaient distingue qu'un petit nuage noir; mais ce
petit nuage, comme s'il eut ete anime par une irresistible puissance
d'attraction, paraissait reunir dans son sein toutes les vapeurs de
l'air et grandissait a vue d'oeil, jusqu'a ce qu'enfin il couvrit comme
un mur sombre toute la partie sud du ciel.

Pendant que l'attention generale, etait fixee sur ce seul point, que
tous avaient perdu tout autre sentiment que celui d'une delivrance
prochaine, le capitaine donnait des ordres afin de tout appreter pour
recueillir l'eau de pluie. Les voiles disponibles furent tendues sur le
pont; des barils, des seaux et des cuves furent places aux coins ou la
pente naturelle devait conduire l'eau.

A peine les premiers apprets etaient-ils termines, que la partie du ciel
qui etait restee claire jusque-la se remplit d'un brouillard epais et
qui devint de plus en plus opaque; le soleil etait pale et sa lumiere
verdatre; et bientot on se trouva dans une complete obscurite.

Alors, un gigantesque serpent de feu jaillit du sein de l'immense nuage
noir, et l'Ocean fremit sous un epouvantable coup de tonnerre. Le signal
etait donne! Des eclairs serpentaient sans relache dans l'espace; l'eau
retentissait comme si dix armees invisibles se battaient avec une
artillerie infernale; mais les ecluses du ciel s'entr'ouvrirent et des
torrents d'eau tomberent avec fracas sur le pont du _Jonas_.

Quelle joie! quelle agitation! Comme les pauvres passagers pouvaient
boire maintenant, se rafraichir, sentir couler sur leurs corps embrases
l'eau fraiche, pareille a un baume bienfaisant!

Jean lui-meme, Jean le malade, l'epuise, embrassait ses deux amis et
s'ecriait avec enthousiasme:

--Dieu soit loue! je ma sens revivre! je ne mourrai pas!

La tempete dura deux heures. Le tonnerre grondait effroyablement et
faisait trembler le ciel et la mer; les eclairs enveloppaient _le Jonas_
d'une lumiere aveuglante; parfois, les vents dechaines faisaient tourner
le navire sur lui-meme comme une toupie et le menacaient de le faire
sombrer; mais tout cela n'etait rien, en comparaison de la joie d'avoir
de l'eau et de sentir entrer dans ses poumons un air humide et frais.
Les peureux meme riaient et battaient des mains au milieu de l'orage et
des eclairs.

Lorsque la tempete s'apaisa enfin, le vent continua a souffler avec une
force suffisante, et, par bonheur, il avait pris une direction favorable
au voyage des chercheurs d'or. Le capitaine fit ajouter autant de voiles
que possible; _le Jonas_ se pencha sur le cote et s'elanca en avant
comme une fleche, au bruit des hourras joyeux de tous les passagers.




IX

L'ARRIVEE


Le navire, comme s'il eut voulu rattraper le temps perdu, marcha avec
une telle rapidite, que, quelques jours plus tard, il se trouvait a la
hauteur da Bresil. Deux malades succomberent encore, les autres
guerirent rapidement ou furent bientot hors de tout danger.

Les souffrances endurees etaient oubliees. Deja les passagers
commencaient a soupirer de nouveau apres l'or de la Californie. On etait
gai, on causait des mines, des tresors qu'on y amasserait, et de ce
qu'on en ferait apres le retour au pays natal.

Jean Creps, quoique encore un peu faible, etait tout a fait retabli de
sa maladie. Il ne savait pas, sans doute, quel jugement severe il avait
prononce pendant son delire contre ce voyage; car la vie qui lui etait
revenue avait redouble son courage, et il envisageait avec une confiance
sans bornes l'avenir qui s'ouvrait devant lui. Son ami Roozeman avait
egalement retrouve ses reves seduisants, et souvent un sourire
mysterieux venait eclore sur ses levres, quand son imagination faisait
miroiter devant ses yeux la fortune qu'il esperait recueillir bientot.
Il se voyait deja dans les mines, il y trouvait des blocs d'or en
abondance; il retournait dans sa patrie; il assurait le bonheur de sa
tendre mere; il etait devant l'autel a cote de Lucie, et il entendait la
voix du pretre qui disait: "Soyez unis au nom du Seigneur!"

Donat Kwik avait repris sa premiere disposition d'esprit. Il se
promenait des journees entieres sur le pont, ou tenait compagnie aux
deux amis et les amusait par ses reparties bouffonnes et par son
insouciance. D'autres fois, il flanait dans l'entre-pont, et y
baragouinait le francais, l'anglais et l'allemand avec tout le monde: on
n'en comprenait qu'un mot par-ci par-la, et il faisait rire chacun par
ses balourdises. Les Francais le nommaient Jocrisse et les Allemands
_Hauswurst_; il repondait a ces noms, dont la signification lui etait
inconnue, avec autant de serieux que si le cure l'eut baptise ainsi a sa
naissance.

_Le Jonas_ devait encore subir une rude epreuve: les passagers devaient
voir encore une fois la mort s'elever entre eux et la terre promise de
l'or;--et, cette fois, le danger devait etre si menacant, que tous ceux
qui etaient a bord du _Jonas_ allaient implorer la misericorde celeste a
deux genoux et les mains levees au ciel. Au cap Horn, ce point extreme
de la quatrieme partie du monde, ils furent assaillis par de longues et
terribles tempetes; une nuit, ils se virent entoures dans l'obscurite
par de formidables montagnes de glace, et les marins eux-memes,
renoncant a tout espoir de delivrance, voulaient deja mettre a flot les
chaloupes pour abandonner le navire dans ce moment supreme. En verite,
le destin semblait avoir decide la perte du _Jonas_; mais, soit que le
Seigneur eut pitie de ces creatures eperdues, soit que le sang-froid du
Capitaine sut eviter avec une merveilleuse habilete les montagnes de
glace, les chercheurs d'or echapperent cette fois encore au tombeau qui
s'ouvrait devant eux. Ils arriverent enfin dans l'ocean Pacifique, entre
Valparaiso et Taiti.

Il s'etait ecoule pres de cinq mois depuis le jour ou ils avaient quitte
Anvers et vogue sur l'Ocean. Encore une quarantaine de jours favorables,
et ils allaient mettre le pied sur le rivage du merveilleux pays, but
supreme de leur desir et recompense de tous les maux soufferts. Apres un
si long voyage, l'ennui s'etait empare des passagers, jusqu'au moment ou
ils arriverent pres du cap Horn, et avait jete peu a peu l'apathie et le
decouragement dans les coeurs; mais, maintenant qu'on se trouvait dans
la mer meme qui baignait les cotes de la Californie, les poitrines se
dilaterent, les tetes se releverent avec fierte et les yeux brillerent
d'espoir et d'impatience.

Pendant cette derniere partie du voyage, le repos ne fut trouble que
par un seul evenement. Un matin, de tres-bonne heure, Donat Kwik
accourut en hurlant sur le pont, criant au secours comme si on voulait
l'assassiner. Aux questions des premiers qui l'interrogerent, il
repondit:

--Le capitaine! vite! vite! le capitaine! _Vole argent moi, my money!
Spitsboef! Donderwatter! moi vole!_ Oh! mon Dieu, mon Dieu, ma pauvre
argent!...

Quand le capitaine comprit ce qui desesperait si fort Donat, il prit le
fait tres au serieux. On avait, d'apres le recit du paysan, force,
pendant la nuit, la serrure de son sac de voyage et vole une somme de
cinq cents francs en quatre billets de banque anglais.

Tous les passagers de la troisieme classe furent appeles sur le pont et
minutieusement fouilles par les marins. On leur fit meme vider leurs
poches et oter leurs souliers. Ensuite, toutes les malles et les coffres
furent ouverts et visites; mais, quoi qu'on fit pour decouvrir l'auteur
de ce vol, on ne put trouver la trace des billets de banque disparus.

Donat Kwik pleurait comme un enfant, s'arrachait les cheveux et
remplissait l'air de ses plaintes ameres. Ses amis, Creps et Roozeman,
s'efforcerent de le consoler en lui assurant qu'il finirait bien par
retrouver ses billets de banque; et comme cela ne faisait pas d'effet
sur le paysan decourage, ils lui firent comprendre qu'en Californie il
n'aurait nullement besoin d'argent, et qu'il ne saurait meme pas
l'employer. En effet, a leur arrivee, ils trouveraient des delegues de
la societe _la Californienne_, pour leur procurer une bonne nourriture,
des auberges confortables et tout ce qui pouvait etre necessaire a leur
entretien.

Il ne fut cependant pas possible de tirer Kwik de son abattement.
Roozeman, que le vieux capitaine Morello n'avait pas laisse partir sans
argent, possedait mille francs dans son portefeuille. Il prit un billet
de banque de cent vingt-cinq francs et l'offrit au pauvre desole, qui
deplorait encore, avec des larmes aux yeux, la perte de sa _poire pour
la soif_. Donat accepta le don avec une grande reconnaissance et parut
un peu console. Neanmoins, depuis ce jour, il n'eut qu'une triste vie
sur le navire. Ou qu'il se trouvat, dans l'interieur ou sur le pont, il
espionnait tout ce qu'il voyait et entendait; il se glissait comme un
renard pour ecouter les conversations les plus secretes, suivait tous
les mouvements des mains des passagers, et il etait evident qu'il ne
regardait jamais quelqu'un sans que la pensee que le voleur de ses
billets de banque pouvait bien etre devant lui brillat dans ses yeux.
Les passagers, blesses de ce soupcon, maltraitaient le pauvre paysan ou
l'ecartaient durement de leur chemin; il se defendait en donnant des
coups de pied a droite et a gauche, mais il avait affaire a si forte
partie, qu'il ne paraissait presque plus jamais sur le pont du navire
sans avoir un oeil poche ou le nez ecorche.

C'etait surtout le Francais aux moustaches rousses qui le poursuivait
sans cesse. Donat s'etait mis en tete que son premier oppresseur etait
aussi le voleur de ses billets, et le Francais pouvait lire ce soupcon
dans ses yeux. Un jour, qu'il avait de nouveau frappe cruellement le
pauvre garcon au visage, Victor etait accouru et avait defendu son
compatriote; Jean Creps etait intervenu, et ainsi une rixe violente
s'etait elevee sur le pont. Le capitaine, apres avoir entendu les
explications de part et d'autre, avait fait mettre le Francais pour deux
jours au cachot. Depuis ce moment, la moustache rousse nourrit une haine
furieuse contre Kwik et lui suscita, par ses camarades, toutes sortes de
tourments.

Cependant _le Jonas_ poursuivait sa route avec un vent tres-favorable.
On commenca a compter les jours, et lorsque le capitaine annonca enfin
qu'on allait atteindre la baie de San-Francisco, la fievre de
l'impatience gagna tous les passagers.

Une apres-midi que le ciel etait tres-nebuleux, les deux amis etaient
assis avec Donat dans l'entre-pont de la seconde classe et
s'entretenaient avec animation du terme prochain de leur long voyage
et de leur debarquement dans le pays de l'or.

--Quant a moi, disait Creps, je ramasse autant d'or que je puis. J'en
donne la moitie a mon pere, pour qu'il ne soit plus oblige de travailler
dans ses vieux jours; j'achete a mon frere un magasin de denrees
coloniales, et je donne a chacune de mes soeurs une dot de cinquante
mille francs!

--Et vous-meme, demanda Donat, que garderez-vous donc pour vous?

--Bah! je n'ai besoin de rien, repondit Jean. Ce n'est pas pour devenir
riche que je suis venu en Californie. Pourvu que je puisse vivre libre
et independant, et ne plus voir de pupitre devant mes yeux, je suis
content. Et si le gout des richesses me prenait un jour, je pourrais
toujours revenir en Californie.

--Savez-vous ce que je ferai, moi? s'ecria Donat Kwik. Je ne retourne
pas a la maison avant d'avoir tout un sac a froment plein d'or. Alors,
j'achete un chateau aux environs de Natten-Haesdonck, et je vais y
demeurer avec Anneken et son pere. Il y aura la tout ce qu'il y a de
bon: de la viande au pot, du jambon dans la cheminee, de la biere forte
dans la cave, des vaches grasses, de beaux chevaux et une voiture...
oui, oui, une voiture! Et mon Anneken sera habillee comme une princesse;
et je veux, quand nous irons a la kermesse, qu'elle attire les regards
de tout le monde, et je ferai boire les amis et manger les pauvres gens,
et je serai joyeux, et je causerai et je sauterai avec mon Anneken du
matin au soir. Le baron de notre village est aussi riche que la mer est
profonde. Il a toujours l'air maussade et il est rare qu'il sourie; mais
Donat Kwik lui apprendra comment il faut vivre quand on a un sac d'or
dans sa cave.

--Je n'en demande pas tant a Dieu, dit Victor. S'il me permet seulement
de trouver en Californie les moyens d'obtenir la main de Lucie Morrelo
et d'assurer a elle et a ma mere un sort agreable, je benirai
eternellement son saint nom, dusse-je travailler encore rudement toute
ma vie pour augmenter leur bonheur.

Tout a coup, la conversation des amis fut interrompue par un hourra
joyeux qui retentit sur le pont du _Jonas_. Ils monterent en courant.
La, ils entendirent le cri triomphant de "Terre! Terre! Californie!
San-Francisco!... Hourra! hourra!"

En effet, le brouillard s'etait dissipe et les cotes de la Californie se
deployaient sous leurs regards emerveilles, des deux cotes d'un detroit
qui leur fut designe comme etant la _Porte d'or_, ou l'entree de la baie
de San-Francisco. Au nord et au sud, ils virent la cote bordee par une
immense chaine de montagnes dont la croupe verte s'etendait comme une
ligne sombre et se perdait insensiblement dans l'horizon nebuleux.
Devant eux, le _monte Diavolo_, ou montagne du Diable, elevait vers le
ciel sa cime couronnee encore, a une couple de mille pieds de hauteur,
de cedres gigantesques.

Pendant que, muets et en extase, ils contemplaient le phare qui marquait
la fin de leur voyage, le _Jonas_ atteignit la Porte d'or et entra dans
la baie de San-Francisco, parsemee d'un grand nombre d'iles et assez
grande pour contenir toutes les flottes de guerre du monde.

_Le Jonas_ jeta l'ancre entre une centaine de navires de toutes les
formes et de toutes les nations; et les passagers, pleurant de joie et
pleins d'enthousiasme, s'elancerent en foule vers le cote du pont qui
faisait face au rivage, comme si une lutte allait s'elever pour savoir
celui qui mettrait le premier le pied sur la terre qui produit l'or.




X

SAN-FRANCISCO


Plusieurs chaloupes allerent et revinrent du _Jonas_ au rivage pour
debarquer les passagers.

Une soixantaine de ceux-ci etaient deja sur le port, avec leurs coffres
et leurs malles, attendant et regardant si les directeurs ou les
employes de la societe _la Californienne_ ne se montraient pas pour
transporter leurs bagages, ou pour les conduire aux auberges ou maisons
de bois que l'on avait preparees pour les actionnaires.

Pendant ce temps, les deux amis, et surtout Donat Kwik, ouvraient de
grands yeux en regardant les singulieres gens qui passaient par groupes
ou s'arretaient pres d'eux. Ce n'etait pas les Mexicains avec leurs
costumes eclatants qui attiraient le plus leur attention, ni les Chinois
avec leurs longs jupons, ni les mulatres avec leur large figure couleur
marron, ni meme les naturels a moitie sauvages de la Californie. Ce qui
les etonnait et leur semblait inexplicable, c'etait l'exterieur des
Europeens, qui avaient probablement quitte comme eux leur patrie pour
venir assouvir ici leur soif d'or. La plupart etaient sales et
deguenilles, avec la barbe negligee et les cheveux en desordre, avec des
souliers creves aux pieds et des haillons autour du corps. Cependant, si
miserable que fut leur air, ils portaient tous a leur ceinture un
revolver ou un couteau-poignard etincelant et marchaient la tete levee,
jetant a droite et a gauche des regards fiers ou paraissait briller le
sentiment d'une independance absolue. On voyait se promener egalement
des personnes dont le costume et la physionomie indiquaient une position
aisee et une education distinguee; mais ils vivaient sur un pied
d'egalite parfaite avec des gens sur le visage desquels la bassesse et
la crapule avaient imprime leurs ignobles stigmates; on y voyait meme
des hommes qu'on eut pris pour des mendiants ou des voleurs serrer la
main d'un promeneur qui avait l'air d'un baron, ou repousser
brutalement, le pistolet au poing, ceux qui avaient l'audace de les
toucher seulement en passant.

--Dieu! quelles mines repoussantes ont tous ces gens-la! soupira
Roozeman. Je ne me suis jamais represente autrement une bande de
brigands. Qu'ils sont sales et sauvages!

--La tete m'en tourne, murmura Donat Kwik. Ici, on n'a qu'a se baisser
pour trouver de l'or, a-t-on dit; il me semble qu'il serait preferable
pour ces hommes qu'on put y ramasser des culottes et des souliers neufs.
Je ne sais, mais je crains fort que nous n'ayons a nous repentir de
notre voyage. Ah! si j'avais encore mes cinq cents francs!

--Vous etes etonnants! dit Jean en riant, vous voyez tout en noir. Il va
de soi que ce ne sont pas tous millionnaires qui viennent en Californie.
Ces gens-la sont probablement des voyageurs nouvellement arrives, comme
nous. Ils n'ont pas encore eu le temps ni l'occasion d'aller aux mines
d'or, et, ne faisant pas, comme nous, partie d'une societe qui pourvoit
a leur entretien, ils souffrent un peu de misere. Vous remarquez
cependant bien que l'espoir ou la certitude d'etre bientot riches leur
gonfle le coeur et les rend fiers. Croyez-moi, ce que vous voyez ici est
la realite du reve que les plus nobles coeurs caressent en Europe: la
fraternite, l'egalite entre tous les hommes et toutes les nations, sans
distinction de sang ni de rang.

--Oui, mais la fraternite avec tous ces pistolets et ces longs couteaux,
repliqua Donat, m'inspire peu de confiance. Si ces deux gaillards
la-bas, avec leurs sales barbes, qui nous regardent si singulierement,
sont mes freres, pardieu! je n'aimerais point rencontrer quelqu'un de ma
famille seul dans un bois!

--Tu ne comprends pas, repliqua Jean. L'arme a la ceinture de ces hommes
est le signe de la liberte et de la vraie independance. N'as-tu jamais
entendu dire que, dans les Etats-Unis d'Amerique, personne ne sort de
chez soi sans revolver? C'est pourtant une nation puissante et
civilisee, qui donne a l'ancien monde l'exemple de l'independance
individuelle et de la liberte la plus large. Vous en aurez
l'experience....

Un monsieur, passablement bien mis, a la physionomie noble et fiere,
s'approcha de Creps et s'offrit pour porter leurs bagages a la ville.
Les Flamands le regarderent avec de grands yeux, et Jean repondit en
anglais qu'ils n'avaient pas, pour le moment, besoin de son service,
parce qu'ils attendaient des gens qui se chargeraient de leurs coffres.
Roozeman lui demanda tres-poliment comment il se faisait qu'un
_gentleman_ comme lui se vit force de faire un travail d'esclave pour
gagner quelques schillings.

--Quelques schellings! repeta l'autre en souriant. L'etat n'est pas
aussi mauvais que vous le croyez. Je gagne journellement huit dollars et
quelquefois douze.

--Que dit-il la? s'ecria Donat, qui avait appris sur _le Jonas_ assez de
trois ou quatre langues pour comprendre les paroles de l'Anglais; que
dit-il la? Douze dollars! soixante francs par jour! Oh! Le charmant
pays! Pour porter des paquets, on n'a pas besoin de beaucoup d'esprit.
Maintenant je ne crains plus rien. A Natten-Haesdonck, je devais
travailler comme un cheval, et je gagnais a peine deux dollars par mois
en sus de la nourriture.

Et il riait et battait des mains, comme si la certitude d'echapper a la
misere l'avait rendu fou de joie.

L'Anglais, qui prenait ses exclamations pour une raillerie, porta la
main a son couteau, jeta un regard menacant sur Donat stupefait et dit
en s'eloignant:

--_Go to hell, you damd'd idiot!_ (Va en enfer, idiot damne!)

--Voila, pardieu! un frere bien chatouilleux! murmura le poltron Kwik
entre ses dents. Encore un peu, et il allait me saigner comme un porc.
Dites ce que vous voudrez, messieurs, tous ces gaillards-la ressemblent
a une bande de brigands qui cherchent querelle afin de pouvoir vous
voler ou vous assassiner.

En disant cela, il ramassa son sac de voyage et le serra avec force,
comme s'il craignait d'etre vole.

--Tu es mefiant comme un vrai paysan flamand, dit Jean en plaisantant.
Depuis la perte de tes billets de banque, tu ne vois plus que des
voleurs. Ce monsieur ne te comprend pas; il croyait que tu te moquais de
lui; quoi d'etonnant qu'il en soit blesse?

Il fut interrompu par un grand bruit et par les plaintes des passagers,
qui attendaient, comme lui, a cote de leurs malles. On leur avait assure
qu'il n'etait pas encore arrive de directeurs ni d'employes de _la
Californienne_ a San-Francisco; _le Jonas_ etait le deuxieme navire de
la societe qui eut paru dans la baie; mais sans doute le vaisseau sur
lequel se trouvaient les directeurs et les instruments de travail avait
eu des vents contraires. Il serait en vue au premier jour; hors cette
supposition, personne ne savait que dire de _la Californienne_, et il ne
resta plus aux passagers qu'a se conduire selon le proverbe americain,
_help yourself_, que Donat traduisit par: _Tache de te tirer toi-meme du
petrin_.

Il n'y avait rien a faire contre le sort; la nuit allait venir, il
fallait chercher un logis ou l'on obtint au moins un abri pour la nuit.
Il pouvait se passer encore quelques jours avant l'arrivee des
directeurs de la societe. Ceux qui avaient de l'argent n'avaient rien a
craindre; les autres se tireraient d'embarras comme ils pourraient.

Deux hommes accoururent en meme temps pour porter la malle de Victor,
qui etait assez grande. Tous les deux y avaient deja mis la main, et
l'un repoussa l'autre avec violence en proferant des paroles grossieres.
Un des deux tira son couteau et menaca d'en percer l'autre; mais ce
dernier sauta sur lui comme un tigre furieux, lui arracha son couteau,
qu'il jeta loin de lui, frappa son adversaire a la figure avec une telle
force, que le sang lui sortit par le nez et par la bouche, et jura, le
revolver a la main, qu'il lui brulerait la cervelle s'il faisait encore
un pas pour se rapprocher.

--Droles de freres! murmura Donat pale d'emotion.

--C'est un etre insupportable, dit le vainqueur en francais, pendant
qu'il chargeait le coffre sur ses epaules. Un jour ou l'autre, je serai
oblige de lui loger une balle dans la tete. Soit, il l'aura... Ou
veulent aller ces messieurs?

--Eh bien, eh bien, ou est allee ma malle? s'ecria Jean Creps tout a
coup. Elle etait ici, a cote de moi.

--Tiens! vous parlez le flamand? demanda le porteur. D'apres votre
langage, vous devez etre d'Anvers. Je suis Bruxellois....

--Mais ma malle? ma malle? repeta Jean avec inquietude, Ou peut-elle
etre?

--Elle est probablement volee, repondit le Bruxellois d'un air
tranquille.

--Et que faire?

--Faire une croix dessus; vous n'en entendrez plus jamais parler.

--Courez chez le bourgmestre! chez le garde champetre, chez les
gendarmes, s'ecria Donat.

--Il n'y a pas de police ici, observa le Bruxellois. Chacun est libre et
peut faire tout ce qu'il veut et tout ce qu'il sait faire. Tant pis pour
celui qui n'est ni assez fort ni assez malin.

--Et si ce furieux de tout a l'heure vous avait perce de son couteau, il
n'y aurait pas eu de justice pour venger ce meurtre?

--Aucune. Elle aurait trop d'ouvrage s'il y en avait une. Au moindre
mot, le sang coule ici entre les meilleurs amis. La soif de l'or rend le
coeur cruel et impitoyable. Je suis arrive en Californie, bon et doux
comme un naif Brabancon; mais les sept mois que j'ai passes dans les
mines m'ont appris qu'un agneau, pour pouvoir vivre parmi les loups,
doit devenir loup lui-meme. En Belgique, je n'aurais pas ose coucher un
lapin par terre; maintenant, j'abattrais dix hommes, avec mon revolver
ou mon couteau, sans en etre plus emu que lorsque j'ecrase les
moustiques qui cherchent a me piquer.

Victor et Donat, qui ecoutaient ces paroles, fremissaient d'horreur
devant une si froide insensibilite. Jean s'etait eloigne de quelques pas
et regardait de tous cotes s'il ne decouvrirait pas sa malle....

--Peine inutile, camarade, lui cria le Bruxellois. La malle est partie
et reste partie. Avancez, sinon vous me payerez double. Vous me faites
perdre mon temps; je puis encore gagner quatre dollars avant la nuit.

--Ainsi, demanda Creps en s'approchant, vous me dites qu'il n'existe pas
de justice dans ce pays?

--C'est-a-dire, repondit le commissionnaire en partant avec la malle,
personne ne se mele des combats et des assassinats; mais, quand on prend
un voleur en flagrant delit, alors il est pendu au premier arbre ou
pilier venu par les assistants, par vous, par moi ou par n'importe qui,
sans autres informations ni jugement. On nomme cela ici la _Lynch
law_ (loi de Lynch). Vous aurez l'occasion d'apprendre a connaitre cette
singuliere justice. Marchez un peu plus vite, camarades, et faites
attention a la boue, car, quand il a plu comme aujourd'hui,
San-Francisco est un bourbier.

--C'est fini, dit Creps en soupirant, tous mes gemissements ne me
rendront pas ma malle. Nous devons nous consoler. Il est heureux que
j'aie mis mes billets de banque en poche.

--Ne dites pas cela de maniere a etre entendu, imprudent! murmura le
Bruxellois.

--Comment! pourquoi?

--Vous ne le comprenez pas? Si moi, par exemple, il me prenait envie de
posseder vos billets de banque, qu'est-ce qui m'empecherait de vous
percer le coeur de mon couteau et de vous prendre ensuite vos billets de
banque?

--Vous? crierent les trois amis en meme temps.

--Non, je ne suis pas encore si avance, Dieu soit loue! C'est un bon
conseil que je vous donne.... Mais vous ne m'avez pas encore dit ou vous
voulez passer la nuit. Il y a ici des hotels a tous prix. Pour coucher
une nuit sous un toit, on paye dix, cinq, trois ou deux dollars par
personne; oui, meme pour un dollar, on peut dormir par terre sous une
voile. Parlez, que choisissez-vous?

--Cinq francs pour coucher par terre sous une voile! murmurerent les
Flamands.

--Etes-vous riches? avez-vous beaucoup d'argent? demanda le Bruxellois.

--Beaucoup d'argent? non certainement, lui repondit-on en hesitant, mais
assez cependant pour coucher pendant une nuit sur un lit passable.

--C'est bien; je vois que vous commencez a suivre mon conseil, et je
comprends que vous avez de l'argent. Le mieux que vous ayez a faire,
C'est de donner trois dollars par tete; cela fait ensemble environ
cinquante francs. Il y a beaucoup de monde a San-Francisco; les auberges
sont pleines; mais je connais un hotel ecarte ou il y a encore quatre ou
cinq places libres.

En chemin, Donat Kwik demanda au porteur:

--Dites donc, camarade, vous avez ete sept mois dans les mines d'or,
n'est-ce pas? N'avez-vous donc pas trouve de l'or?

--Certes, beaucoup d'or.

--Je ne comprends pas comment la terre tourne ici. Vous avez trouve
beaucoup d'or: en ce cas, pourquoi portez-vous donc nos malles comme un
pauvre malheureux, au lieu de vivre de vos rentes?

--Parce que je n'ai plus d'or.

--On vous l'a vole?

--Non.

--Vous l'avez perdu?

--Oui, perdu au jeu. Je fus trop avide; je voulus doubler mon tresor, et
le sort me reprit tout. Je vais retourner bientot aux mines; cette fois,
je serai mieux avise. Voici, messieurs, votre hotel. Ouvrez la bourse,
deux dollars pour mes peines.

--Comment! s'ecria Jean etonne, dix francs pour avoir porte ce coffre a
trois cents pas? Vous plaisantez, sans doute?

--Deux dollars, vous dis-je!

--Et si nous refusions de nous laisser tromper ainsi?

--Je vous y forcerais, fut-ce avec mon couteau.

--Je ris de votre couteau! grommela Jean Creps.

--Vous avez tort, camarade; si vous n'etiez pas mon compatriote, vous
vous repentiriez de ces paroles hardies. Allons, pas de plaisanteries
dangereuses: deux dollars!

Roozeman, qui craignait que son camarade ne se fit une mauvaise querelle
avec le sanguinaire personnage, se hata de payer le salaire demande.

--Que ceci vous apprenne a fixer desormais d'avance le prix de tout ce
que vous demanderez ou acheter, dit tres-serieusement le Bruxellois en
entrant dans l'hotel.

Il cria a haute voix combien les nouveaux hotes voulaient payer pour
leur coucher, et s'eloigna en disant encore aux amis stupefaits:

--Bonsoir, messieurs. Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez au
port. Pour un dollar par heure, vous pouvez disposer de moi.

Les domestiques de l'hotel prirent la malle, et conduisirent les
voyageurs en haut, dans une petite chambre ou il y avait quatre lits.

--Ces messieurs souperont-ils? demanda un des garcons.

Malgre leur etonnement de ce qu'ils avaient vu et entendu, nos amis
resolurent de bien souper et meme de boire une bouteille de vin pour
oublier l'eternelle viande salee du navire. Sur leur reponse
affirmative, le garcon les invita a descendre dans la salle a manger.
Leur souper serait servi immediatement. La table devant laquelle ils
s'assirent etait tres-longue. A l'une des extremites se trouvaient
quatre ou cinq personnes qui, apres avoir soupe, s'etaient mises a jouer
aux des. Deux autres individus etaient assis pres des Flamands et
parlaient en francais des _placers_ ou mines d'or, et du plus ou moins
de succes qu'ils avaient eu pendant la bonne saison passee.

Donat Kwik avait, a son entree dans la salle, remarque une chose qui
l'avait frappe d'une joyeuse surprise. Meme lorsque le garcon eut depose
devant lui un morceau de rosbif fumant, il oublia de manger et son
regard etincelant restait tourne vers le bout de la table: il voyait de
l'or, de l'or de Californie! Jusqu'a ce moment, par une mefiance
naturelle, il avait craint que lui et tous ses camarades du _Jonas_ ne
fussent victimes d'une escroquerie adroite et calculee. Maintenant il
devait bien croire a l'or, il brillait devant ses yeux; il en voyait
jouer des poignees comme s'il n'avait pas eu plus de valeur que les
noisettes ou les amandes du marchand d'oublies de Natten-Haesdonck. Il
suivait les mouvements des joueurs et regardait avec etonnement comment,
tout en proferant mille interpellations passionnees, ils pesaient la
poudre d'or et les grains dans une petite balance et se defiaient
ensuite a mettre pour enjeu d'un coup de des un ou plusieurs de ces
petits tas qu'ils nommaient une once.

Il lui faisait bien un peu de peine de voir sur la table, a cote de
chaque tas d'or, un revolver ou un long couteau; mais la fortune qu'il
avait revee etait une realite et non un leurre. Cette conviction remplit
son coeur de courage et de confiance. En outre, les hommes qui maniaient
l'or comme si c'eut ete une substance sans valeur n'avaient pas l'air
plus riche que les mendiants qu'ils avaient remarques sur le quai, a
San-Francisco; ils etaient egalement sales et deguenilles, et, a part
leurs regards fiers et leur langage imperieux, leurs costumes et leur
physionomie portaient ce cachet de negligence et de pauvrete auquel on
reconnait en Europe, au premier coup d'oeil, l'homme qui souffre de la
faim et de la misere. Kwik ne comprenait pas comment cela se pouvait; ce
n'etait donc pas de pauvres gens qu'il avait vus en si grand nombre? La
hardiesse et la rude fierte de tous lui etaient expliquees: ces hommes
en haillons avaient leurs poches pleines d'or, c'est a cause de cela
qu'ils etaient fiers et qu'ils exigeaient dix francs pour porter une
malle a quelques centaines de pas.

Roozeman et Creps dirigeaient aussi par moments leurs regards vers les
joueurs pour voir briller l'or amoncele devant eux, et ils n'etaient pas
moins satisfaits d'avoir un avant-gout de la fortune qu'ils allaient
amasser. Ils mangerent et burent cependant avec appetit, et causerent
avec plaisir. Ce qui augmentait encore le sentiment de joie et
d'enthousiasme qui leur gonflait le coeur, c'etait la conversation des
deux messieurs, leurs voisins, qui avaient fini de souper. Ceux-ci se
racontaient a haute voix leurs aventures dans les placers; ils etaient
Francais; le rhum qu'ils buvaient par grands verres avait assurement
monte leur imagination, car ils nommaient des gens connus d'eux, qui
avaient trouve des blocs d'or pesant plusieurs livres, et parlaient de
mines ou l'on avait trouve en peu de mois pour quelques centaines de
mille francs d'or.

Victor et ses amis s'etaient fait servir une bouteille de vin d'Espagne.
La liqueur spiritueuse echauffa peu a peu leurs coeurs, et leur montra
un avenir en rose.... Tout souci les quitta, et ils parlerent gaiement
de leur prochain voyage aux placers, des richesses qu'ils en
rapporteraient, de leur retour triomphant en Belgique, et surtout de
ce qu'ils ecriraient le lendemain a leurs parents et amis, pour annoncer
leur arrivee dans le pays de l'or. Ils ne parleraient pas beaucoup des
maux soufferts, ni de la vie sauvage des habitants de San-Francisco, car
il ne fallait pas effrayer les parents; au contraire, il fallait montrer
tout en beau, pour rejouir les amis, a Anvers.

Un grand tumulte s'eleva en ce moment a l'extremite de la table; deux
joueurs semblaient en discussion pour un coup de des. Ils frappaient du
poing sur la table, ils juraient et se menacaient avec une fureur
croissante; mais les Flamands ne comprirent pas ce qu'ils disaient. Tout
a coup, l'un d'eux se leva de la table et mit en poche le monceau d'or
conteste; mais l'autre, rugissant comme un lion, sauta sur lui, le
renversa en arriere et lui mit un genou sur la poitrine en criant qu'il
l'etranglerait s'il ne rendait pas l'or. Celui qui etait tombe, restant
muet, se demenait et se tordait les membres avec tant de rage que
l'ecume lui sortait de la bouche.

--Rends! rends! rugissait l'autre.

Et, comme il ne recut pour reponse de son adversaire qu'une insulte
grossiere, il etendit une de ses mains vers la table, prit un long
couteau et l'appuya, en prononcant d'horribles menaces, sur la poitrine
de son ennemi.

Les Flamands avaient saute debout, pales d'effroi et tremblants a la
prevision d'un meurtre. Donat Kwik, lorsqu'il vit la pointe du couteau
sur le sein du malheureux joueur, fut emporte par un sentiment de
compassion: un cri d'anxiete lui echappa et il courut au secours de la
victime. Il avait deja mis la main sur le meurtrier pour le retenir;
mais deux ou trois des assistants le saisirent et le jeterent en arriere
avec tant de violence, qu'il roula jusqu'a l'autre bout de la salle et
tomba sur le dos aux pieds de ses amis.

Les deux Anversois, indignes d'une pareille cruaute, marcherent vers les
joueurs, comme pour leur en demander compte; mais a la vue d'une couple
de revolvers et de trois poignards qui etaient diriges sur eux, ils
s'arreterent stupefaits, et un des etrangers leur dit en bon anglais:

--Restez tranquilles, gentlemen. Respectez la loi de la Californie, la
loi de _non-intervention_. Ce qui se passe ici ne vous regarde pas; ce
sont nos affaires.

L'homme etendu par terre, voyant qu'il devait plier sous la force de son
adversaire, promit de rendre l'or dispute et demanda de pouvoir se
relever. En replacant l'or sur la table, il rugissait horriblement et
ses yeux flamboyaient; il etait visible qu'une ardente soif de vengeance
Brulait dans son coeur. Cependant il souhaita, d'un air sombre, le
bonsoir a ses camarades, passa son poignard dans sa ceinture et se
disposait a quitter la maison, lorsqu'une injure qui lui fut adressee
en guise d'adieu le fit revenir sur ses pas. Il porta a son ennemi un
violent coup de couteau et s'enfuit vers la sortie de la salle. Deux
coups de pistolet retentirent et deux balles trouerent la porte
entr'ouverte. Mais le fuyard avait disparu et ceux qui le poursuivirent
dans la rue revinrent en grommelant.

Les garcons, en entendant les coups de pistolet, etaient entres dans la
salle. On etait occupe a soigner le blesse. Il avait recu un coup de
couteau au travers du bras gauche, et perdait le sang a flots; le
plancher, a ses pieds, etait teint de rouge dans une assez grande
etendue. Cela n'empechait pas l'homme furieux de hurler et de se demener
par desir de vengeance, pendant qu'on pansait son bras; il jurait qu'il
saurait trouver ce soir-la meme le lache assassin et qu'il lui logerait
une balle dans la tete.

A peine son bras fut-il bande, qu'il paya son ecot et sortit de la
maison avec ses compagnons, en rugissant.

Les Flamands ne dirent mot et se regarderent avec stupeur.

Deux garcons apporterent un seau d'eau et laverent les taches de sang du
parquet; l'un d'eux dit en riant aux voyageurs emus:

--Ce n'est rien, gentlemen. Cela vous etonne? Vous n'etes arrives a
San-Francisco que depuis cette apres-midi, n'est-ce pas? Vous apprendrez
a voir le sang avec moins d'emotion. Asseyez-vous, gentlemen. Irai-je
vous chercher une seconde bouteille de ce bon vin?

Mais les amis bouleverses eprouvaient une irresistible repugnance a
rester dans cette chambre qui fumait encore du sang humain, et ils
exprimerent le desir d'etre conduits immediatement dans leur chambre a
coucher.

Le garcon satisfit a leur desir et les conduisit jusqu'a la porte de la
chambre, leur remit une chandelle allumee et leur souhaita la bonne
nuit.

Donat Kwik entra le premier dans la chambre; mais a peine y eut-il jete
les yeux, qu'il recula en poussant un cri etouffe et en montrant a ses
camarades quelque chose qui l'effrayait.

Sur un des quatre lits etait etendu un homme, haut de stature et taille
en Hercule. Sa figure etait presque entierement couverte par une barbe
en desordre; ses habits, qu'il avait otes, paraissaient grossiers et en
guenilles; on voyait sous son oreiller la crosse d'un revolver, et dans
son sommeil il portait la main a un long couteau qu'il avait a sa
ceinture. Il ronflait lourdement; sa respiration faisait trembler les
carreaux de vitres.

Les Anversois se mirent a rire de l'effroi de Donat et s'efforcerent de
le rassurer en lui faisant comprendre que cette personne etait, comme
eux, un hote de la maison.

--Parlez bas, pour l'amour de Dieu, monsieur Creps! murmurait Donat.
Vous avez peut-etre raison, mais je trouve neanmoins inutile et meme
dangereux d'eveiller ce vilain geant. Ah! Quel pays! Trois dollars pour
nous faire couper la gorge dans un taudis de brigands! Dormez donc,
dormez en repos, camarades. Oh! que ne suis-je a Natten-Haesdonck, dans
notre grenier a foin!

Les trois amis entrerent cependant et s'approcherent de leurs lits.
Roozeman et Creps trouverent egalement qu'il serait impoli ou imprudent
d'eveiller l'etranger, et ils parlerent a voix basse de leur singuliere
position.

Tout a coup, une malediction retentit dans la chambre et une voix creuse
cria en anglais:

--Paix-la!... eteignez la chandelle!

Tremblant d'effroi, Donat eteignit la chandelle et begaya:

--Ah! allez dans votre lit et ne dites plus rien! je crois qu'il se leve.

Victor et Jean suivirent le conseil de leur compagnon. Creps sommeilla
bientot; Roozeman se sentait effraye et decourage par la vie sauvage,
par la rudesse et la grossierete des habitants de la Californie, et il
resta longtemps eveille en pensant a l'evenement de cette soiree. Quant
a Donat Kwik, il reva toute la nuit d'assassins avec de grandes barbes
en desordre, de longs couteaux et de revolvers a six coups.

Enfin, cedant a la fatigue, ils s'endormirent tous les trois.




XI

LES LETTRES


Le premier qui s'eveilla le lendemain, assez tard dans la matinee, fut
Donat Kwik; mais il eut a peine ouvert les yeux, qu'un soupir d'anxiete
lui echappa et qu'il rentra sa tete sous la couverture comme s'il avait
vu un fantome.

L'homme a la barbe en desordre et au long couteau passe dans sa ceinture
etait debout au milieu de la chambre, et son regard percant etait
precisement fixe sur le pauvre garcon, lorsque celui-ci s'eveilla, a
moitie etourdi de son lourd sommeil. Tremblant et le coeur battant
d'effroi, Donat prit secretement la main de Jean Creps qui ronflait
a cote de lui, le pinca et le secoua si bien, que l'autre se mit a se
frotter les yeux en murmurant et regarda avec stupefaction l'homme
gigantesque, qui se lavait les mains et qui disait en anglais, en
souriant.

--Bonjour, gentlemen! Avez-vous bien dormi?

--Passablement, monsieur, repondit Jean, je vous remercie.

--Vous deviez etre terriblement fatigues, reprit l'autre en continuant a
se laver et a peigner son epaisse barbe. J'ai cru un moment que vous
etiez des comediens en voyage.

Donat avait retire sa tete de dessous la couverture et regardait
l'etranger avec des yeux pleins de mefiance et d'etonnement.

--Des comediens en voyage? repeta Creps, qui etait descendu de son lit.
Nous sommes des chercheurs d'or, comme la majeure partie de la
population de San Francisco.

--C'est que, voyez-vous, gentleman, ce jeune homme-la, qui semble avoir
peur de moi, a parle, soupire, crie, et s'est escrime avec ses bras
comme un comedien qui apprend un role. J'ai saute a bas de mon lit pour
courir a son secours, car vraiment je croyais que l'un de vous
l'assassinait.

Jean eclata de rire et raconta a l'etranger ce qu'ils avaient vu la
veille au soir, et comment on avait brutalement terrasse son camarade en
le menacant de couteaux et de revolvers.

--Les gentlemen sont des nouveaux venus en Californie, dit l'autre. Je
comprends que vous ayez encore peur du sang: vous vous y ferez;
mais, en attendant, je vous conseille de parler le moins possible avec
des etrangers, d'etre toujours tres-brefs dans vos paroles et meme de
veiller a vos gestes, enfin de ne vous meler de rien et de ne vouloir
aider personne, vissiez-vous assassiner dix hommes a la fois.

Donat et Roozeman s'etaient leves a leur tour et avaient commence a
s'habiller: Pendant ce temps, Jean continuait a echanger quelques
paroles amicales avec l'homme a la grande taille. Il n'etait pas si
repoussant de figure ni si deguenille que les Flamands l'avaient cru
remarquer a la clarte douteuse de leur chandelle. Au contraire, il avait
l'air d'un jeune homme honnete et bien eleve, sa physionomie etait noble
et respectable, son langage etait aimable et tres-choisi. Il se tourna
vers Jean et dit:

--Le ciel est bleu, il fera beau aujourd'hui. Le soleil a consulte son
calendrier et a vu que c'etait dimanche.

--Dimanche? C'est dimanche, en effet, murmura Donat. Ah! j'eprouve le
besoin de prier un peu! Nous avons, pardieu! bien des raisons pour
cela.--Monsieur Creps, demandez donc a ce gentleman ou est l'eglise.

A cette demande, l'etranger repondit en haussant les epaules avec un
sourire amer:

--Il n'y a en Californie d'autre Dieu que le dieu de l'or; ses temples
sont les maisons de jeu que vous avez vues ou que vous verrez; pas
d'autre religion que l'adoration de soi-meme, la soif de posseder, et
l'egoisme. Cela vous etonne! Vous deviendrez comme les autres; alors,
vous ne trouverez pas cela beau, mais naturel.

En achevant ces mots, il prit un cigare et l'alluma; il tendit son etui
aux amis, et les forca de prendre chacun un cigare, ajoutant que, dans
Tout San-Francisco, ils n'en trouveraient pas de si bons ni d'un
meilleur arome. Puis il leur souhaita le bonjour et sortit de la
chambre.

Les Flamands se regarderent, moitie riant, moitie etonnes. Jean et
Victor se moquerent de leur propre inquietude au sujet de leur compagnon
de chambre et surtout de l'agitation qui avait tourmente le sommeil de
Donat. Celui-ci pretendait que ses camarades n'avaient pas ete plus a
leur aise que lui et qu'ils s'etaient glisses doucement dans leurs lits,
ainsi que lui, absolument comme les freres du petit Poucet dans la
maison de l'ogre. Ils convinrent tous qu'ils s'etaient trompes et qu'ils
s'effrayaient trop legerement des choses qu'ils voyaient pour la
premiere fois. Tout etait bien surprenant et encore incomprehensible
pour eux a San-Francisco; mais la premiere impression les avait trompes,
et ce n'etait probablement pas si terrible qu'ils le croyaient.

D'ailleurs, ils y etaient maintenant, et il fallait accepter les choses
comme elles se presentaient. Victor rappela qu'on avait fixe ce jour
pour ecrire aux parents et amis.

Ils descendirent pour dejeuner, se firent donner par le garcon quelques
feuilles de papier a lettres et ce qu'il faut pour ecrire, et lui
demanderent comment ils pourraient envoyer une lettre de San-Francisco
en Europe. Il resulta de la reponse qu'un pareil envoi etait tres
facile: le maitre de l'hotel s'en chargerait volontiers.

Rentres dans leur chambre, les trois amis se mirent a ecrire, chacun de
son cote. Il n'y avait pas de table. Roozeman et Creps se tenaient
debout contre le mur et se servaient d'une tablette en guise de pupitre;
Kwik etait assis par terre devant la malle de Victor, sur laquelle il
avait place sa feuille de papier. Hors les murmures de Donat contre les
plumes raides de Californie et contre l'encre epaisse de San-Francisco,
le silence le plus complet regnait dans la chambre.

Il y en avait long a raconter aux parents: aussi l'ouvrage dura-t-il
plus d'une heure. Jean Creps, qui eut fini le premier, ne voulut pas
deranger Victor et regarda Donat Kwik en souriant.

Le pauvre garcon suait sang et eau pour nouer ses phrases ensemble, et
faisait des lettres grandes comme des des a coudre; il se grattait
l'oreille, machonnait sa plume et chiffonnait avec depit les feuilles de
papier barbouillees, pour recommencer chaque fois son penible travail.

--Allons, Victor, finis donc! dit Creps. Il y a moyen d'ecrire un volume
sur notre voyage; mais, dans ce cas, cela durerait jusqu'a demain.

--J'ai fini, repondit Victor. J'ai eu de la peine, Jean, a tourner mes
paroles de maniere que ma mere ne devine pas quelle misere nous avons
soufferte.

--Ainsi, tu n'as parle ni du calme, ni de la maladie, ni des horribles
requins?

--Si certes! mais sans y donner beaucoup d'importance. Voila, lis; tu
verras si nos lettres s'accordent.

Jean Creps parcourut la lettre de Victor. Lorsqu'il fut a la fin, il
hocha la tete en souriant et lut:

"Pendant ce long et triste voyage, ta chere image s'est toujours trouvee
devant mes yeux, bonne mere; et, a cote de toi, je voyais sans cesse une
autre image, un ange qui me souriait et murmurait a mon oreille: "Aie
courage, Victor; ne crains ni souffrances ni dangers; car je ne t'ai pas
oublie, et ma priere veille sur toi."

--C'est transparent, Victor, murmura Creps; il faudrait qu'elles fussent
aveugles pour ne pas voir que tout n'est pas aussi souriant que le
commencement de ta lettre veut le faire croire.

--Nous ne pouvons cependant pas n'ecrire que des mensonges. Une pareille
tromperie serait une autre cruaute.

--Soit, Victor; laisse ta lettre comme elle est. Mais, dis-moi, pourquoi
parles-tu ainsi tout au long de Donat Kwik et de son affection pour
Anneken, de Natten-Haesdonck? Tu sembles avoir une intention!

--En effet: ne comprends-tu pas? Je vois que le pauvre garcon ne sait
pas bien ecrire. La soeur de ma mere demeure a Boom, pres de
Natten-Haesdonck. J'ai l'espoir qu'Anneken apprendra par cette voie que
Donat Kwik pense toujours a elle. On ne peut pas savoir: ce que j'ecris
de lui, lui sera peut-etre utile dans l'avenir.

--Bah! tu prends Donat trop au serieux; c'est un bon garcon, je ne le
nie pas; mais qu'il ait la cervelle a l'envers, c'est ce que tu ne peux
contester.

Donat parvint enfin a achever sa lettre, et s'approcha des deux amis
tenant sa feuille de papier en main et murmura d'un ton triomphant:

--Quand le pere d'Anneken recevra cette assignation, il croira que je
dois etre deja terriblement riche, pour oser ecrire ainsi a un garde
champetre.

--Fais voir, dit Jean en lui prenant l'ecrit des mains. Ta lettre est
passablement longue.

--Je le crois bien; j'ai sue dessus pendant un quart de jour.

Creps essaya de dechiffrer la lettre et lut a haute voix:

"Estimable pere d'Anneken, celle-ci est pour vous faire savoir que je
suis arrive en Californie, heureux et en bonne sante, et j'espere de
vous la meme chose. Dans quelques jours, je vais aux puits d'or, pour en
prendre plein un sac a froment, et, si vous voulez garder votre Anneken
pour moi jusqu'a mon retour, je vous rendrai aussi riche que l'Escaut
est profond a Natten-Haesdonck. Vous savez assez qu'Anneken ne me
deteste pas et que, pauvre enfant! elle est devenue a moitie folle apres
que vous m'avez jete si brutalement a la porte. Vous n'avez pas un grain
de compassion, ni de votre enfant ni du malheureux Donat; mais, si vous
osez donner Anneken a un autre pendant que je suis dans le pays de l'or,
je vous ferai destituer de votre place de garde champetre, et vous me
verrez me marier, a votre grand chagrin, avec la demoiselle du chateau,
que vous pouvez habiter vous-meme, si vous voulez. C'est a prendre ou a
laisser. Pensez-y bien, et faites les compliments aux amis, avec
lesquels j'ai l'honneur d'etre,

DONAT KWIK,
_Chercheur d'or, dans un grand hotel,
a San-Francisco, Californie,_"

On rit de bon coeur de cette lettre menacante, et Roozeman tacha de
faire comprendre au jeune paysan qu'il ferait mieux d'en adoucir un peu
les termes, Donat ne voulut pas y changer un mot, et donna pour raison
que le garde champetre de Natten-Haesdonck etait un homme opiniatre,
dont personne ne pouvait rien obtenir par la douceur.

Pendant que Jean et Victor cachetaient les lettres et ecrivaient
l'adresse, Donat Kwik s'ecria:

--Ah ca! messieurs, j'ai quelque chose sur le coeur; je couche et je
mange ici sans m'inquieter de savoir qui payera. Il n'est pas necessaire
de demander si le compte sera poivre et meme au poivre d'Espagne. Tout
ici coute les yeux de la tete. Dix francs pour porter une malle pendant
cinq minutes! Dieu sait si l'on ne nous demandera pas cent francs pour
les durs morceaux de viande de vache qu'on nous a servis hier sous
toutes sortes de noms baroques.

--Ne t'inquiete pas de cela, Donat, dit Jean. Nous payons tout.

--C'est bien, je vous remercie; mais je ne veux pas etre une sangsue. Je
chercherai cette apres-dinee une autre auberge, et, s'il me faut coucher
par terre sous une voile, je n'en mourrai pas plus que les autres. Il me
semble que l'economie est encore plus necessaire dans le pays de l'or
qu'en Belgique. C'est un simple paysan qui vous le dit, messieurs; mais
je crois que vous ne feriez pas mal non plus de chercher un hotel plus
modeste. Il faut garder une poire pour la soif; ce serait drole, si vous
vous trouviez sans argent a San-Francisco. A moins que vous ne vouliez
porter les malles des voyageurs sur votre dos?

Les Anversois reconnurent que Donat avait raison, et appelerent le
garcon pour lui demander le montant de leur depense. Au bout de quelques
instants, celui-ci remit a Jean Creps un papier ou on lisait en anglais
le compte suivant:

  Potage julienne, trois portions......................... 3 dollars,
  Viande de boeuf aux choux rouges, id.................... 2 id.
  Un gigot de mouton sauce aux capres, id................. 3 id.
  Des cotelettes de veau, id.............................. 4 id.
  Une bouteille de vin.................................... 5 id.
  Logement pour trois personnes a trois dollars........... 9 id.
                                                        __________
                            Total........................ 26 dollars.

Cela faisait donc un total de 140 francs 40 centimes pour un souper et
un coucher. C'etait poivre, comme l'avait dit Donat; mais ce n'etait pas
mortel; et Victor et Jean payerent sans chagrin ni regret chacun la
moitie de la somme exigee; ils resolurent meme de passer encore une nuit
dans cet hotel. Il leur restait environ treize cents francs en billets
de banque. Ils avaient dormi tres-mal la nuit et se trouvaient
maintenant dans une maison dont les gens etaient honnetes et polis.

Qui sait quelles difficultes et quels desagrements ils rencontreraient
dans une autre auberge? Ils resteraient donc ou ils etaient; ils iraient
se promener a leur aise, visiter San-Francisco, diner en ville et meme
boire une bouteille de vin, pour se donner au moins un peu de bonne vie,
apres une traversee si longue et si ennuyeuse. Donat devait rester avec
eux jusqu'au lendemain, puis on delibererait murement sur ce qu'il y
aurait de mieux a faire pour attendre l'arrivee des directeurs de _la
Californienne_ sans crainte d'epuiser les ressources.

Ils allumerent les cigares que l'etranger leur avait donnes, et
sortirent le coeur leger et plein de confiance, pour commencer leur
promenade.




XII

LA MAISON DE JEU


Les trois Flamands s'etaient promenes et avaient flane toute la journee
dans les rues de San-Francisco, regardant ce qui etait nouveau pour eux,
s'arretant devant les boutiques et les magasins, et causant du spectacle
surprenant de cette foule d'hommes etranges au milieu desquels ils
vivaient. Quant a la ville meme, elle n'offrait rien de remarquable.
Quoique, en ce moment, peut-etre plus de cinquante mille hommes de
toutes les nations du monde s'y coudoyassent, San-Francisco ne se
composait que de maisons en bois a un etage, a cote de quelques tentes
et baraques en toile qui s'etendaient comme des faubourgs vers la
campagne.

Ce n'etait donc que la population qui pouvait etre l'objet de la
curiosite de Victor et de ses camarades. Comme, dans le courant de la
journee, ils n'avaient rien rencontre de menacant ni de desagreable, ils
finirent par conclure qu'ils s'etaient laisse effrayer, comme de vrais
enfants, par des choses qui pouvaient se passer partout, et dont, en
tout cas, ils ne devaient pas s'inquieter.

Leur bonne humeur avait cependant encore une autre cause. Pour feter
leur arrivee a San-Francisco comme ils l'avaient decide, ils etaient
entres dans un certain nombre de cafes, avaient bien mange et assez bien
bu, de sorte que l'effet du vin ou du _grog_ n'etait pas etranger a leur
joyeuse disposition d'esprit, quoiqu'ils eussent encore toute leur
raison et qu'ils y vissent encore tres-clair.

Le soir, lorsqu'ils voulurent retourner a leur hotel, ils passerent
devant une maison de jeu qui avait pour enseigne: _la Verandah_. Une
brillante clarte qui se repandait hors de la maison et illuminait la rue
eblouit les yeux des trois amis etonnes. Ils voulaient s'arreter un
instant pour jeter un coup d'oeil dans la salle; mais les gens a moitie
ivres qui sortaient et entraient les obligerent a se mettre de cote.

--Et pourquoi n'entrerions-nous pas la dedans? demanda Jean Creps.

--Oui, pourquoi n'irions-nous pas voir ce qui s'y passe? ajouta Donat,
qui avait vu briller au loin quelque chose comme un tas d'or.

--Une maison de jeu! murmura Victor hesitant.

--Allons, allons, nous n'avons pas besoin de jouer. Avec un dollar, nous
en sommes quittes. Encore une goutte de rhum, la derniere. Nous ne
pouvons pas quitter San-Francisco sans voir ce que c'est qu'une maison
de jeu.

--Surtout, remarqua Donat, que j'ai vu etinceler la-bas, sur une table,
une montagne d'or, de la meme espece que celui que nous allons trouver.
Cela donne toujours un avant-gout.

Victor se laissa persuader et suivit ses amis dans la maison de jeu, ou
heureusement ils trouverent, dans un coin, un banc pour s'asseoir.
Lorsqu'ils eurent recu et paye leur petit verre de rhum, ils promenerent
leurs regards autour d'eux.

Ils etaient dans une grande salle splendidement eclairee, mais si
remplie de la fumee du tabac et des vapeurs de l'eau-de-vie, qu'en
entrant on etait a demi suffoque et qu'on sentait ses yeux se mouiller
de larmes avant de pouvoir s'habituer a cet air vicie et a cette
atmosphere chargee de nuages. Une population etrange et singulierement
melee grouillait dans cette salle. On y voyait bien quelques personnes
qui avaient l'air d'honnetes gens, mais la plus grande partie des
habitues se composait de tout ce que la Californie offrait de plus
ignoble, de plus sauvage et de plus repoussant. Outre les joueurs, on
voyait s'y promener des hommes a figures suspectes qui avaient
probablement tout perdu et passaient toute la soiree dans la maison de
jeu pour voir de l'or, et epiaient peut-etre l'occasion de s'en procurer
d'une maniere quelconque. Il regnait la un murmure assourdissant de voix
confuses, de cris de joie et de maledictions, que dominaient parfois les
sons retentissants d'une musique entrainante. L'orchestre ne se
composait pourtant que d'un seul artiste. Cet homme avait un chalumeau a
la bouche, un tambour sur le dos, des cymbales de cuivre a la main et
une espece d'arbre avec des sonnettes sur la tete. Ainsi affuble, il se
demenait comme un possede et faisait plus de bruit que toute une bande
de musiciens.

Au fond de la salle se trouvait une table tres-large, derriere laquelle
le banquier dirigeait, avec ses nombreux aides, le _monte_, jeu de
hasard mexicain qui se joue avec des cartes et qui est fort a la mode a
San-Francisco. Ce banquier avait devant lui des tas de poudre d'or, des
blocs d'or d'une grosseur extraordinaire, des liasses de billets de
banque, des piles d'une monnaie d'or octogone dont chaque piece avait
une valeur de deux cent cinquante francs; mais, a cote de chaque tas,
il y avait un revolver a six coups.

Les joueurs se tenaient debout autour de la table. Ils suivaient chaque
carte le coeur battant, et la fureur leur arrachait une sorte de
hurlement rauque chaque fois qu'ils voyaient leur or s'abimer dans le
gouffre insatiable de la banque. Cependant, ils recommencaient chaque
fois a tenter la chance, jusqu'a ce que, tout a fait ruines, pauvres et
le coeur plein de fiel et de rage, ils quittassent la table en
maudissant le jeu.

S'il y avait la des gens qui perdaient en quelques heures tout l'or
qu'ils avaient amasse dans les placers au prix de grandes privations, on
en voyait d'autres que la fortune favorisait d'une facon toute
particuliere. Quelques-uns riaient de ce bonheur apparent et murmuraient
le mot _paillasse,_ voulant faire entendre par la qu'a leurs yeux le
gagnant n'etait qu'un compere, qui jouait avec l'argent meme de la
banque. Cela n'empechait pas cependant que l'on ne racontat jusqu'au
bout de la salle, comme quoi cet individu avait commence a jouer en ne
risquant que cinq dollars et comme quoi il avait gagne vingt mille
dollars en moins d'une heure.

Donat, lorsqu'il entendit cela, s'ecria avec stupefaction:

--Ciel! cela fait cent mille francs! C'est une vraie mine d'or pour qui
a un peu de bonheur. Je suis ne coiffe, moi! Qui sait, messieurs, si je
tentais un peu la chance? Deux dollars de plus ou de moins ne sont pas
une affaire. Si j'osais seulement aller a la table...

--Ne joue pas, je t'en prie, dit Victor avec une sorte d'effroi.

--Seulement deux dollars; si je les perds, je cesse.

--En effet, que nous font quelques dollars? Remarqua Creps. Je veux voir
comment va le jeu de la _monte_: d'ailleurs, une dizaine de dollars, ce
n'est pas trop pour savoir si la fortune n'a point par hasard l'envie de
nous favoriser.

Victor resta assis et suivit d'un regard a demi depite ses amis, qui
s'approchaient a pas lents de la table.

Ils suivirent le jeu pendant quelques instants avant de risquer leur
argent; une demi-heure apres, ils retournerent pres de Roozeman. Jean
riait d'un air triomphant, Donat se grattait la tete d'un air mecontent
et grommela qu'il avait perdu sept dollars sur les vingt-cinq que Victor
lui avait donnes a bord du _Jonas_.

Pour Creps, il avait ete plus heureux; il avait meme possede un moment
plus de trois mille francs; mais le sort s'etait enfin declare contre
lui, et il avait quitte la table, sur le conseil d'un Americain, pour
donner a la chance le temps de changer. En tout cas, il avait encore
garde environ cinq cents francs de son gain et pouvait recommencer a
jouer sans inquietude.

Jean voulut regaler ses amis avec l'argent gagne et fit apporter trois
grogs chauds. En buvant, il engagea Roozeman a risquer aussi une couple
de dollars, afin de savoir au moins si la fortune voulait lui etre
favorable ou non. Il se moquait de l'horreur que son ami paraissait
eprouver pour le jeu, et le poursuivait de ses railleries. Victor, plus
ou moins excite par la boisson, se leva tout a coup et dit:

--Eh bien, tu le veux, je jouerai! mais a une condition: je prends dix
dollars et je les mets ensemble sur une carte; apres la perte de cet
argent, nous retournons a notre hotel sans rester ici une minute de
plus.

--Oui, mais si tu gagnes?

--Je perdrai.

--Tu ne peux le savoir.

--Mais, Jean, pourquoi essayer de me retenir ici? soupira Roozeman avec
douleur. Cette maison de jeu est un enfer qui m'effraye. Soit! si je
gagne, je mettrai jusqu'a quatre fois, pas davantage, et, si tu refuses
de me suivre a l'hotel, sois sur que j'irai tout seul.

--Allons, ne te fache pas: nous acceptons ta condition.

Les trois amis se rapprocherent ensemble de la table de jeu. La chose se
passa comme cela se voit souvent: le sort se declara favorable a celui
qui esperait interieurement perdre. Roozeman gagna a plusieurs reprises,
et, comme il mettait des enjeux de plus en plus forts pour etre
debarrasse de cet argent impur, les pieces d'or et les billets de banque
affluerent devant lui d'une facon surprenante. Cette richesse l'aveugla
enfin, la passion et qu'il avait mise a lutter contre le sort qui le
favorisait obstinement le domina au point qu'il oublia la condition
posee, et qu'il continua le jeu comme s'il n'avait plus la conscience de
ce qu'il faisait. Il arrivait bien quelquefois qu'il perdit; mais la
bonne chance revenait vite, et, malgre l'inconstance du sort, le bonheur
lui resta fidele.

Cependant ses amis jouaient un jeu plus modeste. Creps perdait sans
relache. Donat n'avait pas la meme deveine, car il avait deja un assez
bon tas de dollars devant lui.

Il vint un moment ou la fortune se declara avec une merveilleuse
constance pour Victor. Il gagnait coup sur coup, et le banquier lui
jetait en grognant des poignees d'or et des billets de banque.

On entoura l'heureux joueur et maints regards flamboyants etaient fixes
avec envie sur les richesses qu'il avait gagnees. Victor ne voyait rien
de ce qui l'entourait, tant il etait absorbe par le jeu; il avait
presque oublie que ses amis luttaient egalement avec la fortune a cote
de lui.

Tout a coup, il entendit Creps pousser un cri de rage. Il fut frappe
profondement du regard egare, de la paleur et de la voix rauque de son
ami.

--Jeu maudit! murmura celui-ci. J'ai tout perdu, plus un seul dollar!
Vite, prete-moi une couple de cents francs, Victor.

Mais Roozeman, revenant avec effroi a la conscience de leur position,
mit les billets de banque dans son portefeuille et l'or dans ses poches.

--Prete-moi deux cents francs, te dis-je! Repeta Jean avec une animation
singuliere.

--Non, non, fuyons cette maison! repliqua son ami. Pour l'amour de Dieu,
Jean, ne joue plus! Suis-moi a l'hotel, ou je m'en vais seul!

En disant ces mots, il courut vers la porte de la salle; ses amis le
suivirent en grommelant, et ils quitterent tous ensemble la maison de
jeu.

Il y eut alors parmi les joueurs une hesitation etrange. Comme si la
disparition de cet heureux jeune homme eut refroidi la passion de la
plupart d'entre eux, la table resta quelques instants sans amateurs,
malgre l'appel provocant du banquier.

Un grand nombre de joueurs sortirent les uns apres les autres.

Les Flamands avaient continue leur chemin a travers les rues. Il etait
tres-tard, et, hors des environs de la maison de jeu, on ne rencontrait
presque plus de passants. Selon leur estimation, Roozeman ne devait pas
avoir gagne moins de quarante mille francs; Donat, de son cote,
possedait encore a peu pres huit cents francs. Malgre la perte que Creps
avait subie, il n'y avait donc pas lieu d'etre mecontent du resultat de
cette soiree. Maintenant que Victor se trouvait en plein air et loin
de la maison de jeu, il respirait plus librement et partageait la joie
de ses amis, qui se rejouissaient de cette fortune inattendue. Comme
Roozeman leur avait deja declare qu'il regardait le gain comme un bien
commun et qu'il ne voulait pas le considerer autrement, ils parlaient en
ce sens:

--Il est vrai, dit Jean, qu'aussitot que les directeurs de la
_Californienne_ arriveront a San-Francisco, nous n'aurons plus besoin de
rien. Mais, en attendant, nous pouvons vivre sans gene, ne nous laisser
manquer de rien et rester a l'hotel ou nous sommes loges. En outre;
l'argent que nous avons deja nous permettra de retourner d'autant plus
vite dans notre patrie.

Donat comptait sur ses doigts et murmurait tout bas avec joie:

--Quarante mille huit cents francs, cela fait pour chacun de nous treize
mille six cents francs. Pardieu! si cela continue ainsi, je ne sais pas
pourquoi je n'acheterais pas, outre le chateau de Natten-Haesdonck, une
grande maison en ville! Il fait bon ici! c'est un vrai paradis
terrestre!

Et, faisant quelques bonds extravagants, il se mit a chanter:

"Mettez la soupe au feu, maman;
Voila l'geant! voila l'geant!"

Mais la parole fut etouffee dans sa gorge par une main puissante qui lui
pincait les levres comme des tenailles. On lui enfonca un baillon dans
la gorge avant qu'il put crier. Un coup violent sur la nuque le fit
tomber par terre. A la pensee qu'on ne l'attaquait ainsi que pour lui
voler son argent, il mit sa main dans sa poche par un mouvement rapide
et glissa son argent dans ses bottes.

Creps et Roozeman furent assaillis, au meme instant, de la meme maniere.
Tous les deux etaient etendus sur le sol, baillonnes avec un mouchoir de
poche et entoures de voleurs ou d'assassins qui menacaient de leur
percer le coeur de leur poignard au moindre mouvement.

Victor avait ete attaque par plusieurs hommes a la fois; trois ou quatre
le tenaient cloue par terre; deux autres fouillaient dans ses poches.
Heureusement, il reussit a degager ses membres, sauta debout et saisit
un des voleurs; mais un couteau que le pauvre jeune homme sentit
penetrer dans ses cotes lui fit lacher prise; il fut renverse par la
violence du coup, et les assassins se jeterent de nouveau sur lui pour
lui fermer la bouche.

Mais tout a coup, trois ou quatre personnes qui parlaient a haute voix
sortirent d'une rue laterale. Au bruit de ces voix, un des brigands
donna un signal et tous disparurent dans les tenebres. Les passants dont
la presence les avait chasses tournerent le coin d'une autre rue.

Jean Creps courut a Victor et l'aida a se relever; mais il sentit sur sa
main une humidite chaude et gluante, et s'ecria avec une mortelle
anxiete:

--Oh! mon Dieu, Victor, tu es blesse?

--Legerement, ce ne sera rien, repondit
Victor.

--Ou? ou?

--Dans le cote: un coup de poignard. Ne sois pas inquiet.

Creps, effraye, voulut aller frapper a la premiere maison venue pour
demander du secours; mais Victor pretendit qu'il etait encore assez fort
et exigea qu'on allat directement a l'hotel. Ce n'etait pas loin, et,
avec la main sur la blessure pour empecher l'hemorragie, il y arriverait
sans peine, croyait-il.

Quoique Victor, pour tranquilliser ses amis, refusat leur aide, il fut
soutenu par tous deux.

Donat versait des larmes de pitie sur le malheur de Victor et grommelait
des paroles de vengeance, telles que: "Les assassins! les scelerats! ils
me payeront mon oreille!"

Mais les autres ne firent pas attention a ses paroles.

Lorsqu'on leur eut ouvert la porte de l'hotel, Jean fit asseoir son ami
blesse et demanda avec instance un docteur ou un chirurgien.

Un garcon dit qu'il y avait un chirurgien a deux pas de la, et qu'il
allait l'appeler immediatement.

--Depechez-vous, depechez-vous, cinq dollars pour votre peine! s'ecria
Creps.

Le garcon ne se le fit pas dire deux fois et sortit en courant.

Victor perdait beaucoup de sang par sa blessure, il y en avait deja une
petite mare au pied de sa chaise: cependant il riait et tachait de faire
comprendre a ses amis qu'ils avaient tort de s'alarmer et d'etre si
consternes, parce qu'il sentait bien que sa blessure n'etait pas
dangereuse. Voyant que le sang coulait sur les joues de Donat, il lui
demanda avec inquietude:

--Et toi, mon pauvre ami, tu ne te plains pas et tu ne t'occupes que de
mon sort! Qui sait si tu n'es pas plus malheureux que moi?... Une
blessure a la tete; ah! cela peut etre dangereux!

--Non, non, repondit Donat, il n'y a pas de danger. Je croyais avoir
perdu mon oreille, mais ce n'est qu'un morceau. Je ne pourrai plus
porter de boucles d'oreilles ... voila tout.

Le chirurgien parut dans la chambre et se mit a deshabiller le blesse en
silence et avec des mouvements brusques. Il lui decouvrit le flanc, tata
la blessure, la sonda avec une aiguille d'argent, essuya le sang,
appliqua un emplatre sur la plaie beante, posa un bandage par-dessus,
aida le malade a se rhabiller, puis tendit la main vers Jean en disant
d'un ton tres-bref:

--Voila, gentleman, l'affaire est claire. Une visite de nuit, une once
d'or, seize dollars.

--Seize dollars! soit; mais dites-nous au moins ce que nous avons a
craindre ou a esperer.

--Il n'y a rien a craindre, repondit le chirurgien. Un demi-pouce plus
avant, et le jeune gentleman serait deja dans l'autre monde; mais le
couteau a touche une cote et a glisse entre la peau et la chair. C'est
une blessure tres-simple, sans aucune gravite. Si le gentleman n'avait
pas perdu tant de sang, il ne serait pas plus malade que d'une bonne
entaille dans la main.... Une once d'or, seize dollars. Je n'ai pas de
temps a perdre et je veux aller me coucher!

Roozeman fouilla dans ses poches. Les brigands avaient tout vole, or et
billets de banque. Jean, tout confus, supplia le chirurgien de leur
donner du temps, par pitie pour leur malheur.

--Pitie? repeta l'autre en riant. D'ou venez-vous? Pitie, en Californie?
Quelle plaisanterie! Allons, allons, payez-moi vite; encore dix minutes
et j'exige double salaire.

--Mais nous ne possedons plus rien; on nous a tout vole!

--Vous avez probablement une montre? Laissez voir, nous la taxerons.

Creps chercha sa montre: elle avait egalement disparu.

Donat Kwik avait ecoute silencieusement cette conversation en clignant
de l'oeil, et s'etait evertue a saisir autant que possible le sens des
mots anglais. Lorsqu'il vit que le chirurgien frappait du pied avec
fureur, et surtout lorsqu'il crut comprendre que l'hotelier declarait ne
plus vouloir loger des gens sans argent et allait les mettre
immediatement a la porte, Donat s'avanca et dit:

--_I have money, I pay_. (Je payerai).

Il se baissa, tira une poignee d'or de ses bottes et donna les seize
dollars exiges.

L'hotelier s'excusa et redevint aussitot d'une politesse et d'une
amabilite extremes.

--Ah ca! Donat, murmura Jean a moitie fache, pourquoi nous laisses-tu si
longtemps dans l'embarras? Ne comprenais-tu pas ce qui passait?

--Certes, certes, repondit le paysan avec un sourire malicieux; mais je
commence a comprendre, voyez-vous, qu'on ne peut faire des affaires en
Californie sans jouer au plus fin. Si le chirurgien etait parti sans
argent, nous aurions encore les seize dollars que nous n'avons plus
maintenant.

Le domestique s'approcha ensuite et reclama les cinq dollars qu'on lui
avait promis pour courir chez le chirurgien. Jean Creps reconnut avec
douleur qu'il avait reellement promis cette recompense, et pria Donat
d'avancer encore les cinq dollars.

Le jeune paysan obeit en grognant et en rechignant.

--Allons, allons, nous irons nous coucher, dit Jean. Malgre toutes nos
mesaventures, nous avons encore lieu de nous estimer heureux. La
blessure de notre cher ami Victor n'est pas grave. Remercions Dieu de
cette faveur; quant au reste, nous y penserons demain.

Ils quitterent la salle et se rendirent dans leur chambre a coucher.
Roozeman, pour montrer a ses compagnons qu'ils pouvaient etre
tranquilles sur son etat, voulut monter l'escalier sans aide et sans
appui.

En chemin, Donat grommela encore:

--Je suis curieux de savoir ou se trouve en ce moment le lobe de mon
oreille. Voila toujours une partie de mon corps qui ne couchera pas dans
le meme lit que ses camarades.... Mais ils la payeront plus cher que du
jambon ou de la langue fumee, les voleurs! les scelerats! les assassins!




XIII

LES ARMES


Lorsque Jean Creps s'eveilla le lendemain matin, il prit la main de son
ami Roozeman, qui etait etendu dans son lit les yeux ouverts, et auquel
il demanda d'un air de vive sollicitude comment il se portait. La paleur
du visage de Victor, suite probable de la grande perte de sang,
l'effraya.

Roozeman repondit avec un gai sourire que sa blessure n'etait pas grave
et serait guerie en peu de jours. Pour confirmer ses paroles, il sauta a
bas du lit; mais ce mouvement, par lequel il se pliait sur les muscles
blesses, lui arracha un cri de douleur.

Creps prit son ami dans ses bras et lui dit d'un ton plein d'interet:

--Helas! mon bon Victor, tu caches tes souffrances pour ne pas
m'attrister. Le malheur qui t'est arrive m'ote tout mon courage. Si
j'avais recu la blessure, moi... mais toi? cela me brise le coeur! Ah!
que ne sommes-nous restes en Belgique, dans cette contree benie ou
regnent au moins, avec la liberte, la justice et la securite.

--Tu t'effrayes a tort, Jean, repondit Roozeman; j'ai, en sautant du
lit, derange le bandage de la plaie; il est naturel que ce mouvement me
cause un peu de mal.

--Ce matin, un autre docteur examinera encore soigneusement la blessure,
murmura Creps.

--C'est tout a fait inutile, et d'ailleurs nous n'avons plus les moyens
de payer le chirurgien.

--Kwik a encore assez d'argent.

En disant cela, Jean tourna les yeux vers le lit de Donat, qui avait
l'habitude de dormir avec sa couverture sur sa tete.

--Tiens! ou est-il passe? Le lit est vide! s'ecria-t-il.

--Il s'est leve de bonne heure, repondit Roozeman, il s'est habille
doucement pour ne pas nous reveiller.

--Ne lui as-tu pas demande ou il allait?

--Si; il m'a dit en riant qu'il allait chercher le lobe de son oreille.

--Je comprends, je comprends, murmura Creps. Donat possede quelques
centaines de francs; il est malin, il s'est leve en silence, il s'est
enfui afin de ne pas depenser ses dollars pour nous. Il a raison, c'est
la loi de la Californie: _Chacun pour soi_.

--Non, Jean, interrompit Roozeman, n'aie pas une pareille idee de Donat.
Il peut etre grossier et stupide quelquefois, mais il est reconnaissant
et son coeur est bon.

--Nous verrons. Je ne m'etonnerais aucunement que Donat tentat de garder
exclusivement pour son entretien les dollars qu'il doit a ta generosite.
La Californie est le pays du plus horrible egoisme; on respire ici ce
sentiment odieux avec l'air.

--Ton amitie pour moi et ton inquietude non fondee au sujet de ma
blessure te rendent melancolique, Jean; autrement, tu ne croirais pas ce
pauvre garcon capable d'une pareille lachete.

--Soit, Victor, nous le saurons bientot. Parlons maintenant avec
sang-froid de notre position critique. Nous ne possedons plus rien, il
peut encore se passer beaucoup de jours avant que les directeurs de _la
Californienne_ soient a San-Francisco. Qu'allons-nous entreprendre en
attendant?

--C'est tout simple, dit Roozeman. Nous coucherons par terre sous une
voile, et nous chercherons des moyens pour gagner quelques dollars,
dussions-nous aller sur le quai porter des sacs de voyage ou des malles.

--Sans doute, Victor; pour moi, ce serait bien le plus simple. Mais toi,
coucher par terre, travailler, te fatiguer et risquer d'enflammer ta
blessure! Cela ne sera pas, me fallut-il travailler comme un esclave et
me nourrir de pain et d'eau! Coucher par terre, toi qui es si
sensible!...

--Mais, Jean, dit Roozeman avec un sourire de depit, tu te fais une
fausse idee de moi. Je t'en remercie tout de meme, car c'est un effet de
ta bonne amitie. Je suis sensible, en effet, pour certaines choses qui
touchent l'esprit et le coeur, mais pour ce qui concerne les douleurs
physiques ou les privations, sois sur que je les supporte aussi bien que
n'importe qui. Allons, allons, pas de chagrin; descendons pour dejeuner.

--Dejeuner? murmura Jean. Avec quoi payerons-nous le dejeuner?

--Donat payera a son retour.

--Oui, Donat... cours a sa poursuite! Non, Victor, tu restes ici, tu
prends un bon dejeuner: c'est necessaire pour le retablissement de tes
forces. Je sortirai et tacherai de gagner un salaire: je trouverai bien
les moyens de t'heberger ici jusqu'a ce que ta blessure soit guerie.
Attendre Kwik serait une duperie...

--Eh! eh! voici Kwik! dit Donat lui-meme en ouvrant la porte.

Les Anversois reculerent, etonnes. Donat etait debout devant eux, avec
une ceinture rouge dans laquelle etaient passes un couteau-poignard long
d'un pied et demi et deux revolvers. Il portait sous le bras deux autres
couteaux moins longs et deux ceintures de laine rouge. Il tenait la tete
en arriere et s'efforcait de se donner un air guerrier.

--Ah ca! d'ou viens-tu? Qu'est-ce que cela signifie? murmura Creps.

--Ce que cela signifie? repondit Donat tirant son long couteau catalan
de sa ceinture; cela veut dire que le premier qui me regarde encore de
travers, je l'embroche comme un cochon de lait. J'ai rencontre dans la
rue la moustache rousse du _Jonas_ et je l'ai bouscule; mais bien lui a
pris de feindre de ne pas me voir, car autrement, pardieu! ma lame
entrait dans sa peau comme dans un fromage blanc.

--Mais ou as-tu trouve ces armes?

--Trouve? Il n'y a rien a trouver ici. Je les ai achetees. Ces revolvers
et ces couteaux ne coutent que la bagatelle de trois cent
soixante-quinze francs. Pour ce prix-la, j'acheterais toute une boutique
d'armurier a Malines..

--Gaspiller tant d'argent, dit Creps d'un ton de reproche, au moment ou
ce pauvre Roozeman est blesse et a besoin de notre assistance!

--On n'a point oublie cela, interrompit Donat. Manger n'est pas la
principale chose dans ce pays, comme chez nous. C'est un revolver qu'il
faut d'abord. Quant a moi, ce long couteau me suffit; les revolvers et
les autres couteaux, je les ai achetes pour vous. Tenez, prenez-les, et
louez ma prevoyance! car vous en aurez plus de profit que d'un bon diner
et d'un lit moelleux. J'ai songe a tout. Voici les ceintures pour mettre
les pistolets. Maintenant, du moins, nous pourrons aller et venir dans
la rue au milieu de ce tas de ribauds, la tete levee et prets a defendre
notre vie, nos oreilles et notre bourse... aussitot qu'il y rentrera
quelque chose, car maintenant elle est plate comme un papier plie.

--N'as-tu donc plus d'argent? Demanda Victor avec quelque inquietude.
Nous devons encore ici neuf dollars pour notre logement.

--Imprudent! murmura Creps, nous ne savons pas encore comment nous
dejeunerons...

--J'ai encore songe a cela, repondit Kwik avec un sourire malin. Ah!
vous croyez que ce pauvre Donat est aussi bete qu'il en a l'air? Non,
non; j'ai fait aujourd'hui enormement de besogne. Asseyez-vous, mon
explication pourrait durer longtemps. La! ecoutez maintenant ce que j'ai
fait.

Les deux amis se laisserent tomber sur un banc, etonnes et anxieux.

--J'ai reve toute la nuit d'hommes armes de revolvers et de couteaux,
dit Donat, et dans mon reve j'ai hurle de rage, parce que je n'avais pas
d'armes pour me defendre: car je ne sais vraiment pas pourquoi nous nous
laisserions egorger comme des moutons par les scelerats de Californie.
Un ane se defend bien a coups de pieds quand on lui fait du mal. Alors,
j'ai decide de nous armer de pied en cap. S'il manque un revolver, c'est
que je n'avais pas assez d'argent. Vous m'appelez imprudent? vous croyez
que je n'ai pas pense a l'etat de M. Roozeman? Avant de quitter l'hotel,
j'ai donne au _baes_ neuf dollars pour notre logement de cette nuit, et
en outre trois cents francs qui doivent servir a payer le sejour de M.
Victor pendant huit jours encore.

--Merci, merci, Donat, tu as un bon coeur! s'ecria Jean Creps en lui
serrant la main avec emotion.

--Laissez-moi continuer, reprit Donat. En Californie, on doit veiller
soi-meme sur l'enfant de son pere; on doit agir vite et beaucoup. Je
suis alle au port trouver le Bruxellois, et je lui ai promis deux
dollars pour m'accompagner et me donner des conseils. J'ai appris de lui
un tas de choses qui nous seront utiles; il connait la Californie et
San-Francisco sur le bout du doigt. Je lui ai dit que notre dernier ecu
etait destine aux armes, et je lui ai demande ce qu'il y avait de mieux
a faire pour ne pas mourir de faim. Sur le port, il y a peu de chose a
faire en ce moment; il y a trop de gens qui gatent le metier. La plupart
de nos camarades du _Jonas_ y flanent pour gagner quelques dollars.

Le gentilhomme de notre gamelle y porte des planches de sapin sur le
dos; le banquier allemand est attele a une petite charrette et
transporte des ballots de marchandises, avec le journaliste et le
procureur. Le camarade a la moustache rousse cherche des debris de
faience, des bouteilles, des chemises sales pour un vieux juif qui, en
faisant le metier de _chiffonnier en gros_, a deja amasse des tresors.
Cela va drolement ici! Une chemise de coton neuve coute un dollar, et,
pour la faire laver, on paye, pardieu! deux francs et demi. Chacun porte
sa chemise aussi longtemps qu'il peut, et la jette ensuite. Le juif
arrive, la ramasse, la fait laver et la revend. Ainsi de meme des
bouteilles vides, qu'on a l'habitude de jeter par la fenetre. Les
maisons de jeu doivent racheter les bouteilles au juif. Si je n'avais
pas trouve un meilleur emploie le deviendrais moi-meme juif,
c'est-a-dire chiffonnier. Mais je perds mon fil... Le Bruxellois connait
beaucoup de monde a San-Francisco. Il a couru de porte en porte avec
moi, afin de chercher un petit poste pour vous et pour moi. Je suis
accepte comme laveur de vaisselle et lecheur d'assiettes dans un grand
restaurant, a cinq dollars par jour, plus la nourriture et le logement
dans une sorte de chenil, parmi les provisions. Je ne mourrai donc
certainement pas de faim. Pour M. Creps, j'ai trouve quelque chose de
mieux: domestique chez un boucher...

--Garcon boucher! s'ecria Jean avec un sourire de depit; alors je
m'attelle plutot a une charrette, comme le banquier allemand!

--En effet, il parait que les bouchers font ici un singulier metier. Il
y avait devant la porte une grande vilaine bete grise avec des dents
terribles. Je pensais que les boeufs avaient peut-etre des poils aussi
longs en Californie; mais le Bruxellois me dit que c'etait un ours. On
mange de la viande d'ours ici! cela ne m'etonne plus que les gens soient
si mechants. Vous ne serez donc pas valet de boucher, monsieur Creps;
mais j'ai des postes a votre choix. Il y a encore une place de
_paillasse_ dans une grande maison de jeu...

--_Paillasse!_ qu'est-ce que cela signifie? Ah ca! Donat, il me semble
que nous sommes assez dans l'embarras pour ne pas plaisanter.

--C'est ainsi: huit dollars par jour pour jouer comme compere avec
l'argent de la banque. Si j'avais su trois ou quatre langues comme vous,
j'aurais bien accepte le poste.

--Et moi, je ne le desire pas; il y aura bien autre chose a trouver.

--Je connais encore une place: cireur de bottes, rinceur de bouteilles,
allumeur de lampes dans un hotel, en face du port. Sept dollars, sans
nourriture ni logement.

Jean Creps secoua la tete avec impatience.

--Vous ne pouvez pas etre trop difficile, monsieur Jean, remarqua Donat.
Vous verrez des compagnons de voyage, meme de la premiere classe, qui
font des metiers encore plus etranges. D'ailleurs, sept dollars!
Qu'est-ce qui vous empecherait de venir coucher ici a l'hotel, jusqu'a
ce que M. Roozeman soit gueri? Trois de sept, reste toujours quatre.

--Tu as raison, dit Jean tout a coup. Eh bien, je serai cireur de
bottes!

--Et n'as-tu rien trouve pour moi? Demanda Roozeman. Tu ne t'imagines
cependant pas que je veuille vivre ici du fruit de votre travail a tous
deux.

--Pour vous, du moins, j'ai une place facile et bonne, repondit Donat;
vous en rirez peut-etre: fille de boutique... je veux dire commis chez
un fruitier.

En effet, bien qu'ils eussent peu de raisons d'etre gais, les deux amis
eclaterent de rire.

--C'est serieux, tres-serieux, reprit Kwik. Il y a une grande tente, ou
l'on vend des oranges, des citrons, des figues et d'autres fruits. Le
proprietaire a besoin de quelqu'un qui sache ecrire en francais et en
anglais. Il donne six dollars, sans nourriture ni logement. A la priere
du Bruxellois, qui lui procure beaucoup de chalands, il gardera encore
cinq jours la place vacante. Vous serez le mieux partage, monsieur
Roozeman: c'est, du moins, un etat propre et honorable.

--Je te remercie, Donat, dit Victor, j'accepte avec joie.

--Cireur de bottes dans un hotel! dit Jean en ricanant.

--Lecheur d'assiettes dans une sale gargote! murmura Donat.

--Commis chez un fruitier! Si ma mere, si Lucie pouvaient le savoir! dit
Victor en hochant la tete.

--Qu'est-ce que cela fait? s'ecria Donat. Aussitot que nous verrons les
mines et que nous pourrons ramasser l'or par poignees, tout sera oublie.
J'aurai d'autant plus de choses a raconter a Anneken et a mes enfants...

--Allons, allons, hourra pour la Californie! s'ecria Creps. Le
commencement est admirablement beau, sur ma parole. Donc, ne nous
Laissons pas abattre. Notre ami Roozeman parait fort et de bonne humeur:
c'est le principal. Pour le reste, nous ferons de necessite vertu. Cela
ne durera pas longtemps, Dieu soit loue! Peut-etre les directeurs de _la
Californienne_ arriveront-ils demain ou apres-demain. En attendant, je
me rendrai tout a l'heure au grand hotel pour savoir quand je pourrai
commencer mon service de cireur de bottes.

--Je sortirai avec toi, dit Victor.

--Et ta blessure?... Tu dois te tenir tranquille.

--Non, ne pensons pas a ma blessure; elle guerira d'elle-meme. Je suis
curieux de voir mon magasin de fruits.

--Quant a moi, reprit Kwik, cette apres-midi, a deux heures, je
tripoterai avec les bras nus dans une eau grasse, que cela fera plaisir
a voir.

--Si nous avions dejeune au moins, murmura Creps; mon estomac vide ne me
donne pas beaucoup de courage.

--J'ai paye le dejeuner avant de sortir ce matin, dit Donat.

--Tu es une merveille de prevoyance et de bons soins, dit Jean gaiement
en lui frappant sur l'epaule. Je crois que je me suis trompe sur ton
compte, ami Kwik.

--Possible, repondit Donat; mais, si M. Victor n'avait pas ete malade,
Donat n'aurait probablement pas veille toute la nuit, pour reflechir a
ce qui lui restait a faire. Pour M. Roozeman, je serais capable de tout:
de passer a travers le feu, de me laisser couper un membre, et de gagner
de l'esprit aussi, pardieu!

Roozeman lui prit la main et la serra avec reconnaissance, car le jeune
paysan avait dit ces paroles avec une expression profonde, et
l'Anversois savait que Donat lui etait sincerement devoue depuis
l'affaire de la fosse aux lions du _Jonas._

--Eh bien, allons dejeuner alors! S'ecria Jean.

--Non, pas ainsi, dit Kwik; vous devez mettre les ceintures et y passer
les revolvers. Desormais, ces armes ne doivent plus vous quitter un
instant, ni dans votre chambre, ni dans la rue, ni a votre ouvrage.
C'est le Bruxellois qui me l'a dit. En effet, vous pouvez en avoir
besoin, meme pendant votre sommeil. Et a quoi serviraient-elles si vous
ne les aviez pas sous la main au moment du danger?

--Pour aller dejeuner! murmura Victor qui paraissait avoir horreur de
porter ces armes homicides.

Mais Donat lui mit lui-meme la ceinture et y passa le pistolet en
disant:

--Pour dejeuner? Et si les vilains hommes d'hier soir etaient encore
assis a table et nous cherchaient querelle?... C'est bien ainsi!
Viennent les ribauds maintenant! Je donnerais toute une semaine de mon
salaire pour connaitre et rencontrer le scelerat qui s'est enfui avec le
lobe de mon oreille. Il serait bien drole avec une tete comme une poule:
sans apparence d'oreille!

--Mais, mon bon Donat, objecta Roozeman, tu dois etre prudent et ne pas
t'attirer de mauvaises affaires par ton emportement. Tes paroles me font
craindre que tu ne fasses un usage irreflechi de ton effroyable couteau.

--Bah! je ne suis pas si mechant que j'en ai l'air, monsieur Victor, dit
Kwik en riant. La hardiesse impose toujours. Je ne defierai personne et
je serai meme tres-endurant; mais, mais, si quelqu'un, pardieu...!

--Le dejeuner! le dejeuner! s'ecria Jean, en poussant ses deux camarades
hors de la chambre.




XIV

LES SAUVAGES


Quatre jours plus tard, Victor Roozeman avait pris place derriere le
comptoir du fruitier. Sa blessure se guerissait rapidement et elle ne le
genait deja plus pour faire sa besogne. Creps cirait des souliers,
rincait des bouteilles et nettoyait des lampes; Donat lavait la
vaisselle et aidait le cuisinier du restaurant dans la grande tente.

Les trois amis se reunissaient habituellement le soir tres-tard dans un
cafe, et y causaient une ou deux heures de leur position. Jean Creps,
tout en riant beaucoup du poste que Kwik lui avait procure, paraissait
le moins satisfait et avouait qu'il n'etait pas rare que le rouge de la
honte lui montat au front, lorsqu'un autre domestique lui jetait un tas
de bottes crottees et lui ordonnait durement de se hater. Mais ce qui le
consolait, c'est qu'il avait pour compagnon cireur de bottes et rinceur
de bouteilles, un Francais qui avait roule en carrosse a Paris et qui
etait vraiment un homme tres-instruit, bien eleve et tres-honnete.

Sous d'autres rapports, les amis ne se trouvaient pas mal; ils gagnaient
assez d'argent pour ne se laisser manquer de rien, et meme pour epargner
tous les jours quelques dollars. Kwik, qui vivait dans une cuisine bien
pourvue et qui ne regardait pas de tres-pres si les morceaux avaient ou
non figure sur une autre assiette, engraissa visiblement apres la
premiere semaine, et bientot sa figure temoigna par son eclat
extraordinaire qu'il ne laissait pas se perdre beaucoup des pretendus
restes.

Le Bruxellois venait passer presque chaque soiree avec Jean Creps et ses
amis; ceux-ci payaient son ecot et ecoutaient, avec une curiosite avide,
ce qu'il racontait de son sejour dans les placers ou mines d'or. Ce
recit renfermait bien des scenes d'affreuse mechancete, de violence et
de meurtre, et assurement le langage du conteur n'etait pas de nature a
en adoucir l'impression; mais peu a peu les Anversois s'habituaient plus
ou moins aux choses de Californie, et croyaient, d'ailleurs, que leur
nouveau camarade exagerait ses aventures afin de pouvoir se vanter de
son courage et de son habilete. Il leur parla tres-complaisamment des
bandits et des _salteadores_ ou voleurs de grand chemins, qui attaquent
et assassinent les voyageurs; des _vaqueros_, qui prennent avec le
_lasso_ aussi bien un homme qu'un cheval sauvage et rendent toute
defense impossible; du terrible _grizzly_ (ours gris), qui etouffe un
homme dans une etreinte de ses bras velus; et surtout des sauvages
americains qui savent arracher en un clin d'oeil la chevelure et la
peau du crane a leurs pauvres prisonniers pour s'en faire un ornement
guerrier.

Sur une observation des Anversois, d'ou il paraissait resulter qu'ils ne
croyaient pas a l'existence de ces dangers, Pardoes, qui aimait a
parler, leur donna l'explication suivante:

--Vous devez savoir quelles sont les causes de tout cela. Il n'y a que
deux ans qu'on a decouvert les mines d'or. Il y avait un homme d'origine
suisse, nomme Sutter, qui voulut tenter de tirer profit des bois de
sapins de Californie, et fit batir a cet effet un moulin a eau. On
trouva dans la terre qui avait ete delayee par l'eau du moulin une
grande quantite d'or. La nouvelle se repandit avec la rapidite de
l'eclair. Les habitants de San-Francisco, de Monterey, de la Sonora et
les Mexicains accoururent en si grand nombre, que, trois mois apres la
decouverte, plus de quatre mille hommes cherchaient de l'or aux environs
du moulin de M. Sutter. Industriels, officiers, soldats, tous
s'enfuirent vers les mines. Lorsque, peu apres, l'etonnante nouvelle
penetra jusqu'aux Etats-Unis d'Amerique et jusqu'en Europe,
d'innombrables navires amenerent des milliers et des milliers de
chercheurs d'or etrangers. Les naturels du Mexique et des cotes de la
Californie regarderent ces etrangers comme des envahisseurs de leur
patrie et de leur propriete legitime. Ils essayerent d'abord de les
repousser des mines et les attaquerent les armes a la main; mais, trop
faibles pour vaincre les chercheurs d'or reunis dans les placers, ils se
jeterent dans les bois et le long des routes pour attaquer, piller et
tuer les troupes isolees de voyageurs. Au commencement, ils
consideraient cela comme une guerre legitime; maintenant ils font encore
la meme chose, en partie par haine nationale, en partie par avidite. Ces
voleurs mexicains, lorsqu'ils sont a cheval et se servent du lasso,
s'appellent _vaqueros_; lorsqu'ils sont a pied _salteadores._ En ce qui
concerne les _bushranger_, ils sont etrangers; ils vivent du vol et
preferent ravir l'or aux mineurs qui voyagent plutot que de le chercher
dans les placers par un rude labeur. Les sauvages californiens voient
encore avec plus de haine et de colere cette grande affluence de blancs
dans leur patrie. Maintenant, ils sont deja refoules a une vingtaine de
lieues de la cote; mais a certaines epoques, ils descendent en nombre
des montagnes et assassinent les chercheurs d'or isoles. Je les ai vus
de pres, mes amis, je puis en parler! Je crois que j'en ai tue au moins
quatre ou cinq.

Sur les instances des Flamands et surtout de Donat, Pardoes se mit a
raconter son combat avec les terribles sauvages, et il le fit si bien et
d'une facon si pittoresque, que Kwik ecoutait le coeur oppresse et
presque sans respirer, et qu'il tomba dans de profondes reflexions
lorsque Pardoes eut fini son recit.

Le Bruxellois etait alle en premier lieu dans les mines du Sud, y avait
souffert beaucoup de misere et avait eu peu de bonheur; puis il etait
alle aux mines du Nord, ou il avait trouve beaucoup d'or; il ne les
aurait pas quittees si la saison des pluies n'avait rendu impossible le
travail des chercheurs d'or. Son intention etait d'y retourner quand la
saison des pluies serait plus avancee et qu'il aurait epargne assez
d'argent; car il n'etait pas, comme ses auditeurs, actionnaire de la
Societe _la Californienne_. Il devait donc se suffire a lui-meme et
amasser par le travail l'argent necessaire pour retourner aux placers.

Les trois amis lui promirent de l'aider a atteindre son but, aussitot
que les directeurs de _la Californienne_ seraient arrives, parce qu'ils
ne sauraient d'ailleurs que faire de leurs dollars economises.

De toutes les histoires et les descriptions de Pardoes, ce qui faisait
le plus d'impression sur l'esprit de Donat Kwik etait l'histoire de son
combat contre les sauvages californiens et leur cruelle habitude de
scalper la peau de la tete a leurs ennemis vaincus. Peut-etre la perte
du lobe de son oreille etait-elle la cause de cette crainte. Il revenait
si souvent sur l'affaire des sauvages, qu'il finit par ennuyer le
Bruxellois a force de questions.

Un soir, il l'interrompit de nouveau dans son recit:

--Et ces sauvages, ont-ils en effet la peau rouge?

--Certes; c'est pour cela qu'on les appelle Peaux-Rouges.

--Oui, mais rouge?

--Rouge fonce, presque brun.

--Et sont-ils laids?

--Horribles.

--Et tirent-ils avec des fleches empoisonnees?

--On dit qu'ils trempent leurs fleches dans le jus d'un _yedra_, ou
lierre veneneux.

--Et coupent-ils vraiment aux hommes la calotte de leur tete, avec les
cheveux et la peau? Aie! aie! quand j'y pense, je frissonne jusqu'a la
moelle de mes os.

--Attends, dit Pardoes, je satisferai ta curiosite et te montrerai
comment les sauvages scalpent leur homme; car c'est ainsi qu'on nomme ce
traitement d'amitie. Tiens-toi tranquille, Kwik, et courbe la tete.--
Tiens, ils font ainsi!

En disant cela, il prit de la main gauche l'epaisse chevelure de Donat
et la tira comme s'il voulait l'arracher, pendant qu'il tracait avec
l'ongle du pouce droit un cercle autour de la tete du jeune homme
epouvante.

--C'est fait, cria-t-il, tu n'as plus ni peau ni chevelure sur la tete!

Donat, qui craignait que ce ne fut vrai, jeta un cri d'angoisse, sauta
debout et regarda stupefait et tremblant le Bruxellois qui feignait de
cacher quelque chose derriere le dos.

Un long eclat de rire s'eleva et Donat partagea lui-meme l'hilarite
generale, des que, en tatant sa tete, il se fut assure que ce n'etait
qu'un jeu. La sensation desagreable qu'il avait eprouvee, laissa
cependant une profonde impression dans son esprit, et l'on eut assez de
peine a lui faire comprendre que les attaques des sauvages etaient un
des moindres dangers des chercheurs d'or.




XV

LA BANQUEROUTE


Un matin, le cinquieme jour apres l'arrivee de _Jonas_, une grande foule
courut sur le port avec de grandes demonstrations de joie. C'etaient les
passagers du _Jonas_ et de deux autres navires que la Societe _la
Californienne_ avait envoyes a San-Francisco. On avait signale un
trois-mats avec pavillon francais, et le bruit s'etait repandu que les
directeurs de _la Californienne_ etaient la enfin avec les instruments
et tout ce qu'il fallait pour conduire les actionnaires aux placers.

Lorsque enfin, apres une longue attente, une chaloupe atterrit dans le
port, les arrivants furent entoures et chacun voulut savoir des
nouvelles de la France et de _la Californienne_. Un cri de desespoir
et de rage parcourut la foule: _la Californienne_ avait fait banqueroute
et n'existait plus. Tout l'argent paye etait donc perdu, et les actions
que l'on avait mises en main des passagers ne valaient plus un centime.
Etait-ce une gigantesque escroquerie? la Societe s'etait-elle trompee
dans ses calculs ou avait-elle eu des malheurs? Quoi qu'il en fut, les
quatre ou cinq cents membres a San-Francisco pouvaient chercher comment
ils se tireraient d'embarras. La plupart etaient sans argent; beaucoup
d'entre eux, qui avaient ete trop paresseux ou trop fiers pour
travailler, avaient vecu jusqu'alors tres miserablement et couche a la
belle etoile comme une poignee de mendiants.

Ce soir-la, les Anversois etaient de nouveau reunis avec le Bruxellois,
et on ne parla naturellement que de la banqueroute de _la Californienne_
et de la nouvelle position dans laquelle cette mauvaise nouvelle les
placait.

--J'ai grande envie de vous faire une proposition, dit enfin le
Bruxellois. Vous avez voulu me rendre service; je possede le moyen de
reconnaitre votre amitie. Aurez-vous du courage? Donat n'est pas un
heros, je le sais, mais il est fort et dur a la fatigue. C'est un grand
avantage dans les placers. De toi, Jean Creps, je ne doute nullement;
mais Roozeman, quoique assez robuste, ne me parait pas fait pour la vie
des mines. Il y aurait immediatement la maladie du pays, se laisserait
decourager et deviendrait une charge pour les autres.

--Bah! que dites-vous? s'ecria Donat avec indignation. Monsieur Victor a
plus de courage que nous tous peut-etre. Si tu l'avais vu a l'ouvrage,
comme moi, tu parlerais autrement. Les eaux tranquilles sont les plus
profondes, ami Pardoes.

--Pourquoi nous questionnes-tu donc? Murmura Victor qui se sentait
blesse interieurement.

--Si j'etais a ta place, Roozeman, repondit le Bruxellois, je resterais
tranquillement chez mon fruitier et laisserais aller mes amis aux
placers; car il faut autant de force d'esprit que de force physique
pour ne pas succomber la-bas, soit sous le rude labeur, soit sous les
attaques d'un tas de pillards.

--Ce que tu dis peut etre vrai, Pardoes, repliqua Victor avec calme;
mais j'irai aux mines, fusse-je tout a fait seul et y eut-il cent fois
plus de dangers, sois-en sur. Toi aussi, tu me regardes comme un etre
faible? Ne peut-on pas avoir du courage sans jurer ni parler
grossierement?

--C'est bien, laissons cela, reprit le Bruxellois; je veux faire quelque
chose pour vous. Ecoutez avec attention ce que je vais dire. Il y a deux
chemins pour aller aux mines: l'un est au sud, le long de la riviere
San-Joaquim; le second, au nord, le long de la riviere que l'on nomme
Sacramento. J'ai deja suivi ces deux chemins. Au sud, il y a beaucoup
moins d'or qu'au nord, et d'ailleurs c'est en meme temps la contree ou
les sauvages se montrent le plus souvent. Notre ami Kwik n'irait donc
pas la avec joie. Le voyage au nord est beaucoup plus long et plus
difficile, a la verite, mais les placers y sont plus riches et plus
etendus. Ce qui me pousse cependant le plus a retourner la, c'est un
important secret que je vais vous reveler. Rapprochez-vous, camarades,
et ecoutez bien: Il n'y a pas trois mois que j'etais encore occupe a
laver de l'or au bord de la riviere Yuba. J'y avais beaucoup de bonheur
et je dus, comme je vous l'ai dit, quitter le placer contre mon gre,
parce que la saison des pluies rendait le travail impossible. A mon
retour, j'avais, entre autres compagnons, un Suisse qui etait malade et
voulait retourner en Europe. Je lui rendis beaucoup de services en route
et je defendis meme sa vie au prix de mon sang, car je recus un coup de
poignard au bras dans un combat contre les voleurs de grands chemins. Ce
Suisse portait sous ses vetements une ceinture en cuir pleine de pepites
et de grains d'or. Pour me recompenser de ma protection, il me confia
qu'il avait trouve cet or dans un lieu inconnu jusqu'alors, ou les
pepites etaient si abondantes qu'on n'avait qu'a les ramasser avec la
main, sans aucun travail. Cette place est situee tres-haut vers la
_Sierra-Nevada_, ou montagne de neige, entre les sources de Yuba et de
la riviere de la Plume; il me l'a decrite si exactement et m'a indique
tant de points de repere, que moi, qui connais bien la nature du pays,
je trouverais le riche placer les yeux fermes. Eh bien, maintenant, pour
vous montrer que je suis reconnaissant de votre amitie, je vous propose
de former une societe entre nous et d'aller ensemble aux mines.
Acceptez-vous cette proposition?

--Oui, oui! s'ecrierent les autres avec joie.

--C'est bien; je m'occuperai de chercher encore un ou deux compagnons
solides;--car nous devons etre six, pour pouvoir travailler
convenablement la-bas: deux pour creuser la terre, deux pour la porter a
la riviere et deux pour en laver l'or.

--O Pardoes! cher Pardoes! partons demain! s'ecria Donat.

--Non, pas si vite. La saison n'est pas encore favorable et nous ne
sommes pas prets.

--Kwik a raison, dit Victor. Pourquoi perdre ici inutilement tant de
temps? Pourquoi reculer pour un peu de misere de plus ou de moins,
pourvu que nous atteignions les mines d'or? Nous ne souffrirons
certainement pas autant que sur le _Jonas_.

--Tu crois? dit le Bruxellois d'un air railleur. Je souhaite que tu ne
te trompes pas.

--Mais ne le sais-tu donc pas, Pardoes? Pres de deux cents des
actionnaires dupes par _la Californienne_ partiront demain, tant vers le
nord que vers le sud. La plupart ne possedent pas cinq dollars.

--Laissez-les aller, laissez-les aller, repondit le Bruxellois avec un
sourire singulier. Ils ne savent pas ce qu'ils font. Beaucoup d'entre
eux ne verront peut-etre jamais les placers, et il ne m'etonnerait pas
que nous trouvassions ca et la sur notre route des cadavres ou des
squelettes pour temoigner de leur etourderie. Ah! vous croyez qu'on va
aux mines comme de Bruxelles a Anvers? Vous en ferez l'experience: Si la
saison etait favorable et si nous etions prets, je remettrais encore
notre voyage, et voici pourquoi: dans peu de jours, trois ou quatre
cents actionnaires de _la Californienne_ partiront pour les placers,
sans argent, sans provisions suffisantes et sans les instruments
necessaires. La faim, le besoin, la misere feront, d'une grande partie
de ces hommes, des voleurs et des meurtriers, car en Californie on ne
connait d'autres lois que la violence, et le plus fort prend au plus
faible ce qu'il desire posseder. Aussi ne me mettrai-je pas en voyage
cette fois sans que nous ayons chacun notre fusil: les revolvers sont
bons pour les luttes dans les placers; mais en voyage, quand on est
attaque quelquefois de tres-loin par des balles, les fusils sont un
moyen de defense indispensable contre tout danger. En attendant, je
m'occuperai de l'acquisition de tout ce qui est necessaire. J'acheterai
la plupart des objets d'occasion; ainsi ils nous couteront moins cher de
moitie. Nous avons besoin de beaucoup de choses: des haches, des beches,
des pioches, des plats, des tamis, des marmites, des couvertures pour
dormir, une toile pour couvrir notre tente, une claie pour laver la
terre aurifere et beaucoup d'autres choses encore.

--Mais quand partirons-nous donc alors, pardieu? grommela Kwik
mecontent.

--Aussitot que le temps sera meilleur et que nous aurons assez d'argent
pour nous procurer le necessaire. Vous n'avez pas encore pu epargner
grand'chose, je crois.

--J'ai quarante-huit dollars! s'ecria Kwik en frappant sur sa poche.

--Oui, mais Creps et Roozeman? demanda le Bruxellois.

--Moi trente.--Moi vingt-quatre, lui repondit-on.

--Vous etes plus riches que je ne le croyais. Il y a un bon moyen
d'augmenter vos dollars. Roozeman a une malle qui est probablement bien
fournie de chemises fines et d'autre linge. Donat a egalement un bon sac
de voyage. Vous me donnerez tout cela et je le vendrai au plus haut
prix. Dans les placers, on ne porte pas de linge; on n'y a qu'une
chemise de flanelle bleue ou rouge et on n'y change jamais de vetements.
Les etoffes de laine seules sont bonnes la-bas, tant contre le froid et
l'humidite que contre la chaleur... Il commence a se faire tard et je
suis fatigue. Donnez-moi maintenant chacun dix dollars pour que je
puisse commencer des demain nos achats aux frais de tous.

Jean et Victor donnerent l'argent sans repliquer. Donat chercha dans ses
poches avec une mine embarrassee, fouilla meme dans ses bottes et dit:

--C'est dommage; j'ai encore laisse mon argent dans mon chenil. Ce n'est
rien, je le donnerai demain.

--Ah! ah! dit le Bruxellois en riant, tu exageres mon conseil, Donat. On
doit savoir a qui l'on a affaire. Tu crains que je ne parte avec les
dollars, n'est-ce pas?

--Tout est possible en Californie, tu le dis toi-meme, begaya Kwik; mais
sois sur que je n'ai pas mon argent sur moi. Ce que je dis est aussi
vrai que je suis ici, ajouta-t-il en se levant precipitamment.

Le Bruxellois frappa sur la poche de Donat et les dollars sonnerent
distinctement.

--Tiens! tiens! je les ai tout de meme sur moi! Prends, voila les dix
dollars; je dirai une priere pour que tu n'aies pas de mauvaises idees
pendant ton sommeil.

--Maintenant, dit le Bruxellois, nous epargnerons autant que possible,
pour etre bientot prets. Ne parlez a personne de nos intentions ni du
but de notre voyage, ni de quelque autre chose que vous auriez apprise
de moi. Si l'on venait a savoir que nous nous rendons a de riches
placers inconnus, on nous devancerait, on nous suivrait, et l'on nous
disputerait par la violence la possession du bon endroit. Il y a
beaucoup de chances pour que nous revenions des mines avec une bonne
charge d'or. Adieu jusqu'a demain; nous causerons chaque jour de notre
prochain voyage.

Cette nuit-la, Creps et Roozeman eurent des reves d'or. Victor retourna
en esprit dans sa patrie, rendant sa mere riche et heureuse, et se
voyant lui-meme l'epoux de la douce Lucie Morrelo.

Donat, qui couchait sur quelques sacs de farine, sous le hangar qu'il
nommait son chenil, eut un sommeil tres-agite. Il reva qu'il jetait aux
pieds du garde champetre de Natten-Haesdonck tant d'or qu'il en avait
presqu'aux genoux; qu'il l'embrassait avec empressement et lui donnait
son Anneken pour epouse; puis il se vit entoure de sauvages qui
voulaient lui scalper la tete, ou d'ours avec des dents effroyables;
puis il vit encore Pardoes s'enfuir avec ses dollars et crier a haute
voix: "Arretez le voleur! arretez le voleur!"

Cependant les trois amis dormirent cette nuit du plus doux sommeil dont
ils avaient pu jouir a San-Francisco.




XVI

LES CHERCHEURS D'OR


Par une chaude matinee du mois de juin, six voyageurs harasses
marchaient dans une immense et solitaire vallee, a l'est de la riviere
le Sacramento. Ils portaient de pesants havre-sacs sur le dos et etaient
charges de provisions, de haches, de beches, de pioches, de couvertures
de laine et d'autres instruments; en outre, l'un d'eux portait la voile
destinee a couvrir la tente; un autre portait la grande marmite pour
faire bouillir l'eau, et un troisieme la claie, de plus de six pieds de
long, destinee a laver la terre aurifere.

Ils avaient tous un fusil en bandouliere et un revolver et un couteau
passes dans la ceinture. Ils devaient etre depuis plusieurs jours en
route, car ils etaient sales et crottes des pieds a la tete; et a voir
leurs dos courbes, leurs pieds engourdis et leur marche essoufflee, on
eut pu deviner qu'ils avaient deja fait plusieurs lieues de chemin ce
jour-la.

L'endroit ou ils se trouvaient etait l'extremite orientale de la vallee
de Sacramento, entre la vallee de l'Ours et le Yuba. A leur gauche,
s'etendait une plaine immense; a leur droite, au contraire, ils voyaient
le sol s'elever et surgir des collines et des montagnes, dont les
croupes et les sommets etaient couronnes de cedres, de cypres et de
pins. A plusieurs lieues de distance derriere les montagnes, toujours de
plus en plus hautes, leur vue s'arretait aux aretes de la Sierra-Nevada,
dont les cimes s'elevent de tant de mille pieds vers le ciel qu'ils
restent couverts d'une neige et d'une glace eternelles.

Les voyageurs etaient parvenus a un endroit ou ils allaient quitter la
grande vallee pour gravir du cote de l'Est un defile entre deux
collines. Il avait beaucoup plu quelques jours auparavant. Maintenant
le soleil brillait et il faisait beau; mais le sol detrempe etait encore
boueux et glissant, et l'essoufflement des voyageurs epuises redoublait
avec les difficultes de leur marche.

Les hommes dont se composait cette troupe n'etaient autres que le
Bruxellois Pardoes, ses amis Creps, Roozeman et Kwik, et deux nouveaux
camarades. Le premier, celui qui se tenait le plus souvent a cote de
Pardoes, etait un Ostendais qui avait fait presque tout le tour du monde
sur un vaisseau americain, et qui s'etait enfui en dernier lieu de
Callao, pour venir chercher de l'or en Californie. C'etait un gaillard
fort comme un ours, grossier de langage, ayant l'esprit borne et sans
aucun sentiment de generosite ni de morale. Il devait etre querelleur de
sa nature; car il se vantait sans cesse de son adresse dans les combats
au couteau. Le petit doigt manquait a sa main gauche; il l'avait perdu
dans une de ces luttes. Le Bruxellois l'avait accepte dans
l'association, quoiqu'il fut sans ressources, a cause de sa force
corporelle, qui devait lui faire supporter facilement la vie fatigante
des mines.--Le second etait un gentilhomme francais d'environ quarante
ans, maigre, aux traits reguliers et haut perche sur ses jambes. Cet
homme etait evidemment d'une grande naissance; il y avait dans sa
demarche, dans la finesse de ses extremites et meme dans l'expression
de ses levres, quelque chose qui accusait une education distinguee et
qui contrastait singulierement avec la physionomie grossiere et ignoble
de l'Ostendais. Le Francais n'etait cependant pas un compagnon amusant;
il ne parlait que quand il ne pouvait sans impolitesse rester muet, et
encore ses paroles etaient ameres et trahissaient l'indifference ou
l'orgueil. Le plus souvent il paraissait reveur et se parlait a
lui-meme, comme quelqu'un qui est poursuivi par des pensees secretes ou
par une conscience bourrelee, ce qui faisait dire a Donat qu'il avait
des rats en tete et qu'une des vis de son cerveau etait probablement
detachee.

La raison pour laquelle Pardoes avait admis cet associe muet dans sa
compagnie, c'est que le Francais avait offert tout l'argent qu'il
possedait pour devenir leur compagnon de voyage; et comme cet argent
etait suffisant pour acheter les armes qui manquaient encore, les
Flamands avaient accepte sa proposition avec joie.

Victor etait le seul qui, par sympathie et par certain sentiment de
compassion, temoignat quelque amitie au gentilhomme; l'Ostendais etait
le compagnon habituel de Pardoes; Jean Creps paraissait s'entendre
egalement bien avec tous. C'etait aussi le cas de tous; car, quoiqu'il
portat sur son dos la grande claie et qu'il fut charge outre mesure, il
faisait souvent eclater les autres de rire, par ses cabrioles comiques
et par ses saillies bouffonnes.

Pendant qu'ils gravissaient ainsi la pente d'un vallon, le Bruxellois,
qui allait toujours en avant, tournait la tete de tous cotes comme s'il
craignait une rencontre; tantot il examinait le sol et paraissait suivre
des traces indistinctes de pieds; mais les autres n'y firent pas
attention, car Pardoes avait agi ainsi du premier jour et avait parle
comme si, a chaque pas, un nouveau danger devait s'elever sous leurs
pieds.

En ce moment, le Francais glissa sur la terre humide et plia
profondement sous son fardeau.

--_Eh! eh! baron!_ cria Donat, _c'etre pas bon avec cet havre-sac sur
son dos. Plus bon a Paris dans ta voiture, n'est-ce pas?_

Mais le baron n'eut pas l'air d'entendre les paroles de Donat.

--Il me semble, pardieu, que mon francais est assez comprehensible,
murmura celui-ci en lui-meme. Ces gentilshommes ne peuvent jamais
oublier ce qu'ils ont ete. Elle lui fait la jambe belle, sa baronnie, en
Californie. Monsieur du Haut-Mont, avec une marmite sur le dos!

Et, ralentissant un peu le pas, il s'approcha de Victor et dit:

--Monsieur Roozeman, pourquoi ne voulez-vous pas me laisser porter votre
hache et votre couverture? Ce serait un vrai plaisir pour moi si vous
vouliez vous decharger un peu sur mon dos.

--Tais-toi, Donat, repondit Victor avec un sourire, tu es deja charge
comme un mulet. Ce grand panier te fait ressembler a un navire sans
voile. Je te regarde; car demain c'est mon tour de porter les paniers.

--Vous ne les aurez pas.

--Pas de plaisanterie, Donat; je te suis reconnaissant de ta bonne
volonte a mon egard; mais je ferai comme les autres. N'en parle donc
plus: c'est inutile... Qu'a donc remarque Pardoes pour regarder si
attentivement de tous cotes?

--Qu'aurait-il remarque? Rien du tout. Le Bruxellois n'est pas mort de
son premier mensonge, depuis que nous sommes en route. Avec ses
eternelles histoires de voleurs de grand chemin, d'ours et de sauvages,
je craignais qu'au bout de trois jours nous n'eussions ete tous ensemble
dans le royaume des vers; et nous n'avons pas encore vu de creature
vivante que ca et la un lievre, et dans le lointain deux ou trois petits
cerfs avec des queues noires. Cela vaut bien la peine d'en etre
effraye! Savez-vous quoi, monsieur Roozeman? Le Bruxellois veut se faire
valoir; il marche en avant, nous conduit, nous commande comme un
general, il fait de l'embarras, il se vante pour paraitre necessaire. Je
veux courir pendant dix ans tout a fait seul... Tiens! qu'a donc trouve
Pardoes?

Ils s'approcherent du Bruxellois, qui s'etait arrete et regardait la
terre sans bouger en disant a voix basse:

--Chut! il y a un danger qui nous menace.

--Vois-tu de l'or? demanda Donat. Pour moi, je ne vois que du gazon et
des fleurs jaunes.

--Tais-toi, bavard, murmura Pardoes.

--Je me tais, je me tais; mais qu'y a-t-il, pardieu?

Le Bruxellois leur fit signe de s'arreter, s'avanca de quelques pas,
toujours courbe vers la terre. Puis, se tournant vers ses compagnons, il
dit:

--Prenez vos fusils en main a tout hasard.

--Eh bien! eh bien! que va-t-il se passer ici, pour l'amour de Dieu? Je
ne vois ame qui vive. Ce ne sont assurement pas ces sapins qui nous
mangeront?

--Pas de betises, Kwik; c'est tres-serieux. Ne remarquez-vous pas,
messieurs, la devant vous sur le gazon, et ici sur cette place humide,
ces traces de pas?

--J'ai beau ecarquiller les yeux; je crois que je suis devenu aveugle,
murmura Kwik.

--Avec un peu d'experience et de penetration, continua le Bruxellois, on
peut deviner a ces signes confus, qui a passe ici, combien ils etaient,
et meme quelle sorte d'hommes c'etait. Voyez, l'empreinte n'est pas
aussi large que celle de nos pieds et tout a fait sans traces de clous.
Des Mexicains ont passe par ici. La partie anterieure du pied est
marquee profondement, tandis qu'a la plupart des empreintes on ne voit
pas le talon. Ils ont donc couru. Des voyageurs paisibles ne courent
pas. Ce sont donc des _salteadores_ ou voleurs de grand chemin.

--Mais, remarqua Victor, la pointe du pied est tournee vers nous. Les
gens qui ont passe ici sont derriere nous et s'eloignent.

--Est-ce pour cela que tu nous mets encore la mort dans l'ame? grommela
Donat. Qui sait si ces _sal... sal..._ ces brigands ne sont pas deja a
San-Francisco?

--Il ne s'est pas ecoule une heure depuis que les empreintes sont
faites, repliqua le Bruxellois tres-serieusement, d'une voix grave. Et
comme je ne les ai pas remarquees plus tot, les _salteadores_ doivent
etre grimpes quelque part sur les collines. Quoi qu'il en soit, tenez
vos fusils en main, et jetez en marchant les yeux a droite et a gauche,
derriere et devant vous. Du silence! surtout du silence!

La solennite de cet ordre fit quelque effet, du moins sur Donat,
quoiqu'il tachat de le dissimuler. Il se tenait maintenant pres du
Bruxellois et tournait sans cesse la tete, probablement parce qu'on
lui avait dit que les brigands etaient derriere eux.

Ils avaient marche pendant pres d'une demi-heure sans entendre le
moindre bruit. La vallee s'etait elargie, mais ils allaient entrer de
nouveau dans un defile assez etroit.

Le Bruxellois s'arreta et dit:

--Reposons-nous ici pendant quelques minutes. Je vous conjure,
camarades, d'etre toujours sur vos gardes, de bien regarder tout ce que
vos yeux peuvent atteindre et de faire bien attention au moindre bruit
qui frappe vos oreilles. Jusqu'ici nous n'avons pas rencontre de
dangers, parce que j'ai eu soin d'eviter la route ordinaire des
chercheurs d'or. A present, cela devient impossible. Dans cette vallee,
entre la riviere de l'Ours et le Yuba, les directions se croisent. S'il
y a des _salteadores_ ou brigands, nous pouvons les rencontrer des a
present a chaque instant. Donc, soyez toujours prets a la defense,
surtout quand notre route est dominee par des collines ou par des bois,
comme en ce moment et comme cela durera pendant quelque temps encore.

Ils continuerent a avancer et ne rencontrerent rien jusqu'au moment ou
ils atteignirent la fin du defile. La, Kwik sauta tout a coup en arriere
avec un cri d'angoisse.

--Qu'y a-t-il? que vois-tu? s'ecrierent les autres.

--La! la! repondit Kwik, toute une bande de brigands!

Tous s'arreterent et tinrent leurs armes pretes; car ils voyaient devant
eux, au pied d'une colline et a moitie caches, quatre hommes accules
contre les arbres et dont les deux premiers etaient appuyes sur de longs
fusils.

--Eh bien! que ferons-nous? murmura Creps. Nous ne pouvons pas rester
ici irresolus. Ils ne sont que quatre. Pourquoi craindre.

--Oui, mais la prudence est aussi du courage. Ils sont peut-etre plus
que nous ne croyons. Observons un instant quelle peut etre leur
intention. C'est etonnant, ils nous remarquent; et, si je ne me trompe,
ils rient.

--Venez, avancons, dit Roozeman; reculer est impossible. Si ces hommes
veulent nous attaquer, ils peuvent nous atteindre dans tous les cas.

--As-tu peur, Pardoes? demanda Jean Creps.

--Peur? Je suis prudent. Vous ne connaissez pas le pays. Mais il n'y a
pas d'autre moyen. En avant donc ... et au moindre mouvement hostile,
faisons feu!

Ils poursuivirent leur chemin. Lorsqu'ils passerent devant les brigands
supposes, a une quarantaine de pas, ceux-ci ne bougerent point et
resterent appuyes sur leurs fusils, sans dire un mot, et meme sans
repondre autrement que par un grognement bref et un leger signe de tete
au salut qui leur fut adresse.

A peine les Flamands se furent-ils eloignes d'une demi-portee de fusil,
que Donat s'ecria avec etonnement.

--Bonte du ciel! en croirai-je mes yeux? C'est, pardieu, la moustache
rousse du _Jonas_.

--Tu t'es trompe, dit Roozeman. Il n'est pas parmi eux.

--Si, il y est, en chair et en os... mais sans son epaisse barbe, qu'il
a probablement fait couper a San-Francisco. C'est un des deux sans
fusil. Ce roux coquin serait-il devenu voleur de grand chemin?
Sur ma parole, je me suis toujours dit qu'il sentait la corde.

--Bah! ce ne sont pas des voleurs, dit Victor en riant; vous le voyez
bien, ce sont des gens qui se reposent.

--Pas des voleurs? repeta le Bruxellois, regardant toujours derriere
lui. On voit bien que c'est la premiere fois que vous venez en
Californie. Si ces hommes allaient aux placers, ils seraient, comme
nous, charges d'instruments; s'ils revenaient des placers, ils
porteraient egalement des provisions, et, d'ailleurs, je le verrais a
leur costume.

--En effet, interrompit Donat, ils ne vont pas aux mines, ils n'en
reviennent pas, donc _ergo_, comme dit le clerc de Natten-Haesdonck, ce
sont des voleurs.

--Va-t'en au diable avec tes sottises! Grommela le Bruxellois en le
poussant en arriere.

--Vous pouvez en croire ce que vous voudrez, camarades, continua-t-il en
se tournant vers les autres. Ce sont des voleurs; et les singuliers
personnages que nous avons vus ne forment probablement qu'une partie de
la bande. Vous saurez que les veritables gens du metier attaquent tres
rarement les voyageurs qui se rendent aux placers, parce qu'ils ne
possedent pas d'or. Je crois donc pouvoir en conclure que les brigands
se tenaient la en faction pour attendre les chercheurs d'or qui
reviennent des mines. Dans tous les cas, croyez-moi, la presence de ces
hommes est un mauvais signe. Avancons un peu plus vite, et tenez
constamment l'oeil au guet, car chaque arbre, chaque pli de colline,
chaque fente de rocher peut cacher des ennemis qui fondraient sur nous
au moment ou nous nous y attendrions le moins. Mais surtout du silence.
Et toi, Donat, fais bien attention. J'agirai comme un chef en temps de
guerre, et si tu ne tiens pas le bec clos, je te punirai par une faction
de nuit extraordinaire. En avant, maintenant, et prenez garde,
messieurs!

Les voyageurs suivirent leur guide, silencieux et d'un pas presse.




XVII

LES BANDITS


Une heure avant la tombee de la nuit, les chercheurs d'or flamands
s'avancaient toujours; mais leur dos se courbait de plus en plus et ils
paraissaient a bout de forces. Ils avaient fait une penible journee de
marche et exprime plus d'une fois le desir de planter leur tente et de
se reposer jusqu'au lendemain. Mais le Bruxellois avait refuse
jusqu'alors de satisfaire le desir general de ses compagnons, parce que
leur route etait trop dominee par des collines et des rochers d'ou l'on
pouvait tomber sur eux facilement et a l'improviste.

Ils venaient d'atteindre une vaste plaine. Le sol, comme en la plupart
des lieux qu'ils avaient deja traverses, etait couvert de seneves
sauvages et de folle avoine; mais neanmoins, la vue s'etendait tres-loin
de toutes parts, excepte du cote gauche, qui etait garni en partie de
broussailles et de sapins. Au milieu de la vallee, murmurait un clair
ruisseau. L'endroit etait donc propice pour y camper pendant la nuit et
pour y faire cuire le souper, leur principal repas. D'ailleurs, comme
ils n'avaient rien rencontre en route, leur inquietude s'etait dissipee
insensiblement, et, a l'exception du Bruxellois, personne ne pensait
plus au danger.

Les havre-sacs furent otes, et, pendant que Jean Creps et le baron
restaient pour veiller sur les provisions et les instruments, les autres
allerent dans le fourre pour chercher le bois necessaire.

Quelques minutes apres, ces derniers etaient de retour. On planta en
terre deux grosses branches fourchues; une branche droite fut placee
horizontalement entre les dents de ces fourches et la voile fut jetee
par-dessus. La tente sous laquelle ils allaient passer la nuit sur la
terre humide etait dressee.

En meme temps, Donat, dont c'etait le tour de faire la cuisine, avait
allume un grand feu et suspendu au-dessus une marmite pleine d'eau
Attachee a une branche de bois, soutenue de la meme maniere que la
toiture rudimentaire de la tente.

Les apprets de ce souper n'etaient pas chose difficile.
Ce que les voyageurs allaient prendre pour renouveler leurs forces etait
la meme nourriture qu'ils mangeaient depuis leur depart de San-Francisco
et qu'ils devaient manger desormais pendant leur trajet et dans les
mines. Le Bruxellois leur avait appris, a cet effet, la maniere de vivre
des chercheurs d'or, et tenait a ce qu'on ne deviat pas de cette regle
etablie par l'experience. Premierement, on fait du cafe: cette boisson
ne manque jamais au repas d'un chercheur d'or. On ecrase grossierement
les grains de cafe entre deux pierres ou d'une autre maniere, puis on
les fait bouillir. Enfin, on jette dans la marmite bouillante un peu
d'eau froide, avec laquelle le marc va au fond. Secondement, on coupe
quelques morceaux de lard sale et on les frit dans la poele.
Troisiemement, on melange un peu de farine de froment avec de l'eau,
et avec la graisse du lard on en fait quelques gateaux. Hors les cas
extraordinaires, la cuisine des chercheurs d'or n'offre pas d'autres
plats.

Pendant que Donat s'occupait pres du feu avec activite, les autres
s'etaient etendus par terre sous la voile, isoles chacun dans sa
couverture de laine et avec la tete appuyee sur son havre-sac. Le
Bruxellois et le matelot fumaient une pipe; le Francais semblait deja
endormi; Jean et Victor suivaient des yeux Donat et riaient de ses
gestes bouffons et de ses faceties.

La nuit etait venue et l'horizon du vallon avait disparu dans la clarte
douteuse du crepuscule. Lorsque l'odeur du premier gateau monta aux
narines de Donat, l'eau lui en vint a la bouche, et il se mit a chanter
joyeusement.

Puis il eleva en l'air un plat en fer-blanc; et, montrant le gateau a
ceux qui etaient couches sous la tente, il s'ecria:

--Messieurs, je suis du pays des crepes. Regardez donc! Qui en fera une
si brune, si grasse et si...?

Mais un coup de pistolet se fit entendre a quelques pas de la tente; une
balle perca le plat de fer-blanc dans la main de Donat, et celui-ci
laissa tomber le gateau dans le feu, en jetant de grands cris.

Les autres sauterent debout, le fusil a la main, et sortirent de la
tente pour se defendre contre l'attaque que le coup de pistolet leur
annoncait. Ils n'apercurent rien cependant, quoique le crepuscule leur
permit de voir tres-loin encore au dela du cercle de lumiere trace par
les flammes du feu.

--La-bas, la-bas! s'ecria le matelot, entre les arbres, un homme qui
fuit!

--Reste ici, toi, Donat, l'arme en arret, ordonna le Bruxellois, pendant
que, suivi par les autres, il courait vers le bois pour tenir les
fuyards a la portee de son fusil.

Kwik, encore tout etourdi, etait debout devant le feu, le fusil a la
main, sans avoir conscience de lui-meme. La tete lui tournait et il
murmurait entre les dents avec depit:

--Jolie fete des patates! droles de crepes! Ah! si j'etais a
Natten-Haesdonck!

Tout a coup il se mit a trembler de tous ses membres: il lui semblait
voir, droit devant lui, dans la demi-obscurite, quelques hommes courbes
s'approcher a travers les seneves touffus. Il ne lui fut bientot plus
permis d'en douter: un de ces ennemis qui marchaient en rampant s'etait
redresse tout a coup. Donat arma son fusil, epaula, et dit en levant les
yeux au ciel:

--O mon Dieu! pardonnez-moi, ce n'est pas ma faute!

Apres cette courte oraison, il lacha la detente. Un cri percant
retentit, et l'homme tomba en arriere.

Les autres voleurs s'elancerent pour tomber sur Donat; mais il tira si
resolument sur eux avec son pistolet, qu'ils parurent hesiter.

En ce moment, deux ou trois coups de fusil retentirent du cote des
arbres, et plusieurs balles traverserent l'air en sifflant au-dessus de
la tete des brigands surpris. Ceux-ci, voyant que leur coup etait manque
et qu'ils avaient affaire a des forces superieures, s'enfuirent en toute
hate a travers les hautes herbes et disparurent dans les broussailles.

C'etaient les camarades de Donat qui etaient accourus a son coup de feu
et avaient chasse les voleurs par leur apparition.

--Mon pauvre Kwik, n'es-tu pas blesse? Demanda Victor d'un ton de
sollicitude en voyant le jeune paysan la tete penchee sur sa poitrine et
tout abattu.

--Non, monsieur Roozeman, soupira Donat, mais cela ne vaut guere mieux:
j'ai tue un homme, helas! une creature de Dieu, comme moi! Cela restera
sur ma conscience comme un bloc de plomb.

--Que dis-tu? tue un homme! ou? Demanda Pardoes. Tu ne plaisantes pas
dans un pareil instant, n'est-ce pas?

--Il est tombe la-bas, a une cinquantaine de pas d'ici, au milieu de ces
hautes herbes.

--Eh bien, conduis-nous; nous irons voir si tu n'as pas reve.

Arrives a l'endroit designe, ils remarquerent qu'en effet quelqu'un
devait etre tombe la; car une humidite qui etait sans doute du sang
brillait sur le sol.

Le Bruxellois courut a la tente, revint avec une branche de pin qui
flambait et eclaira le terrain.

--C'est du sang, en effet, dit-il. Tenez, suivez la trace avec moi; mais
dirigez vos yeux de tous cotes et tenez vos fusils prets.... Voyez, ils
etaient trois, et deux ont soutenu le blesse. Le sang est repandu a cote
des traces de pas; la balle a donc porte dans le bras; car si Donat eut
touche le bandit au corps ou aux jambes, le sang coulerait dans
l'empreinte des pieds ou immediatement derriere.

--Il n'est pas mort, le pauvre homme? Demanda Kwik avec une grande
joie.

--Non, puisqu'il a encore su courir.

--Dieu soit loue! Si j'avais assassine un homme, je n'aurais plus un
instant de repos.

--Tu crains que le fantome du mort ne vienne te tirer la nuit par les
pieds, n'est-ce pas? dit le matelot en ricanant.

--Oui, je le sais bien, tu ne crois a rien, vilain heretique que tu es,
repliqua Donat. Ce serait peut-etre la premiere fois que des esprits
reviennent? Le grand-pere de ma tante a vu l'esprit du fossoyeur dans le
cimetiere de Natten-Haesdonck.

--Il est inutile que nous allions plus loin, interrompit le Bruxellois
en se retournant. Les scelerats se sont enfuis dans le bois avec leur
compagnon blesse, et ils sont probablement deja tres-loin. Retournons a
notre tente; je vous expliquerai en route mes soupcons concernant la
ruse qu'ils avaient employee pour nous surprendre.--Dis-moi, Kwik, ces
voleurs avaient-ils des fusils?

--Il y en avait deux qui avaient des fusils, et ils ont tire chacun une
fois sur moi, si bien qu'une balle a meme traverse mon toupet.

--Voyez-vous bien! murmura Pardoes. Ils etaient quatre avec celui qui a
lache le premier coup de pistolet; deux seulement avaient des fusils. Ce
sont les memes hommes que nous avons vus cette apres-midi appuyes contre
les arbres. Ils ont suivi de loin nos traces pour nous surprendre dans
notre tente.

--Ces hommes doivent etre bien temeraires remarqua Creps. Ils savent que
nous leur sommes superieurs en nombre, que nous avons des armes, et
cependant ils ne craignent pas de nous attaquer.

--Oui, mais vous ne connaissez pas la ruse, repondit le Bruxellois, et,
moi-meme, j'ai ete assez stupide pour m'y laisser prendre, quoique j'en
eusse souvent entendu parler. Celui qui a tire le premier coup de
pistolet tout pres de la tente ne voulait que nous donner le change et
nous attirer derriere lui, loin de notre campement. Heureusement, j'ai
laisse Donat en faction; autrement les camarades du premier auraient,
pendant notre absence, pille notre tente. C'est un tour des chercheurs
d'or pauvres et affames, qui tachent de se procurer ainsi des
provisions, des instruments et des couvertures. Messieurs, je felicite
notre ami Kwik au nom de nous tous. Il s'est comporte comme une bonne et
courageuse sentinelle.

--Cela prouve qu'il ne faut pas beaucoup d'esprit pour faire un coup
heureux, grommela le matelot, qui semblait jaloux de cette louange.

--Cela pourrait bien prouver aussi qu'il n'est pas necessaire de tuer un
tas de gens en paroles, pour defendre courageusement sa vie au moment
du danger, begaya Kwik.

--Tu es un poltron; ose dire que ce n'est pas vrai?

--Oui, oui, c'est vrai; j'aimerais mieux vivre en paix avec les hommes
et les betes; mais de _moi, toi_ et _lui,_ je sais, pardieu bien, quel
est mon meilleur ami. Dans tous les cas, a l'oeuvre on connait
l'artisan, dit le proverbe.

Ils etaient revenus a la tente. Donat prit la poele et continua a faire
des crepes, pendant que les autres buvaient le cafe dans des ecuelles de
fer-blanc et y trempaient un peu de biscuit qui leur restait.

Kwik grommelait a part lui d'un air mecontent, tout en faisant sa
cuisine. Il reflechissait qu'un double danger l'avait menace: tuer un
chretien comme un chien, ou bien recevoir une balle dans la tete. Le
premier lui faisait horreur, et le second lui plaisait encore moins. Les
crepes, quoique leur parfum fut toujours aussi bon, ne le tentaient
plus; il devint melancolique et murmura, sans quitter de l'oeil la pate
rissolante:

--Infernale friture! Venir de plusieurs milliers de lieues pour manger
des gateaux poivres avec des balles et beurres avec du sang humain!
Donat! Donat! mon garcon, tu es un vilain ane! Que viens-tu faire ici?
Natten-Haesdonck est un paradis terrestre en comparaison de ce repaire
de bandits.

Enfin le souper fut pret: chacun en prit sa part. Le baron, qui etait en
faction, fut releve pendant quelques minutes par Jean Creps. Quand on
alla le coucher sous la voile, le Bruxellois dit:

--Tachez de bien vous reposer, mes amis, car demain, a la pointe du
jour, nous devons etre sur pied. Les scelerats qui nous ont attaques ne
sont plus a craindre, ils ne reviendront pas. S'il ne survient pas
d'autres dangers, nous ne serons pas inquietes de toute la nuit. Vous
connaissez vos tours de faction. Apres le baron, c'est Roozeman; apres
Roozeman, l'Ostendais, et ainsi d'heure en heure. Le baron donnera sa
montre a son successeur. Faites bien attention de ne pas faire de bruit,
et n'eveillez que le camarade qui doit monter la garde. Regardez sans
cesse de tous cotes et ouvrez les oreilles autant que possible. Si vous
remarquez quelque chose, tirez un coup de fusil, et chacun de nous
sautera sur ses pieds, pret a se defendre. Qu'on se taise maintenant!
Bonne nuit, dormez bien.

Malgre les emotions de cette journee, les chercheurs d'or cederent
bientot a la fatigue et s'endormirent si bien, que leurs ronflements
faisaient ressembler la tente a une taniere pleine de grognements
d'ours.

Donat seul se tournait et se retournait dans ses couvertures, etendait
les jambes, les retirait et se couchait sur le cote ou sur le dos; mais
il ne put s'endormir. Apres une heure et demie de penible insomnie, il
entendit eternuer deux fois Jean Creps qui etait couche tout pres de
lui.

--Ah! monsieur Jean, etes-vous eveille? Murmura Kwik d'un ton plaintif.

--Qu'as-tu Donat? es-tu malade? Demanda Creps a moitie endormi.

--Je ne puis fermer l'oeil.

--Bah! il faut dormir.

--Je ne puis, Jean.

--Cela ne fait rien.

--Mais je ne puis pas, vous dis-je.

--Il faut essayer, cela ira bien.

--Toutes mes cotes sont brisees; je fretille ici comme une anguille sur
le gril.

--C'est une idee, Donat.

--Oui, monsieur Jean, c'est une idee, une vilaine idee.

--Allons, abrege. A quoi penses-tu?

--Je pense et je repense ainsi en moi-meme: Dormir n'est rien, si je
savais que je m'eveillerai encore vivant....

--Laisse-moi tranquille, tu m'ennuies, Donat.

--Eh bien, dit Kwik en soupirant, si cela ne se peut pas autrement,
encore un _Pater_ ou deux pour ma pauvre petite ame.... Et puis ronflons
a la grace de Dieu!




XVIII

LA PEPITE


Le lendemain, au lever du soleil, apres avoir pris du cafe et mange des
galettes avec du lard, les chercheurs d'or s'etaient remis en route. La
plus grande partie du jour s'etait ecoulee sans qu'ils eussent rencontre
quelque chose de particulier. Leur route les conduisait a travers une
suite de vallons et de montagnes, tantot s'ecartant pour faire place a
une vaste plaine, tantot se rapprochant pour former un defile dont les
parois rocheuses semblaient pres de s'ecrouler sur les voyageurs.

Dans l'apres-midi, pendant que ses compagnons, apres avoir depose leurs
havre-sacs, s'etaient couches sur le sol pour prendre du repos, Donat
etait alle a une petite chute d'eau qui tombait en murmurant sur des
blocs de rocher, a une centaine de pas de distance. Il avait soif et
voulait boire. En se penchant au-dessus du ruisseau, clair comme le
cristal, il vit briller quelque chose dans l'eau. C'etait un caillou
gros comme le poing et qui paraissait fendu au milieu. Le coeur du jeune
paysan se mit a battre violemment; il etait pale et resta dans une
immobilite complete a contempler l'objet etincelant, comme si un
spectacle merveilleux l'avait frappe de stupeur. Toutefois, il saisit le
caillou, l'examina de tous ses yeux, le baisa avec transport, puis
courut a travers les seneves vers ses compagnons, en poussant des cris
de joie et faisant toute sorte de gestes et de cabrioles.

--Messieurs, leur cria-t-il de loin, remerciez Dieu, j'ai trouve le
tresor! De l'or! de l'or! Un bloc de dix livres au moins! assez pour
acheter un cha...!

Il trebucha, et tomba la face contre terre.

--De l'or! dix livres! Est-ce bien possible? demanda Victor.

--Certes, c'est possible, repondit le Bruxellois; c'est ainsi qu'on
trouve parfois les plus grosses pepites. Si Kwik avait decouvert un
riche placer!

--Aux innocents les mains pleines, dit en riant le matelot.

--Depeche-toi, depeche-toi, petit Kwik cheri, s'ecria Jean Creps avec
une joyeuse impatience.

Tous les autres etendirent, en signe d'interet, les mains vers lui.

Donat accourut tout hors d'haleine et begaya:

--Voyez, voyez quel gros bloc! Et lourd, lourd! plus lourd que du plomb!

A ces mots, il donna le caillou d'or au Bruxellois, qui, apres l'avoir
examine, le lanca de toute sa force dans la plaine en poussant un cri de
desappointement.

--Puisses-tu avoir la crampe, triple imbecile! dit-il a Kwik, qui le
regarda d'un air stupefait et deconcerte, et murmura presque en
pleurant:

--N'etait-ce pas de l'or?

--De l'or? C'etait une pierre de soufre, de l'espece qu'on appelle
_pyrite,_ et elle ne contient que du fer et du soufre.

--Tu ne dois pas etre si fache contre moi pour cela, dit Donat pendant
qu'ils reprenaient leurs havre-sacs pour continuer leur voyage. J'y
perds autant que toi. Il y en a certainement plus d'un qui s'y est
trompe. Pourquoi aurait-on invente le proverbe: _Tout ce qui brille
n'est pas or?_ Allons, allons, nous ne sommes pas plus pauvres
qu'auparavant. S'il n'y a pas ici de morceaux d'or, nous en chercherons
plus loin. Pardieu! monsieur Victor, c'est bien dommage: tout en
courant, je voyais le garde champetre de Natten-Haesdonck, avec son
Anneken, me tendre les bras en riant, precisement au moment ou je tombai
la-bas le nez dans le sable. Enfin! la scelerate de pierre est perdue,
mais nous emportons au moins l'espoir sur notre dos, je veux dire dans
notre coeur.

Bientot, l'amere deception se changea en gaiete, et maintes saillies
grossieres ou spirituelles sur la naivete de Donat preterent a rire aux
amis.

Ils etaient deja a plus de quatre milles de la chute d'eau ou ils
s'etaient reposes et longeaient une foret de broussailles epineuses qui
ne paraissaient pas assez hautes pour cacher un homme debout.

Tout a coup, le matelot s'arreta et braqua son fusil comme quelqu'un qui
veut tirer.

--Que vois-tu? demanderent les autres surpris.

--La, une tete humaine; quelqu'un qui nous epie et se cache dans les
broussailles!

--Ou? Nous ne voyons rien.

Pour toute reponse, le matelot ajusta et envoya une balle dans les
arbrisseaux.

Un cri de douleur retentit, et immediatement apres, du sein du fourre,
s'eleva une voix plaintive, faible et douce comme si l'on eut touche une
femme ou un enfant.

--Ciel! tu as fait un malheur! s'ecria Victor emu jusqu'au fond du coeur
par le son de cette voix.--Allons, allons, mes amis, courons au secours
de la pauvre victime.

Comme Victor, Creps et Donat entraient dans les broussailles malgre les
observations du Bruxellois, ce dernier et le baron suivirent leur
exemple.

Le matelot, probablement effraye par l'idee qu'il pouvait avoir
assassine un innocent, jura qu'ils commettaient une imprudence et resta
Dans la vallee.

Les autres trouverent, dans une petite clairiere, entre les
broussailles, le corps d'un homme dont la balle avait perce la tete. Sur
ce corps etait penche un jeune homme, un enfant de treize a quatorze
ans. Il embrassait le mort, versait des larmes sur son visage defigure,
et il etait tellement egare par le desespoir et la douleur, qu'il ne
remarqua pas d'abord la presence des etrangers.

On pouvait voir a leurs costumes que ces gens etaient des Mexicains, et,
comme le jeune homme repetait toujours d'un ton dechirant: _Pobre
padre!_ on sut qu'il pleurait sur le cadavre de son pere.

Le baron, qui connaissait un peu l'espagnol, lui demanda comment il se
faisait qu'ils voyageassent seuls ainsi et sans armes dans cette contree
dangereuse.

Le baron ne saisit pas tres-bien les paroles breves et entrecoupees que
le jeune Mexicain lui repondit; cependant, il crut comprendre que ces
malheureux avaient ete attaques et pilles et qu'ils avaient perdu leurs
compagnons dans leur fuite. L'enfant etait presque fou de douleur et de
rage contre les assassins de son pere, qu'il regardait comme de vrais
detrousseurs de grands chemins; car il parlait avec une grande
volubilite et des gestes violents, en montrant du doigt le ciel, et
son oeil flamboyant et plein de menaces s'arretait alternativement sur
le corps inanime et sur les assistants qu'il chargeait de maledictions.

--Que dit-il? demanda le Bruxellois.

--Il appelle sur nous la vengeance du ciel et nous assure que l'esprit
de son pere nous poursuivra et ne nous laissera pas de repos jusque sur
notre lit de mort.

--Que Dieu nous protege! soupira Donat en faisant un signe de croix.
Ceci nous manquait encore. Nous avons deja a craindre les hommes et les
betes feroces, voila que les esprits se mettent aussi de la partie.
Dormez donc tranquille avec une aussi terrible malediction sur la tete!

Pendant que Kwik se livrait a ces reflexions, les autres avaient pris
une decision sur ce qu'il y avait a faire. Ils oterent leurs havre-sacs
et prirent leurs pioches.

--Ne reste pas la si consterne, Kwik, dit le bruxellois. Prends ta
beche, nous enterrerons le malheureux Mexicain.

Le jeune Mexicain etait accroupi et suivait d'un oeil vitreux et
immobile le travail de ceux qu'il considerait comme des bandits. Les
larmes coulaient a flots sur ses joues, et sa soif de la vengeance
semblait un peu calmee. Peut-etre le soin des etrangers de ne pas
laisser son pere sans sepulture le faisait-il douter que ce fussent bien
des ennemis qui l'entouraient et qui s'efforcaient de le consoler d'un
ton compatissant.

Donat detournait les yeux avec horreur du visage contracte du mort;
mais, malgre tous ses efforts, il se sentait attire comme par un aimant,
et, chaque fois, il y jetait les yeux avec un nouvel effroi. Lorsqu'il
lui fallut aider a deposer le cadavre dans la fosse, il fremit de la
tete aux pieds, ses cheveux se dresserent sur sa tete et il frissonna
jusqu'a la moelle des os. Vaincu par son emotion, il se laissa
tomber a genoux pres de la tombe et se mit a prier, pendant que les
autres couvraient le corps de terre et de pierre.

Lorsque la fosse fut tout a fait comblee, le Bruxellois demanda:

--Ah ca! camarades, qu'allons-nous faire de cet enfant!

--Ce que nous allons en faire? repondit Victor. Nous l'emmenerons aux
placers, nous en aurons bien soin et nous lui procurerons, a notre
arrivee dans un endroit habite, les moyens de regagner sa demeure.

--Ce sera une grande charge, messieurs.

--Qu'est-ce que cela fait? Apres avoir tue le pere, nous ne serons pas
assez cruels pour laisser ce pauvre enfant dans le desert en pature aux
betes feroces. Dusse-je, avec l'aide de mes amis, le porter sur les
epaules; il viendra avec nous jusqu'a ce que nous l'ayons mis en surete.

--C'est facheux, mais tu as raison. Baron, fais-lui comprendre qu'il
doit nous suivre.

Le jeune Mexicain se leva et obeit passivement. Il marchait la tete
baissee et semblait devenu indifferent a son sort. Cependant, lorsqu'il
atteignit la plaine, il releva le front, montra du doit le matelot et
cria en espagnol quelques mots qui firent supposer qu'il reconnaissait
le meurtrier de son pere. Mais, comme s'il se fut calme tout a coup, il
baissa vers la terre son regard flamboyant et suivit ses guides en
apparence avec la meme soumission.

--Venez, venez, messieurs, dit le Bruxellois, ne vous embarrassez pas
plus longtemps de ce garcon. Nous avons perdu beaucoup de temps et
il faut le rattraper!

Ils allaient continuer leur route et avaient deja fait une centaine de
pas, lorsque le jeune Mexicain sauta dans les broussailles en poussant
un cri de triomphe et, sans que personne eut rien remarque, disparut
avec un _navaja_ ou poignard de poche a la main. En outre, l'attention
fut detournee du fuyard par un cri de douleur qui echappa au meme
instant au matelot.

L'Ostendais tenait la main a son cote et disait qu'il avait recu un coup
de poignard. On l'aida a oter ses habits et chacun tremblait de crainte
qu'il n'eut ete frappe mortellement par le fils de sa victime.

Lorsqu'on eut mis son flanc a decouvert, on constata avec joie que le
poignard avait porte sur l'unique dollar que le matelot portait encore
dans sa ceinture de cuir, et n'avait fait que l'egratigner un peu en
glissant. Il reconnut lui-meme que cela ne valait pas la peine d'y
songer et n'etait pas assez grave pour arreter sa marche une seule
minute.

On reprit les sacs. On parla encore quelques instants de l'evenement;
mais les esprits s'assombrirent peu a peu sous l'obsession de tristes
pensees, et la petite troupe continua silencieusement sa route par monts
et par vaux.

Donat Kwik hochait constamment la tete en marchant:

--L'esprit nous poursuivra et ne nous laissera pas de repos jusque sur
notre lit de mort. On devrait mettre aux petites-maisons le premier qui
voudra venir encore dans ce maudit pays. Les hommes sont des hommes;
mais les esprits, que peut-on faire contre eux? Bien, bien, ca va de
mieux en mieux; je ne m'etonnerais pas si aujourd'hui ou demain nous
rencontrions Lucifer en personne. En effet, il nous manque encore le
diable pour que la collection soit complete. Si reellement je trouve un
boisseau ou seulement un petit muids d'or, je ne l'aurai pas vole,
pardieu! Ce vilain matelot avec son coup de feu... Nous voila en guerre
avec l'autre monde. Il y a de quoi ne plus fermer l'oeil de toute sa
vie!




XIX

LE FANTOME


Une heure ou deux plus tard, pendant qu'ils passaient en silence non
loin d'une foret de broussailles, le Bruxellois s'arreta tout a coup et
regarda a terre avec surprise. Il semblait en effet que les plantes
autour d'eux avaient ete pietinees d'une maniere particuliere, et la
terre portait les traces profondes de pieds de chevaux.

Il est arrive quelque chose ici, murmura Pardoes en faisant quelques pas
de cote. Tenez... voici la place. Une bourre de fusil! On a tire. Tous
ces pas de chevaux entremeles... On aura peut-etre joue du lasso.

--Pouah! s'ecria Donat Kwik, voila une mare de sang comme si l'on avait
abattu un boeuf.

--Diantre! nous sommes dans un mauvais chemin, messieurs, dit le
Bruxellois. Il me semble que nous ferions mieux de nous eloigner de
quelques milles vers le nord. Peut-etre atteindrons-nous ainsi une
contree moins dangereuse. Venez, nous passerons au pied de cette
colline, a cote des arbustes, jusqu'a ce que nous puissions reprendre
notre premiere direction vers l'est.

Ils quitterent la plaine par le cote gauche. Kwik les suivit en
murmurant et en maudissant entre ses dents ce pays ou l'on rencontrait
presque a chaque pas une horreur.

A peine eurent-ils marche une demi-heure que Donat, effraye, s'ecria:

--Au secours! au secours! une bete feroce, un lion, un ours:

--Ou? ou? s'ecrierent les autres en levant leurs fusils.

--La-bas entre les branches. Un four, messieurs, une gueule et des yeux,
des yeux!...

--Nous ne voyons rien.

--Etes-vous donc aveugles? Ne remarquez-vous pas la, au-dessus de ces
broussailles, ces deux cornes qui montent et qui descendent? A moi! il
vient! il vient!

--Ah! ah! tete sans cervelle! dit le Bruxellois en riant, c'est une
couple d'oreilles d'ane que tu vois. Tenez-vous tranquilles, mes amis;
c'est peut-etre le ciel qui nous envoie un secours precieux. Ce mulet
appartient probablement aux gens qui ont ete attaques a l'endroit ou
nous avons trouve du sang. Le pauvre animal a fui le combat et erre sans
maitre dans le bois. Restez tranquilles pendant quelques minutes;
l'apparition de l'animal pourrait bien cacher quelque ruse.

--Un bon camarade pour toi, Donat, grommela le matelot; vous serez deux
desormais.

Il semblait que Donat le comprit egalement ainsi; car il courut tout
joyeux vers les broussailles, pendant que les autres le suivaient du
regard. Une ou deux minutes apres, il reparut dans la plaine tenant sous
son bras le licou d'un mulet qui se laissait conduire tres-docilement.
Kwik etait ravi de joie et embrassait le mulet en lui adressant toutes
sortes de douces paroles. Pendant que les autres venaient a sa
rencontre, ils virent qu'il baisait l'animal sur le nez.

C'etait un mulet vieux et enerve, qui semblait avoir a peine la force de
se tenir sur ses jambes; mais le Bruxellois fit comprendre a ses
camarades que ces animaux sont tres-robustes et tres-solides, et que
celui-ci, malgre son age, leur rendrait encore bien des services et les
allegerait probablement d'une partie de leurs lourds bagages jusqu'aux
placers. L'animal portait une marque brulee sur la cuisse, et n'avait
d'autre harnais qu'une corde au cou et deux paniers lies ensemble sur le
dos; a la corde pendait une petite clochette dont le battant etait
attache par une petite courroie pour l'empecher de sonner.

Les haches, pioches, marmites et couvertures furent tirees sur-le-champ
des havre-sacs et chargees sur le mulet, on lui lia egalement la grande
manne sur le dos et chacun se dechargea de son bagage autant qu'il lui
plut.

--Donat, je te fais muletier! dit le Bruxellois avec un serieux comique.

--Je le suis de naissance, repondit Kwik. Ayez confiance en moi; j'aurai
soin du mulet comme de mon propre frere.

--En avant, messieurs, en avant maintenant, legers de coeur et legers de
corps.

Tous marcherent gaiement en avant. En effet, ce n'etait pas un mince
soulagement de se sentir delivres des lourds fardeaux sous lesquels ils
ployaient si longtemps. Donat, en muletier fidele, marchait a cote du
mulet, la main sur le cou de la bete en signe d'amitie.

Deja l'evenement avait perdu de sa nouveaute et les autres continuaient
silencieusement leur route, lorsque Donat n'avait pas encore fini de
parler au mulet. Bien que le matelot se moquat de temps en temps de
l'affection des deux amis intimes qui s'etaient retrouves si
inopinement, Donat ne lui repondait pas et continuait sa conversation
avec le mulet:

--Courage, camarade! disait-il. Ne crois pas que tu sois tombe dans des
mains etrangeres. Feu mon pere, que Dieu ait pitie de son ame! avait
aussi un mulet, et c'etait moi qui devais le soigner, lui donner
l'avoine, le mener a la prairie et preparer sa litiere. Nous etions si
bons amis, que je partageais quelquefois ma tartine de pain de seigle
avec Jean Mul, car il se nommait ainsi. Tu dois aussi m'aimer, ne fut-ce
que parce que j'ai si bien soigne Jean Mul de Natten-Haesdonck. Tous les
hommes sont freres et tous les mulets aussi. Tu me regardes? Je crois,
pardieu, que tu me comprends! Cela t'etonne, n'est-ce pas? Qu'une
personne que tu ne connais pas encore te temoigne tant d'affection; mais
elle a ses raisons. Tu sauras, mon ami, que j'aime quelqu'un. C'est la
fille d'un garde-champetre. J'ai ete assez puni d'avoir ose lever les
yeux aussi haut; car le garde-champetre, lorsque j'allai lui demander de
pouvoir me marier avec Anneken, m'a jete si violemment a la porte que je
suis tombe la face dans la boue. Anneken ne me hait pourtant pas; et
moi, de mon cote, je la vois toujours devant mes yeux aussi bien que je
vois en ce moment tes deux longues oreilles. Vois-tu, j'etais alle un
jour avec ton frere Jean Mul a Malines. En retournant, je trouve, entre
Villebrock et Natten-Haesdonck, Anneken, la fille du garde champetre, en
train de pleurer sur le bord du chemin. La pauvre enfant s'etait foule
le pied et ne pouvait plus marcher. Je l'aidai a monter sur le dos de
Jean Mul. Elle etait si contente! Nous causames ensemble pendant tout le
long du chemin. Quand elle me regardait de dessus le mulet avec ses
petits yeux noirs pleins d'amitie, c'etait comme si mon coeur se
gonflait et devenait gros comme une tete d'enfant. J'etais heureux,
heureux! Pourquoi? je ne le sais pas au juste, mais j'etais extremement
heureux. Tiens, je ne puis pas t'expliquer cela ainsi, tu devrais etre
un homme pour le comprendre. Il n'est donc pas etonnant que je t'aime
parce que tu es un mulet, car, s'il n'y avait pas eu de mulets, je
n'aurais pas fait connaissance avec Anneken... Il est vrai aussi que je
ne serais pas en Californie; mais nous ne parlerons pas de cela.
Anneken, Anneken au-dessus de tout... Hue! hue! tu auras bonne vie avec
moi. Je t'appellerai aussi Jean Mul. Sois content! si je trouve
beaucoup, beaucoup d'or, je t'emmene en Belgique. Cela t'irait joliment,
hein, fripon, si tu pouvais habiter un chateau avec Anneken et moi? Hue!
Jean Mul, hue!

Donat aurait peut-etre continue ce gai bavardage pendant des heures
entieres; mais il fut interrompu parce que ses amis s'arretaient comme
s'ils ne devaient pas aller plus loin ce jour-la.

--Camarades, dit le Bruxellois, je propose de poser notre tente ici.
Nous sommes sur une hauteur et nous pouvons regarder au loin. Il y a de
l'eau la-bas dans le ruisseau, et, un peu plus loin, il y a de l'herbe
et des broussailles pour laisser paitre l'ane. Il fait encore jour et
nous pourrions marcher encore une demi-heure; mais nous ne sommes pas
certains de trouver un autre endroit aussi favorable. Deposez les sacs,
nous passerons la nuit ici.

Il deboucla les sangles du mulet et le dechargea de son fardeau, puis il
detacha le battant de la petite clochette et donna deux ou trois coups
de pied dans les jambes du pauvre animal, qui bondit en avant et se
dirigea avec une grande rapidite vers le taillis.

--Mon Dieu! Jean Mul! Jean Mul! cria Donat. Il s'egarera!

Mais le Bruxellois le retint et dit:

--Ne crains rien, Donat. On n'agit jamais autrement ici avec les mulets.
Il mangera et dormira tres-paisiblement pendant la nuit. Demain matin,
nous le retrouverons. La clochette nous dira ou il est. Il ne
s'eloignera pas; il est habitue a cela.

On alla dans le fourre couper le bois necessaire pour dresser la tente.
Jean Creps, qui devait etre le cuisinier et qui etait occupe a faire du
feu, dit a Kwik:

--Tiens, prends la marmite, Donat, et cours au bas de la colline
chercher de l'eau; le cafe sera d'autant plus vite fait.

Kwik prit la marmite et s'eloigna dans la direction designee.

--Ca, mes amis, un peu de hate a l'ouvrage, cria le Bruxellois. La nuit
passee, nous n'avons dormi ni trop bien ni surtout trop longtemps.
Reposons-nous une bonne fois, afin de pouvoir nous mettre en route de
tres-bonne heure. Si nous ne sommes point paresseux, nous atteindrons
bientot les mines de Yuba.

--Bientot? Quand donc? demanda le matelot.

--Encore trois ou quatre jours et nous y sommes. La, nous nous
reposerons un peu et nous renouvellerons nos provisions dans les
_stores_ ou boutiques, pour aller plus loin au placer ignore.

--Mais que vend-on dans les _stores?_

--Tout ce dont les chercheurs d'or peuvent avoir besoin: de la farine,
du lard, du jambon, du sucre, du cafe, de l'eau-de-vie.

--Drole d'idee d'etablir une boutique a l'endroit meme ou les autres
cherchent et trouvent de l'or! dit Victor.

--Oui, ami Roozeman, et ce sont certes les plus malins, dit Pardoes. Ils
vendent une once d'or des choses qui ne valent pas un dollar, et tandis
que beaucoup de mineurs s'en retournent aussi pauvres qu'ils sont venus,
les boutiquiers ne quittent jamais les placers sans avoir amasse une
jolie fortune.

--Ce sont sans doute des Mexicains?

--Non, des gens de tous pays: des Francais, des Americains du Nord, des
Espagnols, des Allemands, et aussi des Mexicains.

--Et comment defendent-ils leurs marchandises contre les voleurs et les
brigands?

--Vous ne connaissez pas les affaires de la-bas. Les _stores_ se
trouvent ou les chercheurs d'or sont en grand nombre. On n'y fait pas
grande attention a un coup de poignard au de revolver; mais, des qu'un
voleur est pris, on le pend sans...

Il fut interrompu dans son explication par l'arrivee de Donat, qui
faillit laisser tomber sa marmite, et begaya les joues pales et les bras
leves:

--Que Dieu me protege! J'ai vu la quelque chose de si laid, de si
horrible, que j'ai presque perdu la tete de peur. Je crois qu'il y a de
la sorcellerie dans ce pays, et que le diable...

--Vas-tu dire ce que tu as vu, bavard! Grommela Pardoes avec impatience.

--Ouf! laisse-moi reprendre haleine. La-bas, derriere la montagne, pres
de l'eau, est pendu un homme dont les jambes fretillent encore. Il
crierait a coup sur; mais il ne peut pas, car il est pendu par un noeud
coulant a une corde!

--Allons, venez, il faut voir ce que c'est.

Donat les conduisit au bas de la montagne et leur montra, en effet, un
homme pendu a la plus grosse branche d'un arbre. Le vent qui soufflait a
travers l'etroit defile faisait tourner le cadavre au bout de la corde;
ce mouvement avait fait croire a Kwik que le pendu pouvait encore etre
vivant.

Victor, s'avancant plus pres de l'arbre, remarqua qu'on avait cloue un
plat en fer-blanc contre le tronc. Donat s'arreta en tremblant et n'osa
pas s'approcher du cadavre; cependant, les railleries du matelot le
deciderent a suivre les autres.

Sur le plat en fer-blanc, on avait grave des caracteres avec une pointe
en fer, Victor les lut et dit:

--C'est de l'anglais; cela signifie: _Respectez la loi de Lynch. Jacques
Kalef a assassine ici son ami intime pour lui voler son or_.

--Voyez, a cote de l'arbre, il y a une petite croix de bois dans la
terre, dit le baron; c'est la tombe de la victime.

--Bah! ce sont des choses qui ne nous regardent pas, dit le Bruxellois
en se retournant. Ne perdons pas un temps precieux a regarder le
scelerat. Venez, retournons a la tente.

--Ciel! allez-vous laisser cet homme pendu la? murmura Kwik avec degout.

--Il y pend assurement depuis six semaines.

--Et vous ne l'enterrerez pas? C'est peut-etre
un chretien comme nous!

--Laisse-moi tranquille, Donat. Serais-tu assez stupide pour mettre la
main a cette charogne?

--Mais ... mais l'esprit de cet homme reviendra et errera aussi
longtemps que ses restes ne seront pas enterres.

Pour toute reponse il n'obtint qu'un eclat de rire. Chemin faisant,
Victor s'efforca de lui faire comprendre qu'il devait mettre des bornes
a sa compassion. Le pendu etait un horrible assassin et avait bien
merite sa punition. Mais Kwik ne se laissait pas rassurer; il detournait
la tete avec angoisse, comme s'il craignait d'etre poursuivi par le
pendu; il poussa un soupir profond et murmura d'une voix presque
inintelligible:

--Je prefere encore coucher dans le cimetiere de Natten-Haesdonck,
quoiqu'il n'y fasse, pardieu, pas bon a minuit... Allons, allons, mon
cher petit Donat, roule-toi bien dans tes couvertures, mets-toi sur la
terre molle et reve d'Anneken et de l'or, jusqu'a ce qu'un fantome
vienne te tordre le cou. Quel pays, bon Dieu, quel horrible pays!

Le cafe et les crepes furent bientot prets. On soupa. Victor fut mis en
sentinelle et les autres se glisserent sous la tente pour se coucher.

Donat se demenait plus fievreusement encore que la veille. Il tenait ses
yeux fermes; car, aussitot qu'il les ouvrait, l'obscurite prenait pour
lui toutes sortes de formes effroyables. Il voyait le cadavre du
Mexicain, le cadavre du pendu et le cadavre de la victime passer et
repasser devant ses yeux en le menacant. Mais ce qui le frappait d'une
terreur encore plus profonde, c'etait la pensee qu'il allait etre appele
vers le milieu de la nuit pour relever la sentinelle. Il allait donc se
trouver seul aussi dans les tenebres! Ses camarades sous la tente
ronflaient sourdement et semblaient plonges dans un sommeil bienfaisant;
il enviait cette tranquillite d'esprit et se disait en lui-meme qu'il
eut donne un morceau d'or aussi gros qu'une pomme pour pouvoir oublier
comme eux qu'il y a des esprits qui reviennent. Il se mit a prier
ardemment, et, soit que sa priere diminuat son effroi en occupant son
esprit, soit qu'il succombat aux fatigues du voyage, il tomba enfin dans
un leger assoupissement qui finit par devenir un vrai sommeil.

Vers le milieu de la nuit, il sentit que quelqu'un lui tirait les jambes
et lui pincait les mollets.

Il sauta debout et dit en soupirant, les cheveux herisses sur la tete:

--O mon Dieu! secourez-moi! un fantome! Un fantome!

--Tais-toi, ane que tu es! grogna le matelot; tu dois monter la garde:
il est onze heures.

--Oui, murmura Kwik en sortant de la tente, c'est ainsi qu'un malheureux
tombe d'un trou dans un autre.

--Voici la montre, dit l'Ostendais en la lui mettant dans la main. A
minuit tu eveilleras le baron pour te relever.

--N'as-tu rien vu dans l'obscurite? Demanda Kwik avec anxiete.

--Si, Donat, quelque chose de tres-vilain, mon garcon; fais attention,
ca ne sent pas bon, la dehors.

--Qu'as-tu vu? Pour l'amour de Dieu, ne me trompe pas!

--Ce que j'ai vu? un fantome, un esprit avec un drap blanc sur le dos!
dit le matelot d'une voix creuse. Il m'a parle!...

--Allons, allons, est-ce vrai? Et qu'a-t-il dit?

--"N'y a-t-il pas parmi vous un imbecile qui se nomme Kwik? a-t-il
demande.--Oui, ai-je repondu, il montera la garde vers le milieu de la
nuit.--Eh bien! a dit le fantome, c'est justement une bonne heure pour
tordre le cou a ce peureux avaleur de bourdes." Dors bien, a demain,
Donat!

Lorsque le pauvre Kwik se vit seul dans l'obscurite, la peur le fit
chanceler sur ses jambes. Il avait envie de tenir ses yeux fermes; mais
parmi toutes ses faiblesses il avait pourtant beaucoup de bonnes
qualites, et une de celles-ci etait qu'il voulait remplir fidelement et
serieusement la fonction qu'il avait acceptee. Malgre son emotion, il se
rappela qu'il etait la pour veiller sur la vie de ses camarades et
surtout sur Roozeman.

Il regarda donc de tous cotes, mais une sueur froide mouillait son front
et il etait tourmente par mille folles visions. Arbres, rochers, nuages,
tout prenait a ses yeux une forme effroyable.

Jusqu'alors, il se sentait cependant assez courageux pour ne pas quitter
son poste; mais sa terreur augmentait a mesure qu'approchait l'heure
fatale de minuit, l'heure a laquelle, d'apres les recits de son enfance,
les esprits et les fantomes errent et cherchent vengeance.

Tout a coup il poussa un cri etouffe et ses cheveux se herisserent sur
sa tete comme une brosse. Il vit ou crut voir que, dans le lointain, une
ombre humaine, avec un drap blanc sur la tete, etait sortie de terre.

Il recula jusque pres du feu, et dut s'appuyer au piquet pour ne pas
tomber. La, une idee de salut surgit dans son esprit. Il tira la montre
de sa poche, l'ouvrit, se pencha sur la flamme, et, avec ses doigts
tremblants, avanca l'aiguille de pres de trois quarts d'heure. Alors il
se glissa sous la tente, tira quelqu'un par les jambes et dit:

--Baron, baron, reveillez-vous! _Douze heures. C'est pour vous faction,_
minuit.

--Quoi, minuit? murmura le Francais en sortant de la tente; il n'y a pas
une demi-heure que je t'ai entendu relever.

--Allons, allons, baragouina Donat dans son mauvais francais, _quand
dormir, pour savoir si douze heures ou pas. Tiens, la horloge marque
juste cela!_

Le baron prit la montre et se mit en faction.

Donat s'entortilla dans sa couverture, se coucha, fit le signe de la
croix et murmura entre ses dents:

--Ce n'est pas loyal, je le sais; mais je le lui revaudrai, dusse-je
monter dix fois la garde pour lui un autre jour. Je n'ai pas peur, je
suis assez courageux; mais me battre contre des fantomes!... Aie! Aie!
Dors bien, Donat!

Et il laissa tomber avec decouragement sa tete sur son havre-sac.




XX

LE BLESSE


Lorsque les chercheurs d'or s'eveillerent le lendemain matin et qu'ils
regarderent la montre, ils ne furent pas peu etonnes que le soleil se
levat une heure plus tard que les autres jours. On fit a ce sujet toutes
sortes de suppositions, et le matelot pretendait meme que cela devait
provenir d'un tremblement de terre qui avait fait sortir le globe
terrestre de son pivot. Donat baissait les yeux et feignait d'avoir un
rhume de cerveau qui le faisait eternuer sans cesse. Le baron
l'observait avec mefiance; mais le naif garcon avait une mine si
innocente, que le soupcon du baron s'evanouit tout a fait.

Pendant qu'ils etaient assis pour prendre le cafe, Jean Creps dit en se
frottant les mains:

--Aujourd'hui, nous ferons encore beaucoup de chemin. Nous avons bien
dormi, n'est-ce pas, Kwik?

--Oui, oui, grommela Donat, cela va bien! Toute la nuit j'ai ete
tiraille en tous sens par quatre ou cinq fantomes.

--Il faut maitriser ton imagination, ami Kwik, dit Victor en riant. Dieu
nous a proteges jusqu'ici; il est a croire qu'il continuera a veiller
sur nous.

--Ainsi, vous nommez cela proteger, monsieur Roozeman! Je suis curieux
de savoir ce qu'il y aura de neuf aujourd'hui. Un dragon a sept tetes,
le diable en personne ou une douzaine d'anthropophages?

--Allons, allons, ne perdons pas trop de temps, camarades! s'ecria le
Bruxellois. Ramassez les havre-sacs! Donat, va chercher le mulet, il est
la-bas pres de ce sapin!

Quelques minutes apres, ils etaient en route. Donat voulait absolument
porter le sac et le fusil du baron; mais le Francais, qui ne comprenait
pas la cause de cette obligeance subite, repoussa son offre par un refus
hautain et une froide raillerie.

Kwik eut bien voulu rendre au baron, par d'autres services, les trois
quarts d'heure qu'il lui avait voles; mais, repousse avec si peu
d'amitie, il etait retourne pres du mulet et marchait a moitie
decourage.

Il raconta a voix basse a la bete comment il avait passe cette triste
nuit et quelles choses horribles il avait vues. Il deplora son depart de
Natten-Haesdonck, et parla avec tant d'enthousiasme de son village natal,
de ses grasses prairies et du repos et de la paix dont on y jouissait,
sans avoir a craindre ni assassins, ni revenants, ni sauvages, que le
mulet, s'il avait pu le comprendre, eut cru certainement que
Natten-Haesdonck etait situe dans le paradis terrestre. Pour se consoler
lui-meme, il s'efforcait d'inspirer du courage a la bete et de faire
briller a ses yeux le bonheur de demeurer dans un chateau avec Anneken.
Mais au milieu de ce recit attrayant, le mulet se sentit piquer par une
mouche et donna par megarde un si violent coup de pied a son conducteur,
que le pauvre Kwik culbuta et tomba a la renverse.

Donat devait avoir la tete tres-dure; car, avant que les autres eussent
eu le temps de voler a son secours, il etait sur ses pieds et avait
repris sa place a cote du mulet.

Ce petit incident n'avait donc pas interrompu le voyage. Donat fit un
sermon sans fin au mulet, sur l'amitie, la reconnaissance et
l'obeissance qu'un mulet doit a son maitre ou a son conducteur quand
celui-ci le traite avec douceur.

Il etait precisement en train de citer, pour servir d'exemple, toutes
les bonnes qualites de Jean Mul de Natten-Haesdonck, lorsque le
Bruxellois s'arreta tout a coup et cria:

--Appretez les fusils! Beaucoup d'hommes devant nous!

--Nous y voila encore! soupira Donat; je ne donnerais pas une pipe de
tabac de notre vie.

Tous s'arreterent, le fusil braque; ils virent arriver un grand nombre
d'hommes; mais on ne pouvait voir a une aussi grande distance quels
hommes c'etaient.

Aussitot que cette troupe apercut la compagnie de Pardoes, elle s'arreta
egalement et appreta les fusils.

--Ah ca! camarades, murmura Donat, si nous ne pouvons faire autrement,
battons-nous a la grace de Dieu; mais ils sont au moins vingt la-bas, et
il y a a cote de nous une foret pour fuir. Qui aime le danger y perira,
dit le cure de Natten-Haesdonck.

--Tais-toi, imbecile! interrompit Pardoes. Si je ne me trompe, il n'y a
rien a craindre. Ces hommes-la sont charges de lourds fardeaux. Ce sont
des chercheurs d'or qui reviennent des placers. Allons, amis, faisons
comme eux; continuons notre chemin avec prudence. Voyez, ils nous font
des signes d'amitie.

En effet, les deux groupes se rapprocherent lentement, et, des qu'ils
furent assures de part et d'autre que c'etaient de simples voyageurs
qu'ils avaient rencontres, ils echangerent de loin quelques cris pour
saluer. Pourtant chacun se tint sur ses gardes.

Le Bruxellois reconnut un Francais, qu'il avait vu l'annee precedente
dans les mines du Nord. Il alla a lui et causa une couple de minutes,
pendant que ses camarades echangeaient quelques paroles avec les autres
chercheurs d'or et tachaient d'obtenir des renseignements sur l'etat des
placers. On ne leur dit pas grand chose, car ces hommes paraissaient
tres-mefiants; et, lorsque Donat demanda a l'un d'eux, dans son mauvais
francais:_--C'est pour vous beaucoup grand de l'or dans cette sac?_--
ils semblerent tous faches et le regarderent avec des yeux menacants.

Les premiers de la troupe s'etaient deja remis en route. Le Bruxellois
serra la main au Francais et lui dit adieu.

Pardoes s'approcha de ses amis, qui reprirent egalement leur voyage. Ils
le regarderent, esperant qu'il leur communiquerait quelque chose de ce
qu'il avait appris; mais il hochait la tete avec une inquietude visible
et resta muet.

--As-tu de mauvaises nouvelles, Pardoes, que tu as l'air si serieux?
demanda Jean Creps.

--De mauvaises nouvelles, repondit-il.

--Oui? encore quelque chose de nouveau? murmura Donat. Nous n'avons pas
encore eu de sauvages.

--Et ce sont des sauvages que nous pourrions avoir, dit Pardoes.

--Eh bien, prenez-le comme vous voulez, s'ecria Kwik avec colere, je
donne, pardieu! ma demission de chercheur d'or et je m'en retourne a la
maison. J'ai deja perdu une demi-oreille dans ce pays ensorcele; mais je
ne voudrais pas arriver a Natten-Haesdonck avec ma tete nue et chauve
comme une gamelle.

--Tais-toi donc, Donat, et ecoute si tu veux. Voici, messieurs, ce que
le Francais m'a dit. Entre nous et les placers du Yuba, une nombreuse
bande de sauvages californiens s'est montree. On a recu la nouvelle,
dans les _stores_, qu'elle a attaque, il y a quatre jours, une compagnie
de voyageurs. Les hommes qui viennent de passer ont vu les Californiens
de tres-loin. Le Francais m'a conseille de faire un detour pendant une
heure ou deux vers l'ouest pour eviter ainsi la rencontre des sauvages.
Nous commencerons a suivre ce conseil au pied de cette montagne. Faites
attention et tenez-vous toujours prets a la defense.

Apres qu'ils eurent pris leur direction vers l'ouest et qu'ils furent
remis a peu pres de l'impression de cette mauvaise nouvelle, le
Bruxellois reprit:

--Hors cela, camarades, il y a de bonnes nouvelles des mines. On a
decouvert plus haut, vers la source du Yuba, de nouveaux placers, qui
sont plus riches que ceux qu'on avait trouves jusqu'ici. Le Francais, a
qui j'ai rendu quelques services l'annee passee, m'a donne des
explications precises; et, comme les nouveaux placers sont sur notre
route, je suis d'avis que nous ferions bien d'y tenter la fortune
pendant quelques jours. Il y a des _stores_ a quelques milles de la;
vous pourrez vous y reposer et apprendre dans l'entre-temps le metier
de chercheurs d'or. Le premier venu n'est pas des le commencement un
chercheur d'or.

Donat n'ecoutait pas ces explications; il marchait en grommelant a cote
du mulet et jetait sans cesse derriere lui des regards inquiets,
tourmente qu'il etait par la crainte de voir apparaitre des sauvages. Il
etait evident pour lui que, dans ce pays maudit de Californie, on doit
toujours s'attendre au pis, pour ne pas rester au-dessous de
l'effroyable realite. De temps en temps, il portait la main a sa tete et
se tirait les cheveux pour etre convaincu qu'il n'etait pas encore
chauve.

Tout a coup un cri aigu lui echappa et il dit en palissant:

--O mon Dieu! les voila! les voila!

Un bruit etrange s'etait fait entendre au loin dans les broussailles, et
les compagnons, egalement surpris, s'arreterent, l'oreille au guet.

C'etait une voix qui se lamentait et appelait du secours; d'abord ils ne
distinguerent pas en quelle langue s'exprimaient ces plaintes; mais
ensuite ils entendirent distinctement prononcer le mot _God!_ (Dieu!)

--Est-ce possible? s'ecria Victor. Un Flamand dans ce pays? Venez,
venez, allons voir. C'est probablement un malheureux compatriote.

--Restons ensemble, dit le Bruxellois. La main aux fusils; car tout peut
cacher une ruse. Donat, tache de nous suivre dans les broussailles.

Guide par le cri d'angoisse, ils trouverent un jeune homme assis contre
un arbre. Il etait pale, ses joues etaient creuses, et un de ses pieds
etait entoure de lambeaux qu'il avait dechires de ses habits. Ses
premieres paroles prouverent qu'il etait Anglais, ce qui avait cause
l'erreur de Victor, parce que le mot "Dieu" est le meme en anglais
qu'en flamand.

Il raconta que lui et ses compagnons avaient ete attaques par des
bandits et qu'il avait recu une balle dans le pied. Sa blessure s'etait
enflammee; son pied s'etait enfle douloureusement; il ne pouvait marcher
et avait rampe depuis quatre jours dans le bois, vivant de plantes et de
racines dans l'attente d'une mort affreuse. Il suppliait les etrangers a
mains jointes, pour l'amour de Dieu, de ne pas le laisser dans le
desert. Son pere tenait un grand _store_ ou boutique dans les placers de
la riviere de la Plume et les recompenserait genereusement.

Victor et Jean parlerent de placer le jeune homme sur l'ane; mais le
matelot jura que l'humanite etait une sottise en Californie et qu'il
n'avait pas envie de reprendre la charge d'un ane pour les beaux yeux de
cet Anglais.

Comme le debat s'echauffait entre Roozeman et l'Ostendais, le Bruxellois
dit:

--Venez un peu a l'ecart avec moi, messieurs; l'affaire est assez
importante pour etre discutee.

Quand on l'eut suivi a une vingtaine de pas, il reprit:

--Mes amis, nous avons eu le bonheur de trouver un mulet, c'est un
secours precieux, et il nous permettait de marcher rapidement et a
grandes journees vers le but apres lequel nous soupirons tous. Le mulet
est vieux et faible. Si nous allons nous charger de ce blesse, nous
devrons de nouveau porter sur notre dos les instruments et la claie, et
nous en serons beaucoup retardes. Quant a la recompense qu'il nous
promet, ne vous y fiez pas; une fois en surete, il nous dira: "Je vous
remercie et bonjour."

--Mais laisserons-nous donc mourir impitoyablement dans ce desert un
chretien, notre prochain? Allez, continuez votre chemin, messieurs.
S'il le faut, je resterai seul avec ce malheureux, et le porterai, si je
puis.

Le blesse, qui les regardait de loin, vit bien que le jeune homme aux
cheveux blonds plaidait en sa faveur. Aussi tendait-il vers lui des
mains suppliantes et son regard etait plein d'eloquence.

--Eh bien, je m'oppose positivement au projet ridicule de Roozeman, dit
le matelot. Porte les instruments qui veut; moi, je ne me charge plus de
rien.

--Soit! alors nous porterons tout, n'est-ce pas, Jean?

--Certes; une pareille insensibilite est horrible.

--Et toi, Donat?

--Moi, pour sauver la vie a un homme, je porte la claie et les haches
jusqu'a l'autre bout du monde. Cela nous rendra Dieu favorable, et
peut-etre, pour nous recompenser, eloignera-t-il de nous les sauvages.

--Qu'en dis-tu, baron? demanda Pardoes.

--Je pense, repondit le baron, que la vie d'un homme ne vaut pas la
peine de faire tant d'embarras; mais, soit, le malheureux est encore
jeune; je veux bien porter ma part des instruments.

Victor et ses amis avaient deja decharge en grande partie le mulet; ils
souleverent prudemment le blesse et le placerent sur la bete. Le pauvre
jeune homme remercia Victor les larmes aux yeux et lui jura
chaleureusement de garder jusqu'au bord de la tombe le souvenir de sa
generosite.

Selon leur promesse, Roozeman et Creps prirent la plus grande partie des
instruments sur leur dos, et on lia le panier sur celui de Donat.

Le voyage fut repris. En route, l'Anglais raconta comment ce malheur lui
etait arrive:

--Mon nom est John Miller; nous sommes de Kilkenny, en Irlande, dit-il.
Je devais me rendre a Sacramento, afin d'y acheter une provision de
farine pour mon pere. Comme on ne pouvait se procurer assez de mulets a
la riviere de la Plume, je suis alle aux placers du Yuba, et j'y ai
trouve apres quelques jours d'attente, les muletiers dont j'avais
besoin. Nous descendimes avec rapidite des montagnes, car nos mulets
etaient bons. Nous ne rencontrames rien de particulier dans notre
voyage, jusqu'au troisieme jour. Quelques heures avant midi, nous vimes,
au pied de la montagne qui dominait notre route, un homme accroupi et
courbe, comme quelqu'un qui est tres-fatigue. Comme il etait seul et
n'avait pas d'autres armes qu'un revolver, il ne nous inspira pas de
mefiance. Il repondit a nos demandes qu'il etait parti de San-Francisco
pour aller aux mines du Nord, qu'il s'etait egare, et qu'il mourait de
faim, faute de provisions. Nous lui donnames quelques biscuits et un
bon morceau de viande salee. Cet homme avait de grosses moustaches
rousses et les yeux singulierement petits...

--Etait-ce un Francais? demanda Victor etonne.

--Oui, c'etait un Francais; il y en avait deux parmi nous qui savaient
causer avec lui.

--La moustache rousse du _Jonas_! Murmura Victor; Donat ne s'est pas
trompe!

--Je n'aurais pas regarde si exactement son visage, continua le blesse,
mais il me sembla qu'il nous examinait tous un a un de la tete aux
pieds, et comptait nos armes. Il s'etait leve et avait poursuivi son
chemin; nous avions, apres lui avoir montre la bonne route, repris notre
marche dans une direction opposee. Pousse par la defiance, je fis
arreter un instant mes compagnons et je grimpai sur une montagne pour
observer l'inconnu. Il avait disparu et ne pouvait s'etre cache nulle
part dans cette plaine, sinon dans les broussailles ou dans le bois.
Nous craignions une attaque des brigands qui rodent maintenant en tres
grand nombre; mais comme, apres avoir marche avec rapidite pendant une
heure et demie, nous n'avions rien rencontre, nous nous arretames pour
faire manger les betes et pour preparer notre propre diner. A peine
fumes-nous remontes sur nos mulets et prets a donner le signal du
depart, que plusieurs hommes parurent sur une montagne au-dessus de nous
et nous envoyerent quatre ou cinq balles. Nous nous mimes sur la
defensive et nous dechargeames egalement nos fusils. Mais une dizaine de
brigands fondirent sur nous du haut de la montagne, avant que nous
eussions eu le temps de recharger nos armes. Un des notres cria: "Fuyez!
fuyez!" et je vis mes compagnons eperonner violemment leurs mulets et
chercher leur salut dans la rapidite de leurs montures. Je voulus faire
comme eux; mais le meme homme aux moustaches rousses et aux petits yeux
m'ajusta et me tira une balle a travers le pied. Mon mulet fit un ecart,
me desarconna et suivit les autres. Les voleurs poursuivirent mes
camarades; j'entendis longtemps encore les coups de fusil qui
retentissaient dans le bois. J'etais couche la depuis quatre jours; mon
pied s'est enflamme. Je ne pouvais pas me mouvoir, et je prevoyais une
mort terrible, lorsque Dieu m'exauca et m'envoya un secours et un salut
inattendus.

Victor et Jean causerent longtemps ensemble du role que la moustache
rousse du _Jonas_ avait joue dans cette histoire, et Jean Creps assura
qu'il enverrait une balle dans le ventre du scelerat la premiere fois
qu'il le rencontrerait.

Les Flamands atteignirent enfin l'endroit ou ils devaient passer la
nuit.

Pendant qu'on preparait le souper, Victor ota les langes du pied du
jeune Anglais, lava avec beaucoup de soin la blessure enflammee et
enveloppa son pied d'un linge propre. Ce pansement allegea si
completement les souffrances du malheureux, qu'il prit les mains de
Roozeman et les arrosa de larmes de reconnaissance.

Donat ceda sa couverture au blesse, et, quoique celui-ci refusat, Kwik
resta inebranlable dans sa resolution et coucha sur la terre nue.

Cette nuit-la, tous dormirent en repos sous la garde de leur sentinelle.
Donat, tout content de lui et joyeux d'avoir pu faire une bonne action,
ne reva pas et dormit d'un sommeil si profond, qu'il fallut le secouer
pendant plusieurs minutes lorsque vint son tour de monter la garde.




XXI

LES VAQUEROS


La presence de l'Irlandais blesse semblait leur porter bonheur, car ils
poursuivirent leur voyage pendant un jour et demi sans rencontrer rien
qui fut de nature a les inquieter.

La certitude de n'avoir plus a passer que deux nuits dans les montagnes
avant d'atteindre les placers du Yuba, les rejouissait et leur rendait
le coeur leger.

On se moqua de la peur que Donat avait eue pendant la route, et on
s'efforca de lui faire comprendre que, s'ils avaient rencontre jusque-la
beaucoup d'apparences de malheur, du moins ils approchaient du terme de
leur voyage sans avoir souffert de dommage reel. Kwik hochait la tete en
signe de doute et repondait qu'on ne peut vendre la peau de l'ours avant
de l'avoir pris, et qu'on ne peut pas feter la moisson avant que le
grain soit dans la grange.

Dans la matinee, ils traverserent une vaste plaine et regarderent sans y
faire beaucoup d'attention quelques rochers isoles au milieu de la
vallee et paraissant sortir de terre.

Lorsqu'ils en etaient encore eloignes de deux cents pas, le Bruxellois
s'arreta tout a coup et dit d'une voix etouffee:

--Arretez, mes amis; il y a une embuche derriere ces montagnes!

Et, etendant le doigt, il ajouta:

--La-bas, au-dessus des rochers, des chapeaux qui se remuent. Ces
chapeaux sont des _sombreros_ mexicains. Ceux qui sont derriere les
rochers pour nous attaquer a notre passage et qui se croient bien
caches, sont sans doute des _salteadores_. Tenez-vous prets, messieurs,
et faites feu a la premiere apparition des voleurs!

Pendant qu'il parlait encore, les chapeaux s'eleverent et trois balles
sifflerent au-dessus de la tete des Flamands. Ceux-ci lacherent tous
ensemble leurs coups de fusil sur les ennemis; mais alors apparurent a
cote des rochers quatre ou cinq hommes a cheval qui, pour ne pas laisser
aux chercheurs d'or le temps de recharger leurs armes, coururent sur eux
au grand galop de leurs chevaux et avec des cris de triomphe.

--Les revolvers! cria le Bruxellois. Ce sont des _vaqueros!_ jeteurs de
noeuds coulants! Prenez-garde au _lasso_!

Donat fit le signe de la croix en soupirant d'un ton plaintif:

--O bon Dieu! prenez ma petite ame en pitie!

Mais il n'eut pas le temps d'achever cette courte priere. Les _lassos_
fendirent l'air en sifflant et les coups de revolver repetes avec
rapidite retentirent dans la vallee. Pour ne pas etre ecrases par les
chevaux, les chercheurs d'or s'etaient separes chacun dans une direction
differente.

Un _lasso_ cingla Roozeman par la taille et lui serra les bras contre le
corps. Le cavalier a la selle duquel etait attache le terrible noeud
coulant, donna de l'eperon a son cheval, renversa le malheureux Flamand
et le traina sur le sol dans sa course rapide.

Donat Kwik, qui tirait de maniere a vendre cherement sa vie, fut le seul
a remarquer la position critique de Victor. Il poussa un cri de
desespoir et courut avec une vitesse etonnante au secours de son ami.
Dans sa course, il jeta son revolver decharge, tira son long couteau
catalan de sa ceinture et atteignit le Mexicain juste au moment ou
celui-ci allait s'elancer d'une hauteur et briser infailliblement la
tete de sa victime... Kwik enfonca si violemment son couteau dans le
flanc du cheval, que le pauvre animal, frappe mortellement, s'abattit.
Le _vaquero_, qui avait saute de sa selle et etait tombe sur ses genoux,
tira un poignard, en porta un coup a Donat et le blessa malheureusement;
mais le Flamand, exaspere, prit le _vaquero_ par les cheveux, le
renversa en arriere et lui plongea son couteau jusqu'au manche dans la
poitrine. Alors il s'elanca vers Roozeman, coupa le _lasso_, et courut
sans rien dire a l'endroit du combat. Il hurlait de rage, le sang lui
coulait de la figure et il agitait son terrible couteau au-dessus de sa
tete.

Lorsqu'il eut rejoint ses autres amis, il vit fuir les Mexicains dans la
direction des roches solitaires. Sans se detourner, il courut seul
derriere eux, quoique le Bruxellois lui criat sur tous les tons de
s'arreter.

Kwik reconnut bientot l'inutilite de cette poursuite et revint sur ses
pas. Victor courut a sa rencontre en l'appelant son sauveur, le serra
dans ses bras et montra une profonde inquietude a la vue du sang qui
coulait sur la joue du pauvre garcon. Celui-ci le tranquillisa: le
_vaquero_ avait voulu lui percer la poitrine d'un coup de poignard, mais
l'arme, detournee, avait seulement touche le crane de Donat et lui avait
fait une blessure assez large au-dessus de l'oreille.

Jean Creps, le Bruxellois et le Francais lui prirent aussi la main et le
comblerent de louanges sur son courage dans le combat. Le jeune homme,
emu, repoussa ces eloges et dit:

--Bah! je ne suis pas un plus grand heros qu'hier; le sang humain
m'inspire toujours de l'effroi et du degout. Mais M. Victor etait en
danger de mort, cela m'a rendu fou; je ne savais plus ce que je faisais.
Que Dieu me pardonne ces paroles coupables, mais si j'avais du tuer cent
Mexicains pour sauver M. Roozeman, il me semble que je l'eusse fait.

--Maintenant, tu as tue un chretien, murmura le matelot. Le revenant...

--Revenir! ce vilain Mexicain? s'ecria Donat avec un nouvel acces de
fureur. Il a voulu assassiner M. Victor; il peut revenir tant qu'il
voudra, je percerai aussi son spectre de mon couteau.

Pendant ce temps, les autres se racontaient egalement ce qui leur etait
arrive. Le Francais avait ete pris egalement par le _lasso_ et entraine
a quelques pas; mais Jean Creps s'etait jete en avant et avait coupe la
corde. Le Bruxellois avait perce de son couteau la cuisse d'un des
ennemis; un autre devait avoir recu une balle dans le corps, car on
l'avait vu tomber de son cheval, et c'etaient ses cris de detresse et sa
fuite qui avaient fait quitter le champ de bataille a ses camarades.

--C'est moi, s'ecria le matelot, qui ai envoye une balle dans la
poitrine du gredin!

--Ah ca! ou etais-tu donc? Je ne t'ai pas apercu un seul instant dans la
lutte? demanda Creps.

--Et nous non plus, affirmerent les autres.

--Vous ne pensez a rien, repondit l'Ostendais. Pour ne pas laisser
tordre le cou a notre pauvre blesse, j'ai lie la corde du mulet a ma
ceinture, afin d'empecher la bete de fuir. Protege contre le _lasso_,
j'ai pu charger a plusieurs reprises mon fusil et toucher avec certitude
ces scelerats. C'est une balle de mon fusil que le _vaquero_ emporte
dans sa poitrine. Sans ma presence d'esprit, nous serions peut-etre tous
morts en ce moment.

--Tiens, ce n'est pas une mauvaise idee, dit Kwik en riant. Des que nous
serons encore attaques, j'irai aussi me placer derriere le mulet.

Profondement humilie par cette raillerie, le matelot fit un bond en
arriere, agita son couteau et fit mine d'en percer Donat; mais Jean
Creps lui prit la main et grommela, pendant qu'il lui serrait le poignet
a le broyer:

--Sur ta vie, ne touche pas a un cheveu de sa tete! Encore un mouvement,
et je te brule la cervelle.

Pardoes et Victor s'elancerent entre eux. Donat demanda humblement
pardon au matelot, pretendit n'avoir pas eu la moindre intention de
l'insulter, et proclama tout haut qu'ils devaient a l'habilete et au
courage de l'Ostendais la fuite precipitee des ennemis. Cela calma le
matelot, et il serra meme la main de celui qu'un instant auparavant
il voulait egorger.

On examina les blessures de Donat et du baron; car ce dernier, pendant
qu'on le trainait par terre, avait eu la peau tout ecorchee. Il se
trouva que personne n'etait gravement blesse et qu'on pouvait se
remettre immediatement en route.

Le matelot voulut aller a la recherche du _vaquero_ tue et de son
cheval, sans doute pour voir s'il n'y avait pas quelques objets de
valeur a prendre, mais Pardoes le retint et lui dit:

--Non, laisse-le.--En avant, messieurs! Ne perdons pas de temps. On
n'est pas en surete dans cette plaine. Les Mexicains sont vindicatifs,
et je ne serais pas etonne si les brigands revenaient en plus grand
nombre. Nous devons nous hater pour gagner ces hauteurs la-bas, ou les
chevaux ne peuvent nous atteindre.

Lorsqu'ils eurent fait un bout de chemin, le matelot demanda:

--Il y a une chose que je ne comprends pas: nous avons vu premierement
quatre ou cinq chapeaux de paille au-dessus des rochers et les cavaliers
qui nous attaquaient etaient nu-tete. Ou sont donc restes les hommes a
chapeaux? Il y a la-dessous quelque piege qui me fait prevoir d'autres
dangers.

--Tu te trompes, repondit le Bruxellois. C'est une ruse dont j'ai
souvent entendu parler dans les placers. Ces _vaqueros_ se fient plus a
leurs _lassos_ qu'a des armes a feu, car leur coup est toujours rendu
incertain par le mouvement du cheval. Ils ne craignent pas beaucoup le
revolver; mais les fusils leur font peur, parce qu'une balle bien
ajustee a trop de prise sur eux et sur leurs chevaux. Ils nous avaient
vu arriver, sans doute; aussi longtemps que nos fusils etaient charges,
ils n'auraient ose nous attaquer. Quel moyen de nous faire decharger nos
armes? Il est simple. Ils ont place sur des batons leurs _sombreros_ ou
chapeaux, et assurement aussi leurs vestes, et les ont fait mouvoir a
nos regards; en outre, ils ont tire deux ou trois coups de pistolet, et
nous, trompes par ces apparences, nous avons fait feu tous ensemble sur
nos ennemis supposes. Il n'y a pas autre chose sous l'apparition des
_sombreros_.

Donat marchait a cote du mulet et tournait et retournait dans ses mains
une chose qu'il avait ramassee sur le lieu du combat. C'etait une corde
en cuir faite de trois petites lanieres tressees, longue de plus de
vingt pieds, et portant un noeud coulant a l'un de ses bouts.

Depuis leur derniere reconciliation, le matelot semblait enclin a
temoigner de l'amitie a Donat: il se placa a cote de lui et lui dit:

--Ce que tu tiens la a la main, c'est un _lasso_, Kwik.

--Je le sais, repondit Donat; mais je me creuse la tete pour comprendre
comment on peut pecher un homme avec cela. Ces gaillards-la doivent etre
singulierement exerces a jeter le _lasso_.

--En effet, Donat, ils s'en servent avec adresse, mais ce n'est pas sans
peine qu'ils l'acquierent. J'ai fait naufrage, pendant un voyage, sur
les cotes du Mexique, et j'ai eu l'occasion de voir de pres les
_vaqueros_. C'est bizarre: a peine les enfants de ces gens marchent-ils
seuls, qu'ils jouent avec le _lasso_. D'abord ils prennent des chats ou
des chiens; puis des mulets, et enfin des boeufs et des chevaux; car
le _lasso_ n'est proprement invente que pour prendre les boeufs et les
chevaux.

En causant ainsi, les chercheurs d'or continuerent leur route. Victor
s'etait place de l'autre cote du mulet et causait avec John Miller, dont
le pied s'etait considerablement degonfle et dont les douleurs etaient
beaucoup allegees par les soins fraternels de son protecteur. L'Anglais
temoignait une profonde reconnaissance et priait Dieu de lui donner un
jour l'occasion de payer les bienfaits recus.

Jean Creps et le Bruxellois parlaient des mines qu'ils allaient
atteindre probablement le surlendemain, et de leurs plans pour commencer
leur travail dans les placers avec le plus de chances de reussite.

Vers le soir, ils apercurent dans le lointain trois ou quatre tentes et
autant de grands feux. Ils s'arreterent pour reconnaitre s'ils avaient
des amis ou des ennemis devant eux.

--Ce sont des muletiers, dit le Bruxellois, qui portent une provision de
farine de Sacramento aux placers. Je vois la charge des betes de somme
rangee a cote des tentes; en outre, j'entends les clochettes des mulets.
Avancons donc hardiment, nous n'avons rien a craindre.

Les muletiers, en voyant cette troupe d'hommes apparaitre au loin,
prirent leurs fusils et se mirent sur la defensive; mais ils reconnurent
que c'etaient de paisibles chercheurs d'or et les saluerent amicalement.

John Miller reconnut le chef des muletiers, qui avait transporte plus
d'une fois de la farine et d'autres provisions pour son pere. Comme ce
chef s'etonnait de le voir ainsi blesse dans ces montagnes, le jeune
Anglais raconta, avec une reconnaissance enthousiaste, comment ses
compagnons etrangers l'avaient ramasse presque mourant dans un bois et
lui avaient donne leur unique bete de somme pour le sauver.

La-dessus, les Flamands furent invites a passer la nuit dans cet
endroit. Les muletiers preparerent en leur honneur tout ce qu'il y avait
de meilleur dans leurs provisions. On mangea bien et on but surtout
gaiement, car ils avaient quelques bouteilles de _rofino_ ou eau-de-vie
de Catalogne, dont ils firent avec de l'eau chaude une sorte de _grog_,
qui reconforta merveilleusement les chercheurs d'or epuises, et leur
versa une nouvelle ardeur dans les veines.

Ce qui les rejouit le plus, ce fut la certitude qu'ils atteindraient le
lendemain, dans l'apres-midi, les premiers placers du Yuba. On decida que
John Miller resterait avec les muletiers, puisque ceux-ci acceptaient la
charge de le transporter en peu de jours a la riviere de la Plume. Il
voulut donner de l'argent a ses sauveurs, et, comme ils le refuserent,
il leur fit accepter une nouvelle provision de farine et de lard sale.
Cela pouvait leur etre bien necessaire, pensait-il, car tout etait
incroyablement cher dans les mines depuis la nouvelle affluence de
chercheurs d'or. Les Flamands furent libres de suivre leurs nouveaux amis;
cependant, ils ne le jugerent pas a propos, vu que les mulets,
pesamment charges, ne pouvaient marcher que tres-lentement. Le Bruxellois
ne voulut pas entendre parler de retards; il fut donc convenu qu'il
partirait avec ses compagnons au lever du soleil.

Apres que John Miller eut encore remercie chaleureusement ses sauveurs,
et serre Roozeman, Creps et Kwik dans ses bras, tous se glisserent sous
la tente et dormirent d'un sommeil tranquille.


FIN






L'episode qui termine _Le Pays de l'or_ a pour titre: _Le Chemin
de la Fortune_.


TABLE

I.     Le Bureau
II.    Le Depart
III.   Sur l'Escaut
IV.    En mer
V.     La Fosse aux lions
VI.    L'Equateur
VII.   Les Requins
VIII.  La Rebellion
IX.    L'Arrivee
X.     San-Francisco
XI.    Les Lettres
XII.   La Maison de jeu
XIII.  Les Armes
XIV.   Les Sauvages
XV.    La Banqueroute
XVI.   Les Chercheurs d'or
XVII.  Les Bandits
XVIII. La Pepite
XIX.   Le Fantome
XX.    Le Blesse
XXI.   Les vaqueros





End of the Project Gutenberg EBook of Le Pays de l'or, by Henri Conscience

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*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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works.  See paragraph 1.E below.

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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
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